Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

  

 

COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Godbout c. Pagé, 2017 CSC 18, [2017] 1 R.C.S. 283

Appels entendus : 6 octobre 2016

Jugement rendu : 24 mars 2017

Dossiers : 36385, 36388

 

Entre :

 

Thérèse Godbout,

Louis Godbout et Iris Godbout

Appelants

 

et

 

Jean-Maurice Pagé, Anick Dulong,

Moreno Morelli, Martin Lavigne, Jacques Toueg et

Hôpital du Sacré-Coeur de Montréal

Intimés

 

- et -

 

Procureure générale du Québec et

Société de l’assurance automobile du Québec

Intervenantes

 

Et entre :

 

Gilles Gargantiel

Appelant

 

et

 

Procureure générale du Québec

Intimée

 

- et -

 

Société de l’assurance automobile du Québec

Intervenante

 

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 78)

Le juge Wagner (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Brown)

 

Motifs dissidents :

(par. 79 à 160)

La juge Côté

 

 

 


Godbout c. Pagé, 2017 CSC 18, [2017] 1 R.C.S. 283

Thérèse Godbout,

Louis Godbout et Iris Godbout                                                                      Appelants

c.

Jean‑Maurice Pagé, Anick Dulong,

Moreno Morelli, Martin Lavigne, Jacques Toueg et

Hôpital du Sacré‑Cœur de Montréal                                                                 Intimés

et

Procureure générale du Québec et

Société de l’assurance automobile du Québec                                        Intervenantes

‑ et ‑

Gilles Gargantiel                                                                                              Appelant

c.

Procureure générale du Québec                                                                        Intimée

et

Société de l’assurance automobile du Québec                                         Intervenante

Répertorié : Godbout c. Pagé

2017 CSC 18

Nos du greffe : 36385, 36388.

2016 : 6 octobre; 2017 : 24 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Assurances — Assurance automobile — Préjudice corporel — Régime public d’assurance automobile sans égard à la responsabilité — Accident d’automobile ayant causé un préjudice — Victimes ayant subi un préjudice aggravé ou distinct en raison d’une faute subséquente imputable à des tierces parties — Le préjudice corporel subi par les victimes a‑t‑il été « causé dans un accident » au sens de la Loi sur l’assurance automobile? — Type de lien de causalité nécessaire en cas de faute subséquente commise par un tiers — Une poursuite civile contre les tiers en cause est‑elle irrecevable du fait de l’application du régime public d’indemnisation? — Loi sur l’assurance automobile, RLRQ, c. A‑25, art. 1 « accident », « préjudice causé par une automobile », 83.57.

                    TG et GG ont tous deux été victimes d’un accident d’automobile dans lequel ils ont été grièvement blessés. Subséquemment et dans la mesure où les faits allégués sont tenus pour avérés, ils auraient subi un préjudice additionnel en raison de fautes imputables à des tierces parties. Il s’agit, dans le cas de TG, du personnel médical ayant traité ses blessures causées par l’accident, et dans le cas de GG, d’agents de la Sûreté du Québec qui auraient fait preuve de négligence dans la recherche du véhicule accidenté dans lequel il se trouvait. TG et GG ont depuis été indemnisés pour l’ensemble de leurs blessures par la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ ») conformément à la Loi sur l’assurance automobile (« Loi »). Ils cherchent toutefois à entreprendre un recours en dommages‑intérêts contre les tiers en cause pour avoir commis une faute subséquente leur ayant causé un préjudice corporel aggravé ou distinct.

                    Dans le cadre du pourvoi concernant TG, les parties ont soumis conjointement à la Cour supérieure la question de savoir si l’art. 83.57 de la Loi a pour effet de rendre irrecevable un recours civil contre un tiers à l’égard d’une faute commise subséquemment à un accident d’automobile et ayant causé un dommage distinct. La Cour supérieure a conclu qu’un tel recours était recevable à condition de pouvoir faire la démonstration d’une faute et d’un préjudice distincts. La Cour d’appel a accueilli le pourvoi et infirmé le jugement de la Cour supérieure au motif que l’art. 83.57 fait échec à un recours civil contre les tiers en cause.

                    Dans le cadre du pourvoi concernant GG, les tiers en cause ont demandé le rejet de l’action en application du par. 165(4) de l’ancien Code de procédure civile. La Cour supérieure a accueilli la requête et rejeté l’action au motif que la prohibition de tout recours civil édictée par l’art. 83.57 de la Loi s’applique. La Cour d’appel, dans une décision rendue le même jour que celle concernant TG, a rejeté le pourvoi et confirmé le jugement de la Cour supérieure.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Brown : Les pourvois soulèvent la question de savoir si une personne qui a été blessée dans un accident d’automobile et qui est admissible à des indemnités prévues par la Loi, mais dont l’état s’aggrave en raison d’une faute commise par une tierce partie, peut intenter contre cette dernière un recours civil pour être indemnisée du préjudice corporel résultant de cette faute subséquente. La question se pose car suivant la Loi, en cas de préjudice corporel « causé dans un accident », soit « tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile », les indemnités que peut recevoir la victime se limitent exclusivement à celles versées par la SAAQ, et ce, sans égard à la responsabilité de quiconque. Qui plus est, l’art. 83.57 précise que ces indemnités « tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal ».

                    La difficulté que pose l’interprétation du mot « causé » dans le cadre du régime particulier de la Loi tient surtout aux notions de causalité qu’il évoque en droit de la responsabilité civile basée sur le Code civil du Québec. Or, compte tenu du contexte de l’adoption de la Loi et de l’intention du législateur, d’une part, et des principes applicables à l’interprétation de la Loi, d’autre part, le lien de causalité à retenir dans le cadre du régime d’indemnisation prévu par la Loi ne peut être assimilé ou emprunté à celui qui prévaut dans le cadre du régime général de la responsabilité civile : il a un caractère sui generis. Il doit recevoir une interprétation large et libérale, de nature à permettre la réalisation de l’objet de la Loi, tant et aussi longtemps que cette interprétation demeure plausible et logique. Son application demeure principalement une question de logique et de fait, en fonction des circonstances propres à chaque espèce. Le lien de causalité à appliquer dans le contexte de la Loi est certes moins strict qu’en responsabilité civile. Il faut donc éviter d’emprunter à des notions liées à la conception traditionnelle de la causalité, telles que la distinction entre l’occasion et la cause du préjudice. Pour les fins de la Loi, il suffira d’établir un lien suffisamment étroit entre le préjudice corporel et l’accident d’automobile; à l’inverse, un lien fortuit sera insuffisant.

                    La Loi a été adoptée il y a bientôt 40 ans afin de remédier aux graves iniquités que présentait alors l’indemnisation du préjudice corporel causé par une automobile. Il s’agit d’un choix de société qui traduit un compromis social par lequel l’ensemble des automobilistes assument collectivement les conséquences financières des préjudices corporels causés par les accidents d’automobile. Tout recours civil à l’égard de tels préjudices est depuis interdit. Conformément à l’intention du législateur, la victime d’un accident d’automobile qui subit un préjudice corporel à l’occasion de cet accident et d’événements qui s’ensuivent ― qu’il s’agisse par exemple de soins ou traitements prodigués à la suite de l’accident ou de gestes posés par des intervenants de première ligne lors de l’accident (policiers, ambulanciers, etc.) ― n’a pas à chercher un fautif, un coupable ou un responsable à qui imputer l’aggravation ou une partie distincte de son préjudice. L’objectif de la Loi est de permettre à la victime de passer outre à des procédures judiciaires onéreuses et incertaines en vue d’être indemnisée pour l’intégralité de son préjudice.

                    La Loi accorde à tous une immunité civile à l’égard du préjudice causé dans un accident d’automobile et cette immunité s’applique sans exception. Tant qu’il existe un lien plausible, logique et suffisamment étroit entre, d’une part, l’accident d’automobile et les événements qui s’ensuivent (en l’occurrence la faute d’un tiers) et, d’autre part, le préjudice qui en résulte, l’ensemble de ce préjudice sera couvert par la Loi et l’immunité qu’elle confère s’applique. Ainsi, il importe peu que ce préjudice comporte une portion aggravée ou distincte attribuable à des événements qui surviennent dans la foulée de l’accident d’automobile : ces événements seront réputés comme faisant partie de l’accident, et donc de la cause du préjudice dans son intégralité.

                    En l’espèce, le préjudice corporel additionnel subi respectivement par TG et par GG est un préjudice « causé dans un accident » au sens de la Loi. Leur préjudice procède d’une série d’événements liés de façon plausible, logique et suffisamment étroite, et dont le point de départ dans les deux cas est l’accident d’automobile. Le lien de causalité au sens de la Loi est établi, malgré l’absence de concomitance, dans le temps et dans l’espace, entre l’accident et la faute reprochée aux tiers en cause. En conséquence, TG et GG ont droit aux indemnités prévues par cette Loi, mais ils ne peuvent intenter aucun autre recours en responsabilité civile contre les tiers en cause pour obtenir une indemnisation additionnelle ou complémentaire en raison de l’art. 83.57 de la Loi.

                    Enfin, de façon subsidiaire, l’encaissement des indemnités versées par la SAAQ n’écarte pas, en soi, tout droit de réclamer à quiconque des dommages‑intérêts en sus ou en lieu et place de ces indemnités au motif que cela entraîne une présomption de renonciation au droit d’exercer un recours contre un tiers. En droit civil une renonciation est soit expresse soit tacite. De plus, une renonciation est une question hautement factuelle, qui dépend notamment de l’intention de la partie qui renonce. La preuve de cette intention doit être présentée et analysée avant qu’il soit permis de conclure à la renonciation. En l’espèce, cette intention n’a pas été établie, puisqu’aucune audience sur le fond n’a eu lieu, et qu’en conséquence aucune preuve de l’intention de TG ou de GG n’a pu être appréciée.

                    La juge Côté (dissidente) : La Cour d’appel ne pouvait décider si les préjudices allégués par TG et GG en l’espèce constituent des préjudices aggravés plutôt que des préjudices distincts. Un préjudice aggravé et un préjudice distinct causé par une faute subséquente au premier événement constituent des notions bien différentes. Le fait qu’il s’agit en l’espèce de préjudices distincts est admis, de même qu’est admis — pour les besoins des présents pourvois — le fait que les fautes reprochées sont subséquentes aux accidents.

                    Chaque fois qu’il y a un préjudice distinct, le tribunal ne peut conclure à l’irrecevabilité d’un recours sans avoir d’abord déterminé si ce préjudice a été « causé dans un accident ». Le libellé de la Loi et son objet ainsi que le contexte de son adoption et l’intention du législateur appuient la conclusion suivant laquelle il faut déterminer dans chaque cas si la Loi s’applique au préjudice distinct en cause. Une interprétation large et libérale s’impose lorsqu’il s’agit de déterminer si le préjudice corporel a été causé dans un accident. Mais une telle interprétation large et libérale de la Loi ainsi que le caractère sui generis du lien de causalité ne peuvent avoir pour effet de conférer à cette Loi une portée tellement large qu’elle réduirait à néant la question de la causalité. Il est erroné de conclure que le caractère sui generis de la causalité dans le cadre du régime d’indemnisation établi par la Loi implique nécessairement que le lien de causalité initial ne peut jamais être rompu par un fait nouveau causant un préjudice distinct.

                    Aucune interprétation ne saurait être jugée plausible et logique si elle amène à conclure qu’une faute — de nature médicale ou autre — subséquente à l’accident est considérée survenir « dans un accident » du seul fait qu’elle est liée à cet accident. Cette interprétation a pour effet de rattacher des préjudices distincts et subséquents à un accident qui n’a constitué que l’occasion de leur survenance sans en être la cause. Une telle interprétation est irréconciliable avec le libellé de la Loi.

                    Permettre un recours civil contre un tiers ayant commis une faute subséquemment à un accident d’automobile et ayant causé des dommages distincts de ceux causés dans cet accident est la seule façon de véritablement respecter l’intention du législateur, laquelle est exprimée en termes clairs dans le cadre de la Loi. Autrement dit, la prohibition contre les recours civils qu’édicte l’art. 83.57 de la Loi est inapplicable dans de telles circonstances. L’article 83.57 déroge au droit commun de la responsabilité civile, lequel repose sur le principe de la réparation intégrale, et une telle dérogation doit donc être interprétée restrictivement.

                    Dans la Loi, le législateur a défini le préjudice corporel indemnisable comme correspondant à tout préjudice physique ou psychique, y compris le décès, « causé dans un accident », en plus de définir un accident comme « tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile ». S’il avait voulu que la portée du régime d’indemnisation s’étende aux préjudices distincts subis en raison d’un événement subséquent à l’accident (ici la faute subséquente), le législateur se serait exprimé clairement en ce sens et il aurait ainsi étendu l’application de la Loi aux préjudices causés « à la suite d’un accident ». Le libellé de la Loi et le sens commun ne permettent donc pas de soutenir qu’un préjudice distinct causé soit par une faute médicale ou hospitalière subséquente à l’accident, soit par une conduite négligente des policiers subséquemment à l’accident, puisse constituer un préjudice qui a été « causé dans un accident ». Une faute médicale ou hospitalière ou encore une faute policière ne survient pas dans le cadre général de l’usage de l’automobile.

                    Une telle interprétation respecte également la cohérence interne de la Loi, puisqu’elle donne à l’art. 12.1 tout son sens. Cette disposition, qui prévoit la possibilité pour une partie d’intenter un recours civil afin d’être dédommagée d’un préjudice corporel qui n’aurait pas été « causé dans un accident », confirme l’existence du droit d’une victime d’exercer un recours civil contre un tiers pour un préjudice qui n’est pas couvert par la Loi.

                    Ce sont les risques routiers que le législateur a voulu encadrer par un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité de quiconque. Il n’entendait pas créer, — ni n’a créé d’ailleurs — un régime de responsabilité sans égard à la faute en faveur des policiers, des médecins ou d’autres tiers qui commettraient une faute subséquente à un accident d’automobile et causeraient ainsi un préjudice distinct. L’interprétation de la Loi ne devrait donc pas produire un tel résultat. Il appartient au législateur, et non aux tribunaux, d’élargir les risques couverts par la Loi, l’application du régime général de la responsabilité civile ne pouvant être écartée sans une intervention claire du législateur. La portée de l’art. 83.57 de la Loi est donc confinée par la lettre de cette disposition : bien qu’il faille interpréter libéralement la Loi, cela ne devrait pas permettre d’extrapoler et d’étendre l’immunité qu’elle confère à tout ce qui touche de près ou de loin à un accident automobile.

                    Par conséquent, l’art. 83.57 de la Loi ne fait pas échec au recours en dommages‑intérêts. De plus, le fait que des indemnités aient été réclamées à la SAAQ et reçues par les victimes ne saurait être interprété comme une renonciation à tout recours civil. Le concept de renonciation ne trouve aucune application dans le cadre de la Loi. Par l’effet de son art. 83.57, la Loi instaure un régime unique et complet d’indemnisation pour les préjudices qu’elle couvre. C’est le fait qu’un dommage soit qualifié de « préjudice corporel » qui ouvre droit à une indemnité : s’il s’agit d’un préjudice corporel causé dans un accident, alors la Loi s’applique et l’art. 83.57 rend irrecevable tout recours pour ce préjudice devant une juridiction civile. Ainsi, une personne ne possède jamais à la fois le droit d’être indemnisée en vertu de la Loi et celui de poursuivre le présumé responsable de son préjudice devant un tribunal. En somme, il est impossible de renoncer à un droit que l’on ne possède pas.

Jurisprudence

Citée par le juge Wagner

                    Arrêts appliqués : Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136; Productions Pram inc. c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738; arrêts non suivis : Badeaux c. Corp. intermunicipale de transport de la Rive‑sud de Québec, [1986] J.Q. no 473 (QL); Morin c. Québec (Ville de), 2009 QCCS 3202; C.S. c. Québec (Commission des affaires sociales), [1996] AZ‑51214610; Assurance Automobile — 68, [1997] C.A.S. 212; distinction d’avec les arrêts : Law, Union & Rock Insurance Co. c. Moore’s Taxi Ltd., [1960] R.C.S. 80; St‑Jean c. Mercier, C.S.C., no 27515, 15 janvier 2001 (Bulletin des procédures, 19 janvier 2001, p. 94‑95); St‑Jean c. Mercier, [1998] J.Q. no 234 (QL), conf. par [1999] R.J.Q. 1658, conf. par 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Mitchell c. Rahman, 2002 MBCA 19, 163 Man. R. (2d) 87; Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405; arrêts mentionnés : Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477; Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345; R.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2007 QCTAQ 08233, 2007 CanLII 40372; G.P.P. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2004 CanLII 68602; J.W. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 1998 LNQCTAQ 1230 (QL); F.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2008 QCTAQ 10851, 2008 CanLII 64282, conf. par 2009 QCTAQ 09478, 2009 CanLII 54439; D.H. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2011 QCTAQ 4101, 2011 LNQCTAQ 110 (QL); M.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2010 QCTAQ 09161, 2010 CanLII 80613; S.F. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2011 QCTAQ 08760, 2011 CanLII 71337; Québec (Société de l’assurance automobile) c. Viger, [2000] R.J.Q. 2209; Chalifoux c. Québec (Commission des affaires sociales), 2003 CanLII 72168.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477; Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136; Gray c. Cotic, [1983] R.C.S. 2; Productions Pram inc. c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738; Greenshields c. The Queen, [1958] R.C.S. 216; Canada (Procureur général) c. Xuan, [1994] 2 C.F. 348; Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306; Jabel Image Concepts Inc. c. Canada, 2000 CanLII 15319; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; R. c. Zeolkowski, [1989] 1 R.C.S. 1378; Harris c. Cité de Verdun, [1979] C.S. 690; Cordero c. British Leyland Motors Canada Ltd., [1980] C.S. 899; Lapalme c. Mareluc Ltée, [1983] C.S. 646; Periard c. Ville de Sept‑Îles, [1985] I.L.R. ¶1‑1963; Commission des accidents de travail du Quebec, Desfonds et Larocque c. Girard (1988), 18 C.A.Q. 110; Neveu c. Compagnie d’assurance Victoria du Canada (1989), 30 C.A.Q. 97; Belley c. Tessier‑Villeneuve, [1990] R.R.A. 959; Langlois c. Dagenais, [1992] R.R.A. 489; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Mitchell c. Rahman, 2002 MBCA 19, 163 Man. R. (2d) 87; G.D. c. Centre de santé et des services sociaux A, 2008 QCCA 663, [2008] R.J.D.T. 663; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec.

Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C‑24.2, art. 605.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 165(4), 452.

Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 41, 41.1, 49, 50.

Loi sur l’assurance automobile, RLRQ, c. A‑25, art. 1, 2, 5, 6, 7, 12.1, 73, 83.44, 83.44.1, 83.57, 83.59.

Loi sur la société d’assurance publique du Manitoba, C.P.L.M., c. P215, art. 73.

Loi sur la Société de l’assurance automobile du Québec, RLRQ, c. S‑11.011, art. 2.

Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A‑3.001, art. 438 à 447.

Projet de loi 113, Loi modifiant la Loi sur l’assurance automobile, 2e sess., 34e lég., 1993.

