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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : 407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites), 2015 CSC 52, [2015] 3 R.C.S. 397

Date : 20151113

Dossier : 35696

 

Entre :

407 ETR Concession Company Limited

Appelante

et

Surintendant des faillites

Intimé

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Michael Dow, Gwendolyn Miron et Peter Teolis

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 33)

Le juge Gascon (avec l’accord des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 34 à 41)

La juge Côté (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

 

 

 

 


407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites), 2015 CSC 52, [2015] 3 R.C.S. 397

407 ETR Concession Company Limited                                                      Appelante

c.

Surintendant des faillites                                                                                     Intimé

et

Procureur général de l’Ontario,

procureure générale du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

Michael Dow, Gwendolyn Miron et Peter Teolis                                     Intervenants

Répertorié : 407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites)

2015 CSC 52

No du greffe : 35696.

2015 : 15 janvier; 2015 : 13 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Partage des compétences — Prépondérance fédérale — Faillite et insolvabilité — Propriété et droits civils — Dette de péage routier envers un créancier constituant une réclamation prouvable lors de la faillite du débiteur — Libération absolue de faillite accordée au débiteur — Loi fédérale sur la faillite prévoyant qu’à sa libération, le débiteur est libéré de toutes réclamations prouvables en matière de faillite — La loi provinciale prévoyant le maintien de la suspension du permis de conduire du débiteur jusqu’à ce qu’il acquitte la dette de péage est‑elle inopérante du point de vue constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale? — Analyse permettant de déterminer s’il existe un conflit d’application — La loi fédérale et la loi provinciale peuvent‑elles coexister sans conflit? — L’application de la loi provinciale entrave‑t‑elle la réalisation de l’objet de la loi fédérale? — Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 178(2)  — Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28, art. 22(1), (4).

                    L’autoroute 407 de l’Ontario est une autoroute privée ouverte au public qui est exploitée par 407 ETR Concession Company Limited (« ETR »). La Loi de 1998 sur l’autoroute 407 (« Loi 407 ») en régit l’exploitation et habilite ETR à recouvrer le paiement des péages. Si une personne n’acquitte pas une dette de péage, le par. 22(1) de la Loi 407 permet à ETR d’en aviser le registrateur des véhicules automobiles. Dès qu’il reçoit cet avis, le registrateur doit, aux termes du par. 22(4), refuser de délivrer ou de renouveler le certificat d’immatriculation de véhicule du débiteur jusqu’à ce qu’il soit avisé par ETR du paiement de la dette et des frais, droits et intérêts y afférents.

                    Comme M n’a pas payé sa dette de péage, ETR en a avisé le registrateur, qui a refusé de renouveler les certificats d’immatriculation de M. M a obtenu une libération de faillite. Il a affirmé dans son bilan qu’ETR était une créancière non garantie. Selon le par. 178(2)  de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité  (« LFI  »), la libération de faillite libère un débiteur des réclamations prouvables en matière de faillite. M a demandé une ordonnance déclarant que sa libération l’avait libéré de sa dette de péage, ainsi qu’une ordonnance enjoignant au ministère des Transports de lui délivrer ses certificats d’immatriculation. Le juge de première instance a conclu que le par. 22(4) de la Loi 407 n’entrait pas en conflit avec la LFI et qu’en l’absence d’un conflit, il n’était pas compétent pour ordonner le rétablissement des certificats d’immatriculation de véhicule de M. M a réglé son différend avec ETR, mais le surintendant des faillites a formé un appel. Appliquant la doctrine de la prépondérance fédérale, la Cour d’appel a déclaré le par. 22(4) inopérant dans la mesure où il entrait en conflit avec l’objectif de la LFI de permettre au failli libéré de prendre un nouveau départ.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté. Le paragraphe 22(4) de la Loi 407 est inopérant du point de vue constitutionnel dans la mesure où il est utilisé pour recouvrer une réclamation prouvable dont le débiteur a été libéré en application du par. 178(2)  de la LFI .

                    Les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon : L’arrêt connexe Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327,  contient une analyse complète des principes de la doctrine de la prépondérance fédérale ainsi que des objectifs et des dispositions applicables de la LFI . Tout comme dans le pourvoi connexe, il n’y a aucun désaccord en l’espèce au sujet de la validité de la loi provinciale et de la loi fédérale indépendamment l’une de l’autre. L’article 22 de la Loi 407 et l’art. 178  de la LFI  ont été validement adoptés par leurs ordres de gouvernement respectifs. La seule question soumise à la Cour est de savoir si leur application concurrente engendre un conflit.

                    Le volet relatif au conflit d’application de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance exige que l’on détermine s’il est possible d’appliquer la loi provinciale tout en se conformant à la loi fédérale. En l’espèce, le par. 22(4) de la Loi 407 a pour objet et pour effet de permettre à un créancier, ETR, de contraindre le débiteur à payer une dette de péage qui, dans le contexte du présent pourvoi, constitue une réclamation prouvable en matière de faillite. Selon le par. 178(2)  de la LFI , les créanciers ne peuvent plus exiger le paiement de leurs réclamations prouvables quand le failli a été libéré. ETR est visée par une interdiction claire au par. 178(2). Puisque le par. 22(4) met à la disposition du créancier un mécanisme administratif de recouvrement, il est impossible pour ETR d’exercer ce recours tout en se conformant au par. 178(2). La créance de péage d’ETR ne fait pas partie des exceptions énumérées au par. 178(1), et la responsabilité financière du débiteur qui en découle ne peut survivre à la libération de ce dernier. Par conséquent, la Loi 407 dit « oui » à l’exécution d’une réclamation prouvable, alors que le par. 178(2)  de la LFI  dit « non ». Les deux lois ne peuvent agir concurremment ou coexister sans conflit. L’incompatibilité est claire et précise. Une loi permet ce que l’autre interdit expressément. Ce conflit d’application est contraire à la doctrine de la prépondérance fédérale.

