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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Québec (Agence du revenu) c. Services Environnementaux AES inc., 2013 CSC 65

Date : 20131128

Dossier : 34235, 34393

 

Entre :

Agence du revenu du Québec (anciennement le Sous-ministre du Revenu du Québec)

Appelante

et

Services Environnementaux AES inc. et Centre Technologique AES inc.

Intimées

- et -

Procureur général du Canada

Intervenant

Et entre :

Agence du revenu du Québec (anciennement le Sous-ministre du Revenu du Québec)

Appelante

et

Jean Riopel, Christiane Archambault et Entreprise J.P.F. Riopel inc.

Intimés

- et -

Procureur général du Canada

Intervenant

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 56)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis)

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 


 


québec (agence du revenu) c. services environnementaux aes

Agence du revenu du Québec (anciennement le

Sous‑ministre du Revenu du Québec)                                                           Appelante

c.

Services Environnementaux AES inc. et

Centre Technologique AES inc.                                                                        Intimées

et

Procureur général du Canada                                                                      Intervenant

‑ et ‑

Agence du revenu du Québec (anciennement le

Sous‑ministre du Revenu du Québec)                                                           Appelante

c.

Jean Riopel, Christiane Archambault et

Entreprise J.P.F. Riopel inc.                                                                               Intimés

et

Procureur général du Canada                                                                      Intervenant

Répertorié : Québec (Agence du revenu) c. Services Environnementaux AES inc.

2013 CSC 65

Nos du greffe : 34235, 34393.

2012 : 8 novembre; 2013 : 28 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Contrats — Interprétation — Intention des parties — Volonté déclarée dans des documents relatifs à des transactions ne reflétant pas la commune intention des parties en raison d’erreurs commises par des professionnels — Transactions entraînant des impacts fiscaux non prévus — Les tribunaux peuvent‑ils intervenir pour constater la légitimité et la nécessité des modifications apportées par les parties aux documents afférents aux transactions? — Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1425.

                    Des actionnaires de sociétés commerciales ont effectué des transactions pour procéder à la restructuration de ces sociétés sans incidences fiscales.  À la suite d’erreurs commises par leurs conseillers fiscaux, le fisc a établi des avis de cotisation réclamant des impôts imprévus par les contribuables.  Dans l’affaire AES, les parties s’étaient entendues sur des transferts d’actions qui comportaient une opération de roulement, conformément aux modalités prévues par les lois fiscales pertinentes, sur la base d’un calcul du prix de base rajusté (« PBR ») des actions transférées.  Un aspect de la contrepartie versée pour la cession des actions consistait dans l’émission et la remise d’un billet égal au montant de leur PBR.  Cette entente, qui devait avoir pour effet de reporter l’impôt payable, a été viciée par une erreur commise dans le calcul du PBR des actions.  Au lieu de demander l’annulation du contrat, les parties ont convenu de corriger l’erreur en modifiant les documents qui constataient et exécutaient leur entente, y compris les formulaires fiscaux nécessaires, puis se sont adressées à la Cour supérieure au moyen d’une requête en rectification.  Dans l’affaire Riopel, les parties se sont entendues verbalement pour réaliser une planification fiscale détaillée, dont les modalités essentielles leur avaient été recommandées par leurs conseillers.  L’entente prévoyait un ensemble d’opérations et d’actes à accomplir, selon un échéancier précis, pour réaliser des cessions d’actions et une fusion de sociétés, et ce, d’une manière propre à assurer le report des obligations fiscales afférentes à ces transactions en utilisant des procédures prévues par les lois fiscales.  Les conseillers des parties ont interverti l’ordre de la fusion des sociétés commerciales et de la cession d’actions.  Comme cette erreur empêchait le report des impôts, ils ont tenté de la corriger en modifiant les actes originaux et les faisant signer par leurs clients, sans leur expliquer la nature des changements effectués.  Après l’établissement des avis de cotisation par le fisc et la découverte des erreurs commises dans la rédaction des écrits relatifs à la transaction, les parties ont convenu de donner effet à leur entente originale, en modifiant les actes défectueux.

                    La Cour supérieure a accordé la demande de rectification dans l’affaire AES mais l’a refusée dans l’affaire Riopel. La Cour d’appel du Québec a fait droit dans les deux cas aux demandes de rectification, concluant que l’art. 1425 C.c.Q. permettait de corriger l’écart entre l’intention commune des parties et l’intention déclarée dans les actes, car les demandes étaient légitimes et la correction ne portait pas atteinte aux droits des tiers.

                    Arrêt : Les pourvois sont rejetés.

                    L’interaction du droit civil et du droit fiscal limite le champ d’intervention des tribunaux.  Les règles de la common law et du droit civil déterminent en principe la nature et les conséquences juridiques des opérations visées par le droit fiscal, mais les tribunaux saisis d’une contestation relative à des aspects civils d’une transaction ayant des implications fiscales ne peuvent statuer sur les avis de cotisation et les avis d’opposition établis ou déposés à l’égard de cette transaction.  Il appartiendra plutôt aux juridictions déclarées compétentes en la matière de se prononcer sur la validité et les effets de ces avis, s’il y a lieu de le faire, et d’évaluer les conséquences des jugements rendus par les cours civiles au sujet des opérations à l’origine des avis de cotisation.

                    Le droit civil des contrats repose sur le principe du consensualisme et retient la distinction fondamentale entre l’échange des consentements et son expression écrite.  Le contrat appartient aux parties.  Entre elles, mais sous réserve des droits qui ont pu être acquis par des tiers, les parties sont libres de modifier ou d’annuler le contrat et les documents qui le constatent.  Rien ne les empêche de reconnaître l’existence d’une erreur commune et de convenir de la corriger de consentement mutuel.  La recherche de l’intention ou volonté commune des parties par les tribunaux représente une véritable opération d’interprétation, et l’art. 1425 C.c.Q. leur permet d’intervenir à cette fin.  Si l’acte sous seing privé est entaché d’erreur, une fois cette erreur établie conformément aux règles de la preuve civile, le tribunal doit la constater et faire en sorte qu’on y remédie.  En droit civil, le fisc ne possède pas de droit acquis au bénéfice d’une erreur que les parties à un contrat auraient commise, puis corrigée de consentement mutuel.

                    En l’espèce, l’ensemble des écrits préparés pour réaliser les planifications fiscales dont ont convenu les parties représentait une expression erronée de leur volonté commune.  Les tribunaux pouvaient intervenir pour constater la légitimité et la nécessité des modifications apportées par les parties aux actes en litige.  Le droit substantiel justifiait leur intervention, et la procédure civile québécoise n’y faisait pas obstacle.  Le débat relevait du domaine du contradictoire.  Le fisc avait été appelé en cause, comme il devait l’être, et la requête en rectification était la voie normale pour saisir la Cour supérieure et lui demander d’intervenir à des fins d’abord et avant tout déclaratoires.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Canada (Attorney General) c. Juliar (2000), 50 O.R. (3d) 728; Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., [1987] 1 R.C.S. 59; Banque de Montréal c. Européenne de Condiments S.A., [1989] R.J.Q. 246; Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793; Sobeys Québec inc. c. Coopérative des consommateurs de Sainte–Foy, 2005 QCCA 1172, [2006] R.J.Q. 100; Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1372, 1373, 1374, 1378, 1385, 1412, 1425, 1439, 2818, 2829.

Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C25, art. 5.

Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .), art. 86.

Loi sur les compagnies, L.R.Q., ch. C‑38.

Loi sur les impôts, L.R.Q., ch. I‑3, art. 541 à 543.

Doctrine et autres documents cités

Baudouin, Jean‑Louis, et Pierre‑Gabriel Jobin.  Les obligations, 7e éd. par Pierre‑Gabriel Jobin et Nathalie Vézina.  Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2013.

Campbell, Colin.  Administration of Income Tax 2013.  Toronto : Thomson/Carswell, 2013.

Cresp, Marie.  Le temps juridique en droit privé, essai d’une théorie générale.  Aix‑en‑Provence, France : Presses universitaires d’Aix‑Marseille, 2013.

Deslauriers, Jacques.  Vente, louage, contrat d’entreprise ou de service, 2e éd.  Montréal : Wilson & Lafleur, 2013.

Gendron, François.  L’interprétation des contrats.  Montréal : Wilson & Lafleur, 2002.

Ghestin, Jacques.  « La notion de contrat » (1990), 12 Droits 7.

Krishna, Vern.  The Fundamentals of Canadian Income Tax, 9th ed.  Toronto : Thomson/Carswell, 2006.

Lafond, Pierre‑Claude, dir.  JurisClasseur — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile.  Montréal : LexisNexis, 2008 (feuilles mobiles mises à jour mars 2013, envoi no 8).

L’Heureux, Nicole, Édith Fortin et Marc Lacoursière.  Droit bancaire, 4e éd.  Montréal : Yvon Blais, 2004.

Lluelles, Didier, et Benoît Moore.  Droit des obligations, 2e éd.  Montréal : Thémis, 2012.

Marquis, Paul‑Yvan.  « L’inscription de faux et la correction des actes notariés » (1990), 92 R. du N. 407.

Moore, Benoît.  « Flexible Contrat », dans Benoît Moore, dir., Mélanges Jean‑Louis Baudouin.  Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2012, 569.

Pineau, Jean, Danielle Burman et Serge Gaudet.  Théorie des obligations, 4e éd. par Jean Pineau et Serge Gaudet.  Montréal : Thémis, 2001.

Swan, Angela, and Jakub Adamski.  Canadian Contract Law, 3rd ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2012.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Morissette et Kasirer), 2011 QCCA 394, 2011 D.T.C. 5045, [2011] J.Q. no 1911 (QL), 2011 CarswellQue 1079, SOQUIJ AZ‑50727855, qui a confirmé une décision de la juge Borenstein, 2009 QCCS 790 (CanLII), [2009] J.Q. n1554 (QL), 2009 CarswellQue 1643, SOQUIJ AZ‑50541289.  Pourvoi rejeté.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Bich, Kasirer et Wagner), 2011 QCCA 954 (CanLII), [2011] J.Q. no 5720 (QL), 2011 CarswellQue 5360, SOQUIJ AZ‑50755104, qui a annulé une décision de la juge Nantel, 2010 QCCS 1576 (CanLII), [2010] J.Q. no 3418 (QL), 2010 CarswellQue 3545, SOQUIJ AZ‑50628627.  Pourvoi rejeté.

                    Pierre Zemaitis, Christian Boutin et Khashayar Haghgouyan, pour l’appelante.

                    Dominic C. Belley, pour les intimées Services Environnementaux AES inc. et Centre Technologique AES inc.

                    Bruno Racine et Marc‑Antoine St‑Pierre, pour les intimés Jean Riopel, Christiane Archambault et Entreprise J.P.F. Riopel inc.

                    Pierre Cossette et Susan Shaughnessy, pour l’intervenant.

 

 

Le jugement de la Cour a été rendu par

 

                         Le juge LeBel —

I.    Introduction

[1]                              Ces appels soulèvent des problèmes liés à la détermination de la nature et de la portée d’ententes intervenues entre des contribuables relativement à la réorganisation d’entreprises, à des planifications fiscales et aux effets de ces mesures à l’égard du fisc. En bref, dans ces deux affaires, des actionnaires de sociétés commerciales effectuèrent diverses transactions pour procéder à la restructuration de ces sociétés et la cession d’intérêts dans celles-ci. Leurs ententes devaient être réalisées sans produire d’incidences fiscales. À la suite d’erreurs commises par les conseillers fiscaux des contribuables en cause, l’Agence du revenu du Québec (« ARQ ») et l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») établirent des avis de cotisation réclamant des impôts imprévus par ces contribuables.

[2]                              À la suite de l’établissement des avis de cotisation dans ces deux dossiers, les parties concernées s’entendirent pour corriger les documents relatifs à leurs ententes afin d’obtenir l’effet de neutralité fiscale qu’elles recherchaient. Elles demandèrent à la Cour supérieure du Québec de rectifier leurs documents originaux, lesquels ne reflétaient pas selon elles leurs véritables ententes. La Cour supérieure rendit des jugements contradictoires dans ces dossiers, accordant la demande de rectification dans l’un (2009 QCCS 790 (CanLII)) et la rejetant dans l’autre (2010 QCCS 1576 (CanLII)). La Cour d’appel du Québec fit droit dans les deux cas aux demandes de rectification visant à donner effet à la volonté réelle des parties (2011 QCCA 394, 2011 D.T.C. 5045; 2011 QCCA 954 (CanLII)). Pour des motifs différant en partie de ceux de la Cour d’appel, je rejetterais les pourvois de l’ARQ, déclarerais que les intimés pouvaient modifier leurs conventions et constaterais cette modification. 

II.      L’origine des litiges

A.  Affaire Services Environnementaux AES inc.

[3]                              Le premier pourvoi est celui concernant Services Environnementaux AES inc. (« AES ») et Centre technologique AES inc. (« Centre technologique »). Dans des admissions dont elles ont convenu et qu’elles ont produites devant la Cour supérieure, les parties ont résumé la preuve relative aux transactions qui ont provoqué le conflit entre les autorités fiscales et AES.

[4]                              AES est une société commerciale qui a été constituée en 1993 en vertu de la Partie IA de la Loi sur les compagnies, L.R.Q., ch. C-38. Centre technologique a été créée en vertu de la même loi, en 1997, comme filiale à part entière d’AES. En 1998, dans le cadre d’une réorganisation d’entreprise, AES s’entendit avec un investisseur, Groupe Sani–Gestion, pour lui céder 25 pour cent des actions qu’elle détenait dans le capital–actions de Centre technologique. Pour réaliser cet investissement, AES et Centre technologique conclurent une entente de réorganisation et de planification fiscale et donnèrent mandat à leurs conseillers fiscaux de la mettre en œuvre. Pour assurer la neutralité fiscale de cette entente, AES et Centre technologique utilisèrent certaines dispositions relatives aux échanges d’actions prévues à l’art. 86  de la Loi de l’impôt sur le revenu ,   L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .), et aux art. 541 à 543 de la Loi sur les impôts, L.R.Q., ch. I-3. Pour différer l’effet fiscal d’un échange d’actions, ces dispositions exigent, notamment, que la contrepartie payée autrement qu’en actions n’excède pas le prix de base rajusté (« PBR ») des actions reçues.

