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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678

Date : 20130719

Dossier : 34470

 

Entre :

Rachidi Ekanza Ezokola

Appelant

et

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

Intimé

- et -

Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,

Amnistie Internationale, Centre canadien pour la justice internationale,

International Human Rights Program at the University of Toronto Faculty of Law,

Conseil canadien pour les réfugiés, Association canadienne des libertés civiles et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 103)

Les juges LeBel et Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


 


Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678

Rachidi Ekanza Ezokola                                                                                 Appelant

c.

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration                                                 Intimé

et

Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,

Amnistie Internationale,

Centre canadien pour la justice internationale,

International Human Rights Program at the University

of Toronto Faculty of Law,

Conseil canadien pour les réfugiés,

Association canadienne des libertés civiles et

Association canadienne des avocats et

avocates en droit des réfugiés                                                                    Intervenants

Répertorié : Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

2013 CSC 40

No du greffe : 34470.

2013 : 17 janvier; 2013 : 19 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Droit de l’immigration — Réfugiés au sens de la Convention — Complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité — Demande d’asile au Canada présentée par un ancien représentant de la République démocratique du Congo — Rejet de la demande par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au motif que le représentant s’est rendu complice de crimes contre l’humanité perpétrés par le gouvernement de la République démocratique du Congo — La simple association ou l’acquiescement passif suffisent‑ils pour établir la complicité? — Y a‑t‑il lieu d’adopter un critère axé sur la contribution aux fins de l’établissement de la complicité? — Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 98  — Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, R.T. Can. 1969 no 6, art. 1Fa). 

                    En janvier 1999, E a entrepris sa carrière au gouvernement de la République démocratique du Congo (« RDC ») à titre d’attaché financier, à Kinshasa.  En 2007, il dirigeait la Mission permanente de la RDC aux Nations Unies, à New York.  En janvier 2008, il a résigné ses fonctions et fui au Canada.  Il affirme qu’il ne pouvait plus servir le gouvernement du président Kabila, qu’il jugeait corrompu, antidémocratique et violent.  Selon ses dires, sa démission est considérée comme un acte de trahison par le gouvernement de la RDC, et le service du renseignement de la RDC l’a harcelé, intimidé et menacé. Il a demandé l’asile au Canada pour sa famille et lui‑même.

                    La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé la protection des réfugiés à E en application de l’art. 1Fa) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies (« Convention relative aux réfugiés ») parce qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité perpétrés par le gouvernement de la RDC.  La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de E, mais elle a certifié une question quant à la nature de la complicité requise aux fins de l’art. 1Fa).  La Cour d’appel fédérale a opiné que le haut fonctionnaire qui demeure en poste sans protester et qui continue à défendre les intérêts de son gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par son gouvernement peut de ce fait participer personnellement et consciemment à ces crimes et s’en rendre complice.  Elle a renvoyé l’affaire à une formation différente de la Section de la protection des réfugiés afin qu’elle applique ce critère aux faits de l’espèce.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’affaire est renvoyée à une formation différente de la Section de la protection des réfugiés afin qu’elle rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs.

                    Pour refuser l’asile à un demandeur sur le fondement de l’art. 1Fa), il doit exister des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.  Le décideur doit s’abstenir d’élargir indûment la notion de complicité et de conclure qu’une personne est complice par simple association ou acquiescement passif.  Au Canada, le critère fondé sur la participation personnelle et consciente a parfois été indûment assoupli de manière à englober la complicité par association.  Il est donc nécessaire de revoir l’interprétation canadienne afin de l’harmoniser avec l’objet de la Convention relative aux réfugiés et de son art. 1Fa), le rôle de la Section de la protection des réfugiés, le droit international auquel renvoie expressément l’art. 1Fa) et le critère de complicité retenu par d’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés, ainsi qu’avec les principes fondamentaux du droit pénal.  Tous ces éléments favorisent l’adoption d’un critère axé sur la contribution, un critère qui requiert une contribution à la fois volontaire, consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.

                    Premièrement, la Convention relative aux réfugiés  exprime une profonde sollicitude pour les réfugiés et le souci de leur assurer l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales.  Cependant, elle protège aussi l’intégrité de la protection internationale accordée aux réfugiés en empêchant l’auteur d’un crime contre la paix, d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité de tirer avantage du régime de protection.  Une interprétation stricte de l’art. 1Fa) établit un juste équilibre entre ces deux objectifs.

                    Deuxièmement, contrairement aux tribunaux pénaux internationaux, la Section de la protection des réfugiés ne conclut ni à la culpabilité du demandeur, ni à son innocence, mais exclut plutôt ab initio celui qui n’est pas un réfugié authentique au moment de la présentation de sa revendication.  Cette différence se traduit et est prise en compte par le fardeau de preuve particulier que prévoit l’art. 1Fa) : le droit d’asile peut être refusé s’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité.  Cette norme de preuve est moins stricte que celle appliquée dans un procès pour crime de guerre, mais elle requiert davantage qu’un simple soupçon.

                    Troisièmement, les divers modes de commission reconnus en droit pénal international définissent les contours d’un concept général de complicité, mais même interprétés de manière extensive, ils ne font pas en sorte qu’une personne soit tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel.  La responsabilité qui découle du fait d’agir de concert dans un dessein commun — le mode de commission résiduel général reconnu par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale — paraît exiger une contribution significative au crime qu’un groupe animé d’un dessein commun a perpétré ou tenté de perpétrer; reconnue par les tribunaux ad hoc, l’entreprise criminelle commune englobe l’insouciance à l’égard du crime ou du dessein criminel, même si elle n’est pas imputée à une personne uniquement sur la base des fonctions ou de l’association.

                    Quatrièmement, d’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés ont interprété l’art. 1Fa) de manière à s’attacher au rôle véritable de la personne en cause.  Ainsi, un individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement, mais pour lui refuser le droit d’asile, il doit être prouvé qu’il a consciemment contribué de manière significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel.

                    Enfin, la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif va à l’encontre de deux principes fondamentaux du droit pénal : sauf obligation d’agir, l’omission n’emporte pas la responsabilité pénale, et une personne ne peut être tenue responsable que de ses propres actes coupables.

                    Compte tenu de ce qui précède, le refus de protection fondé sur les activités criminelles du groupe plutôt que sur la contribution de l’individu à ces activités criminelles doit être clairement exclu en droit canadien. Le fait que les actes d’un individu correspondent ou non à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité dépend des faits de chaque affaire, notamment (i) de la taille et de la nature de l’organisation, (ii) de la section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé, (iii) des fonctions et des activités du demandeur au sein de l’organisation, (iv) du poste ou du grade du demandeur au sein de l’organisation, (v) de la durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel, ainsi que (vi) du mode de recrutement du demandeur et de la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.  Ces considérations ne font pas nécessairement état de tous les éléments à examiner et chacune ne s’applique pas à tout coup.  Leur examen doit nécessairement être particulièrement contextuel, toujours s’attacher à la contribution de l’individu aux crimes ou au dessein criminel et tenir compte des moyens de défense opposables.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433; Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 178, [2003] 3 C.F. 761; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385; Kumar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 643 (CanLII); Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, 302 N.R. 178; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298; R. (J.S. (Sri Lanka)) c. Secretary of State for the Home Department, [2010] UKSC 15, [2011] 1 A.C. 184; Procureur c. Callixte Mbarushimana, ICC‑01/04‑01/10‑465‑Red-tFRA, 16 décembre 2011, conf. par ICC‑01/04‑01/10‑514, 30 mai 2012; Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, ICC‑01/04‑01/06‑2842-tFRA, 14 mars 2012, conf. ICC‑01/04‑01/06‑803, 29 janvier 2007; Prosecutor c. William Samoei Ruto, ICC‑01/09‑01/11‑373, 23 janvier 2012; Procureur c. Jean‑Pierre Bemba Gombo, ICC‑01/05‑01/08‑424-tFRA, 15 juin 2009; Prosecutor c. Jovica Stanišić, IT‑03‑69‑T, 30 mai 2013; Procureur c. Duško Tadić, IT‑94‑1‑A, 15 juillet 1999; Procureur c. Radoslav Brđanin, IT‑99‑36‑A, 3 avril 2007; Ryivuze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 134 (CanLII); Xu Sheng Gao c. United States Attorney General, 500 F.3d 93 (2007); Osagie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15817; Mpia‑Mena‑Zambili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1349 (CanLII); Fabela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028 (CanLII).

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 21(2) .

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, ch. 27, art. 98 , 162(2) , 170 g ) , h).

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre , L.C. 2000, ch. 24 .

Traités et autres instruments internationaux

Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37, art. 31.

Convention relative au Statut des Réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6, préambule, art. 1Fa).

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Doc. N.U. A/CONF.183/9, 17 juillet 1998, art. 25, 28, 30, 31(1)d).

Doctrine et autres documents cités

Cassese, Antonio.  « From Nuremberg to Rome : International Military Tribunals to the International Criminal Court », in Antonio Cassese, Paola Gaeta and John R. W. D. Jones, eds., The Rome Statute of the International Criminal Court : A Commentary, vol. I.  Oxford : Oxford University Press, 2002, 3.

Cassese, Antonio.  « The Proper Limits of Individual Responsibility under the Doctrine of Joint Criminal Enterprise » (2007), 5 J.I.C.J. 109.

Cassese’s International Criminal Law, 3rd ed., revised by Antonio Cassese, et al. Oxford : Oxford University Press, 2013.

