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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation),

2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360

Date : 20121109

Dossiers : 34040, 34041

 

Entre :

Frederick Moore au nom de Jeffrey P. Moore

Appelant

et

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique, représentée par le ministère de l’Éducation, et Board of Education of School District No. 44 (North Vancouver), anciennement appelé The Board of School Trustees of School District No. 44 (North Vancouver)

Intimés

- et -

Procureur général de l’Ontario, Justice for Children and Youth, British Columbia Teachers’ Federation, Conseil des Canadiens avec déficiences, Commission ontarienne des droits de la personne, Saskatchewan Human Rights Commission, Alberta Human Rights Commission, International Dyslexia Association, Ontario Branch, Commission canadienne des droits de la personne, Association canadienne des troubles d’apprentissage, Canadian Constitution Foundation, Commission des droits de la personne du Manitoba, West Coast Women’s Legal Education and Action Fund, Association canadienne pour l’intégration communautaire, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, British Columbia Human Rights Tribunal et Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

Intervenants

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 71)

La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

 

 

 


 


Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360

Frederick Moore au nom de Jeffrey P. Moore                                             Appelant

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la

Colombie‑Britannique, représentée par le ministère de

l’Éducation, et Board of Education of School District No. 44

(North Vancouver), anciennement appelé The Board of

School Trustees of School District No. 44 (North Vancouver)                       Intimés

et

Procureur général de l’Ontario, Justice for Children and Youth,

British Columbia Teachers’ Federation, Conseil des Canadiens

avec déficiences, Commission ontarienne des droits de la

personne, Saskatchewan Human Rights Commission, Alberta

Human Rights Commission, International Dyslexia Association,

Ontario Branch, Commission canadienne des droits de la personne,

Association canadienne des troubles d’apprentissage, Canadian

Constitution Foundation, Commission des droits de la personne

du Manitoba, West Coast Women’s Legal Education and Action

Fund, Association canadienne pour l’intégration communautaire,

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse,

British Columbia Human Rights Tribunal et Société de soutien

à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada                 Intervenants

Répertorié : Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation)

2012 CSC 61

Nos du greffe : 34040, 34041.

2012 : 22 mars; 2012 : 9 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Droits de la personne — Discrimination — Motifs de distinction illicite — Déficience mentale ou physique — Éducation — Fréquentation de l’école publique par un élève dyslexique — L’annulation par le district scolaire d’un programme d’éducation spécialisée a eu pour effet d’obliger l’élève à s’inscrire dans une école privée spécialisée — Le district scolaire a‑t‑il commis de la discrimination à l’endroit de l’élève en ne lui fournissant pas les mesures de remédiation nécessaires? — Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 8.

                    Droit de l’éducation — Réglementation et administration des écoles — Programmes d’éducation — Obligations des autorités scolaires — En quoi consiste l’accès concret à l’éducation dans le cas des élèves ayant des troubles d’apprentissage? — School Act, S.B.C. 1989, ch. 61.

                    Atteint de dyslexie grave, J profitait à cet égard de mesures d’éducation spécialisée à l’école publique qu’il fréquentait.  En deuxième année du primaire, comme il ne pouvait pas obtenir l’assistance dont il avait besoin au sein de son école, une psychologue travaillant pour le district scolaire a recommandé qu’il fréquente le Centre de diagnostic local afin de bénéficier des mesures de remédiation nécessaires.  Lorsque le district scolaire a fermé le Centre de diagnostic, J a été transféré dans une école privée pour y recevoir l’enseignement dont il avait besoin.  Le père de J a déposé au nom de ce dernier, auprès du Tribunal des droits de la personne de la C.‑B., une plainte contre le district scolaire et la province, leur reprochant d’avoir privé J d’un « service [. . .] destiné au public » visé à l’art. 8 du Human Rights Code de la C.‑B.  Le Tribunal a conclu que J avait fait l’objet de discrimination par le district et par la province et il a prononcé contre eux un large éventail de mesures de réparation d’ordre systémique de portée considérable.  De plus, il a ordonné le remboursement à la famille des frais de scolarité payés pour que J fréquente l’école privée.  La juge siégeant en révision a annulé la décision du Tribunal, concluant qu’il n’y avait pas eu discrimination.  La Cour d’appel à la majorité a rejeté l’appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli en grande partie.

                    La School Act de la Colombie‑Britannique a pour objectif de faire en sorte que « tous les apprenants [. . .] développe[nt] leur potentiel et [. . .] acqu[ièrent] les connaissances, les habiletés et les attitudes nécessaires pour contribuer à l’établissement d’une société saine, démocratique et pluraliste et d’une économie durable et florissante ».  Le gouvernement reconnaît par là que la raison pour laquelle les enfants ont droit à l’éducation est qu’une démocratie et une économie saines requièrent leur contribution en tant que citoyens instruits.  Des services d’éducation spécialisée adéquats ne sont donc pas un luxe dont la société peut se passer.  Dans le cas des personnes atteintes de troubles d’apprentissage sévères, de tels services servent de rampe permettant de concrétiser l’engagement pris dans la loi envers tous les enfants en Colombie‑Britannique, à savoir l’accès à l’éducation.

                    Le « service » auquel J a droit en vertu de l’art. 8 du Human Rights Code de la C.‑B. est l’éducation en général.  Considérer l’éducation spécialisée comme le service en cause risque d’aboutir à des justifications du genre « séparé mais équivalent ».  Si J était comparé uniquement à d’autres élèves ayant des besoins spéciaux, cela signifierait que le district pourrait supprimer tous les programmes destinés à ces élèves mais rester néanmoins à l’abri d’une plainte de discrimination.  S’il est comparé uniquement à d’autres élèves ayant des besoins spéciaux, il n’est pas possible d’examiner dans son ensemble la question de savoir s’il a profité de l’accès concret à l’éducation auquel ont droit tous les élèves de la Colombie‑Britannique.  Cette approche risque de perpétuer exactement le désavantage et l’exclusion que le Code est censé corriger.

                    Pour établir à première vue l’existence de discrimination visée à l’art. 8, les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement à un service destiné au public et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.  Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique.  Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination.

                    Personne ne conteste que la dyslexie dont J est atteint constitue une déficience.  Il ne fait également aucun doute que tout effet préjudiciable qu’il a pu subir est lié à cette déficience.  La question à trancher consiste donc à se demander si l’on a sans justification raisonnable privé J, en raison de la déficience dont il est atteint, de l’accès concret aux services d’éducation générale destinés à tous les enfants en Colombie‑Britannique. 

                    La discrimination à première vue a été établie en raison du caractère insuffisamment intensif des mesures de remédiation mises en œuvre par le district, compte tenu des troubles d’apprentissage de J, afin de donner à ce dernier accès à l’éducation à laquelle il avait droit.  J a reçu une forme d’aide pédagogique spécialisée jusqu’en troisième année, mais la conclusion du Tribunal que les mesures de remédiation étaient loin d’être suffisantes pour fournir à J l’éducation à laquelle il avait droit était entièrement étayée par la preuve.  Le Tribunal a jugé que des employés du district avaient prévenu la famille que J avait besoin de mesures de remédiation intensives.  Par suite de la fermeture du Centre de diagnostic, ces mesures ne pouvaient être obtenues que dans une école privée.

                    Le Tribunal a jugé que, lorsque le district a décidé de fermer le Centre de diagnostic, il l’a fait sans savoir comment il serait satisfait aux besoins des élèves comme J, et sans avoir réalisé d’analyse des besoins, considéré quelles mesures pourraient remplacer le Centre de diagnostic ou évalué l’effet de cette fermeture sur les élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères.  C’est la combinaison de la reconnaissance sans équivoque par le district, par ses employés et par les experts du besoin de J de profiter des mesures de remédiation intensives pour avoir accès concrètement à l’éducation, de la fermeture du Centre de diagnostic et du fait que la famille avait été avisée que le district n’était pas en mesure de fournir autrement ces services qui a justifié le Tribunal de conclure que l’omission du district de répondre aux besoins de J en matière d’éducation constituait de la discrimination à première vue.

