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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157

Date : 20121026

Dossier : 34582

 

Entre :

Donald Boudreault

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général de l’Ontario

Intervenant

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 57)

 

Motifs dissidents :

(par. 58 à 92)

Le juge Fish (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Abella, Moldaver et Karakatsanis)

 

Le juge Cromwell

 

 

 


 


R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157

Donald Boudreault                                                                                          Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général de l’Ontario                                                                  Intervenant

Répertorié : R. c. Boudreault

2012 CSC 56

No du greffe : 34582.

2012 : 6 juin; 2012 : 26 octobre.

Présents : Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit criminel — Garde ou contrôle d’un véhicule à moteur alors qu’on a les facultés affaiblies — Éléments de l’infraction — Moteur démarré par l’accusé pour se garder au chaud alors qu’il attendait un taxi — Accusé endormi derrière le volant — L’accusé avait‑il la garde ou le contrôle du véhicule? — Le risque de danger constitue‑t‑il un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle? — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en concluant à l’inexistence d’un risque de danger? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 253(1) .

                    Droit criminel — Appels — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit seulement? — Le ministère public pouvait‑il interjeter appel des acquittements? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 676(1) a).

                    B était ivre et inapte à conduire lorsqu’est venu le temps qu’il rentre chez lui après avoir passé la nuit à boire.  À sa demande, on a appelé un taxi, qu’il devait attendre dehors.  C’était un matin froid et venteux de février.  B est monté dans sa camionnette, a démarré le moteur, a mis le chauffage et s’est endormi.  À son arrivée, le chauffeur du taxi a appelé la police.  B a été arrêté et accusé d’avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur (1) lorsque sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et (2) lorsque son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang, des infractions décrites aux al. 253(1) a) et b) du Code criminel .  Il a été acquitté à son procès quant aux deux chefs d’accusation, mais la Cour d’appel a accueilli le pourvoi du ministère public, a annulé les acquittements et y a substitué des déclarations de culpabilité.

                    Arrêt (le juge Cromwell est dissident) : Le pourvoi est accueilli et les acquittements sont rétablis.

                    Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Moldaver et Karakatsanis : Pour avoir « la garde ou le contrôle » au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 253(1)  du Code criminel , il faut (1) une conduite intentionnelle à l’égard d’un véhicule à moteur; (2) par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale; (3) dans des circonstances entraînant un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.  Pour ce qui est du troisième élément, il faut que le risque de danger soit réaliste, non pas seulement possible en théorie.  En adoptant l’art. 253  du Code criminel , le législateur souhaitait prévenir le risque de danger pour la sécurité publique qui découle normalement du seul fait de la combinaison de l’alcool et de l’automobile.  Une conduite non assortie d’un tel risque se situe au‑delà de la portée voulue de l’infraction.  Exiger qu’il existe un risque « réaliste » constitue un critère peu rigoureux conforme à l’intention du législateur.

                    L’existence d’un risque réaliste de danger est une question de fait.  En l’absence de preuve à l’effet contraire, un risque réaliste de danger constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement.  Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause.  Le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve pertinents et peut tenir compte de divers facteurs, y compris la question de savoir si l’accusé a pris soin d’établir un plan bien arrêté pour assurer son retour sécuritaire chez lui.

                    En l’espèce, le juge du procès, après avoir appliqué le critère juridique pertinent à la preuve admise, a conclu, dans les faits, à l’inexistence d’un risque réaliste de danger.  La conclusion de fait tirée par le juge du procès, quelque surprenante ou déraisonnable puisse‑t‑elle sembler à un autre tribunal, ne soulève pas une question de droit seulement.  C’est le seul motif pour lequel le ministère public peut, en vertu de l’al. 676(1) a) du Code criminel , interjeter appel d’un verdict d’acquittement.  Par conséquent, la Cour est tenue, en droit, d’accueillir l’appel interjeté par B, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir les acquittements prononcés à son procès.

                    Le juge Cromwell (dissident) : Le risque de danger n’est pas un élément constitutif de l’infraction de garde ou de contrôle.  La tentative de circonscrire, par le truchement de l’interprétation législative, la portée potentiellement large de l’infraction de garde ou de contrôle en l’assortissant à la fois de ce nouvel élément essentiel et d’une nouvelle règle de preuve qui joue contre l’accusé s’écarte des principes bien établis d’interprétation législative et mine sérieusement l’objectif préventif de la disposition.  Le juge du procès a donc commis une erreur de droit en décidant que le risque de danger constitue un élément essentiel de l’infraction.

                    Ce qu’il faut entendre par « la garde ou le contrôle » au par. 253(1)  du Code criminel  relève de l’interprétation législative.  Les mots « la garde ou le contrôle » dans le contexte de la disposition n’appartiennent pas au vocabulaire technique juridique.  S’il faut appliquer le sens ordinaire de ces termes, pour avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, il faut avoir la capacité dans les faits de le mettre en mouvement ou en avoir la supervision ou la charge.  L’intention du législateur que le sens ordinaire s’applique se dégage de l’esprit et de l’objet de la disposition.  L’infraction de garde ou de contrôle avec les facultés affaiblies a été créée dans un but de prévention.  Même si le danger que présente la conduite avec les facultés affaiblies constitue le mal à réprimer, l’infraction créée englobe davantage pour éviter la concrétisation de ce mal. 

                    Étant donné le caractère préventif de l’art. 253, l’élément de risque est pertinent quand il s’agit de déterminer si la personne avait la garde ou le contrôle du véhicule à moteur.  Comme l’intention de conduire ou non ne joue pas pour établir cette infraction, on évalue le risque en fonction de l’utilisation que l’accusé fait du véhicule.  Il y a risque inhérent de danger dès lors que la personne fait quelque chose pour avoir la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement ou pour en assumer la supervision ou la charge, à moins toutefois que, d’un point de vue objectif, l’utilisation du véhicule ne comporte aucun risque.  Par conséquent, tout acte ayant trait à un véhicule n’équivaut pas forcément à un acte de garde ou de contrôle; il faut plus qu’une utilisation négligeable du véhicule de la part de l’accusé.  Les tribunaux doivent, pour déterminer s’il avait la garde ou le contrôle, examiner soigneusement les faits particuliers de l’espèce.

                    Quoi qu’il en soit, quand bien même la création d’un risque constituerait un élément essentiel de l’infraction, le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que cet élément n’avait pas été prouvé.  Nul ne conteste que l’absence d’intention de mettre le véhicule en mouvement ne constitue pas un moyen de défense, mais dans les faits, le juge du procès en a fait un moyen de défense en fondant sa conclusion quant à l’inexistence de risque sur la preuve démontrant que B n’avait pas l’intention de conduire.  Ayant conclu à une erreur de droit, la Cour d’appel pouvait à bon droit annuler les acquittements et y substituer des déclarations de culpabilité.  Lorsqu’on applique le bon critère juridique, la garde ou le contrôle était amplement démontré en l’espèce.

Jurisprudence

Citée par le juge Fish

                    Arrêts mentionnés : R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Wren (2000), 47 O.R. (3d) 544, autorisation d’appel refusée, [2000] 2 R.C.S. xii; R. c. Smits, 2012 ONCA 524, 294 O.A.C. 355; R. c. Decker, 2002 NFCA 9, 209 Nfld. & P.E.I.R. 44, autorisation d’appel refusée, [2002] 4 R.C.S. vii; R. c. Burbella, 2002 MBCA 105, 166 Man. R. (2d) 198; R. c. Shuparski, 2003 SKCA 22, [2003] 6 W.W.R. 428, autorisation d’appel refusée, [2003] 2 R.C.S. x; R. c. Mallery, 2008 NBCA 18, 327 R.N.‑B. (2e) 130; Saunders c. The Queen, [1967] R.C.S. 284; R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865; R. c. Price (1978), 40 C.C.C. (2d) 378; Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; R. c. Lockerby, 1999 NSCA 122, 180 N.S.R. (2d) 115; R. c. Szymanski (2009), 88 M.V.R. (5th) 182; R. c. Ross, 2007 ONCJ 59, 44 M.V.R. (5th) 275.