Cryer, Robert, et al. An Introduction to International Criminal Law and Procedure, 2nd ed.  Cambridge : Cambridge University Press, 2010.

Goy, Barbara.  « Individual Criminal Responsibility before the International Criminal Court : A Comparison with the Ad Hoc Tribunals » (2012), 12 Int’l. Crim. L. Rev. 1.

Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.  « Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés », HCR/GIP/03/05, 4 septembre 2003 (en ligne : www.unhcr.fr).

Human Rights Watch.  World Report 2006 : Events of 2005.  New York : Human Rights Watch, 2006.

Kaushal, Asha, and Catherine Dauvergne.  « The Growing Culture of Exclusion : Trends in Canadian Refugee Exclusions » (2011), 23 Int’l. J. Refugee L. 54.

Lafontaine, Fannie.  Prosecuting Genocide, Crimes Against Humanity and War Crimes in Canadian Courts.  Toronto : Carswell, 2012.

Manacorda, Stefano, and Chantal Meloni.  « Indirect Perpetration versus Joint Criminal Enterprise : Concurring Approaches in the Practice of International Criminal Law? » (2011), 9 J.I.C.J. 159.

van Sliedregt, Elies.  Individual Criminal Responsibility in International Law.  Oxford : Oxford University Press, 2012.

Werle, Gerhard.  « Individual Criminal Responsibility in Article 25 ICC Statute » (2007), 5 J.I.C.J. 953.

Zambelli, Pia.  « Problematic Trends in the Analysis of State Protection and Article 1F(a) Exclusion in Canadian Refugee Law » (2011), 23 Int’l. J. Refugee L. 252.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Noël, Nadon et Pelletier), 2011 CAF 224, [2011] 3 R.C.F. 417, 420 N.R. 279, 335 D.L.R. (4th) 164, 1 Imm. L.R. (4th) 181, [2011] A.C.F. no 1052 (QL), 2011 CarswellNat 6333, qui a infirmé en partie une décision du juge Mainville, 2010 CF 662, [2011] 3 R.C.F. 377, 373 F.T.R. 97, [2010] A.C.F. no 766 (QL), 2010 CarswellNat 1860, qui avait infirmé une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Section de la protection des réfugiés), 2009 CanLII 89027.  Pourvoi accueilli.

                    Jared Will, Annick Legault et Peter Shams, pour l’appelant.

                    François Joyal et Ginette Gobeil, pour l’intimé.

                    Lorne Waldman, Jacqueline Swaisland, Kylie Buday et Rana Khan, pour l’intervenant le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

                    Michael Bossin, Chantal Tie et Laïla Demirdache, pour l’intervenante Amnistie Internationale.

                    John Terry, Sarah R. Shody et Renu Mandhane, pour les intervenants le Centre canadien pour la justice internationale et International Human Rights Program at the University of Toronto Faculty of Law.

                    Catherine Dauvergne, Angus Grant et Pia Zambelli, pour l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés.

                    Sukanya Pillay, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Jennifer Bond, Carole Simone Dahan, Aviva Basman et Andrew Brouwer, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Les juges LeBel et Fish —

I.    Introduction

[1]                              La responsabilité pénale ne résulte pas seulement de la perpétration directe d’un crime.  Par exemple, non seulement la personne qui appuie sur la détente mais aussi celle qui fournit l’arme peuvent être déclarées coupables de meurtre.  Dans le contexte international, où certains des crimes les plus graves sont souvent commis à distance par une multitude d’acteurs, la complicité constitue une caractéristique fondamentale des crimes perpétrés.

[2]                              Bien que l’on puisse distinguer l’auteur principal de l’auteur secondaire pour la détermination de la peine, la distinction n’est pas pertinente pour l’application de l’art. 1Fa) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, R.T. Can. 1969 n° 6 (« Convention relative aux réfugiés »).  L’article 1Fa) exclut de la définition de « réfugié » la personne « dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’ell[e] [a] commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité ».  L’auteur de tels crimes n’a pas droit à la protection humanitaire que prévoit la Convention relative aux réfugiés.  Lorsque la « sanction » se limite à cette exclusion, il est inutile de distinguer entre la personne qui commet le crime et celle qui l’aide et l’encourage à le commettre ou un autre participant.  Différents modes de participation à un crime international peuvent écarter la protection d’une personne à titre de réfugié. 

[3]                              La complicité par association n’est toutefois pas l’un d’eux.

[4]                              Le présent pourvoi porte sur la distinction entre l’association et la complicité.  La question consiste à déterminer si un haut fonctionnaire peut se voir refuser le droit d’asile parce qu’il a exercé ses fonctions pour le compte d’un gouvernement qui s’est livré à des crimes internationaux.  Notre Cour doit décider du degré de connaissance d’une activité criminelle et de participation à celle‑ci qui justifie le refus à l’acteur secondaire de la protection accordée aux réfugiés.  Autrement dit, aux fins de l’art. 1Fa), à quelles conditions la seule association devient‑elle complicité coupable? 

[5]                              Contrairement à la responsabilité d’un crime international, celle d’un crime national est souvent imputée de manière directe.  La responsabilité du participant joue un rôle mais, aux fins du droit pénal national, on se demande essentiellement si telle personne a commis tel crime contre telle victime.  En droit pénal international, on s’attache souvent à l’action collective et aux liens entre des individus et l’action collective.  Habituellement, il faut rechercher si un groupe de personnes, une organisation ou un État a commis une série de crimes contre un groupe de victimes.  Autrement dit, la responsabilité du participant joue un bien plus grand rôle dans la perpétration de crimes considérés parmi les plus graves par l’ordre juridique international : R. Cryer et autres, An Introduction to International Criminal Law and Procedure (2e éd. 2010), p. 361.

[6]                              Bien au fait de la dimension collective du crime international, la Cour d’appel fédérale conclut à juste titre qu’un haut fonctionnaire peut être tenu criminellement responsable des crimes de son gouvernement lorsqu’il est au courant de leur perpétration et qu’il demeure en poste sans protester et qu’il continue de défendre les intérêts du gouvernement.

[7]                              Un haut fonctionnaire ne s’expose pas pour autant à la responsabilité pour une quelconque forme de complicité par association.  La complicité découle de la contribution.  La nature collective de nombreux crimes internationaux ne diminue pas l’importance de ne tenir une personne responsable que des actes répréhensibles qu’elle a commis : G. Werle, « Individual Criminal Responsibility in Article 25 ICC Statute » (2007), 5 J.I.C.J. 953, p. 953.

[8]                              Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier, mais il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe, ce sur quoi nous reviendrons.  Pour l’application de l’art. 1Fa), ce lien est établi lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe.  D’ailleurs, nous verrons que se dessine à l’échelle internationale un large mouvement favorable à l’application d’un « critère axé sur la contribution significative ».

[9]                              Cette notion de complicité axée sur la contribution remplace le critère fondé sur la participation personnelle et consciente retenu par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306.  Nous estimons que ce critère a parfois été indûment assoupli de manière à englober la complicité par association.  Il est donc nécessaire de le modifier afin d’harmoniser le droit canadien avec le droit pénal international, les visées humanitaires de la Convention relative aux réfugiés et les principes fondamentaux du droit pénal.

[10]                          Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire à une formation différente de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « Commission ») pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.  La nouvelle formation déterminera s’il existe des raisons sérieuses de penser que la connaissance par l’appelant des crimes ou du dessein criminel de son gouvernement, et sa participation à ceux‑ci, emportent sa complicité par contribution.  Comme toujours, la question de savoir si l’art. 1Fa) a pour effet de rendre un demandeur inadmissible à la protection des réfugiés dépendra des faits particuliers du dossier.

A.  Contexte factuel

[11]                          En janvier 1999, l’appelant, Rachidi Ekanza Ezokola, entreprenait sa carrière au gouvernement de la République démocratique du Congo (« RDC ») à titre d’attaché financier du ministère des Finances affecté au ministère de l’Emploi, du Travail et de la Prévoyance sociale, à Kinshasa.  Il a ensuite été conseiller financier au ministère des Droits humains, puis au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale.  

[12]                          En 2004, l’appelant a été affecté à la Mission permanente de la RDC auprès de l’Organisation des Nations Unies (« ONU »), à New York.  À titre de deuxième conseiller d’ambassade, il a représenté la RDC à des réunions internationales et auprès d’organismes onusiens, dont le Conseil économique et social.  Il a aussi assuré la liaison entre la Mission permanente et les agences de l’ONU chargées des questions de développement.  En 2007, il est devenu chargé d’affaires par intérim et, à ce titre, il a dirigé la Mission permanente et prononcé une allocution devant le Conseil de sécurité sur les ressources naturelles de la RDC et les conflits dans son pays.

[13]                          L’appelant a travaillé à la Mission permanente jusqu’à sa démission et sa fuite au Canada en janvier 2008. 

[14]                          Il affirme avoir finalement démissionné parce qu’il refusait de servir le gouvernement du président Kabila qu’il jugeait corrompu, antidémocratique et violent.  Selon ses dires, sa démission serait considérée comme un acte de trahison par le gouvernement de la RDC.  Il ajoute que le service du renseignement de la RDC l’a harcelé, intimidé et menacé parce qu’il le soupçonnait d’avoir des liens avec Jean‑Pierre Bemba, un opposant au président Kabila.  Pour ces raisons, il a demandé l’asile au Canada pour lui‑même, son épouse et leurs huit enfants.

