Jugements de la Cour suprême

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Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549 

 

Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. et l'Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau‑Brunswick                                        Appelantes;

 

et

 

Association of Parents for Fairness in Education, Grand Falls District 50 Branch     Intimée;

 

et

 

Minority Language School Board No. 50                                   Mis en cause;

 

et

 

Procureur général du Canada et Procureur général du Nouveau‑Brunswick  Intervenants.

 

No du greffe: 18781.

 

1984: 4, 5 décembre; 1986: 1er mai.

 

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain.


 

 

en appel de la cour d'appel du nouveau‑brunswick

 

                   Tribunaux ‑‑ Compétence ‑‑ Compétence inhérente de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick ‑‑ Demandes d'autorisation d'appel et de prorogation du délai d'appel accordées par la Cour d'appel ‑‑ Demandes émanant d'une personne non partie à l'action initiale ‑‑ La Cour d'appel avait‑elle compétence pour accorder les demandes? ‑‑ La Cour d'appel a‑t‑elle exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire? ‑‑ Loi sur l'organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2 et modifications, art. 8(2), 21.

 

                   Tribunaux ‑‑ Juges ‑‑ Exigences linguistiques ‑‑ Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick ‑‑ Contestation de la compétence en français d'un juge de la Cour d'appel ‑‑ Niveau de compréhension que doivent posséder les juges ‑‑ Il appartient aux juges de décider de leur propre compétence linguistique ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 19(2)  ‑‑ Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1, art. 13(1).

 

                   Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Langues officielles du Canada ‑‑ Procédures devant les tribunaux ‑‑ Contenu du droit des plaideurs d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux du Nouveau‑Brunswick ‑‑ Ce droit comporte‑t‑il le droit d'être entendu et compris par le tribunal indépendamment de la langue officielle utilisée? ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 14 , 16 , 19 , 20 , 27  ‑‑ Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1, art. 13(1).

 


                   Les appelantes ont intenté une action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire et une injonction qui auraient empêché le mis en cause d'offrir des programmes d'immersion aux élèves francophones de ses écoles anglaises. La Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick a rendu un jugement‑‑par la suite clarifié dans deux autres décisions‑‑en faveur des appelantes, mais a refusé de prononcer une injonction. Malgré les pressions exercées par les parents des élèves qui se seraient inscrits au programme, le mis en cause a décidé de ne pas porter en appel le jugement tel qu'il avait été clarifié. Les parents ont créé l'Association intimée et ont déposé des demandes visant à obtenir d'une part l'autorisation d'en appeler du jugement en question et d'autre part la prorogation du délai d'appel. Avant l'audience devant le juge Stratton de la Cour d'appel, les appelantes ont demandé que l'affaire soit entendue par un juge bilingue vu qu'une partie des plaidoiries devait se faire en français. Le juge Stratton a accédé à cette demande et a renvoyé l'affaire à un autre juge qui a décidé qu'une formation de la cour devait en être saisie. Une formation de trois juges présidée par le juge Stratton, a fait droit aux demandes de l'intimée. D'où le présent pourvoi visant à déterminer (1) si la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick est investie d'une compétence inhérente pour faire droit à une demande d'autorisation d'appel lorsque l'auteur de la demande n'était pas une partie à l'action initiale et que la demande a été présentée hors délai et, dans l'affirmative, si elle a exercé son pouvoir discrétionnaire correctement; et (2) si le par. 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés  confère à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties.

 

                   Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

 

                                           (1) La question de la compétence

 

                   La Cour: Rien ne justifie la Cour à intervenir dans la décision de la Cour d'appel de faire droit aux demandes de l'intimée visant à obtenir l'autorisation d'appel et la prorogation du délai d'appel. La Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick possède une compétence inhérente en vertu du par. 8(2) de la Loi sur l'organisation judiciaire pour accorder l'autorisation d'appel à une personne non partie à l'instance. La compétence de la Cour d'appel en matière de pratique et de procédure est, sauf dans les cas où elle a été modifiée par voie législative, essentiellement celle qu'exerçait la High Court of Chancery d'Angleterre. À l'examen de sa jurisprudence, on constate que, chaque fois que cela était approprié, cette dernière cour accordait l'autorisation d'appel à une personne qui n'avait pas été partie à l'action. Les Règles de procédure de la Cour d'appel l'autorisent aussi à faire droit à une demande de prorogation de délai. Cette compétence, qui existait très tôt dans la pratique des cours de chancellerie pour les demandes d'autorisation d'appel présentées par des personnes non parties à l'instance, n'a pas été modifiée par les règles actuelles. La manière dont la cour de chancellerie allait exercer son pouvoir discrétionnaire dans une situation donnée ne tenait pas à un facteur en particulier ni à un groupe de facteurs; cela dépendait plutôt d'une combinaison des facteurs pertinents. En l'espèce, la Cour d'appel, agissant dans les limites de sa compétence, a pris en considération tous les facteurs pertinents et a fait droit aux demandes. Elle a exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire et sa décision ne saurait faire l'objet d'un pourvoi pour cause d'erreur.

 

Jurisprudence

 

                   Arrêts mentionnés: Re Securities Insurance Co., [1894] 2 Ch. 410; Re Padstow Total Loss and Collision Assurance Association (1882), 20 Ch. D. 137; Gwynne v. Edwards (1845), 9 Beav. 22; Re Madras Irrigation and Canal Co.; Wood v. Madras Irrigation and Canal Co. (1883), 23 Ch. D. 248; Re Markham (1880), 16 Ch. D. 1; DuMoulin v. Langtry (1886), 13 R.C.S. 258; DuMoulin v. Langtry (1885), 11 O.A.R. 544; Re Henderson and Township of West Nissouri (1911), 23 O.L.R. 651; Fussel v. Dowding (1884), 27 Ch. D. 237; Curtis v. Sheffield (1882), 21 Ch. D. 1; Re Manchester Economic Building Society (1883), 24 Ch. D. 488; Cairns v. Cairns, [1931] 4 D.L.R. 819; Re Wigfull & Sons', Lim. Trade Mark (1918), 88 L.J. Ch. 30; The Queen v. E. & A. Leduc Ltée, [1955] R.C. de l'é. 286; Bank of Nova Scotia v. Brown (1967), 40 N.B.R. (2d) 245; Lane v. Esdaile, [1891] A.C. 210; Ernewein c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1980] 1 R.C.S. 639; MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460.

 

                                           (2) La question constitutionnelle

 

                   Les juges Beetz, Estey, Chouinard, Lamer et Le Dain: Les principes de justice naturelle ainsi que le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick confèrent à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont, par des moyens raisonnables, en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties. Mais aucun droit de ce genre ne peut découler du par. 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Les droits que garantit le par. 19(2) à l'égard des tribunaux du Nouveau‑Brunswick sont de même nature et portée que ceux garantis par l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  en ce qui concerne les tribunaux du Canada et ceux du Québec. Les termes de l'art. 19 ont été empruntés clairement et délibérément à l'art. 133 et doivent recevoir la même interprétation. Ces droits sont essentiellement des droits linguistiques qui n'ont aucun rapport avec les exigences de justice naturelle et qui ne doivent pas être confondus avec celles‑ci. Ils appartiennent à l'orateur, au rédacteur ou à l'auteur des actes de procédure d'un tribunal, et ils confèrent à l'orateur ou au rédacteur le pouvoir, consacré dans la Constitution, de parler ou d'écrire dans la langue officielle de leur choix. Toutefois, ni l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  ni l'art. 19  de la Charte  ne garantissent que la personne qui parle sera entendue ou comprise dans la langue de son choix ni ne lui confèrent le droit de l'être.

 

                   Cette façon d'interpréter le par. 19(2) ne va pas à l'encontre de l'art. 16  de la Charte , qui contient un principe de progression vers l'égalité de statut ou d'usage des deux langues officielles. Ce principe de progression est lié au processus législatif mentionné au par. 16(3) et le processus législatif est, à la différence du processus judiciaire, un processus politique qui se prête particulièrement bien à l'avancement des droits fondés sur un compromis politique.

 

                   Le droit qu'ont les parties en common law d'être entendues et comprises par un tribunal et leur droit de comprendre ce qui se passe dans le prétoire est non pas un droit linguistique mais plutôt un aspect du droit à un procès équitable. Ce droit relève de la catégorie de droits que la Charte  qualifie de garanties juridiques et il est protégé, du moins en partie, par des dispositions comme les art. 7 et 14. Ce serait une erreur que de rattacher les exigences de la justice naturelle aux droits linguistiques ou de relier un genre de droit à un autre. À la différence des droits linguistiques qui sont fondés sur un compromis politique, les garanties juridiques tendent à être de nature plus féconde parce qu'elles se fondent sur des principes. Certaines d'entre elles, par exemple celle énoncée à l'art. 7  de la Charte , sont formulées de manière si large que les tribunaux seront souvent appelés à les interpréter. D'autre part, même si certains d'entre eux ont été élargis et incorporés dans la Charte , les droits linguistiques ne reposent pas moins sur un compromis politique. Cette différence essentielle entre les deux types de droits impose aux tribunaux une façon distincte d'aborder chacun. Plus particulièrement, les tribunaux devraient hésiter à servir d'instruments de changement dans le domaine des droits linguistiques. Cela ne veut pas dire que les dispositions relatives aux droits linguistiques sont immuables et qu'elles doivent échapper à toute interprétation par les tribunaux. Je crois cependant que les tribunaux doivent les aborder avec plus de retenue qu'ils ne le feraient en interprétant des garanties juridiques.

 

                   Finalement, il n'est pas possible de conclure à l'incompétence du juge Stratton. À défaut d'un système de tests, un juge doit, de bonne foi et de la manière la plus objective possible, évaluer lui‑même son niveau de compréhension de la langue des procédures. En l'espèce, on ne saurait déduire de la décision du juge Stratton d'acquiescer à la demande de l'avocat et de renvoyer les demandes à un juge bilingue qu'il a nécessairement partagé l'avis des appelantes quant à l'insuffisance de sa compréhension du français. On peut déduire de sa conduite qu'il a jugé qu'il comprenait assez bien le français pour instruire l'affaire d'une manière conforme aux exigences de justice naturelle et du par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick. Le fait que les avocats n'aient pas contesté la compétence du juge Stratton pour juger au fond les demandes est très révélateur.

 

                   Le juge en chef Dickson: La question constitutionnelle doit recevoir une réponse affirmative. Le paragraphe 19(2)  de la Charte  reconnaît aux plaideurs le droit d'employer la langue officielle de leur choix dans les procédures devant les tribunaux du Nouveau‑Brunswick. Ce droit comporte non seulement le droit de présenter des observations orales et écrites dans la langue choisie par le justiciable, mais aussi, pour qu'il ait un sens, celui d'être compris, soit directement, soit par d'autres moyens, par le juge ou les juges saisis de l'affaire. Toute autre conclusion reviendrait à donner une interprétation restrictive au droit constitutionnel fondamental d'employer la langue officielle de son choix devant les tribunaux. Un tel résultat serait incompatible avec l'interprétation libérale donnée aux droits linguistiques par cette Cour et ferait échec aux objets réparateurs généraux des garanties linguistiques prévues par la Charte . L'article 16, qui prévoit des modalités précises pour la réalisation de l'égalité de statut des deux langues officielles, constitue un indice très révélateur de cet objet. En adoptant les art. 16 à 22, le gouvernement fédéral et le gouvernement du Nouveau‑Brunswick ont démontré leur engagement à réaliser le bilinguisme officiel dans leurs ressorts respectifs. Même si le concept des droits linguistiques devant les tribunaux est distinct de celui des droits à un procès équitable, ils se chevauchent jusqu'à un certain point. Les deux sont en partie liés à la nécessité d'assurer une communication efficace entre le juge et le plaideur.

 

                   Compte tenu des faits de la présente espèce, il n'y a pas eu de violation du par. 19(2)  de la Charte . On ne saurait déduire de la décision du juge Stratton de renvoyer l'affaire à un juge bilingue qu'il était incompétent pour entendre des arguments en français. De plus, en l'absence d'une preuve manifeste à l'appui des allégations d'incompétence‑‑en l'espèce, deux affidavits contradictoires‑‑on doit présumer que les juges ont agi de bonne foi. Par conséquent, vu qu'on ne s'est pas opposé lors de l'audience à ce que le juge Stratton fasse partie de la formation et vu l'absence d'une preuve convaincante, il faut tenir pour acquis que le juge Stratton connaissait suffisamment le français pour pouvoir comprendre les observations des appelantes.

 

                   Le juge Wilson: Il ne fait pas de doute que la question constitutionnelle doit recevoir une réponse affirmative. Les juges qui siègent dans une affaire doivent pouvoir comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, peu importe que l'audience se déroule en français ou en anglais. Il s'agit là en réalité d'une exigence posée par le principe de l'équité dans les procédures judiciaires. Toutefois, la garantie énoncée au par. 19(2) vise à faire plus que reprendre simplement le droit à l'équité élémentaire qui existait avant l'adoption de la Charte  et qui a continué d'exister après son adoption. Le contexte législatif de l'art. 19, en particulier l'art. 16, et la jurisprudence en matière de droits linguistiques relevant de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  étayent ce point de vue. En fait, étant donné l'engagement fondamental du Canada à assurer l'égalité de statut des deux langues officielles, énoncé à l'art. 16  de la Charte , et le principe d'une évolution progressive vers le but ultime du bilinguisme, qui découle implicitement de cet engagement, le contenu du droit que confère aux plaideurs l'art. 19 ne saurait être considéré comme statique; au contraire, sa portée ira en s'élargissant au cours des années, devant un public de plus en plus exigeant. Les tribunaux ne peuvent définir ce que nécessitera dans l'avenir le respect des droits linguistiques des plaideurs, mais ils peuvent déterminer ex post facto si, dans un cas donné, il y a eu violation de ces droits. À l'heure actuelle, pour que les droits linguistiques des plaideurs aient un sens dans le contexte des procédures devant les tribunaux, le degré de compréhension d'un juge doit aller plus loin que la simple compréhension littérale de la langue utilisée par l'avocat. Il doit être en mesure d'apprécier tout le sens d'un argument. Il n'appartient qu'aux juges de décider de leur niveau de compréhension, et ce, de la manière la plus objective possible et avec autant de bonne foi que possible. Une telle décision peut être contestée, mais seulement si l'on produit des éléments de preuve à l'appui.

 

                   Dans la présente affaire, en l'absence d'éléments de preuve contraires, on doit présumer que le juge Stratton a appliqué ce critère à son propre cas pour conclure qu'il y satisfaisait. On ne saurait déduire de sa décision d'acquiescer à la demande de l'avocat et de renvoyer à un juge bilingue les demandes d'autorisation d'appel et de prorogation du délai d'appel, qu'il a considéré que sa compréhension du français était insuffisante. Il a plutôt fait preuve de tact face aux doutes exprimés par l'avocat, lesquels n'ont pas été réitérés devant la formation de trois juges.

 

                   Le paragraphe 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick n'établit pas une norme plus sévère que celle énoncée au par. 19(2). Le paragraphe 13(1) dispose qu'un plaideur ne doit pas être défavorisé en raison de la langue qu'il a choisie. Pour se prévaloir de la protection offerte par ce dernier paragraphe, le plaideur doit non seulement alléguer qu'il a été défavorisé, mais encore il doit le prouver, ce qui n'a pas été fait en l'espèce.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Beetz

 

                   Arrêt appliqué: MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; arrêt mentionné: Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182.

 

Citée par le juge en chef Dickson

 

                   Arrêts mentionnés: Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Mercure v. Attorney General of Saskatchewan, [1986] 2 W.W.R. 1; R. v. Tremblay (1985), 20 C.C.C. (3d) 454; Paquette v. R. in Right of Canada, [1985] 6 W.W.R. 594; Robin v. Collège de Saint‑Boniface (1984), 30 Man. R. (2d) 50; MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Bilodeau c. Procureur général du Manitoba, [1986] 1 R.C.S. 449.

 

Citée par le juge Wilson

 

                   Arrêts mentionnés: Air Canada c. Joyal, [1982] C.A. 39, 134 D.L.R. (3d) 410, infirmant [1976] C.S. 1211; Association des Gens de l'Air du Québec Inc. c. Lang, [1977] 2 C.F. 22, confirmé [1978] 2 C.F. 371; Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182; Procureur général de l'Ontario c. Reale, [1975] 2 R.C.S. 624; Unterreiner v. The Queen (1980), 51 C.C.C. (2d) 373; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Miller c. La Reine, [1970] R.C.S. 214; Veuillette v. The King (1919), 58 R.C.S. 414; Rural Municipality of De Salaberry v. Robidoux, C. prov. Man., 8 juin 1981; R. v. Mercure, [1981] 4 W.W.R. 435 (C. prov. Sask.), confirmé [1986] 2 W.W.R. 1 (C.A. Sask.); R. v. Tremblay (1985), 20 C.C.C. (3d) 454; Paquette v. R. in Right of Canada, [1985] 6 W.W.R. 594; Robin v. Collège de Saint‑Boniface (1984), 30 Man. R. (2d) 50 (C.A.), confirmant (1984), 28 Man. R. (2d) 301 (B.R.)

 

Lois et règlements cités

 

Act for the Improvement of the Practice in the Court of Chancery, 1839 (N.‑B.), 2 Vict., chap. 35, art. XIII.

 

Act relating to the administration of Justice in Equity, 1854 (N.‑B.), 17 Vict., chap. 18, art. 1, 2.

 

Act Respecting Practice and Proceedings in Supreme Court in Equity, 1890 (N.‑B.), chap. 4, art. 131.

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 2 , 7 , 14 , 15 , 16 , 17 , 18 , 19 , 20 , 21 , 22 , 24 , 27 .

 

Judicature Act, R.S.N.B. 1927, chap. 113, art. 8(1), 23.

 

Judicature Act, R.S.N.B. 1952, chap. 120, art. 8(2), 23.

 

Judicature Act, 1906, 1906 (N.‑B.), chap. 37, art. 3, 6, 19, 20.

 

Judicature Act, 1909, 1909 (N.‑B.), chap. 5, art. 3, 15.

 

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 133 .

 

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 41 , 43 , 52 , 55 .

 

Loi scolaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. S‑5.

 

Loi sur l'organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2, art. 1 [mod. 1978 (N.‑B.), chap. 32, art. 1b)], 2(1) [abr. et rempl. 1978 (N.‑B.), chap. 32, art. 2; mod. 1979 (N.‑B.), chap. 36, art. 1], 8(2) [abr. et rempl. 1978 (N.‑B.), chap. 32, art. 8; mod. 1979 (N.‑B.), chap. 36, art. 1], 21.

 

Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, chap. O‑2, art. 2.

 

Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1, art. 2, 13(1), 13(1.1) [ajouté 1982 (N.‑B.), chap. 47, art. 1], 15 [abr. et rempl. 1975 (N.‑B.), chap. 42, art. 2].

 

Règlement sur les langues officielles (traduction de documents), Règl. du N.‑B. 76‑47.

 

Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick (1982), règles 1.04 "Cour", 3.02, 9, 15, 62.03, 62.21.

 

Doctrine citée

 

Association des avocats du Nouveau‑Brunswick, Rapport final. Comité sur l'intégration des deux langues officielles à la pratique du droit, 1981.

 

Canada, Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre I, Les langues officielles, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967.

 

Daniell's Chancery Practice, vols. I & II, 8th ed., by S. E. Williams and F. Guthrie‑Smith, London, Stevens & Sons Ltd., 1914.

 

Gautron, A. "French/English Discrepancies in the Canadian Charter of Rights and Freedoms " (1982), 12 Man. L.J. 220.

 

Jacob, I. H. "The Inherent Jurisdiction of the Court" (1970), 23 Current Legal Problems 23.

 

Katz, L. "Are There Constitutionally Guaranteed Language Rights in Criminal Code Proceedings" (1973), 11 Osgoode Hall L.J. 545.

 

Magnet, J. E. "The Charter's Official Languages Provisions: The Implications of Entrenched Bilingualism" (1982), 4 Supreme Court L.R. 163.

 

Nouveau‑Brunswick, Direction des langues officielles. Rapport du groupe d'étude sur les langues officielles, Vers l'égalité des langues officielles au Nouveau‑Brunswick, Fredericton, 1982.

 

Smith, J. S. A Practice of the Court of Chancery, London, William G. Benning & Co., 1855.

 

Supreme Court Practice, 1985, vol. 1 by Jack I. H. Jacob ed. in chief, London, Sweet & Maxwell Ltd. and Stevens & Sons Ltd., 1984.

 

Tremblay, A. "L'interprétation des dispositions constitutionnelles relatives aux droits linguistiques" (1983), 13 Man. L. J. 651.

 

Tremblay, A. "Les droits linguistiques" dans G.‑A. Beaudoin et W. S. Tarnopolsky éd., Charte canadienne des droits et libertés , Montréal, Wilson & Lafleur/Sorej, 1982.

 

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick (1984), 8 D.L.R. (4th) 238, 54 R.N.‑B. (2d) 198, 140 A.P.R. 198, qui a fait droit aux demandes de l'intimée visant à obtenir l'autorisation d'intervenir et d'en appeler d'un jugement du juge en chef Richard de la Cour du Banc de la Reine (1983), 48 R.N.‑B. (2d) 361, 126 A.P.R. 361 (clarifié (1983), 50 R.N.‑B. (2d) 41, 131 A.P.R. 41; (1983), 51 R.N.‑B. (2d) 219, 134 A.P.R. 219). Pourvoi rejeté.

 

                   Maurice F. Bourque et Robert Décary, pour les appelantes.

 

                   John C. Friel, pour l'intimée.

 

                   Alban Garon, c.r., et Roger Roy, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

 

                   Bruce Judah, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

 

                   Version française des motifs rendus par

 

1.                Le Juge en Chef‑‑Je suis d'accord avec mes collègues les juges Beetz et Wilson pour rejeter ce pourvoi. Je fais mien le raisonnement du juge Wilson sur les questions relatives à la compétence inhérente de la Cour d'appel du Nouveau‑ Brunswick et à l'exercice par celle‑ci de son pouvoir discrétionnaire. Pour ce qui est de la question constitutionnelle, je suis d'avis qu'on doit y répondre par l'affirmative.

 

2.                La question constitutionnelle a été ainsi formulée:

 

Le paragraphe 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

                                                                     I

 

Le contexte factuel

 

3.                Les faits à l'origine du litige et de la requête présentée par une personne non partie à l'instance en vue d'obtenir l'autorisation de pourvoi sont résumés par le juge Wilson. Je m'en tiens donc à un examen des faits qui se rapportent à la question constitutionnelle. Les appelantes, la Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. et l'Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau‑Brunswick allèguent que les droits linguistiques que leur garantit la Constitution ont été violés lorsque le juge Stratton, dont la compréhension du français est mise en doute, a entendu en tant que membre d'une formation de trois juges une demande d'autorisation d'appel. L'audience s'est déroulée à la fois en français et en anglais. Or, les appelantes soutiennent que le juge Stratton n'était pas assez compétent en français pour instruire l'affaire.

 

4.                Initialement, la demande devait être entendue par le juge Stratton seul. Toutefois, au début de l'audition de la requête, les appelantes ont demandé qu'un juge bilingue en soit saisi. Le juge Stratton a accédé à cette demande et a renvoyé l'affaire au juge Angers qui a décidé qu'elle devait être déférée à une formation de trois juges. Cette formation se composait non seulement des juges Angers et La Forest mais aussi du juge Stratton, et ce malgré sa décision antérieure de ne pas entendre l'affaire seul. Au moment de l'audience devant ladite formation, les appelantes ne se sont pas opposées à la présence du juge Stratton.

 

                                                                    II

 

L'interprétation du par. 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés 

 

5.                Les appelantes s'appuient sur le par. 19(2)  de la Charte , dont voici le texte:

 

                   19. (1) ...

 

                   (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau‑Brunswick et dans tous les actes de procédure qui en découlent.

 

6.                La question à laquelle nous devons répondre est de savoir si le droit de choisir la langue qui sera utilisée devant un tribunal comporte le droit d'être compris par le juge ou les juges saisis de l'affaire. Dans le présent pourvoi, il ne nous est pas nécessaire de résoudre toutes les questions accessoires qui découleront de l'art. 19. En particulier, nous n'avons pas à déterminer si le recours à des interprètes ou à la traduction simultanée satisferait à l'exigence qu'un plaideur soit compris par le tribunal. Le juge Stratton ne s'est prévalu de ni l'une ni l'autre possibilité. Aucune preuve n'a été produite relativement à l'efficacité d'interprètes ou de la traduction simultanée dans le contexte de l'article premier de la Charte  ou de toute autre disposition. Ce point n'a pas été abordé au cours des débats et, en fait, les avocats ont demandé expressément que la Cour s'abstienne de se prononcer sur cette question en l'espèce. Nous pouvons donc nous en tenir à un examen de la question de savoir si le par. 19(2) conférait aux plaideurs dans la présente affaire le droit d'être parfaitement compris par la formation de trois juges, y compris le juge Stratton.

 

7.                En interprétant les dispositions de la Charte , cette Cour a approuvé sans réserve une méthode qui consiste à examiner l'objet visé: voir, par exemple, Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, aux pp. 366 à 368; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 155 et 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 499 et 500. Dans le contexte linguistique, pour tenir vraiment compte de l'objet visé, il importe de prendre en considération les dispositions constitutionnelles antérieures aux garanties linguistiques de la Charte , les valeurs fondamentales véhiculées par ces garanties et l'objet de ces dernières, les termes choisis pour énoncer les droits en question, la nature de la Charte  et ses objets généraux, ainsi que l'objet et le sens d'autres libertés et droits pertinents garantis par la Charte . C'est ce que je me propose de faire maintenant.

 

a)                Les garanties linguistiques antérieures à la Charte 

 

8.                On a laissé entendre qu'en raison de la similitude qui existe entre le texte de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  et celui du par. 19(2)  de la Charte , la jurisprudence relative au premier article mentionné influera sur l'issue des litiges relevant de la Charte . En fait, le par. 19(2) reprend en partie les termes de l'art. 133.

 

9.                Je me permets de formuler trois observations préliminaires sur l'utilité que peut avoir la jurisprudence relative à l'art. 133 dans l'interprétation des garanties linguistiques de la Charte . En premier lieu, la question en litige en l'espèce n'a pas déjà été tranchée dans le contexte de l'art. 133 et de dispositions connexes; de plus, elle fait l'objet d'un grand nombre de litiges devant les tribunaux au Canada. Voir Mercure v. Attorney General of Saskatchewan, [1986] 2 W.W.R. 1 (C.A. Sask.), autorisation de pourvoi accordée par cette Cour le 27 janvier 1986; Robin v. Collège de Saint‑ Boniface (1984), 30 Man. R. (2d) 50 (C.A.); R. v. Tremblay (1985), 20 C.C.C. (3d) 454 (B.R. Sask.); Paquette v. R. in Right of Canada, [1985] 6 W.W.R. 594 (B.R. Alb.) Nous ne sommes pas appelés en l'espèce à donner une interprétation définitive à l'art. 133 et aux dispositions connexes portant sur les droits linguistiques des plaideurs. Pour cela, il faudra attendre une autre occasion.

