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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14

Date : 20130118

Dossier : 34272

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Nicole Patricia Ryan

Intimée

- et -

Procureur général de l’Ontario, Association canadienne des

Sociétés Elizabeth Fry, Fonds d’action et d’éducation juridiques

pour les femmes et Criminal Lawyers’ Association of Ontario

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 85)

 

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 86 à 90)

Les juges LeBel et Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis)

 

Le juge Fish

 

 

 


 


R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Nicole Patricia Ryan                                                                                          Intimée

et

Procureur général de l’Ontario, Association canadienne des

Sociétés Elizabeth Fry, Fonds d’action et d’éducation juridiques

pour les femmes et Criminal Lawyers’ Association of Ontario              Intervenants

Répertorié : R. c. Ryan

2013 CSC 3

No du greffe : 34272.

2012 : 14 juin; 2013 : 18 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse

                    Droit criminel — Moyens de défense — Contrainte — « Tueur à gages » payé par une femme battue dont la vie est menacée par son mari pour assassiner ce dernier — Le moyen de défense fondé sur la contrainte peut‑il être invoqué en droit lorsque les menaces à l’endroit de l’accusée n’ont pas été proférées dans le but de la forcer à commettre une infraction? — Paramètres législatifs et de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte — L’arrêt des procédures est‑il approprié en l’espèce?

                    R était victime d’un époux violent et dominateur.  Elle craignait qu’il les blesse gravement ou les tue, elle et leur fille, et croyait que le seul moyen de s’en sortir sans danger était de le faire tuer.  Elle a communiqué avec un agent d’infiltration de la GRC se faisant passer pour un tueur à gages et a accepté de lui verser 25 000 $ pour qu’il tue son époux.  Elle a versé 2 000 $ à l’agent et lui a fourni l’adresse et une photo de son époux.  Elle a été arrêtée et accusée, en vertu de l’al. 464 a )  du Code criminel , d’avoir conseillé la perpétration d’une infraction qui n’a pas été commise.  Le juge de première instance était convaincu hors de tout doute raisonnable que les éléments essentiels de l’infraction avaient été établis.  La seule question en litige au procès consistait à déterminer si la défense fondée sur la contrainte s’appliquait.  Le juge de première instance a ajouté foi au témoignage de R selon lequel l’unique motif invoqué par elle pour justifier ses actes était la crainte intense et raisonnable que lui inspirait son époux lorsqu’il les menaçait, elle et leur fille, de les tuer ou de leur infliger des lésions corporelles graves.  Estimant que le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte s’appliquait, le juge de première instance a acquitté R.  Lors de l’appel, pour la première fois, le ministère public a soutenu que R ne pouvait pas invoquer la contrainte comme moyen de défense en droit.  La Cour d’appel a confirmé l’acquittement.

                    Arrêt (le juge Fish est dissident en partie) : Le pourvoi est accueilli et l’arrêt des procédures est ordonné.

                    La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis : Le moyen de défense fondé sur la contrainte peut seulement être invoqué lorsqu’une personne commet une infraction sous la contrainte d’une menace proférée dans le but de la forcer à commettre cette infraction.  Ce n’était pas le cas de R et elle ne pouvait pas invoquer ce moyen de défense.  Si un accusé a été menacé sans aucun élément de contrainte, son seul moyen de défense est la légitime défense. 

                    La Cour d’appel a commis une erreur de droit en déclarant qu’il n’existait aucune raison de principe permettant d’interdire à R d’invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte.  Bien que la contrainte et la légitime défense reposent toutes deux sur l’idée de caractère involontaire normatif et qu’elles s’appliquent dans les cas où l’accusé a agi en réaction à une menace extérieure, les différences importantes entre ces moyens de défense justifient le maintien d’une différence juridique importante entre eux.  Le principe sous‑jacent à chacun est nettement distinct.  La contrainte, à l’instar de la nécessité, constitue une excuse.  L’acte, habituellement perpétré à l’endroit d’un tiers innocent, demeure répréhensible, mais la loi en excuse l’auteur qui a agi d’une manière involontaire au sens moral, s’il a commis l’acte dans des circonstances où il ne disposait vraiment d’aucun autre choix.  La légitime défense, par ailleurs, est une justification qui repose sur le principe voulant qu’il est légitime, dans des circonstances bien définies, d’opposer la force à la force ou à une menace d’employer la force.  La victime, qui est également l’agresseur, est l’auteur de son propre malheur.  En règle générale, la justification de la légitime défense devrait être plus facile à invoquer que l’excuse de la contrainte.  Par conséquent, si le fait d’infliger une blessure à une personne ayant menacé ou attaqué l’accusé n’est pas justifié par le droit applicable en matière de légitime défense, il serait étrange que la réplique de l’accusé soit néanmoins excusée par le droit plus astreignant de la contrainte.  Le moyen de défense fondé sur la contrainte, qui s’appuie sur un amalgame d’éléments issus tant de dispositions législatives que de la common law, ne saurait être élargi de manière à s’appliquer aux situations où l’accusé oppose la force à la force lorsque la légitime défense ne peut être invoquée.  La contrainte est, et doit demeurer, un moyen de défense qui ne peut être invoqué que dans des cas où l’accusé a été forcé de commettre une infraction précise en réplique à des menaces de mort ou de lésions corporelles. 

                    Le présent pourvoi souligne la nécessité d’apporter des éclaircissements supplémentaires au droit en matière de contrainte.  La version législative du moyen de défense s’applique aux auteurs principaux d’infractions et la common law aux participants à des infractions.  La version législative de l’infraction exclut également de son application une longue liste d’infractions.  Néanmoins, la version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques et partagent les éléments constitutifs suivants : il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur — ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers; l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution; il doit n’exister aucun moyen de s’en sortir sans danger, et cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée; il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer; il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige, et cet élément est lui aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée; l’accusé ne peut avoir participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte et avoir su vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

                    Les circonstances exceptionnelles de l’espèce commandent l’arrêt des procédures.  Bien qu’il y ait lieu d’accueillir l’appel, il serait injuste d’imposer à R un autre procès.  Elle a été sérieusement affectée par les mauvais traitements qu’elle a subis, ainsi que par ces interminables procédures.  Le droit applicable en matière de contrainte manque de clarté, d’où la difficulté particulière d’y recourir en première instance comme moyen de défense.  En outre, le changement du point de vue du ministère public concernant le droit applicable, intervenu entre la tenue du procès et la procédure d’appel, se traduisait par un risque sérieux que les conséquences des décisions prises dans la conduite de la défense de R ne puissent pas être annulées dans le contexte d’un nouveau procès.

                    Le juge Fish (dissident en partie) : L’intimée ne pouvait invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte et l’acquittement doit être annulé.  Toutefois, le dossier qui nous a été présenté ne justifie pas un arrêt judiciaire des procédures.  L’arrêt des procédures constitue une réparation draconienne de dernier recours et ne peut être accordé que dans les cas les plus manifestes.  Ces critères ne sont pas remplis.  Il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès et de laisser au ministère public le soin de décider s’il est dans l’intérêt public de tenir un nouveau procès compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.

Jurisprudence

Citée par les juges LeBel et Cromwell

                    Arrêt expliqué : R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687; arrêts mentionnés : R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597; R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Fraser (2002), 3 C.R. (6th) 308; Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189; R. c. Howe, [1987] A.C. 417; R. c. Mena (1987), 34 C.C.C. (3d) 304; R. c. McRae (2005), 77 O.R. (3d) 1; R. c. Langlois (1993), 80 C.C.C. (3d) 28; R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3; R. c. Li (2002), 162 C.C.C. (3d) 360; R. c. Poon, 2006 BCSC 1158 (CanLII); R. c. M.P.D., 2003 BCPC 97, [2003] B.C.J. No. 771 (QL); United States c. Burnes, 666 F.Supp.2d 968 (2009); United States c. Gamboa, 439 F.3d 796 (2006); United States c. Montes, 602 F.3d 381 (2010).

Citée par le juge Fish (dissident en partie)

                    Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 .

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 2  « lésions corporelles », 8(3), 17, 34(1), 464a), 695.

Doctrine et autres documents cités

Baker, Dennis J.  Textbook of Criminal Law, 3rd ed.  London : Sweet & Maxwell, 2012.

Coughlan, Stephen G.  « Duress, Necessity, Self‑Defence and Provocation : Implications of Radical Change? » (2002), 7 Rev. can. D.P. 147.

Fletcher, George P.  Rethinking Criminal Law.  Boston : Little, Brown, 1978.

Manning, Morris, and Peter Sankoff.  Manning Mewett & Sankoff : Criminal Law, 4th ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2009.

Paciocco, David M.  « No‑one Wants to Be Eaten : The Logic and Experience of the Law of Necessity and Duress » (2010), 56 Crim. L.Q. 240.

Parent, Hughes.  Traité de droit criminel, t. 1, L’imputabilité, 2e éd.  Montréal : Thémis, 2005.

Roach, Kent.  Criminal Law, 4th ed.  Toronto : Irwin Law, 2009.

Stuart, Don.  Canadian Criminal Law : A Treatise, 6th ed.  Scarborough, Ont. : Thomson Reuters, 2011.

Yeo, Stanley.  « Defining Duress » (2002), 46 Crim. L.Q. 293.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (le juge en chef MacDonald et les juges Saunders et Oland), 2011 NSCA 30, 301 N.S.R. (2d) 255, 953 A.P.R. 255, 269 C.C.C. (3d) 480, 84 C.R. (6th) 249, [2011] N.S.J. No. 157 (QL), 2011 CarswellNS 177, qui a confirmé un acquittement prononcé par le juge Farrar, 2010 NSSC 114, 289 N.S.R. (2d) 273, 916 A.P.R. 273, [2010] N.S.J. No. 154 (QL), 2010 CarswellNS 182.  Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident en partie.