B.  Historique judiciaire

                    (1)   Commission de l’immigration et du statut de réfugié — Section de la protection des réfugiés, 2009 CanLII 89027

[15]                          La question que devait trancher la Commission pour statuer sur la demande d’asile de l’appelant consistait à savoir si la qualité de réfugié devait être refusée à l’appelant en application de l’art. 98  de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, ch. 27  (« LIPR  »).  Cette disposition incorpore directement au droit canadien l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés.  La Commission a refusé à l’appelant la protection des réfugiés en application de l’art. 1Fa).  Elle conclut que même si le gouvernement de la RDC ne constitue pas une organisation animée d’un dessein circonscrit et brutal, il a commis des crimes contre l’humanité au sens du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Doc. N.U. A/CONF.183/9, 17 juillet 1998 (« Statut de Rome ») et de la jurisprudence canadienne : par. 31 et 43.  À son avis, des crimes continuaient d’être perpétrés par le gouvernement même lorsque ses dirigeants étaient remplacés : par. 33. 

[16]                          La Commission s’appuie sur divers rapports, dont ceux des médias, ainsi que d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, pour conclure que des crimes internationaux ont été commis par chacun des camps opposés lors de conflits qui ont duré plusieurs années.  Elle cite par exemple au par. 39 le rapport du 18 janvier 2006 dans lequel Human Rights Watch condamne la conduite du gouvernement congolais (et d’autres parties) :

                    [traduction]  En 2005, les combattants de groupes armés et des soldats gouvernementaux ont délibérément tué, violé et enlevé des civils et détruit ou pillé leurs biens lors d’attaques répétées, surtout dans l’Est du Congo.  Un système de justice affaibli a failli à son devoir de poursuivre les auteurs de ces crimes récents et n’a rien fait pour mettre fin à l’impunité de ceux qui ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au cours des deux dernières guerres.  La découverte en septembre 2005, à Rutshuru, dans l’Est du Congo, de fosses communes datant de 1996 a rappelé le massacre de civils congolais les dix années précédentes, un crime demeuré impuni.

. . .

                    L’omission du gouvernement d’intégrer à l’armée nationale les membres d’anciens groupes belligérants et de former et payer ses soldats explique certains abus des militaires.  Des abus comme ceux survenus en décembre 2004 dans la province du Nord‑Kivu lorsque des soldats gouvernementaux et des combattants qui refusaient l’intégration ont attaqué et tué au moins cent civils, bon nombre d’entre eux l’ayant été à cause de leur appartenance ethnique, se sont produits à nouveau en 2005.  À Walungu, dans la province du Sud‑Kivu, les soldats gouvernementaux ont violé des civils et pillé leurs biens lors d’opérations menées contre les FDLR à la fin de 2004 et au début de 2005.  En juillet 2005, dans la province de l’Équateur, des troupes mal rémunérées et indisciplinées se sont livrées à des saccages et ont tué, violé et volé des civils.

                    Alors qu’ils tentaient de prendre le contrôle de l’Ituri et d’autres régions du Nord‑Kivu et du Sud‑Kivu, du Maniema et du Katanga à la fin de 2004 et en 2005, les soldats gouvernementaux, comme ceux qu’ils combattaient, ont commis de graves violations du droit humanitaire et des droits de la personne reconnus à l’échelle internationale.

(World Report 2006 : Events of 2005 (2006), p. 90‑92)

[17]                          La Commission cite également des rapports qui condamnent le recours des autorités congolaises à des enfants soldats : par. 36 et 40.

[18]                          Elle conclut que « [l]a preuve révèle clairement que le gouvernement congolais se livre à la répression des droits humains, à des massacres de la population civile ainsi qu’à la corruption gouvernementale » : par. 43.

[19]                          Selon la Commission, l’appelant a été complice de ces crimes.  Compte tenu de ses hautes fonctions, l’appelant détenait une « connaissance personnelle et consciente » des crimes de son gouvernement : par. 71.  Elle signale que l’appelant a joint les rangs du gouvernement de façon volontaire et qu’il a continué d’exercer ses fonctions jusqu’à ce qu’il craigne pour sa propre sécurité.  À son avis, les fonctions et les attributions de l’appelant ont contribué au maintien du gouvernement congolais.  Elle estime donc qu’il existe des raisons sérieuses de penser que l’appelant a été complice des crimes perpétrés par le gouvernement.

                    (2)   Cour fédérale — le juge Mainville, 2010 CF 662, [2011] 3 R.C.F. 377

[20]                          La Cour fédérale accueille la demande de contrôle judiciaire de l’appelant.  Elle conclut qu’une personne ne peut être exclue sous le régime de l’art. 1Fa) pour le seul motif qu’elle a été l’employée d’un pays dont le gouvernement commet des crimes internationaux.  La complicité exige un lien entre le demandeur et les crimes imputés au gouvernement.  

[21]                          Pour se prononcer sur l’existence d’un tel lien, la cour examine les différentes participations prévues dans le Statut de Rome et conclut que « la responsabilité pénale pour les crimes contre l’humanité requiert une participation personnelle au crime reproché ou un contrôle personnel sur les événements menant au crime reproché » : par. 86.

[22]                          Selon la cour, le lien requis avec les crimes « peut être établi par présomption si le demandeur d’asile occupait un poste hiérarchique élevé dans la fonction publique, dans la mesure où il y a des raisons sérieuses de penser que le poste en question permettait au demandeur d’asile d’exécuter, d’encourager ou de dissimuler ces crimes, ou permettait au demandeur d’asile de concourir ou de collaborer à ces crimes » : par. 4.  Or, elle estime qu’il n’existe en l’espèce « aucun élément de preuve tendant à démontrer une participation personnelle directe ou indirecte du demandeur dans les crimes reprochés, et [qu’]il y a absence de toute preuve d’encouragement ou de soutien actif du demandeur à l’égard de ces crimes » : par. 104.  La Commission a eu tort, selon elle, de conclure à la responsabilité de l’appelant sur le seul fondement du poste occupé au sein du gouvernement malgré l’absence de lien personnel entre ce poste et l’armée ou la police de la RDC. 

[23]                          La cour certifie la question suivante :

                    Aux fins de l’exclusion prévue au paragraphe 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, y a‑t‑il complicité par association à des crimes contre l’humanité du fait qu’un demandeur d’asile occupait un poste de fonctionnaire d’un gouvernement qui a commis de tels crimes, joint au fait que le demandeur d’asile avait connaissance de ces crimes et ne les a pas dénoncés, lorsqu’il n’y a aucune preuve d’une participation personnelle, directe ou indirecte, du demandeur d’asile dans ces crimes?

 

(2011 CAF 224, [2011] 3 R.C.F. 417, par. 28)

                    (3)     Cour d’appel fédérale — le juge Noël (les juges Nadon et Pelletier)

[24]                          La Cour d’appel fédérale répond par l’affirmative à la question certifiée, qu’elle reformule ainsi :  

                    Aux fins de l’exclusion prévue au paragraphe 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, peut‑il y avoir complicité par association à des crimes contre l’humanité du fait qu’un demandeur d’asile occupait un poste de haut fonctionnaire auprès d’un gouvernement qui a commis de tels crimes, joint au fait que le demandeur d’asile avait connaissance de ces crimes et est demeuré en poste sans les dénoncer?  [par. 44]

[25]                          Elle rejette la notion de complicité retenue par la Cour fédérale qu’elle juge contraire à la jurisprudence canadienne et trop restrictive : par. 46 et 57.  Elle conclut :

                    . . . un haut [fonctionnaire], en demeurant en poste sans protêt et en continuant à défendre les intérêts de son gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par ce gouvernement, peut démontrer sa « participation personnelle et consciente » à ces crimes et se rendre complice de son gouvernement dans leur commission.  [par. 72] 

[26]                          Elle ajoute que « la réponse ultime est toujours fonction des faits particuliers de chaque affaire » : par. 72.

[27]                          La Cour d’appel fédérale statue qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si la conclusion de la Commission était raisonnable ou non puisque cette dernière n’a pas appliqué le bon critère en matière de complicité.  Au lieu de s’attacher à la « participation personnelle et consciente » de l’appelant, la Commission s’est penchée sur la « connaissance personnelle et consciente » de ce dernier : par. 75.  La Cour d’appel fédérale renvoie donc l’affaire à une formation différente de la Commission afin qu’elle rende une nouvelle décision sur la complicité de l’appelant dans des crimes commis par la RDC, et ce, en appliquant le critère de la participation personnelle et consciente.

II.     Analyse

A.     Questions en litige

[28]                          Il appartiendra à la Commission de déterminer à l’issue d’une audience de novo si la protection des réfugiés doit être refusée à l’appelant parce qu’il s’est rendu coupable de crimes internationaux.  La Cour doit donc arrêter le critère à appliquer pour décider s’il y a eu complicité ou non.  Pour ce faire, elle doit également se pencher sur la norme de preuve que commande l’application de l’art. 1Fa). 

[29]                          Pour les motifs qui suivent, nous concluons qu’une personne est inadmissible à la protection des réfugiés suivant l’art. 1Fa) pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis.  Le fardeau de preuve incombe à la partie qui requiert l’exclusion, à savoir le Ministre : Ramirez, p. 314.

[30]                          Pour écarter la notion de complicité par association, nous avons examiné (i) l’objet de la Convention relative aux réfugiés et de son art. 1Fa), (ii) le rôle de la Commission, (iii) le droit international auquel renvoie expressément l’art. 1Fa) et (iv) le critère de complicité retenu par d’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés pour l’application de son art. 1Fa).  Ces éléments établissent tous la nécessité de resserrer la notion de complicité au Canada pour les besoins de l’art. 1Fa) afin qu’une personne ne se voie pas refuser la protection des réfugiés pour le seul motif qu’elle est associée à l’auteur de crimes internationaux.