                    Le libellé du par. 22(1) de la Loi 407 ne laisse pas une possibilité qu’il n’y ait pas de conflit d’application. Dès qu’il est avisé, le registrateur n’a d’autre choix que de refuser de valider les certificats d’immatriculation de véhicule du débiteur et n’a plus le pouvoir discrétionnaire de mettre fin à la procédure de recouvrement. Il n’est pas valable de prétendre que, pour annuler l’existence d’un conflit d’application en l’espèce, le débiteur peut renoncer au droit que lui confère la LFI  en payant la dette dont il a été libéré ou en acceptant le mécanisme de recouvrement de créances et en renonçant à son droit à un certificat d’immatriculation. Il s’agirait d’un cas de respect simple d’une des lois, où un des acteurs en cause renonce à l’application de l’autre loi.

                    L’application du par. 22(4) entrave aussi la réalisation de l’objectif du Parlement de donner aux faillis libérés la possibilité de se réhabiliter financièrement. Alors que le par. 178(2) vise à délester pour toujours le débiteur du fardeau de l’endettement antérieur à la faillite, le par. 22(4) permet à ETR de continuer d’accabler le failli libéré jusqu’à ce qu’il rembourse entièrement la dette. Si le Parlement avait voulu soustraire la créance de péage d’ETR au processus de faillite et aux effets d’une libération, il l’aurait fait expressément au par. 178(1). Il ne l’a pas fait.

                    La juge en chef McLachlin et la juge Côté : Le paragraphe 22(1) de la Loi 407 autorise l’Ontario à faire indirectement ce que le par. 178(2)  de la LFI  lui interdit implicitement de faire. Cet article 22 entrave la réalisation de l’objet fédéral relatif à la réhabilitation financière que vise le par. 178(2), et cela suffit pour que s’applique la doctrine de la prépondérance fédérale. Toutefois, il n’existe pas de conflit opérationnel. La norme applicable est celle de l’impossibilité de se conformer aux deux textes de loi en raison d’un conflit exprès. En l’espèce, il est possible de se conformer au par. 22(1) sans enfreindre l’exigence littérale du par. 178(2). Les deux lois diffèrent de par leur contenu et par les recours qu’elles offrent. Elles peuvent coexister sans conflit opérationnel même s’il y a entrave à un objectif fédéral. Si un débiteur choisit de ne pas conduire, la province ne peut recouvrer sa créance. Si 407 ETR choisit de ne pas aviser le registrateur, le par. 22(4) ne s’applique pas. Le respect des deux textes de loi n’est pas impossible.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

                    Arrêts mentionnés : Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; 407 ETR Concession Co. c. Ontario (Registrar of Motor Vehicles) (2005), 82 O.R. (3d) 703; Schreyer c. Schreyer, 2011 CSC 35, [2011] 2 R.C.S. 605; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161.

Citée par la juge Côté

                    Arrêt mentionné : Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327.

Lois et règlements cités

Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8, art. 51.

Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28, art. 1 « propriétaire », 13(3), 15(1), 16(1), 22.

Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 178 .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Simmons et Pepall), 2013 ONCA 769, 314 O.A.C. 152, 118 O.R. (3d) 161, 369 D.L.R. (4th) 385, 7 C.B.R. (6th) 167, 53 M.V.R. (6th) 169, [2013] O.J. No. 5837 (QL), 2013 CarswellOnt 17670 (WL Can.), qui a annulé la décision du juge Newbould, 2011 ONSC 6310, 30 M.V.R. (6th) 137, [2011] O.J. No. 6476 (QL), 2011 CarswellOnt 15701 (WL Can.), et rétabli l’ordonnance initiale du registraire des faillites. Pourvoi rejeté.

                    J. Thomas Curry, Andrew Parley, Jon Laxer et Gregory William MacKenzie, pour l’appelante.

                    Peter Southey et Michael Lema, pour l’intimé.

                    Josh Hunter et Daniel Huffaker, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Alain Gingras, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Richard M. Butler, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Thomson Irvine, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Lillian Riczu, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    David Thompson et Matthew G. Moloci, pour les intervenants Michael Dow, Gwendolyn Miron et Peter Teolis.

                    Version française du jugement des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par

                    Le juge Gascon —

I.              Introduction

[1]                              À l’instar du dossier connexe Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, le présent pourvoi concerne un conflit allégué entre deux lois fédérale et provinciale qui se chevauchent. La question en litige est de savoir si la Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28 (« Loi 407 »), de l’Ontario, qui instaure un mécanisme de recouvrement de créances en faveur du propriétaire et exploitant privé d’une autoroute à péage ouverte au public, entre en conflit avec la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3  (« LFI  »), laquelle précise qu’un failli libéré l’est à l’égard de toute réclamation prouvable.

[2]                              Pour les motifs qui suivent, j’estime que, tout comme dans l’affaire connexe, la loi provinciale entre en conflit avec la LFI . Elle contrevient donc à la doctrine de la prépondérance fédérale et est inopérante dans la mesure du conflit.