Projet de loi n67, Loi sur l’assurance automobile, 2e sess., 31e lég., 1977, art. 66 (première lecture).

Projet de loi n67, Loi sur l’assurance automobile, 2e sess., 31e lég., 1977 (sanctionné le 22 décembre 1977).

Revised Regulation (1984) under the Insurance (Motor Vehicle) Act, B.C. Reg. 447/83, art. 79 [mod. 335/84, ann., art. 19; mod. 379/85, ann., art. 31].

Doctrine et autres documents cités

Baudouin, Jean‑Louis, Patrice Deslauriers et Benoît Moore. La responsabilité civile, 8e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Belleau, Claude. L’assurance automobile sans égard à la responsabilité : historique et bilan de l’expérience québécoise, Sainte‑Foy (Qc), Publications du Québec, 1998.

Côté, Pierre‑André. Interprétation des lois, 2e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1990.

Côté, Pierre‑André, avec la collaboration de Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Thémis, 2009.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.

Gardner, Daniel. « L’interprétation de la portée de la Loi sur l’assurance automobile : un éternel recommencement » (2011), 52 C. de D. 167.

Perreault, Janick. Assurance automobile au Québec : L’indemnisation du préjudice corporel des victimes d’accident d’automobile, 3e éd., Brossard (Qc), Publications CCH, 2010.

Pigeon, Louis‑Philippe. Rédaction et interprétation des lois, 3e éd., Québec, Publications du Québec, 1986.

Québec. Assemblée nationale. Commission permanente de l’aménagement et des équipements. « Étude détaillée du projet de loi 113 — Loi modifiant la Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente de l’aménagement et des équipements, vol. 32, n102, 2e sess., 34e lég., 24 novembre 1993, p. 5369.

Québec. Assemblée nationale. Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières. « Étude du projet de loi no 67 — Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, vol. 19, no 210, 2e sess., 31e lég., 20 octobre 1977, p. 6493.

Québec. Assemblée nationale. Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières. « Mémoire de la Corporation professionnelle des médecins du Québec à la Commission parlementaire sur le Projet de Loi 67 Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, vol. 19, no 210, 2e sess., 31e lég., 20 octobre 1977, annexe II, p. 6539.

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, vol. 19, n96, 2e sess., 31e lég., 19 août 1977, p. 3093.

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, vol. 19, no 109, 2e sess., 31lég., 28 octobre 1977, p. 3786‑3787.

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, vol. 19, n136, 2e sess., 31lég., 20 décembre 1977, p. 5047.

Tétrault, Robert. « L’appréciation du lien de causalité entre le préjudice corporel et le fait accidentel dans le cadre de la Loi sur l’assurance automobile » (1998‑99), 29 R.D.U.S. 245.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Pelletier, St‑Pierre et Gagnon), 2015 QCCA 225, 18 C.C.L.T. (4th) 42, [2015] AZ‑51147750, [2015] J.Q. no 664 (QL), 2015 CarswellQue 646 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Roy, 2013 QCCS 4866, [2013] AZ‑51008567, [2013] J.Q. no 13389 (QL), 2013 CarswellQue 10187 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Pelletier, St‑Pierre et Gagnon), 2015 QCCA 224, [2015] AZ‑51147749, [2015] J.Q. no 662 (QL), 2015 CarswellQue 647 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Mayer, 2013 QCCS 1888, [2013] AZ‑50962709, [2013] J.Q. no 4584 (QL), 2013 CarswellQue 4255 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Jean‑Pierre Ménard, Marie‑Ève Martineau et Karine Tremblay, pour les appelants Thérèse Godbout, Louis Godbout et Iris Godbout.

                    Marc Dufour et David Emmanuel Roberge, pour l’intimé Jean‑Maurice Pagé.

                    Mark Phillips et Émilie Jutras, pour les intimés Anick Dulong, Moreno Morelli, Martin Lavigne, Jacques Toueg et l’Hôpital du Sacré‑Cœur de Montréal.

                    Andrew Kliger et Leonard Kliger, pour l’appelant Gilles Gargantiel.

                    Louise Comtois et Alexandra Hodder, pour l’intimée/intervenante la procureure générale du Québec.

                    Julien Gaudet‑Lachapelle et Manon Paquin, pour l’intervenante la Société de l’assurance automobile du Québec.

                    Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Brown a été rendu par

                     Le juge Wagner —

I.               Aperçu

[1]                              En 1978, la Loi sur l’assurance automobile, RLRQ, c. A-25 (« Loi »), est entrée en vigueur et modifiait tout un volet du régime de la responsabilité civile en droit québécois. Elle créait en effet de nouvelles règles applicables aux accidents liés à l’automobile, y compris aux indemnités payables tant pour les dommages matériels que pour les dommages corporels qui en résultent.

[2]                              Depuis l’adoption de la Loi, les tribunaux se sont prononcés à de nombreuses reprises pour cerner les contours de ces règles.

[3]                              Les présents pourvois sont l’occasion pour notre Cour de rappeler les principes régissant l’application de la Loi et notamment ceux portant sur l’indemnisation du préjudice corporel en cas de fautes commises par des tierces parties.

[4]                              Essentiellement, les pourvois soulèvent la question de savoir si une personne qui a été blessée dans un accident d’automobile et qui est admissible à des indemnités prévues par la Loi, mais dont l’état s’aggrave en raison d’une faute commise par une tierce partie, peut intenter contre cette dernière un recours civil pour être indemnisée du préjudice corporel résultant de cette faute subséquente. En d’autres mots, notre Cour est appelée à se prononcer sur la portée du régime d’indemnisation sans égard à la faute du préjudice corporel « causé dans un accident »  au sens de la Loi. Elle doit par la même occasion se prononcer au sujet du corollaire de ce régime, c’est-à-dire la règle prohibant l’exercice de tout recours civil lorsque ce préjudice est indemnisé en vertu de la Loi (art. 83.57 de la Loi).

[5]                              Les pourvois se rapportent à des événements qui ont bouleversé à jamais la vie des appelants Mme Thérèse Godbout et M. Gilles Gargantiel, tous deux victimes d’un accident d’automobile dans lequel ils ont été grièvement blessés. Subséquemment et dans la mesure où les faits allégués sont tenus pour avérés, ils auraient subi un préjudice additionnel en raison de fautes imputables à des tierces parties, en l’occurrence les intimés. Il s’agit, dans le cas de Mme Godbout, du personnel médical ayant traité ses blessures causées par l’accident, et dans le cas de M. Gargantiel, d’agents de la Sûreté du Québec (« SQ ») qui auraient fait preuve de négligence dans la recherche du véhicule accidenté dans lequel il se trouvait. Mme Godbout et M. Gargantiel ont depuis été indemnisés pour l’ensemble de leurs blessures par la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ ») conformément à la Loi. Ils réclament toutefois un dédommagement pour les blessures causées par la faute des intimés. Les parties demandent donc à la Cour de déterminer si les appelants, nonobstant les indemnités versées en vertu de la Loi, peuvent entreprendre un recours contre les intimés pour avoir commis une faute subséquente leur ayant causé un préjudice corporel. La question se pose car suivant la Loi, en cas de préjudice corporel « causé dans un accident », soit « tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile », les indemnités que peut recevoir la victime se limitent exclusivement à celles versées par la SAAQ, et ce, sans égard à la responsabilité de quiconque (art. 1, 2, 5 et 83.57 de la Loi).

[6]                              Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le préjudice corporel additionnel subi respectivement par Mme Godbout et par M. Gargantiel, et pour lequel ils sollicitent réparation auprès des intimés, est un préjudice « causé dans un accident  » au sens de la Loi. En conséquence, ils ont droit aux indemnités prévues par cette Loi, mais ils ne peuvent intenter aucun autre recours en responsabilité civile contre les intimés pour obtenir une indemnisation additionnelle ou complémentaire. Je rejetterais donc les pourvois.

II.            Les faits

[7]                              Les faits dans le premier pourvoi remontent au 10 janvier 1999 alors que Mme Godbout est sérieusement blessée dans un accident d’automobile. Elle est transportée et soignée à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal où pratiquent les intimés dont l’un à titre de chirurgien orthopédiste et les autres en tant que résidents en orthopédie.  Des fractures aux deux fémurs, aux deux tibias ainsi qu’au plateau tibial droit sont alors diagnostiquées et Mme Godbout est opérée. Quelques jours plus tard, un syndrome compartimental avancé est observé, de même qu’une nécrose des loges musculaires. Le 20 février 1999, Mme Godbout subit une amputation des deux jambes au niveau des genoux. En janvier 2002, elle et ses coappelants déposent une requête introductive d’instance. Dans le cadre de ce recours, elle reproche aux intimés de ne pas avoir suivi les règles de l’art à son égard et d’avoir ainsi entraîné des dommages distincts qui n’ont pas été causés dans l’accident d’automobile, mais plutôt par les fautes médicales des intimés. Plus particulièrement, Mme Godbout avance qu’ils ont commis des fautes relativement aux diagnostics, traitements et suivis médicaux dont elle a fait l’objet et que ces fautes sont les causes directes de l’amputation de ses jambes et d’une atteinte neurologique permanente à sa main droite. Bénéficiaire des indemnités versées par la SAAQ suivant l’accident d’automobile pour l’intégralité de son préjudice corporel, elle prétend néanmoins avoir droit à une compensation additionnelle pour les préjudices distincts résultant des fautes des intimés. Son frère cadet, Louis Godbout, et la fille unique de Mme Godbout, Iris Godbout, réclament eux aussi du personnel médical des dommages-intérêts pour les préjudices que leur auraient causés ces mêmes fautes.

[8]                              Le 18 octobre 2009, l’appelant dans le second pourvoi, M. Gargantiel, perd la maîtrise de son automobile et se retrouve inconscient dans un fossé entre la route et une voie ferrée. Bien que la société OnStar, ayant localisé l’automobile de M. Gargantiel par satellite, communique avec le centre de gestion des appels de la SQ à plusieurs reprises et lui fournisse les coordonnées GPS de l’automobile accidentée, les agents de la SQ ne réussissent pas à la repérer et décident d’abandonner les recherches. Plus de 40 heures après l’accident, l’automobile est découverte fortuitement par un cheminot près de l’endroit indiqué par les coordonnées GPS fournies par OnStar à la SQ. M. Gargantiel s’y trouve tout près, souffrant d’hypothermie grave et d’autres blessures corporelles sérieuses. Une partie de sa jambe droite doit être amputée en raison des séquelles d’engelures. À la suite de l’accident, il reçoit des indemnités de la SAAQ pour l’intégralité de son préjudice corporel. M. Gargantiel réclame cependant au procureur général du Québec (« PGQ ») des dommages-intérêts pour les préjudices liés à la négligence des agents de la SQ ayant participé à la recherche de son automobile, soit l’amputation partielle de sa jambe droite et les dommages physiques et psychologiques en résultant.

[9]                              Toutes les parties conviennent que la question de la recevabilité du recours intenté par les appelants contre les intimés dans chacun des pourvois doit être décidée en premier lieu au regard des dispositions de la Loi. À cette fin, les faits allégués concernant les accidents, les blessures et les fautes sont tenus pour avérés.

III.          Historique judiciaire

A.       Godbout

(1)      Cour supérieure, 2013 QCCS 4866

[10]                          La juge Roy de la Cour supérieure reconnaît le droit des appelants de poursuivre les intimés, à condition qu’ils puissent faire la démonstration d’une faute distincte et d’un préjudice distinct. La juge Roy en arrive à cette conclusion, considérant être liée par le libellé de la question posée conjointement par les parties, laquelle question a été formulée comme suit : « Dans l’éventualité où la Cour en venait à la conclusion que les défendeurs ont commis une faute médicale lors de l’hospitalisation de la demanderesse subséquente à l’accident automobile et que cette faute médicale a causé des dommages distincts, l’article 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile du Québec fait-il échec au recours en dommages-intérêts des demandeurs? » C’est donc à cette question précise que répond la juge Roy de façon théorique. En effet, la juge Roy doit se prononcer en l’absence de toute preuve et souligne d’ailleurs la difficulté à laquelle les appelants s’exposent, le cas échéant, pour prouver l’existence d’une faute distincte et d’un préjudice distinct de celui « causé par l’accident » (par. 43 (CanLII)). La juge Roy ajoute que le seul fait d’avoir encaissé les indemnités versées par la SAAQ ne signifie pas, en soi, que les appelants ont renoncé à poursuivre les intimés en responsabilité civile.

[11]                          La juge Roy analyse d’abord les dispositions pertinentes de la Loi et n’y décèle aucune intention du législateur d’exclure du régime général de la responsabilité civile les cas où une faute commise par une tierce partie, postérieurement à l’accident d’automobile, cause un préjudice distinct. Sur la base de son examen de la jurisprudence, elle souligne qu’aucune décision ne traite de la possibilité de poursuivre un tiers responsable pour une faute distincte causant un préjudice distinct, ou encore de l’étendue de la prohibition de tout recours civil énoncée à l’art. 83.57 de la Loi. Vu l’absence de tout jugement final ayant conclu à l’impossibilité de poursuivre une tierce partie pour une faute et un préjudice distincts de ceux survenus lors de l’accident d’automobile, la juge Roy conclut que l’art. 83.57 de la Loi ne fait pas obstacle à un tel recours.

(2)      Cour d’appel, 2015 QCCA 225

[12]                          La juge St-Pierre, qui rédige les motifs unanimes de la Cour d’appel du Québec, accueille le pourvoi et infirme le jugement de première instance. La juge St-Pierre en arrive à la conclusion que l’art. 83.57 de la Loi fait échec au recours en dommages-intérêts des appelants, même si une faute médicale subséquente ainsi que des dommages distincts découlant de cette faute étaient prouvés. Selon elle, cette conclusion, qu’elle qualifie de plausible et logique, est préférable à l’acceptation d’une brèche dans le régime d’indemnisation sans égard à la faute prévu par la Loi. Une telle brèche risquerait de fragiliser le régime et la protection qu’il confère aux victimes d’accidents d’automobile, étant donné que la SAAQ pourrait alors refuser d’indemniser des victimes ayant reçu des soins médicaux qui ont entraîné ou sont susceptibles d’avoir entraîné une aggravation de leur préjudice corporel.

[13]                          Avant de conclure ainsi, la juge St-Pierre résume d’abord les principes de droit applicables en la matière et souligne notamment que « si l’importation dans la [Loi] d’un concept de causalité émanant du droit de la responsabilité civile est susceptible d’engendrer des impacts ou des conséquences susceptibles d’en contrecarrer l’objectif principal, cela ne peut être ni proposé, ni toléré, ni accepté » (par. 51 (CanLII)). Partant, elle est d’avis que la juge de première instance a fait erreur en concluant à l’application de la théorie du novus actus interveniens (« fait nouveau ») pour faire échec à l’art. 83.57 de la Loi. La juge St-Pierre explique que les conditions d’application de cette théorie ne sont pas présentes, même si les faits allégués sont tenus pour avérés. Elle rappelle que cette théorie « ne s’applique qu’en présence de deux éléments essentiels ― (1) une rupture totale du premier lien de causalité et (2) la relance d’un nouveau lien en raison d’un acte sans rapport direct avec la faute initiale » (par. 60). Selon la juge St-Pierre, les faits allégués ne permettent de conclure ni à la disparition du lien entre l’accident d’automobile et le préjudice subi, ni à l’avènement d’un nouveau lien en raison du traitement médical inadéquat sans rapport avec cet accident. Bref, bien qu’ils aient pu donner lieu à une faute médicale, les soins médicaux en cause ont été prodigués en lien avec l’accident d’automobile afin de traiter le préjudice causé par cet accident.  Il s’agit, au mieux, d’un cas de « dommages aggravés » ou de « fautes contributoires » plutôt que d’un préjudice « distinct ». Or, de tels concepts ne s’appliquent pas dans le contexte d’un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité tel que celui prévu par la Loi. L’ensemble du préjudice corporel de toute victime d’un accident d’automobile est donc indemnisé par application de la Loi, sans possibilité de recours en responsabilité civile contre une tierce partie si tant est qu’elle soit fautive.

[14]                          La juge St-Pierre s’est également prononcée au sujet de la renonciation au droit d’engager un recours, tout en reconnaissant qu’il n’était peut-être pas nécessaire de décider de ce moyen d’appel. À tout événement, elle en arrive à la conclusion que le fait de réclamer, de recevoir et d’encaisser des indemnités, comme l’a fait Mme Godbout, crée une présomption réfutable selon laquelle cette dernière et la SAAQ reconnaissent que le régime d’indemnisation prévu par la Loi est applicable et que tout autre recours est donc irrecevable en droit.

B.        Gargantiel

(1)      Cour supérieure, 2013 QCCS 1888

[15]                          Le juge Mayer de la Cour supérieure accueille la requête en irrecevabilité du PGQ, concluant que la causalité est interprétée de façon large et libérale dans le contexte de la Loi, si bien que la théorie du novus actus interveniens n’est pas pertinente. Cette conclusion, selon le juge Mayer, découle notamment de plusieurs décisions du Tribunal administratif du Québec (« TAQ »), qu’il résume comme suit : « . . . tout préjudice corporel subi par une victime d’un accident d’automobile, immédiatement ou pendant la consolidation des blessures subies lors de l’accident, doit être indemnisé par la SAAQ suivant les principes édictés par la Loi, que ce préjudice résulte directement de la blessure, des traitements reçus, des complications pouvant en découler, d’un événement fortuit ou même de la faute d’un tiers y étant associés » (par. 54; voir aussi par. 68 au même effet (CanLII)). Le juge Mayer souligne que lorsque la Loi s’applique, elle intervient de façon exclusive, même en présence d’une faute distincte imputable à un tiers.  En l’espèce, la faute alléguée des agents de la SQ n’ayant été commise qu’à la suite de l’accident d’automobile de M. Gargantiel, l’ensemble du préjudice qui en découle est couvert par la Loi et la prohibition de tout recours civil s’applique. Selon le juge Mayer, comme M. Gargantiel a accepté les indemnités versées par la SAAQ pour l’ensemble de son préjudice corporel, cela entraîne une renonciation à tout recours contre toute personne quant à tout préjudice ayant découlé de l’accident d’automobile.

(2)          Cour d’appel, 2015 QCCA 224

[16]                          La Cour d’appel, toujours sous la plume de la juge St-Pierre, rejette l’appel au motif que les deux moyens d’appel de M. Gargantiel sont mal fondés. Sur le premier moyen, qui porte sur l’analyse de la causalité et de l’application de la théorie du novus actus interveniens, la juge St-Pierre rejette les arguments de M. Gargantiel pour les trois raisons suivantes :

1.                  La notion de novus actus interveniens est liée à la conception traditionnelle civile de la causalité, laquelle doit être écartée lorsqu’il s’agit d’appliquer les dispositions de la Loi;

2.                  Même si la théorie du novus actus interveniens était considérée, les faits de l’espèce ne conduiraient pas, de toute manière, au résultat souhaité par M. Gargantiel;

3.                  L’amputation et les dommages qui y sont liés participent manifestement du dommage corporel couvert par les indemnités prévues par la Loi de sorte que ces indemnités tiennent lieu de tous droits et recours.

