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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623

Date : 20130308

Dossier : 33880

 

Entre :

Manitoba Metis Federation Inc., Yvon Dumont, Billy Jo De La Ronde, Roy Chartrand, Ron Erickson, Claire Riddle, Jack Fleming, Jack McPherson, Don Roulette, Edgar Bruce Jr., Freda Lundmark, Miles Allarie, Celia Klassen, Alma Belhumeur, Stan Guiboche, Jeanne Perrault, Marie Banks Ducharme et Earl Henderson

Appelants

et

Procureur général du Canada et procureur général du Manitoba

Intimés

- et -

Procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta,

Ralliement national des Métis, Métis Nation of Alberta, Métis Nation of Ontario,

Premières nations du traité no 1 et Assemblée des premières nations

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps*, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 155)

 

Motifs dissidents :

(par. 156 à 303)

 

La juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis (avec l’accord des juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell)

 

 

Le juge Rothstein (avec l’accord du juge Moldaver)

 

 

(* La juge Deschamps n’a pas participé au jugement.)

 

 


 


Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623

Manitoba Metis Federation Inc.,

Yvon Dumont, Billy Jo De La Ronde, Roy Chartrand,

Ron Erickson, Claire Riddle, Jack Fleming, Jack McPherson,

Don Roulette, Edgar Bruce Jr., Freda Lundmark, Miles Allarie,

Celia Klassen, Alma Belhumeur, Stan Guiboche,

Jeanne Perrault, Marie Banks Ducharme et Earl Henderson                   Appelants

c.

Procureur général du Canada et

procureur général du Manitoba                                                                        Intimés

et

Procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

Ralliement national des Métis,

Métis Nation of Alberta,

Métis Nation of Ontario,

Premières Nations du Traité no 1 et

Assemblée des Premières Nations                                                             Intervenants

Répertorié : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général)

2013 CSC 14

No du greffe : 33880.

2011 : 13 décembre; 2013 : 8 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps[*], Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel du manitoba

                    Droit des Autochtones — Métis — Droit de la Couronne — Honneur de la Couronne — Gouvernement canadien ayant convenu en 1870 de concéder aux enfants des Métis 1,4 million d’acres de terre et de reconnaître la propriété foncière existante des Métis — Promesses figurant aux art. 31 et 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, un document constitutionnel — Division des terres et concession aux bénéficiaires admissibles entravées par des erreurs et des retards — Le Canada a‑t‑il omis de respecter le principe de l’honneur de la Couronne dans la mise en œuvre des art. 31 et 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba?

                    Droit des Autochtones — Métis — Obligation fiduciaire — Gouvernement canadien ayant convenu en 1870 de concéder aux enfants des Métis 1,4 million d’acres de terre et de reconnaître la propriété foncière existante des Métis — Promesses figurant aux art. 31 et 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, un document constitutionnel — Division des terres et concession aux bénéficiaires admissibles entravées par des erreurs et des retards — Le Canada a‑t‑il manqué à une obligation fiduciaire envers les Métis?

                    Prescription — Jugement déclaratoire — Pourvoi visant l’obtention d’un jugement qui déclare que le Canada a manqué à son obligation de mettre en œuvre les promesses faites au peuple métis contenues dans la Loi de 1870 sur le Manitoba — Les lois sur la prescription peuvent‑elles faire obstacle au prononcé d’un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne? — La doctrine des « laches » (un principe d’equity souvent appelé « doctrine du manque de diligence ») rend‑elle irrecevable la demande de jugement déclaratoire?

                    Procédure civile — Parties — Qualité pour agir — Qualité pour agir dans l’intérêt public — Loi de 1870 sur le Manitoba autorisant l’octroi de droits fonciers individuels — La fédération qui présente la demande collective au nom du peuple métis devrait‑elle se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public?

                    Après la Confédération, le premier gouvernement du Canada a instauré une politique visant à intégrer les territoires de l’Ouest dans le Canada et à les ouvrir à la colonisation.  Le Canada a acquis le titre de la Terre de Rupert et de la colonie de la rivière Rouge.  Cependant, les Métis francophones de foi catholique romaine, le groupe démographique prédominant de la colonie de la rivière Rouge, craignaient que la prise de contrôle par le Canada se traduise par l’arrivée massive de colons protestants anglophones qui menaceraient leur style de vie traditionnel.  Aux prises avec une résistance armée, le Canada n’avait guère d’autre choix que d’adopter une approche diplomatique.  Les colons de la rivière Rouge ont accepté de faire partie du Canada, et celui‑ci a convenu de concéder aux enfants des Métis 1,4 million d’acres de terres (ce qui a subséquemment été confirmé par l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba) et de reconnaître leur propriété foncière existante (ce qui a subséquemment été confirmé par l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba).  Le gouvernement canadien a entrepris la mise en œuvre de l’art. 31 au début de 1871.  Les terres ont été mises de côté, mais une série d’erreurs et de retards en ont entravé la répartition entre les bénéficiaires admissibles.  Ces problèmes ont initialement découlé d’erreurs dans la détermination des personnes qui avaient le droit de participer au partage des terres promises, de sorte que deux répartitions successives ont été abandonnées, et que la troisième et dernière n’a pris fin qu’en 1880.  Les terres ont été attribuées par tirage au sort aux enfants des Métis de chaque paroisse.

                    Alors que le processus de répartition traînait en longueur, des spéculateurs ont commencé à acquérir les intérêts sur les terres visées à l’art. 31 non encore concédés aux enfants des Métis, recourant à cette fin à différents mécanismes juridiques.  Au cours des décennies 1870 et 1880, le Manitoba a adopté cinq lois, aujourd’hui périmées et abrogées depuis longtemps, portant sur les modalités de transfert des intérêts sur les terres visées à l’art. 31.  Au début, le Manitoba a pris des mesures pour freiner la spéculation et la vente inconsidérée des intérêts des enfants, mais en 1877, il a modifié sa position en permettant la vente d’intérêts sur les terres dont la concession était prévue à l’art. 31.

                    Il est finalement devenu évident que le nombre d’enfants des Métis admissibles avait été sous‑estimé.  Plutôt que de procéder à une quatrième répartition, le gouvernement canadien a décidé de remettre aux enfants admissibles restants des certificats échangeables contre une terre.  La valeur des certificats se fondait sur le prix des terres en 1879.  Or, lorsque les certificats ont été délivrés en 1885, le prix avait augmenté, de sorte que les enfants exclus n’ont pu acquérir la même superficie de terre que les autres enfants.  Au cours des décennies qui ont suivi, la situation des Métis au sein de la colonie de la rivière Rouge s’est détériorée.  Rapidement, les colons de race blanche ont constitué la majorité des habitants du territoire, et la communauté métisse a commencé à s’effriter.

                    Les Métis ont sollicité un jugement déclarant (1) que dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations fiduciaires envers les Métis, (2) que dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale n’a pas agi en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne et (3) que certaines lois manitobaines relatives à la mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba étaient ultra vires.  Le juge de première instance a rejeté leur demande au motif que les art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba ne donnaient naissance ni à une obligation fiduciaire, ni à une obligation fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne.  Il a également conclu que les lois manitobaines contestées étaient constitutionnelles et que, de toute façon, la prescription et la doctrine des laches faisaient obstacle à la demande.  Enfin, il a refusé de reconnaître à la Manitoba Metis Federation Inc. (« MMF ») la qualité pour agir en l’instance, puisque les demandeurs pouvaient faire valoir leurs demandes individuellement. Une formation de cinq juges de la Cour d’appel du Manitoba a rejeté l’appel.

                    Arrêt (les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli en partie.  La Couronne fédérale n’a pas mis en œuvre de façon honorable la disposition prévoyant la concession de terres énoncée à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.

                    La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Cromwell et Karakatsanis : Il y a lieu de reconnaître que la MMF a qualité pour agir.  L’action constitue une demande collective visant à obtenir un jugement déclaratoire à des fins de réconciliation entre les descendants des Métis de la vallée de la rivière Rouge et le Canada.  Cette demande justifie que l’organisme représentant les droits collectifs des Métis soit autorisé à ester devant la Cour.

                    Les obligations consacrées aux art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba n’imposaient aucune obligation fiduciaire au gouvernement.  Dans le contexte autochtone, une obligation fiduciaire peut naître de deux façons.  Premièrement, elle peut découler du fait que la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers.  Lorsque la Couronne administre des terres ou des biens sur lesquels un peuple autochtone a un intérêt, une obligation fiduciaire peut prendre naissance (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable, et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt.  Il doit s’agir d’un intérêt autochtone collectif sur les terres qui fait partie intégrante du mode de vie distinctif des Métis et de leur rapport au territoire.  Il doit reposer sur l’usage et l’occupation historiques et ne peut être établi par un traité ou par une loi.  Deuxièmement, et plus généralement, une obligation fiduciaire peut également prendre naissance s’il existe (1) un engagement de la part du prétendu fiduciaire à agir au mieux des intérêts du prétendu bénéficiaire, (2) une personne ou un groupe de personnes définies qui sont vulnérables au contrôle d’un fiduciaire et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire sur lequel l’exercice, par le prétendu fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.

                    Même si la Couronne a assumé le contrôle discrétionnaire de l’administration des concessions de terres conformément aux art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba, les Métis sont des Autochtones et ceux‑ci avaient un intérêt sur les terres, la première condition pour qu’il y ait obligation fiduciaire n’est pas établie, car l’existence d’un titre ancestral collectif préexistant ne ressort ni du libellé de l’art. 31, ni de la preuve offerte.  Les intérêts des Métis sur les terres étaient liés à leur histoire personnelle, et non à leur identité métisse distinctive commune.  Il n’existait pas non plus d’obligation fiduciaire fondée sur un engagement pris par la Couronne.  Bien que l’art. 31 révèle une intention de procurer un avantage aux enfants des Métis, il ne démontre l’existence d’aucun engagement à agir au mieux de leurs intérêts qui aurait préséance sur toute autre préoccupation légitime.  De fait, le pouvoir discrétionnaire de déterminer « le mode et [les] conditions d’établissement et autres conditions » conféré par l’art. 31 est incompatible avec l’obligation de loyauté et l’intention d’agir au mieux des intérêts du bénéficiaire en renonçant à tous les autres intérêts.  L’article 32 confirmait simplement le maintien des divers modes de tenure qui existaient au moment de la création de la nouvelle province, ou peu avant.  Il ne constituait pas un engagement de la Couronne à agir en qualité de fiduciaire en établissant les titres des propriétaires fonciers métis.

                    Les Métis ont cependant droit à un jugement qui déclare que la Couronne fédérale n’a pas honorablement mis en œuvre la disposition prévoyant la concession de terres énoncée à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.  L’objectif fondamental du principe de l’honneur de la Couronne est la réconciliation des sociétés autochtones préexistantes avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne.  Lorsque cet objectif est en jeu, la Couronne doit agir honorablement dans ses négociations avec le peuple autochtone en cause.  La garantie des droits ancestraux prévue au par. 35(1) de la Constitution l’exige.  L’honneur de la Couronne est engagé par une obligation explicite envers un groupe autochtone consacrée par la Constitution.  Celle‑ci n’est pas une simple loi; c’est le document même par lequel la Couronne a affirmé sa souveraineté face à l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones.  Une obligation envers un groupe autochtone que prévoit expressément la Constitution engage l’honneur de la Couronne.

                    L’honneur de la Couronne a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application, de sorte que les obligations qui en découlent varient en fonction de la situation.  Dans le contexte de la mise en œuvre d’une obligation constitutionnelle envers un peuple autochtone, le principe de l’honneur de la Couronne oblige la Couronne (1) à adopter une approche libérale et téléologique dans l’interprétation de la promesse et (2) à agir avec diligence dans l’exécution de celle‑ci.  La question est de savoir si, compte tenu de sa conduite considérée globalement, la Couronne a agi avec diligence pour atteindre les objectifs de l’obligation.  L’obligation d’agir avec diligence ayant une portée restreinte et bien circonscrite, ce ne sont pas toutes les erreurs ni tous les actes de négligence dans la mise en œuvre d’une obligation constitutionnelle envers un peuple autochtone qui emportent le manquement à l’honneur de la Couronne, et il n’est pas garanti que les objectifs de la promesse se concrétiseront.  Toutefois, une tendance persistante aux erreurs et à l’indifférence nuisant substantiellement à l’atteinte des objectifs d’une promesse solennelle peut emporter le manquement à l’obligation de la Couronne d’agir honorablement dans la mise en œuvre de sa promesse.

                    L’article 31 de la Loi sur le Manitoba constitue une obligation constitutionnelle solennelle envers le peuple autochtone que forment les Métis du Manitoba et il engageait l’honneur de la Couronne.  Son objet immédiat était de donner aux enfants des Métis une longueur d’avance sur les colons de l’est que l’on attendait en grand nombre.  Plus généralement, il s’agissait de concilier les intérêts autochtones des Métis sur le territoire du Manitoba avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne sur la région qui allait devenir la province du Manitoba.  Par contre, l’art. 32 conférait de façon générale un avantage à tous les colons et n’engageait pas l’honneur de la Couronne.

                    Bien que l’honneur de la Couronne lui ait imposé l’obligation d’agir avec diligence pour mettre en œuvre l’art. 31, le gouvernement a fait preuve d’un manque persistant d’attention et n’a pas agi avec diligence pour réaliser les objectifs des concessions prévues par cet article.  Il ne s’agissait pas d’une négligence passagère, mais plutôt d’une série d’erreurs et d’inactions qui ont persisté pendant plus d’une décennie, ce qui contrecarrait nettement un objectif de l’art. 31.  Ce comportement ne correspondait pas à celui qu’exigeait l’honneur de la Couronne : un gouvernement sincèrement désireux de respecter l’obligation que lui commandait son honneur pouvait et aurait dû faire mieux.

                    Aucun autre manquement allégué — l’omission d’empêcher les enfants des Métis de vendre leurs terres à des spéculateurs, la remise de certificats au lieu de terres et l’omission de regrouper les terres par famille — n’était en soi incompatible avec l’honneur de la Couronne.  Cela dit, les répercussions de ces mesures ont été exacerbées par le retard contraire à l’honneur de la Couronne : les ventes inconsidérées à des spéculateurs se sont accrues, de sorte que les enfants qui avaient reçu un certificat ont obtenu beaucoup moins que les 240 acres accordés à ceux qui avaient participé à la distribution initiale, le prix des terres ayant augmenté entre‑temps, et l’échange de concessions entre Métis qui souhaitaient obtenir des parcelles contiguës a été rendu plus difficile.

                    Il n’est pas nécessaire d’examiner la constitutionnalité des lois de mise en œuvre, car la question est devenue théorique.

                    La demande des Métis fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne n’est pas irrecevable par application des lois sur la prescription.  Les délais de prescription s’appliquent à la demande de réparation personnelle fondée sur l’inconstitutionnalité d’une loi, mais les Métis ne sollicitent pas de réparation personnelle et ne réclament ni dommages‑intérêts, ni terres.  Puisque les lois sur la prescription ne peuvent empêcher un tribunal de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité d’une loi, elles ne peuvent l’empêcher de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne.  Aussi longtemps que le grief constitutionnel ne sera pas tranché, l’objectif de réconciliation et d’harmonie constitutionnelle n’aura pas été atteint.  De plus, bon nombre des considérations de politique générale qui sous‑tendent les lois sur la prescription ne s’appliquent pas dans un contexte autochtone.  Le jugement déclaratoire est une réparation de portée restreinte qui, dans certains cas, peut être le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne.

                    La demande n’est pas non plus irrecevable par application de la doctrine des laches.  Vu le contexte considéré en l’espèce, y compris les injustices subies par les Métis dans le passé, l’inégalité du rapport de force qui a suivi la proclamation de la souveraineté de la Couronne et les conséquences négatives ayant découlé des retards dans la concession des terres, le retard des appelants ne peut en soi être interprété comme un acte manifeste d’acquiescement ou de renonciation.  Il est irréaliste d’avancer que les Métis ont négligé de faire valoir leurs droits avant que les tribunaux ne soient prêts à les reconnaître.  De plus, le Canada n’a pas changé sa position à cause du retard.  Dès lors, la doctrine des laches ne fait pas obstacle à la demande.  Qui plus est, il est difficile de voir comment un tribunal, dans son rôle de gardien de la Constitution, pourrait appliquer une doctrine d’equity pour refuser de rendre un jugement déclarant qu’une disposition de la Constitution n’a pas été respectée comme l’exigeait l’honneur de la Couronne.

                    Les juges Rothstein et Moldaver (dissidents) : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que nulle obligation fiduciaire n’existait en l’espèce, qu’il n’y a pas de prétention valable découlant de l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba, que toute prétention qui aurait pu se fonder sur les dispositions manitobaines aujourd’hui abrogées sur la concession de terres est théorique, que la concession au hasard des terres constituait pour le Canada un moyen acceptable de mettre l’art. 31 en œuvre et que la MMF a qualité pour agir en l’espèce.  Cependant, les juges majoritaires proposent une nouvelle obligation de common law découlant de l’honneur de la Couronne.  Les juridictions inférieures n’ont pas examiné la question, et les parties n’ont pas présenté d’argumentation sur le sujet dans le cadre du présent pourvoi.  La nouvelle obligation reconnue accroît de manière imprévisible la portée des obligations qui découlent de l’honneur de la Couronne.  Tant la prescription que la doctrine des laches font obstacle à la demande fondée sur l’honneur de la Couronne.

                    Une obligation d’exécution diligente pourrait fort bien emporter un accroissement opportun des obligations de la Couronne et il aurait certes été préférable que les choses se déroulent plus rapidement, mais l’obligation que créent les juges majoritaires débouche sur une règle vague qui écarte la doctrine des laches et la prescription, et qui est insusceptible de correction par le législateur, de sorte que la portée et les conséquences des nouvelles obligations de la Couronne deviennent imprévisibles.  Des zones d’ombre demeurent quant à savoir si un engagement est « solennel » et emporte l’application de l’obligation, quel type de document juridique peut renfermer un engagement solennel, si la portée d’une obligation issue d’un document apparenté à un traité est plus grande que celle découlant d’un autre document constitutionnel et s’il suffit que le créancier de l’obligation soit un groupe autochtone.  L’idée que les modalités de mise en application d’une obligation constitutionnelle par le gouvernement dépendent du degré de ressemblance de celle‑ci avec une obligation issue d’un traité devait être rejetée. Ce serait accroître sensiblement la responsabilité de la Couronne que de permettre qu’une demande de réparation suive son cours du moment que la promesse a été faite à un groupe autochtone, sans qu’un intérêt autochtone suffisant pour fonder une obligation fiduciaire n’ait été prouvé et sans que des actes n’emportent le manquement à une obligation fiduciaire.

                    À supposer même que l’honneur de la Couronne ait été engagé et qu’il ait exigé la mise en œuvre diligente de l’art. 31, et même, qu’il y ait eu manquement à cette obligation, les lois sur la prescription et la doctrine des laches reconnue en equity faisaient depuis longtemps obstacle à toute demande découlant d’une telle cause d’action.  La prescription et la doctrine des laches ne peuvent remplir leur fonction que si elles ont une application universelle.  Les délais de prescription s’appliquent à l’État comme à toute autre partie à un litige, tant en général qu’en matière de droits des Autochtones.  Leur application est bénéfique au système judiciaire car il en résulte certitude et prévisibilité.  Elle protège également la société en général en faisant en sorte qu’un recours contre la Couronne soit exercé en temps utile de façon que cette dernière puisse se défendre convenablement.

                    Au Manitoba, des délais de prescription s’appliquent sans interruption depuis 1870 et, dès 1931, un délai de six ans s’est appliqué à toutes les causes d’action, qu’elles aient pris naissance avant ou après l’entrée en vigueur des dispositions sur la prescription.  Un délai ultime de prescription de 30 ans s’applique également dans la province.  Les délais de prescription s’appliquent au bénéfice de la Couronne.  La raison d’être des délais de prescription ne milite pas en faveur de la création d’une exception à leur application en l’espèce.  Les dispositions manitobaines ne soustraient pas la demande de jugement déclaratoire à l’application de la prescription, et il n’y a pas lieu que les tribunaux le fassent.  Le risque qu’un jugement déclaratoire entraîne d’autres réparations se concrétise bel et bien en l’espèce.  Les Métis entendent en effet se servir du jugement déclaratoire pour négocier avec la Couronne et obtenir une réparation extrajudiciaire, ce qui expose la Couronne à se voir reprocher l’inexécution d’une obligation bien après l’expiration du délai de prescription applicable.

                    En outre, la Cour n’a jamais reconnu l’existence d’une exception générale à l’application de la prescription dans le cas d’une demande prenant appui sur la Constitution.  En fait, elle a conclu invariablement que la prescription vaut pour les allégations de nature factuelle comportant des éléments constitutionnels.  La prescription ne saurait empêcher un tribunal de déclarer une loi inconstitutionnelle, mais les prétentions d’inconstitutionnalité formulées par les Métis sont théoriques.  Le jugement déclaratoire demandé vise par ailleurs des questions d’ordre factuel et des manquements allégués à des obligations qui ont toujours été soumis à la prescription.  En affirmant que l’objectif de la réconciliation doit être prioritaire dans le contexte autochtone, les juges majoritaires semblent rompre avec le principe selon lequel la raison d’être générale des délais de prescription doit aussi valoir pour les demandes des Autochtones.

                    La doctrine des laches fait également obstacle au recours.  La Couronne peut l’invoquer à l’encontre d’une demande en equity qui n’est pas présentée à temps. Puisque la doctrine peut être opposée à une allégation de manquement à l’obligation fiduciaire, il serait foncièrement illogique de permettre que certaines demandes prenant appui sur l’honneur de la Couronne échappent à son application.  La doctrine peut être invoquée pour les deux motifs reconnus : les Métis ont, en connaissance de cause, attendu plus d’un siècle pour présenter leur demande et ils ont de ce fait acquiescé à la situation et incité le gouvernement à tenir cet acquiescement pour acquis, rendant ainsi l’actuel recours déraisonnable.  Au sujet de l’acquiescement, le juge de première instance a conclu que les Métis avaient la connaissance requise dans les années 1870, et le caractère erroné de sa conclusion n’a pas été établi.  L’affirmation selon laquelle il serait « irréaliste » d’exiger d’une personne qu’elle ait fait valoir ses droits avant que les tribunaux n’aient été disposés à les reconnaître va foncièrement à l’encontre de l’approche de common law en matière d’évolution du droit.  Le retard à concéder les terres ne peut constituer à la fois le tort allégué et le motif pour lequel la Couronne ne peut invoquer la doctrine des laches, car celle-ci est toujours invoquée en défense par la partie qui aurait lésé l’autre.  Si se prononcer sur le caractère équitable des actes du défendeur revient seulement à se demander si le demandeur a prouvé ses allégations, le moyen de défense offert par la doctrine devient illusoire.  L’inégalité du rapport de force entre les Métis et le gouvernement n’était pas de nature à saper la connaissance, la capacité et la liberté des Métis de telle sorte qu’on ne puisse conclure à l’acquiescement.  L’inférence selon laquelle les retards accusés dans la distribution des terres ont rendu les Métis vulnérables n’est pas tirée par le juge de première instance, ni étayée par la preuve.  Quoi qu’il en soit, tout comme la prescription, la doctrine des laches est opposable aux personnes vulnérables.

                    En ce qui concerne la croyance, si le recours avait été exercé en temps utile, les retards inexpliqués qui sont censés attester le caractère déshonorable des actes de la Couronne auraient fort bien pu être expliqués ou le gouvernement aurait pu prendre des mesures pour donner satisfaction à la collectivité métisse.

                    Enfin, bien que ce ne soit pas fait expressément, les juges majoritaires s’écartent des conclusions de fait tirées en première instance sur deux points principaux, et ce, même s’ils n’y relèvent pas d’erreur manifeste et dominante : (1) l’ampleur du retard dans la distribution des terres et (2) les répercussions de ce retard sur les Métis.  Le juge de première instance conclut clairement qu’il y a eu retard.  Or, ni ses conclusions ni la preuve ne révèlent une tendance au manque d’attention ou un manquement à l’obligation de diligence, pas plus qu’elles n’indiquent que les objectifs de la concession des terres ont été contrecarrés.  Ce seul élément prive de fondement toute prétention des Métis prenant appui sur le manquement à une obligation découlant de l’honneur de la Couronne, à supposer qu’une telle obligation existe.

Jurisprudence

Citée par la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis

                    Arrêts appliqués :  Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261; R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207; arrêts mentionnés : Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393; Province of Ontario c. Dominion of Canada (1895), 25 R.C.S. 434; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; The Case of The Churchwardens of St. Saviour in Southwark (1613), 10 Co. Rep. 66b, 77 E.R. 1025; Roger Earl of Rutland’s Case (1608), 8 Co. Rep. 55a, 77 E.R. 555; Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557; Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279; Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C.S. 3; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181; Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138; Canadian Bar Assn. c. British Columbia, 2006 BCSC 1342, 59 B.C.L.R. (4th) 38; Waddell c. Schreyer (1981), 126 D.L.R. (3d) 431, conf. par (1982), 142 D.L.R. (3d) 177, autorisation d’appel refusée, [1982] 2 R.C.S. vii (sub nom. Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd. c. Waddell); Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Novak c. Bond, [1999] 1 R.C.S. 808; Cheslatta Carrier Nation c. British Columbia, 2000 BCCA 539, 193 D.L.R. (4th) 344; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Lindsay Petroleum Co. c. Hurd (1874), L.R. 5 P.C. 221; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327; Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032.

Citée par le juge Rothstein (dissident)

                    Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C.S. 3; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181; Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Riddlesbarger c. Hartford Insurance Co., 74 U.S. (7 Wall.) 386 (1868); United States c. Marion, 404 U.S. 307 (1971); Sparham‑Souter c. Town and Country Developments (Essex) Ltd., [1976] 1 Q.B. 858; Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549; Murphy c. Welsh, [1993] 2 R.C.S. 1069; Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931); Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22, [2008] 1 R.C.S. 737; Lindsay Petroleum Co. c. Hurd (1874), L.R. 5 P.C. 221; In re Spectrum Plus Ltd. (in liquidation), [2005] UKHL 41, [2005] 2 A.C. 680; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; Barber c. Proudfoot, [1890‑91] 1 W.L.T.R. 144; Hardy c. Desjarlais (1892), 8 Man. R. 550; Robinson c. Sutherland (1893), 9 Man. R. 199; City of Winnipeg c. Barrett, [1892] A.C. 445; Brophy c. Attorney‑General of Manitoba, [1895] A.C. 202; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327.

Lois et règlements cités

Act to Amend The Limitation of Actions Act, S.M. 1980, ch. 28, art. 3.

Acte concernant la protection de l’octroi des terres aux Métis, S.M. 1873, ch. 44, préambule.

Acte concernant les Titres des Terres des Métis, S.M. 1885, ch. 30.

Acte de la Terre de Rupert, 1868 (R.‑U.), 31 & 32 Vict., ch. 105 [reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 6].

Acte pour amender l’Acte passé dans la trente‑septième année du Règne de Sa Majesté, intitulé : « Acte concernant la protection de l’octroi des terres aux Métis », S.M. 1877, ch. 5.

Acte pour permettre à certains enfants de chefs de famille métis de vendre leurs terres, S.M. 1878, ch. 20.

Half‑Breed Lands Act, R.S.M. 1891, ch. 67.

Limitation Act, S.B.C. 2012, ch. 13, art. 2 [non en vigueur].

Limitation of Actions Act, R.S.M. 1970, ch. L150.

Limitation of Actions Act, 1931, R.S.M. 1940, ch. 121.

Limitation of Actions Act, 1931, S.M. 1931, ch. 30, art. 3(1)i), l), 6, 42.

Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L‑12, art. 1(i)i), 13.

Loi constitutionnelle de 1867 .

Loi constitutionnelle de 1871 (R.‑U.), 34 & 35 Vict., ch. 28 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 11].

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 35 .

Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 8], art. 31, 32.

Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, ch. 24, ann. B, art. 2, 10(2), 16(1)a), 24.

Loi sur la prescription, C.P.L.M. ch. L150, art. 2(1)k), 7, 14(4).

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif , L.R.C. 1985, ch. C‑50, art. 32 .

Proclamation royale (1763) [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1].

Statute Law Revision and Statute Law Amendment Act, 1969, S.M. 1969 (2e sess.), ch. 34, art. 31.

Doctrine et autres documents cités

Halsbury’s Laws of England, 4th ed. (reissue), vol. 16(2).  London : LexisNexis UK, 2003.

Hogg, Peter W., Patrick J. Monahan and Wade K. Wright.  Liability of the Crown, 4th ed.  Toronto : Carswell, 2011.

Manitoba.  Law Reform Commission.  Limitations.  Winnipeg : The Commission, 2010.