                    William D. Delaney, c.r., et Jennifer A. MacLellan, pour l’appelante.

                    Joel E. Pink, c.r., Brian H. Greenspan, Andrew Nielsen et Naomi M. Lutes, pour l’intimée.

                    John Corelli et Holly Loubert, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Christine Boyle, c.r., pour les intervenants l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

                    Susan M. Chapman et Howard Krongold, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis rendu par

                    Les juges LeBel et Cromwell —

I.       Introduction

[1]                              Le présent pourvoi soulève une question inédite : une femme dont la vie est menacée par son mari violent peut‑elle invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte lorsqu’elle tente de le faire assassiner? Les tribunaux de la Nouvelle‑Écosse ont conclu par l’affirmative et ont acquitté l’intimée, Mme Nicole Ryan, d’avoir conseillé la perpétration du meurtre de son époux. Le ministère public interjette appel de cet acquittement.

[2]                              À notre avis, le moyen de défense fondé sur la contrainte peut être invoqué lorsqu’une personne commet une infraction sous la contrainte d’une menace proférée dans le but de la forcer à commettre cette infraction.  Ce n’était pas le cas de Mme Ryan.  Elle voulait faire tuer son mari parce qu’il menaçait de les tuer, elle et sa fille, et non parce que quelqu’un la menaçait dans le but de la forcer à le faire tuer.  Pour cette raison, elle ne pouvait pas invoquer ce moyen de défense, peu importe, dans une perspective plus large, les circonstances impérieuses auxquelles elle devait faire face.  En revanche, nous estimons également que l’incertitude entourant le droit en matière de contrainte, conjuguée au changement de position du ministère public entre le procès et l’appel, a porté atteinte au droit de Mme Ryan à une défense équitable.  Par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner l’arrêt des procédures.

[3]                              Le pourvoi offre l’occasion de clarifier le droit pénal canadien en matière de contrainte.  Une partie du droit applicable tire son origine de dispositions législatives, quoique certains aspects de celles‑ci aient été jugés inconstitutionnels.  D’autres aspects du droit applicable sont d’origine jurisprudentielle. Ce morcellement des règles actuelles a créé beaucoup d’incertitude quant aux paramètres des éléments constitutifs de ce moyen de défense, issus tant de dispositions législatives que de la common law, et quant au lien à établir entre les uns et les autres.  À propos de cette question plus large, nous estimons que la version législative et la version de common law de ce moyen de défense peuvent être en grande partie harmonisées de la manière que nous exposerons en détail plus loin dans nos motifs.

II.     Aperçu des faits et des procédures

A.     Les faits

[4]                              L’intimée, Nicole Ryan, était victime d’un époux violent et dominateur.  Elle craignait qu’il les blesse gravement ou les tue, elle et sa fille, comme il avait d’ailleurs menacé de le faire à de nombreuses reprises. 

[5]                              En septembre 2007, l’idée de faire assassiner son époux a germé en elle.  Au cours des sept mois qui ont suivi, elle a parlé à au moins trois hommes qu’elle espérait voir tuer son époux.  En décembre 2007 ou janvier 2008, elle a versé une somme de 25 000 $ à un homme pour qu’il se charge du meurtre, mais celui‑ci a par la suite refusé, exigeant une somme plus importante.  Mme Ryan s’est ensuite adressée à quelqu’un d’autre, mais une troisième personne, un agent d’infiltration de la GRC se faisant passer pour un « tueur à gages », a communiqué avec elle.  Le 27 mars 2008, elle a rencontré ce dernier et accepté de le payer pour qu’il tue son époux.  Le prix convenu était de 25 000 $, dont 2 000 $ devaient être versés en argent liquide le jour même.  Le meurtre devait être commis la fin de semaine suivante.  Plus tard au cours de la même soirée, elle a fourni l’adresse et une photo de son époux au « tueur à gages ».  Peu de temps après, elle a été arrêtée et accusée, en vertu de l’al. 464 a )  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , d’avoir conseillé la perpétration d’une infraction qui n’a pas été commise.

[6]                              Au procès, nul n’a contesté que les éléments de l’infraction avaient été prouvés.  Le juge de première instance, le juge Farrar (maintenant juge à la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse), a affirmé être convaincu hors de tout doute raisonnable que les éléments essentiels de l’infraction consistant à conseiller la perpétration d’une infraction avaient été établis.  Il a fondé cette conclusion sur l’admission par l’intimée selon laquelle le ministère public avait prouvé l’infraction prima facie, sur les enregistrements audio et vidéo des conversations entre elle et l’agent d’infiltration et sur une déclaration qu’elle avait faite lors de son arrestation (motifs du juge de première instance, par. 4-6).  La seule question en litige au procès consistait à déterminer si la contrainte excusait les actes par ailleurs criminels commis par l’intimée.  L’accusée a soutenu que le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte s’appliquait.  Pour sa part, le ministère public a plaidé que, compte tenu des faits de l’espèce, les éléments constitutifs de la contrainte n’étaient pas présents.  Mais, en première instance, il n’a pas plaidé, comme il l’a fait plus tard en appel, que le  moyen de défense fondé sur la contrainte ne pouvait pas être invoqué en droit par l’intimée (transcription, p. 22‑23; jugement de première instance, 2010 NSSC 114 (CanLII), par. 7‑8).

[7]                              Le juge de première instance a cru que le témoignage de l’intimée sur sa relation avec son époux et sa description des événements s’y rapportant correspondaient à la réalité.  Par exemple, le comportement violent et menaçant de M. Ryan se manifestait au moins une fois par semaine par des scènes au cours desquelles il lançait des objets à la tête de l’intimée, l’agressait physiquement et menaçait de la tuer (jugement de première instance, par. 17).  L’intimée a témoigné que M. Ryan lui disait souvent qu’il les tuerait, elle et sa fille, si jamais elle tentait de le quitter (par. 33), et qu’il [traduction] « mettrait le feu à la foutue maison » pendant qu’elle et sa fille se trouvaient à l’intérieur (par. 45).

[8]                              Le juge de première instance a conclu sans difficulté que M. Ryan était un époux manipulateur, dominateur et violent, qui tentait de contrôler les faits et gestes de l’intimée, dans tous les aspects de sa vie sociale, familiale ou conjugale.  Selon lui, l’unique motif invoqué par l’intimée pour justifier ses actes était la crainte que lui inspirait son époux lorsqu’il les menaçait, elle et leur fille, de les tuer ou de leur infliger des lésions corporelles graves (par. 149‑152).  Il était également convaincu que l’intimée avait prouvé, selon la norme applicable, qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que M. Ryan leur infligerait, à elle et à sa fille, des lésions corporelles graves et que le seul moyen de s’en sortir sans danger était de le faire tuer. 

[9]               Le juge a jugé que l’intimée se trouvait dans un état de très grande vulnérabilité, qu’elle avait perdu beaucoup de poids, et qu’elle était déconnectée et découragée.  Victime d’une peur intense et raisonnable de M. Ryan, elle se sentait impuissante, et elle avait l’impression d’avoir perdu le contrôle de sa vie et d’être menacée d’anéantissement.  Même si, par le passé, elle avait fait intervenir la police ainsi que d’autres organismes dans le but d’obtenir de l’aide, la preuve révèle que ses problèmes étaient considérés comme une [traduction] « affaire de nature civile ».  Elle se sentait tellement vulnérable que l’appel téléphonique de l’agent d’infiltration lui avait semblé être la solution à tous ses problèmes (par. 73).  À la lumière de ces conclusions, le juge de première instance a jugé que le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte s’appliquait, et a acquitté l’accusée.

[10]                          Le ministère public a interjeté appel, mais la Cour d’appel a confirmé à l’unanimité le verdict d’acquittement rendu par le juge de première instance.  Lors de l’appel, pour la première fois, le ministère public a soutenu que, compte tenu des faits de l’espèce, l’intimée ne pouvait pas invoquer la contrainte comme moyen de défense en droit.  Selon le ministère public, la contrainte s’applique seulement lorsqu’un accusé est forcé, sous la menace, à commettre une infraction contre un tiers (2011 NSCA 30, 301 N.S.R. (2d) 255, par. 56).  Le juge en chef MacDonald (avec l’accord des juges Saunders et Oland) a rejeté l’argument du ministère public.  En bref, la Cour d’appel a conclu que le moyen de défense fondé sur la contrainte vise à dégager un accusé de sa responsabilité criminelle lorsque son comportement est involontaire au sens moral.  Par conséquent, l’analyse devait principalement porter sur la situation difficile dans laquelle se trouvait l’accusée, et non pas sur la question de savoir qui avait fait quoi, à qui, et en présence de qui.  En conséquence, l’intimée ne devait pas être privée du moyen de défense fondé sur la contrainte du seul fait que la victime n’était pas un tiers, mais l’agresseur.  La cour n’a reconnu aucune raison de principe capable de justifier une distinction entre l’agresseur et un tiers pris en cible.

[11]                          À cette occasion, la cour a passé en revue la jurisprudence en la matière qui souligne que les juges des faits doivent bien comprendre la situation pénible dans laquelle se trouvent les conjoints battus qui, en réaction aux menaces proférées par leur conjoint violent, invoquent le moyen de défense fondé sur la contrainte.  Le juge en chef MacDonald a également insisté sur le fait que ce moyen de défense devait être suffisamment souple, lorsque cela est approprié, pour tenir compte de la sombre réalité de la violence conjugale.