[17]                          La juge St-Pierre analyse les faits de l’affaire Gargantiel sous l’angle du lien de causalité. Bien que la faute des agents de la SQ ait peut-être aggravé le préjudice subi par M. Gargantiel, elle souligne qu’il est impossible de prétendre que ce préjudice est étranger à l’accident d’automobile : le préjudice subi résulte d’un cumul de faits directement reliés à l’accident, d’une continuité d’événements liés à celui-ci, qui sont indissociables les uns des autres. La juge St-Pierre en arrive donc à la conclusion que les engelures et l’amputation subséquente constituent un préjudice « causé dans l’accident » au sens de la Loi (par. 41 (CanLII)).

[18]                          Sur le deuxième moyen d’appel, fondé sur la renonciation au droit d’exercer tout recours autre que celui de réclamer les indemnités prévues par la Loi, vu l’encaissement des indemnités déjà payées par la SAAQ, la juge St-Pierre applique la même présomption de renonciation au droit de se pourvoir que celle énoncée dans l’affaire Godbout.

IV.         Questions en litige

[19]                          La principale question en litige dans les présents pourvois consiste à déterminer si la Cour d’appel a fait erreur en droit en concluant que l’art. 83.57 de la Loi fait obstacle aux recours en dommages-intérêts intentés respectivement par Mme Godbout et par M. Gargantiel, lesquels reprochent aux parties visées par ces recours d’avoir commis des fautes leur ayant causé un préjudice corporel « distinct ». En définitive, il s’agit de décider si ce préjudice corporel est un préjudice « causé dans un accident », c’est-à-dire dans un « événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile » au sens de la Loi.

[20]                          Les appelants ont plaidé que la Cour d’appel avait modifié la question soumise, puisque la juge St-Pierre utilise le terme dommage « aggravé » au lieu de dommage « distinct » dans son analyse. La teneur de cette qualification a été débattue par les parties. Je suis d’avis que cette qualification n’est pas déterminante en l’espèce pour résoudre la principale question en litige, compte tenu de la nature du lien de causalité à retenir dans le contexte de l’application de la Loi. En effet, que les dommages soient qualifiés d’aggravés ou de distincts, ils demeurent liés de façon plausible, logique et suffisamment étroite à un accident d’automobile et sont en conséquence couverts par le régime d’indemnisation prévu par la Loi. À tout événement, bien qu’au stade préliminaire, « les faits allégués dans la requête doivent être tenus pour avérés [. . .], leur qualification juridique ne lie pas pour autant le tribunal » (Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477, par. 20 (italiques omis; références omises)).

[21]                          Subsidiairement, les présents pourvois soulèvent la question de savoir si l’encaissement des indemnités versées par la SAAQ écarte tout droit de réclamer à quiconque des dommages-intérêts en sus ou en lieu et place de ces indemnités. En principe, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question pour trancher les pourvois. Cependant, compte tenu des remarques de la Cour d’appel au sujet de l’existence d’une « présomption de renonciation », notre Cour doit clarifier le raisonnement juridique applicable en l’espèce.

V.            Analyse

A.       Le préjudice corporel a-t-il été « causé dans un accident »?

(1)          Le lien de causalité dans le cadre de la Loi

[22]                          Le premier alinéa de l’art. 83.57 de la Loi est rédigé ainsi :

Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.

[23]                          Afin de déterminer la portée de cette disposition, il est nécessaire de se reporter au cadre de la Loi, et notamment aux définitions qu’elle contient. Le terme « préjudice corporel » y est défini comme étant « tout préjudice corporel d’ordre physique ou psychique d’une victime y compris le décès, qui lui est causé dans un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime » (art. 2). Un « accident » s’entend de « tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile » (art. 1). La Loi définit également ce que constitue un « préjudice causé par une automobile », c’est-à-dire

tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile, mais à l’exception du préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement et du préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d’une action de cette personne reliée à l’entretien, la réparation, la modification ou l’amélioration d’une automobile;

[24]                          De plus, lorsqu’il existe un doute sur la question de savoir si le préjudice corporel a été causé par une automobile, l’art. 12.1 de la Loi prévoit que la SAAQ doit être mise en cause. La raison d’être de cet article n’est pas de donner à la victime d’un accident d’automobile le droit d’exercer un recours civil contre un tiers pour un préjudice couvert par la Loi, mais bien de déterminer, dans un cas donné, si le lien de causalité requis pour entraîner l’application de la Loi est satisfait.

[25]                          Ainsi, lorsqu’un préjudice est causé par une automobile, il s’agit d’un accident au sens de la Loi. Dès lors, les indemnités versées par la SAAQ pour le préjudice corporel subi dans cet accident « le sont sans égard à la responsabilité de quiconque » (art. 5). Qui plus est, ces indemnités « tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal » (art. 83.57 al. 1). C’est donc dire que la Loi voit à l’indemnisation complète d’un préjudice corporel entrant dans son champ d’application et interdit en conséquence tout recours en responsabilité civile lorsque les indemnités prévues par la Loi ont été perçues.

[26]                          Par ailleurs, conformément à la pratique dans le domaine de la rédaction législative, les définitions contenues dans la Loi sont rédigées à l’indicatif présent. On ne peut de ce fait inférer des conclusions sur la portée de la Loi dans le temps afin de restreindre, par exemple, la définition d’un accident d’automobile (P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 275 et 278; L.-P. Pigeon, Rédaction et interprétation des lois (3e éd. 1986), p. 30).

[27]                          Les pourvois soulèvent en réalité la question suivante : Le préjudice subi respectivement par Mme Godbout et par M. Gargantiel a-t-il été « causé dans un accident » au sens de la Loi?  La difficulté que pose l’interprétation du mot « causé » dans le cadre du régime particulier de la Loi tient surtout aux notions de causalité qu’il évoque en droit de la responsabilité civile basée sur le Code civil du Québec. Si la réponse à cette question est affirmative, et ce sera le cas en l’espèce, il sera alors inutile de s’attarder au comportement fautif des tiers impliqués dans la survenance de l’accident ou du préjudice qu’a entraîné ce comportement fautif. En effet, dans un tel cas, la victime peut uniquement s’adresser à la SAAQ pour être indemnisée de l’ensemble du préjudice corporel qui lui est « causé dans un accident » d’automobile.

[28]                          Compte tenu du contexte de l’adoption de la Loi et de l’intention du législateur, d’une part, et des principes applicables à l’interprétation de la Loi, d’autre part, je suis d’avis que le lien de causalité à retenir dans le cadre du régime d’indemnisation prévu par la Loi ne peut être assimilé ou emprunté à celui qui prévaut dans le cadre du régime général de la responsabilité civile : il a un caractère sui generis. Il doit recevoir une interprétation large et libérale, de nature à permettre la réalisation de l’objet de la Loi, tant et aussi longtemps que cette interprétation demeure plausible et logique. Son application demeure principalement une question de logique et de fait, en fonction des circonstances propres à chaque espèce. Le lien de causalité à appliquer dans le contexte de la Loi est certes moins strict qu’en responsabilité civile. Il faut donc éviter d’emprunter à des notions liées à la conception traditionnelle de la causalité, telles que la distinction entre l’occasion et la cause du préjudice. Pour les fins de la Loi, il suffira d’établir un lien suffisamment étroit entre le préjudice corporel et l’accident d’automobile; à l’inverse, un lien fortuit sera insuffisant. Bien que ce lien de causalité ait été exprimé de différentes façons dans la jurisprudence, il a néanmoins été appliqué de la même manière dans la majorité des décisions rendues par les tribunaux depuis l’avènement de la Loi en 1978.

(2)           Le contexte de l’adoption de la Loi et l’intention du législateur

[29]                          La Loi a été adoptée il y a bientôt 40 ans afin de remédier aux graves iniquités que présentait alors l’indemnisation du préjudice corporel causé par une automobile. Ces iniquités découlaient de l’application du régime général de la responsabilité civile basée sur la faute, lequel obligeait les victimes à mener de longues et coûteuses procédures judiciaires pour faire valoir leur droit à réparation. En outre, dans bien des cas, la réparation du préjudice était illusoire en raison notamment de l’insolvabilité du fautif ou de l’absence de garantie d’assurance suffisante. Considérant que les accidents d’automobile constituaient un risque « sociétal » qui devait être assujetti à des règles exceptionnelles, le législateur a donc remplacé le régime de droit commun alors en vigueur au Québec par un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité. Il l’a fait dans le but de simplifier, d’accélérer et de garantir l’indemnisation du plus grand nombre de victimes possible grâce à un régime public viable leur évitant les aléas considérables des procédures judiciaires. Il s’agit d’un choix de société qui traduit un compromis social par lequel l’ensemble des automobilistes assument collectivement les conséquences financières des préjudices corporels causés par les accidents d’automobile. Tout recours civil à l’égard de tels préjudices est depuis interdit (voir C. Belleau, L’assurance automobile sans égard à la responsabilité : historique et bilan de l’expérience québécoise (1998), p. 58; D. Gardner, « L’interprétation de la portée de la Loi sur l’assurance automobile : un éternel recommencement » (2011), 52 C. de D. 167, p. 168-169 et 195; J. Perreault, Assurance automobile au Québec : L’indemnisation du préjudice corporel des victimes d’accident d’automobile (3e éd. 2010), p. 4-8).

[30]                           Conformément à l’intention du législateur, la victime d’un accident d’automobile qui subit un préjudice corporel à l’occasion de cet accident et d’événements qui s’ensuivent ― qu’il s’agisse par exemple de soins ou traitements prodigués à la suite de l’accident ou de gestes posés par des intervenants de première ligne lors de l’accident (policiers, ambulanciers, etc.) ― n’a pas à chercher un fautif, un coupable ou un responsable à qui imputer l’aggravation ou une partie « distincte » de son préjudice. L’objectif de la Loi est de permettre à la victime de passer outre à des procédures judiciaires onéreuses et incertaines en vue d’être indemnisée pour l’intégralité de son préjudice.

[31]                          Or, les appelants dans l’affaire Godbout soutiennent que l’arrêt de la Cour d’appel « retire le droit d’une victime d’exercer un recours en dommages-intérêts contre un médecin ou un hôpital lorsqu’elle n’a pas été traitée conformément aux règles de l’art et que cette faute médico-hospitalière a causé des dommages distincts de ceux causés par l’accident d’automobile » (m.a. Godbout, par. 5). Ils ajoutent que, « par son jugement, la Cour d’appel accorde une immunité de responsabilité aux médecins et aux établissements de soins de santé qui traitent une victime d’accident d’automobile » (m.a. Godbout, par. 13).

[32]                          Il est vrai que la Loi accorde en définitive à tous une immunité civile à l’égard du préjudice causé dans un accident d’automobile (art. 5). Cette immunité s’applique sans exception, donc aussi aux médecins et aux établissements de soins de santé. Ainsi, contrairement à l’art. 605 du Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, qui précise qu’« [a]ucun recours en dommages-intérêts ne peut être intenté contre un professionnel de la santé », il était inutile pour le législateur, dans le cadre de la Loi, de préciser expressément à qui cette immunité est accordée. Dans tous les cas, la reconnaissance d’une immunité contre les recours civils est un résultat souhaité par le législateur, qui a d’ailleurs déjà légiféré en ce sens par le passé. Je m’explique.

[33]                          Il existe au Québec, en marge du régime de droit commun de la responsabilité civile, quelques régimes publics d’indemnisation sans égard à la faute applicables aux personnes victimes de certains types d’accidents ou d’événements. Ces régimes, qui limitent l’accès aux recours en responsabilité civile fondés sur le droit commun, créent donc en quelque sorte, dans certains cas, une immunité civile en faveur de ceux et celles qui autrement auraient à se défendre contre de tels recours.

[34]                          À titre d’exemple, le législateur québécois a instauré en 1985 un régime particulier d’indemnisation à l’intention des travailleurs victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle en édictant la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A-3.001. À l’instar de la Loi, l’instauration de ce régime vise à remédier aux aléas inhérents aux recours en responsabilité civile, en favorisant une indemnisation rapide des victimes et à moindre coût pour celles-ci. Le travailleur accidenté doit présenter sa réclamation à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail instituée par cette loi. Sauf exception, les travailleurs qui ont droit à des prestations en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ne peuvent s’adresser aux tribunaux de droit commun pour être indemnisés des préjudices subis en raison d’un accident du travail. Cette loi prévoit en effet une immunité civile à peu près complète en faveur de l’employeur d’un travailleur victime d’un accident du travail ayant entraîné une lésion professionnelle, ainsi qu’une immunité partielle en faveur des cotravailleurs ou des mandataires (art. 438 à 447).

[35]                          Ce bref parallèle avec le régime de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles démontre que celui instauré par la Loi n’est pas exceptionnel : il existe en effet d’autres régimes particuliers d’indemnisation qui accordent, dans l’intérêt des justiciables, une forme d’immunité contre les recours civils dans le cadre de leur application. À l’instar de la Loi, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles « transpose un compromis social, longuement mûri, entre diverses forces contradictoires » (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, par. 114). De telles lois « établi[ssen]t en effet un système d’indemnisation fondé sur les principes d’assurance et de responsabilité collective sans égard à la faute, axé sur l’indemnisation et donc sur une forme de liquidation définitive des recours » (Béliveau St-Jacques, par. 114). Il faut donner plein effet aux immunités qu’elles contiennent, afin de maintenir la pertinence et la pérennité de ces régimes particuliers, comme le souhaite le législateur. Au surplus, de telles « immunités » ne sont d’aucun secours aux fautifs dans la mesure où ils continuent de devoir répondre de leurs actes devant les victimes en vertu du droit criminel ou devant leur ordre professionnel en vertu du droit disciplinaire.

(3)           Les principes applicables à l’interprétation de la Loi

a)            Les arrêts Rossy et Pram

[36]                          Notre Cour s’est déjà prononcée sur les principes applicables à l’interprétation de la Loi dans l’arrêt Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136 (« Rossy »), un pourvoi concernant un homme qui a perdu la vie lorsqu’un arbre est tombé sur l’automobile qu’il conduisait. Dans cette affaire, le juge LeBel a essentiellement repris, en les approuvant, les principes énoncés 20 ans plus tôt dans l’arrêt Productions Pram inc. c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (C.A.) (« Pram »).  Dans Pram, le juge Baudouin de la Cour d’appel devait déterminer si une collision entre un avion volant à basse altitude et une automobile constituait un accident d’automobile à l’égard duquel des indemnités pouvaient être réclamées en vertu de la Loi par le passager du véhicule automobile, qui avait été grièvement blessé.

[37]                          Les arrêts Rossy et Pram portaient avant tout sur la détermination de l’objet de la Loi, laquelle « a essentiellement pour but de veiller à ce que les victimes d’accidents d’automobile soient indemnisées sans égard à la responsabilité pour leurs dommages corporels. Elle retire aussi l’arbitrage des dommages aux tribunaux judiciaires et le confie à la [SAAQ] » (Rossy, par. 19, citant Pram, p. 1740).

[38]                          Dans Rossy, le juge LeBel affirme qu’« [e]n interprétant les dispositions en cause, la Cour doit garder à l’esprit les objectifs que vise la Loi, l’intention du législateur qu’elle ait une portée large, ainsi que le contexte dans lequel elle a vu le jour » (par. 19). Il souligne que « la Loi est considérée comme une loi remédiatrice » et qu’« [i]l faut donc l’interpréter conformément à l’art. 41 de la Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I16 », ce qui signifie qu’« [e]lle doit recevoir une interprétation “large [et] libéraleˮ afin de garantir l’accomplissement de son objet » (Rossy, par. 21; voir aussi D. Gardner, p. 195; et R. Tétrault, « L’appréciation du lien de causalité entre le préjudice corporel et le fait accidentel dans le cadre de la Loi sur l’assurance automobile » (1998-99), 29 R.D.U.S. 245, p. 316). Toutefois, cette interprétation large et libérale en fonction de l’objet de la Loi comporte néanmoins des limites. En effet, l’interprétation doit demeurer plausible et logique eu égard au libellé de la Loi (Rossy, par. 26; Pram, p. 1741).

[39]                          L’interprétation du mot « causé » et, en conséquence, l’analyse du lien de causalité à appliquer dans le cadre de la Loi commandent donc une approche large et libérale. Toujours en se référant à l’arrêt Pram, le juge LeBel ajoute que « pour décider si la Loi s’applique, les tribunaux n’ont pas à chercher un lien causal traditionnel entre la faute et le dommage, comme cela se fait couramment dans les causes civiles délictuelles ou quasi délictuelles » (Rossy, par. 28). À cet effet, dans Pram, le juge Baudouin a formulé trois règles fondamentales afin de statuer sur l’existence du lien de causalité nécessaire pour que s’applique la Loi, règles reprises et approuvées dans Rossy :

La première est que le lien de causalité requis par la loi est un lien sui generis et qu’il est vain, pour le qualifier, de s’enfermer dans les constructions doctrinales traditionnelles de la causa causans, causa proxima, causalité adéquate, causalité immédiate ou équivalence des conditions.  Ces théories sont d’un grand secours en droit commun, notamment lorsqu’il s’agit, pour le juge, d’évaluer le rapport causal entre la faute et le dommage.  Elles ne le sont pas ici.

 

. . .

 

La seconde est qu’on ne peut divorcer la détermination du type de causalité qui doit s’appliquer à l’espèce des buts poursuivis par la loi, qui, rappelons‑le, est une loi remédiatrice et à caractère social. 

 

La troisième est qu’il est important de retourner au texte même. Celui‑ci mentionne non seulement le dommage causé par une automobile (ce qui pourrait laisser supposer l’exigence d’un rôle actif de celle‑ci), mais aussi par son chargement et « par son usage ».  [En italique dans l’original . . .]

 

(Rossy, par. 25, citant Pram, p. 1741-1742.)

[40]                          Dans Rossy, le juge LeBel rappelle également les principes suivants sur la notion de causalité dans le contexte de la Loi, principes que le juge Baudouin a tirés de la jurisprudence et énumérés dans Pram :

•   La détermination du lien causal reste une question de logique et de fait, fonction des circonstances propres à chaque espèce;

 

•   L’application de la loi ne requiert pas que l’automobile soit entrée directement en contact physique avec la victime;

 

•   Il n’est pas nécessaire que l’automobile ait été en mouvement au moment où le dommage a été causé.  Le rôle actif ou passif du véhicule n’est pas un critère déterminant du lien de causalité;

 

•   Le caractère volontaire ou involontaire du comportement qui a produit le dommage est sans importance;

 

•   Le simple usage de l’automobile, c’est-à-dire son emploi, son utilisation, son maniement, son fonctionnement, est suffisant pour permettre de donner lieu à l’application de la loi. Le concept de « dommage causé par l’usage de l’automobile » est plus large que celui de « dommage causé par l’automobile »;

 

•  Il n’est pas nécessaire que le dommage ait été produit directement par le véhicule lui-même.  Il suffit qu’il se soit réalisé dans le cadre général de l’usage de l’automobile . . .

 

(Rossy, par. 27, citant Pram, p. 1742.)