[5]                              Une erreur, attribuée aux conseillers d’AES, fut commise dans l’évaluation du PBR des actions cédées. Celui-ci avait été évalué à 1 217 029 $, alors qu’en réalité il n’atteignait que 96 001 $. Sur la foi de cette évaluation erronée, lors de l’échange de ses 1 217 029 actions votantes dans le capital-actions de Centre technologique, AES reçut 4 500 000 actions votantes et participantes de Centre technologique, ainsi qu’un billet à demande de cette dernière d’une valeur de 1 217 028 $. Centre technologique paya ce billet à AES entre le 18 décembre 1998 et le 30 septembre 1999. En 2000, les autorités fiscales ajoutèrent un gain en capital imposable de 840 770 $ au revenu déclaré par AES pour l’année d’imposition terminée le 30 septembre 1999.

[6]                              Des avis de cotisation furent établis et des avis d’opposition déposés. Cet aspect du dossier n’est pas devant notre Cour. Celle-ci est saisie des conséquences de la tentative d’AES et de Centre technologique de corriger une transaction qui ne permettait pas d’atteindre la neutralité fiscale recherchée par les parties en raison de l’erreur commise dans sa réalisation. Après qu’AES se soit opposée aux avis de cotisation, le 1er novembre 2001 les parties convinrent d’annuler et de reprendre le billet de 1 217 028 $. Un nouveau billet de 95 000 $, daté du 11 décembre 1998, serait émis, de même que 1 122 029 actions de catégorie C, d’une valeur de 1 122 029 $. AES et Centre technologique présentèrent ensuite à la Cour supérieure du Québec une requête en rectification et jugement déclaratoire. Cette procédure demandait à la cour de modifier les ententes originales pour qu’elles reflètent l’intention originale des parties, de leur donner effet rétroactivement à la date originale de la transaction, c’est-à-dire décembre 1998, et de déclarer ces modifications opposables aux tiers. Le Sous-ministre du Revenu du Québec, aux droits duquel est maintenant l’ARQ, contesta la requête dont elle demanda le rejet, comme d’ailleurs l’ARC.

 

B.   Affaire Riopel

[7]                              En 2004, les intimés Jean Riopel et Christiane Archambault, qui sont mariés depuis 1984, possédaient respectivement 60 pour cent et 40 pour cent des actions d’une société commerciale, Déchiquetage Mobile JR inc. (« Déchiquetage Mobile »). En juillet 2004, tous les éléments d’actif de Déchiquetage Mobile sont vendus à des tiers. Le seul actif consiste alors dans le produit de la vente de ces éléments d’actif. À ce moment-là, M. Riopel est aussi l’unique actionnaire d’une société de portefeuille, Entreprise J.P.F. Riopel inc. (« JPF »).

[8]                              Sur la recommandation de leur comptable, M. Riopel et Mme Archambault conviennent de fusionner Déchiquetage Mobile et JPF. Monsieur Riopel doit devenir le seul actionnaire de la société résultant de la fusion, Mme Archambault lui cédant tous ses intérêts dans Déchiquetage Mobile moyennant un prix convenu. L’opération doit se dérouler sans conséquences fiscales pour Mme Archambault. Le comptable et un avocat fiscaliste reçoivent le mandat de mener à bien ce projet.

[9]                              Le 1er septembre 2004, les conseillers de Mme Archambault et de M. Riopel leur présentent un plan détaillé en vue de la réalisation du projet de fusion des deux sociétés, de cession d’intérêts et de la planification fiscale destinée à reporter l’impact fiscal de la transaction. D’abord, le 30 octobre 2004, Mme Archambault vendra à M. Riopel ses actions dans Déchiquetage Mobile pour un prix de 720 000 $. Ce prix sera acquitté en partie par un billet d’une valeur de 335 000 $, somme qui correspond au PBR des actions de Mme Archambault. Le solde du prix de vente, qui est égal à la différence entre la juste valeur marchande et le PBR des actions, soit 385 000 $, sera acquitté par l’émission de 385 000 actions privilégiées de JPF à un prix de rachat de 385 000 $. Le 1er novembre 2004, les statuts de fusion et le certificat de fusion de Déchiquetage Mobile et de JPF seront complétés et ces deux sociétés seront fusionnées sous le nom d’Entreprise J.P.F. Riopel inc. (« JPF-2 »). Puis, le 4 novembre 2004, JPF-2 remboursera à Mme Archambault le billet de 335 000 $ et lui rachètera ses actions privilégiées d’une valeur totale de 385 000 $. Selon l’avocat fiscaliste, le rachat des actions privilégiées entraînera un dividende réputé de 385 000 $, mais ce dividende ne produira aucune incidence fiscale, puisqu’il sera versé à partir du compte de dividendes en capital de JPF-2.

[10]                          Malheureusement, la transaction ne se déroula pas comme prévu. Les conseillers des parties commirent une série d’erreurs dans la préparation des actes juridiques nécessaires pour réaliser la planification qu’ils avaient recommandée à leurs clients. Les statuts de fusion déposés auprès de l’Inspecteur général des institutions financières et datés du 1er novembre 2004 ne faisaient aucune mention d’une cession des actions de Mme Archambault qui aurait dû intervenir le 30 octobre. La fusion précédait ainsi la vente des actions, contrairement à la planification prévue, ce qui compromettait l’effet de neutralité fiscale recherché.

[11]                          Pour corriger la situation et préserver l’efficacité fiscale de la transaction, le comptable et l’avocat fiscaliste décidèrent, le 27 octobre 2004, de modifier la documentation juridique déjà préparée, sans toutefois en souffler mot à leurs clients. Ils maintinrent au 1er novembre 2004 la date formelle de la fusion, mais restructurèrent la transaction projetée dans les documents qu’ils préparèrent. Les actions détenues par Mme Archambault dans Déchiquetage Mobile furent converties en 720 actions ordinaires de JPF-2. Le 2 novembre 2004, soit après la fusion, JPF-2 racheta les 720 actions de Mme Archambault en utilisant les dispositions des lois fiscales sur les roulements. Pour acquitter le prix d’achat, JPF-2 remit un billet à demande de 335 000 $ et émit 385 000 actions privilégiées sans valeur nominale et rachetables. Le 2 novembre, M. Riopel et Mme Archambault signèrent tous les contrats et documents nécessaires sans que leurs conseillers leur aient expliqué la nature des changements apportés à la planification établie à l’origine. Ils reconnurent d’ailleurs ne pas avoir lu les documents lors de la clôture de la transaction. Par la suite, JPF-2 remboursa le billet dû à Mme Archambault et lui racheta ses actions privilégiées pour 385 000 $.

[12]                          Tout à coup, en janvier 2007, Mme Archambault reçut des avis de cotisation de l’ARC et du ministère du Revenu du Québec. On attribua à Mme Archambault un dividende imposable de 335 000 $ et on lui réclama des arrérages d’impôt de 150 000 $, environ, majorés des intérêts usuels. Ces avis de cotisation signifiaient que les autorités fiscales estimaient que la planification fiscale comportait des erreurs et qu’elle ne pouvait atteindre son objectif.