II.           Faits

[3]                              L’autoroute 407 est une autoroute privée ouverte au public. Privatisée en 1999, elle est exploitée par 407 ETR Concession Company Limited (« ETR »). Son exploitation est régie par la Loi 407. Bien que l’autoroute 407 soit une voie à péage, son utilisation ne fait l’objet d’aucune restriction. ETR ne peut empêcher qui que ce soit d’y avoir accès. Un système électronique lit les plaques d’immatriculation aux entrées et aux sorties de l’autoroute. Les utilisateurs de l’autoroute peuvent également louer un appareil à péage, qui est fixé au véhicule et lu au lieu de la plaque d’immatriculation. Ce système électronique enregistre tous les déplacements faits sur l’autoroute. Le montant du péage est alors calculé. Une facture indiquant la somme à payer est envoyée à la personne au nom de qui sont délivrées les plaques d’immatriculation du véhicule ou au locataire de l’appareil à péage si un tel appareil est fixé au véhicule.

[4]                              La Loi 407 désigne ETR comme le « propriétaire » (art. 1) et habilite ETR à fixer, à percevoir et à recouvrer le paiement des péages, des frais d’administration et des intérêts. Ce processus s’amorce lorsqu’ETR envoie une facture indiquant la somme due. La somme devient payable le jour où la facture est envoyée par la poste, livrée à la personne ou envoyée par toute autre méthode prescrite : par. 15(1). Si une personne ne rembourse pas la dette de péage dans les 35 jours qui suivent, ETR peut lui envoyer un avis de défaut de paiement : par. 16(1). Si le débiteur n’acquitte pas la dette dans les 90 jours de la réception de cet avis, le par. 22(1) permet à ETR d’en aviser le registrateur des véhicules automobiles (« registrateur ») :

                        22. (1) Si un péage et les frais, droits et intérêts y afférents ne sont pas payés dans les 90 jours de la réception d’un avis de défaut de paiement prévu à l’article 16 par une personne, le propriétaire peut aviser le registrateur des véhicules automobiles de ce défaut de paiement.

[5]                              Dès qu’il reçoit cet avis, le registrateur doit (obligation exprimée par l’auxiliaire « shall » dans la version anglaise et par l’indicatif présent dans la version française) refuser de délivrer ou de renouveler le certificat d’immatriculation de véhicule du débiteur. Le débiteur ne peut donc plus faire enregistrer un véhicule à son nom. Le registrateur n’a aucun pouvoir discrétionnaire à cet égard :

                        22. . . .

                        (4) S’il reçoit l’avis prévu au paragraphe (1), le registrateur des véhicules automobiles, à la prochaine occasion, refuse de valider le certificat d’immatriculation de véhicule délivré à la personne qui a reçu l’avis de défaut de paiement prévu à l’article 16 et refuse de lui délivrer un certificat d’immatriculation de véhicule.

[6]                              Cette disposition produit ses effets jusqu’à ce que le registrateur soit avisé du paiement de la dette et des frais, droits et intérêts y afférents. Dès le paiement, ETR doit en aviser le registrateur :

                        22. . . .

                        (6) Si un avis a été donné au registrateur des véhicules automobiles en vertu du paragraphe (1) et que le péage et les frais, droits et intérêts y afférents sont payés par la suite, le propriétaire avise immédiatement le registrateur de ce paiement.

                        (7) S’il est avisé par le propriétaire que le péage et les frais, droits et intérêts ont été payés ou qu’il est avisé par l’arbitre des différends que la personne n’est pas redevable du paiement de ceux‑ci, le registrateur des véhicules automobiles :

a)      valide tout certificat d’immatriculation de véhicule qu’il a refusé de valider aux termes du paragraphe (4);

b)      délivre un certificat d’immatriculation de véhicule à une personne si celui‑ci lui a été refusé aux termes du paragraphe (4).

[7]                              Matthew David Moore conduisait deux voitures, une Pontiac 1993 et une Mercedes‑Benz 2002, toutes deux enregistrées à son nom. Il a conduit 1 973 fois sur l’autoroute 407 entre août 1998 et mars 2007. Il a accumulé ainsi une dette de péage de 34 977,06 $. En mars 2005 et plus tard, en décembre 2006, ETR a avisé le registrateur que M. Moore n’avait pas payé la dette de péage relative à ses nombreux déplacements sur l’autoroute 407 au volant de la Mercedes‑Benz et de la Pontiac. À l’expiration du certificat d’enregistrement de la Mercedes‑Benz, le registrateur a refusé de renouveler les plaques d’immatriculation de M. Moore. Ce dernier a néanmoins continué de conduire cette voiture sur l’autoroute 407 pendant 18 mois sans posséder de plaques d’immatriculation valides, contrevenant ainsi à l’art. 51 du Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8.

[8]                              Le 10 novembre 2007, M. Moore a fait cession de ses biens. Il a affirmé dans son bilan qu’ETR était une créancière non garantie. Bien qu’ETR ait été avisée de la cession de biens de M. Moore, elle n’a pas produit de preuve de réclamation et a décidé de ne pas participer à la procédure de faillite. Le 1er février 2011, M. Moore a obtenu une libération de faillite conditionnelle au paiement d’une somme de 1 210 $. Par suite du paiement de cette somme, il a obtenu une libération absolue le 21 juin 2011.