[41]                          En définitive, dans Rossy, le juge LeBel réaffirme les principes énoncés préalablement dans l’arrêt Pram. Il conclut « qu’il n’est pas nécessaire de recourir aux notions traditionnelles de causalité puisque la Loi doit recevoir une interprétation large et libérale compte tenu des objectifs qu’elle poursuit, de la nature remédiatrice et du caractère social du régime qu’elle crée, de même que de son libellé » (Rossy, par. 26; voir aussi par. 28 et Pram, p. 1741). Tel que précisé dans Pram, « [c]ette interprétation doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la [L]oi » (p. 1741). Sauf exception, la jurisprudence a appliqué ces principes dans la majorité des cas (voir J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), par. 1-1208). Il serait donc contraire à ces principes de soutenir que l’art. 83.57 de la Loi doit être interprété de manière restrictive au motif qu’il déroge au droit commun de la responsabilité civile.

b)            Les décisions du TAQ

[42]                          Se conformant aux principes énoncés dans les arrêts Pram et Rossy, un certain nombre de décideurs au sein du tribunal administratif chargé d’entendre les appels concernant les indemnités versées en vertu de la Loi par la SAAQ interprètent de façon large et libérale le critère de causalité et confirment la continuité du lien de causalité entre l’accident et le préjudice corporel, même en présence d’une faute subséquente d’une tierce partie, comme le démontre ce passage extrait de la décision R.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2007 QCTAQ 08233, 2007 CanLII 40372 :

La jurisprudence de la CAS [Commission des affaires sociales, prédécesseur du TAQ] et du TAQ [Tribunal administratif du Québec] est quasi unanime depuis ces 15 dernières années. Un lien entre un accident initial et des blessures dues à un nouvel événement traumatique doit être considéré comme « direct » si les nouvelles blessures surviennent en raison des blessures initiales non encore consolidées. [Note en bas de page omise; caractères gras omis; par. 43.]

[43]                          La consolidation ou stabilisation des blessures est un concept qui a été développé en matière d’accidents du travail et qui est utilisé par le TAQ dans l’application de la Loi. Il est d’ailleurs examiné par la juge Roy dans l’affaire Godbout (motifs de première instance, par. 31-34). Ce concept implique que l’aggravation de l’état de la victime d’un accident d’automobile, alors que ses blessures sont encore traitées et ne sont pas guéries ou consolidées, conserve généralement un lien causal suffisant avec l’accident pour être pleinement indemnisée par la SAAQ.

[44]                          Le fait que le concept de consolidation soit repris dans bon nombre de décisions témoigne dans les faits et en droit d’une application libérale de la Loi. À titre d’exemple, dans G.P.P. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2004 CanLII 68602 (TAQ), on alléguait une faute médicale survenue lors du traitement de blessures causées par un accident d’automobile. Bien que le TAQ applique le critère du lien direct de causalité, en apparence propre au régime général de la responsabilité civile, il conclut néanmoins que sont considérés « “directsˮ les complications et autres accidents découlant soit des traitements ou des blessures subis pendant que la victime est encore sous traitement ou non consolidée » (par. 6).

[45]                          Dans J.W. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 1998 LNQCTAQ 1230 (QL), la victime d’un accident d’automobile contracte l’hépatite C à la suite de transfusions sanguines effectuées lors d’une chirurgie requise pour traiter ses blessures liées à l’accident. Le TAQ conclut qu’il n’y a pas eu « rupture de la continuité des événements entre une cause et son effet » (par. 11), et que le lien de causalité entre l’accident et les transfusions sanguines demeure direct, ce qui permet donc à la victime d’être indemnisée en vertu de la Loi pour l’ensemble de son préjudice corporel.

[46]                          Dans l’affaire F.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2008 QCTAQ 10851, 2008 CanLII 64282, révision refusée dans 2009 QCTAQ 09478, 2009 CanLII 54439, le TAQ conclut que le préjudice psychologique engendré par le harcèlement d’une victime d’un accident d’automobile par un préposé participant à la réadaptation de cette dernière demeure, en vertu de la Loi, un préjudice corporel causé par une automobile.

[47]                          Dans d’autres décisions du TAQ, il a été jugé que la « progression » du préjudice, ou encore l’« aggravation » ou la « dégradation » d’une condition préexistante depuis l’accident, sont couverts par la Loi s’il est démontré que l’accident en est la cause : D.H. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2011 QCTAQ 4101, 2011 LNQCTAQ 110 (QL); M.C. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2010 QCTAQ 09161, 2010 CanLII 80613; S.F. c. Québec (Société de l’assurance automobile), 2011 QCTAQ 08760, 2011 CanLII 71337.

[48]                          À la lumière de ces quelques exemples, il faut reconnaître que, dans le cours de son interprétation et de son application de la Loi, le TAQ a interprété la causalité d’une manière large et libérale, afin de permettre aux victimes d’accidents d’automobile de bénéficier d’une indemnisation complète. Bien que le TAQ utilise fréquemment le critère dit du lien « direct », celui-ci peut prêter à confusion avec les règles du régime général de responsabilité civile. Je suis d’avis que le critère qui doit s’appliquer est celui du lien plausible, logique et suffisamment étroit entre le préjudice et l’accident. Dès lors, la survenance d’une faute commise par un tiers entre le moment de l’accident et le rétablissement complet de la victime ne suffira pas pour rompre ce lien de causalité, en autant qu’il demeure plausible, logique et suffisamment étroit. Ce lien de causalité pourrait même subsister après le rétablissement apparent d’une victime en cas de préjudice qui se manifeste par la suite (voir à titre d’exemple le cas de la fibromyalgie : Québec (Société de l’assurance automobile) c. Viger, [2000] R.J.Q. 2209 (C.A. Qc); Chalifoux c. Québec (Commission des affaires sociales), 2003 CanLII 72168 (C.A. Qc)).

[49]                          Lorsqu’interprétés à la lumière du contexte de l’adoption de la Loi, de l’intention du législateur ainsi que des principes élaborés dans les arrêts Pram et Rossy, les termes de la Loi permettent en définitive de conclure que tant qu’il existe un lien plausible, logique et suffisamment étroit entre, d’une part, l’accident d’automobile et les événements qui s’ensuivent (en l’occurrence la faute d’un tiers) et, d’autre part, le préjudice qui en résulte, l’ensemble de ce préjudice sera couvert par la Loi.  Ainsi, il importe peu que ce préjudice comporte une portion « aggravée » ou « distincte » attribuable à des événements qui surviennent dans la foulée de l’accident d’automobile : ces événements seront réputés comme faisant partie de l’accident, et donc de la cause du préjudice dans son intégralité.

(4)           La remise en cause par les appelants des principes applicables à l’interprétation de la Loi

[50]                          À mon avis, bien qu’ils s’en défendent, en plaidant l’application de la théorie du novus actus interveniens, les appelants remettent en question les principes qui ont été dégagés dans les arrêts Pram et Rossy et qui sont appliqués de façon constante dans la jurisprudence pertinente, y compris celle du TAQ. Cette théorie suppose un événement nouveau qui entraîne une rupture du lien de causalité entre la faute initiale et le préjudice subi. Elle fait donc appel à la notion de faute, en l’occurrence la faute d’un tiers ayant occasionné une rupture du lien de causalité (Baudouin, Deslauriers et Moore, par. 1-691 à 1-697). L’application de cette théorie dans le cadre de la Loi va manifestement à l’encontre des principes énoncés par le juge Baudouin dans Pram et confirmés par notre Cour dans Rossy. Elle relève du droit commun et n’est d’aucun soutien dans la détermination du rapport causal entre un accident d’automobile et le préjudice corporel qui en résulte dans le cadre du régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité de quiconque que prévoit la Loi.

[51]                          De plus, retenir la position des appelants sur l’interprétation et l’application de la Loi ouvrirait selon moi une brèche dans ce régime d’indemnisation, avec les conséquences qu’a décrites ainsi la juge St-Pierre :

Faire ou accepter une brèche dans le régime d’indemnisation mis en place par la [Loi], aux fins d’accommoder des situations factuelles de la nature de celle qui prévaut dans le présent dossier, aurait notamment pour conséquence que la SAAQ pourrait dorénavant refuser ou s’abstenir d’indemniser la victime d’accident d’automobile sous les soins du corps médical (ce qui est quasi toujours le cas dès qu’un accident d’automobile n’est pas insignifiant), en tout ou en partie, ou se questionner quant à son obligation et quant à sa compétence de le faire, au motif d’une aggravation des dommages dont les professionnels de la santé appelés à soigner les victimes d’accident d’automobile seraient ou pourraient être responsables.

 

(Godbout, motifs de la C.A., par. 68)

[52]                          Néanmoins, les appelants renvoient à certaines décisions des tribunaux du Québec qui ont conclu, dans certaines circonstances, à la rupture du lien de causalité entre un accident d’automobile et un préjudice corporel. Ils renvoient aussi à des décisions émanant d’autres provinces canadiennes dans le même sens. Ces décisions s’appuient sur la notion de novus actus interveniens ou encore utilisent des termes au même effet pour conclure à une rupture du lien de causalité, ce qui est toujours possible lorsqu’un événement nouveau ou la faute d’un tiers survient après l’accident d’automobile avec pour effet d’aggraver un préjudice initial ou de causer un préjudice distinct. Il y a donc lieu de se pencher sur ces décisions afin d’en mesurer la pertinence.

a)            Décisions rendues au Québec

[53]                          Peu de décisions rendues au Québec au sujet de la Loi se sont écartées des principes établis dans Pram et confirmés dans Rossy. En outre, ces quelques décisions n’ont qu’un poids négligeable, soit parce qu’elles ont été rendues antérieurement à Pram et Rossy, soit parce qu’elles sont basées sur un arrêt datant des années soixante dont les principes ne sont plus pertinents aujourd’hui, ou encore parce qu’elles ont tout simplement dérogé aux principes établis dans Pram et Rossy. Qui plus est, aucune décision finale n’a encore été rendue à ce jour sur la question dont la Cour est saisie en l’espèce.

[54]                          Plus particulièrement, certaines des décisions évoquées par les appelants fondent essentiellement leur analyse du lien de causalité sur les principes dégagés dans l’arrêt Law, Union & Rock Insurance Co. c. Moore’s Taxi Ltd., [1960] R.C.S. 80. Cet arrêt porte sur l’application d’un contrat d’assurance privé en matière d’accident d’automobile. Le critère de causalité qui y est utilisé est celui de la chaîne de causalité qui ne doit pas être rompue ou interrompue par la survenance d’un nouvel acte de négligence. L’arrêt Moore’s Taxi a peu à voir avec l’interprétation et l’application du critère de causalité dans le cadre d’un régime public d’indemnisation sans égard à la responsabilité établi par une initiative législative de nature réparatrice et sociale comme la Loi.

[55]                          Cela dit, dans l’affaire Badeaux c. Corp. intermunicipale de transport de la Rive-sud de Québec, [1986] J.Q. no 473 (QL), la demanderesse invoquait la négligence du conducteur de l’autobus duquel elle était descendue avant de chuter sur un trottoir glacé. En défense, l’employeur du conducteur, soit la société de transport, plaidait qu’il s’agissait d’un accident causé par l’usage d’une automobile. Ne pouvant conclure à l’existence d’un accident d’automobile, le juge Bergeron de la Cour supérieure rejette la requête en irrecevabilité de la société de transport. Il fait état dans son analyse du critère de causalité appliqué dans l’arrêt Moore’s Taxi. Tout en reconnaissant le caractère réparateur de la Loi, il note que cette loi représente une exception au régime général de la responsabilité civile. Il ajoute que « toutes les conditions exigées par la Loi doivent se rencontrer sans exception et de façon certaines pour que celle-ci s’applique » (par. 13). En ce qui a trait à la question de la causalité, il estime qu’une simple cause circonstancielle, occasionnelle ou lointaine de l’accident ne suffit pas, et qu’« [o]n ne doit pas étirer indûment ce lien de causalité en essayant de relier à l’usage d’une automobile des dommages qui, en réalité, résultent d’une toute autre cause » (par. 16). Enfin, le juge Bergeron affirme qu’« [i]l faut simplement conclure que tout fait nouveau, indépendant de l’usage de l’automobile, qui intervient comme cause du préjudice, interrompt le lien de causalité avec le véhicule et fait obstacle à l’application de la Loi sur l’assurance-automobile » (par. 35). Or, je note que l’action de la demanderesse dans cette affaire a ultimement été rejetée au fond (jugement du 30 janvier 1987). Je note également qu’à l’étape interlocutoire de la requête en irrecevabilité, le juge Bergeron s’est montré prudent en rejetant cette requête, d’autant plus que la SAAQ n’était pas partie au débat. En somme, je suis d’avis que cette décision n’est plus pertinente et doit être écartée à la lumière des arrêts Pram et Rossy rendus quelques années plus tard.

[56]                          Après l’arrêt Pram, mais avant l’arrêt Rossy, le critère de causalité appliqué dans l’arrêt Moore’s Taxi a aussi été retenu dans une autre décision isolée, Morin c. Québec (Ville de), 2009 QCCS 3202. Le demandeur dans cette affaire soutenait que les préposés de la Ville de Québec avaient commis une faute ou un acte négligent qui avait rompu le lien de causalité entre l’accident d’automobile dont il avait été victime et le préjudice corporel qui s’en était suivi, en omettant de s’assurer qu’un « coussin pneumatique de levage » soit transporté sur les lieux de l’accident. En rejetant la requête en irrecevabilité de la Ville de Québec, le juge Godbout de la Cour supérieure s’appuie notamment sur l’arrêt Moore’s Taxi. Ce faisant, il reconnaît que cet arrêt a « été rendu dans un contexte où le tribunal devait cerner le champ d’application d’un contrat d’assurance automobile, et non d’un régime étatique de responsabilité sans faute », mais il lui accorde tout de même « un intérêt certain » (par. 17 (CanLII)) et formule ainsi le critère de causalité : « [L]e régime instauré par la [Loi] s’étend aux conséquences logiques, directes, prévisibles ou découlant de traitements généralement administrés dans des cas analogues lorsque le lien de causalité n’a pas été rompu par la survenance d’un nouvel acte de négligence . . . » (par. 20). Le juge Godbout en arrive donc à la conclusion que si la victime établit que la faute alléguée « a entraîné une aggravation de son préjudice ou des dommages distincts qui ne constituent pas une conséquence logique ou prévisible de l’usage du véhicule, son action dirigée contre la Ville pourrait être recevable, en ce qui concerne cette portion de son préjudice » (par. 21). Aucune décision n’a depuis été rendue quant au fond dans ce dossier, mais soit dit en tout respect, j’estime que la description du lien de causalité formulée et appliquée dans cette affaire à l’étape interlocutoire de la requête en irrecevabilité n’est pas conforme aux principes énoncés dans Pram et par la suite confirmés dans Rossy.      

[57]                          Toujours postérieurement au prononcé de l’arrêt Pram, mais avant celui de l’arrêt Rossy, dans l’affaire C.S. c. Québec (Commission des affaires sociales), [1996] AZ-51214610, la Cour supérieure s’est penchée sur une demande de révision judiciaire d’une décision de la Commission des affaires sociales (depuis devenue le TAQ), qui concluait que les blessures subies par la victime ne constituaient pas un préjudice corporel causé par un accident d’automobile si bien qu’il ne s’agissait pas d’un préjudice indemnisable par la SAAQ. Selon la Commission, le déroulement des événements avait été interrompu, la victime ayant été électrocutée par des fils électriques à proximité d’une automobile accidentée. En confirmant les conclusions tirées par la Commission, le juge Banford souligne que l’analyse du lien causal est une question d’appréciation des faits qui relève du pouvoir discrétionnaire de la Commission. Il est d’avis que l’évaluation des faits par la Commission ne peut être qualifiée « d’irrationnelle, d’illogique ou de déraisonnable » (p. 6). Le juge Banford précise que « la victime en s’avançant sur la scène de l’accident a posé un geste délibéré ce qui, en reprenant a contrario les exemples précités, constitue une intervention directe susceptible de briser le lien de causalité » (p. 6). Il conclut que la décision de la Commission ne lui paraît pas déraisonnable au point de justifier son intervention.

[58]                          À mon avis, une fois de plus, cette décision n’est pas déterminante dans l’analyse du lien de causalité applicable dans le cadre du régime prévu par la Loi. La Cour supérieure, dans le contexte d’une révision judiciaire, a tout simplement jugé que conformément à la norme de contrôle applicable dans un tel cas, la décision contestée n’était pas déraisonnable. À tout événement, soit dit en tout respect pour le juge concerné, il était à mon avis inapproprié dans cette affaire de considérer le comportement fautif de la victime avant de conclure à l’inapplication d’un régime d’indemnisation sans égard à la faute de quiconque.

[59]                          Dans Assurance-Automobile―68, [1997] C.A.S. 212, une autre décision postérieure à Pram mais antérieure à Rossy, la Commission des affaires sociales a également conclu à la rupture du lien de causalité entre un accident d’automobile et le préjudice corporel subi par la victime. Il s’agit d’un cas où la victime n’avait pas été blessée lorsque son automobile avait dérapé, mais avait subi par la suite des engelures en demeurant dans l’automobile par un froid intense, ne tentant qu’une seule fois de redémarrer l’automobile et refusant l’aide d’un passant. S’appuyant sur l’affaire C.S., la Commission conclut que c’est la victime qui a causé le préjudice subi et qu’il y a eu rupture de la chaîne des événements, si bien que le préjudice n’est pas une conséquence directe de l’accident. La Commission a également exprimé des doutes quant à la version des faits de la victime.

[60]                          À mon avis, indépendamment de la question de la crédibilité de la victime, la Commission a répété la même erreur que celle commise dans l’affaire C.S. en considérant le comportement de la victime et en lui imputant la responsabilité de son préjudice pour conclure à l’inapplication d’un régime d’indemnisation qui se veut pourtant sans égard à la responsabilité de quiconque. En revanche, vu ses conclusions de faits et son raisonnement, la Commission aurait pu raisonnablement conclure qu’il n’y avait pas eu d’accident au sens de la Loi, puisqu’aucun préjudice corporel n’avait été causé par l’automobile ou son usage.

[61]                          Enfin, quelques mots s’imposent sur l’impact de l’arrêt St-Jean c. Mercier, C.S.C., no 27515, 15 janvier 2001 (Bulletin des procédures, 19 janvier 2001, p. 94-95), une décision interlocutoire de notre Cour (le juge Gonthier) sur laquelle les appelants se sont appuyés. Dans cette affaire, la victime d’un grave accident d’automobile a d’abord reçu des indemnités de la SAAQ. Cette dernière a cependant cessé, en 1991, de lui verser une pleine indemnité, invoquant l’absence de lien de causalité entre certaines blessures et l’accident d’automobile. La victime a alors poursuivi en responsabilité médicale le chirurgien orthopédiste et l’omnipraticien aux urgences qui avaient traité ses blessures. La Cour supérieure ([1998] J.Q.  no 234 (QL)) a conclu que l’accident d’automobile était bel et bien la cause des blessures de la victime, et la SAAQ est revenue sur sa décision. La victime a tout de même porté en appel la décision de la Cour supérieure afin de poursuivre son recours en responsabilité médicale. La Cour d’appel ([1999] R.J.Q. 1658) a confirmé la conclusion du juge de première instance sur le lien de causalité. La victime a ensuite fait appel devant notre Cour et l’intimé a alors demandé le rejet de l’appel en invoquant pour la première fois l’application de la Loi (2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491). La SAAQ a demandé à intervenir pour la même raison.