                    La question suivante consiste à décider si la conduite du district était justifiée.  La justification invoquée par le district repose sur la crise financière qu’il traversait durant la période pertinente et qui a mené à la fermeture du Centre de diagnostic et à d’autres compressions connexes.  Il n’y a pas lieu de modifier les constatations du Tribunal suivant lesquelles le district disposait d’autres solutions pour régler sa crise budgétaire.  Le Tribunal a accepté que le district était aux prises avec des difficultés financières durant la période pertinente.  Toutefois, il a en outre conclu que des compressions avaient visé de manière disproportionnée les programmes destinés aux élèves ayant des besoins spéciaux.  En effet, le district avait maintenu des programmes discrétionnaires comme l’école en plein air (« Outdoor School ») — un centre de plein air où les élèves recevaient de l’enseignement sur la collectivité et l’environnement — alors qu’il avait supprimé le Centre de diagnostic, et ce, malgré les coûts similaires de ces programmes.

                    Fait plus important encore, le Tribunal a conclu que le district n’avait procédé à aucune évaluation, financière ou autre, des solutions de rechange qui existaient ou auraient pu raisonnablement être trouvées pour répondre aux besoins des élèves ayant des besoins spéciaux si la décision de fermer le Centre de diagnostic était prise.  L’omission d’envisager d’autres réaménagements financiers invalide complètement l’argument du district, à savoir qu’il avait été justifié de ne pas fournir à J d’accès concret à l’éducation, parce qu’il n’avait pas eu le choix d’agir comme il l’a fait.  Pour décider qu’il ne disposait d’aucune autre solution, le district devait à tout le moins se demander quelles auraient pu être ces autres solutions.

                    La conclusion de discrimination prononcée à l’encontre du district est rétablie.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Brown c. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954); Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868.

Lois et règlements cités

Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, art. 59.

Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 8.

School Act, S.B.C. 1989, ch. 61, préambule.

School Amendment Act, S.B.C. 1993, ch. 6.

Doctrine et autres documents cités

Brodsky, Gwen, Shelagh Day et Yvonne Peters.  Les accommodements du XXIe siècle.  Commission canadienne des droits de la personne, 2012 (en ligne : http://www.chrc‑ccdp.ca/pdf/accommodation_fra.pdf).

Colombie‑Britannique.  Ministry of Education.  Mandate for the School System. Vancouver : The Ministry, 1989.

Colombie‑Britannique.  Ministry of Education.  Special Programs : A Manual of Policies, Procedures and Guidelines.  Vancouver : The Ministry, 1985.

MacKay, A. Wayne.  « Connecting Care and Challenge : Tapping Our Human Potential » (2008), 17 E.L.J. 37.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Rowles, Saunders et Low), 2010 BCCA 478, 12 B.C.L.R. (5th) 246, 326 D.L.R. (4th) 77, 294 B.C.A.C. 185, 498 W.A.C. 185, 71 C.H.R.R. D/238, [2011] 3 W.W.R. 383, [2010] B.C.J. No. 2097 (QL), 2010 CarswellBC 3446, qui a confirmé une décision de la juge Dillon, 2008 BCSC 264, 81 B.C.L.R. (4th) 107, 62 C.H.R.R. D/289, [2008] 10 W.W.R. 518, [2008] B.C.J. No. 348 (QL), 2008 CarswellBC 388, ayant infirmé une décision du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique, 2005 BCHRT 580, 54 C.H.R.R. D/245, [2005] B.C.H.R.T.D. No. 580 (QL), 2005 CarswellBC 3573.  Pourvoi accueilli en grande partie.

                    Frances M. Kelly et Devyn Cousineau, pour l’appelant.

                    Leah Greathead et E. W. (Heidi) Hughes, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique, représentée par le ministère de l’Éducation.

                    Laura N. Bakan, c.r., David J. Bell et Kristal M. Low, pour l’intimé Board of Education of School District No. 44 (North Vancouver), anciennement appelé The Board of School Trustees of School District No. 44 (North Vancouver).

                    Robert E. Charney et Sarah Kraicer, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Andrea Luey, pour l’intervenante Justice for Children and Youth.

                    Diane MacDonald et Robyn Trask, pour l’intervenante British Columbia Teachers’ Federation.

                    Argumentation écrite seulement par Gwen Brodsky, Yvonne Peters et Melina Buckley, pour l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences.

                    Anthony D. Griffin, pour les intervenantes la Commission ontarienne des droits de la personne, Saskatchewan Human Rights Commission et Alberta Human Rights Commission.

                    Rahool P. Agarwal, Christopher W. Cummins et Rowan E. Weaver, pour l’intervenante International Dyslexia Association, Ontario Branch.

                    Brian Smith et Philippe Dufresne, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.

                    Yude M. Henteleff, c.r., et Darla L. Rettie, pour l’intervenante l’Association canadienne des troubles d’apprentissage.

                    Ranjan K. Agarwal et Daniel Holden, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    Argumentation écrite seulement par Isha Khan, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba.

                    Alison Dewar, pour l’intervenant West Coast Women’s Legal Education and Action Fund.

                    Roberto Lattanzio et Laurie Letheren, pour l’intervenante l’Association canadienne pour l’intégration communautaire.

                    Athanassia Bitzakidis, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

                    Denise E. Paluck, pour l’intervenant British Columbia Human Rights Tribunal.

                    Nicholas McHaffie et Sarah Clarke, pour l’intervenante la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                             La juge Abella — Le présent pourvoi porte sur l’éducation de Jeffrey Moore, un enfant ayant des troubles d’apprentissage sévères, qui soutient avoir été victime de discrimination, parce que les mesures de remédiation intensives dont il aurait eu besoin au cours de ses premières années d’école en raison de sa dyslexie n’étaient pas offertes dans le système scolaire publicSur la recommandation d’un psychologue scolaire, les parents de Jeffrey l’ont inscrit dans des écoles privées spécialisées en 4e année du primaire et ont payé les frais de scolarité nécessaires.  Les mesures de remédiation qu’il a suivies ont porté fruit et son habileté à la lecture s’est améliorée de façon appréciable.

[2]                             Le père de Jeffrey, Frederick Moore, a déposé à l’encontre du district scolaire et du ministère de l’Éducation de la Colombie‑Britannique une plainte fondée sur les droits de la personne, affirmant que Jeffrey avait fait l’objet de discrimination basée sur sa déficience et avait été privé d’un [traduction] « service [. . .] destiné au public », en contravention de l’art. 8 du Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210 (« Code »).

[3]                             Le Tribunal des droits de la personne a tenu 43 jours d’audience au cours desquels on lui a soumis en preuve des données concernant le financement et l’administration des services d’éducation spécialisée dans la province et le district, les contraintes budgétaires de ce dernier à l’époque pertinente, la dyslexie en général et la situation de Jeffrey en particulier.

[4]                             Le Tribunal a conclu que l’omission du système scolaire public de fournir à Jeffrey l’appui dont il avait besoin pour avoir accès concrètement aux possibilités d’éducation offertes par le Conseil scolaire constituait de la discrimination au sens du Code.  Je partage cette opinion.

[5]                             Aux termes du préambule de la loi intitulée School Act[1], la loi qui était en vigueur lorsque Jeffrey fréquentait l’école, [traduction] « l’objectif du système scolaire de la Colombie‑Britannique est de permettre à tous les apprenants de développer leur potentiel et d’acquérir les connaissances, les habiletés et les attitudes nécessaires pour contribuer à l’établissement d’une société saine, démocratique et pluraliste et d’une économie durable et florissante ».  En énonçant ainsi l’objet de la loi, le gouvernement reconnaît que la raison pour laquelle tous les enfants ont droit à l’éducation est qu’une démocratie et une économie saines requièrent leur contribution en tant que citoyens instruits.  Des services d’éducation spécialisés adéquats ne sont donc pas un luxe dont la société peut se passer.  Dans le cas des personnes atteintes de troubles d’apprentissage sévères, de tels services servent de rampe permettant de concrétiser l’engagement pris dans la loi envers tous les enfants en Colombie‑Britannique, à savoir l’accès à l’éducation.

Contexte

[6]                             Durant la période pertinente, les fonds alloués aux établissements scolaires publics en Colombie‑Britannique étaient votés annuellement par la province, mais administrés par les districts en vertu de la School Act.  À partir de l’année scolaire 1990‑1991, la province a instauré un système de financement global, suivant lequel une somme globale était affectée à l’éducation puis répartie par le ministre entre les différents districts.  La somme globale fixée durant l’année de référence était ajustée annuellement en fonction des inscriptions, des services obligatoires et de certains indicateurs économiques telle la fluctuation du coût des ressources.  Pendant une courte période, afin de faciliter la transition à ce nouveau système la province a versé des subventions de péréquation aux districts qui avaient disposé jusque‑là d’importantes recettes additionnelles par l’imposition de taxes locales. 