Meagher, R. P., W. M. C. Gummow and J. R. F. Lehane.  Equity Doctrines and Remedies, 2nd ed.  Sydney :  Butterworths, 1984.

Ontario.  Limitations Act Consultation Group.  Recommendations for a New Limitations Act : Report of the Limitations Act Consultation Group.  Toronto : Ministry of the Attorney General, 1991.

Rotman, Leonard I.  « Wewaykum : A New Spin on the Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Peoples?  » (2004), 37 U.B.C. L. Rev. 219.

Schachter, Harley.  « Selected Current Issues in Aboriginal Rights Cases : Evidence, Limitations and Fiduciary Obligations », in The 2001 Isaac Pitblado Lectures : Practising Law In An Aboriginal Reality.  Winnipeg : Law Society of Manitoba, 2001, 203.

Slattery, Brian.  « Aboriginal Rights and the Honour of the Crown » (2005), 29 S.C.L.R. (2d) 433.

Slattery, Brian.  « Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (le juge en chef Scott et les juges Monnin, Steel, Hamilton et Freedman), 2010 MBCA 71, 255 Man. R. (2d) 167, 486 W.A.C. 167, [2010] 12 W.W.R. 599, [2010] 3 C.N.L.R. 233, 216 C.R.R. (2d) 144, 94 R.P.R. (4th) 161, [2010] M.J. No. 219 (QL), 2010 CarswellMan 322, qui a confirmé une décision du juge MacInnes, 2007 MBQB 293, 223 Man. R. (2d) 42, [2008] 4 W.W.R. 402, [2008] 2 C.N.L.R. 52, [2007] M.J. No. 448 (QL), 2007 CarswellMan 500.  Pourvoi accueilli en partie, les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents.

                    Thomas R. Berger, c.r., James Aldridge, c.r., Harley Schachter et Guylaine Grenier, pour les appelants.

                    Mark Kindrachuk, c.r., Mitchell R. Taylor, c.r., et Sharlene Telles‑Langdon, pour l’intimé le procureur général du Canada.

                    Heather Leonoff, c.r., et Michael Conner, pour l’intimé le procureur général du Manitoba.

                    P. Mitch McAdam, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Argumentation écrite seulement par Douglas B. Titosky, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Clement Chartier, c.r., et Marc LeClair, pour l’intervenant le Ralliement national des Métis.

                    Jason Taylor Madden, pour l’intervenante Métis Nation of Alberta.

                    Jean  Teillet et Arthur Pape, pour l’intervenante Métis Nation of Ontario.

                    Jeffrey R. W. Rath, pour l’intervenante les Premières Nations du Traité no 1.

                    Argumentation écrite seulement par Joseph J. Arvay, c.r., David C. Nahwegahbow et Bruce Elwood, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Abella, Cromwell et Karakatsanis rendu par

                    La Juge en chef et la juge Karakatsanis

I.    Aperçu

[1]                              Le Canada est une jeune nation aux racines anciennes.  Le pays a été fondé en 1867 par l’union consensuelle de trois colonies — le Canada‑Uni (devenu l’Ontario et le Québec), la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick.  La question de l’expansion future de la nouvelle nation vers les vastes territoires de l’Ouest, qui s’étendent du Manitoba actuel jusqu’à la Colombie‑Britannique, est alors demeurée en suspens.  Le gouvernement canadien, dirigé par le premier ministre John A. Macdonald, a instauré une politique visant à intégrer les territoires de l’Ouest dans le Canada et à les ouvrir à la colonisation. 

[2]                              Pour y arriver, il fallait traiter avec les peuples autochtones établis dans les territoires de l’Ouest.  Dans les Prairies, ces peuples se divisaient principalement en deux groupes — les Premières Nations ainsi que les descendants issus des unions entre les négociants et explorateurs blancs et les femmes autochtones, maintenant connus sous le nom de Métis. 

[3]                              La politique du gouvernement à l’égard des Premières Nations consistait à conclure avec les différentes bandes des traités dans lesquels celles‑ci consentaient à la colonisation de leurs terres en échange de la mise en réserve de terres et d’autres promesses.

[4]                              La politique du gouvernement était moins claire à l’égard du peuple métis — qui composait, en 1870, 85 pour 100 de la population de ce qui est aujourd’hui le Manitoba.  Des colons ont commencé à s’installer en grand nombre dans la région et à assumer le contrôle politique et social jusqu’alors exercé par les Métis, ce qui a entraîné de la résistance et des conflits.  Cherchant à régler la situation et à assurer une annexion pacifique du territoire, le gouvernement canadien a entamé des négociations avec les représentants du gouvernement provisoire dirigé par des Métis.  C’est ainsi qu’a été adoptée la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3 (« Loi sur le Manitoba »), pour faire entrer la province du Manitoba dans le Canada.

[5]                              Le pourvoi porte sur les obligations envers les Métis qui sont consacrées dans la Loi sur le Manitoba, un document constitutionnel.  Il s’agit en fait des conditions auxquelles les Métis ont renoncé à revendiquer le pouvoir de se gouverner et de gouverner leur territoire et accepté de faire partie de la nouvelle nation du Canada.  Ces promesses avaient pour but d’assurer aux Métis et à leurs descendants une place permanente dans la nouvelle province.  Malheureusement, les Métis n’ont pas vu leurs attentes devenir réalité et ils se sont dispersés devant la colonisation massive qui a marqué les décennies suivantes.

[6]                              Aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, les descendants des Métis veulent obtenir un jugement déclarant que le Canada a manqué à son obligation de mettre en œuvre les promesses faites aux Métis dans la Loi sur le Manitoba.  

[7]                              Plus particulièrement, les appelants sollicitent un jugement déclarant que : (1) dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations fiduciaires envers les Métis; (2) dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale n’a pas agi en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne; (3) certaines lois adoptées par le Manitoba relativement à la mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba étaient ultra vires.

[8]                              Nul ne conteste le retard considérable avec lequel les dispositions constitutionnelles ont été mises en œuvre.  Les principales questions en litige sont les suivantes : (1) Le Canada a‑t‑il manqué à ses obligations légales?  (2) La demande des Métis est‑elle tardive et, de ce fait, irrecevable par application de la doctrine des laches — un principe d’equity souvent désigné par l’expression « doctrine du manque de diligence » — ou par application des règles de la prescription, que celles‑ci soient établies par le droit anglais en vigueur au moment où leur cause d’action a pris naissance ou par les lois sur la prescription adoptées subséquemment par le Manitoba (The Limitation of Actions Act, 1931, S.M. 1931, ch. 30; The Limitation of Actions Act, 1931, R.S.M. 1940, ch. 121; The Limitation of Actions Act, R.S.M. 1970, ch. L150; collectivement appelées la « Loi sur la prescription »)?

[9]                              Nous concluons que l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba imposait à la Couronne une obligation constitutionnelle envers le peuple autochtone que constituent les Métis du Manitoba.  Il s’agissait de l’obligation d’attribuer des terres aux enfants des Métis.  L’objet immédiat de cette obligation était de donner aux enfants des Métis une longueur d’avance sur les colons de l’est que l’on attendait en grand nombre.  Plus généralement, il s’agissait de concilier les intérêts autochtones des Métis sur le territoire du Manitoba avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne sur la région qui allait devenir la province du Manitoba.  L’obligation consacrée par l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba n’imposait au gouvernement aucune obligation fiduciaire de quelque nature que ce soit.  Toutefois, comme il s’agissait d’une obligation constitutionnelle solennelle envers les Métis du Manitoba, dont le but était de concilier leurs intérêts autochtones avec la souveraineté de la Couronne, cette obligation engageait l’honneur de la Couronne.  En conséquence, le gouvernement avait l’obligation d’agir avec diligence pour réaliser sa promesse.  Il ressort des conclusions du juge du procès que la Couronne n’a pas agi ainsi et que son obligation envers les enfants des Métis est demeurée en grande partie inexécutée.  La demande des Métis fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne n’est pas irrecevable par application des règles de la prescription ni de la doctrine des laches reconnue en equity.  Nous concluons donc que les Métis ont droit à un jugement déclarant que le Canada n’a pas mis en œuvre l’art. 31 comme l’exigeait le principe de l’honneur de la Couronne.

[10]                           Nous partageons l’avis des juridictions inférieures que le bien‑fondé de la demande présentée en vertu de l’art. 32 n’a pas été établi et nous estimons qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la constitutionnalité des lois de mise en œuvre.

II.  Les promesses constitutionnelles et la loi

[11]                          L’article 31 de la Loi sur le Manitoba, la disposition prévoyant la concession de terres aux enfants, mettait en réserve 1,4 million d’acres de terres qui devaient être données aux enfants des Métis :

           31.  Et considérant qu’il importe, dans le but d’éteindre les titres des Indiens aux terres de la province, d’affecter une partie de ces terres non concédées, jusqu’à concurrence de 1,400,000 acres, au bénéfice des familles des Métis résidants, il est par la présente décrété que le lieutenant‑gouverneur, en vertu de règlements établis de temps à autre par le gouverneur-général en conseil, choisira des lots ou étendues de terre dans les parties de la province qu’il jugera à propos, jusqu’à concurrence du nombre d’acres ci‑dessus exprimé, et en fera le partage entre les enfants des chefs de famille métis domiciliés dans la province à l’époque à laquelle le transfert sera fait au Canada, et ces lots seront concédés aux dits enfants respectivement, d’après le mode et aux conditions d’établissement et autres conditions que le gouverneur-général en conseil pourra de temps à autre fixer.

[12]                          L’article 32 de la Loi sur le Manitoba reconnaissait la propriété foncière existante des Métis dans le cas des personnes qui se disaient propriétaires sans avoir encore obtenu de titre : 

                              32. Dans le but de confirmer les titres et assurer aux colons de la province la possession paisible des immeubles maintenant possédés par eux, il est décrété ce qui suit :

                              (1)  Toute concession de terre en franc‑alleu (freehold) faite par la compagnie de la Baie d’Hudson jusqu’au huitième jour de mars de l’année 1869, sera, si le propriétaire le demande, confirmée par une concession de la couronne;

                              (2)  Toute concession d’immeubles autrement qu’en franc‑alleu, faite par la compagnie de la Baie d’Hudson jusqu’au huitième jour de mars susdit, sera, si le propriétaire le demande, convertie en franc‑alleu par une concession de la couronne;

                              (3)  Tout titre reposant sur le fait de l’occupation, avec la sanction, permission et autorisation de la compagnie de Baie d’Hudson jusqu’au huitième jour de mars susdit, de terres situées dans cette partie de la province dans laquelle les titres des Indiens ont été éteints, sera, si le propriétaire le demande, converti en franc‑alleu par une concession de la couronne;

                              (4)  Toute personne étant en possession paisible d’étendues de terre, à l’époque du transfert au Canada, dans les parties de la province dans lesquelles les titres des Indiens n’ont pas été éteints, pourra exercer le droit de préemption à l’égard de ces terres, aux termes et conditions qui pourront être arrêtés par le gouverneur en conseil; 

                              (5)  Le lieutenant‑gouverneur est par le présent autorisé, en vertu de règlements qui seront faits de temps à autre par le gouverneur-général en conseil, à adopter toutes les mesures nécessaires pour constater et régler, à des conditions justes et équitables, les droits de commune et les droits de couper le foin dont jouissent les colons dans la province, et pour opérer la commutation de ces droits au moyen de concessions de terre de la couronne.

[13]                          Au cours des années 1870 et 1880, le Manitoba a adopté cinq lois, maintenant périmées ou abrogées depuis longtemps, portant sur les modalités de transfert des intérêts sur les terres visées à l’art. 31.  Les appelants demandent que ces lois soient déclarées ultra vires au regard de la Loi constitutionnelle de 1867 .  À titre subsidiaire, ils soutiennent que ces lois étaient inopérantes par application du principe de la prépondérance fédérale.

III.  Les décisions judiciaires

[14]                          En première instance, le juge MacInnes (nommé depuis à la Cour d’appel) a procédé à un examen approfondi des faits (2007 MBQB 293, 223 Man. R. (2d) 42).  Il a conclu que, bien qu’il n’ait pas été démontré que le gouvernement avait fait preuve de malhonnêteté ou de mauvaise foi, son erreur et son inaction avaient retardé considérablement la mise en œuvre des art. 31 et 32, de sorte que 993 enfants de Métis qui avaient droit à une concession avaient plutôt reçu un certificat.  Le juge a cependant rejeté la demande de jugement déclaratoire au motif que les art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba ne donnaient naissance ni à une obligation fiduciaire ni à une obligation fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne.  Selon lui, pour conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire, il devait être démontré que les Autochtones possédaient collectivement le territoire avant 1870.  Puisque seule la possession individuelle de terres par les Métis avait été établie, leur demande comportait une [traduction] « faille fondamentale ».  Le juge a dit que l’action « vis[ait] à obtenir une mesure de redressement de nature essentiellement collective, alors que son fondement factuel [était] individuel » (par. 1197).

[15]                          Le juge du procès a conclu que, de toute façon, la demande était irrecevable par application de la Loi sur la prescription et de la doctrine des laches.  Il a également conclu que les différentes mesures législatives adoptées par le Manitoba concernant les concessions de terres étaient constitutionnelles.  Enfin, il a jugé qu’il ne convenait pas de reconnaître à la Manitoba Metis Federation Inc. (la « MMF ») qualité pour agir dans la présente action, puisque les demandeurs pouvaient faire valoir leurs demandes individuellement.

[16]                          Sous la plume du juge en chef Scott, une formation de cinq juges de la Cour d’appel du Manitoba a rejeté l’appel (2010 MBCA 71, 255 Man. R. (2d) 167).  La Cour d’appel ne partageait pas l’opinion du juge du procès suivant laquelle la possession collective d’un titre ancestral était essentielle pour qu’il puisse être allégué avec succès que la Couronne avait une obligation fiduciaire envers les Autochtones.  La cour a cependant estimé qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si la Couronne avait effectivement une obligation fiduciaire envers les Métis, puisque les conclusions de fait tirées par le juge du procès quant à la conduite de la Couronne ne permettaient pas de conclure à un manquement à une obligation fiduciaire.

[17]                          La Cour d’appel a également rejeté l’allégation selon laquelle il y avait eu manquement au principe de l’honneur de la Couronne.  À son avis, l’honneur de la Couronne était accessoire à l’obligation fiduciaire et ne pouvait à lui seul donner naissance à une obligation distincte dans les circonstances.

[18]                          Enfin, la cour a conclu que la demande de jugement déclaratoire des Métis était de toute façon prescrite, et que la question de la validité constitutionnelle des lois du Manitoba était théorique.  La cour a aussi refusé de modifier la décision discrétionnaire du juge du procès selon laquelle la MMF n’avait pas qualité pour agir.

IV.    Les faits

[19]                          Le pourvoi porte sur des événements qui se sont produits il y a plus d’un siècle.  Malgré les difficultés causées par l’absence de témoins directs et l’ancienneté des textes, le juge du procès a tiré des conclusions de fait détaillées et complètes sur tous les éléments pertinents pour résoudre les questions de droit.  La Cour d’appel a examiné ces conclusions en détail et les a confirmées, à quelques exceptions près.

[20]                          L’exhaustivité de ces conclusions, dont la plupart ne sont pas contestées, nous dispense de faire un historique détaillé au sujet du peuple métis, de la colonie de la rivière Rouge et du conflit qui est à l’origine de la Loi sur le Manitoba et de l’entrée du Manitoba dans le Canada — événements qui ont inspiré un nombre incalculable d’ouvrages, et même un opéra.  Nous nous contenterons d’une brève description des origines de la colonie de la Rivière Rouge et des événements sur lesquels s’appuient les demandes des appelants.

[21]                          L’histoire commence avec les peuples autochtones qui occupaient ce qui est devenu la province du Manitoba — les Cris et d’autres nations moins populeuses.  Vers la fin du dix‑septième siècle, des aventuriers et explorateurs européens ont traversé le territoire sans s’y arrêter.  L’Angleterre a revendiqué symboliquement les terres pour ensuite donner à la Compagnie de la Baie d’Hudson, une société de traite des fourrures basée à Londres, le contrôle d’un vaste territoire appelé Terre de Rupert, y compris ce qui est aujourd’hui le Manitoba.  Les Autochtones ont continué d’occuper ce territoire.  Outre les Premières Nations, le territoire a vu naître un nouveau groupe autochtone, les Métis — issus des premières unions entre les explorateurs et négociants européens et les femmes autochtones.  À l’origine, les descendants de parents anglophones étaient appelés les Sang‑mêlé, alors que ceux ayant des racines françaises étaient appelés les Métis. 

[22]                          Une colonie importante — selon les critères de l’époque — s’est développée au confluent de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine sur des terres cédées à Lord Selkirk par la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1811.  En 1869, la colonie comptait 12 000 personnes et était gouvernée par la Compagnie de la Baie d’Hudson.

[23]                          En 1869, la colonie de la rivière Rouge formait une collectivité dynamique dotée d’un système de libre entreprise et d’institutions judiciaires et civiles bien établies, et dont les activités étaient axées sur les commerces de détail, les hôtels, la traite et les saloons, là où se trouve maintenant le centre‑ville de Winnipeg.  Les Métis étaient le groupe démographique le plus important de la colonie, représentant environ 85 pour 100 de la population, et ils occupaient des postes de direction dans les entreprises, de même qu’au sein de l’Église et du gouvernement.

[24]                          Pendant ce temps, le Haut‑Canada (maintenant l’Ontario), le Bas‑Canada (maintenant le Québec), la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick s’unissaient par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867 ) pour former un nouveau pays, le Canada.  Le premier gouvernement du pays, dirigé par Sir John A. Macdonald, entendait favoriser l’expansion vers l’ouest, motivé par le rêve d’une nation qui s’étendrait de l’Atlantique jusqu’au Pacifique et offrirait de vastes terres nouvelles propices à la colonisation.  L’Angleterre a consenti à céder la Terre de Rupert au Canada.  Reconnaissant l’intérêt de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Canada lui a versé 300 000 £ et lui a permis de conserver certaines terres entourant ses postes de traite dans le Nord‑Ouest.  En 1868, le Parlement impérial a parfait l’entente avec l’adoption de l’Acte de la Terre de Rupert, 1868 (R.‑U.), 31 & 32 Vict., ch. 105.

[25]                          En tant que successeur de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Canada a acquis le titre de la Terre de Rupert et de la colonie de la rivière Rouge.  Sur le terrain, la réalité était cependant plus complexe.  Les Métis francophones de foi catholique romaine craignaient que la prise de contrôle par le Canada se traduise par l’arrivée massive de colons protestants anglophones qui menaceraient leur style de vie traditionnel.  Lorsque deux groupes d’arpenteurs se sont présentés en 1869 pour faire l’inventaire des terres, la situation a atteint un point critique.

[26]                          Les arpenteurs se sont heurtés à une résistance armée, dirigée par un Métis francophone, Louis Riel.  Le 2 novembre 1869, William McDougall, le lieutenant‑gouverneur du nouveau territoire proposé par le Canada, a été refoulé par une patrouille à cheval de Métis francophones.  Le même jour, un groupe de Métis, dont Riel faisait partie, s’est emparé d’Upper Fort Garry (où se trouve maintenant le centre‑ville de Winnipeg), la principale fortification de la colonie.  Riel a convoqué la « Convention des 24 », composée de 12 représentants des paroisses anglophones et de 12 représentants des paroisses francophones.  À leur deuxième réunion, il a annoncé que les Métis francophones avaient l’intention de former un gouvernement provisoire et demandé aux anglophones de les appuyer.  Les représentants des Anglais ont demandé du temps pour discuter de cette demande avec les habitants de leurs paroisses.  La réunion a été ajournée jusqu’au 1er décembre 1869.

[27]                          À la reprise de la réunion, les Métis se sont retrouvés devant une proclamation transférant la région sous l’autorité du Canada, lue par McDougall plus tôt dans la journée.  Le groupe a rejeté cette proclamation.  Les Métis francophones ont dressé une liste des demandes auxquelles le Canada devait répondre pour que les colons de la rivière Rouge acceptent le contrôle canadien.

[28]                          Le gouvernement canadien a décidé de se montrer conciliant.  Il a invité à Ottawa une délégation composée d’[traduction] « au moins deux résidents » pour y présenter les demandes des colons et en discuter avec le Parlement.  Le gouvernement provisoire a répondu à cette invitation en désignant un prêtre, le père Ritchot, un juge, le juge Black, et un homme d’affaires de la région, Alfred Scott, pour aller à Ottawa.  Les délégués — dont aucun n’était Métis, bien qu’ils aient été désignés par Riel — sont partis pour Ottawa le 24 mars 1870.

[29]                          Le Canada n’avait guère d’autre choix que d’adopter une approche diplomatique envers les colons de la rivière Rouge.  Comme l’a conclu le juge MacInnes au procès : 

                           [traduction] Le Canada n’avait pas le pouvoir d’envoyer des troupes dans la colonie pour réprimer l’insurrection des Métis francophones.  Il ne disposait pas non plus des troupes nécessaires.  De plus, à cette période de l’année, il était impossible d’accéder à la colonie autrement que par les États‑Unis.  Or, à l’époque, le Canada craignait une éventuelle annexion du territoire par les États‑Unis, d’où sa réticence à demander aux États‑Unis l’autorisation de faire passer ses troupes sur leur territoire pour aller réprimer l’insurrection et rétablir l’autorité.  [par. 78]

[30]                          Les délégués sont arrivés à Ottawa le 11 avril 1870.  Ils ont rencontré le premier ministre Macdonald et le ministre de la Milice et de la Défense, George‑Étienne Cartier, avec lesquels ils ont négocié.  Ces négociations faisaient partie d’une série de négociations plus générales sur les conditions d’entrée du Manitoba dans le Canada à titre de province.  Il s’est révélé que le Canada souhaitait conserver la propriété de terres publiques situées dans la nouvelle province, d’où l’idée d’attribuer des terres aux enfants des Métis.  Les parties se sont entendues sur la concession aux enfants des Métis de 1,4 million d’acres de terres (art. 31) et la confirmation des tenures foncières existantes (art. 32).  Après d’âpres débats et l’échec d’une motion visant à rayer l’article prévoyant la concession de terres aux enfants, le Parlement a adopté la Loi sur le Manitoba, le 10 mai 1870.

[31]                          Les délégués sont revenus dans la colonie de la rivière Rouge avec cette proposition et, le 24 juin 1870, le père Ritchot s’est adressé à la Convention des 40, maintenant appelée l’Assemblée législative d’Assiniboia, pour plaider en faveur de l’adoption de la Loi sur le Manitoba.  Il a lu à l’Assemblée une lettre du ministre Cartier, dans laquelle ce dernier promettait que tout intérêt foncier existant visé par l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba pourrait être converti en titre sans aucun paiement.  Le ministre Cartier garantissait que les concessions aux enfants promises à l’art. 31 [traduction] « seraient de nature à répondre aux attentes des Sang‑mêlé résidants », et que le partage des concessions serait fait « de la façon la plus efficace et équitable possible » : d.a., vol. XI, p. 196 (italiques ajoutés).  Sur ce fondement, l’Assemblée a voté en faveur de la Loi sur le Manitoba et de l’entrée de la province dans le Dominion du Canada.  Le Manitoba a intégré le Canada par décret du Parlement impérial en date du 15 juillet 1870.

[32]                          Le gouvernement du Canada a entrepris le processus de mise en œuvre de l’art. 31 au début de l’année 1871.  Il devait en premier lieu mettre de côté 1,4 million d’acres et, en deuxième lieu, diviser les terres entre les bénéficiaires admissibles.  La deuxième étape a été ponctuée d’une série d’erreurs et de retards qui en ont entravé le déroulement « efficace » promis par le ministre Cartier.

[33]                          Le premier problème a été l’inclusion par erreur de tous les Métis, y compris les chefs de famille, parmi les bénéficiaires de la répartition des terres, contrairement au libellé de l’art. 31 qui prévoyait expressément qu’elles devaient être partagées entre les enfants des chefs de famille métis.  Le 1er mars 1871, le Parlement a pris un décret déclarant que tous les Métis avaient le droit de participer au partage des 1,4 million d’acres de terres promis à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.  Ce décret, qui aurait eu pour effet de créer un nombre accru de concessions, mais de superficie moindre, a été pris malgré les objections soulevées à la Chambre des communes par McDougall, alors ancien lieutenant-gouverneur de la Terre de Rupert.  Le gouvernement fédéral a néanmoins commencé à planifier la formation de cantons, composés de lots de 140 acres, partageant ainsi les 1,4 million d’acres entre 10 000 bénéficiaires environ.  Il s’agissait de la première répartition.

[34]                          En 1873, le gouvernement fédéral a changé d’idée et a décidé que seuls les enfants des Métis auraient droit aux concessions prévues à l’art. 31.  Le gouvernement a également décidé que les terres que les colons de la rivière Rouge utilisaient habituellement pour la fenaison ne pouvaient faire partie des terres concédées aux enfants, contrairement à ce qui avait été prévu au départ, de sorte que d’autres terres ont dû être mises de côté afin d’atteindre la cible de 1,4 million d’acres.  La décision de 1873 était manifestement la bonne.  Malheureusement, le gouvernement a mis plus de trois ans à adopter cette position.  On a alors procédé à la deuxième répartition.

[35]                          En novembre 1873, le gouvernement de Sir John A. Macdonald a été défait et un nouveau gouvernement libéral a été formé au début de l’année 1874.  Sans que l’on sache pourquoi, le nouveau gouvernement n’a pris aucune mesure pour attribuer les terres avant le début de 1875.  Pressé de questions au Parlement au sujet des retards, et sur requête de plusieurs paroisses, le gouvernement libéral a finalement confié à John Machar et Matthew Ryan la tâche de vérifier qui avait droit aux concessions prévues par l’art. 31.  Ce processus de vérification de l’admissibilité aux concessions a commencé cinq ans après l’adoption de la Loi sur le Manitoba.

[36]                          Une deuxième série de problèmes avait trait à l’évaluation faite par la commission Machar/Ryan du nombre d’enfants des Métis admissibles.  Malgré un recensement fait en 1870, qui estimait à 7 000 le nombre d’enfants des Métis, John Machar et Matthew Ryan ont conclu qu’il y en avait moins, soit 5 088, et ils ont finalement arrondi ce nombre à 5 833 pour obtenir des lots d’une superficie de 240 acres.  Une troisième et dernière répartition a donc débuté en 1876, mais elle ne s’est pas terminée avant 1880.

[37]                          Alors que le processus de répartition traînait en longueur, des spéculateurs ont commencé à acquérir les intérêts des enfants des Métis qui ne leur avaient pas encore été concédés sur les terres visées à l’art. 31, utilisant à cette fin toute une série de mécanismes juridiques.  Initialement, l’Assemblée législative du Manitoba a pris des mesures pour empêcher la vente des droits des enfants à des spéculateurs.  En 1877, elle a toutefois adopté une loi autorisant, une fois que l’enfant avait atteint l’âge de la majorité, la vente des intérêts que lui conférait l’art. 31, peu importe que l’enfant ait reçu ou non sa concession, ou même qu’il en connaisse l’emplacement.  En 1878, le Manitoba a adopté une nouvelle loi autorisant les enfants de 18 à 21 ans à vendre leurs intérêts pourvu que la vente soit approuvée par un officier de justice et par les père et mère de l’enfant.  M. Thomas Flanagan, un expert ayant témoigné au procès, a conclu que les ventes sous surveillance judiciaire étaient celles qui avaient rapporté le moins parmi tous les types de vente des intérêts conférés par l’art. 31 (C.A., par. 152).

[38]                          Il est finalement devenu évident que Donald Codd, agent des terres du Dominion par intérim, avait sous‑estimé le nombre d’enfants des Métis admissibles — 993 enfants métis de plus avaient droit à des terres.  En 1885, plutôt que de procéder à une quatrième répartition, le gouvernement canadien a prévu par décret que les enfants pour lesquels aucune terre n’était disponible recevraient un certificat d’une valeur de 240 $, échangeable contre une terre.  Quinze ans après l’adoption de la Loi sur le Manitoba, le processus était enfin terminé. 

[39]                          La situation des Métis au sein de la colonie de la rivière Rouge s’est détériorée au cours des décennies qui ont suivi l’entrée du Manitoba dans la Confédération.  Rapidement, les colons de race blanche ont constitué la majorité des habitants du territoire et la communauté métisse a commencé à s’effriter.  De nombreux Métis ont aliéné les intérêts sur les terres qui leur avaient été promis et ont migré vers l’ouest.  Ceux qui sont restés ne représentaient qu’une fraction de la communauté d’origine.