[62]                          Dans une courte décision interlocutoire, le juge Gonthier a rejeté ces deux demandes, principalement en raison de leur caractère tardif. Au final, l’action de la victime a donc été traitée par toutes les juridictions comme un litige en responsabilité médicale. Les questions que soulèvent les présents pourvois sur la détermination du lien de causalité dans le cadre du régime prévu par la Loi, tout comme l’interprétation à donner à cette Loi et tout particulièrement à son art. 83.57, n’ont tout simplement pas été débattues devant notre Cour dans l’affaire St-Jean, ni dans sa décision interlocutoire, ni dans sa décision sur le fond. La Cour a plutôt été appelée à se prononcer sur certains aspects du lien de causalité en droit commun, sans égard aux enjeux relatifs à la Loi. En conséquence, cette affaire ne saurait servir de précédent au soutien des prétentions des appelants.

b)         Décisions d’autres provinces canadiennes

[63]                          Les appelants s’appuient également sur certaines décisions émanant d’autres provinces canadiennes, toujours pour affirmer qu’il peut dans certains cas y avoir rupture du lien de causalité entre un accident d’automobile et un préjudice corporel en raison de la faute subséquente d’un tiers.

[64]                          Dans Rossy, le juge LeBel reconnaît une certaine utilité à une approche basée sur le droit comparé pour interpréter les termes de la Loi. Il évoque particulièrement des décisions de tribunaux manitobains qui ont été appelés à interpréter une loi provinciale similaire à celle du Québec, c’est-à-dire qui crée un régime d’assurance automobile sans égard à la responsabilité. En ce qui concerne le régime en vigueur en Saskatchewan ― qui permet à un assuré d’opter entre la couverture sans égard à la responsabilité et celle fondée sur la faute délictuelle ―, le juge LeBel affirme qu’en raison de cette différence, il n’est pas aussi utile de se pencher sur l’interprétation judiciaire de la législation de cette province. Malgré tout, le juge LeBel souligne qu’en raison des termes et du contexte propres au régime législatif québécois, même l’étude de décisions pertinentes émanant d’autres provinces canadiennes ne permet pas de résoudre la question d’interprétation de la Loi dont il est saisi dans Rossy. Ce constat du juge LeBel est d’autant plus probant en ce qui a trait aux décisions rendues dans d’autres provinces avant Rossy, du fait que les appelants fondent notamment leurs prétentions devant notre Cour sur une décision rendue en 2002 par la Cour d’appel du Manitoba dans Mitchell c. Rahman, 2002 MBCA 19, 163 Man. R. (2d) 87.

[65]                          Dans Mitchell, la victime reprochait au personnel médical d’avoir été négligent dans le diagnostic et le traitement de blessures causées par un accident d’automobile. En première instance, la victime a vu son recours être jugé irrecevable au motif que la Loi sur la Société d’assurance publique du Manitoba, C.P.L.M., c. P215, crée un régime d’indemnisation sans égard à la faute. Toutefois, la victime a eu gain de cause auprès de la Cour d’appel du Manitoba.

[66]                          Plus particulièrement, le juge Philp de la Cour d’appel du Manitoba a accueilli le pourvoi de la victime en se fondant pour l’essentiel sur l’arrêt Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405. Dans Amos, un conducteur avait été atteint par des coups de feu au cours d’une tentative de détournement de son véhicule par un groupe d’individus. Notre Cour devait décider si les blessures causées par les coups de feu constituaient des [traduction] « blessures résultant d’un accident qui découle de la propriété, de l’utilisation ou de la conduite d’un véhicule » conformément à un règlement de la Colombie-Britannique (art. 79 du Revised Regulation (1984) under the Insurance (Motor Vehicle) Act, B.C. Reg. 447/83, mod. B.C. Reg. 335/84, ann., art. 19, et B.C. Reg. 379/85, ann., art. 31) qui prévoyait la possibilité d’une indemnisation sans égard à la faute (par. 9). Le juge Major a élaboré un critère à deux volets afin de déterminer si un préjudice corporel découle de la conduite de l’automobile : « 1. L’accident résulte-t-il d’activités ordinaires et bien connues auxquelles les automobiles servent? 2. [Dans l’affirmative,] [e]xiste-t-il un lien de causalité (pas nécessairement direct ou immédiat) entre les blessures de [la victime] et la propriété, l’utilisation ou la conduite de son véhicule, ou le lien entre les blessures et la propriété, l’utilisation ou la conduite du véhicule est-il simplement accidentel ou fortuit? » (souligné dans l’original (par. 17)). Après avoir appliqué ce critère, le juge Major a conclu qu’il avait été satisfait aux deux volets et qu’« [o]n ne p[ouvait] pas dire non plus qu’il y a[va]it eu un acte intermédiaire, indépendant de la propriété de l’utilisation ou de la conduite du véhicule, qui aurait rompu le lien de causalité » (par. 27). En somme, les blessures en cause résultaient d’un accident d’automobile. 

[67]                          Se référant aux commentaires du juge Major dans Amos, le juge Philp affirme dans Mitchell qu’un acte subséquent et indépendant de l’usage d’une automobile peut rompre le lien de causalité entre l’accident d’automobile et le préjudice, sans même satisfaire aux conditions d’application de la théorie du novus actus interveniens. Sur cette base, il en conclut que le traitement médical négligent ayant causé un préjudice additionnel à la victime de l’accident d’automobile est venu rompre le lien de causalité, et qu’il s’agit donc d’une cause d’action distincte et séparée donnant ouverture à l’exercice d’un recours contre les intervenants médicaux dans cette affaire. Le juge Philp poursuit son analyse en appliquant le critère à deux volets établi dans l’arrêt Amos et conclut que ce critère n’est pas satisfait. De l’avis du juge Philp, l’accident d’automobile a représenté tout au plus une circonstance sine qua non, ce qui n’est pas suffisant pour établir le lien de causalité requis.

[68]                          L’affaire Mitchell n’est pas, selon moi, un précédent convaincant aux fins de l’interprétation des termes de la Loi. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment, cette affaire a été décidée avant que notre Cour ne se prononce dans Rossy. Deuxièmement, le libellé des dispositions législatives comparées n’est pas identique puisque, à la différence de l’art. 5 de la Loi, l’art. 73 de la Loi sur la société d’assurance publique du Manitoba précise que les indemnités payables le sont « sans égard à la responsabilité de quiconque eu égard à l’accident ». Ce libellé de la loi manitobaine paraît restreindre son champ d’application. Enfin, dans Mitchell, la Cour d’appel du Manitoba a appliqué le critère de causalité formulé dans l’arrêt Amos. Or, le juge LeBel a expressément distingué l’arrêt Amos dans Rossy, précisant que cet arrêt ne traitait pas du même type de loi réparatrice de large portée applicable au Québec, qu’il s’agissait de régimes législatifs différents, et que cet arrêt ne résout pas la question de l’interprétation des dispositions de la Loi.

[69]                          En résumé, le contexte de l’adoption de la Loi est particulier au Québec et il s’agit d’une loi qui doit bénéficier d’une interprétation généreuse afin de favoriser la réalisation de son objet, à savoir l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobile sans égard à la responsabilité de quiconque. En l’espèce, la comparaison avec le régime manitobain et l’interprétation qu’en ont faite les tribunaux ― même si ce régime est en apparence similaire au régime québécois ― n’est d’aucun réel soutien.

(5)           Conclusion

[70]                          À la lumière de l’analyse qui précède, j’estime que la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en interprétant les termes de la Loi ― y compris quant au lien de causalité requis ― et en les appliquant aux faits des pourvois en cause. Le préjudice corporel dans les deux cas qui ― selon les faits que nous devons à ce stade-ci tenir pour avérés ― résulte des actes fautifs ou négligents de tiers, a été causé dans les accidents d’automobile dont Mme Godbout et M. Gargantiel ont été victimes. Leur préjudice procède d’une série d’événements liés de façon plausible, logique et suffisamment étroite, et dont le point de départ dans les deux cas est l’accident d’automobile.

[71]                          Dans le premier pourvoi, l’appelante Mme Godbout a été soignée par les intimés pour les blessures qui lui ont été causées dans l’accident d’automobile. Les soins prodigués à l’appelante par les intimés n’auraient pas été adéquats et lui auraient causé un préjudice qui aurait aggravé son état. Le lien entre le préjudice causé ou aggravé par le traitement médical et l’accident d’automobile est plausible, logique et suffisamment étroit pour que l’ensemble du préjudice subi par Mme Godbout soit indemnisé par la SAAQ. Le lien de causalité au sens de la Loi est donc établi, malgré l’absence de concomitance, dans le temps et dans l’espace, entre l’accident et la faute médicale reprochée aux intimés.

[72]                          Dans le second pourvoi, l’appelant M. Gargantiel s’est retrouvé inconscient dans un fossé à la suite d’un accident d’automobile, et les efforts de recherche des agents de la SQ n’auraient pas été adéquats, lui causant un préjudice qui aurait aggravé son état. Le lien entre le préjudice causé ou aggravé par la négligence des agents de la SQ et l’accident d’automobile est plausible, logique et suffisamment étroit pour que l’ensemble du préjudice corporel subi par M. Gargantiel soit indemnisé par la SAAQ. En d’autres termes, le lien de causalité au sens de la Loi est établi.

[73]                          Je conclus donc que le préjudice corporel qu’ont respectivement subi Mme Godbout et M. Gargantiel a été « causé dans un accident » d’automobile au sens de la Loi. Cette conclusion constitue une fin de non-recevoir au recours des appelants contre les intimés, comme l’a elle-même conclu, à bon droit, la Cour d’appel.

B.        Existe-t-il une présomption de renonciation à tout recours civil en l’espèce du fait de l’encaissement des indemnités versées par la SAAQ?

[74]                          Je suis également d’avis qu’il est inutile de s’étendre sur le concept de présomption de renonciation à un droit d’action et sur son application en l’espèce, puisque le droit d’intenter un recours est inexistant. En effet, lorsqu’une victime d’un accident est jugée admissible aux prestations prévues par la Loi pour l’indemniser de son préjudice corporel causé par une automobile, l’exercice de tout recours civil est prohibé. C’est ce qu’énonce expressément l’art. 83.57 al. 1 de la Loi : « Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal. » De surcroît, le cumul de recours, y compris pour l’excédent, n’est pas permis, sauf dans des cas précis prévus par la Loi, à titre d’exemple en cas d’accident hors Québec (art. 83.59 de la Loi).

[75]                          Bien qu’il ne soit pas essentiel de traiter en profondeur d’une possible présomption de renonciation, certains commentaires méritent tout de même d’être formulés en raison de la teneur des motifs de la Cour d’appel sur cette question. En effet, la Cour d’appel mentionne dans ses deux arrêts qu’il serait possible de présumer la renonciation à tout recours par Mme Godbout et M. Gargantiel :

Malgré la prudence dont il faut toujours faire preuve avant de conclure à une renonciation, force est de constater toutefois que réclamer, recevoir et encaisser une indemnité de la SAAQ comporte à tout le moins une présomption voulant que celui ou que celle qui réclame, de même que la SAAQ, sont d’avis que ce qui est réclamé et indemnisé compense un préjudice corporel causé dans un accident ce qui écarte tout droit de réclamer d’autrui.

 

(Godbout, motifs de la C.A., par. 85; voir aussi par. 86 et Gargantiel, motifs de la C.A., par. 49-50.)

[76]                          Avec égards pour l’opinion ainsi exprimée par la Cour d’appel, il ne saurait être question en l’espèce de présomption de renonciation au droit d’exercer un recours contre un tiers. En effet, il est erroné en droit de présumer l’existence d’une telle renonciation. En droit civil une renonciation est soit expresse soit tacite. Il n’existe pas en soi de présomption de renonciation. De plus, une renonciation est une question hautement factuelle, qui dépend notamment de l’intention de la partie qui renonce. La preuve de cette intention doit être présentée et analysée avant qu’il soit permis de conclure à la renonciation. Ici, cette intention n’a pas été établie, puisqu’aucune audience sur le fond n’a eu lieu, et qu’en conséquence aucune preuve de l’intention de Mme Godbout ou de M. Gargantiel n’a pu être appréciée.

[77]                          Au final, l’admissibilité aux indemnités prévues par la Loi pour le préjudice corporel « causé dans un accident » éteint tout droit d’action contre les intimés. Telle est l’intention du législateur.

VI.         Conclusion

[78]                          Pour ces motifs, les pourvois sont rejetés avec dépens.

                    Les motifs suivants ont été rendus par

                    La juge Côté  (dissidente) —

I.          Introduction

[79]                          Les présents pourvois requièrent que l’on interprète la portée de l’art. 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile, RLRQ, c. A-25 (« Loi »), dont la partie pertinente est rédigée ainsi :

Les indemnités prévues au présent titre [indemnisation du préjudice corporel] tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.

[80]                          Le cadre juridique dans lequel nous sommes appelés à déterminer la portée de cette disposition législative est le suivant.

A.            L’affaire Godbout

[81]                          Dans cette première affaire, peu de temps avant le début du procès, les parties ont convenu de soumettre la question suivante à la juge de première instance, ce qui est permis par l’art. 452 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 :

Dans l’éventualité où la Cour en venait à la conclusion que les défendeurs ont commis une faute médicale lors de l’hospitalisation de la demanderesse subséquente à l’accident automobile et que cette faute médicale a causé des dommages distincts, l’article 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile du Québec fait-il échec au recours en dommages-intérêts des demandeurs?

 

(2013 QCCS 4866, par. 8 (CanLII))

B.            L’affaire Gargantiel

[82]                          Dans cette seconde affaire, il s’agissait d’une requête en irrecevabilité présentée en vertu de l’art. 165(4) de l’ancien Code de procédure civile, lequel disposait et dispose toujours que « [l]e défendeur peut opposer l’irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet [. . .] [s]i la demande n’est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais. » Dans le cadre d’une telle requête, dont la « fonction première [est] d’éviter la tenue d’un procès lorsque le recours est dépourvu de fondement juridique, et ce, même si les faits à son soutien sont admis » (Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477, par. 15), il est bien établi que « la cour doit tenir pour avérés les faits allégués » par le demandeur (Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136 (« Rossy »), par. 15). Notre Cour a par ailleurs rappelé dans l’arrêt Confédération des syndicats nationaux que le rejet d’une action au stade préliminaire présente des risques (par. 17-18) :

     Le rejet d’une action au stade préliminaire peut toutefois entraîner de très sérieuses conséquences. Les tribunaux doivent pour cette raison faire preuve de circonspection dans l’exercice de ce pouvoir. Dans ce contexte, seule une absence claire et manifeste de fondement juridique mènera au rejet d’une action à cette étape des procédures . . . 

 

     À ce propos, la Cour d’appel du Québec soulignait qu’« il faut éviter de mettre fin prématurément à un procès au stade d’une requête en irrecevabilité, à moins d’une situation claire et évidente, considérant les graves conséquences qui découlent du rejet d’une action sans que la demande ne soit examinée au mérite » . . . [Soulignement dans l’original omis.]

[83]                          M. Gargantiel poursuit le défendeur, le procureur général du Québec, soutenant que certains agents de la Sûreté du Québec auraient eu un comportement négligent, selon lui fautif, qui se serait manifesté après l’accident d’automobile dont il a été victime et qui, toujours selon lui, aurait résulté en un dommage distinct, notamment l’amputation d’une partie de sa jambe droite.

[84]                          Par conséquent, les deux pourvois soulèvent la question de savoir si l’art. 83.57 de la Loi a pour effet de rendre irrecevable un recours civil contre un tiers à l’égard d’une faute commise subséquemment à un accident d’automobile et ayant causé un dommage distinct.

C.            Limites de la question soulevée en l’espèce

[85]                          Il importe de souligner et de respecter les limites de la question à laquelle nous devons répondre, question qui a été formulée de façon précise et claire dans l’affaire Godbout, puisque la décision de la Cour d’appel du Québec dans cette affaire semble révéler une certaine confusion à cet égard. En effet, je suis d’avis que la Cour d’appel a modifié les prémisses factuelles sur la base desquelles elle devait instruire l’appel — modifiant ainsi le « contrat judiciaire » intervenu entre les parties —, c’est-à-dire le fait que les intimés ont commis une faute subséquente à l’accident d’automobile ayant causé un préjudice distinct, soit l’amputation bilatérale des jambes au niveau des genoux de Mme Godbout et une atteinte neurologique permanente à sa main droite. Tant la compétence de la Cour d’appel que celle de notre Cour sont délimitées par la question telle qu’elle est formulée. La Cour d’appel devait s’en tenir à cette question. Les parties dans l’affaire Godbout avaient convenu que les faits suivants devaient être tenus pour avérés pour les besoins de l’appel : une faute médico-hospitalière commise subséquemment à l’accident d’automobile et ayant causé un préjudice distinct. Alors qu’elle n’était aucunement appelée à le faire, la Cour d’appel a néanmoins entrepris sa propre analyse des faits et a conclu que « [l]e prétendu “dommage distinct” que l’intimée Godbout allègue avoir subi, en raison soutient-elle de la faute professionnelle des appelants [. . .] se rattache manifestement à l’état de sa condition physique en raison de l’accident » et que « [d]ans ce contexte, on ne peut parler véritablement de dommage distinct », mais plutôt de « dommages aggravés » (2015 QCCA 225, par. 64 (CanLII)). En conséquence, la Cour d’appel semble avoir plutôt répondu à une question différente de celle qui lui était soumise.

[86]                          En l’absence de preuve à cet effet, la Cour d’appel ne pouvait — pas plus d’ailleurs que ne le peut notre Cour — décider si les préjudices allégués en l’espèce constituent des préjudices aggravés plutôt que des préjudices distincts. Un préjudice aggravé et un préjudice distinct causé par une faute subséquente au premier événement constituent des notions bien différentes. Le fait qu’il s’agit en l’espèce de préjudices distincts est admis, de même qu’est admis — pour les besoins des présents pourvois — le fait que les fautes reprochées sont subséquentes aux accidents. Et, dans mes motifs, je tiens pour avérés ces fautes subséquentes ainsi que le caractère distinct des dommages en résultant.

[87]                          Par conséquent, je ne puis souscrire à la conclusion de la Cour d’appel, ni à celle de mon collègue le juge Wagner, qui applique un raisonnement semblable (par. 20 et 49). La question dont notre Cour est saisie ne pourrait être plus limpide : elle porte sur des dommages distincts causés par une faute subséquente à l’accident d’automobile. C’est donc à cette question et à cette seule question — qui représente le contrat judiciaire intervenu entre les parties — que je vais m’attacher.