[7]                             Pour les besoins du financement de l’éducation spécialisée, la province classait les élèves en diverses catégories, y compris certaines qu’elle désignait au moyen des expressions [traduction] « incidence élevée/faibles coûts » et « faible incidence/coûts élevés ».  Les troubles d’apprentissage sévères comme la dyslexie ont toujours été considérés comme relevant de la catégorie « incidence élevée/faibles coûts ».  À partir de l’année 1987‑1988, la province a établi, à l’égard des fonds spécifiquement affectés aux élèves appartenant à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts », un plafond correspondant à un pourcentage donné de la population étudiante d’un district, et ce, afin de limiter le nombre croissant d’élèves admissibles à ce financement supplémentaire.  Il convient de souligner que, en 1991, la School Act a fixé des niveaux de dépenses minimums pour les élèves appartenant aux catégories « incidence élevée/faibles coûts » et « faible incidence/coûts élevés ».  Cela signifiait que, lorsqu’un enfant était reconnu comme étant atteint de trouble d’apprentissage sévère, la prestation de services de soutien additionnel était obligatoire.  Par conséquent, chaque district devait prélever sur la somme globale qui lui était consentie par la province les fonds additionnels nécessaires en faveur des élèves de la catégorie « incidence élevée/faibles coûts » en sus du plafond déjà établi pour ces derniers.

[8]                             Lorsque Jeffrey est entré à la maternelle en 1991, les élèves du district ayant des besoins spéciaux étaient appuyés de plusieurs manières : ils recevaient l’assistance d’aide‑enseignants en matière d’éducation spécialisée en salle de classe et à l’extérieur de celle‑ci; leur cas était soumis au Learning Assistance Centre (« Centre d’aide à l’apprentissage ») situé dans l’école même et où ils pouvaient travailler en compagnie d’orthopédagogues ou de tuteurs; un petit nombre d’entre eux étaient admis au Centre de diagnostic pour y recevoir une aide plus intensive.

[9]                             À la suite de la mise en œuvre du régime de financement global, le district dont relevait Jeffrey, soit le district scolaire no 44, a été aux prises avec d’importantes difficultés financières.  De 1991‑1992 à 1994‑1995, le district a connu de façon ininterrompue des déficits budgétaires.  Il avait pu compter par le passé sur des fonds additionnels et avait reçu des subventions de péréquation décroissantes jusqu’en 1992‑1993.  En dépit de ses demandes en ce sens, le district n’a reçu aucun financement supplémentaire de la province, mais il lui a été permis d’enregistrer des déficits temporaires.  La persistance des déficits durant cette période a mené à l’imposition de compressions budgétaires généralisées de 1991‑1992 à 1994‑1995, y compris une réduction de près de 1,5 million de dollars au titre des dépenses consacrées aux élèves ayant des troubles d’apprentissage et appartenant à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts ».

[10]                         Lors de la préparation du budget pour l’année 1994‑1995, la réduction de la disponibilité des aides‑enseignants et la fermeture du Centre de diagnostic du district — un programme offrant des services intensifs et une assistance individualisée aux élèves éprouvant des troubles d’apprentissage sévères — faisaient partie des solutions envisagées pour remédier aux difficultés financières.  Le district a limité ses compressions visant les services d’aides‑enseignants en raison des modalités de la convention collective intervenue avec le syndicat des enseignants, lesquelles exigeaient l’intervention d’un aide‑enseignant pendant au moins deux heures par semaine lorsqu’un élève était désigné comme appartenant à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts ».  D’autres compressions proposées ont été mises en application, dont la fermeture du Centre de diagnostic en 1994.  En février 1996, la province a congédié les membres de la Commission scolaire du district et a remplacé la commission par un commissaire officiel.

[11]                         Jeffrey Moore a commencé à fréquenter la maternelle en septembre 1991 à l’école primaire Braemar, son école de quartier à North Vancouver, dans le district en question.  Jeffrey était un enfant heureux et plein d’énergie à la prématernelle, mais il est vite devenu évident à la maternelle qu’il avait besoin de soutien additionnel pour apprendre à lire.  Après avoir obtenu de faibles résultats lors d’un test d’évaluation, Jeffrey a été confié à une équipe appelée Elementary Learning Resource Team (« Équipe de ressources en apprentissage au niveau élémentaire »), qui était formée de spécialistes chargés d’offrir aide et appui aux élèves du district ayant des troubles d’apprentissage sévères, dont la dyslexie. 

[12]                         Après sa première évaluation en maternelle, Jeffrey a été observé en salle de classe et un aide‑enseignant lui a fourni de l’assistance individuelle pendant 15 minutes trois fois par semaine.  Il a ensuite été évalué à deux reprises en première année par l’Équipe de ressources en apprentissage au niveau élémentaire, parce qu’il continuait à prendre du retard dans le développement de ses habiletés en lecture et en écriture.  Il a commencé à fréquenter le Centre d’aide à l’apprentissage trois fois par semaine pour des séances individuelles d’une demi‑heure avec Barbara Waigh, une orthopédagogue.  Il a également profité de deux séances de 40 minutes avec un tuteur bénévole au Centre d’aide à l’apprentissage.  Comme Jeffrey continuait de progresser lentement, ses parents ont suivi la recommandation de l’école et engagé un tuteur privé pour qu’il travaille avec lui.

[13]                         En janvier 1994, alors que Jeffrey était en deuxième année, ses parents sont devenus inquiets parce qu’il souffrait de maux de tête de plus en plus graves et ils l’ont amené chez un neurologue.  Ce dernier leur a dit que Jeffrey vivait un stress important, qui pouvait être réduit en remédiant à ses troubles d’apprentissage.  Le mois suivant, Jeffrey a de nouveau été confié à l’Équipe de ressources en apprentissage au niveau élémentaire et ses instituteurs ont signalé qu’il progressait lentement sur le plan scolaire et manifestait un comportement immature.  Le 1er avril 1994, il a été soumis à une évaluation psychopédagogique complète, condition préalable à sa désignation comme élève ayant des troubles d’apprentissage sévères.  À la suite de cette évaluation, Mary Tennant, une psychologue travaillant pour le district, a conclu que Jeffrey avait besoin de mesures de remédiation plus intensives que celles dont il avait bénéficié jusque‑là et elle a suggéré qu’il fréquente le Centre de diagnostic.

[14]                         Peu après cette évaluation, Mmes Tennant et Waigh, ainsi que Bryn Roberts, le directeur de l’école Braemar, ont rencontré les Moore.  Mmes Tennant et Waigh leur ont dit que, en raison de la fermeture du Centre de diagnostic, Jeffrey ne pouvait pas recevoir les mesures de remédiation intensives dont il avait besoin dans les écoles publiques du district.  Ces mesures n’étaient offertes qu’à l’école Kenneth Gordon, une école privée spécialisée dans l’enseignement aux enfants éprouvant des troubles d’apprentissage.

[15]                         Jeffrey ne pouvait être inscrit à l’école Kenneth Gordon qu’une fois rendu en quatrième année du primaire.  Dans son formulaire d’information préalable à l’inscription à cette école, on confirmait l’existence d’un sérieux manque de progrès en lecture et en épellation, et d’une faible estime de soi.  Chaque semaine durant sa troisième année à l’école Braemar, il profitait de deux séances d’assistance individuelle de 30 minutes au Centre d’aide à l’apprentissage, de deux séances d’assistance individuelle de 40 minutes avec un tuteur à ce même centre et de quatre séances de 40 minutes avec un aide‑enseignant, principalement en salle de classe. 

[16]                         Jeffrey a fréquenté l’école Kenneth Gordon de la quatrième à la septième année du primaire.  Lorsqu’il l’a quittée, en lecture ses habiletés étaient celles d’un élève de cinquième année et en mathématiques celles d’un élève de septième année.  Il a commencé sa huitième année en septembre 1999 à l’académie Fraser, une autre école privée spécialisée dans l’enseignement aux enfants ayant des troubles d’apprentissage.  Il a fréquenté cet établissement jusqu’à la date de l’audience, et c’est là qu’il a finalement terminé ses études secondaires.