Citée par le juge Cromwell (dissident)

                    R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119; R. c. Price (1978), 40 C.C.C. (2d) 378; R. c. Johal (1998), 124 C.C.C. (3d) 249; Saunders c. The Queen, [1967] R.C.S. 284; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865; R. c. Decker, 2002 NFCA 9, 209 Nfld. & P.E.I.R. 44, autorisation d’appel refusée, [2002] 4 R.C.S. vii; R. c. Burbella, 2002 MBCA 105, 166 Man. R. (2d) 198; R. c. Shuparski, 2003 SKCA 22, [2003] 6 W.W.R. 428, autorisation d’appel refusée, [2003] 2 R.C.S. x; R. c. Mallery, 2008 NBCA 18, 327 R.N.‑B. (2e) 130; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 .

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 253 , 258 , 676(1) a).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Bich, Bouchard et Wagner), 2011 QCCA 2071, SOQUIJ AZ‑50804519, [2011] J.Q. no 16451 (QL), 2011 CarswellQue 12345, qui a annulé les acquittements prononcés par le juge Daoust, 2010 QCCQ 11443, SOQUIJ AZ‑50700675, [2010] J.Q. no 13622 (QL), 2010 CarswellQue 13757, et consigné des déclarations de culpabilité.  Pourvoi accueilli et acquittements rétablis, le juge Cromwell est dissident.

                    Jean‑Marc Fradette et Marie‑Ève St‑Cyr, pour l’appelant.

                    Michaël Bourget et Christine Gosselin, pour l’intimée.

                    Benita Wassenaar, pour l’intervenant.

                    Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Moldaver et Karakatsanis rendu par

                    Le juge Fish —

I

[1]                              Donald Boudreault était trop ivre pour conduire — et le savait — quand il a dû quitter l’appartement de Danye Dubois, qu’il avait rencontrée la veille dans un bar.  Il a donc demandé à cette dernière de lui appeler un taxi, ce qu’elle a fait, à non pas une, mais deux reprises. 

[2]                              Tenu de sortir après le deuxième appel téléphonique, M. Boudreault a décidé d’attendre dans sa camionnette plutôt que dehors, dans le froid mordant et le grand vent.  Pendant qu’il attendait le taxi, M. Boudreault a démarré le moteur et mis du chauffage.  Il n’a jamais tenté de mettre le véhicule en mouvement ni avant l’arrivée du taxi, ni après, évidemment.

[3]                              Le taxi est finalement arrivé, quelque 45 minutes après le premier appel téléphonique, et 20 à 25 minutes après le second.  Le chauffeur a trouvé M. Boudreault endormi derrière le volant.  Son état d’ébriété n’était guère surprenant : sans cela, il n’aurait pas appelé de taxi.

[4]                              Au lieu de réveiller M. Boudreault pour le reconduire chez lui, le chauffeur du taxi a appelé la police. 

[5]                              M. Boudreault a été arrêté et accusé d’avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur (1) lorsque sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et (2) lorsque son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang, des infractions décrites aux al. 253(1) a) et b) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 .

[6]                              Acquitté à son procès quant aux deux chefs d’accusation (2010 QCCQ 11443 (CanLII)), M. Boudreault a été déclaré coupable des deux infractions au terme de l’appel interjeté par le ministère public (2011 QCCA 2071 (CanLII)).  Il demande maintenant à la Cour d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées par la Cour d’appel et de rétablir les acquittements. 

[7]                              Nous sommes appelés en l’espèce à trancher une question de droit qui a divisé les tribunaux d’instance inférieure dans la présente affaire et qui a aussi divisé d’autres tribunaux au pays.  Nous devons également déterminer si, en acquittant M. Boudreault, le juge du procès a commis une erreur « de droit seulement », au sens où il faut entendre l’expression pour l’application de l’al. 676(1) a) du Code criminel .  Si ce n’est pas le cas, le ministère public n’avait aucun droit d’interjeter appel des acquittements, quelque surprenants, voire déraisonnables, qu’ils puissent sembler : R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 32. 

[8]                              Essentiellement, le présent pourvoi soulève deux questions juridiques distinctes : une relative à l’application générale, l’autre relative à l’application aux faits de l’espèce.  À la forme interrogative, elles peuvent être formulées comme suit : le risque de danger constitue‑t‑il un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle décrite au par. 253(1)  du Code criminel ?  Si oui, le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant à l’inexistence d’un tel risque en l’espèce?

[9]                              Pour les motifs qui suivent, j’estime que, pour avoir « la garde ou le contrôle » au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 253(1)  du Code criminel , il faut (1) une conduite intentionnelle à l’égard du véhicule; (2) par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale; (3) dans des circonstances entraînant un risque réaliste, et non une infime possibilité, de danger pour autrui ou pour un bien.

[10]                          La présente affaire porte uniquement sur le troisième élément, soit sur le risque réaliste de danger.  Selon le ministère public, ce risque ne constitue pas un élément de « la garde ou [du] contrôle » dont il est question au par. 253(1) du Code.  Le juge du procès est de l’avis contraire; je partage son point de vue. 

[11]                          L’existence d’un risque réaliste de danger est une question de fait.  En l’espèce, le juge du procès, après avoir appliqué le critère juridique pertinent, a conclu, dans les faits, à l’inexistence d’un tel risque.

[12]                          À l’instar du juge du procès, je reconnais qu’un accusé qui a été trouvé ivre derrière le volant sera normalement déclaré coupable si rien ne l’empêchait, comme en l’espèce, de mettre le véhicule en mouvement, soit intentionnellement, soit accidentellement. 

[13]                          Le jugement affaibli n’est nullement étranger à la capacité de conduite affaiblie, dans la mesure où ils découlent tous deux d’une consommation d’alcool ou de drogue.  En l’absence de toute preuve contraire, la capacité actuelle de conduire en état d’ébriété, ou avec une alcoolémie supérieure à la limite fixée par la loi, présente un risque intrinsèque de danger.  En pratique, pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve tendant à prouver que ce risque intrinsèque de danger n’était pas réaliste dans les circonstances particulières de l’affaire.

[14]                          C’est ce qui s’est produit en l’espèce.  Le juge du procès a été convaincu que M. Boudreault n’aurait pas, dans les faits, mis le véhicule en mouvement.  Or, ce n’est que de ce risque de danger dont il a été question au procès.

[15]                          La conclusion de fait tirée par le juge, quelque surprenante ou déraisonnable puisse‑t‑elle sembler à un autre tribunal, ne soulève pas une question de droit seulement.  Or, c’est le seul motif, je le répète, pour lequel le ministère public peut, en vertu de l’al. 676(1) a) du Code criminel , interjeter appel du verdict d’acquittement prononcé par un tribunal de première instance.

[16]                          Par conséquent, j’estime être tenu, en droit, d’accueillir l’appel interjeté par M. Boudreault, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir les acquittements prononcés à son procès.

II

[17]                          Le 7 février 2009, Donald Boudreault est sorti boire un coup.   À la fermeture du débit de boisson, il est rentré chez Danye Dubois avec elle.  Apparemment sobre, Mme Dubois a conduit la camionnette de M. Boudreault de l’établissement jusqu’à son appartement, où la beuverie s’est poursuivie jusqu’à une heure avancée de la matinée du 8 février. 