V.     Les questions en litige

[40]                          Les appelants sollicitent un jugement déclarant notamment que : (1) dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations fiduciaires envers les Métis; (2) dans sa mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, la Couronne fédérale n’a pas agi en conformité avec l’honneur de la Couronne; (3) certaines lois touchant la mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba, adoptées par le Manitoba, étaient ultra vires.  Ces prétentions soulèvent les questions litigieuses suivantes :

A.           La Manitoba Metis Federation a‑t‑elle qualité pour agir dans l’action?

B.           Le Canada a‑t‑il manqué à une obligation fiduciaire envers les Métis?

C.           Le Canada a‑t‑il respecté le principe de l’honneur de la Couronne dans la mise en œuvre des art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba?

D.           Les lois de mise en œuvre adoptées par le Manitoba étaient‑elles inconstitutionnelles?

E.            La demande de jugement déclaratoire est‑elle irrecevable par application des règles de la prescription?

F.            La demande de jugement déclaratoire est‑elle irrecevable par application de la doctrine des laches?

VI.    Analyse

A.     La Manitoba Metis Federation a‑t‑elle qualité pour agir dans la présente action?

[41]                          Le Canada et le Manitoba ne contestent aucunement que les appelants individuels ont qualité pour agir à titre personnel.  Ils soutiennent toutefois que la MMF n’a aucun intérêt personnel dans le litige et qu’elle ne satisfait pas au troisième volet du test relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public énoncé dans Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, étant donné que la participation des demandeurs individuels démontre de façon évidente qu’il existe une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour. 

[42]                          Les juridictions inférieures n’ont pas reconnu que la MMF avait qualité pour intenter l’action.  Au procès, le juge MacInnes a conclu que la MMF ne satisfaisait pas au troisième volet du test énoncé dans Conseil canadien des Églises, parce que la participation des demandeurs individuels démontrait qu’il existait une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.  La Cour d’appel a refusé d’intervenir dans la décision discrétionnaire du juge MacInnes au sujet de la qualité pour agir. 

[43]                          Les juridictions inférieures ne disposaient pas de la décision de notre Cour dans Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524.  Dans cet arrêt, la Cour a rejeté l’application stricte de la troisième condition relative à la qualité pour agir.  Le fait qu’il y ait d’autres demandeurs n’exclut pas nécessairement la qualité pour agir dans l’intérêt public; il s’agit de savoir si la présente instance constitue un moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.  Les conditions à remplir pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public doivent être appréciées de façon souple et libérale, au regard des objectifs sous‑jacents des restrictions quant aux personnes à qui il convient de reconnaître la qualité pour intenter une action devant les tribunaux.  Même en présence d’autres demandeurs ayant un intérêt direct dans le litige, il est permis au tribunal de se demander si le demandeur d’intérêt public offrira une perspective particulièrement utile ou distincte sur la question à trancher. 

[44]                          Comme nous le verrons, l’action n’est pas constituée d’une série de demandes de réparations personnelles.  Il s’agit plutôt d’une demande collective visant à obtenir un jugement déclaratoire à des fins de réconciliation entre les descendants des Métis de la vallée de la rivière Rouge et le Canada.  Certes, la Loi sur le Manitoba établissait des droits individuels, mais il n’en demeure pas moins que les appelants ont présenté, au nom du peuple métis, une demande collective fondée sur une promesse qui leur a été faite en contrepartie de la reconnaissance par les Métis de la souveraineté du Canada.  Cette demande collective justifie que la Cour autorise l’organisme représentant les droits collectifs des Métis à ester devant la Cour.  Nous sommes d’avis de reconnaître que la MMF a qualité pour agir.

[45]                          Par souci de commodité, dans la suite des présents motifs, nous utiliserons l’expression « les Métis » pour désigner collectivement les demandeurs individuels et la MMF.

B.  Le Canada a‑t‑il manqué à une obligation fiduciaire envers les Métis?

                    (1)   Circonstances dans lesquelles une obligation fiduciaire peut exister

[46]                          Les Métis disent que le Canada avait à leur égard l’obligation fiduciaire de mettre en œuvre les art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba, puisqu’il était leur fiduciaire.  Selon eux, cette obligation découlait de leur intérêt autochtone sur les terres du Manitoba ou directement des promesses faites aux art. 31 et 32.

[47]                          L’obligation fiduciaire est une notion d’equity issue du droit des fiducies.  En règle générale, le fiduciaire est tenu d’agir dans le meilleur intérêt de la personne pour le compte de laquelle il agit, d’éviter tout conflit d’intérêts et de rendre compte de façon rigoureuse des biens qu’il détient ou administre pour le compte de cette personne.  Voir Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, p. 646‑647.

[48]                          La relation entre les Métis et la Couronne est généralement considérée comme une relation de nature fiduciaire.  Dans le cadre d’une relation de cette nature, ce ne sont toutefois pas tous les rapports entre les parties qui sont assujettis à une obligation fiduciaire.

[49]                          Dans le contexte autochtone, une obligation fiduciaire peut naître du fait que la « Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers » (Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 18).  Il est alors nécessaire de s’attacher à l’intérêt particulier qui est l’objet du différend (Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 83).  Le contenu de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger (Wewaykum, par. 86).

[50]                          Une obligation fiduciaire peut également découler d’un engagement si les trois éléments suivants sont réunis :

                    (1)  un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.

(Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 36)

                    (2)   Les Métis avaient‑ils sur les terres un intérêt autochtone particulier ayant fait naître une obligation fiduciaire?

[51]                          Comme nous l’avons vu, la première façon dont une obligation fiduciaire peut prendre naissance est le fait que la Couronne administre des terres ou des biens sur lesquels les Autochtones ont un intérêt (Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, p. 384).  L’obligation prend naissance (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable, et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Wewaykum, par. 79-83; Nation haïda, par. 18).

[52]                          Il n’est guère contesté que la Couronne a rempli la deuxième condition en assumant le contrôle discrétionnaire de l’administration des concessions de terres prévues aux art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba.  Il s’agit de savoir si la première condition est remplie — existe‑t‑il un « intérêt autochtone particulier ou identifiable »?  Le juge du procès a conclu que les Métis n’avaient pas prouvé qu’ils avaient un intérêt particulier ou identifiable sur les terres.  La Cour d’appel n’a pas jugé nécessaire de trancher la question, vu sa conclusion que, de toute façon, aucun manquement n’avait été établi.

[53]                          Le fait que les Métis soient des Autochtones et qu’ils aient un intérêt sur les terres ne suffit pas à établir l’existence d’un intérêt autochtone sur les terres.  L’intérêt (qu’il s’agisse d’un titre ou de tout autre droit) en question doit être distinctement autochtone; il doit s’agir d’un intérêt autochtone collectif sur les terres qui fait partie intégrante du mode de vie distinctif des Métis et de leurs rapports avec le territoire : voir R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207, par. 37.  La principale question à trancher est donc celle de savoir si, en tant que collectivité, les Métis avaient un intérêt autochtone particulier ou identifiable sur les terres visées aux art. 31 ou 32.

[54]                          Les Métis plaident que l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba confirme qu’ils détenaient un intérêt autochtone préexistant particulier sur les terres visées à l’art. 31.  Selon l’art. 31, les concessions visaient à « éteindre les titres des Indiens aux terres de la province » et le partage des concessions devait se faire « au bénéfice des familles des Métis résidants ».  Les Métis prétendent que ces termes confirment qu’ils ont cédé à la Couronne le contrôle de leur terre natale dans la colonie de la rivière Rouge en contrepartie d’un certain nombre de dispositions dans la Loi sur le Manitoba, qui est un document constitutionnel.  Ils soutiennent que les discours prononcés à la Chambre des communes par les rédacteurs de la Loi sur le Manitoba, le premier ministre Macdonald et George‑Étienne Cartier confirment que l’objectif de l’art. 31 était d’éteindre les « titres des Indiens » des Métis.  Ils demandent que la Loi sur le Manitoba reçoive une interprétation libérale qui tienne compte du fait qu’elle visait à permettre l’entrée pacifique du Manitoba dans la Confédération et à assurer aux Métis un avenir en tant que propriétaires fonciers et colonisateurs dans la nouvelle province : voir R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236, par. 17.

[55]                          Le Canada rétorque que l’art. 31 n’établit pas un intérêt autochtone préexistant sur les terres.  À son avis, il s’agissait d’un instrument destiné à répondre aux griefs des Métis, et l’allusion aux « titres des Indiens » ne permet pas de conclure à l’existence de ces titres.  Il appartenait aux Métis de prouver qu’ils détenaient un intérêt autochtone sur les terres avant l’adoption de la Loi sur le Manitoba, ce qu’ils n’ont pas réussi à faire selon lui.  Le Canada admet que certains Métis détenaient individuellement des parcelles de terre, mais il nie qu’ils détenaient l’intérêt autochtone collectif requis pour engendrer une obligation fiduciaire.

[56]                          Les conclusions de fait du juge du procès sont fatales pour l’argument des Métis.  En effet, le juge a conclu que les Métis détenaient et utilisaient des terres individuellement, plutôt que collectivement, et qu’ils en permettaient l’aliénation.  Selon lui, rien ne permettait de conclure que les Métis affirmaient détenir un « titre des Indiens » lorsque les dirigeants britanniques ont voulu éteindre ces titres d’abord dans la zone de colonisation, puis dans toute la province.  Il a conclu que les Métis de la rivière Rouge étaient issus de plusieurs bandes.  Si certains d’entre eux détenaient des intérêts sur les terres, ces intérêts étaient liés à leur histoire personnelle, et non à leur identité métisse distinctive commune.  D’ailleurs, le juge du procès a conclu que les pratiques des Métis en matière de propriété étaient incompatibles avec l’intérêt autochtone revendiqué à l’égard des terres.

[57]                          Les Métis soutiennent que le juge du procès et la Cour d’appel ont commis une erreur en allant au‑delà du libellé de l’art. 31 et en exigeant la preuve d’un intérêt autochtone collectif sur les terres.  Ils font valoir que la notion de titre ancestral a toujours été incertaine et que la pratique de la Couronne était de reconnaître que tout groupe autochtone organisé avait un titre et d’éteindre ce titre par traité ou, comme en l’espèce, par l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.

[58]                          Même si c’était là la façon de faire de la Couronne (une hypothèse douteuse en l’absence de preuve à l’appui), elle ne permet pas d’établir que les Métis détenaient, en tant que groupe, un titre ancestral ou tout autre intérêt autochtone sur des terres en particulier.  L’existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi.  Un droit ancestral repose plutôt sur l’usage et l’occupation historiques.  Comme l’a dit le juge Dickson dans l’arrêt Guerin :

                    La jurisprudence en matière de « fiducies politiques » porte essentiellement sur la distribution de deniers publics ou d’autres biens détenus par le gouvernement.  Dans chaque cas, la partie qui revendiquait le statut de bénéficiaire d’une fiducie s’appuyait entièrement sur une loi, une ordonnance ou un traité pour réclamer un droit sur les deniers en question.  La situation des Indiens est tout à fait différente.  Le droit qu’ils ont sur leurs terres est un droit, en common law, qui existait déjà et qui n’a été créé ni par la Proclamation royale, ni par le par. 18(1) de la Loi sur les Indiens, ni par aucune autre disposition législative ou ordonnance du pouvoir exécutif.  [Nous soulignons; p. 379.]

[59]                          En somme, les termes utilisés à l’art. 31 n’établissent pas que les Métis détenaient un titre ancestral collectif préexistant, pas plus d’ailleurs que les éléments de preuve présentés.  Les conclusions de fait tirées par le juge du procès suivant lesquelles les Métis n’avaient pas d’intérêt autochtone collectif sur les terres sont fatales pour cet argument.  En conséquence, la prétention que le Canada était tenu à une obligation fiduciaire en gérant les terres des enfants parce que les Métis possédaient un intérêt autochtone sur ces terres doit être rejetée.  Le même raisonnement s’applique à l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba.

                    (3)   La Couronne a‑t‑elle pris l’engagement d’agir au mieux des intérêts des Métis, ce qui donnerait naissance à une obligation fiduciaire?

[60]                          Il reste à déterminer si l’on peut conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire en raison d’un engagement pris par la Couronne.  En résumé, voici les conditions requises pour répondre par l’affirmative :

                    (1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.

(Elder Advocates, par. 36)

[61]                          Il s’agit en premier lieu de déterminer si un engagement a été établi.  Pour que les obligations de la Couronne acquièrent le statut d’obligations fiduciaires, le pouvoir assumé par la Couronne doit être assorti d’un engagement à agir avec loyauté au mieux des intérêts des bénéficiaires, qui est de la nature d’une obligation de droit privé (Guerin, p. 383‑384).  De plus, « [l]a partie invoquant l’obligation doit pouvoir démontrer que, relativement à l’intérêt juridique particulier en jeu, le fiduciaire a renoncé aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux du bénéficiaire » (Elder Advocates, par. 31).

[62]                          Bien que l’art. 31 révèle une intention de procurer un avantage aux enfants des Métis, il ne démontre l’existence d’aucun engagement à agir au mieux de leurs intérêts, qui aurait préséance sur toute autre préoccupation légitime — telle que la préoccupation de disposer des terres nécessaires pour la construction d’un chemin de fer et celle d’ouvrir davantage le Manitoba à la colonisation.  De fait, le pouvoir discrétionnaire de déterminer « le mode et [les] conditions d’établissement et autres conditions » conféré par l’art. 31 est incompatible avec l’obligation de loyauté et l’intention d’agir au mieux des intérêts du bénéficiaire en renonçant à tous les autres intérêts.

[63]                          L’article 32 ne constituait pas non plus un engagement de la part de la Couronne à agir en qualité de fiduciaire en établissant les titres des Métis sur les terres qu’ils détenaient.  Il confirmait le maintien des divers modes de tenure qui existaient au moment de la création de la nouvelle province, ou peu avant (C.A., par. 673 et 717), et s’appliquait à tous les propriétaires (C.A., par. 717; voir aussi par. 674 et 677).

                    (4)   Conclusion relativement à l’obligation fiduciaire

[64]                          Nous sommes d’avis que le Canada n’était pas tenu à une obligation fiduciaire envers les Métis dans la mise en œuvre des art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba.

C.  Le Canada a‑t‑il respecté le principe de l’honneur de la Couronne dans la mise en œuvre des art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba?

                    (1)   Le principe de l’honneur de la Couronne

[65]                          Les appelants soutiennent que le Canada a manqué à une obligation fondée sur l’honneur de la Couronne qui lui incombait envers les Métis.  L’expression « honneur de la Couronne » renvoie au principe que les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter honorablement lorsqu’ils agissent au nom du souverain.

[66]                          L’obligation de la Couronne de se conduire honorablement tire son origine « de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et [de] l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque‑là sous l’autorité de ce peuple » (Nation haïda, par. 32).  En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux « nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection » : voir Beckman c. Première nation Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 42.  Cette « protection », toutefois, ne procédait pas d’un désir paternaliste de protéger les peuples autochtones; elle traduisait plutôt une reconnaissance de leur force.  L’honneur de la Couronne n’est pas non plus un concept paternaliste.  Les commentaires de Brian Slattery à propos de l’obligation fiduciaire vont dans le même sens :

                    [traduction]  L’obligation fiduciaire générale ne tire donc pas ses origines d’un souci paternaliste de protéger un peuple « primitif » ou « plus faible », comme on l’a parfois laissé entendre, mais plutôt de la nécessité de convaincre des peuples autochtones, à une époque où ils avaient encore un potentiel militaire considérable, que l’État protégerait mieux leurs droits qu’ils ne sauraient le faire eux‑mêmes.

(« Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, p. 753) 

L’objectif fondamental du principe de l’honneur de la Couronne est la réconciliation des sociétés autochtones préexistantes avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne.  Comme il est dit dans l’arrêt Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 24 :

                    L’obligation d’agir honorablement découle de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne face à l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones.  Ce principe a été consacré au par. 35(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , qui reconnaît et confirme les droits et titres ancestraux existants des peuples autochtones.  Un des objectifs visés par le par. 35(1) est la négociation de règlements équitables des revendications autochtones.  Dans toutes ses négociations avec les Autochtones, la Couronne doit agir honorablement, dans le respect de ses relations passées et futures avec le peuple autochtone concerné.

[67]                          Le principe de l’honneur de la Couronne reconnaît ainsi les effets, sur les sociétés autochtones préexistantes, de la surimposition des lois et coutumes européennes (R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 248, la juge McLachlin, dissidente).  Les peuples autochtones vivaient ici avant les Européens et ils n’ont jamais été conquis (Nation haïda, par. 25); ils ont néanmoins été assujettis à un système juridique qu’ils ne partageaient pas.  Les traités historiques ont été élaborés dans ce cadre juridique étranger, en plus d’être négociés et rédigés dans une langue étrangère (R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 52; Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, p. 142‑143, le juge La Forest).  L’honneur de la Couronne vient caractériser la « relation spéciale » qui découle de cette pratique coloniale (Little Salmon, par. 62). Comme l’a expliqué Brian Slattery :

                        [traduction] . . . lorsque la Couronne a revendiqué la souveraineté sur les territoires canadiens et fini par exercer sur eux un contrôle de fait, elle l’a fait en dépit de la souveraineté et des droits territoriaux préexistants des Autochtones.  La tension entre ces revendications contradictoires a donné naissance à une relation spéciale entre la Couronne et les peuples autochtones, d’où l’obligation pour la Couronne d’agir honorablement envers eux.

(« Aboriginal Rights and the Honour of the Crown » (2005), 29 S.C.L.R. (2d) 433, p. 436)

                    (2)   Quand l’honneur de la Couronne est‑il engagé?

[68]                          L’honneur de la Couronne impose une lourde obligation et n’entre pas en jeu dans toutes les interactions entre la Couronne et les peuples autochtones.  Dans le passé, il a été reconnu que l’honneur de la Couronne est engagé lorsqu’il s’agit de concilier les droits ancestraux et la souveraineté de la Couronne.  Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Badger :

                    . . . l’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu’elle transige avec les Indiens.  Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne. [par. 41]

[69]                          Notre Cour a également reconnu que l’honneur de la Couronne est engagé par le par. 35(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  Dans R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, la Cour a conclu que le par. 35(1) limite le pouvoir législatif conféré par le par. 91(24), dans le respect d’une « norme élevée — celle d’agir honorablement » : p. 1109.  Dans Nation haïda, notre Cour a expliqué que « [l]’article 35 a pour corollaire que la Couronne doit agir honorablement lorsqu’il s’agit de définir les droits garantis par celui‑ci » : par. 20.  En raison de son lien avec l’art. 35, l’honneur de la Couronne a été qualifié de « principe constitutionnel » (Little Salmon, par. 42).

[70]                          L’application de ces précédents au présent dossier indique que l’honneur de la Couronne est également engagé par une obligation explicite envers un groupe autochtone qui est consacrée par la Constitution.  La Constitution n’est pas une simple loi; c’est le document même par lequel la Couronne a affirmé « [s]a souveraineté [. . .] face à l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones » : Taku River, par. 24. Voir aussi Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911, par. 9.  L’honneur de la Couronne prend sa source dans la Constitution, et une obligation explicite incluse dans la Constitution engage fondamentalement l’honneur de la Couronne.  Comme la Cour l’a dit dans Nation haïda, « [d]ans tous ses rapports avec les peuples autochtones, qu’il s’agisse de l’affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités, la Couronne doit agir honorablement » (par. 17 (nous soulignons)).

[71]                          Il est possible d’établir une analogie entre une telle obligation constitutionnelle et une promesse faite par traité.  Une « intention de créer des obligations » et un « certain élément de solennité » devraient s’attacher autant à l’une qu’à l’autre (R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1044; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 24‑25).  Qui plus est, ces deux sortes de promesses sont faites essentiellement dans le but de concilier les intérêts autochtones et la souveraineté de la Couronne.  On peut même conclure à l’existence d’obligations constitutionnelles à l’issue d’une consultation s’apparentant à la négociation d’un traité.

[72]                          Enfin, il doit être explicite que le créancier de l’obligation est un groupe autochtone.  L’honneur de la Couronne ne saurait être engagé par une obligation constitutionnelle ayant simplement une grande importance pour les peuples autochtones.  Il ne saurait non plus être engagé par une obligation constitutionnelle de la Couronne à l’égard d’un groupe composé partiellement d’Autochtones.  Les Autochtones font partie du Canada et ne jouissent pas d’un statut particulier pour ce qui est des obligations constitutionnelles imposées à l’égard de l’ensemble des Canadiens.  Cependant, l’obligation constitutionnelle qui vise explicitement un groupe autochtone s’appuie sur la « relation spéciale » de ce groupe avec la Couronne : Little Salmon, par. 62.

                    (3)   Quelles sont les obligations imposées par l’honneur de la Couronne?

[73]                          L’honneur de la Couronne n’est « pas simplement [. . .] une belle formule, mais [. . .] un précepte fondamental qui peut s’appliquer dans des situations concrètes », et il « fait naître différentes obligations selon les circonstances » (Nation haïda, par. 16 et 18).  Il ne s’agit pas d’une cause d’action en soi, mais d’un principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application.  Jusqu’à ce jour, le principe de l’honneur de la Couronne a été appliqué dans au moins quatre cas :

(1)        Le principe de l’honneur de la Couronne fait naître une obligation fiduciaire lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’un intérêt autochtone particulier (Wewaykum, par. 79 et 81; Nation haïda, par. 18);

(2)        Le principe de l’honneur de la Couronne guide l’interprétation téléologique de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  et fait naître une obligation de consultation lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront une incidence sur un intérêt autochtone revendiqué, mais non encore établi (Nation haïda, par. 25);

(3)        Le principe de l’honneur de la Couronne régit la conclusion des traités et leur mise en œuvre (Province of Ontario c. Dominion of Canada (1895), 25 R.C.S. 434, p. 512, le juge Gwynne, dissident; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 51), et commande le respect d’exigences telles que s’en tenir à une négociation honnête et éviter l’apparence de manœuvres malhonnêtes (Badger, par. 41);

(4)        Le principe de l’honneur de la Couronne exige qu’elle agisse de manière à ce que les traités conclus avec les Autochtones et les concessions prévues par la loi en leur faveur atteignent leur but (R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 43, citant les arrêts The Case of The Churchwardens of St. Saviour in Southwark (1613), 10 Co. Rep. 66b, 77 E.R. 1025, et Roger Earl of Rutland’s Case (1608), 8 Co. Rep. 55a, 77 E.R. 555; Première nation crie Mikisew, par. 51; Badger, par. 47).

[74]                          Ainsi, l’obligation découlant du principe de l’honneur de la Couronne varie en fonction de la situation.  Ce en quoi consiste un comportement honorable variera selon les circonstances.

[75]                          En appliquant les précédents et les principes qui encadrent le comportement honorable, nous estimons que, lorsqu’il est question de la mise en œuvre d’une obligation constitutionnelle envers un peuple autochtone, le principe de l’honneur de la Couronne oblige la Couronne : (1) à adopter une approche libérale et téléologique dans l’interprétation de la promesse; (2) à agir avec diligence pour s’acquitter de la promesse.

[76]                          Le premier volet, une interprétation téléologique de l’obligation, est reconnu depuis longtemps comme une exigence liée à l’honneur de la Couronne.  Dans le contexte constitutionnel, notre Cour a reconnu que l’honneur de la Couronne exige que le par. 35(1) soit interprété de façon libérale, en accord avec son objet.  Ainsi, dans Nation haïda, la Cour a conclu qu’à moins que la reconnaissance et l’affirmation des droits ancestraux à l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  ne s’étendent aux revendications de droits non encore prouvés sur des terres, l’art. 35 ne pouvait remplir son objectif de conciliation honorable (par. 27).  Au paragraphe 33, la Cour mentionne qu’« il est possible que, lorsque les Autochtones parviennent finalement à établir le bien‑fondé de leur revendication, ils trouvent leurs terres changées et leurs ressources épuisées.  Ce n’est pas de la conciliation, ni un comportement honorable. »  La méthode d’interprétation téléologique guidée par le principe de l’honneur de la Couronne s’applique tout autant aux obligations issues d’un traité.  Par exemple, dans l’arrêt Marshall, le juge Binnie a rejeté l’interprétation proposée d’un traité au motif qu’elle était « incompatible avec l’honneur et l’intégrité de la Couronne [. . .]  L’arrangement commercial doit être interprété de manière à donner sens et substance aux promesses faites par la Couronne » (par. 52).

[77]                          Cette jurisprudence démontre qu’une interprétation fondée sur l’honneur attribuée à une obligation ne saurait être une interprétation formaliste qui dissocie les mots de leur objet.  Ainsi, l’honneur de la Couronne exige que les obligations constitutionnelles envers les peuples autochtones reçoivent une interprétation libérale, téléologique. 

[78]                          Deuxièmement, l’honneur de la Couronne commande qu’elle agisse avec diligence dans l’exécution de ses obligations solennelles et la conciliation de ses intérêts avec ceux des Autochtones.

[79]                          Cette obligation a surgi principalement dans le contexte des traités, où l’honneur de la Couronne garantit l’exécution diligente de ses promesses : Première nation crie Mikisew, par. 51; Little Salmon, par. 12; voir aussi Nation haïda, par. 19.  Dans son expression la plus fondamentale, le droit tient pour acquis que la Couronne entend toujours respecter ses promesses solennelles, notamment ses obligations constitutionnelles (Badger; Nation haïda, par. 20).  À tout le moins, les manœuvres malhonnêtes ne sont pas tolérées (Badger).  Ou, comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Première nation crie Mikisew, « l’honneur de la Couronne garanti[t] l’exécution de ses obligations envers les Indiens » (par. 51).  Toutefois, cette obligation va plus loin : si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées.  Ainsi, dans le cadre du processus d’examen prévu à la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, on s’attend à ce que les participants « s’acquittent de leur tâche avec la diligence voulue » (Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557, par. 23).  Comme l’a déclaré le juge Binnie dans Little Salmon, par. 12, « [i]l appartient aux parties, lorsque l’application des traités suscite des difficultés, d’agir de façon diligente pour faire valoir leurs intérêts respectifs.  Une bonne gouvernance suppose que les décisions soient prises en temps opportun. »  Cela vaut, que l’obligation découle d’un traité, comme dans les précédents mentionnés plus tôt, ou de la Constitution, comme en l’espèce.

[80]                          Pour s’acquitter de ce devoir, les fonctionnaires de la Couronne doivent veiller à exécuter l’obligation de façon à réaliser l’objet de la promesse.  Il ne faut pas laisser au groupe autochtone « une promesse — issue de traité — vide de contenu » (Marshall, par. 52).

[81]                          Ce devoir, d’une portée restreinte et bien circonscrite, résulte des faits exceptionnels dont nous sommes saisis.  Reconnu dans nombre de sources, il ne constitue pas un ajout inédit aux règles de droit.

[82]                          Ce ne sont pas toutes les erreurs ni tous les actes de négligence dans la mise en œuvre d’une obligation constitutionnelle envers un peuple autochtone qui porteront atteinte à l’honneur de la Couronne.  La mise en œuvre étant une entreprise humaine, elle peut être imparfaite.  Toutefois, une tendance persistante aux erreurs et à l’indifférence nuisant substantiellement à l’atteinte des objectifs d’une promesse solennelle pourrait constituer un manquement à l’obligation de la Couronne d’agir honorablement dans la mise en œuvre de sa promesse.  L’honneur de la Couronne ne garantit pas non plus que les objectifs de la promesse se concrétiseront, des circonstances et des événements pouvant en empêcher la réalisation en dépit des efforts diligents de la Couronne. 

[83]                          En l’espèce, la question se résume à savoir si, compte tenu de la conduite de la Couronne dans son ensemble, la Couronne a agi avec diligence pour atteindre les objectifs de l’obligation?

                    (4)   L’argument selon lequel notre Cour ne devrait pas tenir compte du défaut d’agir avec diligence dans la mise en œuvre de l’art. 31

[84]                          Notre collègue, le juge Rothstein, affirme que les parties n’ont pas plaidé que le défaut d’agir avec diligence dans la mise en œuvre de l’art. 31 était contraire au principe de l’honneur de la Couronne et que, par conséquent, la Cour ne devrait pas examiner cette possibilité.

[85]                          À l’instar de notre collègue, nous convenons que les nouveaux développements en droit doivent être abordés avec prudence lorsqu’ils n’ont pas été traités à fond par les parties au litige.  Toutefois, nous sommes d’avis que le problème ne se pose pas dans le cas qui nous occupe.