Les procédures antérieures

[17]                         La présidente du Tribunal, Heather MacNaughton, a conclu que les experts s’accordaient généralement pour dire que, en l’absence de remédiation, des troubles d’apprentissage entraînent des conséquences néfastes importantes à long terme pour les élèves concernés.  Les experts s’entendaient également sur la nécessité de dépister rapidement les enfants ayant des difficultés en matière de lecture et de leur offrir des mesures d’assistance intensives.

[18]                         Sur la foi de cette preuve, le Tribunal a jugé qu’il était nécessaire d’offrir à ces élèves une gamme de services allant du programme d’études modifié en salle de classe au placement à temps plein dans un programme spécial conçu pour les élèves éprouvant des troubles d’apprentissage sévères.

[19]                         Le Tribunal a accepté le témoignage d’experts ainsi que d’employés du district telle Mme Tennant selon lequel Jeffrey ne pouvait pas obtenir des services suffisants dans le district à la suite de la fermeture du Centre de diagnostic en 1994.  Un seul expert, qui avait été cité par le district, a affirmé que Jeffrey avait reçu les services dont il avait besoin à l’école publique qu’il fréquentait et que le degré d’intensité des interventions avait été adéquat.

[20]                         Le Tribunal a conclu à l’existence de discrimination « individuelle » à l’encontre de Jeffrey et de discrimination « systémique » à l’encontre des élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères en général.  Il a fondé sa conclusion de discrimination à l’endroit de Jeffrey sur le fait que le district n’avait pas dépisté assez tôt les troubles d’apprentissage de ce dernier, et qu’il n’avait pas fourni de mesures d’enseignement suffisamment intensives après la fermeture du Centre de diagnostic.  Le Tribunal a ordonné qu’on rembourse aux Moore les frais relatifs à la fréquentation par Jeffrey des écoles privées, et qu’on verse des dommages‑intérêts de 10 000 $ pour préjudice moral. 

[21]                         La conclusion de discrimination systémique tirée à l’encontre du district reposait sur le sous‑financement des programmes destinés aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères et sur la fermeture du Centre de diagnostic.  Bien qu’il ait reconnu que la situation financière du district avait obligé ce dernier à agir, le Tribunal a jugé qu’aucune preuve ne démontrait que le district avait envisagé des solutions de rechange raisonnables pour répondre aux besoins des élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères avant de supprimer des services existants comme le Centre de diagnostic.

[22]                         La conclusion de discrimination systémique prononcée par le Tribunal contre la province était fondée sur quatre problèmes qui, selon lui, affectent l’administration de l’éducation spécialisée par la province : le plafonnement des dépenses liées à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts »; le sous‑financement du district; le défaut de faire en sorte que les services nécessaires, notamment les interventions précoces, soient considérés obligatoires; le défaut de surveiller les activités des districts.  Le Tribunal a prononcé à l’encontre du district et de la province un large éventail de mesures de réparation d’ordre systémique de portée considérable.

[23]                         En Cour suprême de la Colombie‑Britannique, la juge Dillon a accueilli la demande de contrôle judiciaire ([2008] 10 W.W.R. 518).  Elle a conclu que la situation de Jeffrey devait être comparée à celle des autres élèves ayant des besoins spéciaux, et non, comme l’avait fait le Tribunal, à la situation de la population étudiante en général.  Aucune preuve n’avait été soumise à l’égard d’une telle comparaison ou de l’effet sur les élèves ayant des besoins spéciaux des mécanismes de financement comme le plafonnement des dépenses liées à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts » ou de la fermeture du Centre de diagnostic.  Le fait de ne pas avoir associé Jeffrey au groupe de comparaison approprié et de ne pas l’avoir comparé à ce groupe a vicié toute l’analyse relative à la discrimination.  En conséquence, la juge Dillon a écarté la décision du Tribunal. 

[24]                         Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel, souscrivant à l’opinion selon laquelle Jeffrey aurait dû être comparé aux autres élèves ayant des besoins spéciaux ([2011] 3 W.W.R. 383).  Le fait de comparer la situation de Jeffrey à celle de la population étudiante en général incitait à examiner les politiques générales en matière d’éducation et leur application, questions qui, de conclure les juges majoritaires, ne pouvaient faire l’objet d’une plainte en matière de droits de la personne. 

[25]                         La juge Rowles, dissidente, aurait pour sa part accueilli l’appel.  À son avis, l’éducation spécialisée constituait le moyen permettant aux élèves ayant des troubles d’apprentissage [traduction] « d’accéder concrètement » aux services éducatifs.  Elle a conclu qu’une analyse comparative n’était à la fois ni nécessaire ni appropriée.  L’analyse détaillée de la preuve à laquelle s’était livré le Tribunal et qui démontrait que Jeffrey n’avait pas bénéficié de mesures de remédiation suffisamment intensives après la fermeture du Centre de diagnostic justifiait les conclusions de discrimination.

Analyse

[26]                         Aux termes de l’art. 8 du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait pour [traduction] « quiconque [. . .] sans justification réelle et raisonnable [. . .] de priver une personne ou une catégorie de personnes d’un service, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public ».  Cela signifie que si un service est ordinairement fourni au public, il doit l’être sans exclure de façon arbitraire — ou injustifiable — des personnes en raison de leur appartenance à un groupe protégé.

[27]                         Une question centrale qui s’est posée tout au long des diverses procédures a été la détermination de la nature du [traduction] « service [. . .] destiné au public » pertinent en l’espèce.  Alors que le Tribunal et la juge dissidente de la Cour d’appel ont considéré qu’il s’agissait de l’éducation « générale », la juge siégeant en révision et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont estimé que c’était l’éducation « spécialisée ».

[28]                         Je partage l’avis de la juge Rowles que, dans le cas des élèves éprouvant des troubles d’apprentissage comme ceux dont est atteint Jeffrey, l’éducation spécialisée ne constitue pas le service, mais plutôt le moyen par lequel ces élèves peuvent accéder concrètement aux services d’éducation générale destinés à tous les élèves de la Colombie‑Britannique :

                    [traduction]  Il est admis que des mesures d’adaptation doivent être prises pour tenir compte de la situation différente des élèves éprouvant certaines difficultés, afin que ceux‑ci puissent profiter des services éducatifs.  Jeffrey sollicite une telle intervention, sous forme de mesures de remédiation intensives dans le cadre de l’éducation spécialisée, afin de pouvoir profiter d’un accès égal au bénéfice « général » des services d’éducation destinés à tous. [. . .]  Dans le cas de Jeffrey, la mesure d’adaptation précise demandée est analogue aux services d’interprétation en cause dans Eldridge : il ne s’agit pas d’un service « accessoire » additionnel, mais plutôt du moyen de donner concrètement accès à l’avantage offert.  Sans de telles mesures d’éducation spécialisée, l’élève ayant des difficultés ne peut jouir d’une manière égale aux autres du service visé, à savoir l’éducation publique.  [Italique ajouté; par. 103.]

[29]                         Pour moi, la réponse à la question susmentionnée est que le « service » en cause est l’éducation en général.  Considérer que le service pertinent s’entend uniquement de l’« éducation spécialisée » aurait pour effet de décharger la province et le district de leur obligation de veiller à ce qu’aucun élève ne soit privé des avantages du système d’éducation en raison de ses difficultés. 

[30]                         Considérer l’« éducation spécialisée » comme le service en cause risque également d’aboutir à des justifications du genre « séparé mais équivalent », principe qui a été rejeté majestueusement dans l’arrêt Brown c. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954).  Si Jeffrey était comparé uniquement à d’autres élèves ayant des besoins spéciaux, cela signifierait que le district pourrait supprimer tous les programmes destinés à ces élèves mais rester néanmoins à l’abri d’une plainte de discrimination.  Il ne s’agit pas de déterminer qui d’autre se heurte ou non à des obstacles similaires.  Ce genre de formalisme est l’un des risques du recours aux groupes de comparaison qui ont été évoqués dans Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396. 