[9]                              Plus tard, M. Moore a demandé par requête au registraire en matière de faillite de rendre une ordonnance déclarant qu’il avait été libéré, en tant que failli, de la réclamation d’ETR et enjoignant au ministère des Transports de lui délivrer un certificat d’immatriculation sur paiement des droits habituels. L’ordonnance a été accordée, mais elle a été ensuite annulée avant que la Cour supérieure de justice instruise l’affaire de novo. À l’audience devant la Cour supérieure de justice, M. Moore a prétendu qu’ETR ne pouvait s’appuyer sur le par. 22(4) de la Loi 407 pour percevoir la dette de péage et le contraindre à la payer, parce qu’il en avait été libéré en application de l’art. 178  de la LFI . Il a soutenu que le par. 22(4) entrait en conflit avec l’art. 178 et contrevenait à la doctrine de la prépondérance fédérale, de sorte que la disposition fédérale en matière de faillite devrait primer sur la Loi 407. Il a demandé une ordonnance déclarant qu’il avait été libéré de sa dette par une ordonnance de libération de faillite et enjoignant au ministère des Transports de lui délivrer ses certificats d’immatriculation de véhicule.

III.        Historique judiciaire

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2011 ONSC 6310, 30 M.V.R. (6th) 137

[10]                          Le juge Newbould a indiqué qu’un conflit d’application survient lorsque [traduction] « le respect de la législation provinciale [est] impossible soit parce que cette dernière entre directement en conflit avec une disposition expresse de la LFI , soit parce qu’elle a pour objet ou pour effet de modifier l’ordre de priorités ou qu’elle modifie le régime de partage prévu par la LFI  en cas de faillite » (par. 12). Selon le juge Newbould, le par. 22(4) fait partie du « processus de perception et de recouvrement des péages et autres frais » (par. 14). Son objet, de l’avis du juge, « est la perception d’une créance » (ibid.).

[11]                          Le juge a affirmé que [traduction] « l’objectif premier » de la faillite est le « partage équitable des biens d’un débiteur failli entre les créanciers de l’actif » (par. 20). Il a ensuite signalé que le par. 178(2)  de la LFI  n’éteint pas des dettes; il ne fait que libérer le failli de toute réclamation prouvable (par. 16 et 24). Toujours selon le juge, le certificat d’immatriculation d’un véhicule n’appartient pas au débiteur; c’est plutôt un « privilège accordé par un organisme gouvernemental et il n’est pas touché par la faillite » (par. 21). Contrairement à la saisie‑arrêt ou à l’exécution, la suspension d’un certificat d’immatriculation du conducteur « ne peut en aucune façon être considérée comme une étape de la saisie des biens d’un failli » (par. 25). Le juge Newbould a conclu que le par. 22(4) n’entrait pas en conflit avec la LFI , car il n’influait pas sur le partage équitable des biens d’un failli (par. 22 et 24). Enfin, tout en reconnaissant brièvement que la LFI  vise aussi à permettre la réhabilitation financière des faillis, le juge a conclu qu’en l’absence d’un conflit, il n’était pas compétent pour ordonner le rétablissement des certificats d’immatriculation de véhicule de M. Moore (par. 34‑35).

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2013 ONCA 769, 118 O.R. (3d) 161

[12]                          Ayant réglé son différend avec ETR, M. Moore n’a pas interjeté appel de l’ordonnance. C’est le surintendant des faillites qui a formé un appel, soucieux qu’il était de l’effet de l’ordonnance de la Cour supérieure de justice sur le régime de faillite. Il a plaidé que le par. 22(4) de la Loi 407 entrait en conflit avec l’application du par. 178(2) de la LFI et qu’il entravait la réalisation des objectifs de la faillite.

[13]                          Dans un arrêt unanime de la Cour d’appel, la juge Pepall a relevé que le juge des requêtes ne s’était pas demandé si le par. 22(4) entravait la réalisation de l’objectif de réhabilitation visé par la LFI  ou donnait lieu à un traitement inégal des créanciers (par. 13 et 45). Selon elle, la LFI  favorise l’atteinte de deux objectifs distincts : le partage équitable des biens et la réhabilitation financière du failli (par. 29). Elle a également cerné deux types de conflit de lois : le conflit d’application et l’entrave à la réalisation de l’objectif (par. 60). Elle a indiqué que le par. 22(4) a pour objet et pour effet de contraindre le débiteur à payer une dette et que la réclamation d’ETR était prouvable en matière de faillite (par. 26 et 84).

[14]                          La juge Pepall a conclu à l’absence de conflit d’application. Suivant une [traduction] « interprétation stricte » du premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, elle s’est dite d’avis que le débiteur peut choisir de ne pas demander un certificat d’immatriculation de véhicule tandis qu’ETR peut refuser d’exercer le recours prévu à l’art. 22 de la Loi 407 (par. 86, 90 et 92‑93). Elle a toutefois jugé que le par. 22(4) entravait la réalisation de l’objectif de réhabilitation visé par la LFI . L’objectif de la faillite est de donner au débiteur la « faculté de repartir à neuf sans être entravé par son endettement antérieur » (par. 99). Puisque la loi provinciale avait pour objet et pour effet le recouvrement des créances (par. 108), et que le refus de délivrer un certificat d’immatriculation de véhicule peut causer de grandes difficultés à un failli libéré, la Cour d’appel a conclu que le par. 22(4) était incompatible avec l’objectif de réhabilitation financière visé par la LFI  (par. 113 et 115‑116). Compte tenu de cette conclusion, la Cour d’appel s’est abstenue d’aborder la question de savoir si la loi provinciale faisait également obstacle à l’intention du Parlement de traiter équitablement tous les créanciers non garantis (par. 117). Comme le débiteur était libéré de la créance d’ETR, la Cour d’appel a ordonné au ministre des Transports de délivrer des plaques d’immatriculation à M. Moore contre paiement des droits applicables. Elle a déclaré le par. 22(4) inopérant dans la mesure où il entrait en conflit avec l’objectif visant à permettre au failli libéré de prendre un nouveau départ (par. 118).