[86]                          Le principe de l’honneur de la Couronne est au cœur du présent litige depuis le début.  Devant les juridictions inférieures et devant notre Cour, les Métis ont fait valoir que, dans sa mise en œuvre de l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba, le gouvernement a manqué à son obligation découlant de l’honneur de la Couronne.  Ils ont reçu l’appui d’un certain nombre d’intervenants à cet égard.  À l’audience, le procureur général de la Saskatchewan, intervenant, a affirmé que le principe de l’honneur de la Couronne exige une [traduction] « interprétation large, libérale et généreuse » et joue le rôle d’un « guide d’interprétation des obligations de droit public [. . .] relativement à la mise en œuvre de l’article 31 » (transcription, p. 67).  La Métis Nation of Alberta, intervenante, a fait valoir que l’art. 31 est une promesse non tenue en l’espèce, mais qui, conformément au principe de l’honneur de la Couronne, devrait être remplie par la réconciliation au moyen de la négociation.  L’intervenante Métis Nation of Ontario a soutenu que l’art. 31 [traduction] « ne pouvait être honoré par un processus qui allait finalement empêcher la réalisation de l’objectif de cette disposition » (transcription, p. 28). 

[87]                          Ces observations allaient au‑delà de l’argument selon lequel le principe de l’honneur de la Couronne avait engendré une obligation fiduciaire, soulevant la question plus large de savoir si la conduite du gouvernement en général respectait le principe de l’honneur de la Couronne.  Le Canada l’a compris : il a fait valoir dans son mémoire que, bien que la Couronne ait l’intention de tenir ses promesses, en l’espèce, le principe de l’honneur de la Couronne ne lui imposait pas l’obligation substantielle de les tenir.

[88]                          En résumé, toutes les parties ont compris que la question de savoir quelles obligations peuvent découler du principe de l’honneur de la Couronne, hormis une obligation fiduciaire, restait à trancher, et toutes les parties ont présenté des observations à cet égard.

[89]                          Il est vrai que les Métis et les intervenants qui les appuient n’ont pas formulé leur argument exactement dans les mêmes termes que ceux utilisés dans les présents motifs.  Bien qu’ils aient soutenu que la conduite du gouvernement dans la mise en œuvre de l’art. 31 ne respectait pas le principe de l’honneur de la Couronne, ils n’ont pas formulé cette allégation en termes de manquement à l’obligation de diligence dans la mise en œuvre.  Toutefois, pareil manquement était implicite dans leur argumentation, étant donné que le défaut d’agir avec diligence dans la mise en œuvre de l’art. 31 est au cœur de leur grief.

[90]                          Pour ces motifs, nous sommes d’avis qu’il n’est pas inapproprié d’examiner et de régler la question de savoir quelles obligations découlent du principe de l’honneur de la Couronne relativement à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba, non seulement quant à leur incidence sur la prétention que le gouvernement a une obligation fiduciaire envers les Métis, mais également de façon plus générale.

                    (5)   La promesse solennelle faite à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba engageait‑elle l’honneur de la Couronne?

[91]                          Comme nous l’avons déjà dit, l’honneur de la Couronne se trouve engagé par les obligations constitutionnelles de la Couronne envers les groupes autochtones.  L’article 31 de la Loi sur le Manitoba constitue justement l’une de ces obligations constitutionnelles.  L’article 31 conférait des droits fonciers à des personnes non encore identifiées, soit les enfants des Métis.  Le dossier ne laisse cependant planer aucun doute sur le fait qu’il s’agissait d’une promesse faite au peuple métis collectivement, parce que reconnu comme une communauté distincte.  L’honneur de la Couronne est donc engagé en l’espèce.

[92]                          Pour comprendre la nature de l’art. 31 à titre d’obligation solennelle, il peut être utile d’examiner l’historique et les caractéristiques de cette disposition qui s’apparente à un traité.  L’article 31 énonce des promesses solennelles — des promesses qui sont tout aussi fondamentales que celles faites par traité.  À l’instar d’un traité, l’art. 31 a été adopté avec « l’intention de créer des obligations [. . .] et [. . .] un certain élément de solennité » : Sioui, p. 1044; Sundown.  Il visait à créer des obligations juridiques de la plus haute importance : peut‑on imaginer plus solennel qu’une insertion dans la Constitution du Canada?  L’article 31 a été rédigé dans le contexte des négociations entourant la création de la nouvelle province du Manitoba.  Le tout, dans le but de concilier les intérêts autochtones des Métis avec l’affirmation de la souveraineté par la Couronne.  Comme l’a conclu le juge du procès :

                        [traduction]  . . . la preuve démontre que cette concession [visée à l’art. 31] devant être faite sur une base individuelle au profit des familles, bien qu’elle ait été destinée aux enfants, visait à reconnaître le rôle joué par le passé et jusqu’alors par les Métis dans la colonie, à assurer l’entrée harmonieuse du territoire dans la Confédération, en tenant compte de la condition de la Grande‑Bretagne sur le traitement des colons et de la situation alors incertaine dans la colonie, et à conférer aux enfants des Métis et à leur famille, à cette occasion, un avantage dans la vie de la nouvelle province par rapport aux immigrants attendus.  [Nous soulignons; par. 544.] 

[93]                          Par contre, l’art. 31 n’est pas un traité.  Le juge du procès a correctement défini l’art. 31 comme une disposition constitutionnelle destinée à répondre aux préoccupations des Autochtones et à permettre la création de la province du Manitoba.  Lorsque la Loi sur le Manitoba a été adoptée, les Métis dominaient le gouvernement provisoire de la rivière Rouge, et ils contrôlaient une force militaire d’importance.  Le Canada avait de bonnes raisons de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la paix entre les Métis et les colons.  Le juge MacInnes a écrit :

                    [traduction]  Macdonald et Cartier savaient que le Canada était dans la situation difficile où il devait prendre les mesures nécessaires pour assurer l’entrée de la Terre de Rupert dans le Canada.  Comme la rivière Rouge avait été le théâtre d’une insurrection, le Canada et la Grande‑Bretagne estimaient que le territoire se trouvait dans un vide juridique quant à sa gouvernance.  Par suite des agissements de McDougall le 1er décembre 1869, le Canada avait revendiqué le territoire, en pratique, mais la transmission du territoire par la Grande‑Bretagne n’avait pas encore eu lieu, d’un point de vue juridique.  Par conséquent, le Canada n’était pas légalement autorisé à gouverner la région.  Qui plus est, ni le Canada ni le gouvernement impérial n’avaient concrètement la possibilité ou la volonté d’imposer le respect de l’autorité et, en ce sens, les discussions et les négociations entre les délégués de la rivière Rouge et Macdonald et Cartier avaient pour but d’assurer l’entrée pacifique du territoire dans le Canada, de façon à ce que le Canada puisse prendre possession et assumer la gouvernance du territoire pacifiquement, ce qui lui permettrait de faire progresser son objectif de créer une nation.  [par. 649]

[94]                          L’article 31 crée une obligation constitutionnelle envers un groupe autochtone.  Suivant les principes exposés ci‑dessus, l’art. 31 engage l’honneur de la Couronne et engendre une obligation de réalisation diligente de l’objectif visé.

                    (6)   L’article 32 de la Loi sur le Manitoba engageait‑il l’honneur de la Couronne?

[95]                          À l’instar de la Cour d’appel, nous sommes d’avis que l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba n’engageait pas l’honneur de la Couronne.  Contrairement à l’art. 31, il ne s’agissait pas d’une promesse faite précisément à un groupe autochtone, mais plutôt d’un avantage conféré de façon générale à tous les colons, qu’ils soient Métis ou non.  L’honneur de la Couronne n’est pas engagé chaque fois qu’un avantage est accordé à un Autochtone.

                    (7)   La Couronne a‑t‑elle agi de façon honorable dans la mise en œuvre de l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba?

[96]                          Le juge du procès a indiqué que, bien que les fonctionnaires n’aient pas agi de mauvaise foi, ils avaient peut‑être été négligents dans la mise en œuvre de l’art. 31.  Il a conclu que la mise en œuvre de l’obligation relevait du pouvoir discrétionnaire de la Couronne et que celle‑ci avait même le pouvoir discrétionnaire d’agir de façon négligente : [traduction] « Des erreurs, voire de la négligence, de la part de ceux qui étaient chargés de la mise en œuvre de la concession ne suffisent pas pour attaquer avec succès l’exercice par le Canada de son pouvoir discrétionnaire de mettre en œuvre la concession » (par. 943 (nous soulignons)).  La Cour d’appel était du même avis : voir le par. 656.

[97]                          Compte tenu des arguments qui leur ont été soumis et de la jurisprudence applicable, le juge du procès et la Cour d’appel ne se sont pas attardés sur la question que nous considérons être au cœur de la présente affaire : la mise en œuvre de l’art. 31 par le gouvernement respectait‑elle l’obligation de la Couronne de mettre en œuvre cette disposition avec diligence de façon à en réaliser les objectifs?  Il s’agit de déterminer si la conduite de la Couronne, considérée dans son ensemble et en contexte, répondait à ce critère.  Nous estimons qu’elle n’y répondait pas.

[98]                          L’objectif général de l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba était de réconcilier la communauté des Métis et la souveraineté de la Couronne et de permettre la création de la province du Manitoba.  Cette réconciliation devait être réalisée par la prise d’une mesure plus concrète, soit le transfert rapide et équitable des terres aux enfants des Métis. 

[99]                          La mise en œuvre rapide et équitable de l’art. 31 était essentielle au projet de réconciliation et à l’entrée du Manitoba dans le Canada.  Comme l’a constaté le juge du procès, l’art. 31 avait été conçu pour donner aux Métis une longueur d’avance dans la course à l’établissement sur des terres dans la province.  Il était donc nécessaire que les concessions soient faites pendant qu’il était encore possible de procurer cet avantage aux Métis.  Toutes les parties concernées savaient que la vague de colonisation de l’est en provenance de l’Europe et du Canada allait bientôt balayer la province.  Bien conscient que la mise en œuvre devait être réalisée en temps opportun, le ministre Cartier a transmis une lettre à l’Assemblée législative du Manitoba, qui devait se prononcer sur l’acceptation ou le rejet de la Loi sur le Manitoba, dans laquelle il assurait aux Métis que les concessions visées à l’art. 31 seraient [traduction] « de nature à répondre aux besoins des Sang‑mêlé résidents » et que le partage des terres serait fait « de la façon la plus efficace et équitable possible ». 

[100]                      Les Métis soutiennent que le Canada a manqué à ses obligations envers eux relativement à la concession de terres aux enfants de quatre façons : (1) en retardant de façon inexcusable la distribution des terres visées à l’art. 31; (2) en distribuant des terres selon une sélection aléatoire plutôt qu’en veillant à ce que les membres d’une même famille reçoivent des lots contigus; (3) en ne veillant pas à ce que les bénéficiaires des concessions promises à l’art. 31 soient à l’abri des spéculateurs fonciers; et (4) en donnant à certains enfants métis admissibles des certificats d’une valeur de 240 $, échangeables au bureau des titres fonciers, plutôt que de leur concéder directement des terres.  Nous examinerons chacune de ces allégations.

                    a)     Retard

[101]                      Contrairement aux attentes des parties, il aura fallu plus de 10 ans pour attribuer aux enfants des Métis les terres promises à l’art. 31.  En effet, ce n’est pas avant 1885 qu’un règlement final est intervenu, par la remise de certificats plutôt que de terres.  Ce retard a nettement contrecarré l’un des objectifs de l’art. 31.

[102]                      Comme l’a conclu le juge MacInnes, l’un des principaux objectifs de l’art. 31 était de procurer aux [traduction] « familles des Métis, par l’intermédiaire de leurs enfants, une longueur d’avance pour s’établir dans le nouveau pays en prévision de la vague d’immigrants probable et attendue » (par. 655).  Le facteur temps était de toute évidence un élément essentiel, dans la mesure où le gouvernement voulait atteindre son objectif d’accorder un avantage réel aux enfants des Métis, compte tenu de la vague imminente de colons en provenance de l’est.

[103]                      Le gouvernement comprenait la situation.  Le 2 mai 1870, le premier ministre Macdonald, juste avant de s’adresser au Parlement, a écrit que les terres devaient

                    [traduction]  être distribuées, aussitôt que possible, entre les différents chefs des familles de Sang‑mêlé en fonction du nombre d’enfants des deux sexes alors en vie, conformément aux mesures législatives qu’il conviendra d’adopter afin d’assurer la transmission et la possession de ces terres aux familles de Sang‑mêlé. — D’éteindre les titres des Indiens — . . .  [Nous soulignons.]

Et le ministre Cartier, comme nous le savons, a confirmé que cette « garantie » serait honorée [traduction] « de la façon la plus efficace et équitable possible ».

[104]                      Ce n’est cependant pas ce qui s’est produit.  Comme nous l’avons vu précédemment, la mise en œuvre a été retardée par de nombreuses actions et inactions du gouvernement, notamment : (1) le choix de la mauvaise catégorie de bénéficiaires en début de processus, contrairement au libellé de l’art. 31 et aux objections soulevées à la Chambre des communes; (2) le délai de trois ans pour corriger cette erreur; (3) le rapport de 1875 qui réduisait par erreur le nombre de bénéficiaires admissibles et qui a nécessité une troisième répartition; (4) l’achèvement de la mise en œuvre seulement en 1885 par la remise de certificats à des Métis admissibles à qui des terres avaient été refusées en raison d’erreurs commises dans le processus lors des trois répartitions précédentes; (5) les longs retards dans la délivrance des lettres patentes; et (6) les périodes d’inaction inexpliquées.  Pendant ce temps, des colons arrivaient en grand nombre et l’Assemblée législative du Manitoba adoptait diverses lois établissant par des voies différentes et contradictoires la manière dont les Métis pourraient aliéner leurs intérêts non encore concrétisés dans les terres.

[105]                      Toutes les parties concernées ont souligné ces retards.  Le conseil législatif et l’Assemblée législative du Manitoba se sont plaints du retard le 8 février 1872, soulignant que de nouveaux colons avaient été autorisés à prendre possession de terres dans la région.  Au début de 1875, un certain nombre de paroisses métisses ont envoyé des pétitions à Ottawa pour se plaindre du retard, affirmant qu’il avait des [traduction] « effets néfastes sur la prospérité de la province » (C.A., par. 123).  Au cours de la même année, le gouvernement provincial a également demandé au gouverneur général d’accélérer le processus.  En 1883, le sous‑ministre de l’Intérieur, A. M. Burgess, a dit ceci : [traduction] « Chaque jour, je suis accablé et j’ai des nausées lorsque je pense au retard scandaleux . . . » (d.a., vol. XXI, p. 123‑124; voir aussi C.A., par. 160). 

[106]                      Cela nous amène à nous interroger sur la possible incompatibilité entre ce retard et l’obligation qu’impose l’honneur de la Couronne d’agir avec diligence pour atteindre les objectifs de l’obligation créée à l’art. 31.  La Cour d’appel n’a pas examiné cette question.  Comme le juge du procès cependant, elle a conclu que le manque d’attention et l’insouciance constituaient sans doute des facteurs à prendre en compte :

                        [traduction]  En ce qui a trait aux événements connus qui ont contribué au retard (notamment l’annulation des deux premières répartitions, la lenteur du processus de répartition dans la troisième et dernière phase, l’inclusion par erreur d’adultes en tant que bénéficiaires des concessions prévues à l’art. 31 ainsi que les longs retards dans la délivrance des lettres patentes), des erreurs ont été commises et il est difficile de ne pas conclure que le manque d’attention et l’insouciance ont pu constituer des facteurs contributifs.  [par. 656]

[107]                      Comme nous l’avons vu, un acte négligent ne suffit pas, à lui seul, à établir le défaut de mettre en œuvre une obligation comme le commande l’honneur de la Couronne.  Par contre, une tendance persistante au manque d’attention peut l’établir si cette pratique va à l’encontre des objectifs de l’obligation constitutionnelle, particulièrement en l’absence d’explications satisfaisantes.

[108]                      Le dossier et les conclusions des juridictions inférieures donnent à croire à une tendance persistante au manque d’attention.  Même si le gouvernement a été prévenu de l’erreur initiale d’inclure tous les Métis, il a tout de même pris trois ans pour annuler la première répartition fautive et commencer la deuxième.  De 1873 à 1875, un retard inexplicable s’est produit entre la première répartition et la deuxième.  Certes, le gouvernement avait changé.  Mais comme l’a conclu la Cour d’appel, rien dans le dossier n’explique [traduction] « pourquoi il aura fallu au nouveau gouvernement plus d’une année pour s’attaquer aux retards incessants à poursuivre les répartitions » (par. 126).  Les obligations de la Couronne ne peuvent être suspendues simplement parce qu’il y a changement de gouvernement.  Après avoir été finalement mise en branle, la deuxième répartition a été annulée en 1876 en raison d’un rapport qui sous‑estimait le nombre de bénéficiaires admissibles.  Il n’y a cependant rien pour expliquer de façon satisfaisante pourquoi une troisième et dernière répartition n’a pas été terminée avant 1880.  La seule explication offerte est que les responsables ne disposaient pas du temps requis pour s’acquitter de cette tâche en raison d’autres priorités gouvernementales, et qu’ils ne voulaient pas la déléguer parce que des renseignements concernant les concessions auraient pu tomber entre les mains de spéculateurs.

[109]                      Nous ne contestons pas la conclusion du juge du procès selon laquelle, à une exception près, il n’y a pas eu mauvaise foi ni inconduite de la part des employés de la Couronne (par. 1208‑1209).  Cependant, la diligence exige plus qu’une simple absence de mauvaise foi.  Le juge du procès a indiqué que les concessions aux enfants [traduction] « n’ont pas été mises en œuvre ou administrées sans erreur ni insatisfaction » (par. 1207).  Après avoir examiné la question dans l’optique d’une obligation fiduciaire, le juge du procès a estimé que cela ne posait pas vraiment problème.  Nous ne sommes pas de cet avis.  Les conclusions du juge du procès révèlent un manque constant d’attention et, partant, un manquement à l’obligation de diligence.

[110]                      Après avoir examiné la conduite de la Couronne dans son ensemble et dans le contexte de la situation, y compris la nécessité d’une mise en œuvre rapide, nous sommes d’avis que la Couronne a fait preuve d’un manque persistant d’attention et qu’elle n’a pas agi avec diligence pour réaliser les objectifs des concessions promises à l’art. 31.  L’argument du Canada suivant lequel le retard a, dans certains cas, permis aux Métis d’obtenir un meilleur prix de vente est affaibli par la preuve que de nombreux Métis ont reçu trop peu en échange de leurs intérêts potentiels et, de toute façon, cet argument n’absout pas la Couronne de son défaut d’agir honorablement.  Le retard dans l’achèvement de la distribution prévue à l’art. 31 était incompatible avec le comportement que commandait l’honneur de la Couronne.

                    b)    Ventes à des spéculateurs

[111]                      Les Métis soutiennent que le Canada a manqué à son obligation envers les enfants admissibles aux concessions promises à l’art. 31 en ne les protégeant pas contre les spéculateurs fonciers.  Ils déclarent que le Canada n’aurait pas dû autoriser les ventes avant que les terres n’aient été concédées aux enfants ou avant que les bénéficiaires n’aient atteint l’âge de la majorité. 

[112]                      Le Canada répond que la Couronne n’était pas tenue d’imposer des restrictions à l’aliénabilité, et qu’elle aurait en fait été critiquée si elle l’avait fait.  Il ajoute que les Métis avaient déjà détenu des terres privées, notamment qu’ils en avaient déjà achetées et vendues.  La Couronne affirme que la volonté de nombreux Métis de vendre ne résultait pas d’un manquement à une obligation de la Couronne, mais plutôt du fait que la superficie des terres concédées excédait de beaucoup les besoins des Métis, et que nombre d’entre eux ne désiraient pas s’installer au Manitoba.

[113]                      Le juge du procès a estimé que l’imposition de restrictions à l’aliénabilité des terres des Métis aurait été jugée condescendante et aurait été mal accueillie par les Métis.  La Cour d’appel partageait cet avis, ajoutant que [traduction] « d’un point de vue pratique, à peu près rien ne pouvait être fait pour empêcher la vente des terres visées à l’art. 31 et la spéculation à leur endroit sans interdire absolument toute forme d’aliénation » (par. 631).  La cour a ajouté que certains Métis avaient reçu une superficie de terre plus grande que celle dont ils avaient besoin, et que beaucoup quittaient la colonie pour poursuivre la chasse aux bisons, de sorte qu’ils attachaient de la valeur à leur capacité de vendre leurs intérêts. 

[114]                      Nous ne voyons aucune raison d’écarter la conclusion selon laquelle de nombreux Métis admissibles étaient résolus à vendre leurs lots ou celle selon laquelle une interdiction de vendre aurait été inacceptable.  Cela dit, nous soulignons que les 10 ans de retard dans la mise en œuvre du processus de concession des terres ont fait croître les ventes aux spéculateurs.  Certains intervenants ont insisté à l’époque pour rendre publiques, aussitôt que possible, les informations relatives à l’emplacement de chacun des lots attribués aux enfants afin de donner un sentiment de propriété aux éventuels bénéficiaires et ainsi empêcher les ventes aux spéculateurs.  Cela n’a pas été fait : témoignage de M. Thomas Flanagan, d.a., vol. XXVI, p. 53.  M. Flanagan était d’avis que [traduction] « [l]es Métis vendaient déjà leurs droits de participer aux concessions, et s’ils avaient pu aliéner leur droit sur une parcelle de terre précise plutôt qu’un simple droit de participation à un tirage au sort, ils auraient pu recevoir un prix plus élevé » (p. 54).  Jusqu’à ce que les Métis aient acquis leurs concessions promises à l’art. 31, les enfants n’ont obtenu aucun avantage et une offre d’argent comptant présentée par un spéculateur pouvait sembler attrayante.  De plus, la possibilité d’une diminution de la valeur des terres augmentait au fil du temps, car les Métis ne pouvaient protéger efficacement contre l’exploitation par des tiers ni le bois, ni aucune autre ressource exploitable sur les lots qu’ils pourraient un jour recevoir. 

[115]                      En 1873, conscient des ventes conclues inconsidérément, le gouvernement du Manitoba a pris des mesures pour freiner la spéculation en adoptant l’Acte concernant la protection de l’octroi des terres aux Métis, S.M. 1873, ch. 44, qui permettait aux vendeurs d’annuler les ventes.  Il était reconnu dans le préambule de cette loi que « nombre de personnes ayant droit à une part dans ledit octroi, mais ignorant évidemment la valeur de leurs parts individuelles, ont consenti à céder leurs droits aux spéculateurs pour une insignifiante considération ».  Toutefois, avec l’adoption de l’Acte pour amender l’Acte passé dans la trente‑septième année du Règne de Sa Majesté, intitulé : « Acte concernant la protection de l’octroi des terres aux Métis », S.M. 1877, ch. 5 (« l’Acte de 1877 »), le Manitoba a modifié sa position, de sorte que les enfants des Métis qui avaient conclu une mauvaise affaire ne pouvaient plus revenir en arrière.  L’Acte pour permettre à certains enfants de chefs de famille métis de vendre leurs terres, S.M. 1878, ch. 20 (« l’Acte de 1878 »), qui a suivi autorisait les enfants Métis âgés de 18 à 21 ans à aliéner leurs droits sur les terres visées à l’art. 31 avec le consentement de leurs père et mère, pourvu qu’ils comparaissent devant un juge ou devant deux juges de paix.

[116]                      M. Flanagan a établi que, dans 11 pour 100 des cas analysés, les enfants avaient vendu leurs terres avant de connaître l’emplacement de leur concession et qu’ils avaient reçu en conséquence un [traduction] « prix nettement inférieur » (« Metis Family Study », d.a., vol. XXVII, p. 53).  La Cour d’appel a conclu que les Métis qui avaient vendu leur intérêt après l’attribution de leur concession avaient reçu le double du prix reçu par ceux qui l’avaient vendu avant (par. 168). 

[117]                      L’honneur de la Couronne n’exigeait pas que les terres concédées soient déclarées inaliénables.  Cependant, la situation telle qu’elle se présentait, et qui était connue de tous, faisait qu’il était important d’attribuer les concessions dans les meilleurs délais et, dans l’intervalle, d’aviser les Métis de l’emplacement des lots qu’ils recevraient.  En 1874, dans leurs recommandations sur le processus d’attribution des terres, M. Codd et le lieutenant‑gouverneur Alexander Morris ont tous deux reconnu implicitement que le retard encourageait les ventes à moindre prix; pourtant, six autres années se sont écoulées avant que l’attribution soit terminée.  Jusqu’à ce que la répartition des lots soit connue et achevée, le retard incompatible avec l’honneur de la Couronne a fait en sorte que les enfants recevaient une valeur artificiellement réduite pour leurs concessions.

                    c)     Certificat

[118]                      En raison de la sous‑estimation du nombre d’enfants admissibles par M. Codd, 993 Métis n’ont finalement pas pu recevoir une parcelle des 1,4 million d’acres concédés.  Ils ont plutôt reçu un certificat échangeable contre des terres au bureau des titres fonciers.  Les certificats pouvaient également être vendus pour de l’argent comptant sur le marché libre, où ils se négociaient pour la moitié de leur valeur nominale (C.A., par 168).

[119]                      Les Métis soutiennent que le Canada a manqué à ses obligations envers les enfants qui ont reçu des certificats parce que l’art. 31 exigeait la distribution de terres et non de certificats et parce que les certificats n’ont pas été distribués avant 1885, alors que les prix pratiqués ne permettaient plus aux Métis ayant reçu des certificats d’acquérir les 240 acres concédés aux autres enfants.

[120]                      Nous n’acceptons pas le premier argument des Métis, suivant lequel la remise de certificats plutôt que la distribution de terres constituait un manquement à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.  Dans la mesure où les 1,4 million d’acres ont été réservés et distribués de façon raisonnablement équitable, le régime de la Loi sur le Manitoba a été respecté.  Il était inévitable que la distribution des terres soit fondée sur une estimation plus ou moins précise du nombre d’enfants métis admissibles.  La délivrance de certificats constituait un mécanisme raisonnable pour procurer aux enfants exclus l’avantage auquel ils avaient droit.

[121]                      Le deuxième argument des Métis est que la valeur des certificats délivrés était inadéquate.  Le gouvernement a décidé d’accorder à chaque enfant exclu un certificat d’une valeur de 240 $, fondée sur une valeur de 1 $ l’acre.  Bien que le prix d’un acre prévu dans le décret ait été de 1 $ en 1879, la plupart des terres étaient évaluées à 2 $ ou 2,50 $ l’acre au bureau des titres fonciers en 1885, l’année où les certificats ont commencé à être délivrés (d.a., vol. XXIV, p. 8).  Les enfants qui ont reçu un certificat ont donc obtenu l’équivalent d’une terre de 96 à 120 acres, soit beaucoup moins que les 240 acres accordés à ceux qui ont participé à la distribution initiale.  En raison du retard, les enfants exclus ont reçu une superficie moindre que les autres, contrairement à la promesse faite à l’art. 31 que les terres seraient divisées de façon à peu près égale entre les enfants admissibles.

[122]                      La critique la plus importante formulée à l’égard des certificats est que le Canada a mis trop de temps à les délivrer.  Le processus a été entaché par le retard et la gestion déficiente qui ont caractérisé l’ensemble de la mise en œuvre des concessions visées à l’art. 31.  Si le Canada a reconnu, en 1884, qu’un nombre important d’enfants admissibles ne recevraient pas les terres auxquelles ils avaient droit, il n’a pourtant rien fait pendant près d’un an pour accorder une réparation aux bénéficiaires exclus.  Voici ce que le juge du procès a fait observer :

                        [traduction] Par note de service adressée au ministre de l’Intérieur en mai 1884, le sous‑ministre A.M. Burgess a écrit qu’il y avait environ 500 demandeurs dont les requêtes avaient été approuvées, mais auxquelles il n’avait pas été donné suite parce que les terres avaient été « épuisées ».  Il était incapable d’expliquer l’erreur, mais recommandait que des certificats soient délivrés aux enfants.

                        Pour une raison quelconque, la prise de mesures a été reportée jusqu’en avril 1885, alors que A.M. Burgess a présenté un autre rapport dans lequel il expliquait comment cette pénurie s’était produite.  A.M. Burgess a recommandé d’appliquer comme mesure équitable la délivrance de certificats d’une valeur de 240 $ à chaque enfant Sang‑mêlé qui avait depuis prouvé sa réclamation, le tout devant être accepté en paiement intégral de cette réclamation.  La somme de 240 $ était fondée sur 240 acres (soit la superficie des concessions individuelles) au prix de 1 $ l’acre.  [par. 255‑256]

[123]                      Nous sommes d’avis que la délivrance tardive de certificats échangeables contre un lot d’une superficie bien moindre que celle offerte aux autres bénéficiaires illustre encore davantage la tendance persistante au manque d’attention incompatible avec l’honneur de la Couronne qui a caractérisé l’octroi des concessions promises à l’art. 31.

                    d)    Distribution aléatoire

[124]                      Les Métis déclarent que les terres visées par l’art. 31 auraient dû être distribuées de façon à ce que les lots des enfants soient contigus aux lots de leurs père et mère, ou à proximité de ceux‑ci.  Ils affirment qu’à tout le moins les terres des frères et sœurs auraient dû être regroupées.  Ils soutiennent que cette façon de faire était nécessaire pour favoriser une véritable colonisation des terres visées par l’art. 31, plutôt que leur simple vente, de façon à ce que les Métis puissent créer un territoire métis. 