 

10.              En deuxième lieu, malgré la similitude de l'art. 133 et du par. 19(2), nous avons affaire à des dispositions constitutionnelles différentes adoptées dans des contextes différents. À mon avis, l'interprétation donnée à l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  n'est nullement déterminante en ce qui concerne celle que doivent recevoir les dispositions de la Charte .

 

11.              Finalement, bien que la question soulevée dans le présent pourvoi n'ait pas déjà été tranchée dans le contexte de l'art. 133, un examen de la jurisprudence relevant de cette disposition et de dispositions connexes se révèle très instructif quant à l'attitude générale adoptée par cette Cour à l'égard des garanties linguistiques consacrées dans la Constitution. Voici le texte intégral de l'art. 133:

 

                   133. Dans les chambres du Parlement du Canada et les chambres de la Législature du Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais, dans la rédaction des registres, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire. En outre, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux du Canada établis sous l'autorité de la présente loi, ou émanant de ces tribunaux, et devant les tribunaux du Québec, ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage de l'une ou l'autre de ces langues.

 

                    Les lois du Parlement du Canada et de la Législature du Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.

 

(C'est moi qui souligne.)

 

12.              Dans l'arrêt Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, le premier d'importance dans ce domaine, la Cour a conclu que l'art. 133 n'empêche pas l'attribution de droits ou de privilèges en sus de ceux prévus par cet article. Ainsi, la Cour a adopté une interprétation large qui accordait une meilleure protection aux droits linguistiques en autorisant l'adoption de dispositions législatives supplémentaires de réforme. Dans son analyse des droits limités conférés par l'art. 133, le juge en chef Laskin a conclu en outre, à la p. 193, qu'il donne notamment à toute personne un droit constitutionnel d'employer le français ou l'anglais dans toute plaidoirie devant les tribunaux fédéraux et les tribunaux du Québec.

 

13.              Dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016 (Blaikie no 1), la Cour a conclu que les art. 7 à 13 du chapitre III du titre premier de la Charte de la langue française, 1977 (Qué.), chap. 5, violaient l'art. 133. Les dispositions en question portaient que le français était la langue de la législation et de la justice au Québec et que seul le texte français des lois et des règlements était officiel. La Cour a estimé que ces dispositions portaient atteinte au principe de la dualité linguistique envisagé par l'art. 133. En interprétant l'art. 133 dans l'arrêt Blaikie no 1 et aussi dans l'arrêt subséquent Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312 (Blaikie no 2), la Cour s'est montrée prête à étendre le sens ordinaire des termes "lois" et "tribunaux" employés à l'art. 133 de manière à éviter que ne soit contrecarré l'objet fondamental des garanties linguistiques.

 

14.              Dans l'arrêt Blaikie no 2, la Cour a reconnu en outre que le droit d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux impose à l'état l'obligation de faire en sorte que ce droit ait une valeur réelle. Ainsi, en décidant que les règles de pratique des tribunaux doivent être bilingues, la Cour affirme à la p. 332:

 

                   La question n'est pas tellement que les règles de pratique participent de la nature législative du Code dont elles sont le complément. Une raison plus impérieuse est le caractère judiciaire de leur objet que l'art. 133 vise expressément ... Tous les plaideurs ont le droit fondamental de choisir le français ou l'anglais et seraient privés de cette liberté de choix si ces règles et formules obligatoires étaient rédigées en une seule langue.

 

15.              L'arrêt Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, aborde la question de la nécessité constitutionnelle d'adopter, d'imprimer et de publier des lois bilingues au Manitoba, conformément à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba (qui équivaut à l'art. 133). En concluant que les lois devaient être bilingues, la Cour affirme à la p. 739 que l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  ont tous les deux pour objet "d'assurer aux francophones et aux anglophones l'accès égal aux corps législatifs, aux lois et aux tribunaux". La Cour ajoute, à la p. 744:

 

                   L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba est une manifestation spécifique du droit général qu'ont les Franco‑manitobains de s'exprimer dans leur propre langue. L'importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain. C'est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu'ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société.

 

16.              Les deux derniers arrêts de cette Cour que je tiens à examiner sont les arrêts MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, et Bilodeau c. Procureur général du Manitoba, [1986] 1 R.C.S. 449, tous les deux rendus en même temps que le présent arrêt. Les deux soulèvent la question de savoir si une sommation unilingue pour une infraction à la circulation routière est contraire aux dispositions constitutionnelles en matière linguistique. La Cour à la majorité a conclu dans chaque cas qu'une sommation unilingue satisfait aux exigences constitutionnelles. À mon avis, la conclusion dans les arrêts MacDonald et Bilodeau découlait nécessairement des mots « . . .dans toute ... pièce de procédure...émanant de ces tribunaux ... il pourra être fait usage de l'une ou l'autre de ces langues».

 

17.              La conclusion tirée dans chacun de ces arrêts n'influe aucunement sur le présent pourvoi. Les arrêts MacDonald et Bilodeau ne sont pas déterminants non plus quant à l'issue d'un pourvoi semblable à celui dont nous sommes saisis et fondé sur l'art. 133. L'article 133 dit clairement qu'un acte de procédure émanant d'un tribunal peut être en français ou en anglais. Dans la présente affaire, par contre, il s'agit d'interpréter l'expression "devant les tribunaux ... il pourra être fait usage de l'une ou l'autre de ces langues". Voilà qui est bien différent de la langue utilisée dans les documents émanant d'un tribunal. Bien que l'art. 133 limite expressément les droits des destinataires de documents émanant d'un tribunal en habilitant le tribunal à délivrer les documents dans une langue que le destinataire ne comprend peut‑être pas, aucune restriction explicite du genre n'existe à l'égard des procédures dans la salle d'audience. Étant donné l'absence d'une telle restriction, il est loisible à la Cour de conclure que le droit d'un plaideur d'employer l'une ou l'autre langue comporte aussi le droit d'être compris, tout comme dans l'arrêt Blaikie no 2 on a décidé qu'il comportait le droit à des règles de pratique bilingues.

 

18.              En résumé, la jurisprudence de cette Cour relativement à l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  et à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba révèle, d'une manière générale, que la Cour est disposée à donner aux garanties constitutionnelles en matière linguistique une interprétation large, tout en admettant certaines restrictions à la portée de ces garanties lorsque le texte des dispositions l'exige.

 

b)                L'objet des droits linguistiques garantis par la Charte 

 

19.              La question de la dualité linguistique est une préoccupation de vieille date au Canada, un pays dans l'histoire duquel les langues française et anglaise sont solidement enracinées. Les garanties constitutionnelles en matière linguistique traduisent des efforts continus et renouvelés en vue de réaliser le bilinguisme. Selon moi, nous devons nous efforcer particulièrement de rester fidèles à l'esprit et à l'objet des droits linguistiques enchâssés dans la Charte . Comme le dit André Tremblay dans son article intitulé "L'interprétation des dispositions constitutionnelles relatives aux droits linguistiques" (1983), 13 Man. L. J. 651, à la p. 653:

 

                   En bref, l'interprétation large, libérale et dynamique du dispositif linguistique de la Constitution serait en harmonie avec l'importance exceptionnelle qu'il y occupe et remédierait aux maux que voulait sans doute écarter la nouvelle constitution.

 

20.              Les articles 16  à 22  de la Charte  ont pour effet d'enchâsser la notion de deux langues officielles pour le Canada. Ils assurent la protection des droits linguistiques dans un bon nombre d'institutions publiques telles que les corps législatifs, les tribunaux, les bureaux du gouvernement et les écoles. L'article 16 porte:

 

                   16. (1) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

 

                   (2) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Nouveau‑Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

 

                   (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l'égalité de statut ou d'usage du français et de l'anglais.

 

21.              À mon avis, l'expression "les institutions ... du gouvernement" englobe les corps judiciaires ou les tribunaux: voir Tremblay, "Les droits linguistiques" dans la Charte canadienne des droits et libertés  (1982), 559, à la p. 576, Beaudoin et Tarnopolsky (éd.) Bien que l'importance précise de l'art. 16 soit débattue dans la doctrine, il constitue à tout le moins un indice très révélateur de l'objet des garanties linguistiques de la Charte . En adoptant ces garanties constitutionnelles spéciales dans la Charte , le gouvernement fédéral et le gouvernement du Nouveau‑Brunswick ont démontré leur engagement à réaliser le bilinguisme officiel dans leurs ressorts respectifs. Peu importe qu'il soit visionnaire, qu'il soit déclaratoire ou qu'il participe d'une disposition de fond, l'art. 16 est un outil important dans l'interprétation des autres dispositions linguistiques de la Charte , y compris le par. 19(2).

 

22.              Dans le cadre de notre étude de la Charte , il vaut la peine de remarquer que, à la différence de l'art. 133, les dispositions en question ne s'arrêtent pas à un énoncé de principes généraux, mais prévoient des modalités précises pour la réalisation de l'égalité de statut des langues. En effet, le par. 16(3)  prévoit expressément l'adoption de mesures législatives permettant de favoriser la progression vers l'égalité de statut des deux langues officielles. Sans aucun doute, le fait qu'il doit y avoir égalité de statut de ces deux langues (par. 16(1)  et (2) ) milite en faveur d'une application généreuse de ces mesures et de la Charte  elle‑même afin que cet objectif puisse être atteint.

 

23.              Je tiens à ajouter que la Charte  a été conçue principalement pour reconnaître les droits et libertés individuels face à l'état. Par conséquent, lorsqu'ils agissent en leur qualité officielle au nom de l'état, les juges et les fonctionnaires des tribunaux ne jouissent pas d'une liberté linguistique illimitée, car en dispensant leurs services à la collectivité ils doivent s'acquitter de certaines obligations et responsabilités, dont l'obligation de donner aux plaideurs comparaissant devant eux un choix réel quant à la langue qui sera employée.

 

c)                Le droit d'employer la langue officielle de son            choix

 

24.              Le paragraphe 19(2) reconnaît aux plaideurs le droit d'employer la langue officielle de leur choix. Dans le présent pourvoi, il s'agit donc essentiellement de savoir si ce droit d'"employer" le français ou l'anglais devant les tribunaux comporte aussi bien le droit d'être compris par le tribunal dans la langue de son choix que celui de présenter dans cette même langue des observations orales et écrites.

 

25.              Les membres de cette Cour s'accordent pour dire que le droit en question comprend à tout le moins le droit de s'exprimer et de faire des observations écrites dans la langue de son choix. Faut‑il que ce droit, pour ne pas être dénué de sens, comporte le droit d'être compris directement ou peut‑être par le biais d'un interprète ou de la traduction simultanée? Selon moi, la réponse doit être affirmative. À quoi sert le droit de s'exprimer dans sa propre langue si ceux à qui on s'adresse ne peuvent comprendre? Malgré une formulation qui vise les particuliers, les droits linguistiques, de par leur nature même, revêtent un caractère fondamentalement et profondément social. La langue, tant parlée qu'écrite, sert à communiquer avec autrui. Dans une salle d'audience, c'est en parlant qu'on communique avec le juge ou les juges. Il est donc primordial, pour qu'il y ait une garantie efficace et cohérente des droits linguistiques devant les tribunaux, que le juge ou les juges comprennent soit directement, soit par d'autres moyens, la langue choisie par le justiciable.

 

26.              Sur ce point les deux parties et les intervenants sont d'accord. Comme l'affirment les appelantes à la p. 10 de leur mémoire:

 

                   Les appelantes soumettent que ce droit, reconnu par la Charte  d'employer le français comprend nécessairement le droit d'être entendu en français et d'être compris par le tribunal.

 

L'intimée réplique, à la p. 5:

 

                   [TRADUCTION]  L'intimée affirme que, sur ce point [la question constitutionnelle], il ne fait pas de doute que les parties à des procédures devant les tribunaux du Nouveau‑Brunswick ont le droit d'être entendues et comprises dans la langue officielle de leur choix.

 

Dans le même ordre d'idées, le procureur général du Canada affirme, à la p. 3, qu'"il ne fait pas de doute que le droit d'employer le français dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau‑Brunswick a comme corrollaire le droit d'être compris par le tribunal". Le procureur général du Nouveau‑Brunswick a abondé dans le même sens. Selon moi, toute autre conclusion reviendrait à donner une interprétation restrictive au droit constitutionnel fondamental d'employer la langue officielle de son choix devant les tribunaux. Un tel résultat ferait échec aux objets réparateurs généraux des garanties linguistiques prévues par la Charte  et serait incompatible avec une interprétation libérale des droits linguistiques.

 

d)                Les droits linguistiques et l'équité en matière de procédure

 

27.              À mon avis, le concept des droits linguistiques devant les tribunaux est distinct de celui des droits à un procès équitable. Bien qu'il soit important de reconnaître cette distinction, on doit se rappeler qu'il n'y a pas de cloison étanche entre les deux catégories de droits. Les droits linguistiques devant le tribunal, au même titre que les droits à un procès équitable, sont en partie intimement liés à la nécessité d'assurer une communication efficace entre le juge et le plaideur. Il s'ensuit donc que les deux se chevaucheront jusqu'à un certain point. En même temps, chacune de ces catégories de droits continuera de s'appliquer à des problèmes auxquels ne touche pas l'autre. Par exemple, la question de savoir si une personne a même droit à une audience relève uniquement de la justice naturelle et non pas des droits linguistiques.

 

28.              Il n'est pas anormal que les différents droits et libertés se chevauchent jusqu'à un certain point. Les droits et libertés sont souvent liés les uns aux autres et se complètent mutuellement. Par exemple, la liberté de religion énoncée à l'al. 2 a )  de la Charte  est étroitement liée à la protection accordée par l'art. 15 contre la discrimination fondée sur la religion et aux libertés de réunion et d'association dont jouissent les groupes religieux en vertu des al. 2c) et d) respectivement. Dans la même optique, le droit d'être entendu et compris par le juge dans le cadre d'une audience, lequel découle des exigences de justice naturelle reconnues par la common law ou de l'art. 7  de la Charte , ne diminue en rien l'importance d'être compris en tant qu'aspect des droits linguistiques conférés par l'art. 19  de la Charte .

 

e) Conclusions relatives au par. 19(2)

 

29.              À mon sens, le droit d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux, que garantit le par. 19(2), comporte le droit d'être compris par le juge ou les juges saisis de l'affaire. Je répète que ce pourvoi ne soulève pas la question des techniques ou des mécanismes, tels que le recours à des interprètes ou à la traduction simultanée, qui pourraient permettre d'être ainsi compris.

 

30.              Je suis d'avis de répondre à la question constitutionnelle par l'affirmative.

 

31.              En conséquence, il n'est pas nécessaire d'examiner le bien‑fondé des arguments des appelantes concernant l'interprétation de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1, par. 13(1), ou des exigences de justice naturelle reconnues par la common law.

 

                                                                    III

 

La compétence linguistique du juge Stratton ‑‑ Le paragraphe 19(2) a‑t‑il été violé?

 

32.              Ayant conclu que le par. 19(2) reconnaît aux plaideurs le droit d'être compris par les juges saisis de leur cause, nous devons établir si le juge Stratton connaissait suffisamment le français pour pouvoir comprendre les arguments des appelantes. La preuve dont nous disposons sur cette question est loin d'être satisfaisante. Elle consiste en deux affidavits et en l'historique des procédures de l'affaire.

 

33.              Léon Richard, secrétaire général de l'Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau‑Brunswick, a déposé au nom des appelantes un affidavit dans lequel il affirme qu'il était présent à l'audience initiale présidée par le juge Stratton. Selon Richard, les appelantes se sont opposées à ce que le juge Stratton entende la requête pour le motif qu'il n'avait pas une connaissance suffisante du français, tant pour ce qui est de comprendre les arguments oraux que pour ce qui est de s'exprimer dans cette langue. Au dire de Richard, le juge Stratton a reconnu le bien‑fondé des objections et a dit simplement: [TRADUCTION]  "Je vais déférer cette affaire à un collègue bilingue." Richard a affirmé en outre que le défaut des appelantes de s'opposer à la présence du juge Stratton comme membre de la formation saisie de l'affaire s'explique par le fait qu'elles étaient "stupéfaites et désemparées", ayant été prises au dépourvu.

 

34.              Le second affidavit est celui de D. Leslie Smith qui a agi comme avocat de l'intimée. Il a soutenu que les appelantes ne se sont pas officiellement "opposées" à la présence du juge Stratton, mais ont simplement "demandé" qu'il renvoie l'affaire à un juge bilingue. Smith a ajouté qu'il avait "l'impression" que le juge Stratton comprenait les arguments écrits et oraux présentés en français à l'audience subséquente. Cette impression était fondée sur une observation à l'intention de Richard dans laquelle le juge Stratton s'était référé aux arguments oraux des appelantes.

 

35.              L'historique des procédures en l'espèce consiste, d'une part, en la décision du juge Stratton de renvoyer l'affaire au juge Angers à cause de sa plus grande compétence en français et, d'autre part, en la réapparition subséquente du juge Stratton comme membre de la formation de trois juges.

 

36.              Quelles conclusions faut‑il tirer de ces faits? À mon avis, nous ne pouvons déduire de la décision du juge Stratton de renvoyer l'affaire au juge Angers qu'il était incompétent pour entendre des arguments en français. Sur ce point, j'adopte les observations du juge Wilson. De plus, il reste que les appelantes ne se sont pas opposées à ce que le juge Stratton fasse partie de la formation. Je ne crois pas non plus que les affidavits nous permettent de conclure que le juge Stratton ne comprenait pas le français. Ni l'un ni l'autre affidavit ne constitue une preuve convaincante de la compétence linguistique du juge Stratton. En l'absence d'une preuve manifeste à l'appui des allégations d'incompétence formulées par les appelantes, je ne crois pas que nous puissions statuer en leur faveur. À mon avis, il nous faut, dans des cas comme celui‑ci, présumer que les juges ont agi de bonne foi. Vu qu'aucune objection n'a été soulevée lors de l'audience et vu l'absence d'une preuve convaincante, il me semble que nous devons tenir pour acquis que le juge Stratton connaissait suffisamment le français pour pouvoir comprendre les observations des appelantes.

 

                                                                    IV

 

Conclusion

 

37.              En ce qui concerne la première question en litige, je suis d'avis de répondre à la question constitutionnelle de la manière suivante:

 

Question:  Le paragraphe 19(2) de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

Réponse:   Oui.

 

38.              J'ai conclu, compte tenu des faits de la présente espèce, qu'il n'y a pas eu de violation du par. 19(2).

 

39.              Pour ce qui est des arguments des appelantes portant sur les deuxième et troisième questions, je souscris entièrement à l'analyse et aux conclusions du juge Wilson.

 

40.              Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

 

Version française du jugement des juges Beetz, Estey, Chouinard, Lamer et Le Dain rendu par

 

41.              Le Juge Beetz‑‑J'ai eu l'avantage de lire les motifs du Juge en chef et ceux du juge Wilson.

 

42.              Je souscris à leur exposé des faits ainsi qu'à leurs motifs et à leurs conclusions sur la question de savoir si la Cour d'appel du Nouveau‑ Brunswick possède une compétence inhérente pour accorder l'autorisation d'appel ainsi que sur la question de savoir si ladite cour a bien exercé son pouvoir discrétionnaire à cet égard.

 

43.              De plus, je partage leur avis que le pourvoi doit être rejeté avec dépens.

 

44.              Toutefois, je me trouve respectueusement en désaccord avec la réponse qu'ils donneraient à la question constitutionnelle et avec les motifs de leur réponse.

 

45.              Voici la question constitutionnelle formulée par le Juge en chef:

 

Le paragraphe 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

46.              Cette question concerne le contenu du droit constitutionnel d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux du Nouveau‑Brunswick: ce droit comporte‑t‑il celui d'être entendu et compris par le tribunal indépendamment de la langue officielle utilisée?

 

47.              La question posée dans l'affaire MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, était différente en ce sens qu'il s'agissait non pas de déterminer le contenu du droit de choisir le français ou l'anglais mais de déterminer, dans le cas d'une sommation émanant d'un tribunal du Québec, qui jouit de ce droit, celui qui la délivre ou bien son destinataire. Dans l'affaire MacDonald, toutefois, des arguments ont été présentés relativement à la communication comme objet des droits linguistiques et relativement au droit, en tant qu'exigence découlant de la justice naturelle, de comprendre les actes et les procédures judiciaires. Ces arguments, étroitement liés à la question soulevée en l'espèce, ont été étudiés et analysés dans les motifs de jugement. Il est donc inévitable que les deux affaires se chevauchent dans une certaine mesure; d'où la nécessité de citer en l'espèce des extraits tirés de l'arrêt MacDonald.

 

48.              Les deux affaires diffèrent aussi par le fait que l'arrêt MacDonald traite de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 , tandis qu'en l'espèce il est question du par. 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Selon moi, toutefois, étant donné la similarité des deux dispositions, il s'agit là d'une simple différence de forme et non pas de fond.

 

49.              Le paragraphe 19(2)  de la Charte  doit s'interpréter dans le contexte de la partie de la Charte  qui s'intitule "Langues officielles du Canada" et qui est composée des art. 16 à 22:

 

                   16. (1) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

 

                   (2) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Nouveau‑Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

 

                   (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l'égalité de statut ou d'usage du français et de l'anglais.

 

                   17. (1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux du Parlement.

 

                   (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux de la Législature du Nouveau‑Brunswick.

 

                   18. (1) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès‑verbaux du Parlement sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur.

 

                   (2) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès‑verbaux de la Législature du Nouveau‑Brunswick sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur.

 

                   19. (1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent.

 

                   (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau‑Brunswick et dans tous les actes de procédure qui en découlent.

 

                   20. (1) Le public a, au Canada, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec le siège ou l'administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à l'égard de tout autre bureau de ces institutions là où, selon le cas:

 

a) l'emploi du français ou de l'anglais fait l'objet d'une demande importante;

 

b) l'emploi du français et de l'anglais se justifie par la vocation du bureau.

 

                   (2) Le public a, au Nouveau‑Brunswick, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement ou pour en recevoir les services.

 

                   21. Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet, en ce qui a trait à la langue française ou anglaise ou à ces deux langues, de porter atteinte aux droits, privilèges ou obligations qui existent ou sont maintenus aux termes d'une autre disposition de la Constitution du Canada.

 

                   22. Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais.

 

50.              Sous réserve de variantes stylistiques mineures, les termes des art. 17 , 18  et 19  de la Charte  ont été empruntés clairement et délibérément à la version anglaise de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 , dont une version française n'a pas encore été adoptée conformément à l'art. 55  de la Loi constitutionnelle de 1982 . J'estime en conséquence qu'on ne saurait à bon droit trancher cette affaire sans tenir compte de l'interprétation donnée à l'art. 133, qui porte:

 

                   133. Dans les chambres du Parlement du Canada et les chambres de la Législature du Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais, dans la rédaction des registres, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire. En outre, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux du Canada établis sous l'autorité de la présente loi, ou émanant de ces tribunaux, et devant les tribunaux du Québec, ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage de l'une ou l'autre de ces langues.

 

                   Les lois du Parlement du Canada et de la Législature du Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.

 

51.              Le texte quelque peu condensé et complexe de l'art. 133 a été abrégé et simplifié dans les art. 17  à 19  de la Charte , comme il convient au style d'un véritable document constitutionnel. Ainsi, la partie pertinente de l'art. 133 ("dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux ... ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage") est devenue "Chacun a le droit d'employer ... dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux ... et dans tous les actes de procédure qui en découlent". Or, j'estime que ce changement de pure forme ne revêt aucune importance particulière.

 

52.              Je suis en outre d'avis que le par. 19(2)  de la Charte , pas plus que l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 , n'établit pas deux règles distinctes, une pour la langue que chacun peut utiliser dans les débats devant les tribunaux et une autre pour les langues pouvant être utilisées dans les actes de procédure. Un acte de procédure doit émaner de quelqu'un, c'est‑à‑dire d'une personne dont les droits linguistiques sont ainsi protégés de la même manière et dans la même mesure que l'est le droit d'un plaideur ou de tout autre participant de s'exprimer en cour dans la langue officielle de son choix. L'une et l'autre dispositions constitutionnelles ne prévoient qu'une seule règle de fond qui s'applique aussi bien aux actes de procédure qu'aux débats devant les tribunaux, et je ne fais ici que paraphraser ce qu'on a déjà dit à ce sujet dans l'arrêt MacDonald, dans les motifs de la majorité, à la p. 484.

 

53.              À mon sens, les droits que garantit le par. 19(2)  de la Charte  sont de même nature et portée que ceux garantis par l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  en ce qui concerne les tribunaux du Canada et ceux du Québec. Comme le conclut la Cour à la majorité, aux pp. 498 à 501 de l'arrêt MacDonald, il s'agit essentiellement de droits linguistiques qui n'ont aucun rapport avec les exigences de justice naturelle et qui ne doivent pas être confondus avec celles‑ci. Ces droits linguistiques sont les mêmes que ceux qui sont garantis par l'art. 17  de la Charte  relativement aux débats du Parlement. Ils appartiennent à l'orateur, au rédacteur ou à l'auteur des actes de procédure d'un tribunal, et ils confèrent à l'orateur ou au rédacteur le pouvoir, consacré dans la Constitution, de parler ou d'écrire dans la langue officielle de leur choix. En outre, ni l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  ni l'art. 19  de la Charte  ne garantissent, pas plus que l'art. 17  de la Charte , que la personne qui parle sera entendue ou comprise dans la langue de son choix ni ne lui confèrent le droit de l'être.

 

54.              Mon opinion est étayée par la différence dans la rédaction de l'art. 20  de la Charte . Dans cette disposition, la Charte  accorde expressément le droit d'employer l'une ou l'autre langue officielle pour communiquer avec certains bureaux des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada et avec tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement du Nouveau‑Brunswick. Ce droit de communiquer dans l'une ou l'autre langue suppose aussi le droit d'être entendu ou compris dans ces langues.

 

55.              Je suis renforcé davantage dans ce point de vue par le fait que les rédacteurs de la Charte  auraient pu, s'ils l'avaient voulu, s'inspirer d'un autre modèle explicite, savoir le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1:

 

                   13 (1) Sous réserve de l'article 15, dans toute procédure devant un tribunal, toute personne qui comparaît ou témoigne peut être entendue dans la langue officielle de son choix et ne doit être, en fait, nullement défavorisée en raison de ce choix.