[31]                         Si Jeffrey est comparé uniquement à d’autres élèves ayant des besoins spéciaux, il n’est pas possible d’examiner dans son ensemble la question de savoir s’il a profité de l’accès véritable à l’éducation auquel ont droit tous les élèves de la Colombie‑Britannique.  Comme l’a souligné la juge Rowles de la Cour d’appel, cette approche [traduction] « risque de perpétuer exactement le désavantage ainsi que l’exclusion de la société ordinaire que le Code est censé corriger » (voir Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1237; Gwen Brodsky, Shelagh Day et Yvonne Peters, Les accommodements du XXIe siècle (2012) (en ligne), p. 45).

[32]                         La majorité des élèves n’ont pas besoin de mesures de remédiation intensives pour apprendre à lire.  Jeffrey Moore, lui, en a besoin.  Il n’a pas été à même d’obtenir de telles mesures au sein de l’école publique.  Est‑ce que cela constitue un refus injustifié de fournir un accès concret à l’éducation générale à laquelle ont droit les élèves en Colombie‑Britannique et, partant, de la discrimination? 

[33]                         Comme l’a à juste titre reconnu le Tribunal, pour établir à première vue l’existence de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.  Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne.  Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination.

[34]                         Personne ne conteste que la dyslexie dont Jeffrey est atteint constitue une déficience.  Il ne fait également aucun doute que tout effet préjudiciable qu’il a pu subir est lié à son appartenance au groupe en cause.  La question à trancher consiste donc à se demander si l’on a sans justification raisonnable privé Jeffrey, en raison de la déficience dont il est atteint, de l’accès aux services d’éducation générale destinés au public en Colombie‑Britannique, accès qui doit être « concret » : Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 71; Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 381‑382.  (Voir aussi Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, par. 80; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650, par. 121 et 162; A. Wayne MacKay, « Connecting Care and Challenge :  Tapping Our Human Potential » (2008), 17 E.L.J. 37, p. 38 et 47.)

[35]                         La mission et les objectifs de l’éducation publique en Colombie‑Britannique durant la période pertinente aident à répondre à cette question.  Comme c’est le cas pour de nombreux services publics, les politiques en matière d’éducation envisagent souvent l’atteinte par les élèves de certains résultats.  Cependant, l’analyse requise ne prend pas fin du seul fait qu’un élève particulier n’a pas atteint un résultat donné.  Dans certains cas, il se peut fort bien que le gouvernement ait fait le nécessaire pour fournir aux élèves l’accès au service, mais que les résultats escomptés n’aient malgré tout pas suivi.  En outre, des documents d’orientation tendent à exprimer des aspirations et ne reflètent pas toujours des objectifs réalistes.  En conséquence, il convient de faire preuve d’une certaine déférence envers les gouvernements et les administrateurs dans la mise en œuvre de telles politiques générales exprimant des aspirations. 

[36]                         Toutefois, si la preuve démontre que le gouvernement n’a pas su réaliser la mission et les objectifs de l’éducation publique et que, pour cette raison, un élève donné a été privé de l’accès concret à ce service pour un motif protégé, le tribunal est alors justifié de conclure qu’il y a discrimination à première vue.

[37]                         Comme il a été indiqué précédemment, la mission et les objectifs de l’éducation publique pendant la période pertinente étaient énoncés ainsi dans le préambule de la School Act : [traduction] « l’objectif du système scolaire de la Colombie‑Britannique est de permettre à tous les apprenants de développer leur potentiel et d’acquérir les connaissances, les habiletés et les attitudes nécessaires pour contribuer à l’établissement d’une société saine, démocratique et pluraliste et d’une économie durable et florissante ».  Un document d’orientation connexe, daté de 1989 et intitulé Mandate for the School System, décret 1280/89, indiquait que le gouvernement avait [traduction] « la responsabilité de s’assurer que tous les jeunes aient l’occasion d’obtenir un enseignement de grande qualité qui contribuera au développement d’une société scolarisée » (p. D-96).  Le document d’orientation précisait que les écoles devraient former des élèves qui sont, entre autres, « réfléchis, capables d’apprendre et de penser de façon critique [. . .] peuvent communiquer des informations en puisant dans une vaste base de connaissances [. . .] [sont] créatifs, souples, motivés [. . .] dotés d’une image de soi positive [. . .]  [sont] capables de prendre des décisions par eux‑mêmes [. . .] [sont] qualifiés et [. . .] peuvent apporter une contribution à la société en général, notamment au monde du travail » (p. D-96).

[38]                         Lorsque Jeffrey fréquentait l’école, les opinions divergeaient sur la meilleure façon d’instruire les élèves « ayant des besoins spéciaux ».  Dans un document intitulé « Special Programs : A Manual of Policies, Procedures and Guidelines » (« Manuel de 1985 »), la province envisageait un mode de prestation de services en « cascade », où une « gamme » de types de placements seraient ouverts, y compris dans un milieu éducatif « hautement spécialisé » destiné à un nombre restreint d’élèves (sections 4.1 et 4.2).  Cependant, la politique privilégiée dans le Manuel de 1985 était l’intégration en salle de classe régulière des élèves ayant des besoins spéciaux, chaque fois que cette solution était possible.

[39]                         Il convient toutefois de souligner que, aux termes du manuel de 1985, [traduction] « [l’]éducation spécialisée vise le même objectif de base que toutes les autres formes d’éducation : le développement optimal de personnes habiles, autonomes et réfléchies, capables de planifier et de gérer leur vie et de réaliser leur plein potentiel en tant qu’individus et que membres de la société » (section 3.1 (italique ajouté)).  On y précisait en outre que « [t]ous les enfants devaient se voir offrir la possibilité de développer leur plein potentiel » (section 3.1 (souligné dans l’original)). 

[40]                         Ces objectifs en matière d’éducation en Colombie‑Britannique ont influé sur la conclusion du Tribunal selon laquelle le district n’a pas pris les mesures nécessaires pour fournir à Jeffrey l’éducation à laquelle il avait droit.  La discrimination à première vue a été établie sur la base, essentiellement, de deux facteurs : l’omission du district d’évaluer plus tôt Jeffrey et les mesures de remédiation insuffisamment intensives mises en œuvre par le district compte tenu du trouble d’apprentissage de Jeffrey afin de lui donner accès à l’éducation à laquelle il avait droit.  Seul le deuxième point est en litige dans le présent pourvoi, car les conclusions relatives à l’évaluation précoce, qui ont été annulées par la cour de révision, n’ont pas été portées en appel devant notre Cour.  Il ne subsiste donc que la question du caractère suffisant des services fournis à Jeffrey par le district. 

[41]                         Bien qu’il ne fasse aucun doute que Jeffrey a reçu une forme d’aide pédagogique spécialisée jusqu’en troisième année, j’estime que la conclusion du Tribunal que les mesures de remédiation étaient loin d’être suffisantes pour fournir à Jeffrey l’éducation à laquelle il avait droit était entièrement étayée par la preuve.  Tout d’abord, le Tribunal a jugé que des employés du district avaient prévenu les Moore que Jeffrey avait besoin de mesures de remédiation intensives qui, étant donné la fermeture du Centre de diagnostic, n’étaient offertes qu’à l’extérieur du réseau scolaire public.  À la suite de l’évaluation psychopédagogique de Jeffrey réalisée en avril 1994, Mme Tennant a conclu que celui‑ci [traduction] « avait besoin de mesures de remédiation plus intensives que celles qu’il avait reçues jusque‑là », et elle a recommandé qu’on envisage de l’inscrire au programme offert par le Centre de diagnostic.  Le Tribunal a accepté le témoignage des Moore suivant lequel ils ont été informés, à l’occasion d’une réunion avec Mme Tennant après cette évaluation, que comme le Centre de diagnostic n’était plus une solution possible en raison de sa fermeture imminente, l’école Kenneth Gordon [traduction] « représentait la seule solution susceptible d’offrir les mesures de remédiation intensives dont Jeffrey avait besoin ».