[13]                          Conformément aux lois fiscales applicables, les intimés déposèrent un avis d’opposition aux avis de cotisation. Cet aspect du dossier demeure toujours en suspens. En effet, après la réception des avis de cotisation, les intimés entamèrent devant la Cour supérieure du Québec une procédure qualifiée de « Requête introductive d’instance en rectification de contrat ». Selon les intimés, l’objectif de cette procédure consistait à faire constater la véritable entente intervenue entre eux, pour que les documents reflètent leur intention réelle. Grâce à cette procédure, ils entendaient donner effet aux termes de la transaction prévus à l’origine, en modifiant ou en remplaçant les documents signés le 2 novembre 2004 chez leurs conseillers fiscaux.

[14]                          Les intimés demandaient d’abord la modification rétroactive de la date de la vente de leurs actions, du 2 novembre au 30 octobre 2004. La vente serait ainsi réputée avoir eu lieu à cette dernière date, c’est-à-dire avant la fusion. Ils sollicitaient également dans leur requête des changements aux annexes des statuts de fusion, à savoir la modification des catégories d’actions établies le 2 novembre. En outre, ils réclamaient des modifications corrélatives aux formulaires fiscaux T2057 et TP-518 qu’ils avaient produits après la fusion. Enfin, ils souhaitaient faire modifier le prix des actions cédées, ainsi que les catégories et le nombre de ces actions, pour rendre ces modalités conformes à la planification fiscale convenue à l’origine. L’ensemble de ces modifications visait à éviter l’attribution d’un dividende imposable à l’intimée Mme Archambault, à la suite de la cession des actions.

[15]                          Pour les intimés, leur requête représentait une simple demande de rectification de contrat visant à faire corriger des écrits non conformes à leur accord véritable. L’ARQ et l’ARC contestèrent toutes deux la recevabilité et le fondement de la requête des intimés. Selon les autorités fiscales, la procédure civile québécoise ne permettait pas la présentation d’une telle requête devant la Cour supérieure du Québec et la prétendue demande de rectification était complètement étrangère au droit des obligations du Québec.

III.    Historique judiciaire

[16]                          Les deux affaires, qui ont été entendues en même temps par notre Cour, ont été menées de façon complètement indépendante devant les tribunaux du Québec. Elles ont fait l’objet d’audiences et de décisions distinctes tant devant la Cour supérieure que la Cour d’appel. Je résumerai d’abord les jugements rendus dans l’affaire AES, puis ceux prononcés dans l’affaire Riopel.

A.     L’affaire AES

      (1)  La Cour supérieure du Québec, la juge Borenstein, 2009 QCCS 790 (CanLII)

[17]                          Sur la base d’admissions de faits déposées par les parties, la Cour supérieure fait droit à la requête en rectification, reconnaissant que la procédure civile québécoise n’interdit pas la procédure présentée par les intimés. La juge Borenstein décide que le droit civil du Québec autorise une certaine forme de rectification afin de refléter l’intention réelle des parties à un contrat. Elle permet donc la modification de tous les documents relatifs à la transaction, déclare ces modifications opposables au fisc et leur donne effet rétroactivement à la date prévue à l’origine pour l’exécution de la transaction.

(2)  La Cour d’appel du Québec, les juges Chamberland, Morissette et Kasirer, 2011 QCCA 394, 2011 D.T.C. 5045

[18]                          Un arrêt unanime de la Cour d’appel confirme le jugement de la Cour supérieure. La Cour d’appel ne voit aucun obstacle à la requête des intimés en procédure civile québécoise. Selon la Cour d’appel, le droit civil du Québec autorise les tribunaux à corriger les actes intervenus entre des parties de façon à donner effet à leur véritable intention commune, sans qu’il soit nécessaire d’importer dans le droit des obligations du Québec la doctrine de la rectification reconnue en common law. De l’avis de la Cour d’appel, l’art. 1425 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), permet de corriger l’écart entre l’intention commune des parties et l’intention déclarée dans les actes, pourvu que la demande soit légitime et que la correction effectuée ne porte pas atteinte aux droits des tiers (par. 17-20). La Cour d’appel conclut que la demande est légitime et ne porte pas atteinte aux droits des autorités fiscales.

 

C.     L’affaire Riopel

      (1)  La Cour supérieure du Québec, la juge Nantel, 2010 QCCS 1576 (CanLII)

[19]                          La juge conclut d’abord qu’aucun accord de volonté conduisant à la formation d’un contrat ne serait intervenu à l’issue de la rencontre des parties avec leurs conseillers le 1er septembre 2004. De plus, et quoi qu’il en soit, l’erreur invoquée dépasse le cadre de l’erreur matérielle, la seule que le tribunal soit habilité corriger. Il s’agit en fait de modifier substantiellement la structure de la transaction, ce qui ne relève pas du pouvoir de la Cour supérieure, la doctrine de la rectification reconnue par la common law ne s’appliquant pas en droit civil québécois.

         (2)  La Cour d’appel du Québec, les juges Bich, Kasirer et Wagner, 2011 QCCA 954 (CanLII)

[20]                          La Cour d’appel casse le jugement de la Cour supérieure et accueille les conclusions en rectification recherchées par les intimés, leur donnant un effet rétroactif et les rendant opposables au fisc. Son jugement adopte les principes établis antérieurement dans l’arrêt AES et reconnaît que la procédure civile québécoise autorise le type de requête déposée par les intimés. Sans appliquer la doctrine de la rectification reconnue en common law, le tribunal peut par interprétation, en vertu de l’art. 1425 C.c.Q., reconnaître le véritable accord intervenu entre les parties et constater qu’il ne correspond pas à leur volonté déclarée. Selon la Cour d’appel, à la lumière de la preuve, la Cour supérieure pouvait donc corriger les erreurs décelées dans les documents.

IV.    Analyse

A.     Les questions en litige et la position des parties

[21]                          Ces deux pourvois soulèvent des problèmes situés aux frontières du droit des obligations et du droit fiscal. Pour dégager des solutions répondant à ces problèmes, il importe d’identifier correctement la nature juridique des opérations effectuées par les parties et des instruments qu’elles ont employés pour les réaliser. Toutefois, il me faudra d’abord examiner la manière dont les parties identifient et formulent les questions en jeu, ainsi que les réponses qu’elles proposent d’y apporter. J’exposerai ensuite comment je définis et qualifie les problèmes posés par ces dossiers et les solutions que je retiens.

[22]                          Dans les deux affaires, AES et Riopel, l’ARQ a adopté des positions identiques, tout en notant les particularités de leur situation de faits respective. En bref, l’ARQ plaide d’abord que rien dans le Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, n’autorisait la Cour supérieure à se saisir du type de requête présentée par les intimés. Le C.p.c. ne permettrait pas aux tribunaux de rectifier ou de modifier un contrat. Il faudrait trouver le fondement d’un tel pouvoir dans le droit substantiel établi par le C.c.Q. Or, selon l’ARQ, le pouvoir d’interprétation des contrats prévu par l’art. 1425 dont s’est prévalu la Cour d’appel pour accueillir les demandes ne trouvait pas application dans les présents cas. En effet, il ne s’agissait pas d’un exercice d’interprétation au sens propre du terme. Seules les erreurs dites matérielles pourraient être corrigées par cette voie. Les erreurs soulevées par les intimés ne constituaient pas des erreurs de ce type. D’après l’ARQ, les erreurs invoquées par les contribuables ne porteraient que sur les conséquences économiques de leurs transactions et ne donneraient même pas lieu à un recours en annulation pour l’une des causes reconnues par le C.c.Q. L’ARQ affirme par conséquent qu’elle peut toujours se fonder sur les ententes dans la forme où elles ont été consignées par écrit à l’origine et que les modifications apportées subséquemment à leur texte pour constater la soi-disant entente originale ne lui sont pas opposables.