[18]                          Vers 10 h du matin, M. Boudreault a décidé de rentrer chez lui.  Il admet qu’il était alors ivre et inapte à conduire.  À sa demande, Mme Dubois a donc appelé un taxi.  Elle a fait appel à « Taxic », un service qui envoie deux conducteurs, un pour raccompagner l’automobiliste ivre, et l’autre pour ramener sa voiture. 

[19]                          Après 20 à 25 minutes — un laps de temps anormalement long, puisque M. Boudreault avait déjà fait appel aux services de Taxic et que, dans le passé, les chauffeurs étaient arrivés « tout de suite » (d.a., vol. II, p. 86) —, le taxi n’était toujours pas arrivé.  Mme Dubois a alors rappelé « Taxic ».  Puis, voulant aller se coucher, elle a demandé à M. Boudreault d’attendre dehors : « . . . vas faire chauffer le truck, puis le taxi va arriver », lui a‑t‑elle dit (d.a., vol. II, p. 69). 

[20]                          Ce matin‑là de février, à Jonquière, au Québec, le mercure marquait ‑15 C et les vents soufflaient à 40 km/h.  M. Boudreault est sorti, est monté dans sa camionnette qui était garée dans une entrée privée, en terrain plat, le levier de vitesses en mode « Park » (m.a., par. 30, note 13).  Il a démarré le moteur, a mis le chauffage et s’est endormi. 

[21]                          À 10 h 44, la police a reçu un appel du conducteur de Taxic, qui venait d’arriver à l’adresse de Mme Dubois et signalait un homme endormi derrière le volant d’un véhicule à moteur.  Peu après, des policiers ont arrêté M. Boudreault.  Sa capacité de conduire était manifestement affaiblie. 

[22]                          Mis en état d’arrestation, M. Boudreault a pourtant demandé qu’on le laisse conduire pour rentrer chez lui.  Le juge du procès n’a pas accordé de valeur probante à cette déclaration et a pris soin d’expliquer sa conclusion à cet égard.  L’alcootest administré au poste de police a révélé la présence de 250 mg d’alcool par 100 ml de sang à 11 h 40 et de 242 mg d’alcool par 100 ml de sang à 12 h 05 soit, dans les deux cas, plus de trois fois la limite légale de 80 mg par 100 ml de sang.

[23]                          Selon le juge Daoust de la Cour du Québec, en l’absence de risque que le véhicule à moteur soit mis en mouvement, le tribunal ne peut conclure qu’il y avait garde ou contrôle au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 253(1) du Code.  À son avis, en l’espèce, il n’y avait aucun risque de ce type : en effet, même s’il était ivre, M. Boudreault savait ce qu’il faisait et avait pris toutes les précautions nécessaires.  Ses expériences antérieures lui avaient appris combien il est grave de conduire avec les facultés affaiblies.  Il avait un plan concret et fiable pour rentrer chez lui.  Et, finalement, la preuve a établi que son plan lui aurait effectivement évité de conduire — c’est le chauffeur du taxi qu’il avait lui‑même fait appeler qui l’a dénoncé à la police.

[24]                          Le ministère public a eu gain de cause devant la Cour d’appel qui a inscrit des déclarations de culpabilité.  Elle a jugé que, comme l’intention de conduire ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction, le juge du procès avait commis une erreur en fondant sur l’absence d’une telle intention sa conclusion quant à l’inexistence de risque que le véhicule soit mis en mouvement.  Aux dires de la Cour d’appel, « ce risque existait étant donné l’état d’intoxication avancé de l’intimé qui dépassait trois fois la limite permise et était susceptible d’affecter grandement son jugement s’il s’était réveillé » (par. 6).

III

[25]                          J’examine maintenant la question d’application générale qui est soulevée dans le présent pourvoi : le risque de danger constitue‑t‑il un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle décrite au par. 253(1)  du Code criminel ?

[26]                          Je le répète, à mon avis, c’est effectivement le cas.

[27]                          Ces dernières années, les cours d’appel de cinq provinces sont arrivées à la même conclusion : R. c. Wren (2000), 47 O.R. (3d) 544, autorisation d’appel refusée, [2000] 2 R.C.S. xii (et de nouveau, plus récemment, dans R. c. Smits, 2012 ONCA 524, 294 O.A.C. 355); R. c. Decker, 2002 NFCA 9, 209 Nfld. & P.E.I.R. 44, autorisation d’appel refusée, [2002] 4 R.C.S. vii; R. c. Burbella, 2002 MBCA 105, 166 Man. R. (2d) 198; R. c. Shuparski, 2003 SKCA 22, [2003] 6 W.W.R. 428, autorisation d’appel refusée, [2003] 2 R.C.S. x; R. c. Mallery, 2008 NBCA 18, 327 R.N.-B. (2e) 130.

[28]                          Avec égards pour ceux qui sont d’avis contraire, je souscris aux propos suivants du juge Robertson de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick dans Mallery : « . . . la notion de danger est le courant unificateur qui favorise la certitude au sein de la jurisprudence tout en assurant l’équilibre entre les droits de l’accusé et les objectifs du texte législatif » (par. 4).

[29]                          Les divergences d’opinions à ce sujet pourraient dater de l’arrêt Saunders c. The Queen, [1967] R.C.S. 284 rendu il y a près de 50 ans.  Dans cette affaire, l’accusé, trouvé ivre derrière le volant d’un véhicule hors d’usage, avait tout de même été déclaré coupable d’en avoir eu « la garde ou le contrôle » alors qu’il avait les facultés affaiblies.  Cet arrêt, s’il a déjà pu sembler vouloir dire que le risque de danger ne constitue pas un élément de l’infraction, a depuis été supplanté à cet égard par d’autres décisions de la Cour dont, notamment, R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119, et R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865.

[30]                          Pour reprendre les propos du juge McIntyre dans Toews :

                    . . . les actes de garde ou de contrôle, hormis l’acte de conduire, sont des actes qui comportent une certaine utilisation du véhicule ou de ses accessoires, ou une conduite quelconque à l’égard du véhicule qui comporterait le risque de le mettre en mouvement de sorte qu’il puisse devenir dangereux.  [Je souligne; p. 126.]

[31]                          En outre, dans Penno, le juge en chef Lamer, citant l’arrêt Toews, a confirmé en ces termes la nécessité qu’il y ait risque de danger :

                           . . . la loi ne manque pas totalement de souplesse et ne va pas jusqu’à punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie.  En réalité, l’arrêt Toews consacre la règle que, lorsque l’utilisation du véhicule à moteur ne comporte aucun risque de le mettre en marche et de le rendre dangereux, les cours de justice devraient conclure qu’il y a absence d’actus reus.  [Je souligne; p. 877.]

[32]                          En adoptant l’art. 253 du Code, le législateur souhaitait prévenir le risque de danger pour la sécurité publique : Toews, p. 126, citant R. c. Price (1978), 40 C.C.C. (2d) 378 (C.S.N.‑B., Div. app.), p. 384.  Par conséquent, une conduite non assortie d’un tel risque se situe au‑delà de la portée voulue de l’infraction. 

[33]                          Dans cette optique, j’estime utile d’énoncer à nouveau les éléments essentiels de l’infraction de « garde ou [de] contrôle » décrite au par. 253(1)  du Code criminel  :

                    (1)     une conduite intentionnelle à l’égard d’un véhicule à moteur;

(2)    par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale;

(3)    dans des circonstances entraînant un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.

[34]                          Il faut que le risque de danger soit réaliste, non pas seulement possible en théorie : Smits, par. 60.  Il n’a toutefois pas non plus à être probable, ni même sérieux ou considérable.