III. Analyse

A.  Les questions en litige

[12]                          Le présent pourvoi soulève trois questions :

1.            Peut‑on invoquer en droit la contrainte comme moyen de défense lorsque les menaces dont l’accusée a fait l’objet n’ont pas été proférées dans le but de la forcer à commettre une infraction?

2.            Dans la négative, le pourvoi doit être accueilli, mais dans ce cas, quelle ordonnance devrait être rendue et, notamment, vu les circonstances inhabituelles de l’affaire, un arrêt des procédures devrait‑il être ordonné?

3.            Le droit en matière de contrainte peut‑il être clarifié et, dans l’affirmative, de quelle manière?

B.     La contrainte constitue‑t‑elle un moyen de défense pouvant être invoqué?

[13]                          Le ministère public a affirmé que, d’après les faits de l’espèce, l’accusée ne pouvait invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte.  La Cour d’appel a estimé que, si l’intimée avait elle‑même agressé son époux, la légitime défense aurait constitué un possible moyen de défense (par. 99).  La cour n’a reconnu [traduction] « aucune raison de principe permettant d’établir une distinction entre l’agresseur et un tiers pris en cible » (par. 99).  En d’autres termes, bien que le moyen de défense fondé sur la contrainte ait traditionnellement été appliqué dans les cas où la personne proférant des menaces et la victime étaient des personnes différentes, ce seul fait ne justifierait pas de restreindre ce moyen de défense à ce genre de situation.  Comme la Cour d’appel l’a précisé, il serait [traduction] « ironique » que l’intimée puisse invoquer la légitime défense si elle a agressé elle‑même son époux, mais qu’elle ne puisse invoquer aucun moyen de défense si elle a répliqué aux mêmes menaces en recrutant une autre personne pour le tuer (par. 99).  Bref, la Cour d’appel a jugé approprié de faire évoluer les règles de common law en matière de contrainte afin de combler une lacune dans le droit applicable à la légitime défense.

[14]                          Le ministère public soutient que la Cour d’appel a conclu à tort qu’aucune raison de principe ne permettait de refuser d’étendre aux faits en cause l’application du moyen de défense fondé sur la contrainte.  Pour répondre à cet argument, nous devrons examiner les règles actuelles de la common law quant à ce moyen de défense.

[15]                          Nous commencerons notre analyse par un examen de l’arrêt R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973, qui traitait notamment des différences et des liens existant entre la contrainte, la nécessité et la légitime défense.  L’une des questions soulevées dans cette affaire était de savoir si le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte comportait l’exigence que l’accusé ne dispose d’aucun  « moyen de s’en sortir sans danger ».  Le juge en chef Lamer a abordé cette question par l’étude de la nature juridique du moyen de défense fondé sur la contrainte et son lien avec les autres moyens de défense en common law (par. 46).  Cette étude l’a amené à se pencher sur la question des liens entre la légitime défense, la contrainte et la nécessité. 

[16]                          En l’espèce, contrairement à l’affaire Hibbert, nous devons décider si les différences entre la contrainte et la légitime défense justifient le maintien d’une différence juridique importante entre ces deux moyens de défense.  En toute déférence pour l’opinion contraire de la Cour d’appel, nous estimons que c’est le cas.  En d’autres mots, nous concluons que la Cour d’appel a commis une erreur de droit en déclarant qu’il n’existe [traduction]  « aucune raison de principe » permettant d’interdire à l’intimée d’invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte.

[17]                          Dans son étude du lien entre la contrainte et la nécessité, le juge en chef Lamer, dans Hibbert, a conclu que « les ressemblances entre les deux moyens de défense sont telles qu’il s’impose, par souci d’uniformité et de logique, de les considérer comme fondés sur les mêmes principes juridiques » et que « toute autre solution reviendrait à favoriser l’incohérence et l’anomalie dans le droit criminel »  (par. 54).  Le fondement commun de ces deux moyens de défense réside dans le fait qu’ils constituent, dans l’un et l’autre cas, des excuses qui « repose[nt] sur l’idée de caractère involontaire normatif » (par. 54), comme le juge Dickson (plus tard Juge en chef) l’avait conclu à l’égard du moyen de défense fondé sur la nécessité dans l’arrêt Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, par. 54.  Toutefois, le lien entre la contrainte et la nécessité, d’une part, et la légitime défense, d’autre part, était moins évident.  Les trois moyens de défense s’appliquent dans des situations [traduction] « essentiellement similaires » : ils visent tous à justifier ce qui, par ailleurs, constituerait un comportement criminel parce que l’accusé a agi en réaction à une menace extérieure (par. 60).  Le juge en chef Lamer a résumé comme suit dans l’arrêt Hibbert la relation entre ces moyens de défense :

                        Les moyens de défense fondés sur la légitime défense, la nécessité et la contrainte entrent tous en jeu dans des circonstances où une personne est exposée à un danger extérieur et qui, pour éviter le danger qui la menace, accomplit un acte qui serait par ailleurs criminel.  [par. 50]

[18]                          Toutefois, des différences importantes distinguent ces moyens de défense, comme le juge en chef Lamer le précise dans ce passage :

                    . . . il est possible d’établir, entre la légitime défense, d’une part, et la contrainte et la nécessité, d’autre part, une distinction qui pourrait bien fonder une différence juridique utile.  Dans les cas de légitime défense, la victime de l’acte par ailleurs criminel est elle‑même l’auteur de la menace qui amène l’acteur à commettre ce qui constituerait par ailleurs des voies de fait ou un homicide coupable [. . .]  Dans ce sens, elle ne reçoit que ce qu’elle mérite et on pourrait soutenir que ce facteur mérite une attention particulière en droit.  Dans les cas de contrainte et de nécessité, cependant, les victimes de l’acte par ailleurs criminel [. . .] sont des tiers qui ne sont pas eux‑mêmes responsables des menaces ou des circonstances de l’état de nécessité qui ont poussé l’accusé à agir.  [Souligné dans l’original; par. 50.]

[19]                          Dans ce passage, le Juge en chef évoque deux différences qui « pourrai[en]t bien fonder une différence juridique utile » entre la contrainte et la légitime défense (par. 50).

[20]                          Premièrement, la légitime défense repose sur le principe voulant qu’il est légitime, dans des circonstances bien définies, d’opposer la force à la force (ou aux menaces d’employer la force) : [traduction] « une personne qui est illégitimement menacée ou agressée doit avoir le droit de répliquer » (M. Manning et P. Sankoff, Manning Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e éd. 2009), p. 532).  L’agresseur‑victime, comme l’affirme le Juge en chef, « ne reçoit que ce qu’[il] mérite » (par. 50).  Cependant, dans les cas de contrainte et de nécessité, la victime est généralement un tiers innocent (voir D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (6e éd. 2011), p. 511).  Deuxièmement, dans les cas de légitime défense, la victime agresse ou menace tout simplement l’accusé; le motif de l’agression ou des menaces n’a pas d’importance.  Dans les cas de contrainte, par contre, la menace a pour but de forcer l’accusé à commettre une infraction.  En clair, la légitime défense constitue une tentative par la victime de mettre fin aux menaces ou aux agressions qu’elle subit en opposant la force à la force; pour sa part, la contrainte amène une personne à succomber aux menaces en commettant une infraction.

[21]                          Toutefois, il ne s’agit pas des seules différences entre la contrainte et la légitime défense.  En effet, selon nous, deux autres différences importantes doivent être prises en compte.

[22]                          L’une de celles‑ci réside dans le fait que la légitime défense est entièrement codifiée dans le Code criminel .  Ainsi, les paramètres de la légitime défense sont définis dans leur intégralité par le législateur et ne se retrouvent plus dans la common law, pas même en partie.  Par contre, même si elle est en partie codifiée, la contrainte demeure en partie régie par la jurisprudence que le par. 8(3) du Code garde en vigueur.

[23]                          Une autre de ces différences concerne les assises respectives de ces moyens de défense, nettement distinctes les unes des autres.  Le caractère involontaire au sens moral constitue le principe sous‑jacent à la contrainte.  L’arrêt R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687, par. 47, a reconnu ce principe comme un principe de justice fondamentale : « Un principe de justice fondamentale veut que seule la conduite volontaire — le comportement qui résulte du libre arbitre d’une personne qui a la maîtrise de son corps, en l’absence de toute contrainte extérieure — entraîne l’imputation de la responsabilité criminelle et la stigmatisation que cette dernière provoque. »  C’est sur cette base que nous constituons les moyens de défense fondés sur la contrainte et la nécessité.  Comme le juge en chef Lamer l’a affirmé dans Hibbert, le concept sous‑jacent aux deux moyens de défense est le « caractère involontaire normatif »; en d’autres mots, il ne doit exister « aucun moyen de s’en sortir légalement » (par. 55).  Bien que le critère auquel il faut satisfaire ne soit généralement pas dicté par cette justification sous‑jacente au moyen de défense, cette justification influence fortement ses exigences.  Comme il a été mentionné dans l’arrêt Perka, les moyens de défense reposant sur le principe du caractère involontaire au sens moral sont considérés comme des excuses.  La loi excuse les personnes qui, bien qu’ayant agi de façon répréhensible sur le plan moral, l’ont fait d’une manière involontaire au sens moral.  L’acte demeure répréhensible, mais l’auteur de l’infraction ne sera pas puni parce qu’il l’a commise dans des circonstances où il ne disposait vraiment d’aucun autre choix  (Ruzic, par. 34; Perka, p. 248).  Le principe du caractère involontaire au sens moral exprime « une concession à la faiblesse  humaine » dans le contexte d’un [traduction] « choix déchirant » (Ruzic, p. 40; Stuart, p. 490).  La perpétration du crime est « poussé[e] implacablement par les instincts normaux de l’être humain » (Perka, p. 249).  Comme le juge LeBel l’a rappelé dans Ruzic : « La conduite moralement involontaire n’est pas toujours irréprochable en soi » (par. 41).