[88]                          Mon collègue ne s’estime pas lié par cette question, notant que bien que « les faits allégués dans la requête doivent être tenus pour avérés [. . .], leur qualification juridique ne lie pas pour autant le tribunal » (par. 20, citant Confédération des syndicats nationaux, par. 20 (italiques omis; références omises)). Contrairement à mon collègue, je suis d’avis que le caractère subséquent d’une faute et le caractère distinct d’un préjudice sont des conclusions de fait, et non pas des qualifications juridiques, et de plus, je rappelle que ces conclusions ont été admises par les parties, pour les besoins de l’instance dans l’affaire Godbout.

[89]                          Dans l’affaire Gray c. Cotic, [1983] 2 R.C.S. 2, les parties s’étaient également entendues sur la seule question à trancher, en l’occurrence une question sur le lien de causalité entre un accident d’automobile et le suicide subséquent d’une des victimes de cet accident. En appel, l’appelant avait soulevé une nouvelle question concernant l’interaction entre le principe de la prévisibilité du dommage et la doctrine de la vulnérabilité de la victime. Notre Cour, sous la plume du juge McIntyre, a statué que même si cette question soulevait un point de droit intéressant, « il serait inopportun d’entamer maintenant un débat sur une nouvelle question » (p. 5). Il a invoqué notamment les raisons suivantes :

. . . les parties avaient convenu avant le procès que la seule question posée au jury serait celle du lien de causalité et que tous les autres points en litige, y compris la prévisibilité des dommages, étaient inclus dans cette question et avaient été décidés en faveur de l’intimée lorsque la question a été formulée et acceptée.

 

. . . Le dossier indique qu’au procès, les avocats des deux parties ont centré l’interrogatoire des témoins et la présentation de la preuve sur la question du lien de causalité, en reprenant fréquemment les termes mêmes de la question qu’ils avaient convenu de soumettre au jury. Dans son exposé au jury, le juge s’est également penché sur la question du lien de causalité et a insisté sur l’importance de la question très restreinte à laquelle il devait répondre. . .

 

À mon avis, la question de la prévisibilité du suicide dans les circonstances a été tranchée en faveur de l’intimée par la formulation même de la question soumise au jury. La portée restreinte de la question indique clairement que les parties s’étaient entendues sur la question de la prévisibilité du suicide avant le début du procès, et la seule question en litige était celle du lien de causalité. C’est dans ce contexte que les parties ont plaidé leur cause au procès et, à mon avis, il serait inopportun d’entamer maintenant un débat sur une nouvelle question. [p. 5]

À mon avis, la Cour d’appel en l’espèce aurait dû faire preuve d’autant de retenue envers l’entente intervenue entre les parties et leurs choix procéduraux. Plus particulièrement, dans l’affaire Godbout, elle aurait dû répondre à la question telle qu’elle était formulée. C’est ce qu’a fait la juge Roy en première instance tout en reconnaissant ce qui suit : « La difficulté certaine à laquelle les Demandeurs feront face sera de démontrer l’existence d’une faute distincte et que cette faute a causé un préjudice distinct de celui causé par l’accident. Ce débat ne peut être tranché sans audition de la preuve » (par. 43).

[90]                          Compte tenu de l’interprétation large et libérale que commande la Loi, les tribunaux ont le devoir de déterminer, pour chaque préjudice distinct, si ce préjudice est couvert par la Loi, auquel cas l’art. 83.57 rend irrecevable un recours visant l’indemnisation de ce préjudice distinct. Autrement dit, chaque fois qu’il y a un préjudice distinct, le tribunal ne peut conclure à l’irrecevabilité d’un recours sans avoir d’abord déterminé si ce préjudice a été « causé dans un accident ».

[91]                          Nul ne conteste dans les présents pourvois les principes applicables à l’interprétation du régime de responsabilité sans égard à la faute créé par la Loi. D’abord énoncés par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Productions Pram inc. c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (« Pram »), ces principes ont par la suite été confirmés par notre Cour dans Rossy. Ils sont correctement exposés par mon collègue et ne sont aucunement remis en cause dans les présents motifs.

[92]                          Toutefois, je crois utile de préciser dès le départ la différence entre la question qui était en jeu dans Rossy et celle qui nous occupe ici. Dans Rossy, il était clair que c’est la chute d’un arbre sur l’automobile qui avait été la cause du décès du conducteur. Il s’agissait donc de décider si la chute de l’arbre sur l’automobile, alors que M. Rossy était au volant de celle-ci, constituait un accident au sens de la Loi. Il n’était nullement question dans cette affaire d’une faute ou négligence subséquente à la chute de l’arbre. En l’espèce, notamment selon le contrat judiciaire conclu dans l’affaire Godbout, il est admis pour les besoins de chaque instance que le dommage distinct subi respectivement par Mme Godbout et M. Gargantiel a été causé par une faute subséquente à l’accident. Dans les deux cas, il n’est pas contesté qu’il est survenu un accident ayant causé des blessures. Nous sommes appelés à déterminer si le dommage distinct qui a résulté de la faute subséquente à l’accident constitue un préjudice corporel « causé dans un accident » au sens de la Loi.

[93]                          À mon avis, le libellé de la Loi et son objet (A), le contexte de son adoption et l’intention du législateur (B), ainsi que quelques autres considérations interprétatives (C), appuient la conclusion suivant laquelle il faut déterminer dans chaque cas si la Loi s’applique au préjudice distinct en cause et permettre le recours civil si ce préjudice n’a pas lui-même été « causé dans un accident » automobile. Je vais commencer par examiner les trois points susmentionnés, puis je commenterai brièvement la question subsidiaire de la rupture du lien de causalité (D) ainsi que la question de la renonciation (E) avant de conclure.

II.            Analyse

A.       Le libellé de la Loi et son objet

[94]                          Il importe de rappeler que, dans Rossy, notre Cour a confirmé la justesse des propos du juge Baudouin dans Pram lorsqu’il a élaboré les « trois règles fondamentales » applicables à l’évaluation du lien de causalité nécessaire pour établir qu’il y a eu un « accident » au sens de la Loi :

La première est que le lien de causalité requis par la loi est un lien sui generis et qu’il est vain, pour le qualifier, de s’enfermer dans les constructions doctrinales traditionnelles de la causa causans, causa proxima, causalité adéquate, causalité immédiate ou équivalence des conditions. Ces théories sont d’un grand secours en droit commun, notamment lorsqu’il s’agit, pour le juge, d’évaluer le rapport causal entre la faute et le dommage. Elles ne le sont pas ici.

 

. . . 

 

     La seconde est qu’on ne peut divorcer la détermination du type de causalité qui doit s’appliquer à l’espèce des buts poursuivis par la loi, qui, rappelons-le, est une loi remédiatrice et à caractère social.

 

     La troisième est qu’il est important de retourner au texte même. Celui‑ci mentionne non seulement le dommage causé par une automobile (ce qui pourrait laisser supposer l’exigence d’un rôle actif de celle-ci), mais aussi par son chargement et « par son usage ». [Je souligne.]

 

(Rossy, par. 25, citant Pram, p. 1741-1742.)

[95]                          L’objet de la Loi a été décrit comme suit par le juge Baudouin dans Pram, p. 1740 :

[La Loi] a essentiellement pour but de veiller à ce que les victimes d’accidents d’automobile soient indemnisées sans égard à la responsabilité pour leurs dommages corporels. Elle retire aussi l’arbitrage des dommages aux tribunaux judiciaires et le confie à la Société de l’assurance automobile du Québec. [Je souligne; note en bas de page omise.]

Cela a par la suite été confirmé par notre Cour dans l’affaire Rossy (par. 19).

[96]                          Puisqu’« il est important de retourner au texte même », je vais maintenant m’attarder au libellé de la Loi. 

[97]                          La Loi confère à « [l]a victime qui réside au Québec et [aux] personnes à sa charge [le] droit d’être indemnisées en vertu du présent titre, que l’accident ait lieu au Québec ou hors du Québec » (art. 7). La Loi définit ainsi la victime :

6. Est une victime, la personne qui subit un préjudice corporel dans un accident.

[98]                          Il faut donc identifier le préjudice corporel et déterminer s’il a été subi « dans un accident ». La Loi comporte des précisions à cet égard. Le terme « préjudice corporel » y est défini ainsi à l’art. 2 :

« préjudice corporel » : tout préjudice corporel d’ordre physique ou psychique d’une victime y compris le décès, qui lui est causé dans un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime.

[99]                          Le mot « accident » est quant à lui défini à l’art. 1 de la Loi :

« accident » : tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile;

[100]                      Toujours à l’art. 1 de la Loi, le législateur a pris soin de préciser ce qu’il entend par l’expression « préjudice causé par une automobile » :

« préjudice causé par une automobile » : tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile, mais à l’exception du préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement et du préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d’une action de cette personne reliée à l’entretien, la réparation, la modification ou l’amélioration d’une automobile;

[101]                      Si, et seulement si, un préjudice est qualifié de « préjudice corporel » au sens de la Loi, « [l]es indemnités accordées par la Société de l’assurance automobile du Québec [. . .] le sont sans égard à la responsabilité de quiconque » (art. 5), et ce sont uniquement ces indemnités — c’est-à-dire celles reçues en vertu de la Loi pour un « préjudice corporel » — qui tiennent lieu de tous les droits et recours et qui rendent irrecevable une action devant un tribunal de droit commun à l’égard de ce préjudice (art. 83.57). Par conséquent, il faut d’abord établir qu’un préjudice est couvert par la Loi avant de pouvoir conclure à l’irrecevabilité d’un recours le concernant.

[102]                      Notre Cour a statué que la Loi doit recevoir une interprétation large et libérale, notamment en raison de son caractère réparateur, et que, conséquemment, « pour décider si la Loi s’applique, les tribunaux n’ont pas à chercher un lien causal traditionnel entre la faute et le dommage, comme cela se fait couramment dans les causes civiles délictuelles ou quasi délictuelles » (Rossy, par. 28).

[103]                      Bien que cette interprétation large et libérale commande que l’on s’écarte de la notion de lien causal traditionnel, notre Cour a précisé que le lien de causalité requis entre une automobile et un préjudice corporel « doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la loi » (Rossy, par. 26, citant Pram, p. 1741). À mon avis, la même logique doit s’appliquer au lien de causalité requis entre un accident d’automobile et un préjudice corporel. C’est d’ailleurs ce que prévoit l’art. 41 de la Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16 :

41. Toute disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.

 

Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.

[104]                      Ainsi, pour qu’un événement soit considéré comme un accident d’automobile au sens de la Loi, celle-ci « ne requiert pas que l’automobile soit entrée directement en contact physique avec la victime » (Rossy, par. 27). La Loi ne requiert pas non plus que « l’automobile ait été en mouvement au moment où le dommage a été causé » (ibid.). En effet, « [l]e rôle actif ou passif du véhicule n’est pas un critère déterminant du lien de causalité » (ibid.). Dans le même sens, la Loi ne requiert pas « que le dommage ait été produit directement par le véhicule lui-même » (ibid.). Ces principes quant à la notion de causalité témoignent d’une interprétation non seulement large et libérale, mais également plausible et logique de la portée de la Loi. Notre Cour a en outre jugé que « [l]e caractère volontaire ou involontaire du comportement qui a produit le dommage est sans importance », « [l]e simple usage de l’automobile, c’est-à-dire son emploi, son utilisation, son maniement, son fonctionnement, est suffisant pour permettre de donner lieu à l’application de la loi » et qu’il « suffit [que le dommage] se soit réalisé dans le cadre général de l’usage de l’automobile » pour que la Loi s’applique (ibid.). Plus important encore, « [l]a détermination du lien causal reste une question de logique et de fait, fonction des circonstances propres à chaque espèce » (ibid.).

[105]                      Je ne remets aucunement en question ces principes quant à la notion de causalité. Au contraire, les enseignements de l’arrêt Rossy demeurent pertinents et illustrent parfaitement l’approche applicable afin de décider si un préjudice corporel est couvert par la Loi. Une interprétation large et libérale s’impose lorsqu’il s’agit de déterminer si on est en présence d’un accident d’automobile (comme c’était le cas dans Rossy) ou si le préjudice corporel a été causé dans un accident (comme c’est le cas en l’espèce). Mais, à mon humble avis, une telle interprétation large et libérale de la Loi ainsi que le caractère sui generis du lien de causalité ne peuvent avoir pour effet de conférer à cette Loi une portée tellement large qu’elle réduirait à néant la question de la causalité. Cela ne saurait constituer une interprétation plausible et logique eu égard au libellé de la Loi, puisque celle-ci renvoie explicitement à la notion de causalité à moult endroits et que son texte doit être respecté. La juge de première instance dans l’affaire Godbout avait raison de s’exprimer ainsi :

Dire qu’il ne faut pas rechercher, en matière d’assurance automobile, le lien causal traditionnel entre la faute et le préjudice ne signifie pas qu’il faut faire abstraction de toute question relative au lien de causalité. La Loi elle-même y fait référence : pour qu’il y ait accident, au sens de la Loi, il faut que le préjudice soit causé par une automobile. Pour qu’il y ait préjudice corporel, au sens de la Loi, il faut que le préjudice soit causé dans un accident (art. 1 et 2). [Souligné dans l’original.]

 

(Motifs de première instance, par. 20)

[106]                      En l’espèce, nous devons déterminer, sur la base d’une interprétation logique et plausible, si un préjudice distinct, causé par une faute subséquente à l’accident, est ou non couvert par la Loi. Suivant l’interprétation que propose mon collègue le juge Wagner, dès lors qu’un préjudice initial est couvert par la Loi, tous les préjudices subséquents distincts, même causés par une faute subséquente à l’accident, le seront également, pourvu que ceux-ci soient « lié[s] de façon plausible, logique et suffisamment étroite » à l’accident (par. 20 et 49). Or, soit dit en tout respect, je suis d’avis qu’aucune interprétation ne saurait être jugée plausible et logique si elle amène à conclure qu’une faute — de nature médicale ou autre — subséquente à l’accident est considérée survenir « dans un accident » du seul fait qu’elle est liée, de la façon susmentionnée, à cet accident. Cette interprétation a pour effet de rattacher des préjudices distincts et subséquents à un accident qui n’a constitué que l’occasion de leur survenance sans en être la cause. À mon avis, une telle interprétation est irréconciliable avec le libellé de la Loi.

[107]                      J’estime que permettre un recours civil contre un tiers ayant commis une faute subséquemment à un accident d’automobile et ayant causé des dommages distincts de ceux causés dans cet accident est la seule façon de véritablement respecter l’intention du législateur, laquelle est exprimée en termes clairs dans le cadre de la Loi. Autrement dit, la prohibition contre les recours civils qu’édicte l’art. 83.57 de la Loi est inapplicable dans de telles circonstances. Je m’explique.

[108]                      Dans toutes les définitions auxquelles je me réfère précédemment, le législateur s’exprime toujours au présent, c’est-à-dire plus particulièrement par rapport au moment de l’accident :

                    à l’art. 6, la « victime » est la personne qui subit (et non qui a subi ou subira) un préjudice corporel dans (et non à la suite d’) un accident;

 

                    à l’art. 2, le « préjudice corporel » de la victime est celui qui lui est causé (et non qui lui a été causé ou lui sera causé) dans (et non à la suite d’) un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime (au moment de l’accident);

 

                    à l’art. 1, l’« accident » est un événement au cours duquel (et non à la suite duquel) un préjudice est causé (et non a été causé ou sera causé) par une automobile; et

 

                    toujours à l’art. 1, le « préjudice causé par une automobile » est celui causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris par une remorque utilisée avec une automobile.

[109]                      Selon mon collègue, il s’agit là d’une simple illustration de la règle voulant que la loi parle toujours et s’exprime au présent. Il en conclut qu’« [o]n ne peut de ce fait inférer des conclusions sur la portée de la Loi dans le temps afin de restreindre, par exemple, la définition d’un accident d’automobile » (par. 26).

[110]                      Il importe d’analyser ce que prévoit la règle invoquée par mon collègue. Au Québec, cette règle est codifiée aux art. 49 et 50 de la Loi d’interprétation, qui sont rédigés ainsi :

49. La loi parle toujours; et, quel que soit le temps du verbe employé dans une disposition, cette disposition est tenue pour être en vigueur à toutes les époques et dans toutes les circonstances où elle peut s’appliquer.

 

50. Nulle disposition légale n’est déclaratoire ou n’a d’effet rétroactif pour la raison seule qu’elle est énoncée au présent du verbe.

Or, je ne remets aucunement en question le fait que les dispositions de la Loi citées précédemment sont tenues pour être en vigueur à toutes les époques et dans toutes les circonstances où elles peuvent s’appliquer. Je ne dis pas non plus que ces dispositions sont déclaratoires ou ont un effet rétroactif pour la raison seule qu’elles sont énoncées au présent du verbe.

[111]                      J’estime plutôt que s’il est vrai que la loi s’exprime généralement au présent, le législateur a pleins pouvoirs pour s’exprimer autrement s’il le désire. Comme le soulignait Louis-Philippe Pigeon, un auteur sur lequel mon collègue s’appuie : « Si, contrairement à cette règle, on écrit une partie du texte au futur, alors les tribunaux appelés à l’interpréter devront se poser la question suivante : pourquoi a-t-on, dans certains articles, employé le futur et, dans d’autres articles, le présent? » (L.‑P. Pigeon, Rédaction et interprétation des lois (3e éd. 1986), p. 31). Pierre‑André Côté, un autre auteur invoqué par mon collègue, abonde dans le même sens et note qu’« [o]n peut, si l’occasion l’exige, recourir à d’autres temps : le passé ou le futur peuvent marquer l’antériorité ou la postériorité d’une proposition » (P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 275 et 278).

[112]                      Dans Greenshields c. The Queen, [1958] R.C.S. 216, p. 225, quoique dissident dans cette affaire, le juge Locke de notre Cour a précisé que [traduction] « [s]uivant la règle générale d’interprétation des lois, un texte de loi ou un article de celui-ci doit être interprété globalement, chaque partie de ce texte ou article éclairant au besoin le reste de celui-ci. » Le juge Robertson s’est prononcé au même effet dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Xuan, [1994] 2 C.F. 348, p. 354 (C.A.), affirmant que « le sens d’un mot ou d’une expression employée par le législateur ne peut être pleinement compris qu’en relation à l’ensemble du texte dans lequel il s’insère ».

[113]                      Une formation unanime de notre Cour a rappelé récemment ce principe d’interprétation fondamental dans l’affaire Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306, par. 28 :

En matière d’interprétation législative, il faut présumer que les dispositions d’une loi forment un ensemble cohérent et fonctionnent en harmonie [traduction] « comme les diverses parties d’un tout » [. . .] Autrement dit, « l’ensemble [contribue] au sens de chacun des éléments » et « chaque disposition légale doit être envisagée, relativement aux autres, comme la fraction d’un ensemble complet » . . . [Références omises.]