[35]                          Exiger qu’il existe un risque « réaliste » constitue un critère peu rigoureux conforme à l’intention du législateur de prévenir le danger pour la sécurité publique.  Par contre, exiger un risque qui ne serait que « possible en théorie », un critère trop peu rigoureux, emporterait la criminalisation injustifiée d’une foule de comportements bénins.

[36]                          Il est de jurisprudence constante que l’intention de mettre le véhicule en mouvement ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction : Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231.  Cela peut surprendre compte tenu de la présomption créée à l’al. 258(1) a) du Code criminel , qui dispose que lorsque l’accusé occupe la place du conducteur d’un véhicule à moteur

                    il est réputé [. . .] avoir eu la garde ou le contrôle [de ce véhicule] à moins qu’il n’établisse qu’il n’occupait pas cette place ou position dans le but de mettre en marche ce véhicule . . .

[37]                          Ainsi, l’accusé qui occupait la place du conducteur est présumé, en droit, avoir eu la garde ou le contrôle du véhicule, à moins qu’il ne convainque le tribunal qu’il n’avait pas l’intention de conduire — intention qui, suivant Ford, ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction!

[38]                          À tout le moins, la présomption doit s’interpréter ainsi : la personne trouvée ivre derrière le volant d’un véhicule ne sera pas pour cette seule raison déclarée coupable d’en avoir eu la garde ou le contrôle si elle convainc le tribunal qu’elle n’avait pas l’intention de mettre le véhicule en mouvement.  Le juge en chef Dickson l’a clairement dit dans R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, p. 19 : « On ne peut dire que la preuve de l’occupation de la place du conducteur entraîne inexorablement la conclusion que l’élément essentiel de la garde ou du contrôle existe . . . »

[39]                          Autrement dit, aux termes de l’al. 258(1)a), la preuve qu’une personne s’est enivrée volontairement conjuguée à celle qu’elle occupait volontairement la place du conducteur ne permettent pas à elles seules d’établir la perpétration de l’infraction de « garde ou [de] contrôle » décrite au par. 253(1)  du Code criminel .  Il faut autre chose et, selon moi, il s’agit d’un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien. 

[40]                          Je conviens avec le juge Cromwell que le législateur avait un objectif de prévention lorsqu’il a édicté la disposition relative à la garde ou au contrôle, et que cet objectif visait le danger inhérent qui découle normalement du seul fait de [traduction] « la combinaison de l’alcool et de l’automobile » : Saunders, p. 290.  Avec égards, je crois toutefois que cela appuie mon point de vue selon lequel, lorsqu’il a édicté le par. 253(1)  du Code criminel , le législateur souhaitait criminaliser uniquement le comportement qui crée un risque réaliste de danger.

[41]                          Un risque réaliste que le véhicule soit mis en mouvement constitue un risque réaliste de danger, cela va de soi.  Ainsi, l’intention de mettre le véhicule en mouvement suffit à elle seule à créer le risque de danger que vise l’infraction de garde ou de contrôle.  Par contre, l’accusé qui convainc le tribunal qu’il n’avait pas pareille intention ne sera pas forcément acquitté.  En effet, la personne trouvée ivre, assise à la place du conducteur et capable de mettre le véhicule en mouvement — même sans en avoir l’intention à ce moment‑là — pourrait néanmoins présenter un risque réaliste de danger.

[42]                          En l’absence d’une intention concomitante de conduire, il peut survenir un risque réaliste de danger d’au moins trois façons.  D’abord, une personne ivre qui, initialement, n’a pas l’intention de conduire peut, ultérieurement, alors qu’elle est encore intoxiquée, changer d’idée et prendre le volant.  Ensuite, une personne ivre assise à la place du conducteur peut, involontairement, mettre le véhicule en mouvement.  Enfin, par suite de négligence ou d’un manque de jugement ou autrement, un véhicule stationnaire ou qui n’est pas en état de fonctionner peut mettre des personnes ou des biens en danger.

[43]                          En l’espèce, le seul risque de danger invoqué par le ministère public avait trait au fait que, à un moment donné, M. Boudreault aurait pu intentionnellement mettre son véhicule en mouvement.

[44]                          Le ministère public soutient que le risque de danger n’est pas un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle décrite au par. 253(1) du Code.  Il fait valoir que, même dans les cas où la présomption relative à la garde et au contrôle établie à l’al. 258(1)a) ne joue pas, il doit seulement prouver la consommation volontaire d’une quantité d’alcool supérieure à la limite légale (ou suffisante pour affaiblir la capacité de conduire) et « une certaine utilisation du véhicule ou de ses accessoires » (m.i., par. 32, citant Toews, p. 126).  Ainsi, aux dires du ministère public, l’accusé qui a été trouvé ivre à la place du conducteur d’un véhicule tandis que la clé était dans le contact et que le moteur tournait écopera automatiquement d’une déclaration de culpabilité.

[45]                          Je le répète, toute personne qui était ivre et qui occupait la place du conducteur d’un véhicule qu’elle pouvait, dans les faits, mettre en mouvement sera déclarée coupable — et devrait l’être — dans presque tous les cas.  Or, il ne s’ensuit vraiment pas pour autant que, dans ces circonstances, la déclaration de culpabilité sera « automatique » ou devrait l’être.  En effet, elle ne sera ni indiquée ni inévitable lorsqu’il n’existe pas de risque réaliste de danger compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. 

[46]                          L’infraction de garde ou de contrôle vise un vaste éventail de conduites dangereuses : quiconque est intoxiqué et en position de mettre immédiatement un véhicule en mouvement est passible d’être déclaré coupable sur la base de ces seuls faits.

[47]                          Dans sa sagesse, le législateur a, à ce jour, jugé bon de ne créer qu’une inversion du fardeau de la preuve dans le contexte de l’infraction de garde ou de contrôle.  Elle est prévue à l’art. 258 du Code et ne fait pas l’objet du litige dans le présent pourvoi.  En outre, il appartiendrait au législateur, et non aux tribunaux, de décider de toute autre inversion du fardeau de la preuve — par exemple quant à l’existence d’un risque réaliste de danger pour les personnes ou les biens.  La validité constitutionnelle d’une telle inversion serait, bien entendu, sujette à un examen au regard de la Charte canadienne des droits et libertés 

[48]                          Il va sans dire que l’existence d’un « risque réaliste » est un critère peu rigoureux et, en l’absence de preuve à l’effet contraire, constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement.  Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause. 

[49]                          L’accusé peut échapper à une déclaration de culpabilité, par exemple, en présentant des éléments de preuve selon lesquels le véhicule à moteur était hors d’état de rouler, ou positionné de telle sorte qu’il n’y avait pas de circonstances raisonnablement concevables dans lesquelles il aurait pu présenter un risque de danger.  De même, l’utilisation d’un véhicule à une fin manifestement innocente ne saurait emporter la stigmatisation d’une condamnation criminelle.  Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Penno, « la loi ne manque pas totalement de souplesse et ne va pas jusqu’à punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie » (p. 877).

[50]                          L’existence ou non d’un risque réaliste de danger est une conclusion de fait : voir R. c. Lockerby, 1999 NSCA 122, 180 N.S.R. (2d) 115, par. 13; Smits, par. 61.  Pour être en mesure de se prononcer à cet égard, le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve pertinents et peut tenir compte de divers facteurs : voir, p. ex., R. c. Szymanski (2009), 88 M.V.R. (5th) 182 (C.S.J. Ont.), par. 93 (le juge Durno); R. c. Ross, 2007 ONCJ 59, 44 M.V.R. (5th) 275, par. 14 (le juge Duncan).

[51]                          Un des facteurs particulièrement pertinents en l’espèce tient à ce que l’accusé avait pris soin d’établir ce que certains tribunaux ont appelé un « plan bien arrêté » pour assurer son retour sécuritaire chez lui. 