[23]                          Dans les deux appels, le procureur général du Canada s’est porté intervenant au soutien de l’ARQ. D’après le procureur général, en droit civil québécois le pouvoir des tribunaux de corriger des écrits censément défectueux se limite aux erreurs matérielles. Les procédures engagées dans les affaires Riopel et AES ne posséderaient donc aucun fondement en droit civil. Comme l’ARQ, il argumente que la Cour d’appel a donné une portée trop étendue au pouvoir d’interprétation des contrats prévu par l’art. 1425 C.c.Q. Enfin, le procureur général du Canada critique la jurisprudence de common law qui aurait indûment élargi la notion de rectification en matière fiscale depuis l’arrêt prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario dans Canada (Attorney General) c. Juliar (2000), 50 O.R. (3d) 728. De toute manière, cette conception de la rectification serait irrecevable en droit civil. D’après le procureur général du Canada, notre Cour devrait même intervenir pour corriger cette jurisprudence et la rendre conforme à ses arrêts les plus récents en la matière.

[24]                          Des moyens fondamentalement semblables ont été soulevés par les intimés dans AES et Riopel, malgré les différences significatives entre leur situation de faits respective. En premier lieu, la procédure civile du Québec ne ferait pas obstacle aux recours entrepris. AES et Centre technologique semblent même suggérer que les pouvoirs implicites de la Cour supérieure pourraient constituer l’une des bases juridiques d’un recours en correction de contrats. Dans leurs plaidoiries, les intimés dans les affaires AES et Riopel ont souligné avec insistance qu’ils ne demandent pas la nullité des contrats en litige. Au contraire, loin de chercher à modifier leurs ententes, ils entendent plutôt faire établir et reconnaître la véritable nature des accords qu’ils ont conclus, pour que l’expression de volonté déclarée dans leurs écrits soit conforme à leur intention réelle. Pour eux, il s’agit là d’une opération d’interprétation permise par l’art. 1425 C.c.Q. Enfin, les intimés se défendent de vouloir importer en droit civil la doctrine de la rectification reconnue en common law. La forme de rectification qu’ils invoquent constituerait une application correcte du droit civil du Québec en matière d’obligations et respectueuse de ses principes. La correction des écrits pourrait avoir un effet rétroactif et être opposable au fisc.

 

B.   La nature des questions en litige

[25]                          Le débat entre les parties soulève donc des questions procédurales et substantielles. Premièrement, les recours entrepris sont-ils compatibles avec la procédure civile du Québec? Deuxièmement, le droit civil québécois permet-il les opérations de modification ou de correction de contrats réalisées par les intimés et dont la Cour d’appel a reconnu la recevabilité? Cette deuxième question constitue la question principale. Les problèmes procéduraux soulevés par ces affaires ne revêtent qu’une importance mineure.

[26]                          Toutefois, la façon dont la preuve a été présentée dans ces dossiers a certainement eu un impact appréciable sur l’examen des questions en litige, car elle a facilité la preuve des allégations des contribuables en l’occurrence. Dans AES, la preuve consiste dans des admissions écrites et des pièces produites conjointement par les parties en première instance. Dans Riopel, les intimés ont présenté en Cour supérieure, sans aucune objection de leurs adversaires, une preuve documentaire et testimoniale étoffée afin d’établir la nature, selon eux, de leur véritable entente, ainsi que les erreurs commises par leurs conseillers dans la concrétisation de cette entente. L’admissibilité de ces preuves n’a pas été débattue au procès. Les questions de droit en litige doivent donc être examinées et réglées sur la base de cette preuve non contestée, qui établit la nature des ententes sur lesquelles ont porté les échanges de consentement intervenus entre les parties. Toutefois, afin d’aider à la résolution d’affaires futures analogues, il faudra, eu égard à ces modes de constitution de la preuve, faire quelques rappels au sujet de l’effet possible des règles de preuve à l’égard des questions substantielles. Il faut tout d’abord se demander s’il s’agit de contrats au sens du droit civil.

C.     La notion de contrat

[27]                          Bien que la notion de contrat soit généralement bien comprise en droit civil, ces deux affaires démontrent qu’il arrive parfois que l’on ne s’accorde pas, dans une situation donnée, sur l’existence juridique d’un contrat et sur le moment où celui-ci se forme et lie les parties. En effet, on ne s’entend pas toujours sur ce que l’on considère comme le contrat ni sur le moment où il aurait franchi le seuil de l’existence juridique. Dans ce contexte, il s’avère utile de rappeler quelques notions fondamentales.

[28]                          En droit civil québécois, le droit des obligations définit le contrat comme un accord de volonté visant à réaliser des opérations juridiques. La conclusion du contrat est soumise au principe du consensualisme. Il se réalise par l’échange des consentements. Il n’exige aucune forme particulière, sauf lorsque le législateur intervient et l’impose. La commune intention des parties ne se confond pas avec l’expression — orale ou écrite — de la volonté déclarée. En règle générale, l’écrit ne constitue pas un acte autonome comme la lettre de change ou certaines formes de lettres de garantie, où le document devient en quelque sorte l’engagement et se trouve le plus souvent coupé du contexte qui a entraîné sa création (Banque de Nouvelle-Écosse c. Angelica-Whitewear Ltd., [1987] 1 R.C.S. 59, p. 70-71; Banque de Montréal c. Européenne de Condiments S.A., [1989] R.J.Q. 246 (C.A.); N. L’Heureux, É. Fortin et M. Lacoursière, Droit bancaire (4e éd. 2004), p. 290-292).

[29]                          Les présents pourvois imposent par conséquent une réflexion sur le contrat. Qu’est-ce qu’un contrat et quand naît-il? Quels rapports existent entre le contrat et son expression?

[30]                          L’article 1378 C.c.Q. définit le contrat comme « un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation ». Le contrat constitue une entente destinée à produire des effets de droit (D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), par. 53; J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), p. 51, § 20; P.-G. Jobin et N. Vézina, dir., Les obligations (7e éd. 2013), p. 82; J. Ghestin, « La notion de contrat » (1990), 12 Droits 7, p. 19). La création d’effets juridiques liant les parties représente la fonction distinctive du contrat. La formation du contrat exige une entente sur un objet, qui est défini à l’art. 1412 C.c.Q. comme étant « l’opération juridique envisagée par les parties » au moment de la conclusion du contrat. De plus, le contrat donne naissance à l’obligation (art. 1372 C.c.Q.), dont l’objet est « la prestation à laquelle le débiteur est tenu envers le créancier » (art. 1373 C.c.Q.). La prestation, pour sa part, peut porter sur tout bien, mais celui-ci doit être suffisamment déterminé ou déterminable selon des normes ou des méthodes de fixation ou de calcul vérifiables objectivement (art. 1374 C.c.Q.; Baudouin et Jobin, p. 34-35; J. Deslauriers, Vente, louage, contrat d’entreprise ou de service (2e éd. 2013), par. 67; P.-C. Lafond, dir., JurisClasseur Québec — Collection droit civilObligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), fasc. 1, p. 26; B. Moore, « Flexible contrat », dans B. Moore, dir., Mélanges Jean-Louis Baudouin (2012), p. 569 et 574). Une fois l’accord de volonté réalisé conformément à ces principes, le contrat établit entre les parties un ensemble de règles, ayant valeur de loi pour elles, en vue de réaliser une opération ou un projet devenu commun par là même.