Le législateur québécois a codifié ce principe à l’art. 41.1 de la Loi d’interprétation, lequel précise que « [l]es dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet. »

[114]                      Dans la Loi, le législateur a défini le préjudice corporel indemnisable comme correspondant à tout préjudice physique ou psychique, y compris le décès, « causé dans un accident », en plus de définir un accident comme « tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile ». S’il avait voulu que la portée du régime d’indemnisation s’étende aux préjudices distincts subis en raison d’un événement subséquent à l’accident (ici la faute subséquente), le législateur se serait exprimé clairement en ce sens et il aurait ainsi étendu l’application de la Loi aux préjudices causés « à la suite d’un accident », comme il l’a fait à l’art. 73 de celle-ci. Bien qu’il ne l’ait pas fait aux art. 1, 2 et 6, c’est toutefois la conséquence qu’aurait l’interprétation proposée par mon collègue.

[115]                      En interprétant la Loi, il faut à mon avis se demander pourquoi le législateur a choisi d’exprimer une notion temporelle future à l’art. 73 (« à la suite d’un accident »), ce qu’il n’a pas fait aux art. 1, 2 et 6. En raison de la présomption d’uniformité d’expression, « [l]orsqu’une loi emploie des mots différents pour traiter du même sujet, ce choix du législateur doit être considéré comme délibéré et être tenu pour une indication de changement de sens ou de différence de sens » (Jabel Image Concepts Inc. c. Canada, 2000 CanLII 15319 (C.A.F.), par. 12). Notre Cour a confirmé ce principe d’une voix unanime sous la plume du juge LeBel, dans l’affaire Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 81 :

. . . selon la présomption d’uniformité d’expression, lorsque des termes différents sont employés dans un même texte législatif, il faut considérer qu’ils ont un sens différent. Il faut tenir pour acquis que le législateur a délibérément choisi des termes différents dans le but d’indiquer un sens différent.

Corollairement, « [d]onner aux mêmes mots le même sens dans l’ensemble d’une loi est un principe de base en matière d’interprétation des lois » (R. c. Zeolkowski, [1989] 1 R.C.S. 1378, p. 1387).

[116]                      À mon avis, le libellé de la Loi et le sens commun ne permettent donc pas de soutenir qu’un préjudice distinct causé soit par une faute médicale ou hospitalière subséquente à l’accident, soit par une conduite négligente des policiers subséquemment à l’accident, puisse constituer un préjudice qui a été « causé dans un accident ». Une faute médicale ou hospitalière ou encore une faute policière ne survient pas dans le cadre général de l’usage de l’automobile.

[117]                      Je note que le législateur, en définissant le préjudice corporel couvert par la Loi, a aussi choisi d’inclure les dommages causés aux vêtements portés par la victime. Cet élément peut sembler mineur, mais, selon moi, il appuie mon interprétation dans la mesure où ce ne sont pas n’importe quels vêtements qui sont couverts par la Loi, mais bien ceux que la victime portait lors de l’accident, c’est-à-dire « [l’]événement au cours duquel » ceux-ci furent endommagés « par une automobile ».

[118]                      De plus, le législateur a choisi de prévoir des exceptions à ce qu’il considère comme un « préjudice causé par une automobile », soit « tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile ». Il a exclu le « préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement et [le] préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d’une action de cette personne reliée à l’entretien, la réparation, la modification ou l’amélioration d’une automobile ». Tous les éléments présents dans la définition de « préjudice causé par une automobile » se rapportent à l’automobile : à l’automobile elle-même, à son usage, à son chargement, à la remorque utilisée avec l’automobile, à son entretien, à sa réparation, à sa modification ou à son amélioration. La présence de ces exceptions confirme à mon avis que, pour qu’un préjudice soit couvert par la Loi, il faut qu’il « se soit réalisé dans le cadre général de l’usage de l’automobile » comme l’a dit notre Cour dans Rossy (par. 27), confirmant en cela les propos du juge Baudouin dans Pram (p. 1742).

[119]                      L’interprétation que je propose respecte également la cohérence interne de la Loi, puisqu’elle donne à l’art. 12.1 tout son sens. Cette disposition prévoit ce qui suit :

12.1. La Société doit être mise en cause dans toute action où il y a lieu de déterminer si le préjudice corporel a été causé par une automobile.

[120]                      L’article 12.1 de la Loi prévoit donc explicitement la possibilité pour une partie d’intenter un recours civil afin d’être dédommagée d’un préjudice corporel qui ne serait pas couvert par celle-ci, c’est-à-dire parce que le préjudice en question n’aurait pas été « causé dans un accident ». À mon avis, comme le législateur ne s’exprime pas inutilement, il est clair que suivant les termes de l’art. 12.1, les tribunaux civils seront parfois appelés à déterminer si un préjudice corporel a été causé dans un accident, c’est-à-dire par une automobile, et le législateur a en conséquence établi l’obligation de mettre la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ ») en cause dans le cadre de telles instances. L’article 12.1 ne serait d’aucune utilité si, comme le soutient mon collègue le juge Wagner, les appelants ne disposaient d’aucun recours.

[121]                      J’estime que la position avancée par mon collègue limite indûment la portée, voire la raison d’être, de l’art. 12.1 de la Loi, et ne cadre pas avec une interprétation harmonieuse de celle-ci. Mon collègue affirme que « [l]a raison d’être de cet article n’est pas de donner à la victime d’un accident d’automobile le droit d’exercer un recours civil contre un tiers pour un préjudice couvert par la Loi, mais bien de déterminer, dans un cas donné, si le lien de causalité requis pour entraîner l’application de la Loi est satisfait » (par. 24). Je tiens à préciser que cette affirmation ne reflète pas mon propos. En effet, à mon sens, il est clair que si le préjudice est couvert par la Loi, le débat s’arrête là. Je suis plutôt d’avis que l’art. 12.1 confirme l’existence du droit d’une victime d’exercer un recours civil contre un tiers pour un préjudice qui n’est pas couvert par la Loi. L’article 12.1 illustre que le législateur a prévu qu’il sera parfois nécessaire de déterminer si le préjudice corporel a été causé par une automobile (et donc dans un accident), auquel cas la Loi s’applique.

[122]                      D’ailleurs, l’interprétation de la Loi que je propose correspond également à celle qu’en donne la SAAQ. On ne saurait ignorer totalement la position de cet organisme qui administre la Loi depuis bientôt 40 ans.

[123]                      Par exemple, en 1993, dans une étude détaillée du projet de loi 113, Loi modifiant la Loi sur l’assurance automobile, 2e sess., 34e lég., lequel avait notamment pour effet de moderniser le langage de la Loi, y compris le langage employé quant à l’obligation de mettre en cause la SAAQ prévue à l’art. 12.1, Me Claude Gélinas s’exprimait ainsi au nom de la SAAQ :

Le litige [dans lequel la SAAQ doit être mise en cause] doit porter sur le fait que des dommages corporels sont causés par une automobile. Et ça, c’est lié un peu à notre définition d’« accident » dans notre loi. On définit, dans notre loi, un accident comme étant un événement au cours duquel un dommage est causé par une automobile.

 

(Québec, Assemblée nationale, Commission permanente de l’aménagement et des équipements, « Étude détaillée du projet de loi 113 — Loi modifiant la Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente de l’aménagement et des équipements, vol. 32, no 102, 2e sess., 34e lég., 24 novembre 1993, p. 5369).

[124]                      En somme, le texte de la Loi est clair. Il fournit en soi un critère utile et fonctionnel, qui permet une application efficace du régime d’indemnisation des accidents d’automobile. La Loi doit certes être interprétée de façon large et libérale, mais « [c]ette interprétation doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la loi » (Pram, p. 1741), les termes de la Loi reflétant les choix explicites du législateur. À mon avis, la Loi ne rend pas irrecevables les recours des appelants dans les deux pourvois dont nous sommes saisis en l’espèce. 

[125]                      Je note enfin que l’examen des affaires qui ont servi de fondement jurisprudentiel aux arrêts Pram et Rossy permet de constater que, même selon l’interprétation de la Loi que je propose, le résultat de ces affaires n’aurait pas été différent, dans la mesure où on y alléguait l’existence d’un seul préjudice et que, dans chacune d’elles, il y avait lieu de conclure que ce préjudice avait été « causé dans un accident » (Harris c. Cité de Verdun, [1979] C.S. 690; Cordero c. British Leyland Motors Canada Ltd., [1980] C.S. 899; Lapalme c. Mareluc Ltée, [1983] C.S. 646; Periard c. Ville de Sept-Îles, [1985] I.L.R. ¶1-1963 (C.A. Qc); Commission des accidents de travail du Québec, Desfonds et Larocque c. Girard (1988), 18 C.A.Q. 110; Neveu c. Compagnie d’assurance Victoria du Canada (1989), 30 C.A.Q. 97; Belley c. Tessier-Villeneuve, [1990] R.R.A. 959 (C.A. Qc); Langlois c. Dagenais, [1992] R.R.A. 489 (C.A. Qc)).

B.        Le contexte de l’adoption de la Loi et l’intention du législateur

[126]                      L’examen du contexte de l’adoption de la Loi ainsi que l’analyse de l’intention du législateur étayent la conclusion selon laquelle, en cas de préjudice distinct causé par une faute subséquente à l’accident, il faut déterminer si la Loi est applicable et autoriser le recours civil si le préjudice en cause n’a pas lui-même été « causé dans un accident » automobile.

[127]                      Il importe de rappeler le contexte de l’adoption de la Loi, tel que résumé par notre Cour dans l’affaire Rossy (par. 17-18) :

La Loi est entrée en vigueur en 1978. Elle répondait à l’insatisfaction grandissante à l’égard du système de responsabilité civile en place à l’époque pour régler les litiges découlant d’accidents de la route. En 1971, le gouvernement du Québec avait mis sur pied un comité chargé de lui faire rapport après avoir étudié la réelle indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, que ce soit au terme de recours civils ou en vertu du régime d’assurance en place. Selon le rapport du comité, un grand nombre de ces victimes n’étaient pas indemnisées; il pouvait s’écouler des années avant qu’elles n’obtiennent réparation et le coût des procédures de recouvrement pouvait atteindre des dizaines de milliers de dollars . . .

 

Le gouvernement québécois a donc mis sur pied un régime public d’assurance automobile sans égard à la responsabilité géré par la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ »). Ce nouveau régime vise avant tout à indemniser les victimes des accidents de la route en cas de décès ou de préjudice corporel, et ce, sans égard à la responsabilité. Les dispositions de la Loi qui figurent sous le Titre II éliminent les dépenses et l’incertitude relatives aux recours civils et privés en dommages-intérêts. Cependant, l’autre portion du régime, soit celle décrite au Titre III, concerne le préjudice matériel causé par les automobiles. Ce régime est toujours fondé sur la responsabilité en plus d’exiger la souscription de contrats d’assurance responsabilité privés pour couvrir ces dommages . . . [Je souligne; références omises.]

[128]                      Commentant la réforme créée par la Loi, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore abondent dans le même sens :

L’évolution historique du droit québécois sur le règlement des accidents de la circulation est particulièrement intéressante à observer comme phénomène social. On y voit, en effet, se transformer la pensée du droit sous la pression des forces sociales. Parti de la conception individualiste classique, selon laquelle le propriétaire d’un objet à risque, l’automobile, n’est comptable que du préjudice causé par sa faute, le droit aboutit, par la réforme de 1977, à une conception sociale aux termes de laquelle une absolue priorité est donnée, non plus à la recherche de la faute réelle ou présumée, mais à la compensation des victimes d’accidents de la circulation dans tous les cas. La fonction réparatrice de la responsabilité civile prend donc totalement le dessus. Avec elle, la socialisation du risque, l’étatisation de l’indemnisation, le contrôle strict de l’assurance ont enfin permis de remédier aux injustices sérieuses que tous les régimes antérieurs ne faisaient que perpétuer en dépit des progrès certains venant de réformes d’appoint.

 

Le présent régime législatif ayant pour but d’indemniser adéquatement les victimes d’accidents de la circulation doit recevoir une interprétation large et libérale afin d’atteindre sa finalité d’indemnisation et de compensation. [Je souligne; note en bas de page omise.]

 

(J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), par. 1-1178 à 1-1179)

[129]                      Il importe de considérer ce contexte en interprétant la Loi. Ce sont les risques routiers que le législateur a voulu encadrer par un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité de quiconque. Il n’entendait pas créer — ni n’a créé d’ailleurs — un régime de responsabilité sans égard à la faute en faveur des policiers, des médecins ou d’autres tiers qui commettraient une faute subséquente à un accident d’automobile et causeraient ainsi un préjudice distinct. L’interprétation de la Loi ne devrait donc pas produire un tel résultat, mais c’est pourtant la conséquence qu’aurait celle proposée par mon collègue. À mon avis, si le législateur québécois avait voulu créer un régime d’indemnisation sans égard à la faute de quiconque à l’égard de tout préjudice subséquent à un accident d’automobile, il l’aurait dit explicitement.

[130]                      L’interprétation que propose mon collègue quant au lien requis pour qu’un accident d’automobile soit réputé avoir causé un préjudice corporel couvert par la Loi me semble ne pas respecter l’intention du législateur. En effet, notre Cour a confirmé à maintes reprises l’approche moderne d’interprétation législative selon laquelle [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87 (je souligne)).

[131]                      Dans Rossy, notre Cour a effectivement reconnu que le législateur souhaitait conférer à la Loi une large portée (par. 19). Je ne remets pas ce constat en question, bien au contraire. Je tiens toutefois à souligner que notre Cour a également reconnu, dans cette même affaire, que le régime public d’assurance automobile sans égard à la responsabilité mis en place par la Loi « vise avant tout à indemniser les victimes des accidents de la route en cas de décès ou de préjudice corporel, et ce, sans égard à la responsabilité » (Rossy, par. 18 (je souligne)). Ce sont donc les risques routiers, et non les risques médicaux, hospitaliers, policiers ou autres, que le législateur voulait régir. Il appartient au législateur, et non aux tribunaux, d’élargir les risques couverts.

[132]                      Cette intention de limiter la portée du régime aux risques routiers ressort clairement des débats parlementaires de l’époque.

[133]                      Ainsi que l’indiquent clairement les commentaires de la ministre Payette lors des débats ayant précédé l’adoption du projet de loi no 67, Loi sur l’assurance automobile, 2e sess., 31e lég., ce sont les préjudices causés par une automobile que le législateur voulait encadrer dans un régime d’indemnisation sans égard à la faute :

. . . ce projet vise l’instauration au Québec d’un régime d’indemnisation des personnes lésées à raison d’un dommage corporel causé par une automobile et met à la charge de la Régie de l’assurance automobile du Québec l’administration d’un fonds d’indemnisation des personnes lésées à raison d’un dommage matériel causé par une automobile lorsque la personne responsable du dommage est inconnue, n’est pas assurée, n’est pas assurée suffisamment ou est assurée auprès d’un assureur insolvable. [Je souligne.]

 

(Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 19, no 96, 2e sess., 31e lég., 19 août 1977, p. 3093)

[134]                      La ministre Payette, à l’époque, expliquait en ces termes les expressions « sans égard à la responsabilité » et « no-fault » :

Bien sûr, M. le Président, l’expression même de “no fault” ou sans égard à la responsabilité est ingrate en soi. Elle laisse supposer qu’on se promènera impunément sur les routes du Québec. Elle laisse entendre une sorte de caution aux chauffards et aux ivrognes.

 

Puisque nous savons tous que ce n’est pas à l’assurance de pénaliser les coupables, puisque nous savons tous que mes collègues de la Justice et des Transports verront à écarter de la route les conducteurs imprudents ou dangereux, nous avons essayé de trouver une meilleure expression qui colle davantage au concept de la mise en commun des risques routiers, car c’est cela que nous voulons instaurer, c’est cela, notre “no fault”, c’est cela que nous appelons une plus grande justice sociale, la mise en commun des risques routiers.

 

. . .

 

Au fond, ce que nous voulons, ce que nous créerons, c’est justement une plus grande responsabilité sociale sur nos routes. Le volume extrêmement élevé des sinistres au Québec est un risque social qui va bien au-delà de la responsabilité du conducteur individuel. Aussi, l’inégalité de la protection offerte par le régime actuel rend également nécessaire une meilleure répartition de l’assiette des primes et des indemnisations payées au Québec. [Je souligne.]

 

(Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 19, no 109, 2e sess., 31e lég., 28 octobre 1977, p. 3786-3787)

[135]                      Constitue également un indice révélateur, selon moi, le fait que le législateur ait expressément choisi de ne pas inclure dans la Loi une disposition qui aurait conféré aux médecins une immunité à l’égard d’actes administratifs accomplis dans le cadre de leur travail pour la SAAQ et qui se trouvait initialement dans le projet de loi no 67. En effet, cette disposition énonçait que « [l]es rapports faits à la Régie par un médecin ou un établissement sont confidentiels et privilégiés et, à ce titre, ne peuvent donner lieu à une réclamation en dommages » (projet de loi no 67, première lecture, art. 66).

[136]                      Or, à la suite du dépôt du projet de loi no 67, la Corporation professionnelle des médecins du Québec — aujourd’hui le Collège des médecins du Québec — a produit un mémoire dans lequel elle soulevait des inquiétudes au sujet de l’art. 66 :

Enfin ce même article 66 énonce que les rapports faits par un médecin à la Régie sont confidentiels et « à ce titre, ne peuvent donner lieu à une réclamation en dommages ». [. . .] Il nous apparaît injustifiable d’empêcher une personne lésée de poursuivre un médecin en dommages devant les Tribunaux civils sous prétexte que la faute a été commise lors d’un rapport adressé à la Régie. Serait-ce la Régie qu’on veut mettre à l’abri des poursuites? À défaut par le projet de loi de préciser l’étendue de l’immunité prévue à l’article 66 et l’identité des personnes qui doivent en bénéficier, la Corporation ne peut, pour l’instant, que recommander l’abrogation de ce membre de phrase. [Je souligne.]

 

(Québec, Assemblée Nationale, Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, « Mémoire de la Corporation professionnelle des médecins du Québec à la Commission parlementaire sur le Projet de Loi 67 Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, vol. 19, nº 210, 2e sess., 31e lég., 20 octobre 1977, annexe II, p. 6539)

[137]                      En commission parlementaire, la ministre Payette a confirmé que les inquiétudes soulevées par la Corporation professionnelle des médecins du Québec avaient été prises en considération et elle admettait que l’art. 66 du projet de loi no 67 semblait conférer une immunité dont la portée n’avait pas bien été saisie :

[La Ministre Payette :] . . .

 

. . . dès la réception de votre mémoire, nous avons immédiatement prévu une révision de la rédaction de l’article 66 et . . . nous n’avons même pas attendu de vous rencontrer en commission parlementaire, si bien que cet article est réétudié présentement, à notre demande, à la suite de la réception de votre mémoire.

 

. . .

 

[M. Louis Payette, Corporation professionnelle des médecins du Québec :] . . . L’article 66 pose deux règles, celle du caractère confidentiel des rapports fournis à la régie et la seconde qui, à nos yeux est plus obscure, indique qu’à ce titre, les rapports ne peuvent donner lieu à une réclamation en dommages. . .

 

Lorsque vous avez parlé de l’article 66, je ne sais pas si vous référiez aux deux aspects, l’aspect caractère confidentiel des informations et aussi à cet autre aspect de l’article 66 qui semble conférer à quelqu’un une immunité dont on n’a pas très bien saisi l’étendue.

 

. . .