[52]                          L’incidence d’un « plan bien arrêté » de ce type sur l’évaluation par la cour du risque de danger dépend de deux considérations.  D’abord, le plan était‑il objectivement concret et fiable?  Ensuite, allait‑il effectivement être suivi par l’accusé?  Il se peut que l’état d’ébriété de l’accusé, son comportement ou ses actions démontrent l’existence d’un risque réaliste que le plan, qui semblait par ailleurs infaillible, allait être abandonné avant même d’être mis à exécution.  Si son jugement était affaibli par l’alcool, on ne peut tenir pour acquis à la légère que les actions de la personne ivre, lorsqu’elle était derrière le volant, allaient concorder avec ses intentions ni à ce moment‑là ni ultérieurement.

[53]                          Par exemple, même s’il ne fait aucun doute que le taxi allait finir par arriver, la présence de l’accusé qui était ivre à la place du conducteur sans excuse valable ou explication raisonnable peut, à elle seule, convaincre le tribunal que « son jugement [pouvait être] si affaibli qu’[il] ne p[ouvait] prévoir les conséquences possibles de ses actes » : Toews, p. 126, citant de nouveau Price, p. 384.  L’inverse n’est toutefois pas nécessairement vrai.  Même s’il était probable que le taxi arrive à un moment donné et que l’accusé occupait la place du conducteur avec une excuse valable ou une explication raisonnable, le juge du procès peut tout de même être convaincu hors de tout doute raisonnable qu’il persistait un risque réaliste de danger dans les circonstances.

IV

[54]                          En l’espèce, le juge du procès n’a commis aucune erreur de principe dans son exposé du droit applicable.  Il a reconnu que l’absence d’intention de conduire n’est pas un moyen de défense et ne joue que pour réfuter la présomption prévue à l’al. 258(1) a) du Code criminel .  En outre, il a souligné, à bon droit, que le risque de danger constitue un élément essentiel de l’infraction.  Enfin, il s’est penché sur la possibilité que le risque se concrétise si le véhicule avait été mis en mouvement intentionnellement ou non.  À cet égard, le juge du procès a reconnu que le risque que « le véhicule [puisse] être mis en marche involontairement » constitue un danger que l’infraction vise à prévenir (par. 35).  Il ne s’est toutefois pas prononcé expressément sur ce danger en l’espèce.  Ce n’est guère surprenant : au procès, la poursuite n’y a jamais fait la moindre allusion.

[55]                          Les parties ne contestent pas la preuve sur laquelle le juge du procès a fondé les motifs de sa décision.

[56]                          Enfin, après avoir appliqué le bon critère juridique à la preuve admise, le juge du procès a conclu à l’absence, à quelque moment que ce soit, de tout risque que M. Boudreault mette intentionnellement son véhicule en mouvement.  Je le répète, même si elle peut sembler discutable, voire déraisonnable, pour certains, cette conclusion de fait n’est pas sujette à révision en appel.

[57]                          Je m’estime donc tenu, en droit, d’accueillir le pourvoi de M. Boudreault, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir les acquittements prononcés au procès.

                    Version française des motifs rendus par

                    Le juge Cromwell (dissident)

I.       Introduction

[58]                          Commet une infraction quiconque a « la garde ou le contrôle » d’un véhicule à moteur lorsque son alcoolémie excède la limite légale de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang (« 0,08 ») ou lorsque sa capacité de conduire un véhicule à moteur est affaiblie.  Nous sommes appelés, en l’espèce, à déterminer si le juge du procès a interprété et appliqué correctement les éléments de l’infraction de garde ou de contrôle dans le cas intéressant l’appelant. 

[59]                          Selon le juge du procès, pour que l’accusé ait « la garde ou le contrôle » d’un véhicule, il faut que ses actes relativement à ce dernier comportent un risque de danger.  Autrement dit, la création du risque de danger serait un élément essentiel de l’infraction.  Le juge du procès a aussi conclu à l’inexistence d’un tel risque en l’espèce puisque l’appelant n’avait pas l’intention de conduire.  Mon collègue, le juge Fish, est d’avis de confirmer ces conclusions.  Sauf le respect que je lui dois, je ne suis pas de son avis. 

[60]                          J’estime que le risque de danger n’est pas un élément constitutif de l’infraction.  Par le truchement de l’interprétation législative, mon collègue tente de circonscrire la portée potentiellement large de l’infraction de garde ou de contrôle en l’assortissant à la fois de ce nouvel élément essentiel et d’une nouvelle règle de preuve qui joue contre l’accusé.  À mon humble avis, une telle conclusion s’écarte des principes bien établis d’interprétation législative.  En outre, je suis d’avis que cette approche mine sérieusement l’objectif préventif de la disposition.  Quoi qu’il en soit, quand bien même la création d’un risque constituerait un élément essentiel de l’infraction, le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que cet élément n’avait pas été prouvé.  Nul ne conteste que l’absence d’intention de mettre le véhicule en mouvement ne constitue pas un moyen de défense.  Or, dans les faits, le juge du procès en a fait un moyen de défense en fondant sa conclusion quant à l’inexistence de risque sur la preuve démontrant que l’appelant n’avait pas l’intention de conduire (2010 QCCQ 11443 (CanLII)). 

[61]                          À mon avis, la Cour d’appel du Québec a eu raison d’annuler les acquittements prononcés par le juge du procès et d’y substituer une déclaration de culpabilité (2011 QCCA 2071 (CanLII)).  Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi. 

II.     Analyse

[62]                          Le présent pourvoi soulève deux questions : premièrement, le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant que le risque de danger constitue un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle prévue au par. 253(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 ?  Deuxièmement, sa constatation quant à l’inexistence d’un tel risque était‑elle erronée en l’espèce?

[63]                          Comme mon collègue, le juge Fish, a admirablement relaté les faits et l’historique judiciaire, je peux entreprendre directement l’analyse de ces questions.

A.     Le risque de danger constitue‑t‑il un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle?

[64]                          La disposition pertinente, soit le par. 25(1) du Code, dispose :

                              253. (1)      Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, d’un bateau, d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux‑ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants :

                              a)      lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue;

                              b)      lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre‑vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.

[65]                          Dans R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119, le juge McIntyre a souligné que la mens rea de l’infraction de garde et de contrôle est l’intention d’assumer la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur après avoir consommé volontairement de l’alcool ou de la drogue et que l’actus reus est l’acte qui consiste à assumer la garde ou le contrôle alors que la consommation volontaire d’alcool ou d’une drogue a affaibli la capacité de conduire (p. 124).

[66]                          Ce qu’il faut entendre par « la garde ou le contrôle » relève bien sûr de l’interprétation législative, et l’analyse qui permet de le déterminer n’est pas controversée : il faut interpréter les mots dans leur contexte global, en suivant leur sens grammatical et ordinaire qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.  En l’absence de toute ambiguïté, il ne nous est pas permis d’appliquer la présomption de conformité à la Charte .

                    (1)      Sens ordinaire et objet de la loi

[67]                          En l’espèce, la présomption de garde ou de contrôle prévue à l’art. 258 du Code a été réfutée.  L’analyse qui suit n’intéresse donc que l’interprétation de ce que constitue la garde ou le contrôle dans les cas où la présomption ne s’applique pas. 