[31]                          Dans cette optique, l’existence d’un contrat et son émergence à la vie juridique présuppose que les engagements des parties sont suffisamment précis pour établir les paramètres de l’opération envisagée. Dans certains cas, les paramètres de l’opération seront immédiatement clairs. Dans d’autres, un projet se précisera graduellement, jusqu’à ce que ses paramètres soient suffisamment clairs pour qu’il accède à l’existence juridique comme contrat liant les parties et constituant leur loi commune.

[32]                          Par ailleurs, comme je l’ai rappelé précédemment, le principe du consensualisme gouverne la formation du contrat. Celle-ci n’exige pas en principe un signe ou support matériel. En droit civil québécois, le contrat se forme par la rencontre des volontés des parties, comme le confirme l’art. 1385 C.c.Q. En principe, la formation du contrat ne dépend pas de l’adoption d’une forme particulière. Certes, la loi exige souvent l’écrit pour donner effet à l’entente, par exemple en imposant la forme authentique et le recours à l’acte notarié, comme dans le cas des contrats de mariage. Dans d’autres cas, particulièrement celui de catégories de contrats fortement réglementés, comme en droit de la consommation, il faudra recourir à l’écrit et respecter des exigences de forme détaillées. Cependant, le principe demeure. Le contrat se distingue de son support matériel. Le droit des obligations du Québec maintient la distinction entre le « negotium » et l’« instrumentum », pour reprendre la terminologie utilisée par la Cour d’appel dans les affaires qui nous occupent, c’est-à-dire entre la volonté commune et la volonté déclarée. L’accord se trouve dans la volonté commune, malgré l’importance — entre les parties et à l’égard des tiers — de la déclaration, orale ou écrite, de cette volonté.

[33]                          La présence des exigences relatives à la forme des actes contribue à la complexité de l’environnement juridique des contrats. Le recours à l’écrit met aussi potentiellement en jeu certaines exigences du droit de la preuve civile qui traduisent le souci de protéger la sécurité juridique des transactions et leur stabilité. Il faut prendre ces exigences en compte lorsqu’on restructure la volonté réelle des parties au-delà de la volonté déclarée dans l’écrit. Les exigences en matière de preuve ont aussi une incidence sur la situation des tiers ou ayants droit dont les intérêts seraient touchés par le contrat.

[34]                          Dans ces deux dossiers, notre Cour est donc saisie du problème des rapports entre ce que les parties décrivent comme étant leur véritable intention et ce qui constitue leur volonté déclarée. Cette question peut être analysée sans qu’interviennent les exigences du droit de la preuve, vu l’existence de la preuve testimoniale et documentaire constituée sans objection.

[35]                          Évidemment, la validité d’un consentement dépend de son intégrité. Diverses formes d’erreur sont susceptibles de le vicier. De plus, le contrat appartient aux parties. Entre elles, mais sous réserve des droits qui ont pu être acquis par des tiers, les parties sont libres de modifier ou d’annuler le contrat et les documents qui le constatent. Ainsi, rien ne les empêche de reconnaître l’existence d’une erreur commune et de convenir de la corriger de consentement mutuel. Si le contrat du C.c.Q. demeure la loi des parties, celles-ci restent libres de l’annuler ou d’en modifier les termes (art. 1439 C.c.Q.). En un sens, il s’agirait là d’un nouveau contrat destiné à modifier ou à éteindre l’entente existante. Sur la base de ces principes, je dois maintenant déterminer si des contrats sont intervenus entre les parties aux transactions en cause et, dans l’affirmative, quel est leur contenu et celui des actes et documents qui auraient exprimé les accords de volonté.

D.     La nature des opérations juridiques dans les affaires Riopel et AES

[36]                          Dans l’affaire Riopel, la situation factuelle est claire et bien établie. On ne saurait contester que, le 1er septembre 2004, les parties se sont entendues verbalement pour réaliser une planification fiscale détaillée, dont les modalités essentielles leur avaient été recommandées par leurs conseillers fiscaux. Cette entente constituait un contrat au sens du C.c.Q. En effet, l’accord de volonté déterminait l’ensemble des opérations et des actes à accomplir pour réaliser des cessions d’actions et une fusion de sociétés, et ce, d’une manière propre à assurer le report des obligations fiscales afférentes à ces transactions en utilisant des procédures prévues par les lois fiscales. L’entente prévoyait des échéanciers d’exécution des actes et l’ordre dans lequel ceux-ci devraient être complétés. Cet accord exigeait la rédaction de plusieurs écrits de nature diverse : contrats, résolutions de compagnie, statuts de fusion, rédaction et transmission des formulaires fiscaux, etc. Ces écrits ont donné effet à l’entente et l’ont constatée, mais elle n’en existait pas moins dès le mois de septembre 2004.

[37]                          Cet accord de volonté a cependant reçu une exécution défectueuse. Les conseillers des parties ont commis deux erreurs successives. D’abord, ils ont interverti l’ordre de la fusion des sociétés commerciales et de la cession des actions de Mme Archambault. Comme cette erreur empêchait le report des impôts, ils tentèrent de la corriger. À cette fin, ils modifièrent les actes originaux et les firent signer par leurs clients, sans leur expliquer la nature des changements effectués.

[38]                          Après l’établissement des avis de cotisation par le fisc et la découverte des erreurs commises dans la rédaction des écrits relatifs à la transaction, les parties ont convenu de donner effet à leur entente originale, en modifiant les actes défectueux qui l’avaient mal exprimée.

[39]                          Bien que l’affaire AES présente une situation factuelle différente, les admissions déposées au dossier confirment l’existence d’une entente en vue de réaliser une planification fiscale. On s’était entendu sur des transferts d’actions qui comportaient une opération de roulement, conformément aux modalités prévues par les lois fiscales pertinentes, sur la base d’un calcul censément exact du PBR des actions transférées. Cette entente, qui devait avoir pour effet de reporter l’impôt payable, a été viciée par l’erreur commise dans le calcul de ce PBR. En effet, un aspect de la contrepartie versée pour la cession des actions consistait dans l’émission et la remise d’un billet égal au montant de leur PBR. L’accord sur cette prestation particulière dépendait de l’exactitude du PBR, donc de sa conformité à l’art. 86  de la Loi de l’impôt sur le revenu  et aux dispositions correspondantes de la Loi sur les impôts du Québec. Ce PBR était au moins déterminable au moment de l’accord des volontés, par l’application de principes et méthodes comptables reconnus (V. Krishna, The Fundamentals of Canadian Income Tax (9e éd. 2006), p. 1206-1207).  En raison de l’importance de ce facteur, l’erreur commise dans la détermination ou le calcul du PBR aurait pu sans doute constituer, à l’initiative de l’une des parties, une cause d’annulation du contrat selon le droit des obligations.

[40]                          Les parties ont plutôt convenu de corriger cette erreur en modifiant les documents qui constataient et exécutaient leur entente, y compris les formulaires fiscaux nécessaires. Les parties rétablissaient ainsi l’intégrité de leur entente originale. Ces modifications apportées à la documentation contractuelle faisaient disparaître l’incompatibilité entre l’entente originale des parties et l’expression qui lui avait été donnée.