IV.        Question en litige

[15]                          La Juge en chef a formulé la question constitutionnelle suivante :

                    Le paragraphe 22(4) de la Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28, est‑il inopérant sur le plan constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, eu égard à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3 ?

V.           Analyse

[16]                          Dans l’arrêt connexe, je traite en détail des principes de la doctrine de la prépondérance fédérale ainsi que les objectifs et les dispositions applicables de la LFI . Tout comme dans le pourvoi connexe, il n’y a aucun désaccord en l’espèce au sujet de la validité de la loi provinciale et de la loi fédérale indépendamment l’une de l’autre. L’article 22 de la Loi 407 et l’art. 178  de la LFI  ont été validement adoptés par leurs ordres de gouvernement respectifs. La seule question soumise à la Cour est de savoir si leur application concurrente engendre un conflit. Partant de mes commentaires dans l’arrêt connexe, je n’ai qu’à examiner le par. 22(4) de la Loi 407 et à déterminer son sens véritable et son effet réel dans le contexte de la faillite avant d’appliquer la doctrine de la prépondérance.

A.           La Loi 407

[17]                          Il ne fait aucun doute que la Loi 407 crée essentiellement un mécanisme de recouvrement de créances. Tel était l’objectif législatif cerné par le juge des requêtes et la Cour d’appel. Le paragraphe 13(3) de cette loi est également sans équivoque :

                        13. . . .

                        (3) Les articles 16 à 25 s’appliquent au recouvrement et à la perception des péages et des frais, droits et intérêts y afférents qui sont exigibles, aux termes de la présente loi, d’une personne visée au paragraphe (1), sauf si :

a)      d’une part, la personne est redevable du paiement de tels péages, frais, droits et intérêts aux termes de l’alinéa (1) b);

b)      d’autre part, l’appareil à péage qui était fixé au véhicule en question a été obtenu sans fournir de renseignements identifiant la partie relative à la plaque d’un certificat d’immatriculation de véhicule.

[18]                          Dans 407 ETR Concession Co. c. Ontario (Registrar of Motor Vehicles) (2005), 82 O.R. (3d) 703 (C.S.J.), la Cour divisionnaire de l’Ontario a analysé en détail la Loi 407 et exposé son objet ainsi que la nature du processus qu’elle établit :

                        [traduction] Comme je l’ai dit précédemment, la Loi avait pour objectifs de privatiser l’exploitation de l’autoroute 407 et, comme cette voie est accessible à tous, de fournir au propriétaire un moyen efficace de percevoir le péage. Le législateur a reconnu que le refus de délivrer des plaques d’immatriculation est une caractéristique nécessaire d’une autoroute à péage accessible à tous vu le nombre exceptionnellement élevé de transactions, les faibles soldes et le coût des autres modes de perception de créance. . .

. . .

                        Les articles 16 à 25 de la Loi décrivent le processus par lequel les péages et les autres frais sont perçus et recouvrés. [Je souligne; par. 27 et 29.]

[19]                          L’appelante concède que le par. 22(4) prévoit un mécanisme de perception et de recouvrement de créances. L’appelante ne conteste pas non plus que, dans le contexte du présent pourvoi, la dette de péage en cours de recouvrement est une réclamation prouvable en matière de faillite. L’appelante plaide toutefois que la Cour d’appel a commis une erreur dans son analyse relative à l’objet de l’art. 22 et au bien‑fondé du partenariat public‑privé mis en œuvre par cette disposition. Elle affirme que l’objet de la loi provinciale et, partant, le bien‑fondé du partenariat public‑privé, ne sont pas pertinents pour l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, qui est axée sur l’application de la loi provinciale. À son avis, l’objectif provincial n’est pertinent qu’au stade de l’analyse relative au partage des compétences.

[20]                          Je ne suis pas d’accord avec les affirmations de l’appelante. Dans l’arrêt connexe, j’explique que, même si la doctrine de la prépondérance s’attache à l’effet de la loi provinciale, on ne saurait négliger son objet. Il fait partie de l’exercice d’interprétation qui permet d’apprécier l’effet réel de la loi provinciale. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la Cour d’appel ait estimé [traduction] « insuffisant » le « bien‑fondé » en soi du partenariat public‑privé. La Cour d’appel a simplement dit que l’« intervention d’un acteur commercial privé dans une entreprise publique‑privée est insuffisante [. . .] pour écarter l’incompatibilité évidente avec [. . .] la LFI  » (par. 111 (je souligne)). ETR a soutenu devant la Cour d’appel que le mécanisme de recouvrement servait l’intérêt public en ce sens qu’il assurait le succès de l’exploitation de l’autoroute dans un partenariat public‑privé. La Cour d’appel a répondu à cet argument en statuant que le par. 22(4) avait pour objet et pour effet de contraindre le débiteur à payer ses dettes de péage (par. 108). Elle a rejeté l’argument de l’appelante selon lequel l’existence du partenariat public‑privé et la possibilité qu’il favorise l’intérêt public puissent en quelque sorte effacer le conflit engendré par l’effet réel du mécanisme. C’est dans ce sens que le partenariat public‑privé était « insuffisan[t] [. . .] pour écarter l’incompatibilité évidente » entre le régime provincial et la LFI .