[125]                      Le Canada répond qu’il aurait été impossible d’établir tous les enfants des Métis sur des lots contigus à ceux de leurs père et mère.  Beaucoup de familles avaient de très nombreux enfants, et chaque enfant avait droit à un lot de 240 acres.  Le Canada soutient que, dans ces circonstances, une distribution aléatoire était raisonnable.

[126]                      Le juge du procès a conclu qu’il n’y avait pas accord sur la distribution des terres regroupées par famille.  Il a fait observer que si les Métis francophones voulaient habituellement des concessions contiguës à leur lieu de résidence et qu’ils ne se souciaient pas particulièrement de la valeur des terres, les Métis anglophones étaient au contraire intéressés par les lots dont la valeur était la plus élevée, même s’ils ne jouxtaient pas leurs lots familiaux.  Il a également souligné que le tirage au sort ne se faisait pas parmi toutes les terres peu importe où elles étaient situées dans la province; chaque paroisse recevait, en tant que collectivité, un lotissement situé dans le territoire de la paroisse et distribuait aléatoirement les terres comprises dans ce lotissement aux enfants métis résidant dans la paroisse.  Il a conclu qu’il était difficile d’imaginer comment les terres auraient pu être gérées autrement que par tirage au sort, sans créer des injustices et des dissensions dans chaque paroisse.  De plus, vu la dimension des concessions, il aurait été difficile d’offrir à une famille une suite de parcelles contiguës de 240 acres sans limiter la capacité des familles voisines de recevoir la même chose.  De plus, le tirage au sort donnait à chaque enfant de la paroisse une chance égale de recevoir la meilleure parcelle.  Enfin, à l’époque, les intéressés ne se sont que peu ou pas plaints du tirage au sort.  La Cour d’appel a conclu dans le même sens, soulignant que le lieutenant-gouverneur Archibald avait tenté de répondre aux souhaits des Métis en ce qui concerne l’emplacement des lotissements paroissiaux. 

[127]                      Étant donné qu’il a été établi au procès que les concessions visaient à procurer un avantage aux enfants, individuellement, et non à établir un territoire métis, nous convenons que le tirage au sort pratiqué dans chaque paroisse était une façon acceptable de distribuer les terres et qu’il était compatible avec les objectifs de l’obligation imposée par l’art. 31.  Cela dit, le retard dans la distribution des terres, et les ventes qui en ont découlé avant l’obtention des lettres patentes, ont fort bien pu compliquer les échanges de concessions entre Métis qui souhaitaient obtenir des parcelles contiguës.

                    (8)   Conclusion concernant l’honneur de la Couronne

[128]                      L’obligation imposée à l’art. 31 envers les Métis fait partie de notre Constitution et engage l’honneur de la Couronne.  Le principe de l’honneur de la Couronne exigeait que la Couronne donne une interprétation téléologique de l’art. 31 et qu’elle poursuive de façon diligente l’atteinte des objectifs de cette obligation.  Elle ne l’a pas fait.  Les Métis s’étaient vu promettre la mise en œuvre des concessions [traduction] « de la façon la plus efficace et la plus équitable possible ».  Or, cette mise en œuvre a été inefficace et inéquitable.  Cela n’est pas dû à une négligence passagère, mais plutôt à une série d’erreurs et d’inactions qui ont persisté pendant plus d’une décennie.  Un gouvernement ayant l’intention sincère de respecter l’obligation que lui commandait son honneur pouvait et aurait dû faire mieux.

D.     Les lois de mise en œuvre adoptées par le Manitoba étaient‑elles inconstitutionnelles?

[129]                      Les Métis demandent un jugement déclarant que les huit lois contestées adoptées par le Manitoba étaient ultra vires et, par conséquent, inconstitutionnelles ou par ailleurs inopérantes en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale.

[130]                      Entre 1877 et 1885, le Manitoba a adopté cinq lois réglementant la vente des terres visées par l’art. 31 par contrat privé ou ordonnance judiciaire.  Ces lois portaient sur les modalités de transfert des terres visées.  Entre autres, elles autorisaient le bénéficiaire d’une concession à en disposer s’il était âgé de plus de 21 ans (l’Acte de 1877); permettaient aux Métis âgés de 18 à 21 ans de vendre une concession avec le consentement de leurs père et mère, sous la surveillance d’un juge ou de deux juges de paix (l’Acte de 1878); et fixaient les conditions relatives aux documents nécessaires pour concéder un titre valable en prévision de l’introduction du régime Torrens (Un Acte concernant les Titres des Terres des Métis, S.M. 1885, ch. 30).  Les lois du Manitoba ont été refondues dans la loi intitulée Half‑Breed Lands Act, R.S.M. 1891, ch. 67, et finalement abrogées en 1969 par The Statute Law Revision and Statute Law Amendment Act, 1969, S.M. 1969 (2e sess.), ch. 34, art. 31.

[131]                      Dans l’affaire Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279, une requête préliminaire en radiation avait été présentée par le Canada dans le cadre du présent litige.  Voici ce que la juge Wilson a déclaré :

                         La Cour est également d’avis que l’objet du litige, dans la mesure où il comporte la constitutionnalité de la mesure législative accessoire à la Loi de 1870 sur le Manitoba, peut être réglé devant les tribunaux judiciaires et qu’un jugement déclaratoire peut être accordé à la discrétion de la cour à l’appui de revendications extrajudiciaires dans un cas qui se prête à cela.  [Nous soulignons; p. 280.]

Cet énoncé ne doit pas être interprété comme une décision ou une prédétermination quant à savoir si l’examen des lois abrogées est une question théorique dans le cadre de la présente action.  L’arrêt Dumont reconnaît qu’un jugement déclaratoire peut être accordé — à la discrétion de la cour — à l’appui d’une réparation extrajudiciaire dans un cas qui s’y prête.  La Cour a simplement décidé que l’échec de la demande n’était pas « éviden[t] » ou « au‑delà de tout doute » (p. 280).

[132]                      Ces lois sont depuis longtemps sans effet.  Elles ne peuvent avoir de répercussions futures et elles n’importent que dans la mesure où elles s’inscrivent dans la trame historique des revendications des Métis.  En somme, elles sont devenues théoriques.  La Cour ferait mauvais usage de son temps en examinant leur constitutionnalité.  Nous n’avons donc pas à nous prononcer sur ce point.

E.      La demande de jugement déclaratoire est‑elle irrecevable par application des règles de la prescription?

[133]                      Nous avons conclu que le Canada n’a pas agi avec diligence pour s’acquitter de l’obligation particulière que l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba lui imposait envers les Métis, comme l’exigeait l’honneur de la CouronnePour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que les règles de la prescription n’empêchent pas la Cour de le confirmer dans un jugement déclaratoire.

[134]                      Notre Cour a statué que, bien que les délais de prescription s’appliquent aux demandes de réparations personnelles découlant de l’annulation d’une loi inconstitutionnelle, les tribunaux conservent le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité de la loi sous‑jacente (Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C.S. 3; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181).  La constitutionnalité d’une loi a toujours été une question justiciable (Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, p. 151).  Une atteinte au « droit des citoyens au respect de la constitution par le Parlement » peut être réprimée par un jugement déclarant qu’une loi est invalide ou qu’un acte public est ultra vires (Canadian Bar Assn. c. British Columbia, 2006 BCSC 1342, 59 B.C.L.R. (4th) 38, par. 23 et 91, citant Thorson, p. 163 (italiques ajoutés)).  « Une question [. . .] constitutionnelle est toujours justiciable » (Waddell c. Schreyer (1981), 126 D.L.R. (3d) 431 (C.S.C.‑B.), p. 437, conf. par (1982), 142 D.L.R. (3d) 177 (C.A.C.‑B.), autorisation d’appel refusée, [1982] 2 R.C.S. vii (sub nom. Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd. c. Waddell).

[135]                      Par conséquent, notre Cour a conclu que les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux, à titre de gardiens de la Constitution, de rendre des jugements déclaratoires sur la constitutionnalité d’une loi.  Par extension, les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne.

[136]                      En l’espèce, les Métis sollicitent un jugement déclarant qu’une disposition de la Loi sur le Manitoba à laquelle la Loi constitutionnelle de 1871 confère un statut constitutionnel — n’a pas été mise en œuvre conformément au principe de l’honneur de la Couronne, ayant lui aussi le statut de « principe constitutionnel » (Little Salmon, par. 42).

[137]                      En outre, les Métis ne sollicitent pas de réparation personnelle, ne réclament pas de dommages‑intérêts et ne font aucune revendication territoriale.  Ils ne demandent pas non plus le rétablissement du titre dont leurs descendants auraient pu hériter si la Couronne avait agi honorablement.  Ils demandent plutôt que soit rendu un jugement déclarant qu’une obligation constitutionnelle précise n’a pas été remplie comme l’exigeait l’honneur de la Couronne.  Ils sollicitent ce jugement déclaratoire pour faciliter leurs négociations extrajudiciaires avec la Couronne en vue de réaliser l’objectif constitutionnel global de réconciliation inscrit dans l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[138]                      Les défendeurs prétendent que cette demande est irrecevable en vertu des lois manitobaines sur la prescription dont toutes les versions contenaient des dispositions semblables à la disposition actuelle prévoyant qu’une « action fondée sur un accident, une erreur ou un autre motif de recours reconnu en Équité » se prescrit par six ans à compter de la découverte de la cause d’action (Loi sur la prescription, C.P.L.M. ch. L150, al. 2(1)k)).  Le manquement à une obligation fiduciaire constitue « un motif de recours reconnu en Équité ».  Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel que ce délai de prescription s’applique aux demandes des Autochtones pour manquement à une obligation fiduciaire relative à la gestion de leurs biens (Wewaykum, par. 121, et Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372, par. 13).

[139]                      Toutefois, à ce stade, nous ne statuons pas sur une action pour manquement à une obligation fiduciaire, mais sur une demande de jugement déclarant que la Couronne n’a pas agi honorablement dans la mise en œuvre de l’obligation constitutionnelle imposée à l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.  Les lois sur la prescription ne peuvent faire obstacle à une demande de cette nature.

[140]                      Nous sommes saisis d’un grief constitutionnel qui a pris naissance il y a près d’un siècle et demi.  Aussi longtemps que la question ne sera pas tranchée, l’objectif de réconciliation et d’harmonie constitutionnelle, reconnu à l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  et qui sous‑tend l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba, n’aura pas été atteint.  Le clivage persistant dans notre tissu national auquel l’adoption de l’art. 31 devait remédier demeure entier.  La tâche inachevée de réconciliation des Métis avec la souveraineté du Canada est une question d’importance nationale et constitutionnelle.  Les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et, comme le précisent les arrêts Ravndahl et Kingstreet, ils ne peuvent être empêchés par une simple loi de rendre un jugement déclaratoire sur une question constitutionnelle fondamentale.  Les principes fondamentaux de légalité, de constitutionnalité et de primauté du droit n’exigent rien de moins : voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 72.

[141]                      De plus, bon nombre des considérations de politique générale qui sous‑tendent les lois en matière de prescription ne s’appliquent tout simplement pas dans un contexte autochtone comme celui‑ci.  Les lois contemporaines sur la prescription des actions visent à établir un équilibre entre la protection du défendeur et l’équité envers le demandeur (Novak c. Bond, [1999] 1 R.C.S. 808, par. 66, la juge McLachlin).  Dans le contexte autochtone, la réconciliation doit peser lourd dans la balance.  Comme l’a souligné Harley Schachter :

                    [traduction]  Les diverses justifications des délais de prescription sont toujours manifestement pertinentes, mais l’auteur est d’avis que l’objectif de la réconciliation est un facteur beaucoup plus important, auquel il faut accorder plus de poids dans l’analyse.  L’argument qu’une loi provinciale sur la prescription s’applique ex proprio vigore ou peut être incorporée à titre de loi fédérale ne vaut pas lorsque les droits ancestraux et issus de traités sont en cause.  Il ne tient pas compte de la véritable analyse qui doit être effectuée et qui vise la réconciliation et la justification.

(« Selected Current Issues in Aboriginal Rights Cases : Evidence, Limitations and Fiduciary Obligations », dans The 2001 Isaac Pitblado Lectures : Practising Law In An Aboriginal Reality (2001), 203, p. 232‑233)

Schachter écrivait dans le contexte des droits ancestraux, mais ses propos s’appliquent avec autant de force en l’espèce.  Leonard I. Rotman va encore plus loin lorsqu’il affirme que permettre à la Couronne de protéger ses actes inconstitutionnels par le pouvoir de ses propres lois semble fondamentalement injuste  (« Wewaykum : A New Spin on the Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Peoples? » (2004), U.B.C. L. Rev. 219, p. 241‑242).  En fait, malgré les considérations de politique générale légitimes favorables aux délais de prescription fixés par la loi, dans le contexte autochtone, il existe des principes uniques qui doivent parfois prévaloir.

[142]                      En l’espèce, la demande n’est pas tardive : elle est en grande partie fondée sur des éléments de preuve documentaire contemporains et aucun intérêt juridique d’un tiers n’est en jeu.  Comme l’a indiqué le Canada, la preuve a fourni au juge du procès [traduction] « une occasion inégalée d’examiner le contexte entourant l’édiction et la mise en œuvre des art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba » (m.i., par. 7).

[143]                      De plus, la réparation pouvant être accordée suivant cette analyse est limitée.  Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte.  Il peut être obtenu sans cause d’action, et les tribunaux rendent des jugements déclaratoires, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée.  Comme l’a fait valoir l’Assemblée des Premières Nations, intervenante, il n’est pas obtenu contre le défendeur au même sens qu’une mesure de redressement coercitive  (mémoire, par. 29, citant Cheslatta Carrier Nation c. British Columbia, 2000 BCCA 539, 193 D.L.R. (4th) 344, par. 11‑16).  Dans certains cas, le jugement déclaratoire peut être le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne : mémoire de l’Assemblée des Premières Nations, par. 31.  Dans la présente action, si les Métis avaient sollicité des réparations personnelles, le raisonnement adopté en l’espèce ne pourrait s’appliquer.  Toutefois, comme l’a reconnu le Canada, la mesure de redressement sollicitée en l’espèce n’est manifestement pas de nature personnelle : m.i., par. 82.  Le principe de la réconciliation commande que ce type de déclaration puisse être accordé.

[144]                      Nous concluons que la demande qui nous est soumise en l’espèce est une demande de déclaration sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne envers les Métis dans l’application de l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba.  Il s’ensuit que la Loi sur la prescription ne s’applique pas et que la demande n’est pas prescrite.

F.   La demande de jugement déclaratoire est‑elle irrecevable par application de la doctrine des « laches »?

[145]                      La doctrine des laches reconnue en equity exige qu’une procédure judiciaire fondée sur l’equity soit engagée sans retard injustifié.  Elle ne fixe aucune limite précise, mais prend en compte les circonstances de chaque affaire.  Pour déterminer si un retard peut être considéré comme donnant application à la doctrine des laches, il faut principalement considérer s’il y a eu : (1) acquiescement de la part du demandeur; et (2) changement de position de la part du défendeur parce qu’il croyait raisonnablement que le demandeur acceptait le statu quo (M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6, p. 76-80).

[146]                      Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt M. (K.), p. 76 et 77, citant l’arrêt Lindsay Petroleum Co. c. Hurd (1874), L.R. 5 P.C. 221, p. 239-240 :

                    Deux circonstances, toujours importantes en pareils cas, sont la longueur du retard et la nature des actes accomplis dans l’intervalle, éléments qui peuvent avoir des conséquences pour l’une ou l’autre partie et faire pencher la balance du côté de la justice ou de l’injustice selon qu’on adopte une solution ou l’autre, ce qui a trait au redressement.

Le juge La Forest a ainsi conclu :

                    Il ressort immédiatement de l’ensemble de la jurisprudence que le simple retard ne suffit pas à déclencher l’application de l’un ou l’autre des éléments de la règle du manque de diligence.  Il s’agit plutôt de déterminer si le retard du demandeur constitue un acquiescement ou crée des circonstances qui rendent déraisonnables les poursuites.  En fin de compte, le manque de diligence doit être réglé comme une question de justice entre les parties, comme c’est le cas de toute règle d’equity.  [Nous soulignons; p. 77‑78.]

[147]                      L’acquiescement repose sur la connaissance, la capacité et la liberté (Halsbury’s Laws of England (4e éd. 2003), vol. 16(2), par. 912).  Dans le contexte de l’espèce — y compris les injustices subies par les Métis dans le passé, le déséquilibre des pouvoirs qui a suivi la proclamation de la souveraineté de la Couronne et les conséquences négatives découlant des retards dans l’attribution des concessions —, le retard en soi ne peut être interprété comme un acte manifeste d’acquiescement ou de renonciation de la part des appelants.  Comme nous l’expliquerons, le premier volet du critère énoncé dans Lindsay n’est pas respecté en l’espèce.

[148]                      Le juge du procès a estimé que le retard à engager l’action demeurait inexpliqué, en partie parce que d’autres litiges constitutionnels ont été engagés dans les années 1890 (par. 456‑457).  Deux lois du Manitoba ont été contestées, d’abord devant les tribunaux, puis par pétition au gouverneur général en conseil (par. 431-437).  Le juge de procès a déduit que beaucoup de signataires de la pétition devaient être des Métis (par. 435).  Bien que nous ne contestions pas cette conclusion de fait, nous remettons en cause l’inférence de droit que le juge du procès en a tirée.  Même si nombre des signataires étaient des Métis, les requérants constituaient, dans les faits, un groupe plus large, comprenant un nombre important de signataires et de dirigeants de la communauté qui n’étaient pas Métis.  Par exemple, comme l’a indiqué le juge du procès, ni l’archevêque Taché ni le père Ritchot — des personnalités influentes de [traduction] « la collectivité catholique française/Métis » — n’étaient Métis (par. 435).  Les actes de cette importante collectivité nous apprennent peu de choses, en droit, sur la capacité des Métis à demander un jugement déclaratoire fondé sur l’honneur de la Couronne.  Ils ne démontrent pas l’acquiescement de la communauté des Métis à la situation juridique qui existait à l’époque.

[149]                      En outre, dans ce domaine du droit qui évolue rapidement, il est plutôt irréaliste d’avancer que les Métis ont négligé de faire valoir leurs droits avant que les tribunaux ne soient prêts à reconnaître ces droits.  En réalité, les Métis ont amorcé leur demande avant même que l’art. 35 ne soit inscrit dans la Constitution, et bien avant que le principe de l’honneur de la Couronne ne soit expliqué dans Nation haïda.  Il est difficile de voir comment il pourrait y avoir eu ainsi acquiescement en equity.

[150]                      De plus, dans l’exercice de sa compétence en equity, le tribunal doit toujours prendre en compte le caractère équitable du comportement des deux parties : voir Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, par. 22.  Le Canada savait qu’il y aurait un afflux massif de colons et que les Métis avaient besoin d’une longueur d’avance pour faire face à cette éventualité et il n’a pourtant pas agi avec diligence pour remplir la promesse constitutionnelle faite aux Métis, comme le commandait l’honneur de la Couronne.  Les Métis n’ont pas obtenu l’avantage escompté et, après l’arrivée massive de colons, ils ont été de plus en plus marginalisés et ont dû affronter la discrimination et la pauvreté (voir, p. ex., le jugement de première instance, par. 541; C.A., par. 95, 244 et 638; m.a., par. 200).  Bien que la mauvaise foi ne soit ni alléguée ni nécessaire en l’espèce, les appelants ont attiré l’attention sur une lettre écrite par Sir John A. Macdonald, qui porte à croire que cette marginalisation pourrait même avoir été désirée :

                    [traduction]  . . . il faudra très bien gérer la situation pour que ces sauvages restent tranquilles.  D’ici une autre année, les résidents actuels seront tous submergés par l’afflux massif d’étrangers, qui arriveront avec l’idée de devenir des colons vaillants et paisibles.

(14 octobre 1869, d.a., vol. VII, p. 65)

[151]                      Quoi qu’il en soit, cette marginalisation n’a d’importance que sur le plan de la preuve, puisqu’il n’est ni possible — ni nécessaire — de décortiquer l’histoire et de déterminer avec précision les causes de la marginalisation de la communauté des Métis au Manitoba après 1870.  Il suffit de dire (et c’est là la seule déclaration demandée) que la promesse fondamentale — le transfert de terres aux enfants des Métis — que les Métis ont obtenue de la Couronne pour éviter leur marginalisation future n’a pas été mise en œuvre avec diligence, comme l’exigeait l’honneur de la Couronne.

[152]                      La deuxième considération pertinente relativement à la doctrine des laches consiste à déterminer si le temps écoulé a amené le Canada à changer sa position à cause du retard.  La réponse est non.  La présente affaire est semblable à celle examinée dans l’arrêt M. (K.), où le juge La Forest a fait remarquer qu’il était impossible de comprendre comment « le demandeur [. . .] a amené le défendeur à changer sa position parce qu’il croyait raisonnablement que le demandeur avait accepté le statu quo ou qu’il avait permis une situation qu’il serait injuste de changer » : p. 77, citant R. P. Meagher, W. M. C. Gummow et J. R. F. Lehane, Equity Doctrines and Remedies (2e éd. 1984), p. 755.

[153]                      Cela suffit pour répondre à la thèse du Canada, selon laquelle la doctrine des laches empêche les Métis de demander un jugement déclarant que la Couronne n’a pas agi de façon honorable.  Nous ajouterons cependant ceci.  Nous voyons mal comment un tribunal, dans son rôle de gardien de la Constitution, pourrait appliquer une doctrine d’equity pour rejeter une demande de jugement déclarant qu’une disposition de la Constitution n’a pas été respectée comme l’exigeait l’honneur de la Couronne.  Mentionnons que, dans l’arrêt Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327, p. 357, le juge en chef Lamer a souligné que la doctrine des laches ne s’applique pas à une question constitutionnelle touchant le partage des compétences.  (Voir aussi Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032.)  La Constitution est la loi suprême de notre pays, et elle demande que les tribunaux soient habilités à en protéger la substance et à en faire respecter les promesses. 

VII.  Dispositif

[154]                      Le pourvoi est accueilli en partie. Nous sommes d’avis que les appelants ont droit a un jugement déclarant que :

La Couronne fédérale n’a pas mis en œuvre de façon honorable la disposition prévoyant la concession de terres énoncée à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.  

[155]                      Les appelants se voient adjuger leurs dépens devant toutes les cours.

                    Version française des motifs des juges Rothstein et Moldaver rendus par

                    Le juge Rothstein (dissident) —

I.     Introduction

[156]                      Les juges majoritaires imputent en l’espèce à la Couronne, en matière constitutionnelle, une nouvelle obligation de common law qui, selon eux, écarte la défense de common law fondée sur la doctrine des laches (un principe d’equity souvent appelé « doctrine du manque de diligence ») et le pouvoir incontesté du législateur provincial d’établir des délais de prescription.  Ils recourent à pareille mesure même si les juridictions inférieures n’ont pas examiné la question et si les parties n’ont pas offert de plaidoirie à ce sujet devant nous.  Ils établissent donc une règle vague, qui écarte la doctrine des laches et la prescription, et qui est insusceptible de correction par le législateur, de sorte que la portée et les conséquences des nouvelles obligations de la Couronne deviennent imprévisibles. 

[157]                      J’adhère à plusieurs conclusions des juges majoritaires, mais je ne puis partager leur opinion sur la portée de l’obligation imposée par l’honneur de la Couronne et sur l’applicabilité en l’espèce des délais de prescription et de la doctrine des laches.

[158]                      Les appelants (ci‑après, collectivement, les « Métis ») formulent devant nous quatre grandes prétentions, la principale étant que la Couronne a manqué à l’obligation fiduciaire qu’elle aurait envers eux suivant l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3 (« Loi sur le Manitoba »).  Plusieurs éléments concourent selon eux à prouver ce manquement : l’attribution des terres au hasard, le retard accusé dans le processus et l’octroi de certificats au lieu de terres à certains enfants métis.  Voilà en gros la thèse que soutiennent les Métis dans leur mémoire.

[159]                      Les trois autres prétentions sont un peu moins étoffées.  Les Métis font d’abord valoir que les lois provinciales sont ultra vires ou inopérantes en raison de la prépondérance fédérale.  Ils affirment ensuite que la Couronne ne s’est pas acquittée de l’obligation fiduciaire découlant de l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba ou qu’elle n’a tout simplement pas mis en œuvre convenablement cette disposition.  Ils allègent enfin le manquement à des obligations constitutionnelles engageant selon eux l’honneur de la Couronne, sans toutefois préciser quels devoirs celui‑ci imposerait en l’espèce.

[160]                      La Juge en chef et la juge Karakatsanis rejettent avec raison selon moi la plupart de ces prétentions.  Comme elles, je conclus à l’inexistence d’une obligation fiduciaire en l’espèce et j’estime qu’il y donc lieu de rejeter l’allégation de manquement à une telle obligation.  Je conviens qu’il n’y a pas de prétention valable découlant de l’art. 32 de la Loi sur le Manitoba et que toute demande qui aurait pu découler de dispositions manitobaines aujourd’hui abrogées sur la concession de terres est désormais théorique, ces lois ayant depuis longtemps cessé d’avoir effet.  Je conviens avec les juges majoritaires que la concession de terres au hasard constituait pour le Canada un moyen acceptable de mettre l’art. 31 en œuvre et, enfin, que la Manitoba Metis Federation a qualité pour agir en l’espèce. 

[161]                      J’estime cependant qu’après avoir correctement tranché toutes ces questions et donc rejeté la plupart des prétentions des appelants, mes collègues accèdent néanmoins à un volet de la demande des Métis en accroissant la portée des obligations qui découlent de l’honneur de la Couronne.  Or, les parties n’ont présenté d’argumentation substantielle en ce sens ni devant notre Cour ni devant les juridictions inférieures.  De plus, la nouvelle obligation liée à l’honneur de la Couronne que créent mes collègues risque d’accroître la responsabilité de l’État de façon imprévisible.  Enfin, j’estime par ailleurs que la prescription et la doctrine des laches font en l’espèce obstacle à toute demande fondée sur l’honneur de la Couronne.  Je serais donc d’avis de rendre jugement en faveur des intimés et de rejeter le pourvoi.

II.    Les faits

[162]                      Bien que j’adhère généralement à leur exposé des faits, je m’inscris en faux contre certaines inférences précises que mes collègues tirent du dossier.

[163]                      Comme toujours en appel, les conclusions de fait tirées en première instance ne doivent être infirmées que si elles sont entachées d’une erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10).  Bien que ce ne soit pas fait expressément, dans l’examen et l’utilisation des faits, les juges majoritaires s’écartent sous certains rapports des conclusions de fait tirées en instance.  Toutefois, nulle erreur manifeste et dominante n’est relevée dans celles‑ci, et les Métis n’avancent pas qu’une telle erreur les entache.

[164]                      Sans y relever d’erreur manifeste et dominante, les juges majoritaires s’écartent des conclusions de fait tirées en première instance sur deux points principaux : (1) l’ampleur du retard accusé dans la distribution des terres et (2) les répercussions de ce retard sur les Métis.  Cette rupture d’avec la norme de contrôle applicable en appel remet en cause selon moi le bien‑fondé de leur analyse.

A.    Ampleur et causes du retard

[165]                      Selon les juges majoritaires, le dossier et les conclusions des juridictions inférieures permettent de conclure à une « tendance persistante au manque d’attention », ce qui les amène à statuer qu’il y a eu manquement à l’obligation d’exécuter avec diligence un engagement solennel découlant de l’honneur de la Couronne.  À leur avis, la mise en œuvre de la concession des terres a accusé un retard si important qu’elle a essentiellement contrecarré la réalisation de l’objectif sous‑jacent à l’art. 31.  Soit dit en tout respect, ce n’est pas mon avis. 