[68]                          Tout d’abord, le libellé de la disposition.  Les mots « la garde ou le contrôle » dans le présent contexte n’appartiennent pas au vocabulaire technique juridique.  Dans leur sens ordinaire, les mots « garde » et « contrôle » évoquent, pour le premier, la prise en charge ou la protection et, pour le second, la commande et la maîtrise : voir, p. ex., R. c. Price (1978), 40 C.C.C. (2d) 378 (C.S.N.‑B., Div. app.), p. 383‑384; R. c. Johal (1998), 124 C.C.C. (3d) 249 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 253.  Il s’ensuit donc, s’il faut appliquer le sens ordinaire de ces termes, que pour avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, il faut avoir la capacité, dans les faits, de le mettre en mouvement ou en avoir la supervision ou la charge.

[69]                          L’intention du législateur que le sens ordinaire s’applique se dégage de l’esprit et de l’objet de la disposition.  L’infraction de garde ou de contrôle avec les facultés affaiblies (ou une alcoolémie supérieure à 0,08) a été créée dans un but de prévention.  Même si le danger que présente la conduite avec les facultés affaiblies constitue le mal à réprimer, l’infraction créée englobe davantage pour éviter la concrétisation de ce mal.  La Cour à l’unanimité a souligné, sous la plume du juge Fauteux, le but préventif de la disposition dans l’arrêt Saunders c. The Queen, [1967] R.C.S. 284, p. 289‑290 :

                            [traduction]  De toute évidence, tous conviennent que le véritable but des dispositions [. . .] est de conjurer le danger et de protéger les personnes et la propriété contre le danger qui est inhérent à la conduite, à la garde ou au contrôle d’un véhicule à moteur par toute personne en état d’ivresse ou sous l’influence d’un narcotique . . .

. . .

                           . . . les dispositions et d’autres dispositions connexes du Code révèlent la détermination du législateur à s’attaquer au cœur même de ce mal, soit la combinaison de l’alcool et de l’automobile qui emporte généralement l’élément de danger que vise à écarter cette législation à caractère préventif. [Je souligne; en italique dans l’original.]

[70]                          Dans R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, le juge en chef Dickson, en analysant la constitutionnalité de la présomption de garde ou de contrôle telle qu’elle est maintenant prévue à l’art. 258 du Code, a constaté que « [l]e législateur voulait décourager les gens en état d’ébriété de risquer de se placer dans une situation où ils pourraient mettre un véhicule en marche » (p. 26 (je souligne); voir également Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231, p. 249; Toews, p. 126).

[71]                          Je conclus que le but préventif de la disposition justifie, dans ce contexte, d’interpréter les mots « la garde ou le contrôle » dans leur sens ordinaire. 

[72]                          Cette conclusion est également étayée par le principe bien établi selon lequel l’intention de mettre le véhicule en mouvement n’est pas un élément constitutif de l’infraction de garde ou de contrôle.  L’avis contraire, émis en dissidence par le juge Dickson dans Ford, a été expressément rejeté en ces termes dans les motifs des juges majoritaires, rédigés par le juge Ritchie : 

                           Il n’est pas non plus nécessaire, à mon avis, que la poursuite fasse la preuve de l’intention de mettre le véhicule en marche pour que soit reconnue coupable une personne accusée, en vertu du par. 236(1) [maintenant le par. 253(1)] [. . .].  Il peut y avoir garde même en l’absence de cette intention lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, un accusé accomplit un acte ou une série d’actes ayant trait à l’utilisation du véhicule ou de ses accessoires, qui font que le véhicule peut être mis en marche involontairement, créant le danger que l’article vise à prévenir.  [Je souligne; p. 248‑249.]

                    (Voir également Toews, p. 123; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 875‑877 et 895.)

Signalons que le juge Dickson s’est rallié à la position de la majorité dans Ford lorsqu’il a rédigé la décision unanime de la Cour dans Whyte :

                    L’intention de mettre en marche le véhicule à moteur est‑elle un élément de l’infraction de garde ou de contrôle avec facultés affaiblies ou l’absence d’une telle intention permet‑elle simplement à l’accusé de réfuter la présomption de garde ou de contrôle?  Cette Cour a réglé la question dans l’arrêt Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231, lorsque le juge Ritchie a conclu au nom de la majorité que l’intention de mettre un véhicule en marche ne constitue pas un élément de l’infraction.  La preuve de l’absence d’intention est simplement une question de présentation de preuve qui réfute la présomption de garde ou de contrôle du véhicule établie à l’al. 237(1)a).  La Cour a récemment confirmé l’arrêt Ford dans l’arrêt R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119.  [Je souligne; p. 17.]

Dans l’arrêt Toews, le juge McIntyre a également indiqué que l’absence d’intention de conduire de la part de l’accusé ne constitue pas un moyen de défense opposable à une accusation de garde ou de contrôle (p. 124).

[73]                          Étant donné le caractère préventif de l’art. 253, l’élément de risque est pertinent quand il s’agit de déterminer si la personne avait la garde ou le contrôle du véhicule à moteur.  Or, comme l’intention de conduire ou non ne joue pas pour établir cette infraction, ce n’est pas suivant la prémisse que les actes de l’accusé révèlent son intention qu’on évalue le risque, mais plutôt à l’utilisation qu’il ou elle fait du véhicule.  À mon avis, il y a risque inhérent de danger dès lors que la personne fait quelque chose pour avoir la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement ou pour en assumer la supervision ou la charge, à moins toutefois que, d’un point de vue objectif, l’utilisation du véhicule ne comporte aucun risque.  Pour reprendre les propos du juge en chef Lamer dans Penno : « . . . lorsque l’utilisation du véhicule à moteur ne comporte aucun risque de le mettre en marche et de le rendre dangereux, les cours de justice devraient conclure qu’il y a absence d’actus reus » (p. 877).

[74]                          Tout acte ayant trait à un véhicule n’équivaut pas forcément à un acte de garde ou de contrôle; en effet, il faut plus qu’une utilisation négligeable du véhicule de la part de l’accusé.  Néanmoins, les tribunaux ne devraient pas dresser mécaniquement l’inventaire du nombre d’actes accomplis par l’accusé et de leur nature, mais doivent, pour déterminer s’il avait la garde ou le contrôle, examiner soigneusement les faits particuliers de l’espèce.  Comme l’a dit la Cour dans Toews, p. 126 : « Chaque affaire sera décidée en fonction de ses propres faits et les circonstances où l’on pourra conclure qu’il y a des actes de garde ou de contrôle varieront beaucoup. »

[75]                          Avec égards, l’approche adoptée par mon collègue mine considérablement cet objectif préventif comme l’illustrent les acquittements fondés sur les faits de la présente affaire.  L’accusé est entré dans son véhicule alors qu’il était ivre, il s’est assis derrière le volant, il a fait démarrer le moteur, puis il s’est endormi.  Lorsqu’il a été réveillé par les policiers, alors qu’il était encore très intoxiqué et que le moteur de son véhicule tournait toujours, il a demandé à être laissé seul afin qu’il puisse conduire pour rentrer chez lui.  Il est difficile d’imaginer un cas visé aussi précisément par l’objectif préventif de la disposition relative à la garde et au contrôle.  Cette fonction préventive ne doit pas servir à alimenter des débats juridiques tatillons quant à la caractérisation d’un risque qui pourrait se concrétiser : la disposition vise à prévenir la concrétisation du risque en criminalisant un éventail plus large de conduites qui sont susceptibles de conduire à cette concrétisation, même si le risque n’est pas présent.

                    (2)      Précédents

[76]                          Des cours d’appel ont jugé que le risque de danger constitue un élément essentiel de l’infraction : voir, p. ex.,  R. c. Decker, 2002 NFCA 9, 209 Nfld. & P.E.I.R. 44, par. 25‑31, autorisation d’appel refusée, [2002] 4 R.C.S. vii; R. c. Burbella, 2002 MBCA 105, 166 Man. R. (2d) 198, par. 22; R. c. Shuparski, 2003 SKCA 22, [2003] 6 W.W.R. 428, par. 46‑47, autorisation d’appel refusée, [2003] 2 R.C.S. x; R. c. Mallery, 2008 NBCA 18, 327 R.N.-B. (2e) 130, par. 52‑53.  Comme je l’ai expliqué précédemment, une telle interprétation n’est pas étayée, à mon sens, par le libellé ou l’objet de la disposition ou encore par les précédents applicables issus de la Cour.