 

56.              Là encore, le par. 13(1) de la Loi, à la différence de la Charte , confère expressément le droit d'être entendu dans la langue officielle de son choix. Ceux qui ont rédigé le par. 19(2)  de la Charte  et qui y ont donné leur approbation auraient facilement pu adopter les termes du par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick plutôt que ceux de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Leur omission de le faire indique clairement qu'ils ont voulu obtenir un effet différent, savoir celui de l'art. 133. Or, si le peuple de la province du Nouveau‑ Brunswick était consentant à ce qu'une disposition comme le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick fasse partie du droit applicable dans cette province, il n'admettait pas pour autant qu'elle soit enchâssée dans la Constitution. Je crois donc qu'il faut se garder de le lui imposer sous le couvert d'une interprétation constitutionnelle.

 

57.              Abstraction faite de l'art. 20, la seule autre disposition de la partie de la Charte  intitulée "Langues officielles du Canada", à reconnaître le droit de communiquer ou d'être compris dans les deux langues officielles, est l'art. 18 qui prévoit le bilinguisme dans les institutions législatives. Dans l'arrêt MacDonald, on peut lire le passage suivant des motifs de la majorité, à la p. 496:

 

L'article 133 a introduit non pas un programme ou système de bilinguisme officiel global, même en puissance, mais plutôt une forme limitée de bilinguisme obligatoire au niveau législatif, combinée à une forme encore plus limitée d'unilinguisme optionnel, au choix de la personne qui s'exprime dans les débats parlementaires ou dans une instance judiciaire, ainsi que du rédacteur ou de l'auteur de procédures ou de pièces de procédure judiciaires. On peut peut‑être dire que ce système limité facilite jusqu'à un certain point la communication et la compréhension, mais dans cette mesure seulement, et il ne garantit pas que l'orateur, le rédacteur ou l'auteur de procédures ou de pièces de procédure sera compris dans la langue de son choix par ceux à qui il s'adresse.

 

58.              Ce système a pris encore plus d'ampleur dans la Charte  avec l'ajout du Nouveau‑Brunswick au Québec‑‑et au Manitoba‑‑et avec l'adoption de nouvelles dispositions comme l'art. 20. J'estime cependant que dans la mesure où le modèle de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  a été délibérément suivi, ce qui est le cas du par. 19(2), la même interprétation s'impose.

 

59.              Je dois citer encore un extrait des motifs de la majorité, tiré de la p. 500 de l'arrêt MacDon­ald, qui se rapporte à l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 , mais qui s'applique également, à plus forte raison, aux dispositions de la Charte  relatives aux langues officielles:

 

                   Cela ne revient pas à placer les langues française et anglaise sur un pied d'égalité avec d'autres langues. Les langues française et anglaise sont non seulement placées sur un pied d'égalité, mais encore elles se voient conférer un statut privilégié par rapport à toutes les autres langues. Et cette égalité et ce statut privilégié sont tous les deux garantis par l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Sans la protection de cette disposition, il serait possible, par simple voie législative, d'accorder à l'une des deux langues officielles une certaine mesure de préférence comme on a tenté de le faire au chapitre III du titre premier de la Charte de la langue française, qui a été invalidé dans l'arrêt Blaikie no 1. L'unilinguisme français, l'unilinguisme anglais et, quant à cela, l'unilinguisme dans toute autre langue pourraient être aussi prescrits par simple voie législative. On peut donc constater que si l'art. 133 ne garantit qu'un minimum, ce minimum est loin d'être inconsistant.

 

60.              Le droit qu'ont les parties en common law d'être entendues et comprises par un tribunal et leur droit de comprendre ce qui se passe dans le prétoire est non pas un droit linguistique mais plutôt un aspect du droit à un procès équitable. Ce droit est d'une portée à la fois plus large et plus universelle que celle des droits linguistiques. Tout le monde en jouit, y compris les personnes qui ne parlent ni ne comprennent aucune des deux langues officielles. Il relève de la catégorie de droits que la Charte  qualifie de garanties juridiques et, en fait, est protégé, du moins en partie, par des dispositions comme les art. 7  et 14  de la Charte :

 

                   7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

                   14. La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu'ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu'ils sont atteints de surdité, ont droit à l'assistance d'un interprète.

 

61.              Le caractère fondamental de ce droit à un procès équitable que confère la common law est souligné dans l'arrêt MacDonald, dans les motifs de la majorité, aux pp. 499 et 500:

 

                   Cependant, il devrait être tout à fait clair que ce droit à un procès équitable que reconnaît la common law, y compris le droit du défendeur de comprendre ce qui se passe dans le prétoire et d'y être compris, est un droit fondamental qui est profondément et fermement enraciné dans la structure même du système juridique canadien. C'est pourquoi certains aspects de ce droit sont enchâssés tout autant sous la forme de dispositions générales que sous celle de dispositions spécifiques dans la Charte , comme l'art. 7 relatif à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et l'art. 14 portant sur l'assistance d'un interprète. Tandis que le Parlement ou la législature d'une province peut, conformément à l'art. 33  de la Charte , déclarer expressément qu'une loi ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'art. 2  ou des art. 7  à 15  de la Charte , il est presque inconcevable qu'ils supprimeraient complètement le droit fondamental lui‑même que reconnaît la common law, à supposer qu'ils pourraient le faire.

 

62.              Bien que les garanties juridiques ainsi que les droits linguistiques relèvent de la catégorie des droits fondamentaux,

 

                   [c]e serait une erreur que de rattacher les exigences de la justice naturelle aux droits linguistiques ... ou vice versa, ou de relier un genre de droit à un autre ... Ces deux genres de droits sont différents sur le plan des concepts ... Les lier, c'est risquer de les dénaturer tous les deux, plutôt que de les renforcer l'un et l'autre.

 

(MacDonald c. Ville de Montréal, motifs de la majorité, aux pp. 500 et 501.)

 

63.              À la différence des droits linguistiques qui sont fondés sur un compromis politique, les garanties juridiques tendent à être de nature plus féconde parce qu'elles se fondent sur des principes. Certaines d'entre elles, par exemple celle énoncée à l'art. 7  de la Charte , sont formulées de manière si large que les tribunaux seront souvent appelés à les interpréter.

 

64.              D'autre part, même si certains d'entre eux ont été élargis et incorporés dans la Charte , les droits linguistiques ne reposent pas moins sur un compromis politique.

 

65.              Cette différence essentielle entre les deux types de droits impose aux tribunaux une façon distincte d'aborder chacun. Plus particulièrement, les tribunaux devraient hésiter à servir d'instruments de changement dans le domaine des droits linguistiques. Cela ne veut pas dire que les dispositions relatives aux droits linguistiques sont immuables et qu'elles doivent échapper à toute interprétation par les tribunaux. Je crois cependant que les tribunaux doivent les aborder avec plus de retenue qu'ils ne le feraient en interprétant des garanties juridiques.

 

66.              À mon avis, une telle attitude de retenue de la part des tribunaux s'harmonise bien avec l'art. 16  de la Charte , qui sert d'introduction à la partie intitulée "Langues officielles du Canada".

 

67.              Puisque c'est le par. 19(2) qui est la disposition de fond applicable à la présente espèce, nous n'avons pas à nous préoccuper du sens de l'art. 16 sur le plan du fond, quel qu'il puisse être. Il faut tout de même dire un mot concernant l'effet de l'art. 16 du point de vue de l'interprétation et concernant la question de l'égalité des deux langues officielles.

 

68.              Je crois qu'il est exact d'affirmer que l'art. 16  de la Charte  contient un principe d'avancement ou de progression vers l'égalité de statut ou d'usage des deux langues officielles. Je considère toutefois qu'il est très significatif que ce principe de progression soit lié au processus législatif mentionné au par. 16(3)  où se trouve consacrée la règle énoncée dans l'arrêt Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182. Comme le processus législatif est, à la différence du processus judiciaire, un processus politique, il se prête particulièrement bien à l'avancement des droits fondés sur un compromis politique.

 

69.              On doit en outre prendre en considération la formule de modification constitutionnelle relativement à l'usage des langues officielles. Suivant l'al. 41 c )  de la Loi constitutionnelle de 1982 , le consentement unanime du Sénat, de la Chambre des communes et de l'assemblée législative de chaque province est nécessaire à cette fin, mais "sous réserve de l'article 43". L'article 43 prévoit la modification des dispositions de la Constitution applicables à certaines provinces seulement et exige que cela se fasse par des "résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l'assemblée législative de chaque province concernée". Il est de notoriété publique qu'on s'attendait à ce que certaines provinces autres que le Nouveau‑ Brunswick, abstraction faite du Québec et du Manitoba, finissent par adhérer volontairement à la totalité ou à une partie du régime constitutionnel prescrit par les art. 16 à 22 de la Charte , et une procédure souple de modification de la Constitution a été prévue pour que cette progression dans le domaine des droits linguistiques puisse se réaliser. Mais là encore, il s'agit d'une forme de progression qui résulte d'un processus politique et non judiciaire.

 

70.              Si toutefois on disait aux provinces que le régime créé par les art. 16 à 22 de la Charte  est dynamique et progressif en soi, indépendamment de toute législation et de toute modification de la Constitution, et qu'il appartient surtout aux tribunaux de régler le rythme d'évolution de ce régime, elles se trouveraient alors dans l'impossibilité de savoir avec une exactitude relative ce à quoi elles adhèrent. Pareille situation les rendrait assurément plus réticentes à adhérer et irait à l'encontre du principe de progression énoncé au par. 16(3) .

 

71.              Selon moi, l'art. 16  de la Charte  confirme la règle selon laquelle les tribunaux doivent faire preuve de retenue dans leur interprétation des dispositions relatives aux droits linguistiques.

 

72.              Je ne crois pas que ma façon d'interpréter le par. 19(2)  de la Charte  enfreint la disposition de l'art. 16 en matière d'égalité. L'une ou l'autre langue officielle peut être employée par n'importe quelle personne devant tout tribunal du Nouveau‑ Brunswick ou dans toutes les affaires devant un tel tribunal et dans tous les actes de procédure qui en découlent. La garantie d'égalité des langues n'est toutefois pas une garantie que la langue officielle utilisée sera comprise par la personne à qui s'adresse la plaidoirie ou la pièce de procédure.

 

73.              Cependant, avant d'en finir avec cette question d'égalité, je tiens à faire remarquer que si on devait conclure que le droit d'être compris dans la langue officielle employée devant un tribunal constitue un droit linguistique régi par la disposition en matière d'égalité de l'art. 16, on ferait un grand pas vers l'adoption d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être satisfait que par des tribunaux bilingues. Pareille exigence aurait des conséquences d'une portée incalculable et constituerait en outre un moyen étonnamment détourné et implicite de modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives à la magistrature.

 

74.              Je conclus sans aucune hésitation que les principes de justice naturelle ainsi que le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑ Brunswick confèrent

 

à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties.

 

75.              Avec égards cependant, j'estime qu'aucun droit de ce genre ne peut découler du par. 19(2)  de la Charte .

 

76.              Je suis d'avis de répondre à la question constitutionnelle de la manière suivante:

 

Une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick a le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont, par des moyens raisonnables, en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties; ce droit découle toutefois des principes de justice naturelle et du par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick et non pas du par. 19(2)  de la Charte .

 

77.              Il faudra attendre une autre occasion pour décider de la question des moyens raisonnables qui peuvent assurer que le ou les membres d'un tribunal soient en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties.

 

78.              Reste à décider si le juge Stratton était incompétent pour siéger pour le motif que sa maîtrise du français était prétendument insuffisante.

 

79.              Deux affidavits contradictoires ont été produits sur cette question et, selon moi, notre décision en l'espèce ne doit pas être fondée, même en partie, sur un choix entre ces affidavits.

 

80.              Je suis d'accord avec les raisons suivantes qu'a données le juge Wilson pour expliquer pourquoi, compte tenu des faits de la présente affaire, nous ne pouvons conclure à l'incompétence du juge Stratton:

 

1. À défaut d'un système de tests, un juge doit, de bonne foi et de la manière la plus objective possible, évaluer lui‑même son niveau de compréhension de la langue des procédures.

 

2. On ne saurait déduire de la décision du juge Stratton d'acquiescer à la demande de l'avocat et de renvoyer les demandes à un juge bilingue qu'il a nécessairement partagé l'avis des appelantes quant à l'insuffisance de sa compréhension du français.

 

3. Nous pouvons déduire de la conduite du juge Stratton qu'il a jugé qu'il comprenait assez bien le français pour instruire l'affaire d'une manière conforme aux exigences de justice naturelle et du par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick.

 

4. Le fait que les avocats n'aient pas contesté la compétence du juge Stratton pour juger au fond les demandes est très révélateur.

 

81.              Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens. Toutefois, il n'y aura pas d'adjudication de dépens pour ou contre les intervenants.

 

Version française des motifs rendus par

 

82.              Le Juge Wilson‑‑

 

1. Les faits

 

83.              En janvier 1982 les appelantes, la Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. et l'Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau‑Brunswick (la "Société") ont intenté une action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire et une injonction qui auraient empêché le Minority Language School Board No. 50 (le "Conseil") d'offrir des programmes d'immersion en français aux élèves francophones de ses écoles anglaises contrairement à la Loi scolaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. S‑5, et à la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1. Cette Cour n'est pas appelée en l'espèce à statuer sur le fond de cette action en particulier, mais elle est saisie de questions découlant des procédures engagées dans le cadre de ce litige.

 

84.              En mars 1982, six parents d'élèves qui allaient à l'école dans la région de Grand Falls ont demandé à être ajoutés à titre de codéfendeurs avec le Conseil dans l'action. Ils ont dit ne pouvoir se fier au Conseil pour représenter leurs intérêts. Dans une décision en date du 27 avril 1982, le juge Daigle a rejeté la demande pour le motif que la cour pouvait trancher les questions en litige sans leur intervention. Suivant la Loi scolaire, le Conseil était l'organisme décisionnel à qui incombaient les responsabilités et les obligations relatives à l'instruction des enfants du district. Or, selon le juge Daigle, les parents n'avaient pas établi que le Conseil ne représentait pas entièrement leurs intérêts. Les parents n'ont pas interjeté appel de cette décision.

 

85.              Le 24 juin 1983, le juge en chef Richard de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick a statué sur le fond de l'action en faveur de la Société: 48 R.N.‑B. (2d) 361, 126 A.P.R. 361. Convaincu que le Conseil respecterait la décision de la cour, il a décidé de ne pas prononcer d'injonction, s'accordant toutefois un délai de six mois pour le faire en cas de non‑respect du jugement. Quand, en septembre 1983, le Conseil a commencé à offrir à vingt‑neuf élèves un programme [TRADUCTION]  "de base intensif" en français, la Société a de nouveau demandé une injonction. Le 4 octobre 1983, 50 R.N.‑B. (2d) 41, 131 A.P.R. 41, et le 9 décembre 1983, 51 R.N.‑B. (2d) 219, 134 A.P.R. 219, le juge en chef Richard a fourni des éclaircissements sur sa décision du 24 juin 1983, mais a refusé d'accorder l'injonction demandée pour le motif que sa décision antérieure aurait pu ne pas être suffisamment claire. Dans sa décision en date du 9 décembre 1983, le juge en chef Richard a en outre rejeté une requête, présentée par les parents de deux enfants inscrits au programme et déposée le 19 octobre 1983, en vue d'obtenir l'autorisation d'intervenir dans la demande d'injonction.

 

86.              Malgré les pressions exercées par les parents des élèves qui se seraient inscrits au programme, le Conseil a décidé de ne pas porter en appel la décision du 24 juin 1983 telle qu'elle avait été clarifiée. Les parents, y compris les six qui avaient initialement demandé à être mis en cause en mars 1982, se sont réunis pour créer, le 22 novembre 1983, l'Association of Parents for Fairness in Education, Grand Falls District 50 Branch (l'"Association"), intimée en l'espèce. Le 11 janvier 1984, l'Association a déposé des demandes, conformément aux règles 15, 3.02 et 9 des Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick (1982) en vue d'obtenir d'une part l'autorisation d'en appeler du jugement du Juge en chef et d'autre part la prorogation du délai d'appel. L'audience a été fixée au 20 janvier 1984 et devait avoir lieu devant le juge Stratton de la Cour d'appel. Avant l'audience, la Société a demandé que l'affaire soit entendue par un juge bilingue vu qu'une partie des plaidoiries devait se faire en français. Le juge Stratton a accédé à cette demande et a renvoyé l'affaire au juge Angers qui, à l'issue des plaidoiries, a décidé qu'une demande d'autorisation d'appel émanant d'une personne qui n'a pas été une partie à l'action initiale relève nécessairement de la compétence inhérente de la Cour d'appel et doit, en conséquence, être étudiée par une formation de la cour: 53 R.N.‑B. (2d) 158, 138 A.P.R. 158. La demande a donc été entendue le 1er mars 1984 par une formation de trois juges (le juge Stratton, qui a présidé, et les juges La Forest et Angers). L'Association a obtenu l'autorisation d'appel et aussi une prorogation de délai: 54 R.N‑B. (2d) 198, 140 A.P.R. 198, 8 D.L.R. (4th) 238. Le 23 mars 1984, l'Association a déposé un avis d'appel visant les trois décisions du juge en chef Richard, puis, le 11 avril 1984, le Conseil a produit un avis d'appel incident.

 

2. Les questions en litige

 

87.              La Société invoque trois moyens d'appel en cette Cour. Le premier de ces moyens se dégage de la question suivante formulée par le juge en chef Dickson le 30 août 1984:

 

Le paragraphe 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

La deuxième question soulevée par l'appelante est de savoir si la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick est investie d'une compétence inhérente pour faire droit à une demande d'autorisation d'appel lorsque l'auteur de la demande n'était pas une partie à l'action initiale et que la demande a été présentée hors délai. À supposer que la Cour d'appel ait eu compétence pour accorder l'autorisation d'appel, la troisième question est de savoir si elle a exercé son pouvoir discrétionnaire correctement. Examinons d'abord la deuxième et la troisième questions.

 

3.                La compétence inhérente de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick

 

88.              Le juge La Forest (maintenant juge de cette Cour), qui a rédigé les motifs de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick, a conclu que celle‑ci pouvait, conformément à sa compétence inhérente, autoriser la mise en cause de l'Association pour qu'elle puisse former un appel. Selon le juge La Forest, la compétence inhérente de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick découle du par. 8(2) de la Loi sur l'organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2, modifiée par 1978 (N.‑B.), chap. 32, art. 8, et 1979 (N.‑B.), chap. 36, art. 1. En voici le texte:

 

8 (2) La Cour d'appel possède et exerce une compétence en matière d'appel en plus de la compétence en première instance qui peut être nécessaire ou accessoire pour statuer sur un appel; elle possède en outre toute la compétence et tous les pouvoirs qu'avait la Cour d'appel immédiatement avant le 4 septembre 1979 avec compétence d'appel dans les causes et questions civiles et criminelles ainsi que la compétence et le pouvoir d'entendre et juger les requêtes et les appels concernant un jugement, une ordonnance ou une décision d'un juge des Cours.

 

Il a estimé que, si l'on tient compte des dispositions qui l'ont précédé, cet article investit la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick des pouvoirs de la Cour de chancellerie. La Société avait fait valoir que la compétence de la cour pour accorder l'autorisation d'appel doit découler des Règles de procédure. De l'avis du juge La Forest, cependant, le fait que ces règles n'énoncent pas de procédure relative aux demandes d'autorisation n'empêche pas la Cour d'appel d'exercer la compétence traditionnelle que lui confère le par. 8(2). Puisque l'Association l'avait saisie de l'affaire dans un délai raisonnable et qu'aucune des parties ne s'était opposée à une prorogation, la cour a aussi fait droit à la seconde requête.

 

89.              La question en cette Cour est donc de savoir si la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick possède une compétence inhérente pour accorder une autorisation d'appel à une personne qui n'est pas partie à l'instance lorsque ni l'une ni l'autre partie à l'instance n'a elle‑même interjeté appel et que le délai d'appel est expiré.

 

90.              La règle 15 portant sur les intervenants a été invoquée par l'Association à l'appui de sa réclamation de qualité pour agir. La règle 15 dispose:

 

                   15.01 Permission d'intervenir comme partie additionnelle

 

                   (1) Toute personne qui n'est pas partie à l'instance et qui

 

a) prétend avoir un intérêt dans le litige,

 

b) prétend qu'elle risque d'être lésée par le jugement éventuel ou

 

c) prétend qu'il existe entre elle et une ou plusieurs des parties à l'instance une question de droit ou de fait coïncidant avec une ou plusieurs des questions en litige,

 

peut demander à la cour, sur avis de motion, la permission d'intervenir comme partie additionnelle.

 

Le juge La Forest s'est expressément abstenu de tout commentaire sur l'applicabilité de cette règle, si ce n'est pour faire remarquer que le mot "cour" défini à la règle 1.04 ne désigne que la Cour du Banc de la Reine. Comme je l'ai déjà dit, certains des parents faisant partie de l'Association avaient demandé, mais en vain, à être ajoutés à titre de codéfendeurs en première instance. Ils n'ont pas tenté d'interjeter appel bien que, aux termes de la règle 62.03, on puisse en appeler d'ordonnances interlocutoires, à la condition d'obtenir l'autorisation de le faire. La requête en Cour d'appel pourrait donc être considérée comme une tentative par ces parents de faire indirectement ce qu'ils n'avaient pas fait directement, savoir tenter d'obtenir l'infirmation de la décision du juge Daigle. Cela suppose évidemment, ce qui est pour le moins douteux, que l'Association peut être assimilée à ces parents‑là, même si ces derniers ne constituent qu'une partie de ses membres. Quoi qu'il en soit, la Cour d'appel a procédé non pas en vertu des Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick, mais en vertu de sa compétence inhérente. Soulignons qu'en tout état de cause la règle 62.21, qui confère de larges pouvoirs à la Cour d'appel, prévoit expressément:

 

                   (6) Le fait qu'une ordonnance ou qu'une décision interlocutoire n'a pas été portée en appel n'empêche pas la Cour d'appel de rendre une décision ou une ordonnance.

 

D'autre part, il se dégage des motifs du juge La Forest que la cour a cru le président de l'Association qui a déclaré sous serment que ce n'est que lorsqu'ils ont été en possession de tous les documents, c'est‑à‑dire le jugement initial ainsi que les deux décisions qui l'éclaircissent, qu'ils ont saisi dans toute son ampleur la portée du jugement de première instance.

 

91.              Puisque le juge La Forest a fondé la compétence inhérente de la Cour d'appel sur le par. 8(2) de la Loi sur l'organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2, et ses modifications, et sur les dispositions qui l'ont précédé, il est nécessaire de faire l'historique de ce paragraphe. Par souci de commodité, je le reproduis de nouveau:

 

8 (2) La Cour d'appel possède et exerce une compétence en matière d'appel en plus de la compétence en première instance qui peut être nécessaire ou accessoire pour statuer sur un appel; elle possède en outre toute la compétence et tous les pouvoirs qu'avait la Cour d'appel immédiatement avant le 4 septembre 1979 avec compétence d'appel dans les causes et questions civiles et criminelles ainsi que la compétence et le pouvoir d'entendre et juger les requêtes et les appels concernant un jugement, une ordonnance ou une décision d'un juge des Cours.

 

92.              Les dispositions suivantes de la Loi sur l'organisation judiciaire sont également pertinentes:

 

1 Dans la présente loi et dans les Règles

 

"Cour" désigne la Cour d'appel ou la Cour du Banc de la Reine, suivant ce que le sujet ou le contexte exige;

 

2(1) La Cour suprême du Nouveau‑Brunswick telle qu'elle était établie avant le 4 septembre 1979 continue de constituer des tribunaux d'archives sous l'appellation de Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick et de Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick.

 

L'article 21 de la Loi sur l'organisation judiciaire énonce le lien qui existe entre la Loi et les Règles de procédure:

 

21 La compétence de la Cour s'exerce, en matière de procédure et de pratique, de la manière prévue par la présente loi et les Règles ou par les règles et ordonnances de la Cour établies conformément à la présente loi et, lorsque la présente loi ou les Règles ou les règles ou ordonnances de la Cour ne contiennent pas de dispositions particulières s'y rapportant, elle s'exerce, autant que possible, de la même manière qu'elle l'aurait été avant l'entrée en vigueur de la présente loi.

 

Ces dispositions ont succédé aux dispositions suivantes:

 

Judicature Act, R.S.N.B. 1952, chap. 120:

 

                   [TRADUCTION]  8. (1) ...

 

                   (2) La Cour d'appel possède et exerce une compétence en matière d'appel en plus de la compétence en première instance qui peut être nécessaire ou accessoire pour statuer sur un appel; elle possède en outre toute la compétence et tous les pouvoirs qu'avait la Cour d'appel immédiatement avant l'entrée en vigueur de la présente loi avec compétence d'appel dans les causes et questions civiles et criminelles ainsi que la compétence et le pouvoir d'entendre et juger les requêtes et les appels concernant un jugement, une ordonnance ou une décision d'un juge de la division du Banc de la Reine ou de la Chancellerie et d'un juge de la Cour d'appel.

 

                   23. La compétence de la Cour s'exerce, en matière de procédure et de pratique, de la manière prévue par la présente loi et les Règles ou par les règles et ordonnances de la Cour établies conformément à la présente loi et, lorsque la présente loi ou lesdites règles ou ordonnances ne contiennent pas de dispositions particulières s'y rapportant, elle s'exerce, autant que possible, de la même manière qu'elle l'aurait été avant l'entrée en vigueur de la présente loi.

 

The Judicature Act, R.S.N.B. 1927, chap. 113:

 

                   [TRADUCTION]  8. (1) La Cour d'appel siège en permanence, mais tient chaque année dans la ville de Fredericton cinq sessions présidées par les trois juges de ladite Cour aux fins d'entendre et de juger toutes les requêtes et demandes qui, jusqu'ici, ont été ou ont pu être entendues et jugées par la Cour d'appel ou qui relèvent de la compétence d'une cour suprême d'archives siégeant en banc. La Cour d'appel possède et exerce une compétence en matière d'appel en plus de la compétence en première instance qui peut être nécessaire ou accessoire pour statuer sur un appel; elle possède en outre toute la compétence et tous les pouvoirs qu'avait la Division d'appel de la Cour suprême immédiatement avant l'entrée en vigueur de la présente loi avec compétence d'appel dans les causes et questions civiles et criminelles ainsi que la compétence et le pouvoir d'entendre et juger les requêtes et les appels concernant un jugement, une ordonnance ou une décision d'un juge ou des juges de la division du Banc du Roi ou de la Chancellerie et d'un juge de la Cour d'appel.

