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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. O’Brien, 2013 CSC 2, [2013] 1 R.C.S. 7

Date : 20130117

Dossier : 34694

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Kelly Joseph O’Brien

Intimé

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 15):

 

Motifs dissidents :

(par. 16 à 26):

Le juge Fish (avec l’accord des juges Cromwell, Moldaver et Wagner)

 

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et la juge Abella)

 

 

 


 


R. c. O’Brien, 2013 CSC 2, [2013] 1 R.C.S. 7

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Kelly Joseph O’Brien                                                                                           Intimé

Répertorié : R. c. O’Brien

2013 CSC 2

No du greffe : 34694.

2012 : 6 décembre; 2013 : 17 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner.

en appel de la cour d’appel du manitoba

                    Droit criminel — Infractions — Menaces — Éléments de l’infraction — Mens rea — Intimé ayant dit à plusieurs reprises à son ex‑petite amie qu’il la tuerait — Ex‑petite amie témoignant ne pas avoir été intimidée ni effrayée par les paroles de l’accusé parce qu’il lui parlait souvent ainsi — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant que l’accusé n’avait pas la mens rea requise? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 264.1(1) a).

                    Lors d’une conversation téléphonique tenue pendant son incarcération, l’accusé a dit à plusieurs reprises à son ex‑petite amie, enceinte de lui, qu’il la tuerait à sa libération si elle se faisait avorter comme elle le prévoyait.  Il a été accusé d’avoir proféré des menaces.  Dans son témoignage au procès, l’ex‑petite amie a affirmé que les paroles de l’accusé ne l’avaient pas intimidée ni effrayée, parce que l’accusé lui parlait souvent ainsi.  L’accusé a été acquitté, le juge du procès ayant un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé avait prononcé ces paroles dans l’intention d’intimider ou d’être pris au sérieux.  La Cour d’appel a rejeté l’appel du ministère public.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Abella et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté. 

                    Les juges Fish, Cromwell, Moldaver et Wagner : Le fait que l’accusé prononce les paroles en cause dans l’intention d’intimider ou d’être pris au sérieux constitue un élément essentiel de l’infraction consistant à proférer des menaces prévue à l’al. 264.1(1) a) du Code criminel .  La juge du procès a envisagé à juste titre les mots prononcés à la lumière du témoignage de la personne à qui ils étaient destinés et elle a conclu qu’il subsistait un doute quant à savoir si l’accusé avait l’intention requise.  Rien ne permet de conclure que la juge du procès a commis une erreur de droit en concluant comme elle l’a fait.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Abella et Rothstein (dissidents) : La juge du procès a commis une erreur en considérant la perception de la personne ayant fait l’objet des menaces comme le facteur déterminant de l’analyse de l’intention de l’accusé.  La nature des rapports entre l’accusé et la personne ayant fait l’objet des menaces font partie des circonstances dans lesquelles s’inscrit l’infractionToutefois, le fait que le destinataire d’une menace la prenne ou non au sérieux ne constitue pas un élément de la mens rea requise.

Jurisprudence

Citée par le juge Fish

                    Arrêts analysés : R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758; R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72.

Citée par le juge Rothstein (dissident)

                    R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758; R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72; R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5; R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 264.1(1) , 693(1) a).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Steel, Beard et MacInnes), 2012 MBCA 6, 275 Man. R. (2d) 144, 538 W.A.C. 144, 280 C.C.C. (3d) 481, [2012] 5 W.W.R. 265, [2012] M.J. No. 28 (QL), 2012 CarswellMan 25, qui a confirmé l’acquittement de l’intimé.  Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Abella et Rothstein sont dissidents.

                    Rekha Malaviya et Amiram Kotler, pour l’appelante.

                    Michael P. Cook et Marie‑France Major, pour l’intimé.

                    Version française du jugement des juges Fish, Cromwell, Moldaver et Wagner rendu par

                    Le juge Fish —

I

[1]                              Il s’agit d’un appel interjeté de plein droit, en vertu de l’al. 693(1) a) du Code criminel , à l’encontre d’un jugement de la Cour d’appel du Manitoba.

[2]                              Aux termes de cette disposition, le procureur général peut interjeter appel devant notre Cour « sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident ».  En l’espèce, la question est celle de savoir si, en acquittant l’intimé Kelly Joseph O’Brien, la juge du procès a fait erreur en droit quant à la mens rea de l’infraction dont il était accusé.  Tout comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime qu’elle n’a pas commis d’erreur à cet égard (2012 MBCA 6, 275 Man. R. (2d) 144). 