[41]                          À la lumière de ces conclusions sur la nature des ententes intervenues entre les parties et eu égard au contexte établi par la preuve à ce sujet, il s’agit d’examiner la recevabilité des procédures entamées par les intimés dans les affaires AES et Riopel et l’admissibilité des conclusions qu’ils recherchent. Il faut se demander si, dans le cadre juridique défini par le droit civil des obligations, le fisc peut se fonder sur des actes comportant des erreurs démontrées par la preuve, ou si ces mêmes actes peuvent être modifiés, pour que la situation fiscale des contribuables en cause soit appréciée plus tard sur cette nouvelle base.

E.      La situation des agences du revenu

[42]                          L’appelante ARQ et le procureur général du Canada intervenant se trouvent engagés dans un débat relatif à la nature et à l’effet de certaines opérations effectuées par les intimés impliquant la mise en œuvre du droit civil du Québec. Toutefois, comme on l’a vu précédemment, les actes accomplis produisent des incidences fiscales. Cette interaction du droit civil et du droit fiscal limite le champ d’intervention de notre Cour, ainsi que celui de la Cour d’appel et de la Cour supérieure.

[43]                          Les contestations proprement dites des avis de cotisation établis dans ces dossiers reflètent des juridictions auxquelles les lois fiscales ont donné compétence dans ces matières. Comme notre Cour l’a rappelé à propos d’une tentative d’utilisation des mécanismes du contrôle judiciaire à l’égard de l’établissement de certains avis de cotisation, on ne saurait court-circuiter les voies d’appel particulières établies par le Parlement dans le domaine fiscal (Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793, par. 11; aussi C. Campbell, Administration of Income Tax 2013 (2013), p. 564-570). Ce principe signifie que les tribunaux saisis d’une contestation relative à des aspects civils d’une transaction ayant des implications fiscales ne peuvent statuer sur les avis de cotisation et les avis d’opposition établis ou déposés à l’égard de cette transaction. Il appartiendra plutôt aux juridictions déclarées compétentes en la matière de se prononcer sur la validité et les effets de cet avis, s’il y a lieu de le faire. Il leur reviendra aussi d’évaluer les conséquences des jugements rendus par les cours civiles au sujet des opérations à l’origine des avis de cotisation.

[44]                          Par contre, le débat en cours dans les deux appels que nous examinons concerne nécessairement l’ARQ et l’ARC. En raison de leur position, il faut se demander si elles peuvent invoquer des droits acquis au maintien d’un écrit erroné, même si l’existence d’une erreur est établie et s’il est démontré que les documents transmis au fisc ne correspondent pas à la volonté réelle des parties.

[45]                          Pour juger en ce sens, il faudrait décider que, dès la conclusion des opérations des intimés, les Agences sont devenues des ayants droit particulier — qui auraient obtenu le droit de percevoir une partie du produit économique des transactions — et qu’elles pouvaient se fonder définitivement sur la volonté déclarée des parties. Je ne conteste pas que les procédures de perception des impôts, les voies de recours et les sûretés diverses établies par la loi pour faciliter le recouvrement des créances fiscales accordent à ces organismes des droits dans le produit d’opérations juridiques variées. Par exemple, le fisc peut devenir cessionnaire d’un ensemble de créances ou titulaire de droits fiduciaires sur certains biens visés par des transactions. En droit civil proprement dit, le fisc peut aussi établir qu’il y a eu simulation et démontrer la nature réelle de transactions qu’il prétend être factices. De plus, les lois fiscales peuvent, pour leurs propres fins, requalifier des opérations contractuelles ou économiques en mettant de côté les catégories juridiques établies par la common law et le droit civil. Sous réserve de telles situations, toutefois, le droit fiscal vise des opérations régies par la common law ou le droit civil, dont les règles en déterminent la nature et les conséquences juridiques.

[46]                          Cependant, les parties n’en sont pas encore à ces étapes ultérieures de leur dossier respectif. Il faut donc pour l’instant déterminer la nature réelle des opérations effectuées dans les affaires AES et Riopel. Les conséquences fiscales de cette détermination seront, s’il y a lieu, réglées devant un autre tribunal. Notre Cour doit décider si les actes juridiques accomplis par les parties et qui sont à l’origine des avis de cotisation correspondent à l’intention réelle commune des parties et si le fisc a droit au maintien d’une déclaration de volonté erronée. Je vais donc me pencher sur le droit des intimés de modifier ou de faire corriger les actes et documents exprimant leur volonté commune, et d’obtenir la reconnaissance de ceux-ci.

 

F.      La validité de la modification des actes

[47]                          L’ARQ a contesté avec vigueur la possibilité dont disposeraient les intimés, en droit québécois, de modifier les documents relatifs à leurs planifications fiscales. Deux moyens ressortent principalement de son argumentation. En premier lieu, il n’y avait pas lieu pour les tribunaux d’interpréter des documents qui étaient clairs et ne comportaient aucune ambiguïté. Les tribunaux ne pouvaient intervenir pour corriger ces actes en vertu du pouvoir d’interprétation que leur reconnaît l’art. 1425 C.c.Q. En second lieu, s’il existait une erreur, elle aurait dû constituer la base d’un recours en annulation, non d’une tentative de correction des actes.

[48]                          Dans le contexte de la mise en œuvre de l’art. 1425 C.c.Q., à l’instar de la Cour d’appel, je reconnais que la recherche de l’intention ou volonté commune des parties représente une véritable opération d’interprétation. La divergence révélée par la preuve entre la volonté commune des parties et l’expression de cette volonté — ou volonté déclarée — soulève en elle-même un problème d’interprétation. Il faut déterminer quelle est l’intention des parties et où elle se trouve, dans l’échange initial des consentements ou dans son expression écrite. Le tribunal doit résoudre cette divergence et l’art. 1425 lui permet non seulement de rechercher quelle est l’intention des parties mais également où elle réside. Fréquemment, il s’agira de dégager, grâce à l’emploi de diverses techniques d’interprétation, la signification de mots ou d’expressions dans un acte afin, au besoin, de combler des vides dans le texte ou de retrouver dans celui-ci des contenus parfois bien dissimulés.

[49]                          Dans ces deux appels, la recherche du sens remonte à la racine de l’obligation. Quelle intention faut-il choisir : l’intention commune établie par la preuve ou l’intention ressortant de l’acte apparent? Bien que l’opération d’interprétation se résume ici à ce choix fondamental, elle demeure néanmoins une recherche d’intention selon l’art. 1425 C.c.Q. (F. Gendron, L’interprétation des contrats (2002), p. 31). La situation résultant de la preuve qui existe en l’espèce revêt une importance critique pour effectuer ce choix. En effet, s’il y avait eu conflit entre les parties sur la nature de l’intention ou si des tiers avaient acquis des droits à l’égard de la situation juridique constituée par les actes, le droit de la preuve civile aurait créé certains obstacles à cette opération d’interprétation. Rappelons par exemple que l’acte authentique et l’écrit sous seing privé font preuve de leur contenu (art. 2818 et 2829 C.c.Q.). En outre, les impératifs de sécurité et de stabilité des transactions et ceux de protection des droits des tiers justifient d’ailleurs cette approche prudente dictée par le droit de la preuve lorsqu’il s’agit de contredire un écrit ou d’en modifier les termes (Sobeys Québec inc. c. Coopérative des consommateurs de Sainte–Foy, 2005 QCCA 1172, [2006] R.J.Q. 100 (C.A.), par. 54, la juge Bich).