 

                   23. La compétence de la Cour s'exerce (en matière de procédure et de pratique) de la manière prévue par la présente loi et les Règles ou par les règles et ordonnances de la Cour établies conformément à la présente loi et, lorsque la présente loi ou lesdites règles ou ordonnances ne contiennent pas de dispositions particulières s'y rapportant, elle s'exerce, autant que possible, de la même manière qu'elle l'aurait été avant l'entrée en vigueur de la présente loi.

 

The Judicature Act, 1909, 1909 (N.‑B.), chap. 5:

 

                   [TRADUCTION]  3. La Cour suprême du Nouveau‑Brunswick, étant avant l'entrée en vigueur de la présente loi une cour de common law et d'equity dotée de compétence de première instance et d'appel en matière civile et criminelle, continue sous le même nom à constituer une Cour suprême de judicature pour le Nouveau‑ Brunswick.

 

                   15. La compétence de la Cour s'exerce (en matière de procédure et de pratique) de la manière prévue par la présente loi et les règles dont elle est assortie ou par les règles et ordonnances de la Cour établies conformément à la présente loi et, lorsque la présente loi ou lesdites règles ou ordonnances ne contiennent pas de dispositions particulières s'y rapportant, elle s'exerce, autant que possible, de la même manière qu'elle l'aurait été avant l'entrée en vigueur de la présente loi.

 

The Judicature Act, 1906, 1906 (N.‑B.), chap. 37:

 

                   [TRADUCTION]  3. La Cour suprême, les cours de circuit, toutes les Courts of Oyer and Terminer et de General Gaol Delivery ainsi que la Cour suprême en equity sont par les présentes abolies et est constituée une Cour suprême de judicature pour la province, ci‑après appelée la Cour, composée de deux divisions, savoir: la Cour d'appel et la Division de première instance. La Cour est une cour d'archives ayant compétence en première instance qui, sous réserve des dispositions de la présente loi et des Règles de pratique, possède tous les pouvoirs et toute l'autorité qui, selon la loi d'Angleterre, sont le propre d'une cour supérieure de juridiction civile et criminelle, et elle continue de posséder et d'exercer la compétence, les droits, les pouvoirs et l'autorité qui, à l'entrée en vigueur de la présente loi, appartenaient à la Cour suprême ou que celle‑ci était susceptible d'exercer en sa qualité de cour de common law, d'equity ou de l'échiquier ou en quelque autre qualité.

 

                   6. Sauf une disposition particulière prévoyant le contraire, lorsqu'une loi, un texte législatif ou la coutume confère ou impose aux juges de la Cour suprême ou à l'un deux, ou au juge en equity une compétence, une fonction ou un pouvoir, accessoire ou non à l'administration de la justice, cette compétence, cette fonction ou ce pouvoir sont réputés avoir été conférés et imposés aux juges de la la Cour créée par la présente loi et ils les exercent aussi pleinement que lesdits juges de la Cour suprême ou ledit juge en equity.

 

                   19. Sauf disposition contraire de la présente loi ou des Règles, les différents types de compétence attribués à la Cour ne s'exercent qu'au nom de la Cour suprême de judicature.

 

                   20. La compétence de la Cour s'exerce (en matière de procédure et de pratique) de la manière prévue par la présente loi et les règles dont elle est assortie ou par les règles et ordonnances de la Cour établies conformément à la présente loi et, lorsque la présente loi ou lesdites règles ou ordonnances ne contiennent pas de dispositions particulières s'y rapportant, elle s'exerce, autant que possible, de la même manière qu'elle l'aurait été avant l'entrée en vigueur de la présente loi.

 

93.              Il existe des textes encore plus anciens. En 1854, on a adopté An Act relating to the administration of Justice in Equity, 1854 (N.‑B.), 17 Vict., chap. 18:

 

                   [TRADUCTION]  Il est édicté ce qui suit‑‑1. La Cour suprême entend et juge en equity toutes les causes qui, jusqu'ici, relevaient de la Cour de chancellerie, et elle est, sous réserve des règlements mentionnés aux différents chapitres du présent titre, investie des mêmes pouvoirs et de la même compétence et assujettie aux mêmes règles de pratique et elle applique les mêmes principes d'equity; et toutes les affaire en instance devant la Cour de chancellerie ainsi que l'ensemble des rôles, des registres et des actes de procédure de ladite cour sont transférés à la Cour suprême qui doit les maintenir et les conserver; et les actions en question ainsi que toutes les autres causes doivent être entendues, jugées et tranchées en conformité avec la compétence d'equity attribuée par la présente loi à la "Cour suprême en equity"; et ladite Cour de chancellerie est par les présentes abolie, sauf dans la mesure où son existence peut encore être nécessaire dans des cas de tutelle.

 

                   2. Sous réserve des dispositions des différents chapitres du présent titre et de toute modification que peuvent y apporter les articles qui suivent, les règles de pratique de ladite Cour suprême en equity sont celles qui étaient applicables à la Cour de chancellerie d'Angleterre avant le 23 mars 1839 et elles s'appliquent de la manière qu'elles ont toujours été appliquées à cette dernière Cour dans cette province depuis sa fondation, de la même manière que les règles, les ordonnances, la procédure et les frais qui existent présentement dans la Cour de chancellerie de cette province, qu'ils aient été ou non établis en vertu d'une loi abrogée de l'Assemblée.

 

En 1839, on a adopté An Act for the Improvement of the Practice in the Court of Chancery, 1839 (N.‑B.), 2 Vict., chap. 35:

 

[TRADUCTION]  XIII. Il est en outre édicté que, dans toutes les affaires qui se rapportent à la procédure devant cette Cour et qui ne font l'objet d'aucune disposition particulière d'un texte législatif ou des règles et ordonnances de cette Cour, les règles de pratique présentement applicables à la High Court of Chancery d'Angleterre s'appliquent, sous réserve toutefois des mêmes exceptions, limites, restrictions et règles d'interprétation que celles auxquelles ont été assujetties jusqu'ici les règles de pratique de ladite High Court of Chancery qui étaient en vigueur au moment de la fondation de cette province et sous réserve aussi de tout changement, de toute modification et de toute restriction résultant des règles de pratique de la Cour de chancellerie de cette province, qui pourront à l'occasion être établies par toute loi de l'Assemblée générale ou par les ordonnances de ladite Cour.

 

(C'est moi qui souligne.)

 

94.              Il ressort des dispositions précitées que la compétence de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick est, sauf dans les cas où elle a été modifiée par voie législative, essentiellement celle qu'exerçait la High Court of Chancery d'Angleterre. En conséquence, c'est par un examen de la pratique des cours de chancellerie que la portée de la compétence de la Cour d'appel dans une affaire donnée doit être déterminée. La Société appelante ne conteste pas la pertinence de la pratique des cours de chancellerie. Elle prétend plutôt que les faits de la présente espèce ne relèvent pas des principes établis par ces cours. A‑t‑elle raison de prétendre cela?

 

95.              Le concept de la compétence inhérente a été décrit comme étant [TRADUCTION]  "étrange, flou, omniprésent et envahissant": voir I. H. Jacob, "The Inherent Jurisdiction of the Court" (1970), 23 Current Legal Problems 23. Jacob souligne que la compétence inhérente de la cour découle de sa nature de cour de justice (à la p. 24):

 

                   [TRADUCTION]  De plus, l'expression "compétence inhérente de la cour" n'est pas employée par opposition à compétence conférée par la loi. Il ne s'agit pas de mettre en contraste la compétence qu'a la cour en common law d'une part et sa compétence légale d'autre part, car elle peut exercer sa compétence inhérente même à l'égard de questions qui relèvent de la loi écrite ou des règles de pratique, à la condition qu'elle puisse le faire sans enfreindre aucune disposition législative. Il y a néanmoins une différence importante entre la compétence inhérente de la cour et sa compétence légale. Sa compétence légale résulte évidemment de la loi, qui fixe les limites de son exercice, tandis qu'une cour tient sa compétence inhérente de sa nature de cour de justice, de sorte que les limites de cette compétence sont difficiles à définir, pour ne pas dire indéfinissables.

 

Il dit des règles de pratique et de la compétence inhérente qu'elles sont [TRADUCTION]  "généralement cumulatives et qu'elles ne s'excluent pas mutuellement" (p. 25).

 

96.              Malgré la difficulté manifeste que pose la détermination des limites de la compétence inhérente de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick, il est évident, je crois, que cette compétence n'est pas illimitée parce qu'elle appelle l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la cour en conformité avec les principes établis, principes qui ressortent de la loi ou des usages de la cour en matière de procédure. Les Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick ne définissent la compétence de la Cour d'appel que par rapport à des situations particulières. Lorsque les règles de pratique ne prévoient aucune procédure spécifique, alors, suivant le par. 8(2) de la Loi sur l'organisation judiciaire, la Cour d'appel possède en outre "... la compétence en première instance qui peut être nécessaire ou accessoire pour statuer sur un appel".

 

4. La pratique des cours de chancellerie

 

97.              Des appels formés par des personnes qui n'avaient pas été parties à l'action initiale n'étaient pas inusités devant les cours de chancellerie. Dans Daniell's Chancery Practice (8th ed. 1914), vol. II, chap. XIX, à la p. 1111, on fait remarquer:

 

                   [TRADUCTION]  Il n'est pas nécessaire que l'appelant soit une partie inscrite au dossier; il suffit qu'il ait dans l'affaire un intérêt susceptible d'être touché par le jugement ou l'ordonnance dont il est interjeté appel. Le critère est de savoir s'il pourrait, au moyen d'une signification, être constitué partie à l'action ...; mais une personne qui n'est pas une partie inscrite au dossier doit en premier lieu demander ex parte à la Cour d'appel l'autorisation d'appeler.

 

                                                                    ...

 

                   Toutefois, une personne non inscrite au dossier recevra l'autorisation d'appel seulement lorsque le jugement ou l'ordonnance en question aura une incidence sur son intérêt;

 

98.              Dans l'ouvrage de John Sydney Smith, intitulé A Practice of the Court of Chancery (1855), on trouve, à la p. 282, le passage suivant:

 

                   [TRADUCTION]  Lorsqu'une personne qui n'a pas été partie à l'action désire obtenir une nouvelle audience, elle demande l'autorisation de présenter une demande de nouvelle audience.

 

99.              Dans le manuel anglais intitulé Supreme Court Practice, 1985, vol. 1, voici ce qui est dit, à la p. 814, au sujet de la compétence de la Cour d'appel d'Angleterre:

 

[TRADUCTION]  Mais en outre, conformément à la vieille pratique des cours de chancellerie, peut interjeter appel suite à une autorisation (obtenue par voie de requête ex parte présentée à la Cour d'appel) toute personne qui aurait pu être constituée partie à l'action par suite d'une signification (le juge Jessel, maître des rôles, dans la décision Crawcour v. Salter (1882) 30 W.R. 329; Re Youngs, Doggett v. Revett (1885) 30 Ch. D. 421; The Millwall [1905] P. 162; Re Hambrough's Estate, Hambrough v. Hambrough [1909] 2 Ch. 620, pp. 625, 626; Re B. (an infant) [1958] 1 Q.B. 12; [1957] 3 All E.R. 193, C.A.). Il n'est pas difficile d'obtenir l'autorisation d'appel: quiconque établit, au moyen d'une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire, qu'il a un intérêt dans le jugement ou l'ordonnance ou qu'il a été lésé ou préjudicié par le jugement ou l'ordonnance et qu'il devrait recevoir l'autorisation, l'obtiendra; mais il ne peut interjeter appel sans autorisation (Re Securities Insurance Co. [1894] 2 Ch. 410, C.A. Voir aussi Re Markham (1880) 16 Ch. D. 1, C.A.; Att.‑Gen. v. Ailesbury (1885) 16 Q.B.D. 412; Re Ferdinand, Ex‑Tsar of Bulgaria [1921] 1 Ch. 107, p. 110, C.A.).

 

100.            Un certain nombre d'arrêts cités dans ces extraits ont été invoqués par le juge d'appel La Forest en vue d'étayer la compétence inhérente de la Cour d'appel. Le passage cité le plus souvent est celui tiré des motifs du lord juge Lindley dans l'arrêt Re Securities Insurance Co., [1894] 2 Ch. 410 à la p. 413:

 

                   [TRADUCTION]  Or, quelle était la pratique de la Cour de chancellerie avant 1862 et quelle est sa pratique depuis? Il est clairement établi, me semble‑t‑il, qu'une personne qui est partie à l'instance peut interjeter appel (à condition, bien sûr, de respecter les délais) sans autorisation, et qu'une personne qui, n'étant pas partie à l'instance, se trouve liée, lésée ou préjudiciée par l'ordonnance ne peut en appeler sans autorisation. Cette autorisation n'est toutefois pas difficile à obtenir. Si une personne qui se dit lésée par une ordonnance peut établir, ne fût‑ce que par une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire, qu'il y a lieu de lui accorder l'autorisation d'appel, elle l'obtiendra; mais sans cette autorisation, elle ne peut former d'appel.

 

Il s'agissait dans cette affaire d'une tentative par une personne qui n'était pas partie à l'action initiale, mais qui aurait pu être présente aux procédures, d'en appeler d'une décision sans avoir obtenu d'autorisation. Le lord juge Kay, abondant dans le sens du lord juge Lindley, dit à la p. 414:

 

[TRADUCTION]  Selon moi, il ressort de l'article 124 que la pratique dans des affaires de liquidation doit être celle qui est suivie par la même cour pour les appels dans des cas autres que celui d'une liquidation, et j'estime que la pratique constante de la Cour de chancellerie a été de ne pas reconnaître à une personne non inscrite comme partie à l'instance le droit d'interjeter appel sans autorisation contre une ordonnance rendue dans l'affaire et ce, même si cette ordonnance lui a causé un préjudice; mais dans les cas de préjudice l'autorisation s'obtient très facilement.

 

101.            À l'examen des décisions mentionnées dans le manuel anglais intitulé Supreme Court Practice, on constate que, chaque fois que cela était approprié, la Cour de chancellerie accordait l'autorisation d'appel à une personne qui n'avait pas été partie à l'action. Pour décider de l'opportunité de donner l'autorisation, le critère appliqué était celui de savoir si le requérant aurait pu être partie à l'action, même s'il n'était pas nécessaire qu'il soit constitué partie. La jurisprudence énonce plusieurs facteurs qui influent sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'une cour saisie d'une demande de ce genre. Un appelant doit pouvoir prouver, par exemple, a) que ses intérêts n'ont pas été représentés au cours de l'instance, b) qu'il a un intérêt sur lequel la décision aura un effet préjudiciable, c) qu'il est lié par l'ordonnance ou est susceptible de l'être, d) que la preuve qu'il présente est raisonnablement soutenable et e) qu'il serait dans l'intérêt de la justice d'accorder l'autorisation, en ce sens que cela permettrait d'éviter des procédures multiples. Un tribunal tient compte d'un bon nombre de ces éléments en déterminant qui peut être partie à une action en justice. Comme on le fait remarquer dans Daniell's Chancery Practice, op. cit., vol. I, chap. III, à la p. 147:

 

                   [TRADUCTION]  La Cour de chancellerie avait pour objet de rendre justice d'une manière complète en déterminant les droits de toutes les personnes ayant un intérêt dans l'objet du litige, de manière que l'exécution de l'ordonnance de la cour ne comporte absolument aucun risque pour ceux qui sont tenus d'y obéir et de manière à éviter tout litige futur. À cette fin, il était nécessaire que toutes les personnes ayant un intérêt réel dans l'objet du litige soient en règle générale constituées parties, soit à titre de demandeurs, soit à titre de défendeurs.

 

102.            Le fait que les cours de chancellerie avaient généralement tendance à ajouter toutes les personnes intéressées ne résout toutefois pas la question dont nous sommes saisis. L'appelante fait valoir principalement que le délai d'appel était expiré. Par conséquent, il fallait que l'Association intimée obtienne non seulement l'autorisation d'appel, mais aussi la prorogation du délai d'appel. Or, il n'est guère à douter que la règle 3.02 des Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick autorise la cour à accorder une prorogation. Je reviendrai sur cette question plus loin. À ce stade‑ci, la question est de savoir si, comme le soutient la Société, l'autorisation d'appel doit être refusée parce que la demande en a été faite hors délai ou si, comme le prétend l'Association, il s'agit là d'une question tout à fait distincte qui doit faire l'objet d'une autre demande. En d'autres termes, dans son examen de la demande d'autorisation d'appel, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick aurait‑elle dû se demander si une telle autorisation peut être accordée à une personne non partie à l'instance qui a présenté sa demande hors délai ou simplement si l'autorisation peut être accordée à une personne non partie à l'instance.

 

103.            Bien que les recueils de jurisprudence ne permettent pas d'établir avec certitude la pratique des cours de chancellerie relativement aux délais, il existe plusieurs arrêts où on a traité du cas d'une demande hors délai émanant d'une personne qui n'était pas partie à l'instance.

 

104.            Dans l'arrêt Re Padstow Total Loss and Collision Assurance Association (1882), 20 Ch. D. 137, le maître des rôles Jessel a accordé une autorisation d'appel assortie d'une prorogation de délai à une personne qui n'était pas partie à une instance qui avait abouti à une ordonnance de liquidation qu'on avait obtenue [TRADUCTION]  "presque ex parte". Le requérant avait demandé l'autorisation dès qu'il avait connu l'effet de l'ordonnance sur son intérêt. Le maître des rôles Jessel affirme, aux pp. 142 et 143:

 

                   [TRADUCTION]  Il faut se demander ensuite s'il y a lieu d'accorder l'autorisation d'appel après un laps de temps si long. Je crois que oui. Cet appelant ignorait l'existence de l'ordonnance et, à l'examen des circonstances, il est évident qu'on l'a obtenue sans révéler à la cour la difficulté relative à la constitution de la société, difficulté tant débattue aujourd'hui. Il s'agit donc d'une ordonnance qui a été, je ne dis pas, obtenue irrégulièrement de la cour car je suis convaincu que l'avocat qui l'a obtenue n'était pas au courant de cette difficulté, mais qui a été rendue avec imprévoyance et, compte tenu des circonstances de son obtention et du fait que le présent appelant ignorait qu'on l'avait obtenue, l'affaire me paraît relever de la jurisprudence citée à l'appui d'une autorisation d'appel hors délai.

 

Aux pages 145 et 146, le lord juge Brett fait les observations suivantes:

 

[TRADUCTION]  Il me semble donc qu'il s'agit simplement d'un jugement erroné qui est assujetti aux règles ordinaires applicables au délai d'appel. Toutefois, il n'est guère nécessaire de trancher ce point dans la présente affaire, car en supposant que l'appel aurait dû être formé dans un délai précis, il s'agit d'un cas où la cour aurait dû exercer son pouvoir de prorogation.

 

(C'est moi qui souligne.)

 

105.            L'affaire Gwynne v. Edwards (1845), 9 Beav. 22, portait sur une demande qu'une personne non partie à l'instance avait présentée en vue d'obtenir une nouvelle audience relativement à des ordonnances de partage d'une succession rendues en 1825. La cour a été nettement d'avis que l'élément temps était important et voici ce qu'elle dit à ce propos aux pp. 34 et 35:

 

[TRADUCTION]  Par ailleurs, dans des affaires comme la présente, où la personne désireuse d'obtenir une nouvelle audience n'est pas une partie à l'instance mais un simple créancier qui intervient en vertu de l'ordonnance, cette personne doit demander la permission de déposer une demande de nouvelle audience et, dès lors qu'elle est saisie de la demande, la cour doit obligatoirement examiner les circonstances de l'affaire.

 

                   On invoque comme autre objection, le délai écoulé. L'ordonnance portant sur des précisions supplémentaires a été rendue en 1825, soit presque vingt ans avant le dépôt du bref le plus récent. On prétend qu'il n'y a pas de délai applicable pour obtenir une nouvelle audience. Or, j'ignore sur quoi cette proposition peut se fonder; je sais, par contre, qu'en vertu d'une ordonnance générale de cette Cour, le délai est extrêmement court et qu'une partie doit présenter une demande d'appel dans un délai d'un mois à partir du prononcé de l'ordonnance. Il existe toutefois une décision dans laquelle lord Eldon a dit que la Cour s'était écartée de cette limite depuis si longtemps qu'il n'était pas justifié d'ordonner qu'une demande d'appel soit radiée du rôle simplement parce qu'elle avait été présentée hors délai. À ce que je sache, on n'a jamais fixé d'autre délai pour présenter une demande d'appel. Je crois néanmoins que cela a de l'importance dans des circonstances qui révèlent que Ramsbottom savait ce qui se passait.

 

                   Après tout, la question est de savoir si l'ordonnance n'a pas été nécessairement rendue avec l'acquiescement, voire sur la proposition, du demandeur Gwynne, à qui Ramsbottom désire se substituer. Je lirai le bref, l'exposé des faits ainsi que les plaidoiries et, s'il en ressort que les circonstances sont de nature à justifier la conclusion que l'ordonnance, qu'elle soit ou non entachée d'erreur, a été rendue non seulement avec l'acquiescement du demandeur mais aussi sur sa proposition, alors, compte tenu de l'état de sa connaissance révélé par son exposé des faits, j'estime que je ne devrais pas faire droit à cette demande de Ramsbottom qui veut être substitué à Gwynne, ce qui lui est nécessaire pour qu'il ait qualité pour agir. À mon avis, il faut tenir compte du délai écoulé.

 

106.            Dans l'arrêt Re Madras Irrigation and Canal Co.; Wood v. Madras Irrigation and Canal Co. (1883), 23 Ch. D. 248, il s'agissait d'une demande qu'un créancier non garanti qui n'avait pas été partie à l'action avait présentée en vue d'obtenir l'autorisation d'en appeler d'une ordonnance de liquidation après l'expiration du délai d'appel prévu par la loi. Le maître des rôles Jessel y a conclu que les intérêts du requérant avaient été représentés et a fait remarquer (aux pp. 251 et 252):

 

[TRADUCTION]  En l'espèce toutefois, le requérant n'est pas une partie à l'instance. Alors, quelles sont ses prétentions? Il prétend être dans la même situation qu'une partie à la liquidation. En aucun cas n'aurait‑il pu être constitué partie à l'action; il ne peut pas non plus prétendre être dans la même situation qu'une partie à l'action. Il demande donc à être assimilé à une partie à la liquidation et, comme plus de vingt et un jours se sont écoulés depuis qu'il a reçu copie de l'ordonnance, il est hors délai. Nous sommes toutefois investis d'un pouvoir discrétionnaire qui nous permet de faire droit à sa demande. La question est de savoir si nous devons exercer ce pouvoir discrétionnaire. La seule circonstance spéciale qui joue en sa faveur est qu'il n'était pas une partie à l'instance. Sa réponse à cela est que les règles en matière de liquidation n'exigent pas que les créanciers soient des parties à l'instance. Ils sont représentés par le syndic. Or, on allègue que celui‑ci s'est mal acquitté de ses obligations en ce qui concerne la protection de leurs intérêts; mais, en fait, c'est le syndic qui les représente et qui se doit de protéger leurs intérêts. Je suis loin d'être convaincu qu'il n'a pas rempli ses fonctions. Je ne suis pas convaincu non plus que les créanciers non garantis avaient des intérêts importants à protéger.

 

Le lord juge Lindley, qui s'est dit du même avis, affirme à la p. 254:

 

[TRADUCTION]  S'il apparaissait qu'il a été victime d'une injustice réelle, cela nous autoriserait à proroger le délai et il serait possible à ce moment‑là de justifier le retard, mais on voit mal en quoi il a pu subir une injustice. Nous devons nous montrer extrêmement réticents à accorder l'autorisation d'appel dans les cas où l'appel n'aboutira vraisemblablement à rien et, en l'espèce, je ne suis pas convaincu de l'utilité d'un appel. En revanche, compte tenu de l'ordonnance rendue par le vice‑ chancelier Hall dans l'affaire Oppenheimer v. British and Foreign Exchange and Investment Bank, 6 Ch. D. 744, je ne suis pas sûr qu'un appel serait inutile. Si ce monsieur avait agi dans le délai imparti, il aurait peut‑être pu en retirer quelque chose; mais l'avantage qu'il aurait pu en retirer tient à ce point de la spéculation et l'injustice qui en résulterait pour les autres parties est à ce point évidente que, vu l'expiration du délai, je crois que nous aurions bien tort de lui accorder l'autorisation d'appel.

 

107.            Dans la décision Re Markham (1880), 16 Ch. D. 1, une affaire en matière successorale, la cour a fait droit à une demande ex parte d'autorisation d'appel présentée par une personne qui n'avait pas été partie à l'instance. Les intérêts de celle‑ci n'avaient pas été représentés dans le cadre d'une action visant l'administration de la succession; de plus, la demande paraît avoir été présentée dans les quatre mois qui ont suivi le prononcé de l'ordonnance contestée. La cour a passé sous silence l'écoulement du délai.

 

108.            Il semble que les cours saisies de telles demandes se soient surtout préoccupées de savoir si les intérêts des personnes qui voulaient interjeter appel avaient été représentés au cours des procédures initiales ou auraient dû l'être.

 

109.            Dans le vieil arrêt DuMoulin v. Langtry (1886), 13 R.C.S. 258, cette Cour a autorisé un groupe de marguilliers à en appeler per saltum d'une décision de la division de la Chancellerie de la Haute Cour de l'Ontario. L'action initiale avait été introduite par le révérend DuMoulin qui avait refusé de porter l'affaire en appel. La Cour d'appel de l'Ontario (1885), 11 O.A.R. 544, a refusé de permettre aux marguilliers de former un appel en leur propre nom ou au nom du révérend DuMoulin. À la p. 549, le juge Patterson fait les observations suivantes:

 

                   [TRADUCTION]  Les requérants soutiennent néanmoins qu'ils ont un intérêt dans l'objet de l'action et que cet intérêt est tel qu'ils sont en droit d'obtenir de cette Cour une autorisation de pourvoi.

 

                   Il s'agit, je crois, de la première demande du genre dont cette Cour est saisie. En Angleterre il a été établi, avant l'adoption de la Judicature Act, que tout intéressé, même s'il n'a pas été partie à l'instance, peut obtenir l'autorisation d'appel. La décision Parmiter v. Parmiter, 2 D.F. & J. 526, citée par M. Howland en est un exemple; elle permet aussi de procéder par voie de requête ex parte. Si nous adoptons cette pratique, nous devons le faire sans le bénéfice d'aucune directive expresse, car ni notre Judicature Act ni la Judicature Act d'Angleterre ne contient de dispositions y relatives. Il semble qu'en Angleterre ce type de demande n'est pas rare. On nous a renvoyés à des affaires dans lesquelles on a fait de telles demandes, comme par ex. la décision Re Markham, 16 Ch. D. 1, ainsi que deux ou trois autres décisions que j'ai trouvées mentionnées aussi dans une note à la p. 55 de l'édition de M. Langton de Maclennan's Jud. Act. On y cite la décision Crawcour v. Salter, 30 W.R. 329, et une ou deux autres décisions à l'appui de la proposition qu'une personne qui n'est pas une partie à l'instance ne peut obtenir l'autorisation d'appel que lorsque son intérêt est tel qu'elle aurait pu être constituée partie par voie de signification. Cela souligne une fois de plus le caractère aberrant de cette demande présentée par des personnes qui, si ce qu'elles disent au sujet de leur intérêt est exact, sont déjà représentées dans le dossier par leur fiduciaire. Mais si ce dernier est fondé à nier sa qualité de fiduciaire, quel est alors leur intérêt?