 

[La Ministre Payette :] . . . cet article en particulier a été redonné immédiatement pour être éclairci, à cause de la pertinence de votre intervention. [Je souligne.]

 

(Québec, Assemblée nationale, Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, « Étude du projet de loi n67 — Loi sur l’assurance automobile », Journal des débats de la Commission permanente des consommateurs, coopératives et institutions financières, vol. 19, no 210, 2e sess., 31e lég., 20 octobre 1977, p. 6493)

[138]                      Comme le souligne avec justesse les appelants dans l’affaire Godbout, l’art. 66 a été retiré du projet de loi no 67 suivant la proposition en ce sens de la ministre Payette deux jours avant la sanction du projet de loi (voir Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 19, no 136, 2e sess., 31e lég., 20 décembre 1977, p. 5047; projet de loi no 67 (sanctionné le 22 décembre 1977)).

[139]                      Dans la mesure où le législateur a jugé nécessaire de retirer du projet de loi no 67 l’immunité qu’il accordait aux médecins pour des actes de nature plus administrative réalisés par ces derniers dans le cadre d’échanges professionnels avec la SAAQ, notamment en raison des inquiétudes soulevées par la Corporation professionnelle des médecins quant à la portée obscure d’une telle immunité, on ne saurait raisonnablement prétendre que le même législateur souhaitait exonérer ceux-ci de leur responsabilité civile à l’égard des soins et traitements qu’ils prodigueraient aux accidentés de la route, sans le prévoir explicitement. Une telle interprétation de la portée de la Loi va à l’encontre de l’intention du législateur. À mon avis, l’interprétation avancée par mon collègue le juge Wagner fait donc ce que le législateur lui-même a clairement choisi de ne pas faire explicitement : elle exonère les tiers fautifs, par exemple les médecins ou les policiers, de leur responsabilité civile pour leurs interventions auprès de victimes d’accidents d’automobile, interventions ayant entraîné un préjudice distinct. Si le législateur avait voulu limiter la responsabilité des médecins, policiers ou autres tiers fautifs, ou les exonérer complètement, il l’aurait fait de façon expresse, comme à l’art. 605 du Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C‑24.2, pour les professionnels de la santé :

605. Aucun recours en dommages-intérêts ne peut être intenté contre un professionnel de la santé pour s’être prévalu des dispositions de l’article 603 [lequel prévoit qu’un professionnel de la santé peut rapporter à la SAAQ le nom, l’adresse et l’état de santé d’une personne de 14 ans ou plus qu’il juge inapte à conduire un véhicule routier].

L’application du régime général de la responsabilité civile ne peut être écartée sans une intervention claire du législateur. La portée de l’art. 83.57 de la Loi est donc confinée par la lettre de cette disposition : cet article rend irrecevables devant un tribunal de droit commun uniquement les recours civils portant sur un « préjudice corporel » au sens de la Loi, c’est-à-dire un préjudice qui est « causé dans un accident ».

C.       Autres considérations interprétatives

(1)           Le législateur ne peut avoir voulu de conséquences absurdes

[140]                      Comme le rappelait notre Cour dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, « [s]elon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes » (par. 27). Le professeur Pierre-André Côté souligne que l’examen de la jurisprudence pertinente tend à indiquer qu’une interprétation sera jugée absurde si elle « mène à des conséquences ridicules ou futiles », si elle crée « un résultat qu’il est impossible de rattacher à la volonté d’un législateur raisonnable et équitable » ou encore si elle est « illogique, incohérent[e], incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet de la loi » (P.-A. Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990), p. 430-432 (tel que cité dans Rizzo & Rizzo Shoes, par. 27); voir aussi 4e éd. 2009, p. 535-536).

[141]                      J’ai conclu précédemment que l’interprétation proposée par mon collègue quant au lien requis pour qu’un accident d’automobile cause un préjudice corporel au sens de la Loi me semble ignorer l’existence de l’art. 12.1 de la Loi. À mon avis, cette interprétation conduit également à une conséquence « absurde », suivant le sens donné à ce terme au paragraphe précédent, dans la mesure où elle est « illogique, incohérent[e] [et] incompatible » avec cette autre disposition de la Loi. Mais, il y a plus.

[142]                      L’interprétation proposée par mon collègue crée en faveur des médecins, des policiers ou de tout autre tiers fautif un régime de responsabilité sans égard à la faute, lorsque cette faute est commise dans le contexte d’un préjudice initial « causé dans un accident ». Par exemple, selon cette interprétation, le policier qui n’aurait pas recherché avec diligence une personne tombée dans un ravin en se rendant au travail en bicyclette pourrait être poursuivi pour les engelures qu’aurait subies cette personne et l’amputation subséquente, mais un tel recours est irrecevable si la même victime est tombée dans un ravin en se rendant au travail en automobile. De même, le médecin qui aurait commis une faute en traitant les blessures du cycliste pourrait faire l’objet d’un recours civil, alors qu’il ne pourrait être poursuivi dans le cas de l’automobiliste, et ce, même si le préjudice est le même dans les deux scénarios. À mon avis, il s’agit là de conséquences absurdes qui résultent de l’interprétation proposée par mon collègue et qu’on ne peut rattacher à la volonté d’un législateur raisonnable et équitable.

(2)           Le droit à réparation intégrale : principe et exception

[143]                      Il importe de souligner que, malgré l’interprétation large et libérale que la Loi doit recevoir, nous devons toujours garder à l’esprit le fait que son art. 83.57 déroge au droit commun de la responsabilité civile, lequel repose notamment sur le principe de la réparation intégrale. Une telle dérogation doit donc être interprétée restrictivement. Le législateur aurait facilement pu prévoir qu’une telle dérogation s’étendrait également aux professionnels de la santé ou à toute autre catégorie de personnes susceptibles de commettre une faute subséquemment à un accident automobile. Je partage entièrement l’avis des appelants dans l’affaire Godbout selon lequel « [u]n changement d’une telle ampleur et impliquant des choix aussi fondamentaux de société ne peut découler purement et simplement d’une interprétation trop large de la Cour d’appel des dispositions de la [Loi] » (m.a. Godbout, par. 81).

(3)           Considérations basées sur d’autres régimes législatifs

[144]                      Notre Cour a reconnu l’utilité du droit comparé afin d’interpréter la Loi, notamment en raison de la similarité qui existe entre les régimes législatifs québécois et manitobain en matière d’assurance automobile (Rossy, par. 31) :

La loi manitobaine est un élément de comparaison utile puisqu’elle crée, à l’image du régime québécois, un régime d’assurance automobile « sans égard à la responsabilité ».

[145]                      Or, contrairement à mon collègue, j’estime que l’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba dans Mitchell c. Rahman, 2002 MBCA 19, 163 Man. R. (2d) 87, demeure utile afin d’interpréter le lien de causalité requis pour l’application de la Loi. En présence de faits très similaires à ceux de l’affaire Godbout, la Cour d’appel du Manitoba a conclu dans Mitchell que l’accident d’automobile initial n’avait constitué que l’occasion du préjudice dont il était question et non pas sa cause :

[traduction] Est-il possible d’affirmer que le dommage ayant résulté du traitement médical inadéquat a été « causé par [. . .] [l’]usage [d’une automobile] »? À mon avis, ce n’est pas possible. Dans le cas qui nous occupe, l’usage d’une automobile a constitué tout au plus l’occasion — la circonstance qui a fait que le demandeur s’est rendu à l’hôpital défendeur pour y être traité. [par. 56]

[146]                      De l’avis de mon collègue, l’affaire Mitchell ne s’applique pas en l’espèce, notamment parce qu’à « la différence de l’art. 5 de la Loi, l’art. 73 de la Loi sur la société d’assurance publique du Manitoba[, C.P.L.M., c. P215,] précise que les indemnités payables le sont “sans égard à la responsabilité de quiconque eu égard à l’accident” » (par. 68 (souligné dans l’original)). Selon mon collègue, la présence de l’expression « eu égard à l’accident » dans la loi manitobaine aurait pour effet de restreindre davantage le champ d’application de cette loi par rapport à celui de la loi québécoise, ce qui limiterait également l’utilité des motifs de la Cour d’appel du Manitoba. Avec égards, je ne peux souscrire à cette opinion. Au contraire, la loi manitobaine et la loi québécoise ont nécessairement la même portée. Dans le cas de la loi québécoise, c’est pour réparer un préjudice corporel suivant la définition qu’elle en donne — soit tout préjudice corporel d’ordre physique ou psychique d’une victime, y compris le décès, qui est causé dans un accident — que les indemnités sont accordées par la SAAQ aux victimes, sans égard à la responsabilité de quiconque. Les définitions d’« accident » et de « préjudice corporel » figurant dans la Loi ont sur sa portée le même effet juridique que l’expression « eu égard à l’accident » présente dans la loi manitobaine.

[147]                      D’ailleurs, lorsque l’on lit ensemble les art. 5 et 6 de la Loi, la seule conclusion plausible et logique qui peut être tirée est que l’expression « sans égard à la responsabilité de quiconque » s’entend de la responsabilité de quiconque « dans l’accident ».

[148]                      Mon collègue fonde également son raisonnement sur le parallèle qu’il dresse entre le régime législatif applicable aux accidents du travail et le régime prévu par la Loi. Il note que « le législateur québécois a instauré en 1985 un régime particulier d’indemnisation à l’intention des travailleurs victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle » et que, « [s]auf exception, les travailleurs qui ont droit à des prestations en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ne peuvent s’adresser aux tribunaux de droit commun pour être indemnisés des préjudices subis en raison d’un accident du travail » (par. 34).

[149]                      Dans la mesure où mon collègue s’inspire du régime de responsabilité mis en place par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A-3.001, les propos de la Cour d’appel dans l’affaire G.D. c. Centre de santé et des services sociaux A, 2008 QCCA 663, [2008] R.J.D.T. 663, par. 39-40, au sujet de l’immunité civile qu’elle confère sont pertinents :

L’immunité de la [Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles] enlève à la victime d’une lésion professionnelle tout droit d’action en responsabilité civile contre son employeur et ses coemployés, en raison de sa lésion. Il peut paraître simpliste — mais le corollaire est exact à mon avis — d’ajouter que l’immunité ne lui enlève pas de droit d’action non en raison de sa lésion.

 

Les termes de la disposition lient l’immunité à la lésion, non pas à l’accident de travail ou aux faits d’où provient la lésion. La distinction me semble importante. Certes il faut interpréter libéralement la Latmp, une Loi à portée sociale, mais, à mon avis, cela ne permet pas d’extrapoler et d’étendre l’immunité à tout ce qui touche de près ou de loin à un accident de travail. [Je souligne; en italique dans l’original.]

À mon avis, le même raisonnement s’applique aux présents pourvois : bien qu’il faille interpréter libéralement la Loi, cela ne devrait pas permettre d’extrapoler et d’étendre l’immunité qu’elle confère à tout ce qui touche de près ou de loin à un accident automobile.

(4)           Les décisions du Tribunal administratif du Québec (« TAQ »)

[150]                      Je constate que mon collègue semble entériner un courant jurisprudentiel du TAQ, adopté en l’espèce par la Cour d’appel, voulant « que l’aggravation de l’état de la victime d’un accident d’automobile, alors que ses blessures sont encore traitées et ne sont pas guéries ou consolidées, conserve généralement un lien causal suffisant avec l’accident pour être pleinement indemnisée par la SAAQ » (par. 43). Ces propos révèlent nettement une modification de la question qui nous est soumise. L’aggravation de l’état d’une victime — indépendamment de l’existence d’une faute subséquente causant un dommage distinct — n’est pas la question que nous avons à trancher et à l’égard de laquelle les parties nous ont présenté leurs arguments.

(5)           Les considérations relatives à l’accès à la justice

[151]                      Par ailleurs, il est tout à fait infondé de prétendre que la conclusion à laquelle j’en arrive — c’est-à-dire permettre l’exercice d’un recours civil visant à faire déterminer si un préjudice distinct qui est le résultat d’un acte fautif subséquent à l’accident est lui aussi couvert par le régime d’indemnisation établi par la Loi — aurait pour effet d’engorger les rôles des tribunaux. De tels cas sont rares, et il serait injuste de priver les victimes dans de tels cas de leur droit de recours. L’intention du législateur au moment de l’adoption de la Loi était précisément de faciliter l’accès à la justice dans le contexte de risques routiers (Rossy, par. 17-19). Avec égards, l’interprétation proposée par mon collègue restreindrait l’accès à la justice pour les victimes de fautes médicales, hospitalières, policières ou autres qui surviennent subséquemment à un accident d’automobile.

[152]                      La SAAQ elle-même, chargée d’administrer le fonds d’assurance et d’acquitter les demandes d’indemnités qui lui sont présentées en vertu de la Loi (Loi sur la Société de l’assurance automobile du Québec, RLRQ, c. S‑11.011, art. 2(1)a) et 2(2)b)), dit ne pas partager les inquiétudes exprimées par la Cour d’appel, qui craint que le régime d’indemnisation créé par la Loi soit fragilisé si l’on devait autoriser les recours des appelants. Au contraire, « [e]lle n’entrevoit pas de difficultés particulières et continuera d’appliquer les mêmes traitements aux demandes d’indemnités si des recours comme celui des Appelants étaient autorisés » (m.i. (Godbout), par. 25; voir également m.i. (Gargantiel), par. 26). La SAAQ est l’experte en la matière et sa position appuie mon interprétation de la Loi. Celle que propose mon collègue, en élargissant indûment la portée de la Loi, risque d’imposer aux contribuables québécois le coût de dommages sans lien avec l’application de la Loi et d’exonérer des tiers fautifs de toute responsabilité, en assimilant les risques médicaux, hospitaliers et policiers aux risques routiers.

D.            Le lien de causalité peut être rompu dans le cadre du régime d’indemnisation créé par la Loi

[153]                      En raison de mon interprétation de la Loi en cas de préjudice distinct causé par une faute subséquente, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de la rupture du lien de causalité dans le cadre du régime d’indemnisation créé par la Loi. D’ailleurs ce n’est que de façon subsidiaire que les appelants dans l’affaire Godbout discutent de cet argument. Je désire toutefois répondre à quelques observations qu’a formulées mon collègue à cet égard.

[154]                      À mon avis, il est erroné de conclure que le caractère sui generis de la causalité dans le cadre du régime d’indemnisation établi par la Loi implique nécessairement que le lien de causalité initial ne peut jamais être rompu par un fait nouveau causant un préjudice distinct. 

[155]                      Dans l’affaire St-Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 96, notre Cour a implicitement reconnu que le lien de causalité peut être rompu par un fait nouveau lorsqu’elle a affirmé ce qui suit : « Il y avait une preuve importante indiquant que tout le préjudice subi avait été causé par l’accident et que les fautes de l’intimé n’avaient causé aucune aggravation ni aucun préjudice indépendant » (je souligne). Ce n’est donc pas parce que la Loi s’appliquait que le demandeur a été débouté dans cette affaire, mais bien parce que la preuve qu’il a présentée n’étayait pas l’existence d’un préjudice causé par les fautes du défendeur. À mon avis, il serait inapproprié dans les présents pourvois de fermer la porte à l’application de la théorie du novus actus interveniens.

E.        Un mot sur la question de la renonciation

[156]                      La Cour d’appel du Québec a fait erreur en concluant que « réclamer, recevoir et encaisser une indemnité de la SAAQ comporte à tout le moins une présomption voulant que celui ou que celle qui réclame, de même que la SAAQ, sont d’avis que ce qui est réclamé et indemnisé compense un préjudice corporel causé dans un accident ce qui écarte tout droit de réclamer d’autrui » (Godbout, motifs de la C.A., par. 85; voir aussi Gargantiel, motifs de la C.A. (2015 QCCA 224), par. 50).

[157]                      Le concept de renonciation ne trouve aucune application dans le cadre de la Loi. Par l’effet de son art. 83.57, la Loi instaure un régime unique et complet d’indemnisation pour les préjudices qu’elle couvre. C’est le fait qu’un dommage soit qualifié de « préjudice corporel » qui ouvre droit à une indemnité : s’il s’agit d’un préjudice corporel causé dans un accident, alors la Loi s’applique et l’art. 83.57 rend irrecevable tout recours pour ce préjudice devant une juridiction civile. Ainsi, une personne ne possède jamais à la fois le droit d’être indemnisée en vertu de la Loi et celui de poursuivre le présumé responsable de son préjudice devant un tribunal. En somme, il est impossible de renoncer à un droit que l’on ne possède pas.

[158]                      Le fait que des indemnités aient été réclamées à la SAAQ et reçues de cette dernière dans les deux dossiers qui nous concernent ne saurait donc être interprété comme une renonciation. Si Mme Godbout et M. Gargantiel ont effectivement reçu des indemnités pour des préjudices non couverts par la Loi, cette dernière prévoit des mécanismes pour procéder aux ajustements nécessaires, comme l’a fort bien exposé la SAAQ dans son mémoire et à l’audience (Loi, art. 83.44 et 83.44.1).

[159]                      Je désire, en terminant, ajouter deux autres remarques à propos de cette soi-disant renonciation. Premièrement, dans l’affaire Godbout, alors que le recours des appelants a été intenté en 2002, ce n’est qu’en 2010 que les intimés ont plaidé que ce recours était irrecevable en raison de l’existence de la Loi. Bien que l’art. 83.57 de la Loi ait pour effet de créer un régime unique et complet d’indemnisation pour les préjudices couverts par celle-ci, de 2002 à 2010, les parties ont considéré que le litige qui les opposait était une cause en responsabilité médico-hospitalière. Deuxièmement, notre Cour elle-même, dans l’affaire St-Jean c. Mercier, a tout simplement appliqué les principes généraux en matière de responsabilité civile à l’analyse du lien de causalité; le fait que la victime recevait des indemnités de la SAAQ dans cette affaire n’a pas fait échec au recours.

III.          Conclusion

[160]                      Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais les deux pourvois :

–          Dans l’affaire Godbout, dans l’éventualité où la Cour supérieure en venait à la conclusion que les intimés ont commis une faute médicale lors de l’hospitalisation de Mme Godbout subséquente à l’accident automobile et que cette faute médicale a causé des dommages distincts, l’art. 83.57 de la Loi ne fait pas échec au recours en dommages-intérêts des appelants.

–          Dans l’affaire Gargantiel, la Cour supérieure a fait erreur en accueillant la requête en irrecevabilité du recours en dommages-intérêts de l’appelant.

                    Pourvois rejetés avec dépens, la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs des appelants Thérèse Godbout, Louis Godbout et Iris Godbout : Ménard, Martin, Montréal.

                    Procureurs de l’intimé Jean‑Maurice Pagé : McCarthy Tétrault, Montréal.

                    Procureurs des intimés Anick Dulong, Moreno Morelli, Martin Lavigne, Jacques Toueg et l’Hôpital du Sacré‑Cœur de Montréal : Borden Ladner Gervais, Montréal.

                    Procureurs de l’appelant Gilles Gargantiel : Leonard Kliger, Avocat, Montréal.

                    Procureurs de l’intimée/intervenante la procureure générale du Québec : Bernard, Roy (Justice Québec), Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante la Société de l’assurance automobile du Québec : Raiche Pineault Laroche, Montréal.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.