[21]                          En conséquence, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le par. 22(4) de la Loi 407 a pour objet et pour effet de permettre à un créancier, ETR, de contraindre le débiteur à payer une dette de péage qui, dans le contexte du présent pourvoi, constitue une réclamation prouvable en matière de faillite. Il reste à décider si ce mécanisme de recouvrement est contraire au par. 178(2)  de la LFI .

B.            Conflit d’application

[22]                          Dans l’arrêt connexe, j’indique ce que je considère être un énoncé correct du volet « conflit d’application » de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance : est‑il possible pour une personne de se conformer à la loi provinciale sans déroger à la loi fédérale? En l’espèce, la Cour d’appel a jugé qu’il n’y avait aucun conflit d’application. Selon elle, le débiteur n’était pas tenu de payer sa dette de péage et pouvait renoncer à son certificat d’immatriculation de véhicule (par. 86), tandis qu’ETR pouvait se conformer aux deux lois en refusant d’exercer le recours que lui accordait l’art. 22 de la Loi 407 (par. 90). Même si la Cour d’appel a reconnu qu’en ce qui a trait au recouvrement d’une créance auprès d’un failli libéré, la LFI  disait « non » alors que la Loi 407 disait « oui » (par. 91), elle a néanmoins conclu, suivant une interprétation stricte de ce volet de l’analyse, à l’absence de conflit d’application.

[23]                          L’appelante ne conteste pas ce point devant nous, étant d’accord avec la Cour d’appel sur l’absence de conflit d’application. L’intimé se dit d’avis qu’il existe un tel conflit, puisque le par. 178(2)  de la LFI  interdit au créancier d’exiger le paiement des réclamations prouvables après la libération du failli, tandis que le par. 22(4) de la Loi 407 permet à ETR d’exiger le paiement de sa réclamation prouvable malgré la libération. Dans ses motifs concordants, ma collègue la juge Côté se dit d’accord avec la Cour d’appel et l’appelante. Dans le pourvoi connexe, j’explique pourquoi je suis en désaccord avec sa compréhension du premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance dans une situation comme celle en l’espèce.

[24]                          À mon avis, l’intimé a raison sur la question du conflit d’application. Selon le par. 178(2)  de la LFI , les créanciers ne peuvent plus exiger le paiement de leurs réclamations prouvables quand le failli a été libéré : Schreyer c. Schreyer, 2011 CSC 35, [2011] 2 R.C.S. 605, par. 21. Comme je l’indique dans le pourvoi connexe, nul ne conteste qu’une ordonnance de libération rendue aux termes de l’art. 178  de la LFI  libère un débiteur et empêche les créanciers d’exécuter leurs réclamations prouvables en matière de faillite. Ils sont réputés renoncer à leur droit d’exiger le paiement de ces réclamations, tant en matière civile qu’en matière administrative. En l’espèce, ETR, le créancier, est visée par une interdiction claire au par. 178(2)  de la LFI . Elle ne peut exiger le paiement de sa réclamation prouvable dont le failli a été libéré par une ordonnance de libération. Puisque le mécanisme de perception qu’établit le par. 22(4) met à la disposition du créancier un mécanisme administratif de recouvrement, il est impossible pour ETR d’exercer ce recours tout en se conformant au par. 178(2) : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 72; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, par. 46. En effet, la créance de péage d’ETR ne fait pas partie des exceptions énumérées au par. 178(1), et la responsabilité financière du débiteur qui en découle ne peut survivre à la libération de ce dernier. Par conséquent, la Loi 407 dit « oui » à l’exécution d’une réclamation prouvable alors que le par. 178(2)  de la LFI  dit « non », si bien que l’application de la loi provinciale exclut toute possibilité de respecter la loi fédérale.

[25]                          Autrement dit, alors que le régime provincial fait en sorte que l’obligation du débiteur survit à sa libération, la loi fédérale le libère expressément de cette même obligation. Les deux lois ne peuvent « agir concurremment » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 72) ou « coexister sans conflit » (Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53, par. 76); un débiteur ne peut être tenu responsable d’une dette selon la loi provinciale alors qu’il a été libéré de cette même responsabilité suivant la loi fédérale : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 82; M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961, par. 41; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 191. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec ma collègue pour dire que ce conflit est « indirect » ou qu’il concerne une mesure simplement interdite « implicitement » par le par. 178(2)  de la LFI  (Moloney, par. 92), ou que j’ai recours à une interprétation large de ce paragraphe pour conclure à l’existence d’un conflit d’application (par. 36). La loi fédérale interdit le recouvrement de la créance; la loi provinciale le permet. L’incompatibilité est claire et précise. Une loi permet ce que l’autre interdit précisément.