[24]                          Malgré sa proche parenté avec la nécessité et la contrainte, la légitime défense est, par ailleurs, une justification (Perka, p. 246 et 269).  Elle « a pour effet de repousser le caractère mauvais d’un acte qui techniquement constitue un crime »  (Perka, p. 246; voir également H. Parent, Traité de droit criminel (2e éd. 2005), t. 1, L’imputabilité, p. 587‑588).  Pour des points de vue différents, voir S. G. Coughlan, « Duress, Necessity, Self‑Defence and Provocation : Implications of Radical Change? » (2002), 7 Rev. can. D.P. 147, p. 158; voir également Manning et Sankoff, p. 342, et K. Roach, Criminal Law (4e éd. 2009), p. 294.  Lorsqu’il s’agit de déterminer si le moyen de défense peut être invoqué, il convient d’accorder moins d’importance aux circonstances particulières et aux concessions à la faiblesse humaine, mais plus à l’acte lui‑même ainsi qu’au motif pour lequel l’accusé était justifié d’avoir opposé la force à la force.

[25]                          Dans l’affaire qui nous intéresse, il est inutile de s’attarder sur la distinction à établir entre les notions de justification et d’excuse, d’une part, et sur les questions de savoir exactement comment et quand la distinction doit être faite dans tous les cas, d’autre part.  Aux fins du présent pourvoi, la distinction traduit tout simplement une différence de principe sous‑jacente entre les deux moyens de défense : dans un cas de contrainte, nous excusons un acte que nous estimons toujours répréhensible, alors que dans un cas de légitime défense, l’acte reproché est jugé bon.  Il s’agit donc de savoir si ces différences justifient l’établissement d’une distinction de principe entre la contrainte et la légitime défense.  À notre avis, la réponse est affirmative, et ce, pour deux raisons principales.

[26]                          Compte tenu du fait que les actes en cause reflètent des qualités morales différentes, il est en général vrai que la justification de la légitime défense devrait être plus facile à invoquer que l’excuse de la contrainte, ce qui est d’ailleurs effectivement le cas.  À la différence de la contrainte, le droit applicable en matière de légitime défense n’exige pas de démontrer qu’il était « manifestement impossible » de faire autre chose que d’infliger la blessure ou qu’il n’existait « aucun “moyen de s’en sortir légalement” ».  Par exemple, en vertu des anciennes dispositions régissant la légitime défense, la victime d’une agression non provoquée avait le droit d’utiliser la force nécessaire pour se défendre si, en ce faisant, elle n’avait pas l’intention de causer la mort ni des lésions corporelles graves (par. 34(1); voir Parent, p. 605‑606).  En vertu des dispositions récemment adoptées dans le cadre du projet de loi C‑26, la légitime défense peut être invoquée lorsqu’une personne a des motifs raisonnables de croire que la force est utilisée contre elle et qu’elle réplique par la force raisonnable en vue de se défendre (par. 34(1)).

[27]                          Par conséquent, si le fait d’infliger une blessure à une personne ayant menacé ou attaqué l’accusé n’est pas justifié par le droit applicable en matière de légitime défense, il serait étrange que la réplique de l’accusé soit néanmoins excusée par le droit plus astreignant de la contrainte.  Afin d’assurer la cohérence du droit pénal, le moyen de défense fondé sur la légitime défense devrait être plus facile et non pas plus difficile à invoquer que le moyen de défense fondé sur la contrainte dans les cas où l’accusé réplique directement contre la source de la menace.

[28]                          Ces principes sous‑jacents propres à la légitime défense et à la contrainte prennent une importance accrue quand on se rappelle qu’en droit canadien, la légitime défense fait l’objet d’une codification minutieuse, tandis que le moyen de défense fondé sur la contrainte s’appuie sur un amalgame d’éléments issus tant de dispositions législatives que de la common law.  En conséquence, les tribunaux doivent se garder d’abuser de la souplesse de la common law pour développer le moyen de défense fondé sur la contrainte de manière à contourner les limites et les restrictions imposées par le législateur au moyen de défense de la légitime défense.  Une telle attitude conduirait à l’abrogation par voie judiciaire de parties du Code criminel .  Or, les tribunaux interviennent pour interpréter et appliquer les règles législatives régissant la légitime défense, et non pas pour les écarter en l’absence de contestation fondée sur la Constitution.

[29]                          La notion de contrainte ne peut pas être élargie de manière à s’appliquer aux situations où l’accusé oppose la force à la force, ou à la menace de la force, lorsque la légitime défense ne peut être invoquée.  La contrainte est, et doit demeurer, un moyen de défense qui ne peut être invoqué que dans des cas où l’accusé a été forcé de commettre une infraction précise en réplique à des menaces de mort ou de lésions corporelles.  Ce principe limite clairement à certaines situations de fait précises la possibilité d’invoquer ce moyen de défense.  Les éléments de common law constituant la contrainte ne peuvent donc pas être utilisés pour « combler » un présumé vide créé par les limites bien définies par la loi en matière de légitime défense. 

[30]                          Ce principe se pose avec encore plus de clarté lorsque l’on tient compte — comme nous l’avons déjà expliqué — des distinctions fondamentales qui existent entre les deux moyens de défense.  Non seulement l’un des moyens de défense est une justification et l’autre une excuse, mais les deux moyens permettent aussi à l’accusé d’éviter une punition dans des situations tout à fait différentes.  Si, par exemple, l’accusé a été menacé de mort ou de lésions corporelles sans aucun élément de contrainte, son seul recours est la légitime défense.  Si, par contre, il a été contraint de commettre un acte illégal précis en réplique à des menaces de mort ou de lésions corporelles, la contrainte est le moyen de défense qu’il peut invoquer.  Dans le cas de menace sans contrainte, l’accusé ne peut invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte simplement parce qu’il n’a pas employé la force directe et que, par conséquent, il n’est pas autorisé à invoquer les dispositions du Code portant sur la légitime défense.  Dans ses commentaires sur la possibilité d’invoquer la contrainte « pure » (par opposition à la contrainte résultant des circonstances, qui constitue un moyen de défense tout à fait différent) Dennis J. Baker, le dernier auteur à avoir revu l’ouvrage de Glanville Williams, écrit : [traduction] « [e]n principe, la perpétration de l’infraction doit être expressément ou implicitement ordonnée par le malfaiteur, cet ordre étant appuyé par ses menaces (ou le défendeur doit avoir eu le sentiment qu’il en était ainsi.) [. . .]  Pour des raisons de justice, le moyen de défense ne devrait pouvoir être invoqué que lorsque le défendeur commet un crime qu’il a été directement contraint de commettre » (Textbook of Criminal Law (3e éd. 2012), par. 25‑037 et 25‑039).

[31]                          Examinons maintenant le résultat auquel est arrivée la Cour d’appel en l’espèce.  L’intimée a répliqué aux menaces de lésions corporelles et de mort proférées contre elle et son enfant d’une manière qui, selon la Cour d’appel, ne lui donnait pas le droit d’invoquer le moyen de défense fondé sur la légitime défense.  Nous ajoutons que l’appel à la Cour d’appel a également été interjeté en présumant que, compte tenu de ces faits, l’intimée ne pouvait éventuellement invoquer la légitime défense.  Aux fins des présents motifs, nous n’avons pas à trancher ce point.  Si tel est le cas, le fait d’étendre la portée du droit en matière de contrainte de façon à  remédier au cas de l’intimée a rendu incohérents les principes mêmes du droit applicable.  En effet, suivant la logique des conclusions de la Cour d’appel, la contrainte, qui a trait à un comportement répréhensible, mais excusé, serait plus facile à invoquer que la légitime défense, laquelle a trait à un comportement légitime dans une situation où l’accusé réplique à des menaces en tentant de les éliminer.  Pourtant, selon le raisonnement sous‑jacent, les excuses devraient être définies de manière plus restrictive que les justifications (voir, p. ex., Stuart, p. 511).

[32]                          À notre avis, le problème qu’entraîne un tel raisonnement ne se limite pas à un manque de précision de l’analyse.  En fait, l’issue de la présente affaire constitue aussi une modification par voie judiciaire du droit applicable à la légitime défense.  Cet élément ressort du fait que, ni dans les sources citées par les parties, ni dans nos propres recherches, la portée du moyen de défense fondé sur la contrainte n’avait été étendue au point de s’appliquer à un cas où les menaces n’avaient pas été proférées en vue de contraindre une personne à commettre une infraction et où la victime était l’auteur des menaces.

[33]                          Selon nous, la Cour d’appel a commis une erreur de droit en concluant que, compte tenu des faits, la contrainte constituait un moyen de défense qui pouvait être invoqué aux termes de la loi.  En effet, la contrainte ne peut être invoquée que dans les cas où l’accusé fait l’objet de menaces en vue de le contraindre à perpétrer une infraction.

C.     Réparation

[34]                          La prochaine question en litige est celle de décider quelle ordonnance devrait être rendue, compte tenu de notre conclusion selon laquelle la Cour d’appel a commis une erreur de droit et que le pourvoi interjeté par le ministère public devrait être accueilli. À notre avis, l’intérêt de la justice commande l’inscription d’un arrêt des procédures, ce que la Cour a le pouvoir d’ordonner dans les cas les plus manifestes aux termes de l’art. 695 du Code (voir, p. ex., R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, par. 23; R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3, p. 18‑23).