[42]                         Le Tribunal s’est également fondé dans une large mesure sur les points de vue exprimés par Mmes Tennant et Waigh, qui avaient [traduction] « travaillé de très près avec » Jeffrey à l’école Braemar, et il a accepté leur « opinion professionnelle ».  Selon le Tribunal, Mme Tennant a « reconnu que Jeffrey avait besoin de mesures de remédiation intensives dispensées dans un cadre différent », et avait recommandé qu’il envisage la possibilité de fréquenter le Centre de diagnostic.  Cette recommandation « s’ajoutait aux périodes auxquelles Jeffrey avait droit en compagnie d’un aide‑enseignant en vertu des dispositions de la convention collective ».  Le Tribunal a jugé que « Mme Waigh a reconnu que les services du [Centre de diagnostic] auraient été bénéfiques à Jeffrey », et il a souligné ce qui suit : 

                        [traduction] Mme Tennant a décrit le cas de Jeffrey comme étant l’un des pires qu’elle ait jamais vu au cours de ses nombreuses années d’expérience.  À son avis, Jeffrey avait besoin d’un enseignement individualisé très intensif, dans un cadre conçu pour réduire au minimum les distractions.  Elle était d’avis que Jeffrey avait besoin de mesures de remédiation intensives qui, dans le district, étaient uniquement offertes par le [Centre de diagnostic].

Sur la foi de ce témoignage le Tribunal a conclu que, [traduction]  « [b]ien qu’il soit évident que l’attention individualisée qu’il avait reçue était inhabituelle, et que Mme Waigh était une spécialiste très qualifiée, ces services n’ont pas été suffisamment intensifs pour répondre aux besoins liés à son trouble d’apprentissage. »

[43]                         Le Tribunal a jugé que, lorsque le district a décidé de fermer le Centre de diagnostic, il l’a fait sans savoir comment il serait satisfait aux besoins des élèves comme Jeffrey, et sans avoir [traduction] « réalis[é] d’analyse des besoins, considér[é] quelles mesures pourraient remplacer le [Centre de diagnostic] ou évalu[é] l’effet de cette fermeture sur les élèves [ayant des troubles d’apprentissage sévères] ».  Le Tribunal a souligné que, selon le procès‑verbal de la réunion de la Commission le 26 avril 1994, au cours de laquelle le budget prévoyant la fermeture du Centre de diagnostic a été adopté, « [t]ous les commissaires scolaires ont indiqué lors de cette discussion qu’ils adoptaient l’arrêté parce que la loi l’exigeait, et non parce qu’ils estimaient qu’il répondait aux besoins des élèves. »  Le Tribunal a conclu que M. Robin Brayne, le surintendant des écoles du district, et le district en général « ne savaient pas combien d’élèves seraient touchés » par la fermeture.  En fait, le jour où la Commission a voté, le surintendant adjoint et le coordinateur des services aux élèves du district ont informé M. Brayne qu’il était « trop tôt pour savoir avec précision comment on répondrait aux besoins des élèves de la catégorie incidence élevée en l’absence du Centre de diagnostic ». 

[44]                         Le district n’a pas non plus consulté Mmes Waigh ou Tennant, en dépit du rôle qu’elles jouaient dans la prestation de services aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères et de leur opposition à la fermeture du Centre de diagnostic.  Ce n’est qu’à la fin de juin 1994, soit plus de deux mois après la décision de fermer le Centre de diagnostic, que M. Brayne a demandé la préparation d’un document stratégique exposant le plan par lequel le district répondrait aux besoins des élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères en l’absence du Centre de diagnostic.  Le document en question devait être discuté en août, et des séances de formation devaient avoir lieu durant l’automne et l’hiver 1994‑1995.  En conséquence, le Tribunal a conclu que [traduction] « rien n’avait été mis en place en septembre, lorsque les écoles ont ouvert leurs portes, à part les mesures que celles‑ci offraient déjà ».

[45]                         De plus, le Tribunal a rejeté l’argument du district suivant lequel la philosophie pédagogique prônant l’intégration avait été « un facteur » dans la décision de fermer le Centre de diagnostic, étant donné qu’[traduction] « [i]l ressortait clairement des dépositions de tous les témoins assignés par le district que le [Centre de diagnostic] fournissait selon eux des services utiles. »  Le Tribunal a souligné que M. Brayne avait admis en contre‑interrogatoire que la fermeture n’avait pas été motivée par des considérations liées à l’éducation, et qu’il avait reconnu que  « sans [le Centre de diagnostic], l’éventail des mesures à la disposition des élèves [ayant des troubles d’apprentissage sévères] était réduit [et], selon le Manuel de 1985, [les ressources toujours disponibles] ne leur étaient pas destinées ».  Par conséquent, compte tenu « des éléments de preuve, des notes de service en ce sens et de la rapidité avec laquelle la décision a été prise », le Tribunal a conclu que « seules des raisons financières avaient motivé la fermeture » (italique ajouté).

[46]                         Le Tribunal était conscient de la déférence dont il devait faire montre envers le district à l’égard de la prestation des services éducatifs, ainsi que du fait qu’il aurait été possible de répondre aux besoins de Jeffrey par d’autres moyens que le Centre de diagnostic.  Bref, le Tribunal a jugé que, lorsque la décision de fermer le Centre de diagnostic a été prise, le district a agi pour des considérations exclusivement financières et qu’il n’avait ni tenu compte des conséquences en découlant, ni prévu des mesures de rechange pour assurer les services.

[47]                         Cette omission était cruciale à la lumière des témoignages d’experts indiquant que des mesures de soutien intensives étaient habituellement nécessaires pour remédier au trouble d’apprentissage de Jeffrey, et que ce dernier n’avait pas reçu le soutien dont il avait besoin au sein du système scolaire public.  Le Tribunal a reconnu l’impossibilité de comparer les habiletés actuelles de Jeffrey à celles qu’il aurait peut‑être acquises s’il avait reçu plus tôt des services plus intensifs.  Mais bien que le défaut d’obtenir un résultat donné n’ait pas constitué en soi un traitement préjudiciable, le Tribunal a retenu le témoignage de deux experts qui, après avoir examiné Jeffrey, ont conclu que celui‑ci [traduction] « aurait profité de mesures de remédiation plus intensives, dispensées plus tôt, ainsi que de la fréquentation du [Centre de diagnostic] ».

[48]                         C’est donc la combinaison de la reconnaissance sans équivoque par le district, par ses employés et par les experts du besoin de Jeffrey de profiter des mesures de remédiation intensives pour avoir accès concrètement à l’éducation, de la fermeture du Centre de diagnostic et du fait que les Moore avaient été avisés que le district n’était pas en mesure de fournir autrement ces services qui a justifié le Tribunal de conclure que l’omission du district de répondre aux besoins de Jeffrey en matière d’éducation constituait de la discrimination à première vue.  À mon avis, cette conclusion est largement étayée par le dossier.

[49]                         Il s’agit maintenant de décider si la conduite du district était justifiée.  À cette étape‑ci de l’analyse, la partie à qui on reproche la conduite discriminatoire doit démontrer que des solutions de rechange ont été étudiées (Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), par. 65).  Il lui faut également établir que la conduite discriminatoire à première vue était « raisonnablement nécessaire » pour atteindre un objectif plus large (Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, p. 208; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, p. 984).  En d’autres termes, l’employeur ou le fournisseur de services doit démontrer « qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu » (Meiorin, par. 38; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, p. 518‑519; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., par. 130).

[50]                         La justification invoquée par le district repose sur la crise financière qu’il traversait durant la période pertinente et qui a mené à la fermeture du Centre de diagnostic et à d’autres compressions connexes.  Il ne fait aucun doute que le district était aux prises avec d’importantes contraintes financières.  Il ne fait également aucun doute que cette situation est une considération pertinente.  Il est indéniablement difficile pour des administrateurs de mettre en œuvre une politique en matière d’éducation en présence de sévères restrictions budgétaires, mais la décision de prendre ou non des mesures d’adaptation ne se résume pas à une simple question d’« efficacité », car « [i]l semblera toujours manifestement moins coûteux de maintenir le statu quo et de ne pas éliminer un obstacle discriminatoire » (VIA Rail, par. 225).

[51]                         Dans le cas de Jeffrey, le Tribunal a accepté que le district était aux prises avec des difficultés financières durant la période pertinente.  Toutefois, il a en outre conclu que des compressions avaient visé de manière disproportionnée les programmes destinés aux élèves ayant des besoins spéciaux.  En effet, le district avait maintenu des programmes discrétionnaires comme l’école en plein air (« Outdoor School ») — un centre de plein air où les élèves recevaient de l’enseignement sur la collectivité et l’environnement — alors qu’il avait supprimé le Centre de diagnostic, et ce, malgré les coûts similaires de ces programmes.  Comme l’a fait remarquer la juge Rowles, [traduction] « sans minimiser la valeur pédagogique de l’école en plein air, de tels projets spécialisés et discrétionnaires ne peuvent être comparés aux mesures d’adaptation nécessaires pour rendre le programme de base accessible aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères » (par. 154).