[26]                          À cet égard, je ne crois pas, contrairement à ma collègue, que le libellé du par. 22(1) laisse une possibilité qu’il n’y ait pas de conflit d’application (par. 39). Dès que le registrateur est avisé par ETR, comme il l’a été d’après les faits de l’espèce, l’obligation exprimée au par. 22(4) (par l’auxiliaire « shall » dans la version anglaise et par l’indicatif présent dans la version française) fait en sorte que le registrateur n’a d’autre choix que de refuser de valider les certificats d’immatriculation de véhicule du débiteur. À compter de ce moment, le registrateur n’a plus le pouvoir discrétionnaire de mettre fin à la procédure de recouvrement, par exemple après la libération de faillite du débiteur. Il n’est tenu de rétablir les certificats d’immatriculation du débiteur que s’il est avisé que la dette est payée : par. 22(6) et 22(7). Prétendre qu’il demeure possible pour une personne de se conformer aux deux lois si ETR s’abstient d’exercer le recours que lui offre l’art. 22 de la Loi 407 reviendrait à fermer les yeux sur la réalité factuelle de la présente affaire, réalité sur laquelle s’appuyaient les arguments des parties. En outre, comme je l’explique dans le pourvoi connexe, prétendre qu’un conflit d’application peut être évité dans les cas où la loi provinciale n’est pas appliquée crée un raisonnement circulaire qui écarte un élément clé de l’examen de l’un ou l’autre des deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, soit l’existence de deux lois valides qui coexistent. De même, comme dans le pourvoi connexe, il n’est pas valable selon moi de prétendre que, pour nier l’existence d’un conflit d’application en l’espèce, le débiteur peut renoncer au droit que lui confère la LFI  en payant la dette dont il a été libéré ou en acceptant le mécanisme de recouvrement de créances de la Loi 407 et en renonçant à son droit à un certificat d’immatriculation. Si tel était le cas, il ne s’agirait plus d’une situation où il est possible de se conformer aux deux lois. Il s’agirait plutôt d’un cas de « simple » respect d’une des lois, où un des acteurs en cause renonce à l’application de l’autre loi. Lorsque les deux lois coexistent, ETR ne peut respecter les deux lois en même temps, et la loi provinciale prive le débiteur de l’avantage que procure la loi fédérale.

[27]                          Je conclus en conséquence que l’application du par. 22(4) qui permet le recouvrement d’une dette dont le failli a été libéré entre en conflit avec le par. 178(2)  de la LFI . L’article 178 constitue un code complet en ce qu’il précise les dettes dont le failli est libéré et celles qui subsistent après la libération de faillite. Au paragraphe 22(4), la province crée une nouvelle catégorie de dettes exemptées qui ne sont pas énumérées au par. 178(1). Ce conflit d’application est contraire à la doctrine de la prépondérance fédérale.

C.            Entrave à la réalisation d’un objectif fédéral

a)               Réhabilitation financière

[28]                          Cela dit, j’estime que l’application du par. 22(4) entrave également la réalisation de l’objectif du Parlement de donner aux faillis libérés la possibilité de se réhabiliter financièrement. Dans le pourvoi connexe, j’explique cet objectif de la LFI et son étroite connexité au libellé du par. 178(2), lequel vise précisément à permettre au failli de prendre un nouveau départ. Alors que le par. 178(2) vise à délester pour toujours le débiteur du fardeau de l’endettement antérieur à la faillite, le par. 22(4) permet à ETR de continuer d’accabler le failli libéré jusqu’à ce qu’il rembourse entièrement la dette, comme s’il n’avait jamais été libéré de la faillite.

[29]                          Quand il a fait cession de ses biens, M. Moore devait 34 977,06 $ à ETR. C’était en novembre 2007. Au moment de l’audience devant la Cour supérieure de justice, soit en octobre 2011, la dette avait plus que doublé, atteignant 88 767,83 $. Plus le temps passe, plus le fardeau de la créance d’ETR s’alourdit avec l’accumulation des intérêts. Au début de 2011, les intérêts à eux seuls s’élevaient à presque 1 400 $ par mois. Il s’agit là d’une responsabilité financière écrasante. Pourtant, plus M. Moore tarde à rembourser la dette de péage, plus il risque de ne jamais être en mesure de l’acquitter et de récupérer les certificats d’immatriculation de ses véhicules.

[30]                          Permettre l’application du par. 22(4) malgré la faillite du débiteur et sa libération absolue subséquente impose en fait à ce dernier un fardeau financier sans cesse croissant. Ce fardeau pèse sur le débiteur en dépit de sa libération en tant que failli, même s’il ne pourra vraisemblablement jamais rembourser intégralement sa dette envers ETR. Le débiteur demeurera toujours accablé par une responsabilité financière antérieure à la faillite. Ce résultat va à l’encontre de l’intention du Parlement de donner aux faillis libérés une véritable possibilité de se réhabiliter financièrement et de se libérer ainsi de l’endettement passé.

[31]                          ETR a été avisée de la faillite de M. Moore. Elle a décidé de ne pas participer à la procédure. Elle n’a pas produit de preuve de réclamation et ne s’est pas non plus opposée à la libération de M. Moore. Pour faire valoir sa réclamation prouvable, ETR devait prendre part, comme tout créancier, au processus de faillite. Si le Parlement avait voulu soustraire la créance de péage d’ETR à ce processus et aux effets d’une libération, il l’aurait fait expressément au par. 178(1)  de la LFI . Il ne l’a pas fait. En conséquence, je conclus que, si l’on permet l’application du par. 22(4) aux dettes de péage dont le failli a été libéré, ce paragraphe entrave la réalisation de l’objectif de réhabilitation financière en matière de faillite visé au par. 178(2).

b)         Partage équitable

[32]                          La Cour d’appel n’a pas abordé l’objectif de partage équitable visé par la LFI  (par. 117). L’appelante plaide que la réalisation de cet objectif n’est pas entravée, parce que la loi provinciale n’a aucune incidence sur l’ordre de priorité. Elle ajoute qu’un certificat d’immatriculation de véhicule n’est pas un bien appartenant au failli et qu’il n’est de ce fait pas touché par la faillite. Selon l’intimé toutefois, le par. 22(4) entrave la réalisation de cet objectif de la LFI  car ETR est autorisée à percevoir des biens ou un revenu que ne peuvent obtenir les autres créanciers et à passer outre à la procédure collective unique. Pour les motifs exprimés dans l’arrêt connexe, je ne suis pas convaincu que le par. 178(2) favorise l’atteinte de l’objectif consistant à partager équitablement les biens entre les créanciers, ou que l’application du par. 22(4) entrave la réalisation de cet objectif de la faillite.