B.        L’objet de la Convention relative aux réfugiés et de son art. 1Fa)

[31]                          À notre avis, l’objet de la Convention relative aux réfugiés, de même que celui de son art. 1Fa), permettent de mieux cerner l’interprétation qui convient aux fins de déterminer s’il y a exclusion de la protection des réfugiés pour cause de complicité dans la perpétration d’un crime international : Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 n° 37, art. 31.

[32]                          Le préambule de la Convention relative aux réfugiés souligne la « profonde sollicitude que [la communauté internationale] éprouve pour les réfugiés » et son souci « d’assurer à ceux‑ci l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».  L’interprétation de l’art. 1Fa) doit tenir compte de « [c]es objets et [de] ces buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne » : Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 57. 

[33]                          Cela dit, si grande que soit la portée de l’obligation de protéger les réfugiés qui découle de la Convention relative aux réfugiés, elle connaît des limites.  En particulier, celle-ci ne protège pas l’auteur d’un crime international.  Incorporée directement au droit canadien en vertu de l’art. 98  de la LIPR , l’art. 1Fa) vise à empêcher le recours abusif à la Convention relative aux réfugiés et refuse la protection qui y est prévue :

                    . . . aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

                     a)   qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

[34]                          Comme le reconnaît la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433, p. 445, « [l]orsque par un juste retour des choses, les persécuteurs deviennent les persécutés, ils ne pourront pas revendiquer le statut de réfugié.  Les criminels internationaux, de quelque côté qu'ils se trouvent dans les conflits, sont ainsi privés à juste titre du statut de réfugié. »  Autrement dit, ceux qui sont à l’origine de l’existence de réfugiés ne peuvent eux‑mêmes être des réfugiés : Pushpanathan, par. 63; Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 178, [2003] 3 C.F. 761, par. 118. 

[35]                          D’une part, une interprétation trop stricte de l’art. 1Fa) risque de transformer le pays en refuge pour les auteurs de crimes internationaux, ce que la disposition portant exclusion vise à empêcher.  Par contre, une interprétation stricte peut être considérée comme étant plus respectueuse de l’objectif humanitaire de la Convention relative aux réfugiés : Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« HCR »), « Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés », HCR/GIP/03/05, 4 septembre 2003 (en ligne), par. 2.

[36]                          Au vu de ce qui précède, il faut donc retenir un critère de complicité soigneusement conçu, un critère qui promeut les grands objectifs humanitaires de la Convention relative aux réfugiés, mais qui protège aussi l’intégrité de la protection internationale accordée aux réfugiés en empêchant l’auteur d’un crime contre la paix, d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité de tirer avantage du régime de protection.  Comme nous l’expliquons plus loin, un critère axé sur la contribution établit un juste équilibre entre ces deux objectifs — un critère qui requiert une contribution à la fois volontaire, consciente et significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe. 

C.  Le rôle de la Section de la protection des réfugiés : se prononcer sur l’exclusion et non sur la culpabilité

[37]                          Outre les objectifs de la Convention relative aux réfugiés et de l’art. 1Fa), le critère relatif à la complicité doit tenir compte du rôle de la Commission et de la procédure concrète d’examen d’une demande d’asile. 

[38]                          L’audition d’une telle demande ne saurait être confondue avec un procès criminel devant un tribunal international.  Les tribunaux pénaux internationaux rendent des décisions relativement à certains des crimes les plus graves pour l’ordre juridique international.  En revanche, la Commission se prononce sur le droit d’asile; elle ne conclut ni à la culpabilité du demandeur, ni à son innocence.  L’objet de l’art. 1Fa) « est plutôt d’exclure ab initio ceux qui ne sont pas des réfugiés authentiques au moment de la présentation de leur revendication » : Pushpanathan, par. 58.

[39]                          C’est pourquoi l’audience de la Commission est généralement moins formelle que celle d’une cour pénale.  La Commission n’est pas tenue de suivre les règles de preuve habituelles : LIPR , al. 170 g )  et h); Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385, par. 41; Kumar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 643 (CanLII), par. 28-29.  Le paragraphe 162(2)  de la LIPR  prévoit que chacune des sections de la Commission « fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité ».  

[40]                          De plus, les différences entre un procès criminel et une instance devant la Commission se traduisent et sont prises en compte par le fardeau de preuve particulier qui incombe à la Commission lorsqu’elle est appelée à rendre une décision fondée sur l’art. 1Fa) : elle peut alors refuser le droit d’asile à partir de « raisons sérieuses de penser ».  Nous y reviendrons plus en détail.

[41]                          Compte tenu de ces caractéristiques de la demande visant l’obtention du statut de réfugié, il est inutile de prévoir des critères pour chacune des circonstances dans lesquelles un fonctionnaire peut être reconnu coupable de complicité dans la perpétration des crimes imputés à son gouvernement.  Des considérations particulières peuvent être soulevées lorsqu’une personne aurait exercé un contrôle sur l’auteur présumé d’un crime ou qu’elle aurait apporté une contribution précise à un crime précis (par exemple, en l’instiguant, en ordonnant sa perpétration ou en incitant quelqu’un à le commettre).  Or, en l’espèce, nous sommes appelés à nous prononcer sur la participation générale à l’activité criminelle d’un groupe.  Il nous faut donc arrêter les conditions auxquelles cette participation devient une contribution coupable. 

D.     La Commission doit interpréter l’art. 1Fa) en s’appuyant sur le droit international

[42]                          Comme le veut expressément l’art. 1Fa), nous examinons maintenant les instruments internationaux.  Rappelons que la disposition rend inadmissibles au régime de protection des réfugiés les personnes « dont on [a] des raisons sérieuses de penser » qu’elles « ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux ».  Nous devons donc tenir compte du droit pénal international pour déterminer s’il convient ou non de refuser le droit d’asile à une personne pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux : Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, 302 N.R. 178, par. 8.  Nous examinerons également la jurisprudence internationale : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 82 et 126.

[43]                          À notre sens, le droit international s’applique tant aux éléments de l’infraction qu’aux différents modes de perpétration de celle‑ci.  Comme le dit l’appelant, l’art. 1Fa) s’attache non seulement à la présence des éléments constitutifs de l’infraction, mais aussi à l’existence de raisons sérieuses de penser que la personne a commis un crime prévu en droit international.  Comme nul ne conteste en l’espèce que les éléments des crimes sont imputables au gouvernement de la RDC, nous nous en tenons aux modes de perpétration.

[44]                          La question de savoir si une personne s’est rendue complice d’un crime international ne peut être étudiée à la lumière d’un seul des systèmes juridiques du monde : Ramirez, p. 315; Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.), p. 323.  Il en est ainsi à cause non seulement du texte explicite de l’art. 1Fa) portant application du droit international, mais aussi de la nature extraordinaire des crimes internationaux, lesquels transcendent tout simplement les normes nationales.  Comme l’explique Fannie Lafontaine dans Prosecuting Genocide, Crimes Against Humanity and War Crimes in Canadian Courts (2012), p. 95 :

                    [traduction]  Vu leur raison d’être même, leur ampleur particulière et le contexte de leur perpétration, le génocide, le crime contre l’humanité et le crime de guerre ne peuvent être considérés comme des crimes ordinaires, peu importe la gravité intrinsèque de ces derniers. 

[45]                          Même s’il repose sur des principes nationaux, le droit pénal international a adapté le concept de responsabilité individuelle au contexte de la criminalité collective et à grande échelle, où le crime se commet souvent de manière indirecte et à distance.  Comme l’explique Gerhard Werle, à la p. 954 : 

                    [traduction]  Au moment de déterminer la responsabilité individuelle des membres de réseaux d’action collective, il faut garder à l’esprit que le degré de responsabilité criminelle ne diminue pas à mesure qu’augmente la distance entre l’auteur et l’acte perpétré; en fait, souvent il s’accroît.  Adolf Hitler, par exemple, a causé la mort de millions de personnes sans jamais toucher une victime.  De plus, l’auteur d’assassinats collectifs Adolf Eichmann a organisé l’extermination des Juifs européens à partir de son bureau au siège du « Reichssicherheitshauptamt » de la SS, à Berlin.

[46]                          Le libellé de l’art. 1Fa) et la réalité de la criminalité internationale nous obligent donc à faire porter notre regard par‑delà le droit pénal canadien.  Nous devons nous garder d’interpréter et d’appliquer le droit pénal international comme s’il correspondait en tous points à notre droit pénal national : Cassese’s International Criminal Law (3éd. 2013), révisé par A. Cassese et autres, p. 6-7.

[47]                          Quelles sont alors les sources pertinentes du droit pénal international?

[48]                          À notre avis, le meilleur point de départ pour cette étude se trouve dans le Statut de Rome.  Comme le reconnaît le lord juge Brown de Eaton‑under‑Heywood dans R. (J.S. (Sri Lanka)) c. Secretary of State for the Home Department, [2010] UKSC 15, [2011] 1 A.C. 184 (« J.S. »), par. 9 :

                            [traduction]  Il convient de s’en remettre d’emblée au Statut de [Rome] désormais ratifié par plus de 100 pays et qui constitue assurément de nos jours l’énoncé le plus complet et faisant le plus autorité de la pensée internationale relative aux principes qui régissent la responsabilité en ce qui concerne les crimes internationaux les plus graves (qui seuls peuvent justifier le refus d’asile au demandeur qui constitue par ailleurs une personne à protéger).