[3]                              Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.

II

[4]                              L’intimé a été accusé d’avoir menacé de causer la mort ou des lésions corporelles à une personne, une infraction prévue à l’al. 264.1(1) a) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 .  On lui reprochait également, dans un chef distinct, d’avoir menacé d’endommager les biens de cette personne, en contravention à l’al. 264.1(1)b). 

[5]                              Dans de brefs motifs prononcés à l’audience, la juge du procès a conclu — à juste titre selon moi — que l’actus reus de l’infraction créée par l’al. 264.1(1)a) consiste dans [traduction] « le fait de proférer ou de prononcer les menaces de mort ou de lésions corporelles graves ».  Et elle a défini ainsi — également à juste titre — la mens rea de l’infraction : « les paroles visent [à transmettre] une menace.  Autrement dit, elles visent à intimider ».

[6]                              Cette interprétation des éléments essentiels de l’infraction prévue à l’al. 264.1(1)a) est tout à fait conforme aux arrêts pertinents de notre Cour.

[7]                              Le juge Cory, qui s’exprimait au nom de la Cour dans l’arrêt R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758, a tenu les propos suivants, à la p. 763 :

                           Sous le régime de la présente disposition, l’actus reus de l’infraction est le fait de proférer des menaces de mort ou de blessures graves.  La mens rea est l’intention de faire en sorte que les paroles prononcées ou les mots écrits soient perçus comme une menace de causer la mort ou des blessures graves, c’est‑à‑dire comme visant à intimider ou à être pris au sérieux.  [Soulignement omis.]

Voir, au même effet, R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, p. 82.

[8]                              En outre, avant de rendre jugement, la juge du procès a pris le soin de suspendre l’audience dans le but exprès d’examiner l’arrêt Clemente rendu par notre Cour.  Dans ses motifs, comme je l’ai expliqué précédemment, la juge a ensuite exposé son interprétation du droit applicable, interprétation en parfaite conformité avec cette décision. 

III

[9]                              Contrairement à ce que prétend le ministère public, nulle part dans ses motifs la juge du procès n’a affirmé avoir acquitté l’accusé pour la seule raison que la personne ayant fait l’objet des menaces ne les avait pas prises au sérieux. 

[10]                          Après avoir correctement exposé les principes applicables, la juge du procès a plutôt estimé, à juste titre, qu’elle était tenue [traduction] « d’envisager les mots [prononcés par M. O’Brien] à la lumière du témoignage de [la personne à qui ils étaient destinés] ».  Ce témoignage était pertinent, et donc admissible pour apprécier le contexte dans lequel les mots s’inscrivaient.

[11]                          Comme l’a expliqué le juge Cory dans l’arrêt Clemente, p. 762 :

                        . . . la question de savoir si l’accusé avait l’intention d’intimider ou si les termes qu’il a employés visaient à être pris au sérieux sera habituellement tranchée, en l’absence d’explication de la part de l’accusé, en fonction des mots utilisés, du contexte dans lequel ils s’inscrivent et de la personne à qui ils étaient destinés.

[12]                          Manifestement, la juge du procès s’est posé la bonne question.  Elle y a répondu en concluant que la preuve soulevait un doute raisonnable quant à savoir si M. O’Brien avait la mens rea nécessaire pour commettre l’infraction reprochée.  Et c’est pour cette raison qu’elle a prononcé son acquittement. 

IV

[13]                          À l’instar du ministère public, j’estime qu’il n’est pas essentiel, pour faire la preuve de l’infraction prévue à l’al. 264.1(1)a), de démontrer que la personne ayant fait l’objet des menaces proférées par l’accusé s’est sentie intimidée par ces dernières ou les a prises au sérieux.  Il suffit de prouver que l’accusé avait l’intention qu’elles produisent un tel effet.

[14]                          En l’espèce, la juge du procès a considéré qu’il subsistait un doute raisonnable à cet égard.  Un autre juge aurait pu arriver à une conclusion différente, mais je ne suis pas convaincu, pour les motifs exposés précédemment, que la juge du procès a commis l’erreur de droit que lui reproche le ministère public en concluant comme elle l’a fait.

[15]                          Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.

                    Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Abella et Rothstein rendus par

[16]                          Le juge Rothstein (dissident) — Kelly O’Brien devait répondre à deux chefs d’accusation selon lesquels il avait proféré des menaces, une infraction prévue au par. 264.1(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , et à deux chefs d’accusation pour défaut de se conformer à une ordonnance de probation.