[50]                          Dans les affaires qui nous intéressent, cet obstacle n’existe pas. Il est établi que les véritables accords de volonté étaient ceux décrits par les parties en cause. Ces dernières reconnaissaient les erreurs commises dans les écrits donnant effet à leurs ententes et s’accordaient pour les corriger. La correction des actes résultait de la volonté même des parties. Il était inutile d’invoquer à cette fin un prétendu pouvoir de correction basé sur les pouvoirs implicites de la Cour supérieure. De plus, incapables de remonter le temps, les parties ont modifié le « temps juridique » applicable à leurs ententes, notamment en changeant les dates prévues à l’origine pour leur exécution, pour des dates propres à en assurer l’exécution efficace. Sous réserve toujours des droits des tiers, une telle stipulation était valide entre les parties (M. Cresp, Le temps juridique en droit privé : essai d’une théorie générale (2013), p. 116-126).

[51]                          Les tribunaux pouvaient intervenir pour constater la légitimité et la nécessité des modifications apportées par les parties aux actes en litige. Le droit substantiel justifiait leur intervention. La procédure civile québécoise n’y faisait pas obstacle. Le débat relevait du domaine du contradictoire. Les agences du revenu avaient été appelées en cause, comme elles devaient l’être, selon l’art. 5 C.p.c. et les règles fondamentales de la procédure civile. Vu l’existence d’un conflit réel sur la nature de l’intention commune des parties, la Cour supérieure pouvait être saisie du litige. La requête en rectification était la voie normale pour l’en saisir. Elle permettait à la Cour supérieure d’intervenir, à des fins d’abord et avant tout déclaratoires. Ce que l’on a maintes fois qualifié de rectification au cours des débats correspondait essentiellement à la constatation des modifications faites par les parties et à la reconnaissance de leur légitimité et de leur nécessité.

[52]                          Le fondement de cette intervention se trouvait en définitive dans les règles fondamentales du droit des contrats, lequel repose sur le principe du consensualisme et retient la distinction fondamentale entre l’échange des consentements et son expression écrite. Le droit de la preuve civile du Québec conforte cette distinction entre volonté interne — ou intention véritable — et volonté déclarée. Par exemple, si ce droit accorde une force particulière à la valeur probante de l’acte authentique, il admet néanmoins l’existence d’une procédure, l’inscription de faux, qui permet de l’attaquer. Par cette procédure, le tribunal peut rectifier un acte dans lequel l’officier public chargé de sa réception, par exemple le notaire, aurait inséré des déclarations erronées. On reconnaît maintenant qu’un tribunal peut corriger un tel acte pour le rendre conforme à la volonté des parties (P.-Y. Marquis, « L’inscription de faux et la correction des actes notariés » (1990), 92 R. du N. 407, p. 426). L’acte sous seing privé constitue lui aussi une forme d’expression de la volonté commune. S’il est entaché d’erreur, notamment une erreur imputable comme ici au conseiller professionnel du contribuable, une fois cette erreur établie conformément aux règles de la preuve civile, le tribunal doit la constater et faire en sorte qu’on y remédie. En droit civil, le fisc ne possède pas de droit acquis au bénéfice d’une erreur que les parties à un contrat auraient commise, puis corrigée de consentement mutuel.

[53]                          L’ensemble des écrits préparés pour réaliser les planifications fiscales dont ont convenu les parties représentait une expression erronée de leur volonté commune. Les arrêts dont appel ont reconnu la possibilité de remédier à ces erreurs et ont correctement dégagé la volonté commune des parties. Je n’interviendrais pas à leur égard.

[54]                          Toutefois, la reconnaissance judiciaire de la validité des modifications apportées en l’espèce par les parties aux écrits constatant leurs ententes doit s’accompagner de certaines réserves et d’une invitation à la prudence. En effet, les contribuables ne devraient pas interpréter cette reconnaissance de la primauté de la volonté interne — ou intention commune — des parties comme une invitation à se lancer dans des planifications fiscales audacieuses, en se disant qu’il leur sera toujours possible de refaire leurs contrats rétroactivement en cas d’échec de ces planifications. L’intention d’un contribuable de réduire ses obligations fiscales ne saurait à elle seule constituer l’objet de l’obligation au sens de l’art. 1373 C.c.Q., compte tenu de son caractère insuffisamment déterminé ou déterminable, ni même l’objet du contrat au sens de l’art. 1412 C.c.Q. En l’absence d’un objet plus précis et mieux défini, aucun contrat ne se serait formé. L’article 1425 ne pourrait dans un tel cas être invoqué pour justifier la recherche de l’intention commune des parties afin de lui donner effet, malgré les termes des écrits préparés pour la constater. Comme je l’ai souligné plus haut, dans les deux appels, les ententes entre les parties s’étaient valablement formées, puisqu’elles prévoyaient des obligations aux objets suffisamment déterminables, selon une preuve que l’ARQ n’a jamais contredite. Ces ententes prévoyaient, pour les sociétés concernées, la mise en place de structures déterminées qui, si elles avaient été élaborées correctement, auraient permis de réaliser les objectifs visés par les parties impliquées. Les modifications apportées par la suite ne changeaient pas la nature de la structure envisagée au départ. Elles se bornaient à modifier les écrits qui étaient censés donner effet à l’intention commune — intention clairement établie et portant sur des obligations aux objets déterminés ou déterminables.

G.  La révision de l’arrêt Juliar

[55]                          Le procureur général du Canada intervenant a invité notre Cour dans ses plaidoiries à examiner et à rejeter un courant jurisprudentiel qui, selon lui, s’est développé depuis l’arrêt Juliar de la Cour d’appel de l’Ontario. Ce courant aurait élargi le champ d’application en matière fiscale du recours en rectification de la common law. Il ne respecterait pas les conditions de l’exercice du pouvoir de rectification qu’aurait établies notre Cour dans les arrêts Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157, et Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678 (voir aussi A. Swan et J. Adamski, Canadian Contract Law (3e éd. 2012), p. 768-770). Les deux appels que nous avons entendus sont décidés en vertu du droit civil du Québec et ne sont pas propices à un réexamen du recours en rectification reconnu par la common law. Je m’abstiendrai donc de critiquer, d’approuver ou commenter l’application qu’en font les tribunaux canadiens sur la base de l’arrêt Juliar.

 

V.  Conclusion

[56]                          Pour ces motifs, je rejetterais les pourvois formés par l’ARQ dans ces deux affaires, avec dépens contre elle, dans chaque cas et devant toutes les cours.

 

 

 

 

                    Pourvois rejetés avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureurs de l’appelante : Larivière Meunier, Montréal, Sainte‑Foy.

                    Procureurs des intimées Services Environnementaux AES inc. et Centre Technologique AES inc. : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.

                    Procureurs des intimés Jean Riopel, Christiane Archambault et Entreprise J.P.F. Riopel inc. : Séguin Racine Avocats Ltée, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant : Procureur général du Canada, Montréal.

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