                    (1)   Preuve historique

[166]                      Au procès, la preuve historique offerte a été admise en grande partie.  Prenant appui sur elle et sur les motifs du juge de première instance, je résume ci‑après le processus de distribution des terres concédées.  Je souscris à la conclusion du juge selon laquelle la distribution des terres a pris beaucoup de temps, mais il appert de la preuve historique que la démarche a été constante et soutenue malgré d’importantes difficultés administratives et un contexte politique instable.  Il aurait certes été préférable que les choses se déroulent plus rapidement, mais je ne puis pour autant faire mienne la conclusion de la majorité selon laquelle la preuve révèle une tendance au manque d’attention, une conclusion qui ne figure nulle part dans les motifs du juge de première instance.

                    a)     Le recensement

[167]                      Le recensement commandé par le premier lieutenant‑gouverneur du Manitoba, A. G. Archibald, a pris fin le 9 décembre 1870.  Il aurait été impossible de commencer l’attribution des terres sans disposer d’une estimation valable du nombre de Métis qui y avaient droit.

                    b)    L’arpentage

[168]                      Pendant le recensement, le lieutenant‑gouverneur a aussi été appelé à conseiller le gouvernement sur la manière de procéder à l’arpentage du territoire de la province.  La méthode qu’il a préconisée a été adoptée par décret le 25 avril 1871.  Il fallait en effet arpenter les terres avant de les attribuer, et l’arpentage des terres de la Puissance constituait un défi énorme pour l’Administration.  La Cour d’appel reconnaît qu’[traduction] « il ressort de la preuve que la sélection des 1,4 million d’acres que le Canada devait concéder au total aurait été impossible sans arpentage préalable ».  L’arpentage de la colonie a été réalisé de 1871 à 1874.

                    c)     La sélection des cantons

[169]                      Dès que l’arpentage a été suffisamment avancé, le lieutenant‑gouverneur a pu passer à l’étape suivante et sélectionner les cantons qui seraient distribués aux Métis.  Il a reçu instruction d’entreprendre le processus le 17 juillet 1872.  Il devait au préalable consulter les Métis de chacune des paroisses afin de déterminer les zones qui seraient retenues.  La consultation a duré plusieurs mois et on ne saurait y voir un manque persistant d’attention eu égard à la situation des Métis.

[170]                      Pendant ce processus, il y a eu changement de lieutenant‑gouverneur.  Ayant perdu la confiance du premier ministre Macdonald, le lieutenant‑gouverneur Archibald a démissionné le 31 décembre 1871.  Son successeur, Alexander Morris, n’a cependant été assermenté qu’à l’automne 1872, mais M. Archibald a continué d’exercer ses fonctions dans l’intervalle.  Des changements de cet ordre occasionnent inévitablement des pertes de temps qui ne sauraient, sauf circonstances aggravantes, être attribuées à un manque d’attention.

[171]                      Le 22 février 1873, le travail préparatoire était assez avancé pour que le lieutenant‑gouverneur Morris puisse entreprendre la délimitation des lots des concessions individuelles de 140 acres, ce qu’il a pu accomplir à raison d’une soixantaine de lots à l’heure.

                    d)    Les événements à l’origine de la deuxième répartition

[172]                      Au début de 1873, on s’est demandé s’il convenait que les chefs de famille métis se voient ainsi attribuer des terres et, en avril suivant, le gouvernement a opté pour une interprétation plus stricte de l’art. 31.  Dès lors, seuls les [traduction] « enfants des chefs de famille métis » avaient droit à la concession d’une terre (première instance, par. 202).  Le nombre des bénéficiaires étant sensiblement réduit, il fallait accroître la superficie des lots afin de distribuer les 1,4 million d’acres en entier.  Le 5 août 1873, le lieutenant‑gouverneur Morris a reçu instruction d’annuler les répartitions antérieures et, le 16 août 1873, il entreprenait la deuxième répartition.

[173]                      Les lots tracés jusqu’alors devenaient inutiles, mais pas à cause d’un manque d’attention.  Le gouvernement fédéral cherchait plutôt à faire en sorte que les terres soient concédées correctement et aux bonnes personnes.  Le lieutenant‑gouverneur Archibald avait d’abord indiqué au gouvernement qu’il fallait inclure les chefs de famille métis afin d’atteindre l’objectif de la concession des terres.  Même si son interprétation s’écartait du libellé de l’art. 31, elle reposait sur la volonté de comprendre l’objet de la disposition et de donner un sens aux mots « dans le but d’éteindre les titres des Indiens aux terres de la province ».  L’obligation de tout reprendre à zéro a sans aucun doute retardé l’attribution des terres, mais pas à cause d’un manque d’attention.

                    e)     La chute du gouvernement de Sir John A. Macdonald

[174]                      Le 5 novembre 1873, le gouvernement de Sir John A. Macdonald a démissionné, le 22 janvier 1874, des élections ont eu lieu et le 26 mars 1874, le nouveau parlement a commencé à siéger.  Le nouveau premier ministre était Alexander Mackenzie, et David Laird devenait ministre de l’Intérieur chargé de l’administration des terres de la Puissance.  Ce dernier s’est rendu au Manitoba à l’automne 1874 pour se familiariser avec toutes les facettes du dossier des terres.  Selon M. Flanagan, son carnet de notes révèle qu’il a envisagé la mise sur pied d’une commission appelée à [traduction] « dresser la liste de ceux qui pouvaient prétendre à des droits fonciers en vertu de la Loi sur le Manitoba, notamment la concession de terres aux enfants en application de l’art. 31 » (témoignage de Thomas Flanagan, d.a., vol. XXVI, p. 11).

                    f)     La Commission Machar/Ryan

[175]                      Une commission établie par décret le 26 avril 1875 devait recevoir les demandes de lettres patentes présentées par ceux qui avaient droit à la concession d’une terre en application de la Loi sur le Manitoba.  Nommés par décret le 5 mai 1875, les commissaires John Machar et Matthew Ryan se sont rendus au Manitoba l’été suivant.  À la fin de l’année, ils avaient établi pour toutes les paroisses des rapports qui, une fois approuvés, tenaient lieu de liste officielle des titulaires du droit à la concession d’une terre.  L’exhaustivité de cette liste a cependant été mise en doute, et M. Ryan, qui était devenu magistrat dans les Territoires du Nord‑Ouest, ainsi que Donald Codd, du Bureau des terres fédérales, ont été autorisés à recevoir les demandes d’enfants ou de chefs de famille métis qui n’avaient pas pu se présenter devant la commission en 1875 parce qu’ils avaient quitté le Manitoba.

                    g)    Les lettres patentes

[176]                      Le 31 août 1877, les premières lettres patentes sont parvenues à Winnipeg.  Une fois tracées les limites d’une paroisse, la délivrance de lettres patentes prenait généralement de un à deux ans.  Dans l’intervalle, des affiches étaient préparées quelques semaines après l’approbation de la répartition pour informer les bénéficiaires de l’emplacement de leurs terres.  En 1881, la plupart des lettres patentes avaient été délivrées, mais l’approbation d’autres attributions s’est poursuivie quelques années encore.  Plus de 6 000 lettres patentes devaient être délivrées en application de l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba, en plus des 2 500 qui devaient l’être suivant l’art. 32.

                    h)    Les demandes tardives

[177]                      Pour obtenir une terre, les Métis devaient présenter une demande au gouvernement.  Le mouvement migratoire s’étant déjà amorcé, des demandes ont été présentées tardivement.  Le gouvernement l’avait prévu, mais il avait sous‑estimé le nombre de demandes tardives.  Il a donc continué de recevoir des demandes après avoir attribué les 1,4 million d’acres.  Un décret pris le 20 avril 1885 a établi que les enfants métis qui s’étaient manifestés tardivement recevraient des certificats plutôt que des terres.

[178]                      La date limite pour demander le certificat de 240 $ était le 1er mai 1886, mais ce délai n’a pas été appliqué strictement, et les demandes ont continué d’affluer par la suite.  Le gouvernement a prorogé le délai au moins quatre fois.  Finalement, 993 certificats d’une valeur de 240 $ chacun (soit au total 238 320 $) ont été remis à des enfants métis ou à leurs héritiers.

                    (2)   Preuve du retard

[179]                      Mes collègues relèvent un certain nombre de retards, dont ceux découlant des erreurs commises dans la délimitation du groupe des bénéficiaires et dans l’estimation du nombre de ces derniers, ainsi que la longueur du délai de délivrance des lettres patentes et des « périodes d’inaction inexpliquées ».  Il convient toutefois de situer ces bavures administratives dans leur contexte historique.  À l’époque, le Manitoba était une province éloignée et peu habitée.  Les infrastructures de transport et de communication, de même que la fonction publique fédérale, y étaient restreintes.  Il appert du témoignage de M. Flanagan que 

                           [traduction] [m]ême un gouvernement omniscient et omnicompétent aurait mis des années à mettre en œuvre la Loi sur le Manitoba.  On ne pouvait répondre instantanément à la nécessité objective de procéder à l’arpentage, de trier les demandes et de donner suite aux protestations politiques.  Et, bien sûr, le gouvernement du Canada n’était ni omniscient ni omnicompétent.  [p. 171]

Dans un tel contexte, il paraît inévitable que la mise en œuvre de la Loi sur le Manitoba ait connu certains « retards ».

[180]                      Au paragraphe 1055 de ses motifs, le juge de première instance fait remarquer que le Manitoba était [traduction] « une toute jeune province » très éloignée d’Ottawa, le siège administratif du processus d’octroi.  Il signale aux par. 155-156 que les responsables de la concession des terres, notamment le lieutenant‑gouverneur et la législature manitobaine, avaient déjà fort à faire pour établir la nouvelle province :

                    [traduction]  Entre autres, [le lieutenant‑gouverneur] devait former un gouvernement intérimaire et, pour cela, choisir et nommer les membres de son conseil exécutif, désigner les ministres du gouvernement et nommer les membres du conseil législatif.  Il devait établir des circonscriptions électorales pour les paliers fédéral et provincial.  Il devait effectuer un recensement. Il devait préparer à l’intention du gouvernement fédéral des rapports sur les lois et le système de taxation qui existaient alors dans la province, ainsi que sur les tribus indiennes, le nombre de leurs membres, leurs besoins et leurs demandes, et soumettre toute recommandation sur leur protection et l’amélioration de leur situation.  Il lui fallait faire rapport, de façon générale, sur tous les aspects du bon fonctionnement de la province.

                            Il recevait en outre de longues instructions quant à ce qu’il lui revenait d’entreprendre dans l’exercice de sa charge de lieutenant‑gouverneur des Territoires du Nord‑Ouest.

[181]                      Les juges majoritaires estiment à trois ans le retard ayant découlé de l’inclusion erronée des parents des enfants métis dans le groupe des bénéficiaires.  Or, une grande partie de la période qui a précédé l’annulation de la première répartition a été consacrée à l’arpentage, lequel a ensuite servi de fondement à toutes les répartitions subséquentes.  On ne saurait y voir un retard.  J’estime pour ma part à moins d’un an le retard imputable à l’erreur sur l’identité des bénéficiaires puisque la première répartition n’a commencé qu’en février 1873 pour être annulée le 5 août suivant.

[182]                      Mes collègues déplorent en outre un « retard inexplicable » de 1873 à 1875.  Or, c’est pendant cette période qu’est survenue (en novembre 1873) la chute du gouvernement Macdonald.  L’établissement d’un nouveau gouvernement, suivi de la décision d’instituer une commission, explique selon moi le délai.  Notre Cour doit reconnaître les répercussions d’un tel événement.  Aujourd’hui encore, un changement de gouvernement a, sur les plans politique et pratique, des incidences qui retardent la mise en œuvre de programmes publics.  La décision de confier à une commission la tâche d’établir l’admissibilité à la concession d’une terre n’équivaut pas à un manque d’attention.

[183]                      Mes collègues reprochent aux représentants du gouvernement de ne pas avoir consacré assez de temps à la répartition, mais aucun élément de preuve relatif à la taille de la fonction publique au Manitoba ou à Ottawa pendant les décennies 1870 et 1880 n’a été présenté.  Nous ignorons quel était alors le nombre de fonctionnaires fédéraux ou provinciaux et quelle était l’étendue de leurs tâches.  Nous savons cependant que le lieutenant‑gouverneur Morris [traduction] « voulait aller plus vite mais [qu’il] en était empêché par le peu de temps que Donald Codd [l’agent des terres de la Puissance] pouvait consacrer à l’entreprise » (Flanagan, p. 58).  Jusqu’à ce qu’Ottawa envoie quelqu’un au Bureau des terres pour lui prêter main-forte, M. Codd ne pouvait tracer des lots que deux jours par semaine.  D’autres obstacles ont pu nuire au processus, mais nous ne disposons pas d’éléments de preuve à cet égard.

[184]                      En 1877, Joseph-Édouard Cauchon a succédé à Alexander Morris au poste de lieutenant‑gouverneur, un changement qui a sans doute occasionné un certain retard.  Toutefois, des rapports de mécontentement inquiétaient M. Cauchon, ce qui a aussi retardé le traçage des lots.  Malheureusement, il est difficile, un siècle plus tard, de déterminer la teneur de ces rapports, mais elle pourrait très bien expliquer le deuxième retard accusé de 1878 à 1880.

[185]                      Le juge de première instance ne conclut ni à la négligence ni à la mauvaise foi.  Il estime en fait que peu d’éléments de preuve étayaient la manifestation de quelque mécontentement pendant le processus.  Il ne conclut pas non plus que les représentants du gouvernement ont manqué de diligence ou que leurs actes dénotent une [traduction] « tendance au manque d’attention ».

[186]                      Les juges majoritaires ajoutent, au par. 107 :

                    . . . un acte négligent ne suffit pas, à lui seul, à établir le défaut de mettre en œuvre une obligation comme le commande l’honneur de la Couronne.  Par contre, une tendance persistante au manque d’attention peut l’établir, si cette pratique va à l’encontre des objectifs de l’obligation constitutionnelle, particulièrement en l’absence d’explications satisfaisantes.

[187]                      Je partage l’avis de mes collègues qu’il ne suffit pas de prouver un acte négligent pour établir le manque de diligence.  Toutefois, alors que le juge de première instance n’estime même pas qu’il y a eu négligence, les juges majoritaires concluent au manque de diligence.  Malgré le respect que je leur porte, c’est aller à l’encontre des conclusions de fait initiales.

[188]                      Le dossier est incomplet, et mes collègues paraissent s’appuyer sur ses lacunes pour opiner que le gouvernement a manqué aux obligations que lui imposait l’art. 31.  À mon sens, on ne peut exiger du gouvernement qu’il explique un retard survenu il y a si longtemps.  L’écoulement du temps et l’insuffisance des données historiques rendent cette tâche impossible.

[189]                      Si l’obligation de concéder des terres était contemporaine, nous nous attendrions à plus de célérité.  Or, ce n’est pas l’actuel gouvernement fédéral qui a entrepris de s’en acquitter.  L’entreprise remonte à plus de 130 ans, alors que le gouvernement et le pays venaient de se former et luttaient pour leur établissement.  Nous ne pouvons soumettre ce gouvernement aux normes actuelles relativement à des faits survenus dans un contexte très différent du nôtre.  Notre Cour a en effet déjà relevé qu’il faut s’abstenir d’appliquer une norme de conduite moderne à des circonstances d’une époque ancienne (Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 121).  S’il y a eu retard, on ne saurait dire, au vu de la preuve disponible et des conclusions du juge de première instance considérées d’un œil impartial, qu’il est imputable à un manque d’attention, encore moins à une tendance persistante au manque d’attention.

B.    Incidence du retard sur les Métis

[190]                      Les juges majoritaires attribuent diverses conséquences défavorables au temps mis à concéder les terres.  À mon humble avis, ils font abstraction des conclusions de fait du juge de première instance, et ils tirent des conclusions que n’étaye pas la preuve.  Bien que la longueur du processus de distribution ait pu être source de frustration pour une partie des Métis, on ne peut lui imputer tous les revers que ces derniers ont connus par la suite.

                    (1)   Le départ de la colonie de la rivière Rouge

[191]                      Selon mes collègues, il est possible que le temps écoulé ait marginalisé les Métis et les ait incités à quitter la colonie de la rivière Rouge.  Ni les conclusions de fait du juge de première instance ni la preuve n’appuient une telle inférence.  D’autres éléments ont joué à cet égard.

[192]                      Après examen de la preuve historique sur ce point, le juge de première instance conclut :

                         [traduction]  Au moment où la traite de la fourrure de bison gagnait en vigueur, plusieurs années de mauvaises récoltes accablaient l’agriculture.  De 1844 à 1848, seule la récolte de 1845 a suffi pour nourrir la colonie.  À l’automne 1848, la colonie était au bord de la famine.  Les récoltes ont été meilleures pendant la décennie 1850, mais elles ont encore une fois été médiocres pendant les années 1860.  La forte demande de fourrure de bison jumelée aux maigres récoltes a amené de plus en plus de Métis à abandonner l’agriculture et à quitter la colonie pour suivre les bisons vers l’ouest.  En 1869, les bisons se trouvaient à une telle distance au sud‑ouest de la rivière Rouge que la chasse ne pouvait plus s’entreprendre à partir de la colonie.  [Je souligne; par. 50.]

[193]                      Il appert donc que, en raison des pressions économiques exercées à la fois par le déclin de l’agriculture et la migration du bison, les habitants de la colonie de la rivière Rouge ont commencé à émigrer avant même que ne soient envisagées les concessions de terres fondées sur l’art. 31.  Le repli des troupeaux de bisons vers l’ouest a été un facteur capital.  Les Métis vivaient principalement de la traite de la fourrure de bison, l’un des moteurs de leur économie.  L’émigration des Métis obéissait donc à des pressions économiques, de sorte que l’action ou l’inaction du gouvernement n’était ni la seule cause du phénomène ni sa cause prédominante.

[194]                      Les juges majoritaires estiment en outre que le retard accusé dans la concession des terres a empêché les Métis d’échanger leurs terres contre des parcelles contiguës.  Le juge de première instance conclut plutôt que l’intention générale du législateur n’était pas de créer une assise territoriale métisse et, partant, que la possibilité d’échanger des terres contre des parcelles contiguës n’avait jamais été un objectif de la concession de terres.  Selon lui, seuls quelques Métis voulaient obtenir des terres contiguës, les autres préférant avoir les meilleures terres possible.  La déférence est de mise à l’égard de cette conclusion de fait.

[195]                      Enfin, les juges majoritaires citent le sous‑ministre de l’Intérieur, A. M. Burgess, pour montrer que l’existence du retard et de ses prétendues conséquences préjudiciables était généralement admise.  Contrairement à ce qu’ils laissent entendre, on ne peut voir dans les propos de M. Burgess des observations générales sur l’ensemble du processus de concession de terres visant à condamner le manque d’attention du gouvernement fédéral.  M. Burgess affirme que les [traduction] « retards scandaleux dans la délivrance des lettres patentes » lui donnent « la nausée » (d.a., vol. XXI, p. 123-124 (je souligne)).  Or, la délivrance des lettres patentes et les retards qu’elle a pu accuser ne constituent qu’un aspect du défi administratif posé par la concession des terres.  M. Burgess écrit aussi qu’il travaille jour et nuit à ces lettres patentes, ce qui ne saurait attester une tendance au manque d’attention. 

                    (2)   Le prix obtenu pour les terres

[196]                      Mes collègues concluent que le retard de 10 ans qu’ils voient dans la mise en œuvre de la concession des terres a accru la vente aux spéculateurs, étant sous‑entendu que celle-ci a nui aux intérêts des Métis.  Je conviens avec le juge de première instance que des spéculateurs ont acquis des terres à des prix dérisoires, mais ce ne sont pas toutes les ventes qui ont été conclues au détriment des Métis.

[197]                      Le juge de première instance conclut également que, suivant la preuve, il y a eu ventes à la valeur marchande, ventes à des non‑spéculateurs et ventes sans pression ni intervention de spéculateurs.  Il écrit :

                    [traduction]  Globalement, si les cas de ce qui paraît être de l’exploitation sont nombreux, il est difficile de déterminer, si longtemps après, si tel était bien le cas ou si le prix obtenu était juste compte tenu de la variation de ce qui était en fait vendu et, par conséquent, de sa valeur marchande.  [par. 1057]

Certains Métis ont vendu leurs terres à prix fort, d’autres ont obtenu moins en contrepartie.  Il se peut que, dans l’ensemble, les Métis aient touché un juste prix.  Conclure aujourd’hui que les ventes ont été préjudiciables à toute la collectivité métisse est pure conjecture.

[198]                      Mes collègues donnent à entendre que plus le temps s’écoulait, plus les terres risquaient de se déprécier, ce que n’étaye pas la preuve.  De fait, les années 1880 à 1882 ont connu un boom, et les terres auraient pris encore plus de valeur.  La Cour d’appel signale que la quasi-totalité des ventes a eu lieu entre 1877 et 1883.  Il paraît incongru de demander collectivement réparation au nom de certains ancêtres métis qui ont pu tirer avantage du retard.

                    (3)   Les certificats

[199]                      Les juges majoritaires reconnaissent qu’il était inévitable que la distribution des terres se fasse en fonction d’une estimation, plus ou moins exacte, du nombre de Métis admissibles.  Ils conviennent aussi que la délivrance d’un certificat constituait un moyen valable d’octroyer leur dû aux enfants exclus.  Ils ajoutent toutefois :

                    . . . la délivrance tardive de certificats échangeables contre un lot d’une superficie bien moindre que celle offerte aux autres bénéficiaires illustre encore davantage la tendance persistante au manque d’attention . . . [par. 123]

[200]                      Je ne saurais convenir que la délivrance tardive de certificats prouve une tendance persistante au manque d’attention de la part du gouvernement.  Cette mesure tenait tout autant, sinon davantage, à la présentation tardive des demandes, laquelle était indépendante de la volonté du gouvernement, qu’à la sous‑estimation concomitante du nombre des bénéficiaires admissibles, ce qui est loin d’établir le manque d’attention du gouvernement.

[201]                      S’il n’y avait pas eu de retard et que le nombre exact d’enfants métis avait été connu dès le départ, chacun des enfants aurait reçu moins que ce qu’il a obtenu dans les faits, car les bénéficiaires de certificats auraient été pris en compte dans la répartition initiale.  En ce sens, le Canada s’est montré plus généreux que ne l’exigeait la Loi sur le Manitoba en délivrant des certificats une fois distribués les 1,4 million d’acres.  La délivrance des certificats atteste que le Canada s’est employé à s’acquitter véritablement de ses obligations, et non qu’il a fait preuve d’un manque d’attention.

C.    Conclusion sur les faits

[202]                      Le juge conclut clairement qu’il y a eu retard, mais ni ses conclusions ni la preuve ne révèlent une tendance au manque d’attention ou un manquement à l’obligation de diligence, pas plus qu’elles n’indiquent que les objectifs de la concession des terres ont été contrecarrés.  Ce seul élément prive de fondement toute prétention des Métis prenant appui sur le manquement à une obligation découlant de l’honneur de la Couronne, à supposer qu’une telle obligation existe, ce que j’examine ci‑après.

III.  Analyse

A.    L’honneur de la Couronne

[203]                      Dans leurs motifs, mes collègues élaborent une nouvelle obligation découlant de l’honneur de la Couronne, celle d’exécuter avec diligence un engagement solennel.  Dans des affaires antérieures, notre Cour s’est surtout prononcée sur la manière dont les tribunaux doivent interpréter les traités et les textes législatifs, et non sur la manière dont l’État doit en assurer l’application.  Même si l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, n’exclut pas la possibilité d’accroître les obligations de la Couronne, il n’y a pas lieu de le faire en l’espèce.

[204]                      Une obligation d’exécution diligente pourrait emporter un accroissement opportun des obligations de la Couronne.  Cependant, l’obligation créée par les juges majoritaires se révèle problématique.  Le critère préliminaire qui permet de conclure au caractère solennel d’un engagement n’est pas clair.  Mais plus fondamentalement, la Cour ne saurait élargir ainsi la common law dans la mesure où les plaidoiries des parties ne portent aucunement sur la portée et la définition d’une telle obligation nouvelle, et où les juridictions inférieures, elles, ne les ont pas examinées.

                    (1)   Ambiguïté liée à la notion d’engagement solennel

[205]                      Il doit avant tout exister un « engagement solennel » pour que s’applique la nouvelle obligation d’exécution diligente.  Or, la majorité n’offre pas de repères clairs qui permettent de déterminer si un engagement est « solennel » et emporte l’application de cette obligation.  Mes collègues n’établissent pas clairement non plus quel type de document juridique peut renfermer un engagement solennel : s’agit‑il uniquement de la Constitution ou peut-il aussi s’agir d’un traité?  Au paragraphe 75, leur conclusion relative à l’exécution diligente paraît s’appliquer aux seules obligations constitutionnelles envers les peuples autochtones.  Ils signalent cependant, au par. 79, que l’obligation vaut peu importe qu’elle découle d’un traité ou de la Constitution.  Cela montre bien qu’il faut s’abstenir de façonner de nouveaux droits et obligations de common law sans que leur existence n’ait été considérée en première instance ou en cour d’appel et, en particulier, lorsque les parties ne présentent pas de plaidoiries sur le sujet à notre Cour.

[206]                      La difficulté se manifeste à d’autres égards dans les motifs des juges majoritaires.  Ces derniers considèrent l’art. 31 comme une disposition constitutionnelle (par. 94).  Selon l’interprétation la plus stricte de leur conclusion quant à savoir quels textes juridiques font naître un engagement solennel — seulement les dispositions constitutionnelles selon eux —, il semblerait qu’un tel engagement existe en l’espèce.  Or, mes collègues se demandent en quoi l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba s’apparente à un traité (par. 92).  Il appert donc que l’art. 31 engage l’honneur de la Couronne, non pas seulement à cause de sa nature constitutionnelle, mais aussi parce qu’il s’apparente à un traité.

[207]                      L’idée que certains articles de la Constitution doivent être interprétés différemment ou imposer des obligations accrues au gouvernement parce qu’ils peuvent s’apparenter à ceux d’un traité est pour le moins nouvelle.  Je ne puis concevoir que les modalités de mise en application d’une obligation constitutionnelle par le gouvernement dépendent du degré de ressemblance de celle‑ci avec une obligation issue d’un traité.

[208]                      Non seulement les juges majoritaires ne précisent pas la nature du texte juridique susceptible de renfermer un engagement solennel, mais l’objet de cet engagement qui fera naître la nouvelle obligation est incertain.  Mes collègues affirment que, pour engager l’honneur de la Couronne, un groupe autochtone doit être expressément créancier de l’obligation.  Il s’agit assurément d’une condition d’application du principe, mais ce seul élément ne suffit pas.  Comme le signalent les juges majoritaires, dans le contexte autochtone, l’obligation fiduciaire peut découler de l’exercice par la Couronne d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone particulier.  Faire dépendre le respect de l’honneur de la Couronne du seul fait qu’un groupe autochtone est simplement créancier d’une obligation risque de faire de l’honneur de la Couronne une « version allégée » de l’obligation fiduciaire comme fondement d’une demande.  Cette nouvelle cause d’action diluée permettrait à une personne de demander réparation même si elle ne peut prouver l’existence d’un intérêt autochtone particulier susceptible de fonder une obligation fiduciaire, du moment qu’une promesse a été faite à un groupe autochtone.  Qui plus est, les juges majoritaires reconnaissent au par. 108 qu’il ne saurait y avoir manquement à la nouvelle obligation lorsque les actes en cause ne sont pas suffisamment graves pour emporter un manquement à une obligation fiduciaire.  Étant donné sa portée accrue et ses conditions d’application moins strictes, la nouvelle obligation élargit sensiblement la responsabilité de l’État.

                    (2)   Absence de plaidoiries des parties ou d’opinions des juridictions inférieures sur le sujet

[209]                      Abstraction faite des points susmentionnés, il demeure que les parties au pourvoi n’ont pas fait porter leurs plaidoiries sur l’obligation particulière, découlant de l’honneur de la Couronne, d’exécuter diligemment un engagement solennel.  Elles n’ont pas allégué l’existence d’une telle obligation.  Les Métis n’ont pas tenté de justifier l’application de l’honneur de la Couronne en l’espèce, ni précisé quelle obligation en découlerait eu égard aux faits ou en quoi l’obligation n’aurait pas été exécutée.  Le Canada et le Manitoba n’ont donc pas eu la possibilité de se faire entendre sur ces points, de sorte que notre Cour ne dispose pas des thèses opposées voulues dont la présentation forme l’essence même de notre système de débat contradictoire.

[210]                      L’expression « honneur de la Couronne » a certes été employée lors des plaidoiries, mais nulle prétention véritable n’a été formulée devant nous quant à la nature de l’obligation qui découlerait en l’espèce de l’honneur de la Couronne au‑delà de l’obligation fiduciaire, ni aucune prétention concernant l’existence d’une obligation de diligence dans la mise en œuvre. 