[17]                          Les accusations découlaient des déclarations faites par M. O’Brien à son ex‑petite amie, Mme W, lors d’une conversation téléphonique tenue tandis qu’il était incarcéré.  Mme W, qui attendait un enfant de lui, avait l’intention de se faire avorter, car elle soupçonnait M. O’Brien d’avoir eu une aventure avec une autre femme.  Ce dernier a dit à Mme W qu’il la tuerait si elle se faisait avorter.

[18]                          M. O’Brien a reconnu avoir commis les actes qui constituent l’actus reus de l’infraction consistant à proférer des menaces, et cette question n’est pas en litige dans le présent pourvoi.  La seule question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la juge du procès a bien analysé la mens rea relative à cette infraction.

[19]                          Au procès, l’avocat de M. O’Brien a utilisé l’argument suivant : [traduction] « en fin de compte, [si la destinataire des menaces] ne s’est tout simplement pas sentie menacée [. . .] n’a tout simplement pas eu peur, je soutiens respectueusement que la perpétration de l’infraction n’a pas été établie en droit » (d.a., p. 57).  Pour sa part, le ministère public a fait valoir que, [traduction] « en droit, [. . .] il n’importe pas que les déclarations ne soient pas prises au sérieux » (d.a., p. 57).

[20]                          La juge du procès, faisant allusion à l’arrêt R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758, a précisé au cours de la plaidoirie que, bien que [traduction] « les paroles doivent être prononcées avec l’intention d’intimider ou de susciter [. . .] la crainte. [. . .] Cet arrêt indique également que les menaces doivent être prises au sérieux » (d.a., p. 59).  La juge du procès s’est ensuite retirée pour examiner l’arrêt Clemente

[21]                          Après une brève suspension de l’audience, elle a rendu ses motifs oralement.  Au sujet de l’élément moral, elle a affirmé qu’il subsistait un doute raisonnable quant à [traduction] « la mens rea de l’infraction en raison du témoignage de Mme [W], du fait qu’elle n’a pas pris [les menaces] au sérieux » (d.a., p. 4).

[22]                          En toute déférence, je suis d’avis que la juge du procès n’a pas interprété la mens rea de l’infraction consistant à proférer des menaces conformément aux arrêts Clemente et R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72.  Le critère applicable, exposé dans l’arrêt Clemente est le suivant : « Considérés de façon objective, dans le contexte de tous les mots écrits ou énoncés et compte tenu de la personne à qui ils s’adressent, les termes visés constituent‑ils une menace de blessures graves pour une personne raisonnable? » (p. 762, citant McCraw, p. 83).

[23]                          La juge du procès ne s’est pas demandé quelle serait la perception objective d’une personne raisonnable.  Elle a plutôt analysé la perception de Mme W.  Suivant l’arrêt Clemente, la juge du procès était tenue de déterminer si une personne raisonnable considérerait les paroles prononcées comme des menaces en les « examin[ant] objectivement, en tenant compte des circonstances dans lesquelles elles s’inscrivent, de la manière dont elles ont été prononcées et de la personne à qui elles étaient destinées » (p. 763).  Partant, les rapports qu’entretenaient M. O’Brien et Mme W sont pertinents; ils font partie du contexte et des circonstances dans lesquels s’inscrit l’infraction.  Toutefois, le fait que le destinataire d’une menace la prenne ou non au sérieux ne constitue pas à lui seul un élément de la mens rea requise.

[24]                          En l’espèce, la juge du procès a considéré à tort la perception de Mme W comme le facteur déterminant de l’analyse visant à décider si l’accusé avait l’intention de susciter la crainte chez Mme W et de l’intimider pour l’empêcher de se faire avorter.

[25]                          Je n’oublie pas les remarques faites antérieurement « pour avertir les juges d’appel de ne pas disséquer, décortiquer ni examiner à la loupe les motifs d’un juge de première instance » (R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5, par. 11, mentionnant R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), p. 203‑205).  J’estime néanmoins que l’erreur de droit commise par la juge du procès saute aux yeux.

[26]                          Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’inscrire une déclaration de culpabilité et de renvoyer l’affaire à la Cour provinciale du Manitoba pour la détermination de la peine.

                    Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Abella et Rothstein sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureurs de l’intimé : Smith Corona Van Dongen & Cook, Winnipeg; Supreme Advocacy, Ottawa.

 

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