[49]                          Il ne fait aucun doute que, pour le Canada, le Statut de Rome fait autorité quant aux principes applicables en droit pénal international.  Non seulement notre pays en est‑il signataire, mais il l’a incorporé au droit canadien par l’adoption de la Loi   sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre , L.C. 2000, ch. 24 

[50]                          L’article 25 du Statut de Rome donne le détail des modes de perpétration possibles.  On dit de ces différents moyens d’engager sa responsabilité pénale qu’ils sont l’aboutissement des efforts de la communauté internationale pour codifier la responsabilité pénale individuelle en droit international : A. Cassese, « From Nuremberg to Rome : International Military Tribunals to the International Criminal Court », dans A. Cassese, P. Gaeta et J. R. W. D. Jones, dir., The Rome Statute of the International Criminal Court : A Commentary, vol. I (2002), 3, p. 3-4; E. van Sliedregt, Individual Criminal Responsibility in International Law (2012), p. 74-75. 

[51]                          Cela dit, nous ne pouvons nous appuyer seulement sur la manière dont la Cour pénale internationale (« CPI ») interprète la notion de complicité.  Malgré son importance, le Statut de Rome ne peut être considéré comme une codification complète du droit pénal international.  Celui‑ci découle de sources diverses (par exemple, la jurisprudence de plus en plus abondante des cours pénales internationales) : Cassese’s International Criminal Law, p. 9-21.  De son côté, l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés renvoie de manière générale aux instruments internationaux, et la CPI se fonde elle‑même sur la jurisprudence de tribunaux ad hoc pour interpréter sa propre loi : Procureur c. Callixte Mbarushimana, ICC‑01/04‑01/10-465-Red-tFRA, décision relative à la confirmation des charges, 16 décembre 2011 (CPI, Chambre préliminaire I), par. 280.  Voir aussi B. Goy, « Individual Criminal Responsibility before the International Criminal Court : A Comparison with the Ad Hoc Tribunals » (2012), 12 Int’l. Crim. L. Rev. 1, p. 4. Dans Mugesera, par. 82 et 126, notre Cour souligne l’expertise des tribunaux ad hoc en matière de droit international et explique que « les cours de justice canadiennes appliquant des dispositions de droit interne [. . .] qui incorporent expressément le droit international coutumier, ne devraient pas [. . .] écarter [les décisions du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (« TPIY ») et du Tribunal pénal international pour le Rwanda] à la légère » : par. 126.  Par conséquent, même si notre analyse s’appuie surtout sur la plus récente codification du droit pénal international que constitue le Statut de Rome, nous tenons compte également d’autres sources, notamment la jurisprudence des tribunaux ad hoc.

[52]                          Rappelons aussi que le présent pourvoi intéresse la distinction entre la simple association et la complicité coupable.  Si d’autres distinctions entre les modes de commission peuvent importer aux fins de la détermination de la peine, la disposition qui a pour effet d’écarter la protection accordée aux réfugiés ne s’applique que lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur d’asile a commis un crime international, indépendamment du mode de commission.  Il nous faut dès lors établir le seuil d’exclusion applicable suivant l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés.  Notre examen de la complicité doit donc tenir compte des modes de commission les plus généraux que reconnaît actuellement le droit pénal international, à savoir le fait d’agir de concert dans un dessein commun suivant l’art. 25(3)d) du Statut de Rome et l’entreprise criminelle conjointe, notion issue de la jurisprudence des tribunaux ad hoc

[53]                          Pour ces deux modes connexes, la notion de responsabilité pénale individuelle a été adaptée à la dimension collective du crime international.  Cependant, comme le montre l’analyse qui suit, elle n’a pas été étendue au point d’englober la complicité par simple association ou l’acquiescement passif.  En d’autres mots, lorsque nous nous reportons au droit pénal international, nous constatons que même pour les modes de perpétration les plus généraux, il doit exister un lien entre la personne et le crime ou le dessein criminel d’un groupe.  Ainsi, dans la mesure où, aux fins de l’art. 1Fa), l’arrêt de la Cour d’appel fédérale élargit la notion de complicité de manière à englober la simple complicité par association ou l’acquiescement passif, il ne doit pas être suivi.  Nous y reviendrons plus en détail.

E.      Dessein commun aux fins de l’art. 25(3)d) du Statut de Rome

[54]                          L’article 25(3)d) du Statut de Rome établit un mode de commission résiduel général, à savoir « contribue[r] de toute autre manière » à la commission d’un crime (ou à la tentative de commission) par un groupe de personnes agissant de concert dans un dessein commun :

              3.   . . .  une personne est pénalement responsable et peut être punie pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :

. . .

                           d)    Elle contribue de toute autre manière à la commission ou à la tentative de commission d’un tel crime par un groupe de personnes agissant de concert.  Cette contribution doit être intentionnelle et, selon le cas :

                                 i)    Viser à faciliter l’activité criminelle ou le dessein criminel du groupe, si cette activité ou ce dessein comporte l’exécution d’un crime relevant de la compétence de la Cour; ou

                                 ii)   Être faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre ce crime;

Voir Cassese’s International Criminal Law, p. 175-176.

[55]                          En d’autres termes, l’art. 25(3)d) cible la contribution à la commission d’un crime d’une personne qui n’avait pas de pouvoir sur l’exécution du crime et qui n’a pas fait de contribution essentielle comme l’exige la notion de coaction à l’art. 25(3)a), qui n’a pas incité, sollicité ou encouragé la commission du crime au sens de l’art. 25(3)b) ou qui n’avait pas l’intention de faciliter la commission du crime ou d’apporter son aide à sa commission selon l’art. 25(3)c) : Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, ICC‑01/04‑01/06-2842-tFRA, jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, 14 mars 2012 (CPI, Chambre de première instance I), par. 999; Prosecutor c. William Samoei Ruto, ICC‑01/09‑01/11-373, décision sur la confirmation des charges, 23 janvier 2012 (CPI, Chambre préliminaire II), par. 354; Prosecutor c. Callixte Mbarushimana, ICC‑01/04‑01/10-514, jugement sur l’appel du Procureur contre la décision sur les charges, 30 mai 2012 (CPI, Chambre d’appel), par. 8, avec l’accord de la juge Fernández de Gurmendi; Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, ICC‑01/04‑01/06-803, décision sur la confirmation des charges, 29 janvier 2007  (CPI, Chambre préliminaire I), par. 337; Lafontaine, p. 237-238.

[56]                          C’est surtout le degré de contribution exigé qui distingue l’actus reus correspondant à l’al. d) de celui que prévoient les alinéas précédents du par. 25(3).  La jurisprudence n’est pas définitivement établie, mais une chambre préliminaire de la CPI a affirmé que le degré de contribution exigé aux fins de l’art. 25(3)d) est moindre que celui requis pour l’application des al. a) à c).  Alors que l’al. a) exige une contribution essentielle, et l’al. c) une contribution substantielle, la Chambre préliminaire I conclut que l’art. 25(3)d) requiert seulement une contribution significative : Mbarushimana, par. 279-285.

[57]                          L’expression « de toute autre manière » englobe toute contribution imaginable du point de vue qualitatif, mais sa portée n’est pas nécessairement aussi grande sur le plan quantitatif.  Toute contribution, aussi minime soit‑elle, ne tombe pas sous le coup de l’art. 25(3)d).  Il est crucial que le seuil fixé soit celui de la contribution significative.  Comme le note la Chambre préliminaire I de la CPI dans Mbarushimana, par. 277 :

                            . . . un tel seuil est nécessaire pour exclure des contributions qui, dans l’esprit des auteurs du Statut, n’étaient clairement pas d’un degré ou d’une nature suffisants pour déclarer engagée la responsabilité pénale individuelle.  Par exemple, de nombreux membres d’une communauté peuvent apporter des contributions à une organisation criminelle en ayant connaissance de la criminalité du groupe, surtout lorsque cette criminalité est de notoriété publique.  Si on ne fixe pas de seuil au degré d’assistance, tout propriétaire, commerçant, prestataire de services (y compris publics), secrétaire, gardien ou même contribuable apportant une quelconque contribution à la commission de crimes internationaux par un groupe répondrait aux éléments requis pour voir sa responsabilité engagée en vertu de l’article 25‑3‑d, à raison d’une contribution infinitésimale aux crimes commis.

[58]                          La Chambre préliminaire I explique ensuite que l’importance de la contribution dépend des faits de l’espèce, « puisque ce n’est qu’en examinant le comportement d’une personne dans son contexte qu’on peut déterminer dans quelle mesure une contribution a eu un effet plus ou moins grand sur les crimes commis » : Mbarushimana, par. 284.  Par ailleurs, sur appel interjeté par le Procureur, la Chambre d’appel refuse à la majorité de préciser le degré de contribution requis à l’art. 25(3)d) : par. 65‑69.

[59]                          S’agissant de la mens rea requise, il ressort de l’art. 25(3)d) que la contribution doit être intentionnelle, qu’elle doit « [v]iser à faciliter l’activité criminelle ou le dessein criminel du groupe » ou « [ê]tre faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre ce crime ».  Dans l’affaire Mbarushimana, la Chambre préliminaire I explique au par. 289 de ses motifs qu’une personne peut être complice d’un crime sans avoir la mens rea nécessaire à sa perpétration : 

                    À la différence de l’aide et du concours visés à l’article 25‑3‑c du Statut, pour lesquels l’intention est toujours requise, la connaissance suffit pour déclarer engagée en vertu de l’article 25‑3‑d du Statut la responsabilité de celui qui a apporté sa contribution à un groupe de personnes agissant de concert dans la poursuite d’un dessein commun.  Étant donné que la connaissance des intentions criminelles du groupe suffit pour engager la responsabilité pénale, il n’est pas requis que celui qui apporte une contribution ait l’intention de commettre un crime spécifique, ni nécessaire qu’il satisfasse à l’élément moral des crimes reprochés.