[35]                          Il est évident que le droit applicable en matière de contrainte manque de clarté, d’où la difficulté particulière d’y recourir comme moyen de défense.  S’ajoute à ce facteur le problème que crée en l’espèce le changement du point de vue du ministère public concernant le droit applicable entre la tenue du procès et la procédure d’appel.  Le procès s’était déroulé sur la base de la prémisse que Mme Ryan pouvait, en droit, invoquer la contrainte si les faits appuyaient cette position.  Elle s’est donc présentée au procès en croyant que les questions en litige étaient surtout les questions de fait consistant à savoir si elle avait renvoyé à des éléments de preuve susceptibles de soulever un doute raisonnable quant aux divers éléments constitutifs de la contrainte.  Vraisemblablement, des décisions concernant la conduite de la défense ont été prises sur ce fondement et auraient pu être différentes si elle avait été connue au moment du procès le moyen de droit défendu en appel par le ministère public selon lequel Mme Ryan ne pouvait, en droit, invoquer la contrainte.  Il existe donc un risque sérieux que certaines des conséquences de ces décisions ne puissent pas être annulées dans le contexte d’un nouveau procès, et il pourrait alors être injuste d’ordonner un nouveau procès.  En outre, Mme Ryan a été sérieusement affectée par les mauvais traitements que lui a infligés M. Ryan, ainsi que, nul doute, par ces interminables procédures, s’étirant sur presque cinq ans, et au cours desquelles elle a d’abord été acquittée en première instance avant de s’opposer avec succès à l’appel du ministère public en Cour d’appel.  Il est aussi troublant de constater, à la lumière du dossier, que les autorités compétentes ont semblé démontrer un plus grand empressement à intervenir pour protéger M. Ryan qu’à réagir à la demande de Mme Ryan lorsqu’elle sollicitait leur aide pour mettre un terme au règne de terreur que lui imposait son époux.  Certes, l’arrêt des procédures n’est justifié que dans les cas les plus manifestes (voir R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 615).  À notre avis, toutefois, le cas de Mme Ryan relève de la catégorie résiduelle des affaires exigeant un arrêt des procédures : il s’agit d’une situation exceptionnelle qui commande une réparation exceptionnelle.  Compte tenu de toutes les circonstances, il serait injuste d’imposer à Mme Ryan un autre procès. Aussi, dans l’intérêt de la justice, un arrêt des procédures s’impose-t-il à des fins de protection contre ces conséquences abusives (voir Power, p. 615‑616; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, par. 91).

D.     Le droit en matière de contrainte peut‑il être clarifié?

[36]                          Le présent pourvoi souligne la nécessité d’apporter des éclaircissements supplémentaires au droit en matière de contrainte.  La version législative du moyen de défense s’applique aux auteurs principaux d’infractions et la common law aux participants à des infractions.  Des aspects importants de la version législative ont été jugés inconstitutionnels dans Ruzic.  La disposition demeure toujours en vigueur, mais a par contre fait l’objet de deux suppressions importantes.  La version législative de l’infraction exclut une longue liste d’infractions de son application, mais divers tribunaux ont jugé que certaines de ces exclusions étaient inconstitutionnelles.  Par exemple, dans R. c. Fraser (2002), 3 C.R. (6th) 308, la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse a déclaré ce qui suit :

                           [traduction] . . . l’art. 17  du Code criminel , dans la mesure où il élimine le moyen de défense fondé sur la contrainte ou sur la nécessité dans les cas d’infractions liées au cambriolage, est inopérant, car il contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés  et, en particulier, à son art. 7.  [par. 5]

Une incertitude plane ainsi au sujet des ressemblances et des différences entre la  version de common law et la version législative de l’infraction.  Dans les limites du rôle joué par les tribunaux dans l’évolution du droit, des éclaircissements supplémentaires s’imposent.

[37]                          Selon nous, après la décision rendue par la Cour dans l’affaire Ruzic, une réévaluation partielle et des rajustements ponctuels de l’interprétation, tant de la version législative que de la version de common law, du moyen de défense fondé sur la contrainte semble nécessaire.  Nous résumerons d’abord les conclusions adoptées dans Ruzic, puis nous traiterons des divers éléments constitutifs de la version législative et de la version de common law du moyen de défense.

           (1)     Aperçu de larrêt Ruzic

[38]                          Dans Ruzic, la Cour a traité de la constitutionnalité de certaines parties de la version législative du moyen de défense fondé sur la contrainte, qui sont prévues à l’art. 17  du Code criminel .  Dans cette affaire, l’accusée a avoué avoir importé de l’héroïne au Canada à partir de la Serbie.  Elle a toutefois prétendu qu’elle devait être excusée de toute responsabilité criminelle parce qu’un tiers en Serbie avait menacé de s’en prendre à sa mère si elle ne commettait pas l’infraction en cause, et que la police serbe aurait été incapable de la protéger.  L’accusée a reconnu que son argument fondé sur la contrainte ne remplissait pas les conditions préalables d’immédiateté et de présence permettant d’invoquer le moyen de défense prévu par la loi.  Toutefois, elle a contesté la constitutionnalité de l’art. 17, qui est ainsi libellé :

                           17. Une personne qui commet une infraction, sous l’effet de la contrainte exercée par des menaces de mort immédiate ou de lésions corporelles de la part d’une personne présente lorsque l’infraction est commise, est excusée d’avoir commis l’infraction si elle croit que les menaces seront mises à exécution et si elle ne participe à aucun complot ou aucune association par laquelle elle est soumise à la contrainte.  Toutefois, le présent article ne s’applique pas si l’infraction commise est la haute trahison ou la trahison, le meurtre, la piraterie, la tentative de meurtre, l’agression sexuelle, l’agression sexuelle armée, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles, l’agression sexuelle grave, le rapt, la prise d’otage, le vol qualifié, l’agression armée ou infliction de lésions corporelles, les voies de fait graves, l’infliction illégale de lésions corporelles, le crime d’incendie ou l’une des infractions visées aux articles 280 à 283 (enlèvement et séquestration d’une jeune personne).

[39]                          En confirmant l’acquittement de l’accusée appuyé sur le moyen de défense fondé sur la contrainte, la Cour, dans Ruzic, a conclu à l’unanimité que des parties de l’art. 17 violaient l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés , et leur justification ne pouvait se démontrer au sens de l’article premier.

[40]                          Dans son analyse, la Cour s’est d’abord demandée si le refus de punir une conduite involontaire au sens moral constituait un principe de justice fondamentale.  Une action est considérée comme involontaire au sens moral quand « [u]ne personne agit de façon moralement involontaire lorsqu’une situation périlleuse ne lui laisse pas d’autre choix réaliste que d’enfreindre la loi » (Ruzic, par. 29).  En concluant que le principe du caractère involontaire au sens moral était bel et bien un principe de justice fondamentale, la Cour a souligné que la reconnaissance des auteurs d’une infraction criminelle comme des personnes douées de raison capables d’affecter des choix autonomes constitue un principe directeur fondamental de notre droit pénal.  Par conséquent, déclarer coupable une personne qui n’a pas d’autre choix réaliste et dont le comportement est, par conséquent, moralement involontaire constitue une violation de l’art. 7  de la Charte .

[41]                          La Cour s’est ensuite demandée si les exigences d’immédiateté et de présence de l’art. 17 contrevenaient au principe fondamental du caractère involontaire au sens moral en limitant le moyen de défense fondé sur la contrainte au cas d’une personne qui commet une infraction en raison de menaces de lésions corporelles susceptibles d’être mises à exécution immédiatement par une personne présente lorsque l’infraction est commise.  La Cour a conclu que les exigences d’immédiateté et de présence, considérées ensemble, excluent les menaces de préjudice futur, et violent donc la Charte .  La portée trop limitative de l’art. 17 viole le droit à la liberté et à la sécurité protégé par l’art. 7, car elle peut mener à la condamnation de personnes qui, placées sous l’effet de la contrainte résultant de menaces de préjudice futur, n’ont pas agi volontairement.  Cette violation ne peut être justifiée aux termes de l’article premier.

[42]                          La Cour a précisé que l’art. 17 exigeait uniquement que les menaces soient proférées à l’accusé, et non pas que celui‑ci soit lui‑même l’objet des menaces de préjudice.  Par conséquent, l’art. 17 n’exige pas que les menaces de préjudice visent directement l’accusé.  Selon cette disposition, ces menaces peuvent être dirigées vers un tiers.  De plus, la Cour a confirmé les décisions qu’elle avait déjà rendues dans les arrêts Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189, et Hibbert.  Dans ces arrêts, elle avait conclu que l’art. 17 ne s’appliquait qu’à l’auteur principal d’une infraction, alors que seuls les participants à une infraction peuvent soulever le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte.  Enfin, la Cour a refusé d’examiner si la liste des infractions exclues figurant à l’art. 17 violait la Charte , car aucune des infractions en litige dans le pourvoi ne faisait partie de cette liste (par. 19).

           (2)     La contrainte comme moyen de défense prévu par la loi, après l’arrêt Ruzic

[43]                          Que reste‑t‑il donc de l’art. 17 après l’arrêt Ruzic? La Cour n’a pas invalidé complètement l’art. 17, ne le déclarant inconstitutionnel qu’« en partie » (par. 1).  Par conséquent, les quatre conditions nécessaires pour invoquer le moyen de défense prévu par la loi demeurent inchangées après l’arrêt Ruzic :

1.                  il doit y avoir une menace de causer la mort ou des lésions corporelles visant l’accusé ou un tiers;

2.                  l’accusé doit croire que les menaces seront mises à exécution;

3.                  l’infraction ne doit pas figurer sur la liste des infractions exclues;

4.                  l’accusé ne participe à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte.