 

Dans l'affaire DuMoulin, l'action initiale avait été entendue en décembre 1884, la demande en division de la Chancellerie avait été présentée le 26 janvier 1885 et le juge Strong paraît avoir été saisi de la demande d'autorisation d'en appeler à cette Cour en 1886. Rien n'a été dit quant à l'effet du temps écoulé sur la demande.

 

110.            C'est sur l'arrêt DuMoulin que s'est appuyée la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Henderson and Township of West Nissouri (1911), 23 O.L.R. 651. Dans Re Henderson, le juge en chef Moss a permis à un conseil scolaire qui n'était pas partie à l'action d'intervenir à titre d'intimé pour soutenir un point de vue particulier dans le cadre d'un appel déjà interjeté. Le juge en chef Moss a estimé que le conseil requérant avait un intérêt suffisamment important pour être constitué partie. Selon le Juge en chef, si le conseil n'était pas une partie nécessaire, il avait à tout le moins la qualité requise pour être constitué partie. À la page 653, le juge en chef Moss dit ce qui suit:

 

                   [TRADUCTION]  Dans ces circonstances, si le township, au lieu d'être l'intimé, était l'appelant et s'il proposait de ne pas aller plus avant avec l'appel, le conseil scolaire pourrait sans trop de difficulté se faire substituer à titre d'appelant ou obtenir l'autorisation de poursuivre l'appel. La pratique dans les cas de ce genre a été examinée par cette cour dans l'arrêt Langtry v. DuMoulin (1885), 11 A.R. 544, à la p. 549. Dans cette affaire, la demande a été rejetée pour le motif que les requérants n'avaient aucun intérêt et que le défendeur DuMoulin était le seul intéressé, de sorte que c'était lui le dominus litis. Mais les requérants ont obtenu de la Cour suprême du Canada l'autorisation de former un pourvoi per saltum devant cette cour, apparemment parce que le défendeur, loin d'être le seul intéressé, était en quelque sorte le fiduciaire des requérants: voir le sommaire de l'arrêt de la Cour suprême sous le titre DuMoulin v. Langtry (1886), 13 R.C.S. 258.

 

111.            La question des appels formés par des personnes non parties à l'instance après l'écoulement d'un délai considérable paraît s'être posée le plus fréquemment dans des affaires de partage en matière successorale: voir les décisions Fussel v. Dowding (1884), 27 Ch. D. 237; Curtis v. Sheffield (1882), 21 Ch. D. 1. Dans l'ensemble, la cour a rejeté la demande parce que l'intérêt de l'individu en question avait été représenté de manière suffisante. Il ne ressort d'aucune décision publiée qu'une cour s'est sentie incapable d'autoriser un appel en raison d'une compétence limitée. Au contraire, on semble avoir estimé qu'il s'agissait de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.

 

112.            La jurisprudence des cours de chancellerie révèle que, dans le cas d'une demande d'autorisation d'appel présentée par une personne non partie à l'instance, la question du respect des délais est un élément important mais pas nécessairement déterminant. Le souci du respect des délais traduit en réalité une préoccupation à l'égard des facteurs qui sous‑tendent l'existence même des délais, savoir le préjudice qui peut être causé aux parties initiales, la nécessité d'un règlement définitif des litiges et le fait que des tiers règlent leurs actes sur les jugements. Quiconque demande l'autorisation d'appel hors délai aura à surmonter ces préoccupations s'il veut que la cour exerce son pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Non seulement il aura à établir qu'il y a lieu d'accorder l'autorisation, mais il devra en outre surmonter les facteurs négatifs qui pourraient militer contre cette autorisation. L'appréciation des facteurs négatifs faite par la cour dans le cas d'une demande d'autorisation revêtira aussi une importance capitale relativement à la demande de prorogation du délai. En fait il est difficile, voire impossible, de dissocier les considérations qui s'appliquent à chacun de ces types de demandes.

 

5. Prorogation du délai

 

113.            Examinons maintenant le fondement légal de la décision de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick de faire droit à la demande de l'Association visant à obtenir une prorogation du délai imparti pour interjeter appel des décisions du juge en chef Richard. La compétence de la Cour d'appel découle des règles 62.03 et 3.02 des Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick (1982), qui sont ainsi rédigées:

 

62.03 ...

 

(2) Un avis de motion en autorisation d'appel (formule 62A) doit être signifié dans les 7 jours de la date de l'ordonnance ou de la décision portée en appel ou dans le délai supplémentaire accordé par le juge entendant la motion. Dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le présent article, les dispositions de la règle 37 s'y appliquent.

 

3.02 Prolongation ou abrégement des délais

 

                   (1) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), la cour peut, aux conditions qu'elle estime justes, prolonger ou abréger le délai prescrit par une ordonnance, par un jugement ou par les présentes règles.

 

                   (2) La motion en prolongation de délai peut être présentée avant ou après l'expiration du délai prescrit.

 

                   (3) Lorsque le délai prescrit par les présentes règles se rapporte à un appel, seul un juge de la Cour d'appel peut rendre une ordonnance en application du paragraphe (1).

 

                   (4) Tout délai prescrit par les présentes règles pour la signification, le dépôt ou la délivrance d'un document peut être prolongé ou abrégé par consentement.

 

114.            La décision de proroger le délai d'appel relève manifestement de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire qui existait antérieurement à l'adoption des Règles de procédure. L'article 131 de An Act Respecting Practice and Proceedings in Supreme Court in Equity, 1890 (N.‑B.), chap. 4, disposait:

 

                   [TRADUCTION]  131. La Cour ou un juge est autorisé à proroger ou à abréger le délai fixé par les dispositions de la présente loi en matière de pratique ou de procédure, ou par toute ordonnance portant prorogation, pour l'accomplissement de tout acte ou l'engagement de toute procédure, et ce, selon les modalités, s'il en est, que la justice peut imposer en l'espèce, et toute prorogation susmentionnée peut être ordonnée même si la demande n'est faite qu'après l'expiration du délai fixé ou imparti.

 

115.            Dans Daniell's Chancery Practice, op. cit., vol. II, chap. XIX, aux pp. 1127 et 1128, on trouve le passage suivant:

 

                   [TRADUCTION]  Chaque demande en prorogation du délai d'appel est un cas d'espèce; et le pouvoir de prorogation est un pouvoir discrétionnaire que les tribunaux exerceront chaque fois que, eu égard aux faits d'un cas donné, la justice l'exige.

 

                                                                    ...

 

                   Après l'expiration du délai prescrit, une demande d'autorisation d'appel ne doit pas être faite ex parte.

 

116.            Smith, dans l'ouvrage intitulé A Practice of the Court of Chancery, op. cit., à la p. 283, affirme que le délai d'appel est bel et bien limité, mais que [TRADUCTION]  "... la Cour peut proroger ce délai" en vertu d'une règle de procédure.

 

117.            Dans l'arrêt Re Manchester Economic Building Society (1883), 24 Ch. D. 488, une prorogation de délai a été accordée pour qu'on puisse en appeler d'une ordonnance de liquidation d'une société. Cette décision était fondée sur une règle de procédure qui habilitait la Cour d'appel à proroger le délai par une autorisation spéciale. Le lord juge Bowen a conclu (à la p. 503):

 

[TRADUCTION]  L'effet réel de l'article est d'autoriser la Cour d'appel à proroger le délai d'appel. Or, il me semble qu'il serait extrêmement dangereux d'essayer dans un cas donné de fixer trop rigidement et de façon permanente la manière dont la Cour d'appel doit exercer son pouvoir discrétionnaire et de dire que la cour n'accordera jamais l'autorisation, si ce n'est dans certaines circonstances particulières et d'une manière bien précise. Les Règles ne contiennent aucune prescription à cet égard. Bien sûr, ce pouvoir doit s'exercer comme doit l'être tout pouvoir discrétionnaire judiciaire, c'est‑à‑dire conformément à des principes qui sont bien connus, mais qui gagnent à ne pas être définis dans un cas donné, sauf dans la mesure où cela peut être nécessaire pour arriver à une décision dans l'affaire en question, sinon on court, me semble‑t‑il, un grand risque de cristalliser dans une définition rigide ce pouvoir discrétionnaire judiciaire que le législateur et les Règles de pratique ont, pour les meilleurs motifs du monde, laissé indéterminé et libre de toute entrave. Si ce que demande l'appelant est manifestement injuste, il est évident qu'il ne doit pas l'obtenir; si ce qu'il demande peut mener à une injustice, il ne doit pas le recevoir, sauf à des conditions qui écarteront toute possibilité d'injustice et, pour cette raison, si l'un des intimés en l'espèce avait démontré la probabilité d'injustice dans leur cas, je crois qu'il y aurait eu lieu d'imposer des conditions, mais si la personne qui demande l'autorisation d'appel après l'écoulement de vingt et un jours ne demande que ce qui est juste, pourquoi ne l'obtiendrait‑elle pas?

 

Dans le même ordre d'idées, le maître des rôles Brett fait remarquer, à la p. 497:

 

[TRADUCTION]  ... je ne connais aucune autre règle que celle‑ci, savoir que la cour détient le pouvoir d'accorder l'autorisation spéciale et qu'elle doit, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, donner cette autorisation spéciale si la justice l'exige. Dans la jurisprudence citée en cette cour il s'agissait, dans l'intérêt de la justice, soit d'accorder l'autorisation soit de la refuser.

 

118.            La Société appelante s'appuie sur l'arrêt Cairns v. Cairns, [1931] 4 D.L.R. 819, dans lequel le juge McGillivray de la Cour d'appel de l'Alberta, après avoir souligné le caractère discrétionnaire de ces prorogations, propose un cadre pour l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Il faut notamment a) qu'on présente sur le fond une preuve raisonnablement soutenable (suffisante jusqu'à preuve contraire), b) qu'on fournisse une explication satisfaisante du retard, c) qu'on tienne compte du droit acquis qu'a sur son jugement la partie qui a obtenu gain de cause, d) que le requérant ait eu réellement l'intention de former un appel à l'intérieur du délai imparti, et e) que le requérant n'ait profité d'aucune façon du jugement dont il veut interjeter appel. Le juge McGillivray cite le principe général énoncé par le maître des rôles Brett dans l'arrêt Re Manchester Economic Building Society, précité, ainsi que la version un peu plus large formulée par le maître des rôles Swinfen Eady dans la décision Re Wigfull & Sons', Lim. Trade Mark (1918), 88 L.J. Ch. 30, puis il fait remarquer, avec raison selon moi, que (à la p. 829):

 

                   [TRADUCTION]  Cela ne signifie pas que cette cour exercera son pouvoir discrétionnaire à la légère. Cusack v. London & N.W.R. Co., [1891] 1 Q.B. 347. Dans l'application de cette règle, on doit tenir compte dûment du droit acquis qu'a dans son jugement la partie qui a obtenu gain de cause. La cour examinera donc minutieusement les éléments de preuve produits à l'appui d'une demande visant à annuler ce droit, afin de déterminer si le requérant a établi chacun des points que, selon ce que j'ai déjà indiqué, il lui incombe d'établir. Mais, dès lors qu'elle a été convaincue sur cette question, c'est en fonction des exigences de la justice que la cour décidera d'accorder ou de refuser la prorogation du délai.

 

119.            Selon moi, l'arrêt du juge McGillivray ne constitue pas une tentative d'établir des règles rigides, mais vient plutôt identifier le genre de préoccupations qu'un tribunal doit avoir à l'esprit lorsqu'il décide s'il y a lieu d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'accorder ou de refuser une prorogation du délai d'appel. Le même point de vue a été adopté par le juge Ritchie dans The Queen v. E. & A. Leduc Ltée, [1955] R.C. de l'é. 286, à la p. 288:

 

                   [TRADUCTION]  Il n'est pas souhaitable d'établir des règles rigides auxquelles on doit se conformer pour obtenir une prorogation du délai d'appel. Toutefois, dans certains cas, les raisons invoquées à l'appui d'une demande de prorogation peuvent être jugées insuffisantes.

 

120.            Dans l'arrêt Bank of Nova Scotia v. Brown (1967), 40 N.B.R. (2d) 245, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick traite des principes directeurs qui doivent être appliqués à une demande fondée sur ses Règles de procédure. Dans cette affaire, la requérante avait demandé une prorogation du délai trois mois après le jugement. Le juge en chef Bridges s'est dit d'avis qu'en statuant sur une telle demande un juge exerce un pouvoir discrétionnaire; il a estimé en outre que la demande doit contenir une explication du retard, mais qu'il appartient au juge saisi de cette demande de décider si cette explication est satisfaisante ou non. Dans le même arrêt, le juge Limerick dit (aux pp. 249 et 250):

 

                   [TRADUCTION]  La jurisprudence n'a jamais établi de règles détaillées quant à ce qui constitue des motifs raisonnables d'accorder une prorogation, chaque affaire devant être tranchée en fonction de ses circonstances particulières.

 

                                                                    ...

 

Quiconque omet d'exercer son droit d'appel à l'intérieur du délai imparti doit cependant s'en remettre à l'indulgence de la cour pour obtenir une audience; mais, à moins qu'il ne puisse démontrer qu'il a des arguments soutenables à présenter à la cour, le requérant est mal venu de faire appel à cette indulgence.

 

                   La décision quant au caractère raisonnable de l'excuse donnée pour ne pas avoir agi dans le délai imparti et quant au bien‑fondé des moyens invoqués à l'appui de la demande de prorogation relèvent du pouvoir discrétionnaire de la cour ou du juge. Quant à savoir si l'importance du principe juridique qui sera en jeu dans le cadre de l'appel ou si les exigences de la justice l'emportent sur la nécessité d'avoir eu l'intention de former un appel avant l'expiration du délai et quant à savoir si l'erreur ou l'absence de représentation par un avocat constituent des moyens suffisants, voilà des questions qui nécessitent l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire. Néanmoins, la demande doit énoncer clairement une excuse et des moyens raisonnables.

 

121.            Il semblerait alors que dès qu'il a été établi qu'une cour a compétence pour accorder l'autorisation d'appel à une personne non partie à l'instance et qu'elle a exercé son pouvoir discrétionnaire d'accorder cette autorisation, alors la question de savoir s'il y a lieu d'accorder à cette même personne une prorogation du délai relève d'un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé en fonction essentiellement des mêmes principes que ceux qui s'appliquent à une demande de prorogation présentée par une partie. Quoique l'expiration du délai d'appel soit un facteur à considérer relativement à la demande d'autorisation et qu'elle puisse militer contre l'attribution de cette autorisation, quand la cour décide d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'accorder l'autorisation d'appel, elle se prononce par le fait même en faveur d'une prorogation du délai.

 

6. Contrôle du pouvoir discrétionnaire

 

122.            La Société appelante allègue subsidiairement que, même à supposer que la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick ait eu compétence pour faire droit aux demandes de l'Association, elle n'a pas exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire. Cet argument reprend les termes employés par le juge en chef Bridges dans l'arrêt Bank of Nova Scotia v. Brown, précité, où il dit, à la p. 247:

 

[TRADUCTION]  Si, en pareilles circonstances, il décide de proroger le délai, cela constitue un exercice judiciaire de son pouvoir discrétionnaire et nous ne pouvons alors intervenir, bien que nous puissions estimer qu'il a commis une erreur.

 

123.            Le concept d'un "exercice judiciaire du pouvoir discrétionnaire" semble comporter deux exigences préalables, savoir (1) que la question relève de la compétence de la cour et (2) que la cour prenne en considération tous les éléments pertinents.

 

124.            D'après Daniell's Chancery Practice, op. cit., vol. II, chap. XIX, p. 1128, on ne ne saurait généralement interjeter appel du refus d'une cour d'appel d'accorder une autorisation spéciale d'appel après l'expiration du délai d'appel. L'arrêt de la Chambre des lords Lane v. Esdaile, [1891] A.C. 210, est cité à l'appui de cette proposition. Bien que l'arrêt Lane v. Esdaile porte sur l'interprétation d'une loi précise traitant de cette question, les inquiétudes exprimées par le lord chancelier Halsbury à la p. 212 sont applicables à la situation qui se présente en l'espèce:

 

[TRADUCTION]  En conséquence, dans l'interprétation de cet ordre qui, comme je l'ai dit, est évidemment destiné à prévenir les appels frivoles et inutiles, il peut y avoir deux appels dans chaque cas alors que, dans le cours normal des choses, il n'y en aurait qu'un; de fait, s'il existe un droit d'appel lorsqu'on a refusé l'ordre, en corollaire, il s'ensuivrait qu'il y a un droit d'appel lorsque l'autorisation a été accordée; ainsi la partie contre laquelle l'autorisation a été accordée pourrait donc en appeler, et dans la mesure où il n'y a pas de suspension des procédures, la Cour d'appel pourrait connaître de cette question précise pendant que cette Chambre examine si la Cour d'appel aurait jamais dû autoriser l'appel.

 

À la page 214 du même arrêt, lord Herschell fait remarquer:

 

[TRADUCTION]  Il est évident qu'il faut fixer un délai à l'expiration duquel le droit d'appel s'éteint, car sans cela les parties demeureraient toujours dans l'incertitude quant à leurs droits et personne ne pourrait avoir confiance en aucun jugement parce que celui‑ci serait encore susceptible d'être porté en appel. Puis on a pensé qu'il pourrait y avoir des circonstances spéciales dans lesquelles la Cour d'appel pourrait assouplir la règle et décider tout de même qu'il y a lieu d'autoriser un appel. Or, j'estime que cette question a été laissée et ce à dessein à la discrétion de ladite cour et que l'exercice de ce type de pouvoir discrétionnaire ne constitue pas une ordonnance ou un jugement dont il peut être interjeté appel au vrai sens de l'Appellate Jurisdiction Act.

 

Les observations du lord chancelier Halsbury ont été approuvées par cette Cour à la majorité dans l'arrêt Ernewein c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1980] 1 R.C.S. 639. Le juge en chef Laskin souligne, à la p. 647:

 

Tant d'éléments entrent en ligne de compte dans un refus d'autorisation d'appel qu'il s'agit d'une question qui relève particulièrement du jugement expérimenté de la cour à laquelle l'autorisation est demandée.

 

Les préoccupations exprimées dans ces arrêts traduisent le concept de la compétence inhérente qu'a une cour pour contrôler ses propres procédures. Dès lors qu'une cour agit dans les limites de sa compétence et qu'elle exerce judiciairement son pouvoir discrétionnaire, sa décision ne doit pas être susceptible d'appel pour cause d'erreur.

 

7.                Conclusion sur les deuxième et troisième questions

 

125.            Je suis d'avis de conclure en l'espèce que, compte tenu de la vieille pratique de la High Court of Chancery d'Angleterre, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick possède une compétence inhérente en vertu du par. 8(2) de la Loi sur l'organisation judiciaire pour accorder dans un cas approprié l'autorisation d'appel à une personne non partie à l'instance. De plus, les Règles de procédure de la Cour d'appel l'autorisent à proroger le délai d'appel. Cette compétence, qui existait très tôt dans la pratique des cours de chancellerie pour les demandes d'autorisation d'appel présentées par des personnes non parties à l'instance, ne paraît pas avoir été modifiée par les règles actuelles. La jurisprudence et la pratique des cours de chancellerie permettent de dégager un cadre général dans lequel peut s'exercer le pouvoir discrétionnaire de la cour. La manière dont celle‑ci allait exercer son pouvoir discrétionnaire dans une situation donnée ne tenait pas à un facteur en particulier ni à un groupe de facteurs; cela dépendait plutôt d'une combinaison des facteurs pertinents.

 

126.            Dans la présente instance, le juge La Forest a conclu d'abord que la Cour d'appel était dotée d'une compétence inhérente en la matière. Je crois qu'en cela il a eu raison. Puis il a conclu:

 

a) que la décision et les explications du juge en chef Richard ont été préjudiciables à l'Association et à ses intérêts;

 

b) que le Conseil scolaire ne représentait ni ne prétendait représenter les intérêts des membres de l'Association;

 

c) que les membres de l'Association avaient agi aussitôt qu'ils avaient compris l'effet préjudiciable de la décision telle qu'elle a été expliquée;

 

d) que la Société ne subirait aucun autre inconvénient que celui d'avoir à s'opposer à l'appel; et

 

e) qu'on n'a pas contesté l'existence d'une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire.

 

Par conséquent, l'autorisation d'appel a été accordée. J'estime qu'en cela la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire. Rien ne justifie donc une intervention de cette Cour.

 

127.            Je constate que ni l'une ni l'autre partie n'a soulevé la question de l'applicabilité du principe formulé par la majorité dans l'arrêt Ernewein c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, précité. Bien que l'arrêt Ernewein porte sur le refus d'une cour d'appel d'accorder l'autorisation d'appel, il ne semblerait y avoir en principe aucune raison pour laquelle cet arrêt ne s'appliquerait pas également au cas où une cour d'appel accorde l'autorisation d'appel. Si cela est exact, cette Cour n'aurait pas eu compétence, en vertu du principe de l'arrêt Ernewein, pour entendre le pourvoi formé par la Société contre l'arrêt de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick. Toutefois, étant donné que l'appel de la Société repose sur l'absence de compétence de la Cour d'appel, j'estime que cela aurait constitué une exception au principe énoncé dans l'arrêt Ernewein. Cependant, cette question a maintenant perdu tout intérêt pratique compte tenu de l'arrêt de cette Cour MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, rendu en même temps que le présent arrêt.

 

128.            Pour les motifs que je viens d'exposer, je conclus que les deuxième et troisième moyens d'appel de l'appelante doivent échouer. Reste donc à examiner le premier moyen d'appel.

 

8.                Le paragraphe 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés 

 

129.            Le premier moyen invoqué par l'appelante se dégage de la question constitutionnelle formulée pour la Cour par le Juge en chef:

 

Le paragraphe 19(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

Il ressort toutefois des arguments présentés par les avocats à l'audience que la question, telle qu'elle est formulée, peut être abordée de plusieurs façons différentes. En fait, sous un aspect, elle n'est pas le moindrement contentieuse. Les deux parties sont d'accord pour dire que les juges doivent pouvoir comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, peu importe que l'audience se déroule en français ou en anglais. Il s'agit là en réalité d'une exigence posée par le principe de l'équité dans les procédures judiciaires. L'une et l'autre parties conviennent donc que la question doit recevoir une réponse affirmative. Mais la question telle qu'elle est formulée soulève d'autres questions et c'est lorsqu'on aborde ces dernières que des problèmes surgissent. Quel est le degré de compréhension requis? Qui décide si l'on a atteint un niveau approprié de compréhension? Doit‑on pouvoir comprendre directement la langue en question ou suffit‑il d'une compréhension obtenue par le biais d'une traduction? La réponse à ces questions dépend probablement de la réponse à une autre question, plus difficile et de portée plus large, qui est de savoir si le degré de compréhension requis est simplement ce qui est nécessaire pour assurer le caractère équitable des procédures, c.‑à‑d. que le juge comprenne assez bien la langue pour assurer aux parties une audience conforme aux principes de l'équité. Ou encore le degré de compréhension doit‑il être déterminé en fonction du principe de l'égalité de statut des deux langues officielles devant les tribunaux? Heureusement, nous n'avons pas à répondre à toutes ces questions en l'espèce.

 

130.            Selon l'appelante, le par. 19(2)  de la Charte  lui donne le droit d'être entendue et comprise dans la langue officielle de son choix. Elle soutient qu'elle n'a été ni "entendue" ni "comprise" par le juge Stratton. Elle s'appuie en outre sur l'art. 13 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑ Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, chap. O‑1, modifiée par 1982 (N.‑B.), chap. 47, art. 1, dont voici le texte:

 


                   13 (1) Subject to section 15, in any proceeding before a court, any person appearing or giving evidence may be heard in the official language of his choice and such choice is not to place that person at any disadvantage.


                   13 (1) Sous réserve de l'article 15, dans toute procédure devant un tribunal, toute personne qui comparaît ou témoigne peut être entendue dans la langue officielle de son choix et ne doit être, en fait, nullement défavorisée en raison de ce choix.


 


                   13(1.1) Subject to subsection (1), a person accused of an offence under an Act, or a regulation of the Province, or a municipal by-law, has the right to have the proceedings conducted in the official language of his choice, and he shall be advised of the right by the presiding judge before his plea is taken.


                   13 (1.1) Sous réserve du paragraphe (1), une personne accusée d’une infraction à une loi ou à un règlement de la province, ou à un arrêté municipal, a droit au déroulement des procédures dans la langue officielle de son choix, et elle doit être informée de ce droit par le juge qui préside au procès avant d’enregistrer son plaidoyer.


 

 

L'appelante insiste beaucoup sur les mots "et ne doit être, en fait, nullement défavorisée en raison de ce choix" qui figurent au par. 13(1). Elle se dit grandement défavorisée si l'un des membres de la cour ne comprend pas sa langue.

 

131.            Vu ma conviction qu'on ne saurait étudier isolément le par. 19(2)  de la Charte , j'en reproduis ici, par souci de commodité, les art. 16 à 22 qui portent sur les langues officielles du Canada.

 

                                             Langues officielles du Canada

 


                   16. (1) English and French are the official languages of Canada and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the Parliament and government of Canada.


                   16. (1) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.


 

 


                   (2) English and French are the official languages of New Brunswick and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the legislature and government of New Brunswick.


                   (2) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Nouveau‑Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.


 

 


                   (3) Nothing in this Charter  limits the authority of Parliament or a legislature to advance the equality of status or use of English and French.


                   (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l'égalité de statut ou d'usage du français et de l'anglais.


 

 


                   17. (1) Everyone has the right to use English or French in any debates and other proceedings of Parliament.

 

                   (2) Everyone has the right to use English or French in any debates and other proceedings of the legislature of New Brunswick.


                   17. (1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux du Parlement.

 

 

                   (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux de la Législature du Nouveau‑Brunswick.


 

 


                   18. (1) The statutes, records and journals of Parliament shall be printed and published in English and French and both language versions are equally authoritative.

 

                   (2) The statutes, records and journals of the legislature of New Brunswick shall be printed and published in English and French and both language versions are equally authoritative.


                   18. (1) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès‑verbaux du Parlement sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur.

 

                   (2) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès‑verbaux de la Législature du Nouveau‑Brunswick sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur.