[52]                         Fait plus important encore, comme il a été indiqué plus tôt le Tribunal a conclu que le district n’avait procédé à aucune évaluation, financière ou autre, des solutions de rechange qui existaient ou auraient pu raisonnablement être trouvées pour répondre aux besoins des élèves ayant des besoins spéciaux si la décision de fermer le Centre de diagnostic était prise.  Cette absence d’évaluation a été résumée de manière convaincante en ces termes par la juge Rowles de la Cour d’appel :

                           [traduction]  Le Tribunal a conclu que, avant de décider de fermer [le Centre de diagnostic], le district n’avait pas réalisé d’analyse des besoins, considéré quelles mesures pourraient remplacer [le Centre de diagnostic]  ou évaluer l’effet de cette fermeture sur les élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères.  Le district n’avait pas établi de plan précis pour remplacer les services en question, et il a fini par opter pour l’aide à l’apprentissage, mesure qui, par définition et par finalité, se prêtait mal à cette tâche.  Les principes sous‑tendant la restructuration n’ont été rédigés que deux mois après que la décision ait été prise (par. 380-382, 387-401, 895-899).  Ces conclusions de fait du Tribunal commandent la déférence, et elles affaiblissent la prétention du district selon laquelle il se serait acquitté de son obligation d’examiner et d’envisager d’autres moyens de répondre aux besoins des élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères avant d’éliminer des services leur étant destinés.  En outre, aucune preuve n’indique que le district a étudié des réductions de dépenses qui auraient permis de garder [le Centre de diagnostic] ouvert.  [Italique ajouté; par. 143.]

L’omission d’envisager d’autres réaménagements financiers invalide complètement l’argument essentiel du district, à savoir qu’il était justifié de ne pas fournir à Jeffrey d’accès concret à l’éducation, parce que, financièrement, il n’avait pas le choix d’agir comme il l’a fait.  Pour décider qu’il ne disposait d’aucune autre solution, le district devait à tout le moins se demander quelles auraient pu être ces autres solutions.

[53]                         Compte tenu des constatations du Tribunal suivant lesquelles le district disposait d’autres solutions pour régler sa crise budgétaire, il n’y a pas lieu de modifier sa conclusion que la conduite du district n’était pas justifiée.  La conclusion de discrimination est en conséquence confirmée.

[54]                         Cela nous amène au rôle joué par la province.  La crise financière que traversait le district avait été créée, du moins en partie, par l’insuffisance du financement accordé par la province.  Cependant, vu la conclusion du Tribunal selon laquelle c’était le district qui avait omis d’examiner convenablement les conséquences de la fermeture du Centre de diagnostic ou les moyens de répondre aux besoins des élèves touchés, il m’apparaît impossible de confirmer la conclusion que la province était responsable de la conduite discriminatoire du district à l’endroit de Jeffrey.

[55]                         Il convient maintenant d’examiner les réparations imposées par le Tribunal qui ont été portées en appel devant notre Cour.  Suivant l’art. 59 de la loi intitulée Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, les décisions portant réparation prononcées par le Tribunal sont assujetties à la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[56]                         Le Tribunal a accordé aux Moore le remboursement des frais de scolarité versés pour que Jeffrey puisse fréquenter l’école Kenneth Gordon et la Fraser Academy, jusqu’en douzième année inclusivement, et de la moitié des frais de transport engagés pour conduire Jeffrey à ces écoles et le ramener chez lui, ainsi qu’une somme de 10 000 $ pour [traduction] « atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi [de Jeffrey] ».  Cette ordonnance peut, il me semble, être confirmée compte tenu de la portée concrète de la plainte.

[57]                         Cependant, les réparations d’ordre systémique imposées par le Tribunal sont tellement éloignées de l’objet de la plainte qu’elles satisfont à mon avis au critère énoncé à l’art. 59 de la loi intitulée Administrative Tribunals Act.  Voici les réparations problématiques : 

•           La province doit allouer des fonds en fonction des taux d’incidence réels, établir des mécanismes permettant de s’assurer que les mesures d’adaptation destinées aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères sont appropriées et respectent les objectifs énoncés dans la loi et les politiques, et elle doit veiller à ce que les districts disposent d’une gamme de services permettant de répondre aux besoins de ces élèves.

•           Le district doit établir des mécanismes permettant de s’assurer que les services qu’il fournit aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères respectent les objectifs énoncés dans la loi et les politiques, et il doit s’assurer qu’il dispose d’une gamme de services permettant de répondre aux besoins des élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères.

•           Le Tribunal demeure saisi de l’affaire afin de superviser l’exécution des ordonnances réparatrices qu’il a prononcées.

[58]                         Après avoir jugé que Jeffrey avait été victime de discrimination de la part du district, le Tribunal s’est ensuite demandé si les politiques générales du district et de la province constituaient de la discrimination systémique.  J’estime que cette façon de faire découle du fait que le Tribunal a abordé la question de la discrimination selon une approche dualiste : individuelle et systémique.  Il n’était cependant pas nécessaire ni utile conceptuellement de scinder la discrimination en ces deux catégories distinctes.  Une pratique est discriminatoire, et ce, que ses conséquences préjudiciables injustifiables affectent soit une seule personne, soit plusieurs personnes de façon systémique : Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971).  La différence est uniquement de nature quantitative, à savoir le nombre de personnes défavorisées par la pratique.

[59]                         C’est dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, que notre Cour a pour la première fois parlé nommément de « discrimination systémique ».  Elle a défini cette notion comme étant « des pratiques ou des attitudes qui, de par leur conception ou par voie de conséquence, gênent l’accès des particuliers ou des groupes à des possibilités d’emplois, en raison de caractéristiques qui leur sont prêtées à tort » (p. 1138).  Il importe toutefois de souligner que cette désignation n’a pas eu pour effet de modifier l’analyse.  Il va de soi que les considérations et les éléments de preuve en cause dans une plainte collective peuvent différer de ceux d’une plainte individuelle, mais l’analyse demeure toujours axée sur la question de savoir si le plaignant a subi des effets préjudiciables qui lui ont été causés de façon arbitraire pour un motif de distinction illicite.

[60]                         Il s’agit de décider s’il y a discrimination, point à la ligne.  La question est la même dans chaque cas : La pratique impose‑t‑elle au plaignant des obstacles arbitraires — ou injustifiés — du fait de son appartenance à un groupe protégé?  Dans l’affirmative, la discrimination a été établie.

[61]                         Il est vrai que, avant les arrêts Meiorin et Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868 (« Grismer »), des démarches différentes étaient appliquées en matière de réparations selon qu’il était question de discrimination directe ou de discrimination par suite d’un effet préjudiciable.  Mais dans Meiorin, la juge McLachlin a fait remarquer que, comme peu de règles sont formulées de manière explicitement discriminatoire, la question à trancher au regard des droits de la personne consiste généralement à se demander si le plaignant a subi des effets préjudiciables.  Avec beaucoup de perspicacité, elle a souligné que le maintien — du point de vue des réparations — d’une distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable « peut, en pratique, contribuer à légitimer la discrimination systémique » (par. 39).  L’analyse fondée sur les arrêts Meiorin/Grismer a imposé en matière de réparations une théorie unifiée comportant deux aspects : l’élimination des obstacles arbitraires à la participation d’un groupe et l’obligation de prendre des mesures concrètes pour remédier aux effets préjudiciables de pratiques neutres. 

[62]                         Les arrêts Meiorin et Grismer ont également précisé que, lorsque des pratiques en apparence neutres produisent un effet préjudiciable injustifié en raison de motifs de distinction illicite, les responsables de ces pratiques ont l’obligation « de tenir compte dans leurs normes des caractéristiques des groupes touchés, au lieu de maintenir des normes discriminatoires complétées par des mesures d’accommodement pour ceux qui ne peuvent pas y satisfaire » (Grismer, par. 19). 