[44]                          Toutefois, la Cour, dans Ruzic, n’a pas seulement confirmé l’opposabilité du moyen de défense prévu par la loi en vigueur après l’avoir simplement dépouillé de ses parties inconstitutionnelles. Elle a aussi complété l’interprétation et l’application de l’art. 17 avec des éléments du moyen de défense de common law fondé sur la contrainte qui, selon elle, « s’accord[ent] davantage avec les valeurs de la Charte  » (par. 56).  Autrement dit, elle s’est servie, dans cette affaire, de la norme de common law pour interpréter les conditions positives de la loi (voir D. M. Paciocco, « No‑one Wants to Be Eaten : The Logic and Experience of the Law of Necessity and Duress » (2010), 56 Crim. L.Q. 240, p. 273).

[45]                          En cas d’ambiguïtés ou de lacunes dans l’art. 17 partiellement invalidé, le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte s’applique de façon à préciser et à compléter le moyen de défense prévu par la loi :

                    L’analyse de la contrainte en common law verra son utilité confirmée du fait qu’elle permettra de clarifier les règles qui devaient être appliquées au moyen de défense de l’accusée en l’espèce et qui deviendront dorénavant applicables dans tous les autres cas, après l’invalidation partielle de l’art. 17  du Code criminel . [Nous soulignons; Ruzic, par. 55.]

[46]                          Dans l’arrêt Ruzic, la Cour a énoncé et analysé, relativement au moyen de défense de common law fondé sur la contrainte, trois éléments clés qui s’appliquent maintenant dans les causes relatives à l’art. 17, conjointement avec les quatre conditions qui comporte encore le moyen de défense fondé sur la loi : (1) aucun moyen de s’en sortir sans danger; (2) un lien temporel étroit; (3) la proportionnalité (voir Parent, p. 549‑550).

                  a)      Aucun moyen de s’en sortir sans danger

[47]                          Le moyen de défense fondé sur la contrainte « se concentre sur la recherche d’un moyen de s’en sortir sans danger » (Ruzic, par. 61).  À la suite de sa décision rendue dans Hibbert, la Cour a conclu, dans Ruzic,  que ce moyen de défense ne s’appliquait pas aux personnes qui auraient pu échapper légalement et sans danger à la situation de contrainte.  Pour pouvoir invoquer ce moyen de défense, l’accusé ne doit disposer d’aucun moyen de s’en sortir sans danger.  Ce critère est lui‑même évalué en fonction de la norme objective modifiée de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire.

                    b)      Un lien temporel étroit

[48]                          Il doit exister « un lien temporel étroit entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer » (Ruzic, par. 96).  Ce lien étroit entre les menaces et leur exécution doit être tel que l’accusé perde la capacité d’agir volontairement.  L’exigence d’un lien temporel étroit entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer est liée à l’exigence que l’accusé ne dispose d’aucun moyen de se soustraire sans danger à la menace.  Comme la Cour l’a expliqué dans Ruzic, des menaces « proférées longtemps auparavant [. . .] contribueraient à mettre en doute leur propre gravité et, plus particulièrement, l’argument de l’absence de moyen de s’en sortir sans danger » (par. 65).

[49]                          Tant que les exigences d’immédiateté et de présence de l’art. 17 demeuraient inchangées, les facteurs relatifs au moyen de se soustraire sans danger à la menace et au lien temporel étroit n’étaient guère pertinents.  Des menaces de mort ou de lésions corporelles immédiates qui, selon leur destinataire, seront exécutées par une personne présente garantissaient l’existence d’un lien temporel étroit et ne laissaient au destinataire aucun moyen de s’en sortir sans danger.  Toutefois, depuis l’invalidation des exigences d’immédiateté et de présence de l’art. 17, les exigences de la common law relatives à l’absence de moyen de se soustraire sans danger à la menace et au lien temporel étroit sont devenues des moyens essentiels pour évaluer le caractère moralement involontaire des actes de l’accusé.

[50]                          De plus, après l’invalidation des exigences d’immédiateté et de présence, la croyance de l’accusé voulant que les menaces seraient mises à exécution devait désormais être évaluée en fonction d’une norme objective modifiée de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire.  En effet, l’art. 17 prévoit qu’une personne sera excusée « si elle croit que les menaces seront mises à exécution ».  Donc, à première vue, l’article exige une croyance purement subjective, une norme moins exigeante qui était logique lorsque les menaces étaient manifestement immédiates et que leur auteur était physiquement présent sur les lieux.  Cependant, une fois supprimées les exigences d’immédiateté et de présence, l’appréciation de la croyance de l’accusé que les menaces seront mises à exécution commande nécessairement une norme d’évaluation plus exigeante.  En d’autres termes, la croyance réelle de l’accusé doit également être raisonnable.

[51]                          En interprétant les exigences d’un moyen de s’en sortir sans danger et d’un lien temporel étroit, la norme purement subjective devient une évaluation fondée sur une norme objective modifiée.  Ces deux éléments, conjugués à la croyance que les menaces seront mises à exécution, doivent être analysés dans leur ensemble : l’accusé ne peut raisonnablement croire que les menaces seront mises à exécution s’il y a une possibilité de se soustraire à la menace sans danger et s’il n’existe aucun lien temporel étroit entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer. 

[52]                          L’ajout des exigences de common law dans le but de remplacer les éléments désormais invalidés d’immédiateté et de présence de l’art. 17 tempère donc l’application du critère de la croyance purement subjective dans la gravité des menaces.  De plus, ces nouvelles exigences harmonisent la disposition législative avec le principe du caractère involontaire au sens moral.  L’opinion de la société sur la conduite de l’accusé constitue un aspect important du principe; il serait donc contraire à la nature même du caractère involontaire au sens moral d’accepter sans plus la croyance subjective de l’accusé, sans obliger la présence de certains facteurs externes.  Renvoyant à l’arrêt R. c. Howe, [1987] A.C. 417 (H.L.), p. 426,  Baker convient que [traduction] « [l]es menaces “doivent comporter un degré de violence à ce point important qu’on peut penser ‘qu’une personne raisonnablement déterminée’ ayant les mêmes caractéristiques et se trouvant dans la même situation que le défendeur n’aurait pas pu résister” » (par. 25‑015).  Il affirme expressément que l’accusé doit avoir des motifs raisonnables de croire que les menaces seront mises à exécution (par. 25‑015 et 25‑016).

                  c)      La proportionnalité

[53]                          Le moyen de défense fondé sur la contrainte exige un rapport de proportionnalité entre les menaces proférées et l’acte criminel qui serait commis.  En d’autres termes, le préjudice causé ne doit pas être plus grave que le préjudice évité.  La proportionnalité s’apprécie en fonction de la norme objective modifiée de la personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable, et comporte l’exigence que l’accusé adapte sa conduite en fonction de la nature des menaces proférées : « On doit s’attendre à ce que l’accusé démontre un certain courage et oppose une résistance normale aux menaces proférées » (Ruzic, par. 62).

[54]                          La proportionnalité constitue une composante fondamentale du moyen de défense fondé sur la contrainte parce que, tout comme les deux éléments précédents, elle découle directement du principe du caractère involontaire au sens moral.  En effet, seule une action fondée sur des menaces proportionnellement graves auxquelles l’accusé s’oppose en démontrant un courage normal peut être considérée comme involontaire au sens moral.  De plus, comme l’arrêt Ruzic a décidé que le principe du caractère involontaire au sens moral était un principe de justice fondamentale, son inclusion par interprétation dans l’art. 17 s’impose afin de respecter la règle d’interprétation législative selon laquelle que les tribunaux doivent privilégier l’interprétation constitutionnelle d’une loi.

           (3)     Le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte après l’arrêt Ruzic

[55]                          Suivant l’analyse faite par la Cour dans l’arrêt Ruzic, nous pouvons conclure que les règles de common law en matière de contrainte comprennent les éléments suivants :

                     des menaces explicites ou implicites de mort ou de lésions corporelles proférées contre l’accusé ou un tiers.  Les menaces peuvent porter sur un préjudice futur.  Bien que, traditionnellement, le degré de préjudice corporel ait été décrit comme devant être « grave », il vaut mieux examiner cette question de la gravité à l’étape de la proportionnalité, qui représente un critère capable d’établir le degré approprié de préjudice corporel;

                     l’accusé croyait, pour des motifs raisonnables, que les menaces seraient mises à exécution;

                     il n’existe aucun moyen de se soustraire sans danger à la menace; cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

                     il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

                     il doit exister un rapport de proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige.  Cet élément doit également être évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

                     l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

[56]                          Examinons maintenant chacun de ces éléments.

                  a)      Menaces de mort ou de lésions corporelles

[57]                          Pour qu’un accusé puisse invoquer le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte, il doit y avoir eu menaces de mort ou de lésions corporelles.  Ces menaces ne doivent pas nécessairement être proférées contre l’accusé (Ruzic, par. 54).  Elles peuvent être explicites ou implicites (R. c. Mena (1987), 34 C.C.C. (3d) 304 (C.A. Ont.), p. 320; voir également R. c. McRae (2005), 77 O.R. (3d) 1 (C.A.)).

[58]                          L’exigence stricte d’immédiateté ou d’imminence que l’on retrouve dans le moyen de défense fondé sur la nécessité n’a pas été introduite dans le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte.  De fait, cette exigence d’immédiateté est plutôt « interprété[e] comme exigeant la présence d’un lien temporel si étroit entre les menaces et leur mise à exécution que l’accusé devient incapable d’agir librement » (Ruzic, par. 65‑66).  Ce point de vue se retrouve aussi dans l’arrêt Langlois, où le juge Fish (maintenant juge à la Cour suprême) a conclu que la question en litige n’était ni l’immédiateté ni l’imminence des menaces, mais plutôt celle de savoir si [traduction] « l’accusé a omis de saisir une occasion de s’en sortir ou d’échapper aux menaces » (R. c. Langlois (1993), 80 C.C.C. (3d) 28 (C.A. Qué.), p. 50).  L’absence d’exigence stricte d’immédiateté non seulement renforce l’affirmation voulant que des menaces puissent être faites à des tiers, mais aussi la conclusion tirée dans Ruzic, par. 86, que les menaces proférées peuvent avoir trait à un préjudice futur.