 

 


                   19. (1) Either English or French may be used by any person in, or in any pleading in or process issuing from, any court established by Parliament.

 

                   (2) Either English or French may be used by any person in, or in any pleading in or process issuing from, any court of New Brunswick.


                   19. (1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent.

 

                   (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau‑Brunswick et dans tous les actes de procédure qui en découlent.


 

 


                   20. (1) Any member of the public in Canada has the right to communicate with, and to receive available services from, any head or central office of an institution of the Parliament or government of Canada in English or French, and has the same right with respect to any other office of any such institution where

 

(a) there is a significant demand for communications with and services from that office in such language; or

 

(b) due to the nature of the office, it is reasonable that communications with and services from that office be available in both English and French.

 

                   (2) Any member of the public in New Brunswick has the right to communicate with, and to receive available services from, any office of an institution of the legislature or government of New Brunswick in English or French.


                   20. (1) Le public a, au Canada, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec le siège ou l'administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à l'égard de tout autre bureau de ces institutions là où, selon le cas:

 

a) l'emploi du français ou de l'anglais fait l'objet d'une demande importante;

 

 

 

b) l'emploi du français et de l'anglais se justifie par la vocation du bureau.

 

 

                   (2) Le public a, au Nouveau‑Brunswick, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement ou pour en recevoir les services.


 

 


                   21. Nothing in sections 16 to 20 abrogates or derogates from any right, privilege or obligation with respect to the English and French languages, or either of them, that exists or is continued by virtue of any other provision of the Constitution of Canada.


                   21. Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet, en ce qui a trait à la langue française ou anglaise ou à ces deux langues, de porter atteinte aux droits, privilèges ou obligations qui existent ou sont maintenus aux termes d'une autre disposition de la Constitution du Canada.


 

 


                   22. Nothing in sections 16 to 20 abrogates or derogates from any legal or customary right or privilege acquired or enjoyed either before or after the coming into force of this Charter  with respect to any language that is not English or French.


                   22. Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais.


 

 

a) Le rôle de l'art. 16

 

132.            Plusieurs auteurs de même que certains tribunaux ont laissé entendre que le sens à donner aux dispositions de la Charte  relatives aux langues officielles, y compris le par. 19(2), dépendra en grande partie de l'interprétation donnée à l'art. 16. J'estime que cela est problablement exact et il pourrait donc être utile de passer en revue les différentes opinions concernant l'art. 16.

 

133.            Selon André Tremblay ("Les droits linguistiques", dans Beaudoin et Tarnopolsky (éd.), Charte canadienne des droits et libertés  (1982), 559), l'art. 16  de la Charte  s'inspire de l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, chap. O‑2 et, malgré de légères différences de formulation, on doit lui prêter le même effet. À la page 565, il exprime l'avis que:

 

... l'article 16(1) élève au rang de norme constitutionnelle de première classe le texte de l'article deux de la Loi sur les langues officielles.

 

L'article 2 de la Loi sur les langues officielles est ainsi conçu:

 


                   2.  The English and French languages are the official languages of Canada for all purposes of the Parliament and Government of Canada, and possess and enjoy equality of status and equal rights and privileges as to their use in all the institutions of the Parliament and Government of Canada.


                   2.  L’anglais et le français sont les langues officielles du Canada pour tout ce qui relève du Parlement et du gouvernement du Canada; elles ont un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.


 

 

 

134.            Aux pages 568 et 569, le professeur Tremblay traite de deux manières possibles d'envisager l'art. 16:

 

Deux hypothèses sont possibles. On peut considérer la déclaration [au par. 16(1)] comme purement platonique ou abstraite, de type préambulaire qui énoncerait un objectif ou une règle générale dont l'étendue serait fixée par les articles 17 à 22. La déclaration ne viserait pas à implanter un bilinguisme intégral ou absolu, mais uniquement le niveau ou les modalités de bilinguisme précisés aux articles subséquents. La deuxième hypothèse consiste à voir dans l'article 16(1) le principe fondamental et autonome de la politique linguistique au niveau fédéral, ou ce que l'on peut appeler la pierre d'angle ou la charnière de tout le dispositif linguistique au niveau fédéral.

 

                    Dans cette seconde hypothèse, l'article 16(1) aurait un effet contraignant sur les autorités fédérales qui auraient l'obligation constitutionnelle d'assurer l'égalité de statut et des droits et privilèges du français et de l'anglais. Il aurait aussi pour effet de conduire au contrôle judiciaire étendu de la constitutionnalité des lois et règlements fédéraux qui contreviendraient au principe d'égalité. Cette interprétation est possible et nous concevons que la Cour suprême puisse la retenir. Elle a déjà été retenue relativement à l'interprétation de l'article deux de la Loi fédérale sur les langues officielles par le juge en chef Deschênes de la Cour supérieure du Québec, dans l'affaire Joyal c. Air Canada [1976] C.S. 1211, aux pp. 1215 et 1216:

 

                   "L'article 2 du chapitre O‑2 va en effet plus loin que l'article 1 de la Loi 22 et l'explication s'en trouve sans doute dans la situation radicalement différente que chaque loi envisage de régler. Le Parlement ne pouvait s'arrêter à sa déclaration de principe concernant le statut officiel de l'anglais et du français au Canada; il lui fallait immédiatement en prévoir les résultats tangibles et ancrer ce statut dans la réalité canadienne. De là suit la conclusion concrète du principe: "elles (les deux langues officielles) ont un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada."

 

                    Absente de la Loi 22 en vertu du postulat même de base de celle‑ci, cette disposition d'égalité dans le chapitre O‑2 enracine déjà le principe des langues officielles dans le terroir de notre pays et lui donne sa consécration dans les faits.

 

                    L'article 2 du chapitre O‑2 contient donc beaucoup plus que le seul principe éthéré auquel la défense voudrait le restreindre.

 

                    Il est d'ailleurs significatif qu'employant, dans l'affaire Thorson (Thorson c. P.G. du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, p. 151) le même vocabulaire qu'Air Canada, la Cour suprême du Canada est arrivée, en 1974, à la conclusion exactement inverse de celle qu'Air Canada a soumise à la Cour au soutien de cet aspect particulier de son plaidoyer:

 

                    Elle (la Loi sur les langues officielles) est à la fois déclaratoire et exécutoire relativement à l'usage de l'anglais et du français par les organes et organismes fédéraux ... etc."

 

À la page 569, le professeur Tremblay fait les observations suivantes:

 

                   Ce point de vue éminemment respectable et de surcroît tenu par un juriste fort distingué pourrait devenir celui d'une cour suprême libérale et réformiste en matières linguistiques. Mais l'histoire enseigne que nos tribunaux n'ont pas été très activistes dans ce domaine. Les propos du juge en chef sont spécifiques à une loi ordinaire du Parlement et n'ont pas reçu d'accueil enthousiaste de décisions judiciaires subséquentes.

 

135.            Le professeur Tremblay est d'accord avec le juge en chef Deschênes pour dire que l'art. 16 n'est pas qu'une déclaration abstraite de principe; il s'agit, affirme‑t‑il, d'une disposition qui pourrait fonder une déclaration d'invalidité en vertu de l'art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 . De plus, il se dit d'avis que les fonctionnaires fédéraux ou les personnes au service d'institutions fédérales pourraient, en cas d'atteinte aux droits garantis par cet article, obtenir un redressement en invoquant l'art. 24  de la Charte . Toutefois, il semble partager l'inquiétude du juge en chef Deschênes que les tribunaux ne considèrent l'art. 16 comme une disposition purement déclaratoire et introductive et qu'ils ne considèrent la "nouvelle norme constitutionnelle" qui y est établie "comme une affirmation platonique d'une bonne intention dépourvue de sanction" (p. 576). Mais la décision du juge en chef Deschênes a été infirmée en appel, [1982] C.A. 39, 134 D.L.R. (3d) 410. Le juge Monet, à l'avis duquel a souscrit le juge Nolan, a écarté la notion que l'art. 2 est automatiquement exécutoire et a conclu que la réalisation du bilinguisme nécessite l'intervention de l'exécutif. Le juge Barbes (ad hoc), dissident, a approuvé l'interprétation large de l'art. 2 adoptée par le Juge en chef.

 

136.            Le professeur Magnet dans son article intitulé "The Charter's Official Languages Provisions: The Implications of Entrenched Bilingualism" (1982), 4 Supreme Court L.R. 163, exprime son avis quant à la façon dont il faut aborder l'art. 16. À la page 172, il affirme ce qui suit:

 

                   [TRADUCTION]  L'article 16  de la Charte canadienne des droits et libertés  porte: "Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada." Bien que l'article prévoie en outre "un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage" dans toutes les institutions fédérales, la déclaration du statut officiel existe de manière indépendante. Selon ma thèse, l'art. 16 est une espèce de monstre bicéphale en ce sens que la proposition déclaratoire enchâsse une notion complexe de dualité comme principe de base d'interprétation constitutionnelle tandis que la proposition suivante garantit aux fonctionnaires fédéraux le droit d'utiliser le français ou l'anglais comme langue de travail.

 

                   L'article 16 reprend, avec des modifications mineures, les dispositions de l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles. Toutes les cours qui ont eu à étudier l'art. 2 sont d'accord pour dire qu'au minimum il exprime l'engagement fondamental du Canada envers le concept de la dualité linguistique. L'article 2, a dit le juge Marceau, "constitue ... une "déclaration de statut", qu'on ne saurait formuler avec plus de vigueur". Comme l'a souligné la Cour d'appel du Québec, la proposition déclaratoire renferme "l'esprit de la loi et l'intention du Législateur". L'objet visé par cette proposition est précis. Elle définit "le but irrévocable...d'introduire en pratique ... un bilinguisme intégral" et "impose l'obligation de prendre les moyens pour atteindre ce but [bilinguisme]". À tout le moins, l'art. 2 est une disposition interprétative qui traduit une intention législative dont se ressent toute la Loi qui la contient.

 

137.            Les propos du juge Marceau sont tirés de ses motifs de jugement dans la décision Association des Gens de l'Air du Québec Inc. c. Lang, [1977] 2 C.F. 22. Dans cette affaire, l'Association a demandé l'annulation, pour le motif qu'elle contrevenait à la Loi sur les langues officielles, d'une ordonnance restreignant l'usage du français au sol, que le ministre des Transports avait rendue en vertu de l'art. 6 de la Loi sur l'aéronautique. La Cour fédérale du Canada a rejeté la demande. Le juge Marceau a vu dans l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles non pas simplement un principe platonique, mais la "pierre angulaire" de la Loi. Le juge a toutefois estimé que cet article ne saurait être isolé des autres dispositions de la Loi; il s'agissait selon lui d'une "déclaration de statut" qui demeurait toutefois purement introductive. Voici ce qu'il affirme aux pp. 34 et 35:

 

                   Sur le plan pratique des droits et obligations juridiques qui en découlent cependant, je ne puis voir comment cet article 2 peut être isolé de l'ensemble de la loi. Il constitue, à mon avis, une "déclaration de statut", qu'on ne saurait formuler avec plus de vigueur mais qui demeure introductive. Les conséquences à en tirer, le Parlement les exprime dans les articles qui suivent, et c'est ainsi notamment qu'il définit à partir de l'article 9 les "devoirs" qu'il impose aux ministères, départements et organismes du gouvernement du Canada, pour donner effet à sa "déclaration de statut".

 

Puis le juge Marceau cite l'art. 9 de la Loi qui traite notamment de l'obligation imposée aux ministères, départements et organismes du gouvernement du Canada de veiller, «dans la mesure où il leur est possible de le faire, à ce que le public, dans des endroits autres que ceux mentionnés dans ce paragraphe, lorsqu'il y a de sa part demande importante, puisse communiquer avec eux et obtenir leurs services dans les deux langues officielles».

 

Il ajoute, à la p. 35:

 

                   "Dans la mesure où il leur est possible de le faire", voilà, à mon sens, les termes de base qu'il faut noter. Le Parlement ne prétendait pas introduire, en pratique et immédiatement, un bilinguisme intégral, évidemment parce que les faits à partir desquels il légiférait ne le permettaient pas. Le statut est déclaré, le but irrévocable est défini, l'obligation de prendre les moyens pour accéder au but est imposée, mais le rythme d'accession à ce but ... est mesuré par les possibilités.

 

138.            Les opinions du juge Marceau et du juge en chef Deschênes présentent un contraste frappant. De l'avis du juge en chef Deschênes, l'art. 2 est non seulement déclaratoire, mais "automatiquement exécutoire" en ce sens qu'il commande une application immédiate afin d'être solidement enraciné dans la réalité canadienne. Le juge Marceau, pour sa part, l'a qualifié de simple déclaration de statut de caractère purement introductif qui envisage une évolution beaucoup plus progressive vers le but ultime du bilinguisme.

 

139.            La Cour d'appel fédérale, [1978] 2 C.F. 371, a confirmé la décision du juge Marceau. Le juge Le Dain (à l'avis duquel le juge suppléant Hyde a souscrit) a conclu que l'ordonnance du Ministre entrait nettement en conflit avec la Loi sur les langues officielles "Dans la mesure où ... l'Ordonnance refuse le droit strict d'employer le français dans [une] division du gouvernement fédéral". D'après lui, l'ordonnance en question relevait du pouvoir conféré par la Loi sur l'aéronautique, une loi fédérale, et se trouvait donc sur un pied d'égalité avec l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles. Cela étant, il suffisait simplement de procéder à un exercice d'interprétation législative pour résoudre le conflit entre les deux. Le juge Le Dain n'a rien pu trouver qui indique que le législateur a eu l'intention de subordonner à la Loi sur les langues officielles le pouvoir de réglementation dans l'intérêt de la sécurité de la navigation aérienne. La Cour d'appel fédérale n'a donc pas touché à l'ordonnance. Aux pages 379 et 380, le juge Le Dain exprime son opinion quant à l'effet de l'art. 2:

 

                   Suivant mon interprétation de l'article 2, celui‑ci est plus qu'une simple déclaration de principe ou l'expression d'un but ou d'un idéal général. Il l'est par rapport à la Loi sur les langues officielles dans son ensemble‑‑l'expression de l'esprit principal de la Loi auquel d'autres dispositions de la Loi se réfèrent‑‑mais il est également l'affirmation du statut officiel des deux langues et du droit strict d'employer le français, tout comme l'anglais, dans les institutions du gouvernement fédéral. D'autres articles de la Loi, tels que les articles 9 et 10, réglementent les modalités d'application afin d'en faire un droit effectif et une réalité pratique. Le principal problème consiste à fournir des employés bilingues en nombre suffisant dans la fonction publique pour veiller à ce que, suivant le libellé de l'article 9, "le public puisse communiquer avec eux et obtenir leurs services dans les deux langues officielles". D'autres dispositions de la Loi imposent des obligations spécifiques aux institutions du gouvernement du Canada pour donner effet au statut officiel des deux langues, mais l'article 2 paraît être la seule disposition de laquelle peut découler un droit d'employer le français ou l'anglais comme langue de travail et comme langue de service dans le gouvernement fédéral. À mon humble avis, l'article 2 est, à ce titre, plus qu'une simple disposition introductive, il est plutôt le fondement juridique de l'emploi du français, comme de l'anglais, dans la fonction publique du Canada, que ce soit comme fonctionnaire ou comme membre du public traitant avec lui. Bien entendu, la mise en application pratique nécessaire afin d'en faire un droit effectif est une toute autre histoire.

 

140.            À mon avis, la difficulté qu'on éprouve à caractériser l'art. 16  de la Charte  découle en grande partie des problèmes d'interprétation inhérents au par. 16(1). J'estime que la disposition introductive portant que "Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada" est déclaratoire et que le reste du paragraphe énonce les conséquences principales de cette déclaration dans le contexte fédéral, savoir que les deux langues ont un statut égal et sont assorties des mêmes droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. Toutefois, il ressort clairement du par. 16(3) que ces conséquences représentent le but visé plutôt que la réalité actuelle; il s'agit de quelque chose dont le Parlement et les législatures doivent "favoriser la progression". Cela semblerait conforme à l'esprit de l'arrêt Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, savoir que les législatures ne peuvent déroger à des droits déjà accordés, mais elles peuvent en étendre la portée. À condition que la législation "favorise la progression" vers l'égalité de statut des deux langues officielles, les cours n'y toucheront pas; dans l'hypothèse contraire, elle ne résistera pas à l'examen judiciaire. J'estime toutefois qu'aucun droit à un redressement ne découle inévitablement du fait que le but n'ait pas encore été atteint à un moment donné. J'abonde dans le sens de ceux qui voient dans l'art. 16 un principe de croissance ou de développement, une progression vers un objectif ultime. La question, selon moi, sera donc toujours de savoir où nous en sommes présentement dans notre cheminement vers le bilinguisme et si la conduite attaquée peut être considérée comme appropriée à ce stade de l'évolution. Dans l'affirmative, même si la conduite en question ne reflète pas la pleine égalité de statut et l'égalité quant aux droits à l'usage des langues officielles, elle ne sera pas contraire à l'esprit de l'art. 16.

 

141.            Toutefois, l'interprétation de l'art. 16 que je viens de proposer bute contre certains obstacles, dont le par. 20(1) qui confère un droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec "le siège ou l'administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada" ou pour en recevoir les services, mais qui impose une restriction à ce droit lorsqu'on a affaire à "tout autre bureau de ces institutions". Le caractère restreint du par. 20(1), bien qu'il puisse fort bien se justifier compte tenu des ressources et des moyens dont on dispose à présent, semble diamétralement opposé à l'esprit du par. 16(1). Toute démarche en vue de faire en sorte que soient entièrement respectés les droits linguistiques approuvés par les tribunaux en application du principe de développement énoncé au par. 16(1) devrait être compatible avec le par. 20(1) qui ne peut être changé que par voie de modification constitutionnelle, ce qui exige le consentement unanime des provinces. Il est peut‑être possible d'arriver à une certaine latitude en matière de développement en combinant le message contenu au par. 16(3) avec le fait que le par. 20(1) parle d'une "demande importante" à l'égard de l'emploi du français ou de l'anglais ainsi que du caractère justifiable, en raison de "la vocation du bureau", de leur emploi, comme étant le facteur déterminant pour ce qui est de savoir si une personne jouit pleinement des droits que garantit le par. 20(1). Si j'ai raison et que le par. 16(1) constitutionnalise un engagement social à favoriser ce développement, alors, il est probable que notre conception de ce qui est important et de ce qui est justifiable dans les conditions actuelles évoluera en fonction des changements sociaux. Sous l'égide du par. 16(3), les législateurs fédéral et provinciaux peuvent légiférer, d'une manière qui tienne compte des attentes accrues de la société, sur ce qui constitue une "demande importante" et sur ce qui est justifiable. Il s'ensuit que ce n'est que le développement par les tribunaux du droit que confère le par. 20(1), qui est entravé par la portée restreinte de cette disposition.

 

142.            Je suis portée à accepter cela comme une interprétation possible de l'interaction des dispositions de la Charte  relatives aux langues officielles et comme un moyen de contourner la difficulté que pose le par. 20(1) . À mon avis, il est improbable que les termes limités du par. 20(1) ont pour objet d'annihiler l'effet du par. 16(1) sur le plan de l'interprétation du reste des dispositions en matière linguistique et de neutraliser le principe de développement traditionnellement rattaché à l'interprétation de dispositions constitutionnelles. Pareille conclusion rendrait le par. 16(1) superflu ou, tout au mieux, le réduirait à l'état d'une disposition de caractère purement formel, ce qui irait à l'encontre de la position de cette Cour qui consiste à donner à chaque mot de la Charte  son plein sens de manière à atteindre l'objet visé.

 

b) Les articles 27 et 14

 

143.            Il ne suffit pas d'examiner l'art. 16  de la Charte  par rapport à l'interprétation à donner au par. 19(2); il faut en outre prendre en considération les art. 27 et 14:

 


                   27.  This Charter shall be interpreted in a manner consistent with the preservation and enhancement of the multicultural heritage of Canadians.


                   27.  Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir lemaintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.


 

 


                   14. A party or witness in any proceedings who does not understand or speak the language in which the proceedings are conducted or who is deaf has the right to the assistance of an interpreter.


                   14. La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu'ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu'ils sont atteints de surdité, ont droit à l'assistance d'un interprète.


 

 

 

144.            On a laissé entendre qu'il peut y avoir conflit entre l'art. 27 et le par. 16(3), particulièrement la version française du par. 16(3), si l'expression "favoriser la progression", qui rend le terme advance employé dans le texte anglais, est interprétée comme privilégiant dans une certaine mesure le français et l'anglais par rapport à d'autres langues: voir Alain Gautron, "French/English Discrepancies in the Canadian Charter of Rights and Freedoms " (1982), 12 Man. L.J. 220. Même si je vois où on veut en venir, je ne crois pas que l'art. 27 ait pour objet d'empêcher le cheminement vers l'égalité de statut du français et de l'anglais jusqu'à ce que toutes les autres langues parlées au Canada acquièrent le même statut. Cela constituerait une atteinte au statut particulier que l'art. 16 confère au français et à l'anglais.

 

145.            En ce qui concerne l'art. 14, on pourrait prétendre qu'il appuie le point de vue selon lequel la traduction ou l'interprétation suffit aux fins de l'art. 19. Toutefois, cela est loin d'être clair. Le droit à un interprète est habituellement assimilé au droit d'être présent au procès. Par exemple, dans l'arrêt Procureur général de l'Ontario c. Reale, [1975] 2 R.C.S. 624, cette Cour a conclu qu'un accusé, malgré sa présence physique à son procès, n'y était pas présent au sens du par. 577(1)  du Code criminel  parce qu'il ne pouvait pas comprendre la langue dans laquelle les procédures se déroulaient. Il me semble que le droit à l'assistance d'un interprète s'appliquerait à tous les cas où la loi confère, expressément ou implicitement, le droit d'être entendu, ainsi qu'à tous ceux où les règles de justice naturelle exigent la tenue d'une audience. En fait, c'est ce qui semble se dégager de la jurisprudence canadienne actuelle. Par exemple, dans la décision Unterreiner v. The Queen (1980), 51 C.C.C. (2d) 373, il a été conclu que l'absence d'un interprète compétent équivalait à un déni de justice naturelle assez grave pour qu'un nouveau procès soit ordonné. Il ressort certainement de cette jurisprudence que le principe de l'équité dans les procédures judiciaires exige à tout le moins qu'il y ait une capacité de comprendre et d'être compris. La jurisprudence n'apporte toutefois aucune réponse à la question de savoir si l'assistance d'un interprète satisfait aux exigences du par. 19(2). D'ailleurs, le fait que l'art. 14 ne figure pas parmi les dispositions relatives aux langues officielles du Canada est peut‑être révélateur.

 

146.            Il est intéressant de noter que, dans son rapport final (septembre 1981) au Conseil de l'Association des avocats du Nouveau‑Brunswick, le Comité sur l'intégration des deux langues officielles à la pratique du droit a exprimé des opinions très fermes sur la question des interprètes et de la traduction. Le rapport se montre particulièrement sévère à l'égard du recours à la traduction simultanée. Je reproduis ici un passage tiré des pp. 63 et 64:

 

                   Le point central de toute la discussion sur les procédures judiciaires fut les problèmes causés par l'utilisation d'un système de traduction. La majorité des avocats est d'avis que la traduction simultanée lors d'un procès n'est pas possible. Selon eux, il n'existe dans la province aucun interprète qualifié possédant la compétence nécessaire pour remplir les exigences que requiert la traduction simultanée lors d'un procès. Les avocats soulignèrent entre autres les difficultés causées par la vitesse des répliques lors d'un procès, ainsi que les échanges qui se déroulent entre plusieurs personnes à la fois, et le language (sic) technique et juridique particulier à chaque procès. L'expérience vécue est que le traducteur peut difficilement suivre le déroulement du procès, ce qui donne comme résultat une traduction incomplète, inacceptable dans un domaine où chaque mot dit possède son importance. Cette méthode serait possible si des interprètes qualifiés, tels ceux travaillant à la Cour fédérale du Canada étaient disponibles.

 

Le rapport reconnaît toutefois que le système actuel de traduction simultanée pourrait convenir dans les cas où il n'y a que très peu de contre‑interrogatoire, comme par exemple en Cour d'appel et devant certains tribunaux administratifs. Le comité a également souligné que la traduction consécutive présente aussi des inconvénients lorsque les dépositions des témoins sont complètement modifiées par l'interprète et deviennent à toutes fins utiles le témoignage de l'interprète. Le rapport indique que, de l'avis des avocats, le recours à un interprète diminue l'efficacité des techniques utilisées au cours d'un procès. Toutefois, le comité conclut que "Malgré ces problèmes, les avocats favorisent la traduction consécutive à la traduction simultanée si le procès doit être bilingue, car ce système offre au moins la possibilité de corriger l'interprète s'il commet une erreur d'interprétation" ( p. 64).

 

147.            Si les opinions exprimées dans le rapport sont bien fondées, cela semble certainement laisser entendre que la traduction simultanée, et peut‑être aussi la traduction consécutive, aurait pour effet de défavoriser un plaideur, du moins en première instance, et qu'elle serait donc exclue par le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick.

 

c)                L'article 133  de la Loi constitutionnelle de 1867 

 

148.            La ressemblance frappante entre les termes des art. 17 , 18  et 19  de la Charte  et ceux de l'art. 133  de la Loi constitutionnelle de 1867  semblerait appuyer le point de vue du professeur Tremblay, selon lequel une des caractéristiques de la Charte  est la continuité constitutionnelle (p. 563). La jurisprudence portant sur l'art. 133 s'appliquerait donc aux articles susmentionnés de la Charte . Cette jurisprudence comprend notamment les arrêts Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, précité, Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016 (Blaikie no 1), Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312 (Blaikie no 2), ainsi que l'arrêt récent de cette Cour Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721. La différence fondamentale, souligne‑t‑il, tient à ce qu'en vertu des dispositions relatives à la modification de la Charte , il y a "double enchâssement" des droits linguistiques: un premier enchâssement par l'art. 33 qui exclut le "droit de retrait" à l'égard de ces dispositions et un second par l'art. 41 qui exige le consentement unanime des provinces à toute modification de ces mêmes dispositions (p. 563). L'aspect le plus remarquable, et le plus utile aux fins des présents motifs, de la jurisprudence portant sur l'art. 133 est la façon large et fondée sur l'objet visé dont elle aborde la portée des droits linguistiques. C'est le cas du moins des arrêts de cette Cour.

 

149.            L'arrêt Jones porte notamment sur la constitutionnalité de la Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, chap. O‑2, compte tenu de l'art. 133  l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 . On a fait valoir que l'art. 133  énonce les limites maximale et minimale de la protection à accorder à l'usage du français et de l'anglais. La réponse du juge en chef Laskin à cet argument se trouve à la p. 192:

 

Je ne puis accepter cette prétention, qui, à mon avis, ne peut être fondée ni sur le libellé ni sur l'histoire connue de l'art. 133, non plus que sur le partage des compétences législatives établi par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et interprété par les tribunaux depuis longtemps.