[60]                          Bien que l’élément subjectif puisse, pour les besoins de l’art. 25(3)d), revêtir la forme de l’intention (de contribuer au dessein criminel d’un groupe) ou de la connaissance (de l’intention du groupe de commettre des crimes), l’insouciance ne paraîtrait pas suffire.  Le texte même de l’art. 25(3)d) ne renvoie pas au comportement susceptible de contribuer à une activité criminelle ou à un dessein criminel, et on a conclu que l’élément psychologique circonscrit à l’art. 30 exclut le dol éventuel, c’est‑à‑dire la conscience du simple risque que le comportement entraîne des conséquences prohibées : Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC‑01/05‑01/08-424-tFRA, décision rendue en application des art. 61(7)a) et b) du Statut de Rome, 15 juin 2009 (CPI, Chambre préliminaire II), par. 360.  Signalons que, dans Lubanga, par. 351-355, la Chambre préliminaire I interprète différemment l’art. 30.

[61]                          Comme le montre ce qui précède, la complicité visée à l’art. 25(3)d) n’est pas liée au poste occupé au sein d’un groupe ou à l’association au groupe, mais à la contribution intentionnelle ou consciente aux crimes ou au dessein criminel de ce groupe.

F.   Entreprise criminelle commune

[62]                          Après examen de la forme de responsabilité accessoire la plus générale que prévoit le Statut de Rome, nous passons maintenant à ce qui constitue peut‑être le mode d’engagement de la responsabilité le plus général et le plus controversé que reconnaissent les tribunaux ad hoc, soit l’entreprise criminelle commune.  Voir Cassese’s International Criminal Law, p. 163-175, et Cryer, p. 372.

[63]                          Même si l’entreprise criminelle commune est source de responsabilité principale, il nous faut en tenir compte dans l’établissement d’un seuil minimal pour l’application de l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés.  Le tracé de la ligne de démarcation entre responsabilité principale et responsabilité accessoire n’est pas nécessairement constant en droit pénal international et en droit pénal canadien.  La responsabilité découlant de l’entreprise criminelle commune, comme celle fondée sur le dessein commun et visée à l’art. 25(3)d), requiert une contribution « moindre » à la commission d’un crime que celle liée au fait d’aider ou d’encourager.  Bien que l’aide et l’encouragement exigent une contribution substantielle à un crime précis, la responsabilité fondée sur l’entreprise criminelle commune ou le dessein commun peut aussi découler d’une contribution significative à un dessein criminel.  Dans la mesure où, dans Prosecutor c. Jovica Stanišić, IT-03-69-T, jugement, 30 mai 2013 (TPIY, Chambre de première instance I), elle paraît appliquer un critère plus strict, la Chambre de première instance du TPIY rompt avec la jurisprudence de la Chambre d’appel : Procureur c. Duško Tadić, IT‑94‑1‑A, arrêt, 15 juillet 1999 (TPIY, Chambre d’appel), par. 229, cité dans Lafontaine, p. 237; Procureur c. Radoslav Brđanin, IT‑99‑36‑A, arrêt, 3 avril 2007 (TPIY, Chambre d’appel), par. 427‑428 et 430.  L’entreprise criminelle commune peut donc être le fait d’une personne qui pourrait facilement être considérée comme un auteur secondaire mais, en même temps, le complice du crime commis par autrui : Cryer, p. 372; S. Manacorda et C. Meloni, « Indirect Perpetration versus Joint Criminal Enterprise : Concurring Approaches in the Practice of International Criminal Law? » (2011), 9 J.I.C.J. 159, p. 166-167.  

[64]                          Dans Tadić, par. 196-206, le TPIY établit trois types d’entreprise criminelle commune (« ECC »).  Dans les trois cas, l’actus reus s’entend d’une contribution « significative » à l’entreprise criminelle : Brđanin, par. 430.

[65]                          La mens rea varie cependant d’un type à l’autre.  Le premier requiert l’intention partagée de commettre un crime spécifique.  Le deuxième requiert la connaissance par l’accusé de l’existence d’un système de mauvais traitements et son intention d’y contribuer.  Pour ce qui est du troisième, l’accusé doit avoir eu l’intention de participer et de contribuer à l’activité criminelle ou au dessein criminel du groupe, et de contribuer à l’entreprise criminelle commune ou à la commission d’un crime par le groupe.  Dans le cas du troisième type d’ECC, une personne peut être tenue responsable d’un autre crime que celui projeté en commun si elle avait l’intention de participer et de contribuer à l’activité criminelle du groupe, et (i) qu’il était prévisible qu’un tel crime soit commis par l’un ou l’autre des membres du groupe, et (ii) qu’elle a délibérément couru ce risque.  Autrement dit, lorsqu’un accusé a l’intention de contribuer au dessein commun, le troisième type d’ECC englobe non seulement la contribution consciente, mais aussi celle qui est imputable à l’insouciance : voir Tadić, par. 228.

[66]                          Malgré le chevauchement de l’entreprise criminelle commune et de l’art. 25(3)d), la jurisprudence de la CPI tient les deux modes de commission pour distincts.  Selon certains auteurs, la CPI n’appliquerait pas le troisième type d’ECC, surtout à cause de l’élément d’insouciance qu’il comporte : van Sliedregt, p. 101; Lafontaine, p. 238; A. Cassese, « The Proper Limits of Individual Responsibility under the Doctrine of Joint Criminal Enterprise » (2007), 5 J.I.C.J. 109, p. 132; Manacorda et Meloni, p. 176.

[67]                          Pour les besoins du présent pourvoi, mentionnons simplement que le seul fait d’exercer des fonctions dans une organisation ou une institution ou d’être associée à celle‑ci n’équivaut pas à une entreprise criminelle commune, même dans sa forme la plus large : Cassese’s International Criminal Law, p. 163.  L’accusé doit à tout le moins avoir apporté une contribution significative au crime du groupe ou à son dessein criminel, tout en ayant été animé d’une certaine conscience subjective (que ce soit l’intention, la connaissance ou l’insouciance) du crime ou du dessein criminel.  En d’autres mots, cette forme de responsabilité, bien qu’elle soit étendue, exige davantage qu’un lien entre l’accusé et le groupe qui a commis le crime.  Il doit exister un lien entre le comportement de l’accusé et le comportement criminel du groupe : Brđanin, par. 427-428; Lafontaine, p. 234; Cryer, p. 369.

G.     Complicité en droit international — résumé

[68]                          En bref, bien que les divers modes de commission reconnus en droit pénal international définissent les contours d’un concept général de complicité, une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel.  En droit pénal international, on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe. 

H.     Droit comparé et décisions d’autres tribunaux nationaux

[69]                          D’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés ont interprété l’art. 1Fa) au regard des exigences minimales en matière de complicité établies par les principes du droit international examinés précédemment. 

[70]                          Dans J.S., la Cour suprême du Royaume‑Uni a écarté la présomption selon laquelle l’individu qui se joint à une organisation coupable de crimes de guerre est complice de ces crimes, même lorsque le dessein de l’organisation est circonscrit et brutal.  Le lord Hope de Craighead, président adjoint de la Cour suprême, motifs concordants, a opiné que [traduction] « sa seule appartenance à une organisation qui recourt à la violence à des fins politiques ne suffit pas à le faire tomber sous le coup des dispositions portant exclusion » : par. 43; voir aussi par. 31 et 44.  Le décideur doit plutôt, selon le lord juge Kerr de Tonaghmore, motifs également concordants, [traduction] « s’attacher au rôle véritable de la personne et tenir compte de tous les aspects importants de ce rôle pour conclure que le degré de participation requis est établi ou non » : par. 55.  Selon lui, cette interprétation « s’accorde au mieux [. . .] avec l’esprit des art. 25 et 30 du Statut de Rome de la CPI » : par. 57. 

[71]                          Selon J.S., une personne n’est inadmissible suivant l’art. 1Fa) que [traduction] « s’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement contribué de manière significative à faire en sorte que l’organisation puisse poursuivre son objectif de commettre des crimes de guerre, alors qu’elle savait que son aide permettrait la réalisation de cet objectif » : par. 38.

[72]                          Pour déterminer l’état d’esprit et le degré de participation de l’accusé, la cour s’appuie sur des considérations qui s’apparentent beaucoup à celles prises en compte par les tribunaux canadiens pour l’application de l’art. 1Fa) :

                         [traduction]  . . . (i) la nature et (ce qui pourrait revêtir une certaine importance) la taille de l’organisation et, plus particulièrement, de la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé, (ii) le fait que l’organisation était proscrite ou non, et dans l’affirmative, l’auteur de cette proscription, (iii) la façon dont le demandeur d’asile a été recruté, (iv) la durée de son appartenance à l’organisation et les possibilités qu’il a eues, le cas échéant, de la quitter, (v) son poste, son grade, son statut et son influence au sein de l’organisation, (vi) sa connaissance des crimes de guerre commis par l’organisation et (vii) sa participation personnelle à l’organisation, de même que sa fonction au sein de celle‑ci, y compris, surtout, sa contribution quelle qu’elle soit à la commission de crimes de guerre.  [J.S., par. 30]

[73]                          Ces considérations sont pour l’essentiel subsumées sous celles, « non exhaustives », énoncées dans Ryivuze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 134 (CanLII), par. 38 :

(1) la nature de l’organisation;

 

(2) la méthode de recrutement;

 

(3) le poste ou le grade au sein de l’organisation;

 

(4) la connaissance des atrocités commises par l’organisation;

 

(5) la période de temps passée dans l’organisation;

 

(6) la possibilité de quitter l’organisation. 