[211]                      Dans les actes de procédure, les Métis n’invoquent pas l’honneur de la Couronne dans leur déclaration et ils en font mention une seule fois de manière incidente dans leur  réponse à une demande de précisions (d.a., vol. IV, p. 110).  Devant notre Cour, les Métis en font mention quatre fois dans leur mémoire, mais ils n’allèguent aucunement l’existence d’une obligation d’exécuter diligemment un engagement solennel.  Deux des mentions figurent dans leur résumé des points en litige et dans l’énoncé de l’ordonnance demandée.  Ils font aussi brièvement valoir que l’honneur exige de la Couronne qu’elle interprète libéralement l’art. 32 et que cet honneur peut permettre d’établir l’un des éléments d’une obligation fiduciaire découlant de cette disposition.  Ils n’avancent rien au sujet de ce qui constitue un engagement solennel, ni ne font expressément valoir que l’honneur de la Couronne exige la mise en œuvre diligente d’un tel engagement solennel.  Lors des plaidoiries devant notre Cour, seuls la Métis Nation of Alberta et le procureur général de la Saskatchewan ont abordé le sujet de l’honneur de la Couronne, et ni ces intervenants ni les Métis eux‑mêmes n’ont parlé de diligence, d’un nouveau critère juridique lié aux tendances au manque d’attention ou d’engagement solennel.

[212]                      Circonscrire un nouveau concept juridique commande la prudence et la prise en compte d’un dossier complet qui fait état du raisonnement des juridictions inférieures et des thèses respectives des parties.  Sans ces points de vue divergents et l’analyse des juridictions inférieures, il est périlleux pour la Cour d’entreprendre l’élaboration d’une nouvelle obligation de common law.  L’incertitude quant à savoir quels documents juridiques peuvent, selon les juges majoritaires, renfermer un engagement solennel atteste clairement ce risque.

[213]                      En outre, imposer une nouvelle obligation à une partie sans lui donner la possibilité de s’exprimer sur la validité de l’obligation ou de sa portée prête particulièrement flanc à la critique.  Que cette partie soit le gouvernement ne rend pas moins préoccupante l’entorse à l’application régulière de la loi.  Les motifs majoritaires pavent la voie à un accroissement imprévisible de la responsabilité de l’État envers les peuples autochtones.  La Couronne n’a pas eu l’occasion de se pencher sur les répercussions que cette nouvelle obligation pourrait avoir sur la possibilité de conclure des traités avec les peuples autochtones ou de prendre des engagements envers eux.  On ne saurait imposer d’obligation à une partie, l’État compris, sans lui ménager la possibilité de faire valoir son point de vue sur les répercussions éventuelles de cette obligation.  S’agissant de l’État, lui imposer une obligation nouvelle fondée sur la Constitution, et donc non susceptible de précision ou de modification dans le cadre d’un échange suivi avec le Parlement, fait naître de très sérieuses préoccupations.

[214]                      La Cour fait toujours preuve de circonspection avant de modifier radicalement le droit : voir Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, p. 760.  Dans cet arrêt, notre Cour conclut que les tribunaux ne sont pas en mesure de connaître toutes les lacunes du droit applicable ni, surtout, de prévoir les problèmes que causera l’accroissement projeté.  Les tribunaux ne sont pas toujours conscients des effets que celui‑ci peut avoir sur les plans politique et économique.  Ces considérations sont pertinentes en l’espèce, même si la question des rôles respectifs des tribunaux et du législateur n’est pas en jeu.  À défaut des arguments des parties sur le fond, la Cour peut difficilement savoir de quelle manière s’appliquera la nouvelle obligation et quelles conséquences en résulteront.  Pour tous ces motifs, il ne convient pas de créer cette nouvelle obligation en l’espèce.

B.    Prescription

[215]                      À supposer même que l’honneur de la Couronne ait été engagé, qu’il ait exigé la mise en œuvre diligente de l’art. 31 et qu’il y ait eu manquement à cette obligation, toute action ayant pour cause ce manquement est prescrite depuis longtemps.  Les juges majoritaires tentent de contourner la prescription en qualifiant l’action de grief fondamentalement constitutionnel découlant d’un « clivage persistant dans notre tissu national » (par. 140).  Soit dit en tout respect, cette exception à l’application de lois sur la prescription régulièrement adoptées n’a à mon sens aucune assise juridique ou rationnelle.  Selon moi, il y a lieu de rejeter la demande au motif qu’elle est prescrite.

                    (1)   Les décisions des juridictions inférieures

[216]                      L’action a été intentée le 15 avril 1981.  Le juge de première instance statue que, sauf en ce qui concerne son volet relatif à la constitutionnalité des lois du Manitoba, l’action des Métis a été introduite après l’expiration du délai de prescription légal et qu’il y a lieu de rejeter l’action pour ce motif.

[217]                      Le juge fait remarquer que les allégations en cause sont assujetties aux dispositions applicables à la prescription.  Il statue que, à l’époque considérée, les Métis connaissaient les droits que leur conférait l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba et qu’ils se sont adressés aux tribunaux pour faire respecter d’autres droits.  Il en infère que les Métis [traduction] « ont renoncé à contester les art. 31 et 32 ou à ester sur leur fondement, alors qu’ils connaissaient l’existence de ces dispositions, l’objet de celles‑ci et leur droit d’action » (par. 446).  Il conclut que la prescription légale s’applique et rend la demande irrecevable.

[218]                      Le juge en chef Scott, de la Cour d’appel, relève la conclusion du juge de première instance selon laquelle, bien avant le 15 avril 1981, les Métis connaissaient leurs droits et savaient qu’ils disposaient de six ans pour ester en justice.  La Cour d’appel estime que la déférence est de mise à l’égard de ces conclusions de fait sur la connaissance de leurs droits par les Métis.  Le juge en chef Scott confirme la décision de première instance portant que l’action des Métis pour manquement à une obligation fiduciaire découlant des art. 31 et 32 est prescrite, car les Métis n’ont pas démontré que le juge a mal appliqué le droit ou que sa conclusion procède d’une erreur manifeste et dominante.

                    (2)   Les dispositions manitobaines sur la prescription

[219]                      Le Manitoba a édicté sa première loi en la matière en 1931, mais des délais de prescription s’appliquent depuis 1870 dans la province par application des lois d’Angleterre.  La loi intitulée The Limitation of Actions Act, 1931, S.M. 1931, ch. 30, accordait un délai de six ans pour intenter une [traduction] « action ayant pour cause un accident ou une erreur, ou une autre cause reconnue en equity » (al. 3(1)i)).

[220]                      Un délai de six ans s’appliquait aussi à toute autre action non expressément prévue par cette loi ou une autre (al. 3(1)l)).  Suivant son libellé, la Limitation of Actions Act, 1931 s’appliquait [traduction] « à toutes les causes d’action, qu’elles aient pris naissance avant ou après son entrée en vigueur » (art. 42).  Des dispositions analogues figurent dans toutes les lois manitobaines sur la prescription qui ont été adoptées depuis.

[221]                      Il s’ensuit selon moi que l’action des Métis est prescrite depuis au moins 1937, peu importe qu’ils allèguent le manquement à une obligation fiduciaire ou le manquement à une obligation découlant de l’honneur de la Couronne.

[222]                      Pour mes collègues, l’action n’étant plus fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire, l’al. 3(1)i) de la Limitation of Actions Act, 1931 n’y fait pas obstacle.  Or, peu importe la manière dont on qualifie l’action, la prescription générale énoncée à l’al. 3(1)l) la rend irrecevable puisque cet alinéa vise à faire en sorte que la prescription de six ans s’applique à toutes les causes d’action non mentionnées dans la Loi. 

[223]                      Le manquement allégué à l’obligation d’exécuter diligemment un engagement solennel constitue une « cause d’action » et, par conséquent, l’action est prescrite par application de l’al. 3(1)l).

                    (3)   La prescription d’une demande de nature constitutionnelle

[224]                      Mes collègues soutiennent que la prescription légale ne vaut pas lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la constitutionnalité des actes de l’État.  Ils ajoutent que des dispositions sur la prescription ne peuvent faire obstacle à une action intentée au motif que la Couronne n’a pas agi honorablement dans la mise en œuvre d’une obligation constitutionnelle.  Il s’agit pour moi de propos inédits, car la Cour n’a jamais reconnu l’existence d’une exception générale à l’application de la prescription dans le cas d’une demande prenant appui sur la Constitution.  Elle conclut en fait invariablement que la prescription vaut pour les allégations de nature factuelle comportant des éléments constitutionnels.

[225]                      Invoquant les arrêts Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C.S. 3; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181; et Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, les juges majoritaires signalent que la prescription ne saurait empêcher un tribunal de déclarer une loi inconstitutionnelle.  J’en conviens, mais la constitutionnalité de dispositions législatives n’est pas contestée en l’espèce.  La présente affaire a plutôt pour objet des questions d’ordre factuel et des manquements allégués à des obligations qui, même dans les affaires Ravndahl et Kingstreet, ont toujours été soumis à la prescription.

[226]                      Ces deux arrêts établissent clairement que l’application des délais de prescription souffre une exception lorsque la demande vise à faire déclarer une loi inconstitutionnelle.  En l’espèce, mes collègues concluent au caractère théorique des prétentions d’inconstitutionnalité formulées par les Métis, et le jugement déclaratoire demandé n’a par ailleurs rien à voir avec la constitutionnalité d’une loi.

[227]                      En fait, l’objet du recours des Métis s’apparente à la réparation personnelle demandée dans Kingstreet et Ravndahl.  Les Métis exhortent notre Cour à trancher un litige factuel se rapportant à la manière dont on leur a attribué des terres il y a plus de 130 ans.  Bien qu’ils ne sollicitent pas de réparation pécuniaire, ils demandent l’examen de leur situation et des circonstances de la concession des terres.  Comme le dit notre Cour dans Ravndahl :

                    Il s’agit de demandes introduites par un individu, en tant qu’individu, en vue d’obtenir une réparation personnelle.  Comme il en sera question plus loin, il y a lieu d’établir une distinction entre les demandes de réparations personnelles de ce type et celles sollicitant la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi qui peuvent profiter aux personnes touchées en général.  [par. 16]

Dans le présent dossier, les demandes ont été présentées par des Métis à titre individuel et par l’organisation qui les représente.  Elles n’ont pas pour assise l’inconstitutionnalité d’une loi, mais prennent plutôt appui sur des situations factuelles individuelles.  La règle établie dans Kingstreet et Ravndahl, à savoir que les demandes fondées sur de telles situations sont assujetties aux délais de prescription, s’applique donc et emporte l’irrecevabilité de l’action.

                    (4)   La raison d’être de la prescription vaut en l’espèce

[228]                      Selon les juges majoritaires, la question en litige revêt une importance telle pour la réconciliation des Métis avec la souveraineté canadienne que l’on ne saurait invoquer la prescription.  Ils ajoutent que l’omission de trancher la question soulevée emportera un « clivage persistant dans notre tissu national ».

[229]                      À mon avis, il ne convient pas d’écarter judiciairement l’application de la prescription à la demande.  Les délais de prescription sont établis par le législateur, et ils ne sont pas discrétionnaires.  Bien que la prescription ne s’applique pas à une demande visant à faire déclarer un texte de loi inconstitutionnel, je rappelle que nous ne sommes pas saisis d’une telle demande.

[230]                      Les lois sur la prescription, tout comme les exceptions qu’elles prévoient, procèdent de décisions de principe arrêtées par le législateur.  Il n’appartient pas aux tribunaux de créer une exception pour la demande de nature fondamentalement constitutionnelle découlant d’un clivage persistant dans notre tissu national, et d’intervenir ainsi directement dans la politique sociale.

[231]                      Les dispositions sur la prescription ont toujours reposé sur des raisons de principe.  Dans M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6, la Cour relève trois justifications, soit la certitude, la preuve et la diligence.

[232]                      La certitude est liée à la tranquillité d’esprit en ce qu’« [i]l arrive un moment, dit‑on, où un éventuel défendeur devrait être raisonnablement certain qu’il ne sera plus redevable de ses anciennes obligations » (M. (K.) c. M. (H.), p. 29).

[233]                      Dans Wewaykum, la Cour apporte des précisions sur la justification liée à la preuve (au par. 121) :

                    Des témoins ne sont plus disponibles, des documents historiques ont disparu ou sont difficiles à mettre en contexte et l’idée de ce que constituent des pratiques loyales évolue.  En raison de l’évolution des normes de conduite et de l’application de nouvelles normes en matière de responsabilité, il devient inéquitable de juger des actions passées au regard de normes contemporaines.

[234]                      Enfin, la raison d’être qu’est la diligence veut que le demandeur soit incité à faire valoir ses droits sans tarder.  Elle tient notamment au constat selon lequel [traduction] « on ne tarde habituellement pas à présenter une demande fondée » (Riddlesbarger c. Hartford Insurance Co., 74 U.S. (7 Wall.) 386 (1868), p. 390, cité dans United States c. Marion, 404 U.S. 307 (1971), p. 322, note de bas de page 14).

[235]                      À partir de ces trois justifications, les règles de prescription ont évolué de manière à prévoir diverses exceptions qui reflètent les nuances apportées aux principes qui les sous‑tendent.  Les dispositions anciennes comportaient peu d’exceptions, mais celles d’aujourd’hui reconnaissent l’existence de situations où l’application stricte du délai de prescription entraînerait une injustice.  Par exemple, bien que des exceptions à la prescription se soient toujours appliquées aux mineurs, ces exceptions liées à l’incapacité ont vu leur portée s’accroître pour reconnaître désormais diverses autres inaptitudes.  L’impossibilité de découvrir le dommage emporte elle aussi l’application d’une exception.  Or, tout en élargissant la portée des exceptions ou en accroissant le nombre de celles-ci, les législatures ont créé en contrepartie des délais ultimes qui s’appliquent de manière à apporter définitivement certitude et clarté.  Ni les exceptions prévues par la loi ni leurs justifications ne trouvent application en l’espèce. 

                    a)     Possibilité de découvrir

[236]                      La règle de la possibilité de découvrir le dommage tire son origine de la jurisprudence relative au moment où la cause d’action « prend naissance ».  Dans la décision anglaise Sparham‑Souter c. Town and Country Developments (Essex) Ltd., [1976] 1 Q.B. 858 (C.A.), lord Denning, maître des rôles, dit ce qui suit à son sujet (p. 868) :

                    [traduction] . . . lorsqu’un ouvrage est mal construit — puis maquillé —, la cause d’action ne prend naissance, et le délai ne commence à courir, que lorsque le demandeur découvre le dommage en résultant ou qu’il aurait dû le découvrir s’il avait exercé la diligence voulue.

[237]                      Malgré le rejet subséquent de la règle judiciaire par la Chambre des lords, des modifications ont été apportées aux lois sur la prescription pour tenir compte du fait que le demandeur ne peut pas toujours connaître dès leur survenue les faits qui lui confèrent un droit d’action.  Dans Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, p. 40-42, notre Cour fait état de cette évolution et relève que la législature de la Colombie‑Britannique a modifié sa loi sur la prescription pour donner effet à une décision antérieure portant « que le délai de prescription ne commence à courir que lorsqu’on prend connaissance ou [qu’]on est en mesure de prendre connaissance des faits qui donnent naissance à la cause d’action ».

[238]                      La règle de la possibilité de découvrir existe parce que, même sans dissimulation active du défendeur, laquelle peut par ailleurs interrompre la prescription, les faits qui confèrent le droit d’action peuvent demeurer hors d’atteinte du demandeur pendant un certain temps.  Il y aurait risque d’injustice si le droit d’action pouvait être prescrit avant que le demandeur n’apprenne son existence (M. (K.) c. M. (H.), p. 33).

[239]                      La règle a été appliquée dans divers contextes.  Dans Kamloops, la demande alléguait la négligence dans la construction des fondations d’une maison, et des éléments de preuve établissaient que le vice n’avait été perceptible que longtemps après l’achèvement des travaux.  Dans M. (K.) c. M. (H.), l’application de la règle a interrompu la prescription jusqu’à ce que la victime d’actes incestueux commis pendant son enfance ait été en mesure de découvrir « le lien entre le préjudice qu’elle a[vait] subi et les faits vécus pendant son enfance » (p. 35).  Dans Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549, par. 43, notre Cour a statué que le délai de prescription établi par le régime ontarien d’indemnisation sans égard à la faute ne commençait à courir que le jour où le demandeur avait su que la gravité de ses blessures justifiait la présentation d’une demande en application du régime.

[240]                      Dans chacune de ces affaires, le demandeur ignorait l’existence du dommage subi ou du lien entre le dommage et les actes du défendeur.  Les dispositions sur la prescription prévoient des exceptions fondées sur l’ignorance des faits générateurs et du lien entre ces faits, les actes du défendeur et le préjudice subi par le demandeur.

[241]                      Les Métis ne peuvent prétendre que tel a été leur cas.  Ils n’ignoraient pas la lenteur de la distribution des terres pendant le déroulement de celle-ci.  Le juge de première instance signale que, dès 1872, le conseil législatif et l’assemblée législative du Manitoba se sont adressés au gouvernement fédéral pour déplorer le retard accusé dans la concession des terres.  La législature du Manitoba comptait alors une grande proportion de Métis.  Ils ne peuvent non plus soutenir n’avoir pas été conscients du lien entre la longueur du processus et les actes du gouvernement.  Le juge de première instance conclut en effet que le gouvernement fédéral a répondu aux doléances exprimées en 1872 en rappelant que la sélection et l’attribution des terres relevaient exclusivement du gouvernement canadien.  Par conséquent, l’exception nouvelle que créent les juges majoritaires est incompatible, même sur le plan des considérations de politique générale, avec l’exception légale liée à l’impossibilité de découvrir le dommage subi.

[242]                      En outre, même s’il appert de l’évolution de l’exception liée à l’impossibilité de découvrir que le droit de la prescription se prête à l’interprétation judiciaire, celle‑ci doit se fonder sur le libellé de loi.  En l’espèce, les juges majoritaires ne rattachent aucunement leur nouvelle exception au texte de la Loi.

                    b)    Incapacité

[243]                      Depuis longtemps, une autre exception aux règles générales de prescription interrompt le calcul du délai imparti dans le cas d’un mineur ou d’une personne frappée d’incapacité.  L’article 6 de la Limitation of Actions Act, 1931 prévoyait que, dans certains cas, la personne frappée d’incapacité disposait d’au plus deux ans à compter de la fin de son incapacité pour intenter une action.  Avec le temps, les dispositions en la matière ont évolué et, aujourd’hui, la Loi sur la prescription, C.P.L.M. ch. L150, dispose qu’il y a interruption de la prescription pour la personne mineure et celle qui est « effectivement incapable de gérer ses affaires, par suite de maladie ou de détérioration de son état physique ou mental » (art. 7).

[244]                      L’exception pour incapacité a également servi de modèle à l’interruption de la prescription au bénéfice de la victime d’une agression sexuelle commise par une personne en qui elle avait confiance ou qui se trouvait en situation d’autorité.  Le paragraphe 10(2) de la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario, L.O. 2002, ch. 24, ann. B., établit la présomption selon laquelle la victime de voies de fait est dans « l’incapacité d’introduire l’instance antérieurement à la date de son introduction si, au moment où ont été commises les voies de fait, [elle] avait des relations intimes avec une des parties aux voies de fait ou dépendait d’elle financièrement ou autrement ».  Il s’agit d’une présomption réfutable.

[245]                      On considère que divers éléments empêchent la victime d’une agression sexuelle commise par une personne en qui elle avait confiance de dénoncer son agresseur, dont 

                    [traduction] la nature de l’acte (violation de l’intégrité personnelle), la situation de pouvoir de l’agresseur vis-à-vis de la victime et l’abus de ce pouvoir pour réduire la victime au silence.  Qui plus est, bon  nombre de victimes d’agression sexuelle se heurtaient, récemment encore, à la réprobation sociale tenant à l’idée qu’elles étaient responsables d’une manière ou d’une autre de ce qui leur était arrivé.

(Ontario, Limitations Act Consultation Group, Recommendations for a New Limitations Act : Report of the Limitations Act Consultation Group (1991), p. 20)

[246]                      Si l’exception liée à l’impossibilité de découvrir tient à l’impossibilité d’exercer un recours à cause de l’ignorance des faits générateurs du droit d’action, tels le préjudice subi ou le lien entre le préjudice et le défendeur, l’exception applicable au mineur et à la personne frappée d’incapacité repose sur une conception élargie de l’incapacité :

                    Les personnes frappées d’une incapacité juridique sont présumées ignorer leurs droits et les recours dont elles disposent et il serait injuste de s’attendre à ce qu’elles fassent preuve de diligence en la matière.

(Murphy c. Welsh, [1993] 2 R.C.S. 1069, p. 1080)

[247]                      Les Métis ne se sont jamais trouvés en situation d’incapacité juridique.  Comme le conclut le juge de première instance, ils étaient citoyens à part entière du Manitoba et souhaitaient être traités comme les autres Canadiens.  Bien que certains aient préconisé de tailler les terres visées par l’art. 31 afin d’en empêcher l’aliénation, leur point de vue ne faisait pas l’unanimité, car les Métis avaient toujours possédé leurs terres à titre individuel et eu la faculté de s’en départir.  C’est faire preuve de paternalisme que d’affirmer aujourd’hui que les Métis de 1870 ignoraient leurs droits et leurs recours, une attitude qui aurait hérissé les Métis de l’époque, qui souhaitaient être traités en égaux.

[248]                      L’inégalité du rapport de force qui justifie l’incapacité présumée des victimes de certains types d’agression sexuelle ne joue pas non plus en l’espèce.  L’article 31 a été édicté parce que la collectivité des Métis était vigoureuse, non parce qu’elle était faible ou vulnérable ou victime d’abus de la part du gouvernement.  Certes, l’afflux de colons a diminué leur influence au Manitoba, mais affirmer qu’ils se trouvaient dans une telle situation de faiblesse que le gouvernement fédéral a pu les « réduire [. . .] au silence » (expression précitée au par. 245) relève du révisionnisme.  Bien que bon nombre des bénéficiaires de la concession des terres aient été mineurs, le juge de première instance dit clairement que leurs parents, des adultes qui auraient pu agir au nom de leurs enfants, connaissaient leurs droits.  La situation des Métis ne s’inscrit pas dans la raison d’être de l’exception prévue pour le mineur et la personne frappée d’incapacité.

                    c)     Délai ultime de prescription

[249]                      Pour faire contrepoids aux exceptions plus récentes comme celle liée à la possibilité de découvrir le dommage et à l’élargissement des dispositions sur l’incapacité, les législatures ont aussi établi des délais ultimes de prescription afin d’assurer une réelle tranquillité d’esprit au défendeur, y compris lorsqu’une cause d’action n’a pas été découverte.  Ainsi, un délai ultime peut rendre l’action irrecevable même s’il n’y a pas eu découverte et que le délai de base n’a pas commencé à courir.  Le délai de base se situe souvent entre deux et six ans, tandis que le délai ultime varie habituellement entre 10 et 30 ans.

[250]                      Depuis 1980, le délai ultime de prescription est de 30 ans au Manitoba (An Act to Amend The Limitation of Actions Act, S.M. 1980, ch. 28, art. 3), et il est prévu au par. 14(4) de la loi actuelle.  De nombreuses autres provinces appliquent un tel délai ultime de prescription.  Voici comment la Commission de réforme du droit du Manitoba justifie l’existence du délai ultime dans son rapport de 2010 sur la prescription :

                    [traduction]  Aux fins de l’importante justification de la prescription qu’est la tranquillité d’esprit, à l’expiration d’un certain délai, nulle action ne doit pouvoir être intentée, sans égard à la possibilité de découvrir un dommage survenu tardivement.

(Limitations (2010), p. 26)

[251]                      Bon nombre de législatures provinciales qui ont établi des délais ultimes de prescription ont décidé d’exclure de leur champ d’application certaines demandes des Autochtones et de préserver à leur égard l’application des anciennes lois, lesquelles ne prévoyaient pas de délai ultime de prescription.  C’est le cas de l’Alberta et de l’Ontario, et ce devrait bientôt être chose faite en Colombie‑Britannique (Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L‑12, art. 13; Loi de 2002 sur la prescription des actions (Ontario), art. 2; Limitation Act, S.B.C. 2012, ch. 13, art. 2 (non encore en vigueur)).  Ces éléments établissent à mon sens que les législatures sont conscientes des questions soulevées par l’application des délais de prescription aux demandes des Autochtones, et il appartient à ces mêmes législatures de soustraire ou non ces demandes à l’application des délais de base ou des délais ultimes.

[252]                      Un juste équilibre doit être établi entre l’interruption de plus en plus courante de la prescription au moyen d’une exception liée à l’impossibilité de découvrir ou à l’incapacité, d’une part, et le caractère strict des délais ultimes de prescription, d’autre part.  Il n’appartient pas aux tribunaux de contrecarrer la décision de chacune des législatures ou du Parlement par la création d’une exception générale de large portée qui s’applique aux demandes qu’ils jugent fondamentales ou sérieuses.  Le genre d’exception que préconisent mes collègues est à l’opposé de la prudence qui caractérise l’élaboration de politiques générales dans ce domaine du droit.  L’instance judiciaire se prête mal à cette tâche dont l’accomplissement doit procéder d’une perception claire de la façon dont tous les éléments du régime de la prescription contribuent à produire un résultat juste.

[253]                      Si le Parlement ou les législatures provinciales veulent soustraire à l’application de la prescription les allégations factuelles comportant un volet constitutionnel, ils peuvent légiférer en ce sens.  Comme ils n’ont pas prévu d’exception pour le type de jugement déclaratoire que sollicitent les Métis en l’espèce, il n’appartient pas à la Cour d’en créer une.

                    d)    L’objectif de la réconciliation

[254]                      Selon mes collègues, les raisons d’être de la prescription mentionnées précédemment jouent peu dans le contexte autochtone, où l’objectif de la réconciliation doit être prioritaire.  Ils remettent ainsi en question l’opinion exprimée par notre Cour dans Wewaykum, par. 121 et, plus récemment, dans Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372.  Dans ce dernier arrêt, la Cour dit expressément que la raison d’être des délais de prescription « vaut autant pour les [demandes des Autochtones] que pour les autres » (par. 13 (je souligne)).  Même s’ils ne le font pas explicitement, les juges majoritaires semblent rompre avec la certitude juridique établie dans Wewaykum et Lameman au profit d’une approche où la « réconciliation » doit être tenue pour prioritaire.

[255]                      En outre, le cadre juridique dans lequel s’inscrit la demande en l’espèce diffère beaucoup de celui d’une demande fondée sur un droit ancestral.  L’article 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  protège contre l’extinction les droits ancestraux, lesquels confèrent donc un droit d’action susceptible d’être exercé à tout moment.  À l’opposé, la demande formulée en l’espèce se fonde sur une obligation constitutionnelle dont l’exécution remonte à plus de 100 ans.

                    (5)   Le législateur manitobain ne soustrait pas à la prescription la demande de jugement déclaratoire

[256]                      Mes collègues font valoir que la prescription ne devrait pas être opposée au demandeur qui allègue l’omission d’exécuter diligemment un engagement solennel découlant de la Constitution lorsque la seule réparation qu’il sollicite est un jugement déclaratoire. Or, c’est au législateur d’en décider. Au Manitoba, les dispositions sur la prescription n’ont jamais prévu d’exception pour la demande de jugement déclaratoire. Notre Cour n’est pas habilitée à en créer une.

[257]                      Dans certaines autres provinces, les dispositions sur la  prescription prévoient une exception spécifique lorsque la seule réparation demandée est un jugement déclaratoire à l’exclusion de tout autre redressement indirect : Limitations Act (Alberta), al. 1(i)i); Loi de 2002 sur la prescription des actions (Ontario), al. 16(1)a); Limitation Act (Colombie-Britannique), al. 2(1)d) (non encore en vigueur).

[258]                      Cette exception figure dans le libellé bien ficelé de chacun des régimes législatifs susmentionnés. Dans les provinces où de récentes modifications ont été apportées afin de soustraire la demande de jugement déclaratoire à l’application de la prescription, les dispositions législatives prévoient en outre que l’exception ne s’applique pas rétroactivement. Par exemple, en Ontario, lorsque l’instance n’a pas été engagée avant l’adoption de la nouvelle exception et que le délai de prescription imparti par l’ancienne loi a expiré, l’existence de la nouvelle exception ne rend pas recevable l’action auparavant irrecevable, même si la seule réparation demandée est un jugement déclaratoire : Loi de 2002 sur la prescription des actions (Ontario), art. 24. Ainsi, même lorsque le législateur a jugé opportun de soustraire la demande de jugement déclaratoire à l’application de la prescription, il ne l’a pas fait avec effet rétroactif.

[259]                      Ce n’est pas étonnant, car les modifications apportées aux délais de prescription sont rarement rétroactives.  Si elles l’étaient, les personnes qui auraient tenu compte de ces délais pour mener leurs affaires en subiraient un préjudice. La modification rétroactive d’une disposition sur la prescription exposerait à nouveau le défendeur éventuel à une poursuite qu’il croyait prescrite. À l’opposé, lorsque la modification est prospective, le défendeur éventuel ne peut jamais avoir tenu compte d’un autre délai et il sait toujours qu’une poursuite est possible. En effet, si un délai de prescription était modifié rétroactivement, l’élément de la certitude serait grandement compromis du fait que le défendeur ne bénéficierait plus de la prescription sur laquelle il avait compté.