[59]                          Le préjudice que l’on menace de causer doit être la mort ou des lésions corporelles.  Traditionnellement, les tribunaux ont affirmé que les lésions corporelles devaient être « graves » (voir, p. ex., Hibbert, par. 21 et 23).  Toutefois, ce critère plus exigeant n’est pas nécessaire.  En effet, l’existence de l’exigence de proportionnalité — inhérente au principe du caractère involontaire au sens moral — constitue un obstacle ultime pour les personnes qui tentent d’invoquer ce moyen de défense.

[60]                          À son art. 2 , le Code criminel  définit comme suit le terme « lésions corporelles » : « Blessure qui nuit à la santé et au bien‑être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans importance. »  Le retrait de l’élément de « gravité » de l’exigence relative aux lésions corporelles et l’examen du degré exigé de préjudice à l’étape de la proportionnalité n’élargiront pas indûment la portée du moyen de défense de common law fondé sur la contrainte.  En effet, le double aspect de l’exigence de proportionnalité, une caractéristique que nous analyserons davantage un peu plus loin, évitera un tel résultat.  Premièrement, le préjudice causé doit être évalué en fonction du préjudice dont on est menacé.  Deuxièmement, la conduite de l’accusé doit satisfaire aux normes de la société relatives à la personne raisonnable qui se trouve dans une situation similaire, qui incluent la capacité d’opposer une certaine résistance à la menace.

[61]                          En théorie, il pourrait advenir qu’un accusé ait causé un préjudice moins grave que celui dont il a été menacé, sans pourtant pouvoir invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte parce que son comportement et sa réaction, dans leur ensemble, sont jugés inacceptables pour une personne similaire placée dans cette circonstance particulière.  Par exemple, le fait d’infliger un préjudice plutôt mineur en réaction à la menace de se voir infliger un préjudice plutôt mineur pourrait satisfaire à l’exigence du « préjudice égal ou moindre », mais ne constituerait certes pas une situation où la société serait disposée à excuser l’acte en raison de son caractère involontaire au sens moral.

[62]                          Si les menaces ne sont pas assez graves, l’infraction commise en réaction à celles‑ci ne peut pas être proportionnelle.  Le caractère volontaire d’un acte dépend de sa proportionnalité : une personne ne peut pas prétendre avoir perdu la capacité d’agir librement lorsque le préjudice dont on la menace ne rencontre pas les normes de la société relativement à la conduite d’une personne raisonnable.  Pour ces motifs, la question du degré de gravité des lésions corporelles qui rendra possible le recours au moyen de défense se réglera plus adéquatement à l’étape de l’étude de la proportionnalité.

[63]                          Par conséquent, afin de satisfaire à cette première exigence justifiant le recours au moyen de défense de common law fondé sur la contrainte, il faut que des menaces, explicites ou implicites, de mort ou de lésions corporelles, actuelles ou futures, aient été proférées contre l’accusé ou un tiers.

                    b)      Motifs raisonnables de croire que les menaces seront mises à exécution

[64]                          Par ailleurs, l’accusé doit aussi avoir eu des motifs raisonnables de croire que les menaces seraient mises à exécution.  Cet élément est analysé en fonction d’une norme objective modifiée, c’est‑à‑dire selon le critère de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire.

                  c)      Aucun moyen de s’en sortir sans danger

[65]                          Cet élément du moyen de défense de common law a été expressément examiné dans l’affaire Ruzic, par. 61.  Une fois encore, le critère, évalué en fonction d’une norme objective modifiée, est celui de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire :

                    Les tribunaux prendront en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui‑ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles.  Le processus comporte une appréciation pragmatique de la situation de l’accusé, tempérée par la nécessité d’éviter d’écarter la responsabilité criminelle sur la foi d’une excuse purement subjective et invérifiable.

En d’autres mots, une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire à celle de l’accusé et possédant les mêmes caractéristiques personnelles et la même expérience conclurait qu’il n’y avait aucun moyen de s’en sortir sans danger ni aucun autre choix légal que de commettre l’infraction.  Si une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire aurait estimé qu’il existait un moyen de s’en sortir sans danger, l’exigence n’est pas satisfaite.  Les actes de l’accusé ne peuvent alors être excusés sur la base de moyen de défense fondé sur la contrainte parce qu’ils ne peuvent être considérés comme involontaires au sens moral. 

                    d)      Lien temporel étroit

[66]                          L’exigence d’un lien temporel étroit entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer, dont nous avons déjà discuté, permet de limiter la possibilité d’invoquer le moyen de défense de common law aux situations dans lesquelles il existe un lien temporel suffisant entre les menaces et l’infraction commise.

[67]                          Cependant, cette exigence n’empêche pas une personne d’invoquer le moyen de défense dans les cas où les menaces ont trait à un préjudice futur.  Par exemple, l’accusée a pu l’invoquer dans l’arrêt Ruzic, même si l’objet des menaces était de s’en prendre à sa mère dans le cas où, malgré ce qu’on lui avait ordonné, elle ne passait pas de la drogue en contrebande de Belgrade à Toronto, une opération dont la réalisation exigerait quelques jours.

[68]                          L’objectif premier de l’exigence d’un lien temporel étroit est de vérifier l’absence réelle de tout autre moyen pour l’accusé de se soustraire sans danger à la menace.  Lorsque les menaces auront été proférées trop longtemps avant la perpétration des actes illégaux par l’accusé, il sera difficile de conclure qu’une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire n’aurait eu d’autre choix que de commettre l’infraction.  Le lien temporel entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer devient nécessaire pour démontrer le degré de pression exercée sur l’accusé.

[69]                          Le deuxième objectif de l’exigence d’un lien temporel étroit est de s’assurer du caractère raisonnable de la croyance que les menaces ont exercé tellement de pression sur l’accusé qu’entre le moment où ces menaces ont été proférées et celui de la perpétration de l’infraction, « l’accusé [est devenu] incapable d’agir librement » (Ruzic, par. 65).  Dans ce cas, l’exigence permet donc de déterminer si l’accusé a vraiment agi de manière involontaire.

                  e)      Proportionnalité

[70]                          La proportionnalité est inhérente au principe du caractère involontaire au sens moral.  « [C]e caractère involontaire se mesure en fonction de ce que la société considère comme une résistance normale et appropriée à la pression » (Perka, p. 259).  Une partie de l’analyse consiste à déterminer si le préjudice dont on a été menacé est au moins aussi grave que le préjudice causé.

[71]                          Le critère qui permet de déterminer le caractère proportionnel d’un acte comporte donc deux volets.  Le juge Dickson a expliqué ce critère dans l’arrêt Perka, p. 252 :

                    Il doit y avoir un moyen quelconque d’assurer la proportionnalité.  Aucun système raisonnable de justice criminelle, si libéral et humanitaire soit‑il, ne pourrait excuser l’imposition d’un mal plus grand afin de permettre à l’auteur de l’acte d’éviter un moindre mal. [. . .]  Selon Fletcher, cette exigence se rattache aussi à la notion du caractère volontaire [(G. P. Fletcher, Rethinking Criminal Law (1978), p. 804)] :

                    [traduction] . . . si l’écart entre le mal causé et l’avantage tiré devient trop considérable, l’acte sera plus susceptible d’être considéré comme volontaire et donc inexcusable. [. . .]  La détermination de ce seuil relève manifestement d’une appréciation morale de ce à quoi on s’attend qu’une personne puisse résister dans des situations difficiles.  Un moyen utile d’effectuer cette appréciation consiste à comparer les intérêts opposés qui sont en jeu et à évaluer la mesure dans laquelle le mal causé par une personne dépasse l’avantage qui découle de son acte.  [Nous soulignons.]

[72]                          En d’autres termes, le « caractère volontaire au sens moral » d’un acte dépend de sa proportionnalité au préjudice dont on est menacé.  Pour déterminer si l’exigence de la proportionnalité est satisfaite, deux éléments doivent être pris en compte : d’abord, la différence entre la nature et la gravité du préjudice dont on est menacé, d’une part, et la nature et la gravité de l’infraction commise puis, d’autre part, un jugement moral général sur le comportement de l’accusé dans les circonstances.  Ces éléments doivent être évalués conjointement, en fonction d’une norme objective modifiée.

[73]                          Le premier élément relatif à la proportionnalité exige que le préjudice que l’on a menacé de causer soit au moins égal au préjudice infligé par l’accusé (Ruzic, par. 62; voir également R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3, par. 31).  Le deuxième élément exige que l’on analyse de façon plus approfondie les actes de l’accusé et que l’on évalue leur conformité avec les attentes de la société à l’égard d’une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire.  C’est à cette étape que nous examinons si l’accusé a opposé une résistance « normale » aux menaces proférées.  Puisque le moyen de défense fondé sur la contrainte « a d’abord consisté à tenter d’établir un équilibre convenable entre les intérêts opposés de l’accusé, de la victime et de la société » (Ruzic, par. 60), il est essentiel de mesurer la proportionnalité en fonction dune norme objective modifiée.