VI.        Dispositif

[33]                          J’estime que le par. 22(4) de la Loi 407 est inopérant dans la mesure où il entre en conflit avec le par. 178(2)  de la LFI . ETR ne peut s’appuyer sur le par. 22(4) pour contraindre le failli, en contravention du par. 178(2)  de la LFI , à payer une réclamation prouvable dont il a par ailleurs été libéré. Quoi qu’il en soit, l’application du par. 22(4) entrave la réalisation de l’objectif de réhabilitation financière que vise le par. 178(2). Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens et de répondre comme suit à la question constitutionnelle :

                    Le paragraphe 22(4) de la Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28, est‑il inopérant sur le plan constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance des lois fédérales, eu égard à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3 ?

Réponse : Oui, dans la mesure où il permet à un créancier de recouvrer une réclamation prouvable dont le débiteur a été libéré en application du par. 178(2)  de la LFI .

                    Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et de la juge Côté rendus par

[34]                          La juge Côté — Tout comme dans mon opinion concordante dans l’affaire connexe Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, j’estime qu’il n’existe pas de conflit opérationnel en l’espèce.

[35]                          Mon opinion quant à l’approche à suivre pour le volet « conflit opérationnel » de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale est exposée dans les motifs que j’ai rédigés dans Moloney, et en l’espèce, cette opinion est étayée par l’analyse qu’a faite la juge Pepall au nom de la Cour d’appel de l’Ontario : 2013 ONCA 769, 118 O.R. (3d) 161, par. 67‑93.

[36]                          L’impossibilité de se conformer aux deux lois en raison d’un conflit exprès constitue la norme applicable. Dans l’affaire qui nous occupe, il est possible de se conformer au par. 22(1) de la Loi de 1998 sur l’autoroute 407, L.O. 1998, c. 28 (« Loi 407 »), sans enfreindre l’exigence littérale du par. 178(2)  de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3  (« LFI  »). Se fondant sur l’intention du Parlement de favoriser la réhabilitation financière du failli, mon collègue donne au par. 178(2) de la LFI une interprétation large qui l’amène à conclure à l’existence d’un conflit opérationnel.

[37]                          Tout comme dans Moloney, les deux lois diffèrent de par leur contenu et les recours qu’elles offrent. Ainsi, il ne s’agit pas d’un cas où une loi dit « oui » alors que l’autre dit « non ». Puisque l’une ne permet pas ce que l’autre interdit expressément, il n’existe pas de conflit exprès. Conclure autrement revient à ajouter au texte du par. 178(2)  de la LFI , malgré la possibilité d’une interprétation harmonieuse des deux textes législatifs permettant de conclure qu’ils sont compatibles.

[38]                          Le paragraphe 22(1) de la Loi 407 permet à la province de l’Ontario de refuser la délivrance d’un certificat d’immatriculation parce qu’un failli n’a pas payé une dette dont il a été libéré. Puisque le par. 178(2)  de la LFI  prévoit seulement qu’une ordonnance de libération libère le failli des réclamations prouvables en matière de faillite, les deux lois peuvent coexister simultanément sans conflit.

[39]                          Si un débiteur choisit de ne pas conduire, la province ne peut tout simplement pas recouvrer sa créance. Il en va de même si 407 ETR Concession Company Limited choisit de ne pas aviser le registrateur des véhicules automobiles du défaut de paiement du débiteur; dans ce cas, le par. 22(4) ne s’applique pas. En raison de la façon dont les deux législateurs ont décidé d’exercer leur compétence législative respective, il est évident que le respect des deux textes de loi n’est pas impossible en l’espèce.

[40]                          Cependant, tout comme dans Moloney, le par. 22(1) de la Loi 407 autorise la province à faire indirectement ce que le par. 178(2)  de la LFI  lui interdit implicitement de faire. Le caractère indirect du conflit indique que la question doit être examinée sous le deuxième volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale. Il faut donc trancher le présent pourvoi sur la base d’une analyse de l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral.

[41]                          Pour le reste, je partage l’avis du juge Gascon dans la mesure où il conclut que l’art. 22 de la Loi 407 entrave la réalisation de l’objectif fédéral relatif à la réhabilitation financière que vise le par. 178(2)  de la LFI . Puisque l’entrave à l’atteinte d’un objectif fédéral suffit pour que s’applique la doctrine de la prépondérance fédérale, je n’ai pas à examiner le deuxième motif proposé d’entrave à la réalisation de l’objectif, la distribution équitable des biens. 

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto; 407 ETR Concession Company Limited, Woodbridge.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureure de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs des intervenants Michael Dow, Gwendolyn Miron et Peter Teolis : Scarfone Hawkins, Hamilton.

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