[260]                      La question de l’opportunité de soustraire la demande de jugement déclaratoire à l’application de la prescription a récemment fait l’objet d’un examen au Manitoba.  En 2010, la Commission manitobaine de réforme du droit a recommandé la création d’une telle exception, mais aucune suite n’a été donnée à sa recommandation.  En formulant celle-ci, la Commission a reconnu que même si le jugement déclaratoire n’oblige pas l’État à prendre telle ou telle mesure, il demeure que l’application d’une exception à la demande de jugement déclaratoire risque [traduction] « de compromettre les principes qui sous-tendent les délais de prescription » (Limitations, p. 33).  En effet, l’obtention d’un jugement déclaratoire peut être la première étape d’une démarche visant l’obtention d’une autre réparation à laquelle un délai de prescription fait par ailleurs obstacle.

[261]                      La Commission manitobaine de réforme de droit signale que ce risque se pose avec une acuité particulière lorsque le jugement déclaratoire vise la Couronne, car il appert des sources que l’État obéit généralement à une décision judiciaire (p. 32).  Comme la suite donnée par l’État au jugement déclaratoire ne satisfait pas toujours tous les intéressés, le risque que le jugement débouche sur quelque autre réparation extrajudiciaire est réel.  Bien qu’un jugement déclaratoire non assorti de mesures accessoires puisse paraître avoir peu d’incidence sur la certitude assurée par les délais de prescription, il ne s’agit pas toujours d’une réparation sans grandes conséquences pour les parties.  Un jugement déclaratoire peut entraîner d’autres réparations, même si le tribunal ne l’ordonne pas.

[262]                      À mon avis, ce risque se concrétise bel et bien en l’espèce.  Comme le font observer mes collègues, les Métis ne voient pas dans le jugement déclaratoire une fin en soi.  Ils entendent plutôt s’en servir pour négocier avec la Couronne et obtenir une réparation extrajudiciaire.  Pareil dénouement compromet la certitude qu’est censé assurer un délai de prescription, la Couronne s’exposant à se voir reprocher l’inexécution d’une obligation bien après l’expiration du délai de prescription applicable.  En soustrayant à l’application de la prescription la demande de jugement déclaratoire des Métis, les juges majoritaires usurpent le pouvoir du législateur manitobain.

                    (6)   Conséquences de l’inapplication de la prescription à la demande des Métis

[263]                      Les juges majoritaires soustraient la demande des Métis à l’application des règles ordinaires de prescription au motif que des prétentions fondamentales y sont formulées et que l’omission de statuer sur elles perpétue un « clivage persistant dans le tissu national ».  Soit dit en tout respect, la conclusion qu’une injustice historique crée pareil clivage relève de la politique ou de la sociologie; il ne s’agit pas d’un motif reconnu en droit pour soustraire une demande à l’application de la prescription.  Qui plus est, les tribunaux en sont réduits à déterminer si une demande est fondamentale au point qu’il soit justifié de statuer sur elle au fond malgré son caractère tardif.

[264]                      Au cours de l’histoire du pays, le gouvernement canadien a parfois agi d’une manière que l’on tiendrait aujourd’hui pour inappropriée, choquante ou même scandaleuse.  Les mesures qu’il convient aujourd’hui de prendre à cet égard dépendent de multiples considérations, et il vaut mieux s’en remettre au Parlement ou à l’État, lesquels ont pris diverses mesures ces dernières années, dont la présentation d’excuses et l’établissement de régimes d’indemnisation, pour réparer certaines erreurs du passé.

[265]                      Les juges majoritaires souhaitent que les tribunaux interviennent désormais dans ces débats politiques et sociaux.  Lorsque seul un jugement déclaratoire sera demandé et qu’un principe constitutionnel sera invoqué à l’appui, les tribunaux pourront entendre l’affaire peu importe le temps écoulé depuis les actes ou les faits en cause.  Le système judiciaire s’expose selon moi à un déferlement de demandes fondées sur d’anciennes politiques sociales.  La volonté de réparer une injustice historique est sans aucun doute louable, mais la création d’une exception judiciaire à l’application de la prescription n’est pas la bonne solution.

[266]                      Cette exception expose l’État à une responsabilité indéterminée, puisque les recours fondés sur la nouvelle obligation reconnue semblent ne jamais se prescrire.  Or, les tribunaux se sont toujours méfiés d’une éventuelle responsabilité indéterminée.  Dans Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), p. 444, le juge en chef Cardozo s’inquiète de la création d’une [traduction] « obligation d’un montant indéterminé pour une période indéterminée à l’égard d’une catégorie indéterminée ».  Dans Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22, [2008] 1 R.C.S. 737, par. 59-66, notre Cour partage cette inquiétude, mais surtout en ce qui concerne le montant et la catégorie indéterminés.  Selon moi, notre Cour crée une exception qui fait naître une responsabilité d’une durée indéterminée, et elle devrait s’en abstenir.

[267]                      L’exception proposée par mes collègues ne cadre avec aucun des principes qui sous‑tendent le régime de la prescription.  Sa portée est pratiquement illimitée, puisqu’elle procède d’une volonté de restaurer le tissu national qui relève davantage de la politique sociale que de l’application de principes juridiques reconnus.  On ne peut y voir un changement progressif propre à faire évoluer la common law, et il ne s’agit donc pas d’une modification judiciaire opportune.

                    (7)   La Couronne peut invoquer la prescription

[268]                      Les délais de prescription s’appliquent à la Couronne comme à toute autre partie à un litige.  Il fut un temps où, en common law, la prescription pouvait être invoquée en défense par la Couronne mais non par un défendeur qu’elle poursuivait (P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 98‑99).  Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif , L.R.C. 1985, ch. C‑50 , énonçant expressément à l’art. 32 que les règles de prescription provinciales s’appliquent aux poursuites intentées par la Couronne ou contre elle :

                            32.  Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans.

Cet article assujettit la Couronne fédérale aux dispositions manitobaines sur la prescription, mais même sans elles, la Couronne aurait pu, suivant la common law, invoquer la prescription en défense (Hogg, Monahan et Wright, p. 99).

[269]                      Il ressort de la jurisprudence en général et des décisions relatives aux demandes des Autochtones en particulier que les règles de prescription s’appliquent aux recours contre la Couronne.  Dans Wewaykum et Lameman, par exemple, notre Cour conclut à la prescription des recours intentés contre l’État par les Autochtones.

[270]                      L’application des délais de prescription à l’État est bénéfique au système judiciaire car elle apporte certitude et prévisibilité.  Elle protège également la société en général en faisant en sorte qu’un recours contre la Couronne soit exercé en temps utile de façon que cette dernière puisse se défendre convenablement.

[271]                      Les faits à l’origine du pourvoi illustrent bien la raison d’être de l’application des délais de prescription aux recours contre la Couronne.  Mes collègues se fondent sur des « périodes d’inaction inexpliquées » et un « retard inexplicable » pour conclure à une tendance à l’indifférence.  À mon avis, on ne peut raisonnablement écarter la possibilité que, si l’action avait été intentée en temps utile, la Couronne aurait pu expliquer au tribunal la longueur du processus d’attribution des terres.  La Couronne ne peut plus offrir le témoignage des personnes qui ont participé à l’entreprise, et le dossier historique comporte de nombreuses lacunes.  La présente affaire est l’illustration parfaite de la nécessité des délais de prescription.

C.    La doctrine des « laches »

[272]                      Non seulement il y a prescription en l’espèce, mais la doctrine des laches fait obstacle au recours.  Cette doctrine veut que celui qui se pourvoit en equity le fasse sans retard injustifié.  Au Canada, la doctrine comporte deux volets, l’un pour le retard qui résulte de l’acquiescement, l’autre pour celui qui engendre une situation où le recours devient déraisonnable  (M. (K.) c. M. (H.), p. 76-77, citant Lindsay Petroleum Co. c. Hurd (1874), L.R. 5 P.C. 221, p. 239-240).

[273]                      Pour les juges majoritaires, les Métis n’ont pu acquiescer à la situation étant donné leur marginalisation sociale et le rôle du gouvernement dans celle-ci.  Ils concluent également que le gouvernement n’a pas modifié sa position parce qu’il croyait raisonnablement que les Métis avaient accepté le statu quo ou que la modification de celui‑ci aurait entraîné une injustice.  Enfin, ils estiment que, de toute manière, le volet constitutionnel de la demande des Métis s’oppose à l’application de la doctrine des laches.

[274]                      Je ne puis me rallier à leur opinion.  Les Métis ont, en connaissance de cause, attendu plus d’un siècle pour s’adresser aux tribunaux. Ils ont de ce fait accepté la situation et permis au gouvernement de tenir leur acquiescement pour acquis, d’une part, de sorte que le recours est déraisonnable, d’autre part.  Il s’ensuit que leur demande est irrecevable au regard des deux volets de la doctrine des laches.

                    (1)   Décisions des juridictions inférieures

[275]                      Selon le juge de première instance, la doctrine des laches pouvait être opposée à toutes les prétentions des Métis.  Il estime que, à l’époque considérée, les bénéficiaires de l’application des art. 31 et 32 de la Loi sur le Manitoba connaissaient les droits que leur conférait cette loi et savaient qu’ils pouvaient s’adresser aux tribunaux pour les faire respecter.  Il conclut que les Métis ont [traduction] « tardé de manière totalement déraisonnable » à faire valoir ces droits et à dénoncer les manquements à ceux-ci (par. 454).  Les juges majoritaires ne relèvent pas d’erreur manifeste et dominante dans cette conclusion.

[276]                      Il est quelque peu ironique que mes collègues déplorent le retard du gouvernement et excuse celui des Métis — de plus d’un siècle — à saisir les tribunaux.

[277]                      Le juge de première instance fait observer qu’aucun élément de preuve n’explique le caractère tardif du recours en justice.  Les seules explications fournies sont celles des avocats des Métis, et aucune [traduction] « ne justifie légalement que les bénéficiaires des droits conférés aux art. 31 et 32 n’aient rien entrepris avant 1981, individuellement ou collectivement, pour les faire valoir » (par. 457).  Sans compter que ce retard ne cadre pas avec la preuve selon laquelle des recours ont été exercés par les Métis, individuellement ou collectivement, au cours des années 1890, pour faire valoir d’autres droits découlant de la Loi sur le Manitoba.  Le  juge de première instance conclut donc à l’acquiescement.  La présentation tardive de la demande inflige un préjudice au Canada et au Manitoba à cause du caractère incomplet de la preuve susceptible d’être présentée au procès.

[278]                      La Cour d’appel arrive à la conclusion que la doctrine des laches [traduction] « peut s’appliquer à la demande de jugement déclaratoire, que ce dernier  soit considéré comme une réparation en equity ou sui generis » (par. 342).  Elle examine ensuite si la doctrine est opposable à une demande constitutionnelle, pour conclure qu’elle ne peut faire obstacle à une demande fondée sur le partage des pouvoirs, mais que la demande des Métis n’est pas de cette nature.  Elle juge cependant inutile d’examiner si la doctrine peut valoir à l’encontre de la demande de nature constitutionnelle des Métis, car celle‑ci est devenue théorique.

                    (2)   Acquiescement

[279]                      Mes collègues donnent à entendre au par. 149 qu’il ne saurait y avoir acquiescement lorsque le droit a évolué, car il serait « irréaliste » d’exiger d’une personne qu’elle ait fait valoir ses droits avant que les tribunaux n’aient été disposés à les reconnaître.  Malgré le respect que je leur porte, cette conclusion va à l’encontre de l’approche de common law en matière d’évolution du droit.  Certes, le droit relatif aux obligations de la Couronne vis‑à‑vis des peuples autochtones a évolué depuis 1870, mais les moyens de défense d’application générale, dont la doctrine des laches, ont toujours continué de valoir malgré les changements apportés au droit (In re Spectrum Plus Ltd. (in liquidation), 2005 UKHL 41, [2005] 2 A.C. 680, par. 26).  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 101, notre Cour reconnaît l’applicabilité des moyens de défense généraux, telle la prescription, dans les domaines du droit en mutation.  La conception que se font mes collègues de l’acquiescement emporte une réforme importante de la doctrine des laches au Canada qui pourrait avoir de grandes répercussions.

[280]                      En ce qui concerne précisément les conditions d’application de l’acquiescement, je conviens avec mes collègues qu’il s’agit de la connaissance, de la capacité et de la liberté  (Halsbury’s Laws of England (4e éd. 2003), vol. 16(2), par. 912).  À mon avis, les trois conditions sont remplies au vu des faits de l’espèce.

[281]                      Dans M. (K.) c. M. (H.), le juge La Forest décrit le degré de connaissance exigé pour que s’applique la doctrine des laches :

                    . . . un aspect important du concept [des laches] est la connaissance que la partie demanderesse a de ses droits.  Il ne suffit pas qu’elle connaisse les faits qui justifient une réclamation en equity; encore faut‑il qu’elle sache que lesdits faits donnent naissance à cette réclamation: Re Howlett, [1949] Ch. 767.  Toutefois, notre Cour a statué que la connaissance de l’existence d’une réclamation doit être évaluée en fonction d’une norme objective; voir l’arrêt Taylor c. Wallbridge (1879), 2 R.C.S. 616, à la p. 670.  En d’autres termes, il s’agit de déterminer s’il est raisonnable qu’une partie demanderesse ignore ses droits lorsqu’elle connaît les faits sous‑jacents qui peuvent donner lieu à un recours en justice.  [Soulignement omis; p. 78‑79.]

[282]                      Compte tenu des conclusions du juge de première instance, dans les années 1870, les Métis avaient la connaissance requise, ce qui constitue une conclusion de fait qu’on ne peut écarter que si elle est entachée d’une erreur manifeste et dominante.  Les juges majoritaires ne relèvent pas une telle erreur.

[283]                      Au lieu de s’en prendre à cette conclusion relative à la connaissance, mes collègues affirment qu’il n’a pu y avoir acquiescement pour trois raisons : (1) les injustices subies par les Métis dans le passé, (2) l’inégalité du rapport de force après la proclamation de la souveraineté de la Couronne et (3) les conséquences négatives des retards dans l’attribution des terres.  Je ne puis faire mienne leur opinion.

                    a)     Les injustices passées

[284]                      La principale injustice historique relevée correspond à l’objet même du litige, à savoir le retard à concéder les terres.  Mes collègues concluent que les Métis n’ont pas obtenu l’avantage censé découler la concession de terres et ils laissent entendre que c’est là l’une des causes de leur marginalisation subséquente.  Selon eux, puisque la doctrine des laches relève de l’equity, il faut s’interroger sur le caractère équitable du comportement de chacune des deux parties, ce en quoi ils ont indiscutablement raison.  Toutefois, ils se fondent ensuite sur les faits allégués dans la demande pour conclure que l’equity ne permet pas à l’État de bénéficier en défense de la doctrine des laches.  Ils concluent en effet que le tort même reproché à l’État revêt un caractère inéquitable tel qu’il fait obstacle à l’application de la doctrine.  Il ne peut en être ainsi selon moi.  Cette doctrine est toujours invoquée en défense par la partie qui aurait lésé l’autre de quelque manière.  Si se prononcer sur le caractère équitable des actes du défendeur revient seulement à se demander si le demandeur a prouvé ses allégations, le moyen de défense offert par la doctrine devient illusoire. 

                    b)    Inégalité du rapport de force après la proclamation de la souveraineté de la Couronne

[285]                      La preuve ne révèle pas une inégalité du rapport de force entre les parties qui soit de nature à saper la connaissance, la capacité et la liberté des Métis de telle sorte qu’on ne puisse conclure à l’acquiescement de ces derniers.

[286]                      Au début de la période considérée, les Métis représentaient une force politique et militaire avec laquelle il fallait compter.  Les juges majoritaires signalent d’ailleurs au par. 23 que « [l]es Métis étaient le groupe démographique le plus important de la colonie, représentant environ 85 pour 100 de la population, et ils occupaient des postes de direction dans les entreprises, de même qu’au sein de l’Église et du gouvernement. »  Ils ajoutent plus loin :

                    Lorsque la Loi sur le Manitoba a été adoptée, les Métis dominaient le gouvernement provisoire de la rivière Rouge, et ils contrôlaient une force militaire d’importance.  Le Canada avait de bonnes raisons de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la paix entre les Métis et les colons.  [par. 93]

[287]                      En outre, bien que le pouvoir et l’influence des Métis aient décliné par la suite, aucun élément de la preuve n’indique que l’inégalité du rapport de force ait été telle qu’ils n’aient plus eu la connaissance, la capacité ou la liberté nécessaires à l’acquiescement.  De fait, tout au long de la décennie 1890, les tribunaux ont été saisis de recours individuels relativement aux terres concédées sous le régime de l’art. 31.  Le procureur général du Manitoba cite trois affaires : Barber c. Proudfoot, [1890‑91] 1 W.L.T.R. 144 (B.R. Man. in banco) (action en annulation de vente intentée par un Métis), Hardy c. Desjarlais (1892), 8 Man. R. 550 (B.R.) (l’acte de vente avait été signé avant son approbation par le tribunal, les fonds n’avaient été consignés au greffe qu’une fois la terre vendue à un prix supérieur) et Robinson c. Sutherland (1893), 9 Man. R. 199 (B.R.) (une Métisse mineure alléguait que son père l’avait obligée à vendre sa terre alors que son mari s’y opposait).  Il appert de ces litiges que des Métis connaissaient alors leurs droits suivant l’art. 31 et qu’ils n’étaient pas sans savoir qu’ils pouvaient s’adresser aux tribunaux pour les faire respecter.

[288]                      Même si leur influence avait décliné au cours de la décennie ayant précédé l’année 1890, aucun élément n’indique que les Métis n’ont pu de ce fait trouver un moyen de s’adresser aux tribunaux lorsqu’ils estimaient leurs droits menacés.  Pendant toute la décennie 1890, des Métis ont été parties à la série d’affaires relative à la « question des écoles du Manitoba ».

[289]                      Des Métis catholiques ont collectivement contesté devant les tribunaux — s’adressant même deux fois au Comité judiciaire du Conseil privé  — les dispositions relatives aux écoles confessionnelles (City of Winnipeg c. Barrett, [1892] A.C. 445; et Brophy c. Attorney‑General of Manitoba, [1895] A.C. 202).  Ils ont été déboutés.  L’archevêque Taché a alors lancé une pétition à laquelle 4 267 signatures ont été apposées et qui a été remise au gouverneur général.  Il en a résulté un renvoi devant notre Cour, suivi d’un appel au Conseil privé.

[290]                      Le juge de première instance infère de ces éléments de preuve que [traduction] « bon nombre des 4 267 signataires [de la pétition] devaient être des Métis » et qu’il était « clair que ces membres de la collectivité, y compris ses dirigeants, étaient certainement conscients [de leurs] droits [. . .] et des recours qu’ils pouvaient exercer s’ils estimaient que ces droits étaient bafoués » (par. 435).  Mes collègues rejettent la seconde inférence — sans invoquer, cette fois non plus, d’erreur manifeste et dominante — au motif que les actes de la collectivité dans son ensemble renseignent peu sur la capacité des Métis à demander un jugement déclaratoire fondé sur l’honneur de la Couronne (par. 148).  Je ne puis me ranger à cet avis.  Il appert selon moi de la preuve que, lorsqu’une mesure gouvernementale portait atteinte à leurs droits suivant la Loi sur le Manitoba, les Métis étaient au fait des recours judiciaires dont ils disposaient et en mesure de les exercer.

[291]                      Le juge de première instance ne conclut pas que l’archevêque Taché et le père Ritchot étaient Métis.  Il fait seulement observer qu’ils étaient à la tête d’un groupe qui comprenait des Métis et qui s’était adressé aux tribunaux pour faire respecter des droits reconnus par la Loi sur le Manitoba.  On ne saurait voir d’erreur manifeste et dominante dans cette conclusion.  Le juge pouvait raisonnablement inférer que des Métis, du fait qu’ils avaient signé la pétition et qu’ils étaient au courant du recours relatif aux écoles confessionnelles, satisfaisaient au critère de la connaissance énoncé par le juge La Forest dans M. (K.) c. M. (H.).  Il appert tant des recours individuels intentés sur le fondement de dispositions manitobaines que des affaires relatives aux écoles confessionnelles que les membres de la collectivité métisse avaient la capacité et la liberté d’agir en justice s’ils s’estimaient lésés dans leurs droits.  Pour ce qui est de tout retard accusé dans la concession des terres, ils ont décidé de ne rien faire pendant 100 ans, acquiesçant ainsi à la situation, de sorte que la doctrine des laches leur est opposable.

                    c)     Conséquences négatives du retard dans l’attribution des terres

[292]                      Selon les juges majoritaires, le retard accusé dans la distribution des terres a suffi à rendre les Métis vulnérables au point qu’ils ne puissent acquiescer à la situation.  Cette conclusion ne résiste pas à l’analyse juridique.  Elle sous‑entend que la partie qui a subi un préjudice ne peut jamais acquiescer, de sorte que le premier volet de la doctrine des laches n’a plus de raison d’être.  Bien que celle-ci exige que l’on détermine si le demandeur pouvait exercer un recours, cette exigence n’a jamais eu une portée telle que la doctrine devienne inopposable à toute personne vulnérable.  Comme la prescription, la doctrine des laches est opposable aux personnes vulnérables.  L’une et l’autre ne peuvent remplir leur fonction que si elles ont une application universelle.

[293]                      Je ne puis non plus convenir que les retards accusés dans la distribution des terres ont entraîné la marginalisation des Métis.  Rappelons que la collectivité métisse a connu des difficultés pour diverses raisons au cours des années 1870 et 1880.  Attribuer sa vulnérabilité aux retards à concéder les terres revient à tirer une inférence que ne tire pas le juge de première instance et qui n’est pas étayée par la preuve.

[294]                      À mon avis, le juge de première instance a raison de conclure à l’acquiescement des Métis et à la recevabilité du moyen de défense fondé sur la doctrine des laches.

                    (3)   Circonstances rendant la poursuite déraisonnable  

[295]                      Bien que ma conclusion relative à l’acquiescement suffise pour opposer aux Métis la doctrine des laches, j’estime en outre que le caractère tardif de leur demande crée des circonstances qui rendent leur poursuite déraisonnable.

[296]                      Les juges majoritaires concluent que le caractère tardif de la poursuite ne crée pas de circonstances qui la rendent déraisonnable car, selon eux, le gouvernement n’a pu raisonnablement croire à l’acceptation du statu quo par les Métis.  Je ne puis partager cet avis.  Une centaine d’années se sont écoulées avant que l’action ne soit intentée, ce qui se traduit par une preuve incomplète.  Les retards inexpliqués qui, selon mes collègues, attestent le caractère déshonorable des actes de la Couronne auraient fort bien pu être expliqués si l’action avait été intentée avec diligence.  L’effet sur la preuve d’un retard à agir aussi considérable, dans une affaire dont l’issue dépend des actes accomplis par des représentants de l’État il y a plus de 100 ans, constitue une circonstance qui rend la poursuite déraisonnable.

[297]                      De plus, nous ne saurons jamais si le gouvernement aurait pu, dans l’hypothèse où le recours aurait été exercé à l’époque, réaffecter ses ressources pour accélérer le processus de concession ou prendre d’autres mesures afin de donner satisfaction à la collectivité métisse.  On ne saurait affirmer que le gouvernement n’a pas modifié sa position ou qu’il s’est abstenu de le faire parce que les Métis ont omis d’exercer un recours en temps opportun.

                    (4)   Application de la doctrine des laches aux demandes en equity présentées contre la Couronne

[298]                      Toute partie, y compris la Couronne, peut invoquer la doctrine des laches à l’encontre de la demande en equity qui n’est pas présentée à temps.  Dans Wewaykum, notre Cour se penche sur l’applicabilité de la doctrine à une demande des Autochtones dirigée contre la Couronne.  Elle conclut que la doctrine peut être opposée à l’action fondée sur le manquement à l’obligation fiduciaire.  Dans cette affaire où le retard était d’au moins 45 ans, la Cour dit ce qui suit au par. 110 :

                         Dans des circonstances appropriées, la [doctrine des laches] peut être invoquée à l’encontre de réclamations présentées par des bandes indiennes : L’Hirondelle c. The King (1916), 16 R.C. de l’É. 193; Ontario (Attorney General) c. Bear Island Foundation (1984), 49 O.R. (2d) 353 (H.C.), p. 447 (conf. pour d’autres motifs par (1989), 68 O.R. (2d) 394 (C.A.), conf. par [1991] 2 R.C.S. 570); Chippewas of Sarnia Band c. Canada (Attorney General) (2000), 51 O.R. (3d) 641 (C.A.).  On trouve également des affirmations à ce sujet dans deux arrêts de notre Cour, où celle‑ci a examiné, sans les rejeter, des arguments portant que la [doctrine] peut faire obstacle à la revendication du titre aborigène : Smith c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 554, p. 570; Guerin, précité, p. 390.

[299]                      Comme je le dis précédemment du délai de prescription, le moyen de défense fondé sur la doctrine des laches s’applique dans l’intérêt du système de justice et de la société en général.  La raison d’être de ce moyen vaut autant pour le litige qui oppose des parties privées que pour celui auquel est partie la Couronne. 

                    (5)   Application de la doctrine des laches aux demandes fondées sur l’honneur de la Couronne

[300]                      Les juges majoritaires concluent que la doctrine des laches ne saurait être opposable à la demande qui vise l’obtention d’un jugement selon lequel une disposition de la Constitution n’a pas été exécutée conformément à l’honneur de la Couronne.  C’est s’avancer beaucoup, surtout que, dans Wewaykum, notre Cour conclut que la doctrine peut être invoquée à l’encontre d’une allégation de manquement à l’obligation fiduciaire; or, l’obligation fiduciaire découle de l’honneur de la Couronne.  Il est foncièrement illogique de permettre que certaines demandes prenant appui sur l’honneur de la Couronne (p. ex. celles fondées sur un « engagement solennel » contenu dans un document constitutionnel) et pas d’autres (p. ex. celles fondées sur la notion, mieux établie et plus strictement définie, d’obligation fiduciaire) échappent à l’application de la doctrine des laches.  Sans compter que cela incitera les parties à formuler leurs demandes de façon à bénéficier de cette exception nouvelle et plus généreuse, ce qui, compte tenu notamment de l’ambiguïté de la nouvelle obligation, sera source d’incertitude juridique.

[301]                      Mes collègues citent à l’appui de leur position l’arrêt Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327, où la Cour se prononce sur le partage des pouvoirs. Ils le font à tort, selon moi, car la délimitation des compétences fédérales et provinciales confère à tout moment un droit d’action.  La demande visée en l’espèce relève de l’honneur de la Couronne et s’origine de faits qui se sont produits il y a plus de 100 ans.  Tout comme les arrêts Kingstreet et Ravndahl établissent une distinction entre les allégations ayant un fondement factuel et celles ayant pour assise une disposition législative dans le contexte de l’application d’un délai de prescription, les secondes étant à tout moment susceptibles d’être formulées, la présente affaire devrait être distinguée d’avec Ontario Hydro.

                    (6)   Conclusion sur la doctrine des laches

[302]                      À mon avis, la doctrine peut être invoquée pour les deux motifs reconnus.  La Couronne peut invoquer ce moyen de défense fondé sur l’equity dans toute instance et, plus particulièrement, lorsqu’on lui reproche d’avoir manqué à son honneur dans la mise en œuvre d’une disposition constitutionnelle.  Comme le dit le juge La Forest dans M. (K.) c. M. (H.), p. 78, « [e]n fin de compte, [la question de l’application de la doctrine] doit être réglé[e] comme une question de justice entre les parties ».  Tant les Métis que l’État ont droit à la justice et, au regard du droit, la doctrine des laches s’applique en l’espèce et fait obstacle au recours fondé sur l’equity.

IV.    Conclusion

[303]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

                    Pourvoi accueilli en partie avec dépens devant toutes les cours, les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents.

                    Procureurs des appelants : Rosenbloom Aldridge Bartley & Rosling, Vancouver.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Saskatoon.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureur de l’intervenant le Ralliement national des Métis : Ralliement national des Métis, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Métis Nation of Alberta : JTM Law, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Métis Nation of Ontario : Pape Salter Teillet, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante les Premières Nations du Traité no 1 : Rath & Company, Priddis, Alberta.

                    Procureurs de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Arvay Finlay, Vancouver; Nahwegahbow, Corbiere, Rama, Ontario.

 



[*] La juge Deschamps n’a pas participé au jugement.

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