 

À la p. 195, il ajoute:

 

Le par. (1) de l'art. 91 mis à part, il n'y a aucune limitation expresse du pouvoir législatif du gouvernement fédéral d'étendre le champ de l'emploi privilégié ou obligatoire de l'anglais et du français dans les institutions ou les activités qui relèvent du contrôle législatif fédéral. Il ne s'y trouve non plus aucune limitation nécessairement implicite puisqu'il n'y a rien d'inconciliable ou d'incompatible avec l'art. 133, dans son rapport avec le Parlement du Canada et les tribunaux fédéraux, à améliorer la situation des deux langues au‑delà de leur emploi privilégié ou obligatoire prévu à l'art. 133. La diminution par le Parlement de la protection donnée par l'art. 133 est une chose; cela requiert un amendement constitutionnel. C'est toute autre chose que d'étendre cette protection au‑delà de ses limites actuelles.

 

150.            Dans les deux arrêts Blaikie, fidèle à l'esprit de l'arrêt Jones, savoir que l'art. 133 établit, non pas une limite maximale en ce qui concerne la protection des droits linguistiques, mais plutôt une base qui sert de point de départ, la Cour a conclu que cet article renferme un principe fondamental de développement susceptible d'adaptation à l'évolution des réalités sociales. Dans l'arrêt Blaikie no 1, en donnant "à chaque mot de l'art. 133 toute sa portée" (p. 1022), la Cour a conclu que l'obligation d'adopter les lois dans les deux langues officielles s'en dégage implicitement. De même, la Cour a été d'avis qu'il "faut donner un sens large à l'expression "les tribunaux de Québec"" (p. 1028) de manière qu'elle englobe d'autres organismes dotés du pouvoir de rendre la justice. La Cour a estimé en outre que, pour ne pas "tronquer l'obligation imposée par [le] texte [de l'art. 133]" (p. 1027), l'expression "actes ... de Québec" doit comprendre la législation déléguée. Dans l'un et l'autre cas, la Cour s'est montrée prête à étendre la portée du sens littéral des mots de manière à ajuster la protection en fonction des exigences posées par les structures législatives et judiciaires contemporaines. L'arrêt Blaikie no 2 poursuit dans le même sens. Dans cet arrêt, la Cour, tenant compte de "l'essor phénoménal de la législation déléguée depuis 1867", a conclu que l'art. 133 s'applique aux règlements pris par certains bureaux et organismes législatifs subordonnés. Toutefois, c'est son étude des règles de pratique des tribunaux qui révèle le plus clairement son interprétation large de l'art. 133. Selon la Cour, les règles de pratique étaient "nécessairement" visées par l'art. 133, non pas tant en raison de leur nature législative, mais à cause de leur caractère judiciaire. À la p. 332, la Cour affirme:

 

                   Tous les plaideurs ont le droit fondamental de choisir le français ou l'anglais et seraient privés de cette liberté de choix si ces règles et formules obligatoires étaient rédigées en une seule langue.

 

Il est évident que la Cour voyait d'un mauvais oeil toute interprétation qui porterait atteinte au droit des justiciables à un procès dans la langue de leur choix.

 

151.            Finalement, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, la Cour a rejeté l'argument selon lequel la première partie de l'art. 133 doit être considérée comme "directive" afin que ne soit pas entachée d'inconstitutionnalité toute loi non conforme aux dispositions dudit article. Dans son examen du fondement doctrinal de la distinction entre les lois impératives et les lois directives, la Cour est arrivée à la conclusion que cette distinction repose sur la volonté d'éviter de graves inconvénients. La Cour dit, à la p. 742:

 

                   Cependant, ce qui est plus important que l'absence de jurisprudence justifiant l'application de la distinction entre ce qui est impératif ou directif aux dispositions constitutionnelles, c'est le tort qui serait causé à la suprématie de la Constitution canadienne si un principe aussi vague était utilisé comme expédient pour l'interpréter. Ce serait une entorse grave à la Constitution que de conclure qu'une disposition en apparence impérative doit être qualifiée de directive pour le motif qu'une conclusion en sens contraire entraînerait des inconvénients ou même le chaos.

 

Selon moi, notre interprétation des art. 16  et 19  de la Charte  doit être empreinte de cette même vigilance afin d'assurer que les droits linguistiques ne soient pas lettre morte.

 

9. Le contexte factuel

 

152.            Ayant examiné brièvement le contexte législatif du par. 19(2), j'aborde maintenant le contexte factuel dans lequel il doit être appliqué. L'appelante prétend avoir subi une atteinte aux droits linguistiques que lui accorde cette disposition du fait que le juge Stratton, qui ne possédait pas une compréhension suffisante du français, ait siégé comme membre de la Cour d'appel. Certes, les deux collègues du juge Stratton étaient bilingues mais, soutient l'appelante, cela ne réglait pas le problème étant donné qu'elle avait le droit d'être entendue par une formation composée de trois juges qui comprenaient tous le français. Quant à la question de savoir s'il aurait suffi de fournir une traduction simultanée, l'appelante n'a pas pris position. Cela n'est d'ailleurs pas nécessaire parce qu'il n'y a pas eu de traduction en Cour d'appel.

 

153.            L'affirmation de l'appelante selon laquelle le juge Stratton n'avait pas une compréhension suffisante du français semble s'appuyer sur le fait que, lorsqu'elle a demandé que ses demandes d'autorisation d'appel et de prorogation du délai d'appel soient entendues par un juge bilingue parce qu'il se pourrait que les arguments soient présentés partie en français partie en anglais, le juge Stratton a accepté et a renvoyé les demandes au juge Angers. Cela constituait, prétend l'appelante, une reconnaissance non équivoque par le juge Stratton qu'il n'avait pas une compréhension suffisante du français. Alors, comment pouvait‑il se sentir compétent pour instruire l'affaire? Avec égards, je ne puis retenir cet argument. Si un avocat, invoquant son manque de confiance en la compétence linguistique d'un juge, demandait que celui‑ci ne siège pas, je suis presque certaine que ce juge se demanderait sérieusement si cette inquiétude de l'avocat est fondée. Si ce même juge concluait qu'elle est fondée jusqu'à un certain point, il se pourrait alors qu'il décide de se récuser tout en étant personnellement d'avis que l'inquiétude de l'avocat est grandement exagérée. Cette situation est équivalente à celle où il y a conflit d'intérêts. Aucun juge ne siégera si l'avocat allègue que ce juge est en conflit d'intérêts ou qu'il y a des motifs de le croire. Même si le juge est personnellement convaincu qu'il peut être tout à fait impartial, il est probablement sage qu'il se récuse pour le motif qu'il ne suffit pas que justice soit rendue, il doit être évident que justice est rendue. Par conséquent, je ne déduis pas de la décision du juge Stratton d'acquiescer à la demande de l'avocat et de renvoyer les demandes à un juge bilingue qu'il a nécessairement partagé l'avis de l'appelante quant à l'insuffisance de sa compréhension du français.

 

154.            Cependant, la prétention de l'avocat soulève des questions très importantes quant au niveau de compréhension d'une langue que doit posséder un juge qui instruit une affaire et quant à savoir à qui il incombe de déterminer si un juge a atteint le niveau approprié. S'il ne s'agit que du principe de l'équité dans les procédures judiciaires, alors la réponse à la première question semble relativement simple: le juge doit comprendre la langue assez bien pour que le procès soit équitable. Si par contre on veut parler de l'égalité linguistique devant les tribunaux, cela risque d'être fort insuffisant.

 

155.            Pour ce qui est de la façon de déterminer le niveau de compétence linguistique des juges, il me semble qu'à défaut d'un système de tests dans les deux langues applicables pareillement à tous les juges des cours du Nouveau‑Brunswick (et, en vertu du par. 19(1), à ceux des cours fédérales aussi), un juge doit, de bonne foi et de la manière la plus objective possible, évaluer lui‑même son niveau de compréhension de la langue des procédures. Dans le cas où le juge n'est pas certain s'il possède le degré de compréhension nécessaire, il n'est pas censé siéger. De même, comme je l'ai déjà dit, si l'avocat exprime des doutes, le juge peut siéger ou ne pas siéger.

 

156.            Je crois que nous pouvons sans crainte déduire de la conduite du juge Stratton qu'il a jugé qu'il comprenait assez bien le français pour instruire l'affaire. De plus, j'estime que nous pouvons conclure que tel a également été l'avis des deux collègues qui ont siégé avec lui. Toute autre conclusion reviendrait à dire qu'ils ont tous les trois décidé de laisser siéger un membre de la cour qui était incapable de comprendre la langue des procédures. À mon sens, il est aussi extrêmement révélateur que les avocats n'aient pas soulevé la question de la compétence du juge Stratton pour siéger à titre de membre de la formation de trois juges, malgré le fait qu'il avait au départ acquiescé à leur demande d'audience devant un juge bilingue. Il peut être raisonnable de conclure qu'ils ont jugé qu'il était parfaitement en mesure de faire partie de la formation de trois juges. Il ne fait pas de doute que le juge Stratton s'est considéré comme assez compétent dans la langue en question pour faire partie d'une formation de trois juges, peu importe qu'il se soit ou non considéré comme assez compétent pour siéger seul. Toutefois, comme je l'ai déjà dit, je ne conclus pas du fait qu'il a acquiescé à la demande de l'avocat qu'il a jugé ne pas avoir une connaissance suffisante de la langue pour pouvoir siéger seul; j'estime plutôt qu'il a fait preuve de tact face aux doutes exprimés par l'avocat, lesquels n'ont pas été réitérés devant la formation de trois juges.

 

157.            Au cours de l'audience en cette Cour, on a invité les avocats à présenter leurs thèses sur la question de savoir si la traduction simultanée peut permettre de satisfaire aux exigences du par. 19(2)  de la Charte . Les avocats ont indiqué qu'ils ne souhaitaient pas plaider sur ce point, ni que la Cour le tranche dans le cadre du présent pourvoi. Ils ont souligné que, puisqu'il n'y avait pas eu de traduction en Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick, la question ne se posait tout simplement pas en l'espèce. Conformément aux voeux exprimés par les avocats, je m'abstiens de me prononcer sur ce point.

 

158.            Dans un article intitulé "Are There Constitu­tionally Guaranteed Language Rights in Criminal Code Proceedings?" (1973), 11 Osgoode Hall L.J. 545, le professeur Leslie Katz étudie la question de savoir si le droit du plaideur de s'exprimer oralement en français ou en anglais devant les tribunaux comporte aussi le droit à un juge qui comprend la langue en question. Il conclut que [TRADUCTION]  "les dispositions [de l'art. 133] ne peuvent qu'exiger implicitement des tribunaux capables de comprendre l'anglais et le français". Le professeur Katz fonde cette proposition sur l'arrêt Miller c. La Reine, [1970] R.C.S. 214, mais je ne suis pas sûre que cet arrêt appuie son point de vue. Il s'agissait là d'un procès pour tentative de meurtre au cours duquel l'avocat des deux accusés a demandé la permission d'utiliser le français pour interroger les témoins francophones. Le juge du procès a refusé de faire droit à cette demande pour le motif que les deux accusés étaient anglophones, que le jury était composé entièrement d'anglophones et que l'avocat des accusés, quoique francophone, connaissait parfaitement l'anglais. La déclaration de culpabilité a été maintenue par la Cour d'appel et l'autorisation de former un pourvoi devant cette Cour a été refusée. Dans de brefs motifs de jugement, le juge Fauteux a conclu que, compte tenu de l'art. 133  de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 , le refus du juge du procès de faire droit à la demande de l'avocat constituait une erreur de droit (ce qu'a reconnu d'ailleurs l'avocat des accusés), mais qu'aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave n'en est résulté. À ce qu'il me semble, bien que l'arrêt Miller étaye la proposition portant que les avocats ont le droit de s'exprimer en français devant les tribunaux et que c'est une erreur de droit que de leur refuser d'exercer ce droit, il ne dit rien au sujet de la nécessité pour le juge de comprendre cette langue.

 

159.            Cette Cour ne s'est pas non plus penchée directement sur cette question dans l'arrêt antérieur Veuillette v. The King (1919), 58 R.C.S. 414. Dans cette affaire, l'appelant qui subissait son procès pour meurtre a indiqué qu'il voulait subir son procès en français. Le juge a donc ordonné la constitution d'un jury mixte. Or, chacun des six jurés francophones a dit à la cour au moment d'être choisi qu'il comprenait et parlait le français et l'anglais. Le procès s'est déroulé en anglais. La question principale soulevée en Cour suprême du Canada concernait l'effet de l'omission du juge du procès de résumer la preuve en français pour le jury. Sur les cinq juges qui ont entendu l'affaire, quatre ont reconnu à l'appelant le droit de subir son procès à la fois en français et en anglais. Toutefois, la Cour a conclu qu'aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave n'avait résulté du fait que les procédures s'étaient déroulées entièrement en anglais. Cette conclusion était fondée sur le fait que seule une capacité ordinaire de s'exprimer en anglais était requise aux fins du procès et que l'accusé lui‑même a témoigné entièrement en anglais. Cependant, le juge Anglin a déclaré, à la p. 419 de ses motifs:

 

                   [TRADUCTION]  Je suis porté à partager l'avis du savant juge en chef du Québec que

 

vu le choix d'un jury mixte par l'accusé et vu la constitution d'un jury mixte, l'affaire aurait dû être instruite dans les deux langues.

 

À mon avis, il s'agit là d'un droit de l'accusé qui ressort implicitement de la loi. Dans l'hypothèse contraire, son objet serait purement sentimental et elle ne conférerait aucun droit réel et tangible.

 

160.            Le juge Brodeur s'est dit en désaccord avec la conclusion qu'aucun tort important n'avait résulté. Il aurait annulé la déclaration de culpabilité et ordonné un nouveau procès. Commentant la disposition pertinente de la Loi, savoir 27‑28 Vict., chap. 41, art. 7, le juge Brodeur affirme, à la p. 423:

 

                   Comme on le voit par le texte même du statut, c'est un droit absolu pour un anglais ou un français dans la province d'être jugé par six au moins de ses concitoyens qui parlent sa langue maternelle. Ce n'est pas même laissé à la discrétion du juge de décider s'il y a eu lieu ou non d'accorder cette demande du prévenu pour un jury mixte. C'est un droit absolu et incontestable. Et du moment qu'il manifeste ce désir, le juge est tenu d'en prendre note et de voir à ce que le jury soit mixte.

 

Aux pages 424 et 425, il ajoute:

 

                   Maintenant, quelle est l'étendue du droit qui était conféré aux prévenus?

 

                   On a prétendu que ce droit ne consistait que dans le choix des jurés et ne comportait pas l'obligation pour la cour de voir à ce que toutes les procédures soient conduites dans les deux langues afin d'être bien comprises par tous les membres du jury.

 

                   Ce serait, suivant moi, un droit bien illusoire si, malgré le droit qu'aurait un anglais, par exemple, de choisir un jury mixte, il était permis à la couronne de faire entendre les témoins en langue française et de ne pas traduire leurs témoignages en anglais de manière à ce que la teneur de ces témoignages fût comprise par les jurés de langue anglaise. Cela constituerait un grave déni de justice.

 

                   Il en serait de même pour le résumé (charge) du juge. Ce dernier devrait voir à ce que son allocution soit comprise de tout le jury.

 

                   Il est vrai que la loi est silencieuse sur la manière dont une cause devra être conduite devant un jury mixte. Mais je ne veux pas de meilleure interprétation de la loi que cette pratique, constamment suivie depuis plus de cent cinquante ans, que dans le cas de jury mixte les dépositions des témoins sont traduites dans les deux langues et le résumé du juge est également fait ou traduit en anglais et en français.

 

161.            Le juge Mignault (l'un des juges formant la majorité) exprime un point de vue analogue, à la p. 430:

 

                   Revenant maintenant à la disposition de la loi 27‑28 Vict. ch. 41, il est clair que cette disposition serait illusoire si, dans un procès instruit devant un jury mixte, les témoignages n'étaient pas traduits du français en anglais, et réciproquement, et si l'adresse du juge présidant le procès n'était pas faite, du moins quant à ses parties essentielles, dans ces deux langues. Telle a toujours été la pratique en la province de Québec, et le savant conseil de l'intimé devant nous, Mtre. Gaboury, en réponse à une question que je lui ai posée, a admis que cette pratique était aussi suivie dans le district de Pontiac. Je suis donc d'opinion que le prisonnier qui demande un jury mixte a le droit d'avoir un procès instruit dans les deux langues, française et anglaise, ce qui comprend bien l'adresse du juge au jury.

 

162.            La question du droit d'un plaideur d'être entendu par un juge qui comprend la langue choisie par ce plaideur comme langue des procédures a été posée directement devant plusieurs cours d'instance inférieure. Dans la décision Rural Municipality of De Salaberry v. Robidoux, C. prov. Man., 8 juin 1981 (inédite), les défendeurs, qui habitaient la collectivité principalement francophone de St‑Pierre Jolys située au sud‑est de Winnipeg, avaient été accusés d'avoir enfreint un règlement de zonage en empilant sur les biens‑fonds leur appartenant des débris provenant d'une église démolie. Ils étaient passibles, s'ils étaient déclarés coupables, d'une amende pouvant aller jusqu'à 1 000 $. Ils ont demandé à subir leur procès en français conformément à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Le juge Minuk de la Cour provinciale, qui ne parle pas français, a décidé que l'art. 23 ne donnait pas aux défendeurs le droit à un juge francophone et qu'un interprète était suffisant. Les défendeurs avaient bien le droit de choisir le français, mais le juge et d'autres personnes dans la salle d'audience avaient le droit de choisir l'anglais.

 

163.            Dans la décision R. v. Mercure, [1981] 4 W.W.R. 435, la Cour provinciale de la Saskatchewan a reconnu, en interprétant l'art. 110 de l'Acte des territoires du Nord‑Ouest, qu'il n'était pas nécessaire d'avoir un juge francophone, qu'il suffisait de fournir un interprète. Le juge Deshaye de la Cour provinciale a parlé du "vide" que l'on constate dans la jurisprudence pour ce qui est de savoir ce que comporte exactement le droit des plaideurs d'utiliser leur propre langue devant les tribunaux.

 

164.            Lors de l'appel interjeté à la Cour d'appel de la Saskatchewan, [1986] 2 W.W.R. 1, le juge en chef Bayda a examiné si l'art. 110 confère au plaideur le droit ou seulement le pouvoir d'utiliser le français ou l'anglais devant les tribunaux de la Saskatchewan. La distinction était importante à son avis car si les droits comportent des obligations corrélatives, ce n'est pas le cas en ce qui concerne les pouvoirs. Ils ne comportent que des responsabilités en ce sens que des personnes peuvent être lésées lorsque le détenteur d'un pouvoir l'exerce. Le Juge en chef a conclu qu'il n'était pas nécessaire en l'espèce de déterminer si l'art. 110 confère un droit ou un pouvoir, même s'il semble pencher en faveur d'un pouvoir. Toutefois, en supposant que cet article confère un droit au plaideur, le Juge en chef conclut qu'il y a des ambiguïtés quant à la nature précise de ce droit. Selon lui, il se peut que ce soit (à la p. 20):

 

[TRADUCTION]  1) le droit d'utiliser le français ou l'anglais par rapport à toute autre langue (comme, par exemple, l'allemand, l'ukrainien, le cri, le chinois, etc.); ou 2) le droit d'utiliser le français par rapport à l'anglais, assorti du même droit d'utiliser l'anglais par rapport au français.

 

(C'est moi qui souligne.)

 

Le Juge en chef a conclu que si la première interprétation est exacte, l'état n'est alors pas tenu d'offrir des services judiciaires dans la langue choisie par le plaideur et qu'on peut procéder soit en français soit en anglais. Par contre, si la seconde interprétation est exacte, l'état est alors tenu d'offrir des services judiciaires dans la langue choisie par le plaideur. Si d'autres participants aux procédures choisissent une autre langue, alors le Juge en chef affirme que le fait de fournir un juge bilingue et du personnel judiciaire bilingue ne réglerait qu'en partie le problème. Il se peut que l'on doive offrir un service de traduction simultanée dans les deux langues pendant toute la durée des procédures. Encore une fois, le Juge en chef estime qu'il n'est pas nécessaire, aux fins de l'espèce, de déterminer quelle interprétation est exacte, mais il exprime une préférence pour la première. Il conclut que si l'art. 110 ne confère qu'un simple pouvoir ou, subsidiairement, s'il confère le premier type de droit, le plaideur n'a alors en aucune façon le droit de subir son procès entièrement en français devant un juge francophone.

 

165.            Le juge Hall est d'accord pour dire que l'art. 110 n'exige pas la présence d'un juge francophone. Cependant, il n'estime pas que les services d'un interprète sont suffisants, mais exprime le point de vue que [TRADUCTION]  "compte tenu de l'état actuel de la technologie", la traduction simultanée dans les deux langues suffit. Selon le juge Tallis, il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir si d'autres participants aux procédures peuvent utiliser le français ou l'anglais lorsque le plaideur a choisi l'une de ces langues. Le juge Cameron de la Cour d'appel est d'avis que ce qui importe avant tout c'est que le plaideur comprenne et soit compris, ce que peut permettre de réaliser une traduction exacte et rigoureuse.

 

166.            L'autorisation de pourvoi contre l'arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan a été accordée par cette Cour le 27 janvier 1986.

 

167.            Dans la décision R. v. Tremblay (1985), 20 C.C.C. (3d) 454, le juge Halvorson de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan reconnaît que l'art. 110 de l'Acte des territoires du Nord‑Ouest confère à un accusé le droit d'utiliser le français ou l'anglais, mais il ajoute que cela ne l'habilite pas à exiger que le procès se déroule entièrement en français et que le juge et le substitut du procureur général soient francophones. Il dit à la p. 461:

 

                   [TRADUCTION]  À mon sens, l'accusé a le droit de présenter sa preuve en français. De même, le ministère public peut présenter la sienne en anglais. Il faudra nécessairement avoir recours à la traduction. Je ne doute pas que le Juge en chef fournira un juge bilingue aux fins de l'audience et rien n'empêche que le personnel de la cour soit aussi bilingue.

 

168.            Dans la décision Paquette v. R. in Right of Canada, [1985] 6 W.W.R. 594, le juge Sinclair de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a conclu que le droit qu'a un accusé, en vertu de l'art. 110 de l'Acte des territoires du Nord‑Ouest, d'utiliser le français ou l'anglais à son procès comporte aussi le droit à un juge capable de comprendre ces deux langues dans leur forme parlée et dans leur forme écrite. Il exige en outre que la cour fournisse un interprète pour que les autres participants aux procédures, tels que les témoins et les jurés, les comprennent parfaitement. Voici un extrait tiré des motifs du juge Sinclair, à la p. 629:

 

                   [TRADUCTION]  Selon moi, pour que l'article en question ait un sens, le juge de la Cour provinciale qui préside à l'enquête préliminaire ainsi que le juge de la Cour du Banc de la Reine nommé pour diriger le procès doivent être capables de comprendre le français parlé et écrit. J'estime que, dans le cas contraire, le droit du requérant à l'usage du français au cours des procédures sera moindre que ce qui est envisagé par l'art. 110. Il me semble que si quelqu'un s'adresse dans une langue à une autre personne qui est incapable de comprendre directement ce qu'on lui dit, cette langue n'est pas alors utilisée de manière à respecter son but fondamental de communication efficace.

 

169.            L'appelante invoque une décision manitobaine récente, Robin v. Collège de Saint‑Boniface (1984), 28 Man. R. (2d) 301, dans laquelle on a contesté le droit d'un juge anglophone de présider un procès qui devait se dérouler entièrement en français. Le juge Hewak avait été désigné par le juge Wilson pour diriger le procès à la suite du décès prématuré du juge Deniset qui avait initialement été chargé d'instruire l'affaire. Le juge Hewak a fait savoir qu'il tenait à ce que deux interprètes soient présents au procès [TRADUCTION]  "au cas où il en aurait besoin". L'avocat du demandeur en a conclu que le juge ne comprenait pas parfaitement le français et que, s'il siégeait au procès, cela porterait atteinte au droit constitutionnel qu'a le demandeur, en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, d'utiliser le français devant les tribunaux. Il a donc sollicité une déclaration portant que l'instruction de l'affaire par le juge Hewak constituerait une violation de l'art. 23. La question constitutionnelle suivante a été formulée:

 

[TRADUCTION]  L'honorable juge Wilson a‑t‑il omis de se conformer à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba qui reconnaît au demandeur et au défendeur le droit à un procès en français devant un juge qui connaît parfaitement cette langue?

 

170.            En rejetant la requête, le juge Hewak a affirmé à la p. 304:

 

                   [TRADUCTION]  À mon avis, l'un des objets de l'art. 23 était et est toujours d'accorder aux francophones et aux anglophones le droit à un procès complet et équitable en les habilitant à choisir la langue qu'ils utiliseront devant la cour. Tout ce à quoi les plaideurs ont droit et tout ce que les juges peuvent leur donner est un procès régulièrement et convenablement dirigé en français ou en anglais. Le juge affecté à l'affaire doit veiller à ce que l'audience soit complète et équitable, tout comme on s'attendrait à ce qu'il le fasse dans n'importe quel cas où des plaideurs parlent une langue autre que sa langue maternelle. On ne peut et on ne doit pas attendre de lui qu'il satisfasse à quelque norme imprécise de connaissance du français, sinon, qui va décider si le juge en question est parfaitement en mesure d'instruire l'affaire en français?

 

                                                                    ...

 

                    Si le juge désigné s'estime, en toute justice et conscience, capable de comprendre les témoignages en français et puis de rendre un jugement rationnel, on ne doit pas s'attendre à davantage de lui. Si, par contre, il croit avoir besoin de l'aide d'un traducteur pour y arriver, alors qu'il en soit ainsi. Ce n'est pas parce qu'il a besoin d'un traducteur que les plaideurs subiront une atteinte aux droits linguistiques que leur confère l'art. 23 ou que le procès ne sera pas juste et impartial ou que celui‑ci n'aboutira pas à une décision rationnelle.

 

171.            La décision du juge Hewak a été portée en appel devant la Cour d'appel du Manitoba (1984), 30 Man. R. (2d) 50. La Cour d'appel semble partager l'avis qu'il incombe au juge de décider de sa compétence dans chaque affaire. Le juge O'Sullivan, qui a rédigé les motifs de la majorité, dit, à la p. 56:

 

                   [TRADUCTION]  À mon avis, il est indispensable qu'un juge qui instruit une affaire où le français est utilisé soit capable de comprendre les témoignages donnés en français. Pour assurer à un francophone un procès équitable qui respecte ses droits constitutionnels, le juge doit s'arranger pour pouvoir comprendre ce qui se dit en français. Toutefois, il n'est pas nécessaire qu'il parle français lui‑même ou qu'il le comprenne sans l'aide d'un traducteur. Si, avec l'assistance d'un traducteur, un juge peut comprendre ce qui se dit en français, je ne vois aucune raison de douter de sa capacité d'entendre d'une manière équitable les témoins qui s'expriment en français.