[77]                          Mon collègue estime que, suivant les décisions rendues par la Cour dans les affaires Toews et Penno, le risque de danger constitue dorénavant un élément de l’infraction.  Je ne suis pas de cet avis.  Le juge Fauteux dans Saunders a clairement énoncé la position contraire lorsqu’il a souligné qu’aucun élément de la disposition [traduction] « ne révèle l’intention du législateur que soit prouvée dans chaque cas, parmi les éléments de l’infraction, l’existence d’un élément de danger réel ou potentiel ou que l’inexistence de ce dernier constitue un moyen de défense valable » (p. 290 (je souligne)).  En l’absence d’une volonté clairement exprimée en ce sens, il ne faut pas présumer que la Cour a voulu abandonner cette conclusion dans ses arrêts ultérieurs.  Or, selon moi, aucune de ces décisions ne révèle de rupture avec Saunders sur ce point.

[78]                          En effet, la Cour n’a pas écarté Saunders.  Comme je l’ai expliqué précédemment, elle a plutôt toujours considéré que l’objet de la disposition consistait en la prévention du risque de danger issu de la consommation d’alcool combinée à l’utilisation d’un véhicule à moteur.  En effet, les dispositions sur la conduite avec les facultés affaiblies visent à régler un problème social qui perdure.  Pour reprendre les propos du juge en chef Lamer aux p. 882-883 de l’arrêt Penno :

                    La mesure fait partie d’un régime établi par le législateur fédéral afin de garantir la sécurité du public et de protéger ses biens que mettent en danger les personnes dont la capacité de conduire est affaiblie, mais qui ont, en tout état de cause, la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur [. . .].  Le problème social lié aux infractions de « conduite en état d’ébriété » est le grave danger pour la vie, la sécurité et les biens des personnes que présentent les conducteurs dont les facultés sont affaiblies et qui ont quand même la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur.  Notre Cour a déjà reconnu la grande importance de ce problème dans les arrêts Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889, R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640, et dans l’arrêt Whyte, précité, à la p. 27.

                    (Voir également Whyte, p. 20‑21.)

[79]                          À la lumière de ce qui précède, je ne suis pas d’accord pour dire que la jurisprudence de la Cour a fait du risque de danger — réel ou non — un élément essentiel de l’infraction.

[80]                          Dans Ford, la preuve révélait que l’accusé, à plusieurs reprises au cours d’une même soirée, était monté dans son véhicule immobile et en avait démarré et éteint le moteur alors qu’il était en état d’ébriété.  Le juge du procès a tiré les conclusions de faits suivantes : l’accusé avait consenti à ce qu’une autre personne conduise le véhicule quand le temps de le déplacer serait venu et il n’avait pas l’intention de conduire.  Néanmoins, il a été conclu que le juge du procès avait commis une erreur de droit en assimilant l’absence d’intention de conduire à un moyen de défense.  La tenue d’un nouveau procès a été ordonnée.  Le juge Ritchie était d’avis qu’il y a garde ou contrôle lorsqu’« un accusé accomplit un acte ou une série d’actes ayant trait à l’utilisation du véhicule ou de ses accessoires, qui font que le véhicule peut être mis en marche involontairement, créant le danger que l’article vise à prévenir » (p. 249).  Il n’y avait aucune expression de désaccord avec les principes établis dans Saunders.  Compte tenu de cette absence de désaccord avec  Saunders et des faits de l’affaire Ford, j’estime que ce passage renvoie tout simplement à l’objet de l’infraction de garde ou de contrôle, interprétée largement, et ne l’assortit pas d’un nouvel élément essentiel.

[81]                          Dans Toews, le juge McIntyre a défini la garde ou le contrôle comme des « actes qui comportent une certaine utilisation du véhicule ou de ses accessoires, ou une conduite quelconque à l’égard du véhicule qui comporterait le risque de le mettre en mouvement de sorte qu’il puisse devenir dangereux » (p. 126).  Dans cette affaire, l’accusé avait été trouvé endormi dans un sac de couchage sur le siège avant de son camion.  Même si la clé était dans le contact, la preuve révélait qu’un ami de l’accusé avait été le dernier à conduire le véhicule.  La Cour a conclu que, comme l’accusé était inconscient, il n’assurait pas, dans les faits, la garde ou le contrôle du véhicule et que, faute de preuve démontrant qu’il avait mis lui‑même la clé dans le contact, aucun acte de garde ou de contrôle n’avait été établi.  L’affaire n’intéressait pas l’absence de risque et la Cour n’y émet aucune critique de Saunders.  À mon avis, la Cour a tout simplement établi un lien entre l’infraction de garde ou de contrôle et son objectif; elle n’assortit pas la disposition d’un nouvel élément essentiel.

[82]                          Dans Penno, la question en litige portait sur le fait de savoir si l’accusé pouvait opposer l’intoxication à une accusation de garde ou de contrôle.  Le juge en chef Lamer, s’exprimant en son propre nom, a indiqué au sujet de ce qu’il faut entendre par garde ou contrôle que l’arrêt Toews « consacre la règle que, lorsque l’utilisation du véhicule à moteur ne comporte aucun risque de le mettre en marche et de le rendre dangereux, les cours de justice devraient conclure qu’il y a absence d’actus reus » (p. 877 (je souligne)).  Or, fait important, le juge en chef Lamer a précisé que la Cour dans l’arrêt Toews « n’a pas fondé sa décision sur l’absence de mens rea qui aurait découlé du dessein d’utiliser le véhicule autrement qu’à titre de véhicule à moteur, c’est‑à‑dire de l’utiliser comme endroit pour dormir » (p. 877 (je souligne)).  M. Toews a plutôt été acquitté au motif qu’il n’avait pas été démontré qu’il avait accompli des actes de garde ou de contrôle et n’avait donc pas accompli l’actus reus (p. 877).

[83]                          J’en conclus que les précédents établis par la Cour ne permettent pas d’affirmer que le risque constitue un élément essentiel de l’infraction.

                    (3)      Considérations relatives à la Charte 

[84]                          Une dernière considération d’interprétation me semble importante.  Certaines des cours d’appel qui ont favorisé l’interprétation voulant que le risque soit un élément essentiel de l’infraction l’ont fait pour éviter que l’expression « la garde ou le contrôle », interprétée dans son sens ordinaire, ne ratisse trop large.  Par exemple, dans Mallery, par. 47, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick s’est fondée sur la Charte  pour assortir l’infraction d’un élément de danger.  Mon collègue, le juge Fish, cite un extrait du par. 4 des motifs du juge Robertson dans cette affaire à l’appui de sa conclusion selon laquelle le fait d’assortir l’infraction d’un risque de danger permet d’établir un équilibre entre les droits de l’accusé et les objectifs visés par la loi.  Toujours selon mon collègue, une interprétation de la disposition qui exigerait un risque de danger possible en théorie, plutôt qu’un risque réaliste, reviendrait à adopter « un critère trop peu rigoureux, [et] emporterait la criminalisation injustifiée d’une foule de comportements bénins » (par. 35).  Sauf le respect que je dois à mon collègue, sa démarche interprétative est erronée en droit.