[74]                          Les considérations prises en compte par les tribunaux britanniques et canadiens contribuent à éviter que l’analyse relative à la complicité débouche sur l’exclusion de la protection des réfugiés sur le fondement de la seule appartenance à une organisation multiforme qui se livre à des crimes de guerre ou sur la seule omission de se dissocier de celle‑ci. 

[75]                          De même, les décisions américaines rendues en appel relativement au refus du droit d’asile ne reconnaissent pas la complicité fondée sur l’acquiescement passif ou la contribution trop indirecte.  La disposition américaine qui empêche que l’asile soit accordé au persécuteur n’incorpore pas directement l’art. 1Fa), mais son interprétation veut néanmoins que seule soit inadmissible la personne ayant commis un crime international au sens du droit pénal international : m.a., par. 167.  Voici un extrait d’une décision récente de la Second Circuit Court of Appeals :

                         [traduction]  . . . le simple fait qu’[une personne] soit associée à une entreprise de persécution ne suffit pas en soi à donner effet à la disposition qui prévoit le refus du droit d’asile.  Comme il appert de la remarque incidente de la Cour suprême dans Fedorenko c. United States, 449 U.S. 490, 101 S.Ct. 737, 66 L.Ed.2d 686 (1981), maintes fois citée, la « culpabilité par association » ne saurait justifier le refus du droit d’asile . . .

                           . . . Pour qu’[un demandeur] puisse être tenu personnellement responsable d’aide à la perpétration d’actes de persécution, certains éléments doivent établir que ses actes ont contribué à la persécution d’autrui.

(Xu Sheng Gao c. United States Attorney General, 500 F.3d 93 (2007), par. 5‑6, cité dans P. Zambelli, « Problematic Trends in the Analysis of State Protection and Article 1F(a) Exclusion in Canadian Refugee Law » (2011), 23 Int’l. J. Refugee L. 252, p. 284-285.)

[76]                          À notre avis, la notion de complicité retenue par ces États parties respecte la recommandation du HCR dans les Principes directeurs, par. 18, bien qu’il préconise l’exigence d’une contribution « substantielle » :

                           Pour que l’exclusion soit justifiée, il faut que la responsabilité individuelle soit établie en liaison avec un crime couvert par l’article 1F.  [. . .] En général, la responsabilité individuelle découle du fait que la personne a commis ou a contribué de manière substantielle à la commission de l’acte criminel, en sachant que son acte ou son omission favoriserait la conduite criminelle.  Il n’est pas nécessaire que la personne ait physiquement commis l’acte criminel en question.  L’instigation, la complicité et la participation à une entreprise criminelle commune peuvent suffire.

[77]                          En résumé, les interprétations qui précèdent exigent toutes un lien entre l’individu et le crime ou le dessein criminel du groupe pour qu’il y ait complicité.  Un individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement.  Cependant, comme l’explique le HCR et le reconnaissent d’autres États parties, pour refuser le droit d’asile à une personne, il faut prouver qu’elle a consciemment contribué de manière à tout le moins significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel.  L’appartenance passive au groupe ne suffit pas, comme nous l’indiquons aux par. 70-76.

I.    L’élargissement indu de la notion de participation criminelle par les tribunaux canadiens

[78]                          Avant qu’elle ne soit infirmée en Cour d’appel fédérale, on voyait dans la décision de la Cour fédérale rendue en l’espèce l’amorce éventuelle d’une [traduction] « jurisprudence plus nette, plus étroitement liée aux normes internationales et au libellé d’origine de la Convention » : A. Kaushal et C. Dauvergne, « The Growing Culture of Exclusion : Trends in Canadian Refugee Exclusions » (2011), 23 Int’l. J. Refugee L. 54, p. 85.  La Cour fédérale a conclu avec raison que ni la seule appartenance à un gouvernement qui s’est rendu coupable de crimes internationaux, ni la connaissance de ces crimes ne suffisent pour établir la complicité : par. 4. 

[79]                          À notre sens, l’approche de la Cour fédérale en l’espèce resserre à juste titre le critère qui permet de conclure ou non à la complicité, un critère qui, dans certains cas, s’était attaché indûment aux activités criminelles du groupe plutôt qu’à la contribution de l’individu à ces activités criminelles : voir par exemple Osagie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15817 (C.F.); Mpia‑Mena‑Zambili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1349 (CanLII), par. 45-47; Fabela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028 (CanLII), par. 14-19.  En répondant par l’affirmative à la question certifiée, la Cour d’appel fédérale peut donner à penser qu’elle avalise une interprétation trop large de la complicité, une interprétation qui englobe la complicité par association ou acquiescement passif.

[80]                          Le juge Noël écrit en l’espèce qu’« en demeurant en poste sans protêt et en continuant à défendre les intérêts de son gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par ce gouvernement », un haut fonctionnaire peut se rendre complice de ces crimes.  On ne saurait toutefois invoquer indûment les motifs de la Cour d’appel fédérale pour conclure à la complicité d’une personne alors même qu’elle n’a accompli aucun acte coupable et n’a eu aucune connaissance ou intention criminelle, mais a seulement su que d’autres membres du gouvernement avaient commis des actes illégaux.

[81]                          À notre avis, il est nécessaire de revoir l’interprétation canadienne de l’art. 1Fa) afin d’exclure clairement le refus de protection fondé sur une notion aussi étendue de la complicité.  Faute de le faire, un haut fonctionnaire pourrait devoir cesser d’exercer ses fonctions légitimes en période de conflit ou d’instabilité nationale afin de ne pas être déchu de son droit à l’asile.  De plus, la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif va à l’encontre de deux principes fondamentaux du droit pénal. 

[82]                          Il est bien établi en droit pénal international que l’omission n’emporte pas de responsabilité pénale, sauf obligation d’agir : Cassese’s International Criminal Law, p. 180-182.  Par conséquent, à moins d’un contrôle exercé sur les auteurs individuels d’un crime international, nul ne peut se rendre complice seulement en continuant d’exercer ses fonctions sans protester : Ramirez, p. 319‑320.  De même, la culpabilité par association viole le principe de la responsabilité pénale individuelle.  Une personne ne peut être responsable que de ses propres actes coupables : van Sliedregt, p. 17.

[83]                          On ne doit pas considérer que la décision de la Cour d’appel fédérale permet de conclure à la complicité par association du fait de la fonction exercée ni à celle fondée sur l’acquiescement passif, car ce serait perpétuer une rupture avec le droit pénal international et les principes fondamentaux du droit pénal. 

J.    Resserrement du critère appliqué au Canada en matière de complicité

[84]                          Compte tenu de ce qui précède, il devient nécessaire de clarifier la notion de complicité aux fins de l’application de l’art. 1Fa).  Pour refuser l’asile à un demandeur sur le fondement de cette disposition, il doit exister des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.

[85]                          Nous examinons chacune des caractéristiques clés de cette notion de complicité axée sur la contribution.  Il s’agit à notre avis de conditions propres à empêcher un décideur d’élargir la notion indûment et de conclure à la complicité d’une personne pour simple association ou acquiescement passif.

                  (1)   Caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel

[86]                          Il va sans dire que la contribution au crime ou au dessein criminel doit être volontaire.  Cette caractéristique n’est pas contestée en l’espèce, mais on peut aisément concevoir le cas d’un individu qui aurait été complice d’un crime de guerre sans avoir vraiment eu le choix d’y participer.  Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une contribution, le décideur doit par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle‑ci.  L’exigence du caractère volontaire permet au demandeur d’invoquer la contrainte, un moyen de défense effectivement reconnu en droit pénal international coutumier, ainsi qu’à l’art. 31(1)d) du Statut de Rome : Cassese’s International Criminal Law, p. 215-216.

                  (2)     Contribution significative aux crimes ou au dessein criminel

[87]                          Selon nous, la simple association devient complicité coupable aux fins de l’art. 1Fa) lorsqu’une personne apporte une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.  Comme l’affirme le lord juge Brown dans J.S., l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] « vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » : par. 38.  Cette interprétation de l’art. 1Fa) s’accorde avec la reconnaissance par le droit pénal international de la participation collective et indirecte aux crimes en question, ainsi qu’avec le par. 21(2)  du Code criminel  du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑46 , qui impute une responsabilité pénale à quiconque prête son concours à la réalisation d’une fin commune illégale. 

[88]                          Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin.  L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international. 

                  (3)   La contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel

[89]                          Pour être complice de crimes gouvernementaux, un fonctionnaire doit être au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel.

[90]                          Nous estimons que cette approche est conforme au type de mens rea exigé à l’art. 30 du Statut de Rome.  L’article 30(1) dispose en effet que « nul n’est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d’un crime relevant de la compétence de la [CPI] que si l’élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance ».  L’article 30(2)a) précise qu’il y a intention chez une personne lorsqu’elle « entend adopter [l]e comportement ».  En ce qui concerne les conséquences, l’art. 30(2)b) exige que la personne « entend[e] causer cette conséquence ou [soit] consciente que celle‑ci adviendra dans le cours normal des événements ».  Suivant l’art. 30(3), il y a connaissance lorsqu’une « personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements ».