 

172.            Le juge en chef Monnin, dissident sur la question du caractère acceptable de la traduction, a estimé lui aussi qu'il appartient au juge de décider de sa compétence. À la p. 65, il affirme:

 

[TRADUCTION]  ...seul le juge est en mesure de dire s'il possède la compétence linguistique nécessaire. Il doit le faire de manière équitable pour toutes les parties et en ayant toujours à l'esprit l'obligation qu'ont les cours de rendre justice en français ou en anglais.

 

Le juge en chef Monnin a exprimé l'avis que la connaissance d'une langue comporte quatre niveaux:

 

1)                la compréhension de la langue écrite;

 

2)                la compréhension de la langue parlée;

 

3)                la capacité de s'exprimer oralement dans la langue en question; et

 

4)                la capacité d'écrire cette langue.

 

Selon lui, il n'est pas nécessaire que les juges aient atteint le troisième ou le quatrième niveau, bien que, évidemment, cela soit souhaitable. Il a toutefois jugé indispensable qu'ils satisfassent aux deux premiers. La traduction ne suffit tout simplement pas. À la p. 63, le Juge en chef dit ce qui suit:

 

[TRADUCTION]  Il ne faut imposer aucun fardeau aux personnes qui demandent un procès en français, pas plus que le juge des faits ne devrait avoir à recevoir de seconde main, par l'intermédiaire d'un interprète, des témoignages dans l'une ou l'autre langue reconnue par la Constitution. Quiconque témoigne dans l'une de ces deux langues doit être compris par le juge des faits dans cette même langue.

 

Le Juge en chef indique toutefois que la traduction simultanée peut suffire devant une cour d'appel. L'appelante semble être d'accord pour dire que c'est le juge lui‑même qui doit déterminer son degré de compréhension d'une langue, mais elle se dissocie catégoriquement des opinions exprimées par les cours manitobaines quant au caractère suffisant de la traduction.

 

173.            Une demande d'autorisation de pourvoi contre l'arrêt de la Cour d'appel du Manitoba a été entendue par cette Cour le 3 mars 1986. La décision concernant cette requête est en délibéré*.

 

*La requête en autorisation de pourvoi a été rejetée le 22 mai 1986.

 

10. Conclusions

 

174.            Comme je l'ai mentionné au départ, un bon nombre de questions sont subsumées dans la question constitutionnelle formulée pour la Cour, à laquelle on peut tout simplement répondre par l'affirmative. Quant à la question plus large de savoir comment on peut donner suite en pratique au droit conféré aux plaideurs par le par. 19(2)  de la Charte , la réponse à certains aspects de cette question est, à la demande des avocats, reportée à une autre occasion. Toutefois, il me semble qu'il est impossible de statuer sur le pourvoi sans répondre au moins à deux questions, savoir:

 

a)                quel est le degré de compréhension d'une langue que          doit avoir un juge qui siège en appel? et

 

b)                comment va‑t‑on déterminer s'il possède ce degré de         compréhension?

 

a) Le degré de compréhension

 

175.            Pour répondre à la première question, je crois qu'il est nécessaire de revenir à la question, déjà abordée, de savoir si le par. 19(2) accorde au plaideur quelque chose de plus que le droit à un procès équitable que lui reconnaissent les art. 7 et 14. À mon avis, il faut répondre à cette question par l'affirmative.

 

176.            Le paragraphe 19(2) figure dans la partie de la Charte  intitulée "Langues officielles du Canada" que je cite intégralement aux pp. 611 et 612 des présents motifs. Les articles 7 et 14, par contre, se trouvent sous la rubrique "Garanties juridiques" et, comme je l'ai souligné antérieurement, le droit à un interprète prévu par l'art. 14 découle du droit général d'être présent à son propre procès. D'après ce que dit le juge Brodeur dans l'arrêt Veuillette, précité, le même souci d'appliquer les principes de justice naturelle exige la traduction des témoignages et de l'exposé du juge au jury chaque fois que l'accusé a exercé son droit à un jury mixte. Il semble donc peu probable que les par. 19(1) et 19(2) visent simplement à énoncer, sans plus, le droit à l'équité élémentaire qui existait avant l'adoption de la Charte  et qui a continué d'exister après son adoption.

 

177.            De plus, le contexte législatif de l'art. 19 nous oblige, selon moi, à prendre en considération l'engagement fondamental du Canada à assurer l'"égalité de statut" du français et de l'anglais prévue à l'art. 16. Cette disposition introductive semblerait tout au moins fournir un cadre pour l'interprétation des dispositions en matière linguistique qui suivent. Par conséquent, même à supposer que l'art. 19 vise principalement à garantir des procédures équitables sur le plan linguistique, l'exigence minimale posée par cette disposition doit de quelque manière traduire l'engagement, pris à l'art. 16, d'assurer l'égalité de statut des deux langues officielles.

 

178.            Il me semble qu'au‑delà du texte de la loi la jurisprudence existante en matière de droits linguistiques étaye le point de vue selon lequel le droit énoncé au par. 19(2) résulte d'une préoccupation plus générale que celle qui sous‑tend l'art. 14. Cette préoccupation est le fruit de notre héritage canadien particulier et de l'évolution de notre histoire sociale et politique. Ainsi, dans l'arrêt Jones, précité, le juge en chef Laskin critique la prétention de l'appelant portant que l'art. 133 couvre tout le champ de la protection législative permise relativement à l'usage du français et de l'anglais. Prenant pour point de départ l'Acte d'Union de 1840, il a démontré que notre histoire n'appuie tout simplement pas cette thèse. De même, dans l'arrêt Blaikie no 2, la Cour a remonté jusqu'aux coutumes et aux conventions de 1774 afin d'élucider l'effet de l'art. 133 sur les règles de pratique des tribunaux. Ce qui se dégage de la jurisprudence portant sur l'art. 133, me semble‑t‑il, est que les droits linguistiques constituent une réaction aux particularités historiques du Canada. Ces droits ont un contenu socio‑culturel qui leur fait transcender les simples considérations liées au principe de l'équité dans les procédures. À cet égard, les propos tenus par cette Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, viennent à l'esprit (à la p. 744):

 

L'importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain. C'est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu'ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société.

 

L'histoire continuera sans doute à donner de l'ampleur au contenu social et juridique de ces droits. En fait, le double enchâssement des droits linguistiques dans la Charte  ainsi que la dualité linguistique prévue par l'art. 16 sembleraient appuyer le point de vue du professeur Tremblay selon lequel les droits linguistiques sont maintenant à ce point importants qu'ils se situent "au niveau le plus élevé de la hiérarchie constitutionnelle": voir André Tremblay, loc. cit., à la p. 563.

 

179.            La difficulté consiste à exprimer avec exactitude comment au‑delà de l'exigence d'un procès équitable qui, d'après la jurisprudence, peut être remplie par la traduction, cette différence qualitative se manifestera dans les procédures judiciaires. C'est précisément en raison de cette difficulté que je restreins la portée de mon analyse aux exigences qui peuvent exister au palier d'appel. Quant à la question plus délicate des exigences en première instance, je ne l'aborde pas ici.

 

180.            Il me semble que, compte tenu de la dualité linguistique prévue à l'art. 16  de la Charte  et du principe de développement qui en découle, la procédure des cours ne saurait être considérée comme statique. Ce qui peut être suffisant aujourd'hui pour protéger le droit que le par. 19(2) reconnaît aux plaideurs ne le sera pas nécessairement demain. Au cours des dernières décennies, on a été témoin d'un effort soutenu et de grande envergure en vue de donner un effet pratique aux droits linguistiques. L'adoption de lois sur les langues officielles a intensifié la sensibilisation des fonctionnaires publics et, en même temps, a accru les attentes des Canadiens pour ce qui est de la fourniture de services gouvernementaux dans les deux langues officielles non seulement au niveau fédéral mais aussi dans certaines provinces. Comme l'a souligné le juge en chef Monnin dans ses motifs de dissidence dans l'arrêt Collège de Saint‑Boniface, le gouvernement fédéral a pris des mesures concrètes en vue de créer un système judiciaire bilingue, en nommant des juges en fonction de ce but et en offrant des cours de français aux juges unilingues. Il s'agit donc d'un processus qui, devant un public de plus en plus exigeant dans ce domaine, entraînera inévitablement une interprétation de plus en plus large des droits conférés aux plaideurs par le par. 19(2). évidemment, les tribunaux ne peuvent définir ce que nécessitera dans l'avenir le respect des droits linguistiques des plaideurs, mais ils peuvent déterminer ex post facto si, dans un cas donné, il y a eu violation de ces droits, et c'est ce que cette Cour doit faire en l'espèce. Elle doit déterminer, en pratique, ce que l'état doit faire à ce moment‑ci pour que soient respectés les droits linguistiques que confère à l'appelante le par. 19(2)  de la Charte .

 

181.            Les paragraphes 16(2), 18(2) et 20(2) ainsi que le par. 19(2) révèlent clairement l'intention des rédacteurs de la Charte de consacrer dans la Constitution la dualité linguistique du Nouveau‑Brunswick. Il ressort d'une comparaison du par. 20(2) avec le par. 20(1) que les attentes, pour ce qui est de la réalisation de l'objet de bilinguisme dans la fonction publique du Nouveau‑Brunswick, sont plus importantes que ce qui a été réalisé de façon générale dans la fonction publique fédérale. En outre, certains des documents présentés par les avocats indiquent qu'au Nouveau‑Brunswick on ne répond pas actuellement à certaines attentes en matière d'exercice des droits linguistiques devant les tribunaux. C'est ce que révèlent le rapport remis à l'Association des avocats du Nouveau‑Brunswick ainsi que le rapport intitulé Vers l'égalité des langues officielles au Nouveau‑ Brunswick, préparé en 1982 pour le gouvernement du Nouveau‑Brunswick. Ces documents contiennent des statistiques démographiques et une description des services actuels. De plus, ils nous éclairent sur les opinions locales quant à la mesure dans laquelle on donne suite en ce moment aux droits linguistiques dans la province. Quoique les deux rapports recommandent que la Cour d'appel comprenne au moins trois juges bilingues, les critiques qui y sont formulées portent principalement sur les procédures de première instance et l'insuffisance de la traduction pour faciliter la compréhension dans ce contexte. Ni l'un ni l'autre rapport ne précise ce qu'il faut entendre par "bilingue". Vers l'égalité des langues officielles au Nouveau‑Brunswick emploie, à la p. 332, l'expression "effectivement bilingue" pour décrire la seule solution valable pour remplacer la traduction en première instance. On ajoute toutefois qu'un programme de formation d'une durée de deux ans devrait suffire pour amener au niveau requis la compétence linguistique d'un juge. Puis, plus loin à la p. 333, le rapport semble adopter la même position que le juge en chef Monnin, savoir qu'en première instance il peut suffire que le personnel de la cour soit en mesure de comprendre directement la langue des procédures. Ni l'un ni l'autre rapport ne traite en profondeur la manière dont les droits linguistiques d'un plaideur peuvent être tronqués (l'arrêt Blaikie no 1) ou celle dont ce plaideur peut être "défavorisé" (par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick), si les juges composant une formation de la Cour d'appel ne sont pas tous parfaitement bilingues.

 

182.            Les affidavits de Léon Richard et de D. Leslie Smith portent tous les deux sur la connaissance qu'avait le juge Stratton du français, mais ils ne font qu'affirmer soit l'insuffisance soit le caractère suffisant de sa compréhension de cette langue. Richard, au nom de la Société appelante, raconte la consternation de l'avocat devant l'incapacité du juge Stratton de comprendre les documents qui lui avaient été soumis. Puisque, dans le système judiciaire du Nouveau‑Brunswick, on fournit des traducteurs officiels qui s'occupent de la traduction des documents (voir: Règlement sur les langues officielles (traduction de documents), Règl. du N.‑B. 76‑47), ce qu'on conteste vraisemblablement ici est la décision du juge Stratton quant à la nécessité ou plutôt la non‑nécessité de recourir à la traduction dans son cas. Richard soutient en outre que le juge Stratton ne pouvait ni communiquer oralement en français avec les avocats francophones ni suivre les plaidoiries orales en français. D. Leslie Smith, au nom de l'Association intimée, affirme que rien ne permettait de croire que le juge Stratton ne comprenait pas les documents rédigés en français et prétend que les observations du juge sur les arguments présentés oralement en français révélaient qu'ils les avaient suivis et compris.

 

183.            Ces deux affidavits permettent de circonscrire la controverse en l'espèce. Ils illustrent en outre l'utilité des quatre niveaux de capacité linguistique énumérés par le juge en chef Monnin dans l'arrêt Robin v. Collège de Saint‑Boniface, précité, éléments qui, à tout le moins, fournissent un moyen intelligible de décrire un niveau approprié de compétence linguistique. Le juge en chef Monnin laisse entendre qu'il faudrait exiger des juges à l'heure actuelle qu'ils comprennent la langue écrite et la langue parlée, mais non pas nécessairement qu'ils soient capables de parler ou d'écrire dans la langue en question. En attestant l'incapacité du juge Stratton de communiquer en français, Léon Richard semble estimer qu'un juge doit avoir atteint au moins trois des niveaux de compétence énumérés par le juge en chef Monnin, tandis que Smith, conformément à l'opinion exprimée par le juge en chef Monnin, laisse entendre qu'il suffit d'avoir atteint les deux premiers niveaux de compétence.

 

184.            Il me semble que la question de savoir si le juge Stratton pouvait, dans le mesure requise par le par. 19(2), suivre et comprendre les arguments présentés en français, dépend elle aussi de la façon d'évaluer la compétence linguistique du juge. Comme je l'ai déjà dit, j'estime qu'il résulte manifestement de la situation prédominante des droits linguistiques dans la Charte  et de leur contenu socio‑culturel que, tout au moins, le critère qui doit servir à déterminer le degré de compréhension d'un juge va plus loin que celui qu'exige l'équité. Toutefois, comme l'a souligné la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre I, Les langues officielles, aux pp. 6 à 8), le bilinguisme des individus est relatif et non pas absolu. La Commission affirme aux pp. 6 et 7:

 

                   8. On croit encore communément qu'être bilingue, c'est posséder une égale connaissance de deux langues: c'est là un des principaux obstacles à la compréhension du bilinguisme, et probablement à son acceptation. Or, cette égale connaissance est un phénomène si particulier que pour le désigner on a créé un terme: "équilinguisme".

 

                    9. L'importance attachée à une égale maîtrise des deux langues comme critère du bilinguisme a longtemps retardé la recherche sur le sujet. Elle a fait place, ces dernières années, à une conception plus large du bilinguisme. On ne l'assimile plus à l'équilinguisme, que certains estiment impossible, en théorie et dans la pratique; car ils considèrent que, pour atteindre à des résultats identiques dans les deux langues, il faudrait que l'expérience totale de ces bilingues dans les deux langues fût identique.

 

185.            La Commission fait ensuite la différence entre les "bilingues passifs", c'est‑à‑dire ceux qui peuvent percevoir dans les deux langues, au moyen de la langue écrite ou parlée, mais qui ne peuvent s'exprimer que dans une seule langue; ceux qui peuvent fonctionner dans les deux langues, mais qui, dans l'une ou l'autre de ces langues ou les deux à la fois, ont un niveau de compétence moindre que les personnes unilingues, et ceux qui ne sont bilingues que du fait de leur milieu. Tous peuvent être décrits comme bilingues dans certains contextes et à certaines fins.

 

186.            Acceptant que le bilinguisme est relatif et non absolu et qu'il doit être lié aux fonctions et à l'objet, je suis d'avis de conclure que le degré de compréhension d'un juge doit aller plus loin que la simple compréhension littérale de la langue utilisée par l'avocat. Il doit être en mesure d'apprécier tout le sens d'un argument. Dans la mesure où cela exige ce que le juge en chef Monnin décrit comme la compréhension des nuances de la langue parlée, je suis d'accord avec lui pour dire qu'un juge doit atteindre ce niveau de perfectionnement pour que les droits linguistiques d'un plaideur aient un sens dans le cadre de procédures judiciaires. Cependant, je ne crois pas que l'on puisse, pour le moment, élargir davantage le contenu du par. 19(2). De plus, j'estime qu'en l'absence d'éléments de preuve contraires, nous devons présumer que le juge Stratton a appliqué ce critère à son propre cas pour conclure qu'il y satisfaisait. Toutefois, comme je l'ai déjà mentionné, du fait que le contenu du droit des plaideurs n'est pas statique, le critère auquel les juges doivent satisfaire doit être révisé constamment.

 

187.            Même si, en l'espèce, on a peu débattu la question du caractère acceptable soit de la traduction simultanée soit de la pratique mentionnée dans Vers l'égalité des langues officielles au Nouveau‑Brunswick, à la p. 328, qui consiste à nommer un juge bilingue de la division de première instance pour siéger à titre de juge ad hoc de la cour d'appel, il me semblerait que, du point de vue purement linguistique, ce genre de mesure provisoire est préférable au recours à un juge qui ne peut participer pleinement aux procédures. En revanche, la nomination de juges de première instance pour siéger ad hoc en appel risque d'entraîner d'autres inconvénients. Les avocats et le public pourraient s'inquiéter du fait que le processus décisionnel d'appel est sensiblement différent de celui de première instance. De surcroît, ils pourraient avoir, à tort, l'impression que les juges de première instance seront inévitablement enclins à favoriser les opinions de leurs collègues des cours d'instance inférieure.

 

188.            La traduction simultanée, dont l'usage consciencieux permet une forme d'échanges entre les juges et les avocats, peut offrir une meilleure solution au problème de la nécessité d'avoir des juges capables de participer pleinement aux débats. Un juge qui se trouve dans la situation du juge Stratton pourrait peut‑être résoudre certaines des difficultés découlant de son incapacité de s'exprimer en français en demandant à l'avocat de recourir au service de traduction, ce qui permettrait de poser à l'avocat des questions en anglais auxquelles il pourrait répondre en français. En dernière analyse, toutefois, aucune mesure de ce genre ne vaut l'égalité véritable. Il est évident que la dualité linguistique joue un rôle capital dans le développement socio‑culturel du Nouveau‑Brunswick et que les attentes accrues du public en ce qui concerne ce rôle se reflètent aussi bien dans la Charte  que dans les tentatives du législateur provincial d'étendre et de protéger l'exercice des droits linguistiques. Dans ce contexte, la situation d'inégalité dans laquelle se trouve un plaideur qui doit s'adresser à une formation de juges qui ne sont pas tous pleinement en mesure de répondre ne pourra durer indéfiniment face à la norme de plus en plus sévère des par. 16(1) et (2).

 

189.            L'appelante fait valoir en outre que le par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick étaye leur argument selon lequel, au Nouveau‑Brunswick, les plaideurs francophones ont le droit de se faire entendre dans la langue de leur choix et de ne pas être défavorisés en raison de ce choix. Encore là, les mêmes observations s'appliquent. Même à supposer que, dans ce contexte, les expressions "être entendue" et "être défavorisée" emportent davantage que les exigences de l'équité, j'estime que la Loi dans son ensemble ne justifie aucunement la formulation d'une norme plus sévère que celle énoncée au par. 19(2)  de la Charte . Je reproduis ici par souci de commodité les dispositions pertinentes de la loi du Nouveau‑Brunswick:

 


                   2 Subject to this Act, the English and French languages


                   2 Sous toutes réserves prévues par la présente loi, l’anglais et le français


 

 


(a) are the official languages of New Brunswick for all purposes to which the authority of the Legislature of New Brunswick extends, and


a) sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick pour toutes les fins relevant de la compétence de la Législature du Nouveau-Brunswick, et


 

 


(b) possess and enjoy equality of status and equal rights and privileges as to their use for such purposes.


b) bénéficient d’un statut équivalent de droit et de privilège, lorsqu’ils sont employés aux fins visées à l’alinéa a).


 

 


                   13 (1) Subject to section 15, in any proceeding before a court, any person appearing or giving evidence may be heard in the official language of his choice and such choice is not to place that person at any disadvantage.


                   13 (1) Sous réserve de l'article 15, dans toute procédure devant un tribunal, toute personne qui comparaît ou témoigne peut être entendue dans la langue officielle de son choix et ne doit être, en fait, nullement défavorisée en raison de ce choix.


 

 


                   13(1.1)   Subject to subsection (1), a person accused of an offence under an Act, or a regulation of the Province, or a municipal by-law, has the right to have the proceedings conducted in the official language of his choice, and he shall be advised of the right by the presiding judge before his plea is taken.


                   13 (1.1) Sous réserve du paragraphe (1), une personne accusée d’une infraction à une loi ou à un règlement de la province, ou à un arrêté municipal, a droit au déroulement des procédures dans la langue officielle de son choix, et elle doit être informée de ce droit par le juge qui préside au procès avant d’enregistrer son plaidoyer.


 

 


15(1) Where

 

(a) warranted by reason of a number of persons involved,


15 (1) Le lieutenant-gouverneur en conseil peut,

 

a) si le nombre de personnes en cause le justifie,


 

 


(b) the spirit of this Act so requires, or


b) si l’esprit de la présente loi l’exige, ou


 

 


(c) it is deemed necessary to so provide for the orderly implementation of this Act.


c) s’il est jugé nécessaire de le faire pour assurer la bonne application de la présente loi,


 

 


the Lieutenant-Governor in Council may make regulations determining the application of sections 8, 9 and 10.


édicter des règlements précisant l’application des articles 8, 9 et 10.


 

 


15(2) The Lieutenant-Governor in Council may make regulations governing the procedure in proceedings before any court, including regulations respecting the giving of notice as he deems necessary to enable the court to exercise or carry out any power or duty conferred or imposed upon it by section 13.


15  (2) Le lieutenant-gouverneur en conseil peut établir des règlements régissant les procédures engagées devant tout tribunal, y compris les règlements relatifs aux notifications qu’il estime nécessaires pour permettre au tribunal d’exercer toute fonction ou pouvoir qui lui est conféré ou imposé par l’article 13.


 

 

 

190.            La déclaration de statut à l'art. 2 est en quelque sorte moins restrictive que celle de la Charte  en ce sens qu'elle semble se rapporter à n'importe quel objet constitutionnellement valide plutôt qu'à l'usage des langues officielles au sein de certains organismes. Cependant, la nature spécifique des dispositions qui suivent et le fait qu'elles figurent dans un document légal plutôt que constitutionnel viennent démentir l'idée que l'art. 2 est censé prendre effet immédiatement. La restriction fondée sur le nombre de personnes en cause et sur l'exigence de la bonne application de la Loi, que l'on trouve au par. 15(1), revêt une importance particulière. Elle semble équivaloir à celle imposée à l'art. 20  de la Charte . La même restriction s'appliquait au droit énoncé au par. 13(1), mais a été supprimée par voie de modification de la Loi en 1975. En 1982, le par. 13(1.1)  a été ajouté de manière à conférer à une personne accusée le droit au déroulement des procédures dans la langue officielle de son choix. Pris dans ce contexte, le par. 13(1) confère nettement un droit plus limité que le par. 13(1.1)  et est ainsi loin de correspondre à l'idéal de l'art. 2. Cependant, il énonce l'interdiction de défavoriser invoquée par l'appelante.

 

191.            Le désavantage dont on parle ici, tout comme le droit lui‑même, doit être considéré en fonction de la déclaration contenue à l'art. 2. Par conséquent, on peut dire qu'il est évident en soi que le plaideur qui comparaît devant une formation de juges dont l'un est incapable d'approfondir un point soulevé au cours des débats, est défavorisé ou dans une situation d'inégalité par rapport à d'autres plaideurs qui peuvent communiquer directement avec tous les juges constituant la formation. C'est peut‑être cette différence de statut qui est à la base de la conviction de Léon Richard qu'un juge doit avoir atteint trois des niveaux de compétence linguistique mentionnés par le juge en chef Monnin. Toutefois, il me semble que, pour se prévaloir de la protection offerte par le par. 13(1), l'appelante doit non seulement alléguer qu'elle a été défavorisée, mais encore elle doit le prouver. On n'a soumis aucun élément de preuve que l'appelante a été défavorisée en l'espèce. De plus, la disposition semble inviter à fournir des éléments de preuve quant aux autres solutions possibles, telles que la traduction simultanée ou le remplacement par un juge de première instance bilingue, auxquelles on aurait pu recourir pour atténuer le prétendu désavantage. En résumé, je suis incapable de conclure en l'espèce que l'appelante n'a pas été "entendue" ou qu'elle a prouvé avoir été "défavorisée" au sens du par. 13(1) de la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick.

 

b) Évaluation de la compréhension

 

192.            J'ai déjà exprimé l'avis dans les présents motifs qu'en l'absence d'un système de tests les juges doivent décider eux‑mêmes de leur niveau de compréhension, et ce, de la manière la plus objective possible et avec autant de bonne foi que possible. Une telle décision peut évidemment être contestée, mais, je le répète, seulement si l'on produit des éléments de preuve à l'appui. Il résulte également de mes observations quant à l'engagement du Canada à l'égard du principe de la dualité linguistique que les juges doivent, chaque fois qu'ils s'évaluent, appliquer une norme plus sévère qui tienne compte de l'évolution des attentes de la collectivité. C'est le seul moyen par lequel on puisse réellement donner effet au principe de développement qui se dégage de l'art. 16. Le moment viendra, par exemple, où, par suite des mesures prises pour rendre les tribunaux fédéraux plus bilingues, le public s'attendra à avoir accès à une cour compétente dans les deux langues officielles. Ces attentes seraient alors non seulement légitimes, mais elles feraient aussi l'objet d'une protection constitutionnelle en vertu des art. 16 et 19.

 

11. Décision

 

193.            Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens. Voici ma réponse à la question constitutionnelle:

 

Question:  Le paragraphe 19(2) de la Charte canadienne des droits et libertés  confère‑t‑il à une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau‑Brunswick le droit d'être entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure de comprendre les procédures, la preuve et les plaidoiries, écrites et orales, indépendamment de la langue officielle utilisée par les parties?

 

Réponse:   Oui.

 

                   Pourvoi rejeté avec dépens.

 

                   Procureurs des appelantes: Charest, Bourque & Cyr, Edmundston.

 

                   Procureurs de l'intimée: Duffie, Friel & Godbout, Grand‑Sault.

 

                   Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Roger Tassé, Ottawa.

 

                   Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Gordon F. Gregory, Fredericton.

 

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