[63]                         En ce sens, il est sûrement vrai que la réparation accordée au plaignant dans le cadre d’une plainte individuelle peut avoir des conséquences à l’échelle « systémique ».  Dans l’arrêt Grismer, par exemple, le litige portait sur une règle qui empêchait les personnes atteintes d’un trouble de la vue affectant leur vision périphérique — l’hémianopsie homonyme — d’obtenir un permis de conduire.  La Cour a conclu que cette règle avait des conséquences discriminatoires sur M. Grismer et elle a confirmé l’ordonnance du Tribunal enjoignant au surintendant d’évaluer M. Grismer.  Bien que la réparation accordée à M. Grismer ait eu un caractère « individuel », elle avait manifestement des conséquences sur le plan des réparations pour les autres personnes dans la même situation que lui.  De même, la conclusion que Jeffrey a été victime de discrimination et qu’il a droit de ce fait à une réparation personnelle a, sur le plan des réparations, d’importantes répercussions évidentes sur la manière dont on enseigne aux autres élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères.

[64]                         La réparation doit cependant découler de la demande.  En l’espèce, la demande a été présentée au nom de Jeffrey, et tous les éléments de preuve étayant concrètement cette demande le concernaient directement.  Le Tribunal était certes autorisé à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si Jeffrey avait été victime de discrimination, mais il n’était pas nécessaire qu’il se livre à une enquête approfondie sur la structure précise des mécanismes de financement provinciaux ou sur tous les aspects de l’administration par la province de l’éducation spécialisée pour décider si Jeffrey avait été victime de discrimination.  À mon humble avis, le Tribunal a pour rôle de statuer sur la plainte particulière dont il est saisi, non d’agir comme une commission royale d’enquête.

[65]                         Le lien entre le plafonnement des dépenses liées à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts » et la fermeture du Centre de diagnostic n’a qu’un caractère indirect, compte tenu de l’éventail des facteurs à l’origine de la crise budgétaire du district.  Il n’y a aucune raison particulière de penser que ces mécanismes de financement ne pourraient pas être maintenus sous une forme ou sous une autre tout en continuant de veiller à ce que les élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères reçoivent un soutien adéquat.  Il est tout à fait légitime pour la province d’opter pour un mécanisme de financement global en vue d’éviter que les districts aient intérêt à surestimer le nombre d’élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères, tant et aussi longtemps qu’elle respecte aussi ses obligations au titre de droits de la personne.  En d’autres termes, bien qu’une preuve de nature systémique puisse jouer un rôle important dans l’établissement du bien‑fondé d’une plainte en matière de droits de la personne, la preuve concernant le régime de financement provincial, particulièrement celle touchant le plafonnement des dépenses liées à la catégorie « incidence élevée/faibles coûts », était trop indirecte pour établir que Jeffrey avait été victime de discrimination.  En outre, les ordonnances du Tribunal enjoignant au district d’établir des mécanismes pour s’assurer que les mesures destinées aux élèves ayant des troubles d’apprentissage sévères respectent les objectifs énoncés dans la loi et les politiques, et de fournir un éventail de services pour répondre aux besoins de ces élèves reviennent en tout état de cause essentiellement à intimer au district de se conformer au Human Rights Code.  Ces ordonnances sont, dans cette mesure, redondantes.

[66]                         De surcroît, l’ordonnance du Tribunal précisant qu’il demeure saisi de l’affaire afin de superviser la mise en œuvre des réparations qu’il a imposées ne convient guère pour une demande présentée au nom d’un élève donné qui a terminé ses études secondaires et ne réintégrera pas le réseau scolaire public.  Il va sans dire que, si le district veut éviter d’être l’objet de demandes semblables à celle présentée par Jeffrey, il devra s’assurer de fournir un éventail de services destinés aux élèves ayant des besoins spéciaux conformément à la School Act et à ses politiques connexes.  Il n’est plus nécessaire pour le Tribunal de demeurer saisi de l’affaire afin de satisfaire à la demande de Jeffrey.

[67]                         En toute justice pour le Tribunal, le fait que la portée de l’enquête et des ordonnances réparatrices en découlant ait été élargie au‑delà de l’objet des plaintes précises déposées par Jeffrey peut, selon moi, s’expliquer par le caractère inhabituel du déroulement des procédures en l’espèce.  Dans ses plaintes initiales fondées sur l’art. 8, Frederick Moore reprochait au district et à la province de ne pas avoir décelé assez tôt le trouble dont Jeffrey est atteint et de ne pas lui avoir fourni un appui suffisant pour lui permettre d’avoir accès à l’éducation publique.  M. Moore reprochait également au district et à la province de ne pas avoir financé, soutenu et supervisé adéquatement l’éducation spécialisée dans l’ensemble de la province.

[68]                         Dans une décision préliminaire concernant l’objet de la plainte et l’étendue de la communication de la preuve requise, une membre du Tribunal a autorisé les Moore à produire des éléments de preuve de nature systémique tendant à établir le bien‑fondé de la plainte.  Toutefois, elle a souligné avec justesse que [traduction] « [b]ien que la discrimination systémique n’ait pas à être expressément plaidée, elle doit avoir un lien avec la plainte telle qu’elle est formulée par le plaignant » (italique ajouté).  À mon avis, il s’agissait là d’une indication claire à la formation du Tribunal chargée de statuer sur le fond de l’affaire que, bien qu’il soit possible que des éléments de preuve de nature systémique puissent être utiles, la demande devait rester axée sur Jeffrey.

[69]                         Cependant, cette question s’est compliquée à l’étape du contrôle judiciaire.  Dans son jugement confirmant cette décision préliminaire, le juge Shaw a conclu que la plainte [traduction] « contient des allégations reprochant au ministère d’être responsable de discrimination systémique contre les élèves atteints de dyslexie partout dans la province » ((2001), 88 B.C.L.R. (3d) 343 (italique ajouté)).  Cette conclusion ne semble pas avoir été contestée devant le Tribunal et, à mon avis, c’est pour cette raison que le Tribunal paraît ne pas s’être attaché essentiellement à la situation de la personne au cœur de la plainte — Jeffrey — et avoir imposé des réparations d’ordre systémique sur la base de ses conclusions sur cet aspect.

[70]                         Cela n’enlève toutefois rien au caractère convaincant de l’analyse centrale réalisée par le Tribunal.  Sa conclusion selon laquelle Jeffrey Moore a fait l’objet de discrimination par le district doit être confirmée, tout comme les ordonnances de nature individuelle accordant aux Moore le remboursement des frais liés à la fréquentation des écoles privées ainsi que des dommages‑intérêts.  Ces ordonnances visent à juste titre à les indemniser en raison du préjudice subi par Jeffrey et elles se situaient bien à l’intérieur des limites du large pouvoir de réparation conféré au Tribunal.  Cependant, vu les commentaires que j’ai faits plus tôt au sujet de la responsabilité de la province, l’ordonnance intimant le remboursement des frais et le paiement de dommages‑intérêts ne s’applique qu’au district.  J’annulerais toutefois les autres ordonnances.

[71]                         Le pourvoi est donc en grande partie accueilli tel qu’il a été expliqué, avec dépens en faveur des Moore devant toutes les cours, puisqu’ils ont réussi à faire confirmer la conclusion centrale selon laquelle il y avait discrimination.

                    Pourvoi accueilli en grande partie avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureur de l’appelant : Community Legal Assistance Society, Vancouver.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique, représentée par le ministère de l’Éducation : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureurs de l’intimé Board of Education of School District No. 44 (North Vancouver), anciennement appelé The Board of School Trustees of School District No. 44 (North Vancouver) : Guild Yule, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante Justice for Children and Youth : Canadian Foundation for Children, Youth & the Law, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante British Columbia Teachers’ Federation : British Columbia Teachers’ Federation, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences : Camp Fiorante Matthews, Vancouver.

                    Procureur des intervenantes la Commission ontarienne des droits de la personne, Saskatchewan Human Rights Commission et Alberta Human Rights Commission : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante International Dyslexia Association, Ontario Branch : Norton Rose Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des troubles d’apprentissage : Pitblado, Winnipeg.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : Bennett Jones, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba : Commission des droits de la personne du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant West Coast Women’s Legal Education and Action Fund : West Coast Women’s Legal Education and Action Fund, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante l’Association canadienne pour l’intégration communautaire : ARCH Disability Law Centre, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant British Columbia Human Rights Tribunal : British Columbia Human Rights Tribunal, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada : Stikeman Elliott, Ottawa.

 



[1] S.B.C. 1989, ch. 61, modifiée en 1993 (School Amendment Act,  S.B.C. 1993, ch. 6).

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