[85]                          Il est bien établi que, si le texte législatif en cause est dépourvu d’ambiguïté, les tribunaux ne doivent pas appliquer le principe d’interprétation que constitue la présomption de conformité à la Charte  : voir, p. ex., Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 62.  Appliquer cette présomption a pour effet d’empêcher le contrôle judiciaire et l’analyse des dispositions restrictives au regard de l’article premier de la Charte .  Or, c’est par une contestation fondée sur la Charte  qu’il convient de déterminer si le législateur a établi un juste équilibre eu égard aux droits de l’accusé, non pas par l’interprétation d’un texte législatif non ambigu. 

[86]                          En l’espèce, le législateur a choisi d’employer les mots « la garde ou le contrôle », des mots courants dont la définition est bien établie.  Personne n’a fait valoir qu’ils étaient ambigus.  De surcroît, je le répète, une définition large de l’expression est conforme à l’objectif de prévention poursuivi par le législateur, à savoir ratisser large pour prévenir le risque inhérent à la consommation d’alcool combinée à l’utilisation d’une automobile.  Or, l’interprétation donnée à l’expression par mon collègue a pour effet d’en réduire la portée de manière à exiger que les circonstances présentent un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.  Ayant assorti l’infraction de ce nouvel élément essentiel restreignant le sens ordinaire de l’expression, mon collègue créerait en outre une nouvelle règle de preuve.  En effet, comme il l’exprime au par. 13, « [e]n l’absence de toute preuve contraire, la capacité actuelle de conduire en état d’ébriété, ou avec une alcoolémie supérieure à la limite fixée par la loi, présente un risque intrinsèque de danger. »  Ou, comme il l’énonce dans un passage du par. 46, « quiconque est intoxiqué et en position de mettre immédiatement un véhicule en mouvement est passible d’être déclaré coupable sur la base de ces seuls faits. »  Si on applique cette approche, on ne sait trop quel type de fardeau repose sur l’accusé.  Au paragraphe 13, il semble que l’accusé ne doive s’acquitter que du fardeau, sur le plan tactique, de produire des éléments de preuve tendant à prouver que le risque inhérent n’est pas réaliste dans les circonstances particulières de l’affaire.  Or, le par. 41 donne une autre impression.  En effet, il y est proposé que « l’intention de mettre le véhicule en mouvement suffit à elle seule à créer le risque de danger que vise l’infraction de garde ou de contrôle.  Par contre, l’accusé qui convainc le tribunal qu’il n’avait pas pareille intention ne sera pas forcément acquitté » (je souligne; italiques omis).  Selon moi, cela signifie qu’à partir du moment où le ministère public a prouvé l’intention de conduire, l’accusé doit réfuter cette assertion sans pour autant échapper nécessairement à une déclaration de culpabilité.  Ainsi, l’intention de conduire, qui selon notre jurisprudence constante n’est pas un élément essentiel de l’infraction, devient un fait qui, une fois établi par le ministère public, exige une déclaration de culpabilité à moins que l’accusé(e) n’établisse le contraire — et, même là, il ou elle pourrait ne pas être acquitté(e).  À mon humble avis, un tel résultat ne saurait procéder de l’interprétation législative. 

[87]                          Je tiens à souligner que le fait de donner son sens ordinaire à l’expression « la garde ou le contrôle » n’en fait pas une infraction de responsabilité stricte.  Il ne peut y avoir garde ou contrôle sans que l’accusé pose d’acte à cet effet, comme l’illustre l’affaire Toews.  Par ailleurs, la Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de savoir si la personne qui accomplit des actes à l’égard d’un véhicule hors d’état de marche en a la garde ou le contrôle; Saunders a simplement confirmé le principe selon lequel un véhicule à moteur hors d’état constitue tout de même un véhicule à moteur, suivant la définition du Code criminel  de l’époque.  En l’espèce, le véhicule était opérationnel; j’estime donc qu’il est préférable que la question de la garde ou du contrôle d’un véhicule hors d’état reste en suspens jusqu’à ce qu’elle soit soulevée devant nous et débattue à fond.

[88]                          À mon avis, le juge du procès a commis une erreur de droit en décidant que le risque de danger constitue un élément essentiel de l’infraction.

B.     Le juge du procès a‑t‑il fait erreur en concluant à l’absence de risque en l’espèce?

[89]                          Quand bien même le risque serait un élément essentiel de l’infraction, ce qui n’est pas le cas à mon avis, je serais d’avis de confirmer la décision de la Cour d’appel d’infirmer les verdicts d’acquittement prononcés par le juge du procès.  Ce dernier a commis une erreur de droit en fondant sur l’absence d’intention de mettre le véhicule en mouvement de la part de l’accusé sa conclusion quant à l’inexistence du risque.  Même si le juge du procès a correctement précisé, au par. 38 de ses motifs, que l’absence d’intention de mettre le véhicule en mouvement ne constitue pas un moyen de défense, il l’a traitée ainsi dans les faits : à son avis, il n’y avait aucun risque parce que l’accusé n’avait pas l’intention de conduire :

                           En aucun moment, l’accusé ne serait reparti avec son véhicule parce qu’il n’avait aucunement l’intention de le conduire.  Le Tribunal est d’opinion que, comme l’accusé avait pris toutes les précautions nécessaires et qu’il avait toute sa tête lorsqu’il s’est rendu à sa voiture et que de surcroît, c’est le chauffeur de taxi qu’il avait appelé qui l’a dénoncé, il n’y avait aucun risque qu’il utilise ce véhicule.

                           Dans les faits, l’actus reus n’a pas été prouvé puisqu’il n’y avait aucun risque.  [Je souligne; par. 39‑40.]

[90]                          À cet égard, je fais miens les propos de la Cour d’appel :

                           La preuve de l’intention de conduire n’étant pas un élément essentiel de l’infraction d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, le juge de première instance a donc commis une erreur en concluant qu’il n’y avait aucun risque que l’intimé mette son automobile en marche parce qu’il n’avait pas l’intention de conduire.  [par. 7]

[91]                          Ayant conclu à une erreur de droit, la Cour d’appel pouvait à bon droit annuler les acquittements et y substituer des déclarations de culpabilité.  Lorsqu’on applique le bon critère juridique, la garde ou le contrôle était amplement démontré en l’espèce.  Lorsque la police a trouvé l’appelant, il dormait à la place du conducteur, la clé se trouvait dans le contact et le moteur tournait.  La preuve a révélé qu’il avait lui‑même démarré le moteur.  De par sa présence à la place du conducteur, dans un véhicule qu’il avait lui‑même démarré, il pouvait mettre le véhicule en mouvement et en assumait la charge ou la supervision.  En se plaçant derrière le volant et en démarrant le moteur, il a manifestement accompli des actes de garde ou de contrôle à l’égard de ce véhicule.  Lorsqu’il a été réveillé par les policiers alors qu’il était assis à la place du conducteur de sa camionnette dont le moteur était en marche, il a demandé à être laissé seul afin qu’il puisse conduire pour rentrer chez lui.  Le fait que son alcoolémie était supérieure à la limite légale à ce moment‑là n’est pas contesté.  Selon la preuve, le résultat de la première analyse effectuée par les policiers a révélé la présence de 250 mg d’alcool par 100 ml de sang, et celui de la seconde, de 242 mg d’alcool par 100 ml de sang.

III.    Dispositif

[92]                          Je suis d’avis de rejeter l’appel, de confirmer la décision de la Cour d’appel d’inscrire des déclarations de culpabilité et de renvoyer l’affaire au juge du procès pour qu’il détermine la peine.

                    Pourvoi accueilli, le juge Cromwell est dissident.

                    Procureurs de l’appelant : Fradette, Gagnon, Têtu, Le Bel, Girard, Chicoutimi.

                    Procureur de l’intimée : Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, Chicoutimi.

                    Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

 

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