                  (4)   L’application du critère

[91]                          L’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis des crimes internationaux dépend des faits de chaque affaire.  Dès lors, pour déterminer si les actes d’un individu correspondent à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité, plusieurs considérations peuvent se révéler utiles.  L’énumération qui suit rassemble celles retenues par les tribunaux canadiens et britanniques, de même que par la CPI.  Elle permet de baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel :

(i)                la taille et la nature de l’organisation;

(ii)               la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

(iii)              les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(iv)              le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(v)               la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

(vi)              le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

Voir Ryivuze, par. 38; J.S., par. 30; Mbarushimana, décision relative à la confirmation des charges, par. 284. 

[92]                          Malgré la prise en compte de ces considérations, l’analyse doit toujours s’attacher à la contribution de l’individu au crime ou au dessein criminel.  Non seulement sont-elles diverses, mais ces considérations s’appliqueront à des situations elles aussi diverses où le contexte socio-historique différera d’un cas à l’autre.  Les réfugiés proviennent de nombreux pays et chacun d’eux se présente devant la Commission pour y relater son propre vécu et son propre parcours dans le pays d’origine.  Dès lors, l’examen des considérations retenues par nos tribunaux et ceux d’autres pays, ainsi que par la communauté internationale, devra nécessairement être particulièrement contextuel.  Selon les faits de l’affaire, certaines joueront plus que d’autres dans l’établissement des éléments constitutifs de la complicité.  Cependant, au bout du compte, ces considérations seront soupesées dans le but principal de déterminer s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel.

[93]                          Dans la présente affaire, il appartiendra à la Commission d’arrêter les considérations pertinentes eu égard aux faits du dossier.  Pour l’aider dans cette tâche, il convient peut‑être que nous développions quelque peu chacune des considérations susmentionnées.

[94]                          La taille et la nature de l’organisation.  La taille de l’organisation pourrait permettre de se prononcer sur la vraisemblance que le demandeur ait connu ses crimes ou son dessein criminel ou qu’il y ait contribué.  La taille de l’organisation est inversement proportionnelle à la vraisemblance de la connaissance et de la contribution.  Cette vraisemblance peut également varier en fonction de la nature du groupe.  Lorsque celui‑ci est multiforme ou hétérogène (par exemple, lorsqu’il exerce à la fois des activités légitimes et des activités criminelles), le lien entre la contribution et le dessein criminel sera plus ténu.  En revanche, lorsque l’organisation sera animée d’un dessein circonscrit et brutal, le lien sera plus facile à établir.  En pareilles circonstances, un décideur peut être plus enclin à inférer que l’accusé connaissait le dessein criminel du groupe et qu’il a contribué à sa réalisation.  Cela dit, même dans le cas d’un groupe animé d’un dessein circonscrit et brutal, les actes et la fonction de l’individu en son sein doivent tout de même être soupesés avec soin, au regard de la situation propre à cet individu, pour déterminer si sa contribution était volontaire et si elle a eu une incidence importante sur le crime ou le dessein criminel du groupe.

[95]                          La section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé.  Cette considération peut se révéler pertinente lorsque l’implication de certaines composantes de l’organisation dans la perpétration du crime ou leur participation à la réalisation du dessein criminel était connue.  À titre d’exemple, dans l’éventualité où une seule composante aurait été associée au crime ou au dessein criminel, le fait que le demandeur a seulement appartenu à une ou à plusieurs autres composantes pourrait l’exonérer aux fins de l’application de l’art. 1Fa).

[96]                          Les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation.  Cette considération devrait se révéler pertinente aux fins de statuer sur la complicité, car elle vise précisément la participation du demandeur aux activités quotidiennes de l’organisation.  La Commission doit se pencher sur le lien entre les fonctions et les activités du demandeur d’asile et les crimes et le dessein criminel de l’organisation.

[97]                          Le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation.  Plus une personne se situe au sommet de la hiérarchie de l’organisation, plus elle est susceptible d’avoir connaissance de ses crimes et de son dessein criminel.  Parfois, un poste élevé ou une ascension rapide peut attester l’existence d’un grand appui au dessein criminel de l’organisation.  Qui plus est, en raison du poste qu’elle occupe ou du rang auquel elle s’est hissée, une personne peut, de fait, exercer un contrôle sur les auteurs d’actes criminels, ce qui pourrait emporter l’application de l’art. 28 du Statut de Rome.

[98]                          La durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel).  L’appartenance de longue date peut faciliter la preuve de la complicité.  Elle accroît en effet la possibilité que l’individu ait connu les crimes commis par l’organisation ou son dessein criminel.  Elle peut également accroître l’importance de la contribution de l’intéressé aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation.

[99]                          Le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a ou non de quitter l’organisation.  Comme nous l’indiquons plus haut, ces deux considérations jouent directement sur le caractère volontaire de la contribution.  L’individu contraint de se joindre au groupe, de l’appuyer ou d’en demeurer membre pourrait ne pas avoir agi volontairement.  De même, sa participation pourrait ne pas se révéler volontaire s’il n’a pas eu la possibilité de quitter le groupe, surtout après qu’il a appris l’existence de son activité ou de son dessein criminels.  La Commission pourra se demander si la situation propre au demandeur (le lieu où il se trouvait, ses ressources financières et son réseau social) était de nature à faciliter son départ ou à y faire obstacle.

[100]                      Nous rappelons que les considérations énumérées précédemment ne doivent servir qu’à baliser l’examen du dossier.  À cet égard, nous souscrivons aux propos suivants du lord juge Kerr dans J.S., par. 55 :

                    [traduction] . . . elles ne font pas nécessairement état de tous les éléments à examiner et chacune ne s’applique pas à tout coup.  J’estime qu’il faut s’attacher au rôle véritable de la personne et tenir compte de tous les aspects importants de ce rôle pour conclure que le degré de participation requis est établi ou non.

L’analyse du contexte en entier englobe nécessairement les moyens de défense opposables, y compris celui fondé sur la contrainte, dont nous avons fait état.

K.     Norme de preuve : raisons sérieuses de penser

[101]                      Enfin, la norme de preuve particulière établie à l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés s’applique pour déterminer s’il y a ou non complicité découlant de la contribution suivant le critère énoncé précédemment.  Rappelons que la Commission ne statue pas sur la culpabilité.  Ses décisions de refus d’asile ne sont donc pas fondées sur une preuve établie hors de tout doute raisonnable ou selon la norme de la prépondérance des probabilités généralement applicable en matière civile.  L’article 1Fa) demande plutôt à la Commission de décider s’il existe ou non des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un crime contre la paix.  Au chapitre de l’application de la norme de preuve, nous souscrivons aux motifs du lord juge Brown dans J.S., par. 39 :

                             [traduction]  Il me paraît vain de s’étendre sur la mention à l’art. 1F de « raisons sérieuses de penser » que le demandeur d’asile a commis un crime de guerre.  De toute évidence, dans Gurung [2003] Imm AR 115 (à la fin du par. 109), le tribunal insiste avec raison sur « la norme de preuve moins stricte qui vaut dans une affaire d’exclusion de la protection », une norme moins stricte que celle applicable dans un procès pour crime de guerre.  Cela dit, les mots « raisons sérieuses de penser » emportent certainement l’application d’un critère plus strict en la matière que, par exemple, les termes « motifs raisonnables de soupçonner ».  Le sens du verbe « penser » se rapproche davantage du fait de « croire » que du fait de « soupçonner ».  J’incline à convenir avec le lord juge Sedley, qui se prononce dans Al‑Sirri c. Secretary of State for the Home Department [2009] Imm AR 624, par. 33 :

                                    « [L’expression utilisée] établit une norme plus stricte et il doit y avoir plus qu’un soupçon.  Pour le reste, on s’efforce à tort de paraphraser le libellé clair de la Convention : celle‑ci doit être interprétée en fonction de son libellé. »

[102]                      À notre avis, cette norme de preuve particulière est appropriée eu égard au rôle de la Commission et à la réalité d’un refus d’asile dont nous faisons état dans les présents motifs.  Toutefois, elle ne justifie pas un assouplissement des principes fondamentaux du droit pénal qui reconnaîtrait la complicité par association. 

III. Conclusion

[103]                      Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours et de renvoyer l’affaire à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.  Pour déterminer s’il y a eu complicité ou non, la nouvelle formation appliquera le critère fondé sur la contribution exposé précédemment.  Elle se livrera à un examen approfondi afin de déterminer si les faits particuliers de l’espèce établissent l’existence de l’actus reus et de la mens rea de la complicité et justifient ainsi le refus à l’appelant de la protection des réfugiés par application de l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureurs de l’appelant : Jared Will, Montréal; Boisclair & Legault, Montréal; Peter Shams, Montréal.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenant le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés : Waldman & Associates, Toronto; Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Amnistie Internationale : Services juridiques communautaires du Centre d’Ottawa, Ottawa; Services juridiques communautaires du Sud d’Ottawa, Ottawa.

                    Procureurs des intervenants le Centre canadien pour la justice internationale et International Human Rights Program at the University of Toronto Faculty of Law : Torys, Toronto; University of Toronto, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés : University of British Columbia, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Association canadienne des libertés civiles, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : Université d’Ottawa, Ottawa; Refugee Law Office, Toronto.

 

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