[74]                          Cette évaluation de l’exigence de la proportionnalité en fonction d’une norme objective modifiée comporte une différence avec la norme utilisée dans le cas du moyen de défense fondé sur la nécessité, qui, elle, est purement objective.  Bien que, selon le juge Lamer dans l’arrêt Hibbert, le moyen de défense fondé sur la contrainte et celui fondé sur la nécessité reposent sur les mêmes principes juridiques, le recours à une même norme pour évaluer la proportionnalité ne s’impose pas dans ces deux cas.  En effet, dans l’affaire Ruzic, la Cour a souligné que les deux moyens de défense visaient différents types de situation, et ce, bien qu’ils soient tous les deux qualifiés d’excuses fondées sur la notion du caractère involontaire dit moral ou normatif.  De plus, l’exigence relative à la temporalité dans le cas du moyen de défense fondé sur la nécessité demeure celle de l’imminence, tandis que dans le cas du moyen de défense fondé sur la contrainte, les menaces peuvent être mises à exécution dans le futur.  Il n’est donc pas vraiment anormal que les tribunaux aient attribué des critères différents en matière de proportionnalité, compte tenu surtout que ces moyens de défense peuvent s’appliquer dans des circonstances factuelles nettement différentes.

                  f)      Participation à un complot ou à une association criminelle

[75]                          Cet élément prévu par la loi a été reconnu comme étant également pertinent en common law.  En effet, la jurisprudence récente a conclu que les personnes qui tentaient d’invoquer le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte n’y étaient pas admises si elles savaient que leur participation à un complot ou à une association criminelle comportait un risque de contrainte ou de menaces visant à les forcer à commettre une infraction (voir R. c. Li (2002), 162 C.C.C. (3d) 360 (C.A. Ont.), par. 20‑33; R. c. Poon, 2006 BCSC 1158 (CanLII), par. 7; R. c. M.P.D., 2003 BCPC 97, [2003] B.C.J. No. 771 (QL), par. 61).

[76]                          Dans l’arrêt Li, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que la participation volontaire à un complot ou à une organisation criminelle avait aussi une incidence sur l’existence ou non d’une façon de se soustraire sans danger à une menace.  Dans cette affaire, les personnes accusées avaient pris contact, de leur propre initiative, avec une organisation criminelle, et avaient ultérieurement été menacées par ce même groupe.  Dans son analyse portant sur la présence d’une apparence de vraisemblance, la cour s’est exprimée ainsi :

                           [traduction]  Comme nous pouvons le voir, la Cour suprême [dans Ruzic] a reconnu en premier lieu la juxtaposition du moyen de s’en sortir sans danger et de l’acceptation volontaire du risque.  Ces deux éléments sont au cœur de la cause en appel.  En examinant la prétention des appelants selon laquelle il aurait été inutile de faire appel à la police locale parce qu’ils craignaient non seulement pour leur sécurité, mais également pour celle de leurs familles, en Chine et ailleurs, la cour doit se rappeler que ce sont eux qui ont d’abord pris contact avec les Snakeheads, et le fait que les menaces de représailles contre eux et leurs familles ont été atténuées par l’encouragement à rembourser leurs dettes envers cette organisation.  [Nous soulignons; par. 32.]

[77]                          La conclusion de la Cour d’appel permet d’affirmer que les tribunaux doivent tenir compte de l’acceptation volontaire du risque, une conséquence naturelle de l’impossibilité pour les personnes ayant participé à des complots ou à des organisations criminels d’invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte.  Cette conclusion respecte le principe du caractère involontaire au sens moral.  L’accusé qui, en raison de sa participation à des activités criminelles, était conscient qu’il pouvait être victime de contrainte ou de menaces ne saurait prétendre qu’il ne disposait d’aucun moyen de s’en sortir sans danger.  On ne peut pas, non plus, vraiment conclure qu’il a commis l’infraction en cause d’une manière involontaire au sens moral. 

[78]                          Par conséquent, pour invoquer le moyen de défense de common law fondé sur la contrainte, il ne faut pas que l’accusé ait participé à un complot ou à une association qui le soumette à la contrainte, et ait vraiment su que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.  Dans Ruzic, par. 70, le juge LeBel s’exprime comme suit : « À l’instar de l’art. 17  du Code criminel , la jurisprudence anglaise ne permet pas d’invoquer la contrainte qui résulte des menaces proférées par une organisation criminelle à laquelle l’accusé s’est joint de son propre gré, en sachant qu’elle pourrait le forcer à se livrer à des activités criminelles  (R. c. Lewis (1992), 96 Cr. App. R. 412; R. c. Heath, [1999] E.W.J. No. 5092 (QL)) » (nous soulignons). 

[79]                          Les opinions restent partagées au sujet du caractère objectif ou subjectif de la connaissance par l’accusé du fait qu’il pourrait faire l’objet de menaces ou de contrainte.  Selon Yeo, l’application d’un critère subjectif tirée de l’affaire Ruzic est conforme au droit australien, qui refuse le recours au moyen de défense fondé sur la contrainte aux seules personnes qui étaient vraiment conscientes du risque d’être soumises à la contrainte par une association criminelle (S. Yeo, « Defining Duress » (2002), 46 Crim. L.Q. 293, p. 315).  Une norme subjective est également appliquée aux États‑Unis (United States c. Burnes, 666 F.Supp.2d 968 (D. Minn. 2009); United States c. Gamboa, 439 F.3d 796 (8th Cir. 2006); United States c. Montes, 602 F.3d 381 (5th Cir. 2010)).  Baker, toutefois, semble rejeter une norme purement subjective.  Selon lui, le critère devrait consister à déterminer si l’accusé, [traduction] « par insouciance ou négligence, s’est placé dans une situation dans laquelle il était probable qu’il serait contraint de commettre un acte criminel » (par. 25‑044).

[80]                          À notre avis, la norme subjective s’harmonise davantage avec le principe du caractère involontaire au sens moral.  Si l’accusé se place de son plein gré dans une situation où il pourrait faire l’objet de contrainte, nous ne pouvons pas conclure qu’il ne disposait d’aucun moyen de s’en sortir sans danger ni que, par la suite, ses actes étaient moralement involontaires.

IV.    Résumé

[81]                          La version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques.  Elles partagent en effet les éléments constitutifs suivants :

                     il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur.  Ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers;

                     l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution;

                     il n’existe aucun moyen de s’en sortir sans danger.  Cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

                     il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

                     il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige.  Le préjudice causé par l’accusé ne doit pas être plus grave que celui dont il a été menacé.  Cet élément est aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

                     l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

[82]                          Certaines différences subsistent néanmoins.

[83]                          D’abord, comme l’arrêt Paquette l’a décidé et comme l’arrêt Ruzic l’a confirmé, le moyen de défense prévu par la loi s’applique aux auteurs principaux des infractions, alors que le moyen de défense reconnu par la common law peut être invoqué par les personnes ayant participé aux infractions.  Ensuite, la version législative du moyen de défense comporte une longue liste d’exclusions, tandis qu’on peut se demander si la common law canadienne en matière de contrainte comporte des exclusions.  Il en résulte une situation plutôt incohérente où les auteurs principaux de l’une des infractions énumérées ne peuvent invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte alors que les personnes ayant participé à l’une de ces mêmes infractions le peuvent.

[84]                          Les règles de droit en la matière laissent donc à désirer, mais nous estimons ne pouvoir corriger la situation en la présente instance.  Bien que nous ayons pu profiter d’une argumentation étoffée sur les paramètres des moyens de défense fondés sur la contrainte prévus par la loi et la common law, aucun argument, comme on peut bien le comprendre, n’a été soumis au sujet des exclusions prévues par la loi.  En outre, certains tribunaux ont conclu que certaines de ces exclusions étaient inconstitutionnelles.  Nous reportons donc à une autre occasion l’examen des questions relatives à la situation des exclusions prévues par la loi, ainsi que la question de savoir quelles exclusions, s’il en est, s’appliquent en common law.

V.     Dispositif

[85]                          Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner l’arrêt des procédures.

                    Version française des motifs rendus par

[86]                          Le juge Fish (dissident en partie) — Je suis d’accord avec les juges LeBel et Cromwell pour dire, pour les motifs qu’ils exposent, que l’intimée en l’espèce ne pouvait invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte.  Par conséquent, l’acquittement de l’intimée doit être annulé.

[87]                          Avec égards toutefois, je ne suis pas convaincu que le dossier qui nous a été présenté justifie un arrêt judiciaire des procédures.

[88]                          Les critères applicables pour décider s’il y a lieu d’accorder un arrêt des procédures — une réparation draconienne de dernier recours — sont bien établis (voir Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326, par. 75-76; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 53-54; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, par. 53 et 86; et R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 82).  La Cour a bien précisé qu’un arrêt des procédures ne peut être accordé que « dans les cas les plus manifestes » (Charkaoui, par. 76; O’Connor, par. 82).

[89]                          Selon moi, ces critères ne sont pas remplis en l’espèce.

[90]                          En conséquence, je suis d’avis d’ordonner plutôt la tenue d’un nouveau procès et de laisser au ministère public le soin de décider, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’il est dans l’intérêt public de tenir un nouveau procès.  En prenant sa décision, le ministère public devrait prendre en compte les circonstances particulières de l’espèce : d’une part, les constatations de fait favorables à l’intimée tirées par le juge du procès; d’autre part, la preuve incontestée que l’intimée a envisagé pendant sept mois de faire tuer son mari, qu’elle a versé à cette fin 25 000 $ à un « tueur à gages » et, après cet échec, qu’elle a tenté à deux autres reprises de faire tuer son mari.

                    Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident en partie.

                    Procureur de l’appelante : Public Prosecution Service of Nova Scotia, Halifax.

                    Procureurs de l’intimée : Pink Larkin, Halifax; Greenspan Humphrey Lavine, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs des intervenants l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Université de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto; Webber Schroeder Goldstein Abergel, Ottawa.

 

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