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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227

Date : 20130509

Dossier : 34404

 

Entre :

Sally Behn, Susan Behn, Richard Behn, Greg Behn, Rupert Behn,

Lovey Behn, Mary Behn, George Behn

Appelants

et

Moulton Contracting Ltd. et Sa Majesté la Reine du chef de la province

de la Colombie-Britannique

Intimées

- et -

Procureur général du Canada, Chef Liz Logan, en son nom et au nom de tous

les autres membres de la Première Nation de Fort Nelson et ladite

Première Nation de Fort Nelson, Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/

Administration régionale crie, Chef Sally Sam, Société Maiyoo Keyoh,

Council of Forest Industries,

Alberta Forest Products Association et Première Nation Moose Cree

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 43)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


 


Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227

Sally Behn, Susan Behn, Richard Behn, Greg Behn,

Rupert Behn, Lovey Behn, Mary Behn et George Behn                            Appelants

c.

Moulton Contracting Ltd. et Sa Majesté la Reine du chef

de la province de la Colombie‑Britannique                                                    Intimées

et

Procureur général du Canada, Chef Liz Logan, en son nom et

au nom de tous les autres membres de la Première Nation

de Fort Nelson et ladite Première Nation de Fort Nelson,

Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration régionale

crie, Chef Sally Sam, Société Maiyoo Keyoh, Council of Forest

Industries, Alberta Forest Products Association et Première

Nation Moose Cree                                                                                     Intervenants

Répertorié : Behn c. Moulton Contracting Ltd.

2013 CSC 26

No du greffe : 34404.

2012 : 11 décembre; 2013 : 9 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Procédure civile — Qualité pour agir — Droit des autochtones — Droits issus de traités — Obligation de consultation — Membres individuels d’une collectivité autochtone alléguant, en défense à une action en responsabilité délictuelle intentée contre eux, la délivrance de permis d’exploitation forestière sans que soit respectée l’obligation de consultation et en violation de leurs droits issus du traité — Les membres individuels ont-ils qualité pour faire valoir en défense des droits collectifs?

                    Procédure civile — Abus de procédure — Requête en radiation — Membres d’une collectivité autochtone bloquant l’accès à un site d’exploitation forestière et alléguant subséquemment, en défense à une action en responsabilité délictuelle intentée contre eux, la délivrance de permis de vente de bois sans que soit respectée l’obligation de consultation et en violation de leurs droits issus du traité — Le fait de soulever ces moyens de défense constitue‑t‑il un abus de procédure?

                    Après que la Couronne eût accordé à une société forestière des permis pour récolter du bois dans deux secteurs du territoire de la Première Nation de Fort Nelson en Colombie‑Britannique, des membres de cette Première Nation ont érigé un camp qui, de fait, empêchait la société forestière d’avoir accès aux sites d’exploitation forestière.  La société forestière a intenté une action en responsabilité délictuelle contre ces membres de la collectivité autochtone.  Ceux‑ci ont allégué en défense l’invalidité des permis parce qu’ils auraient été délivrés sans que soit respectée l’obligation constitutionnelle de consultation et qu’ils violeraient leurs droits issus de traités.  La société forestière a demandé par requête la radiation de ces moyens de défense.  Les tribunaux d’instance inférieure ont conclu que les membres de la collectivité autochtone n’avaient pas qualité pour faire valoir des droits collectifs dans leur défense; seule la collectivité pouvait invoquer ces droits.  Ils ont aussi décidé que cette contestation de la validité des permis constituait une attaque indirecte ou un abus de procédure, les membres de la collectivité n’ayant pas attaqué la validité de ces permis au moment de leur délivrance.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    L’obligation de consultation existe pour la protection des droits collectifs des peuples autochtones et elle est due au groupe autochtone qui en est titulaire.  Un groupe autochtone peut autoriser un individu ou un organisme à le représenter en vue de faire valoir ses droits issus d’un traité, mais en l’espèce, il ne ressort pas des actes de procédure que la Première Nation a autorisé les membres de la collectivité à la représenter en vue de contester la validité des permis.  En l’absence d’allégation d’une autorisation, les membres ne peuvent eux-mêmes invoquer un manquement à l’obligation de consultation.

                    Certains droits ancestraux ou issus de traités peuvent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels, et il se peut fort bien que, lorsque les circonstances s’y prêtent, des membres d’une collectivité puissent les invoquer à titre individuel.  En l’espèce, on pourrait soutenir qu’en raison de l’existence d’un lien entre les droits en cause et une région géographique spécifique du territoire de la Première Nation, des membres de la collectivité possèdent, pour la protection de ces droits sur leur territoire familial traditionnel, un intérêt plus important que celui que peuvent détenir les autres membres de la Première Nation et que ce lien leur confère, dans une certaine mesure, qualité pour soulever la violation de leurs droits particuliers en défense à l’action en responsabilité délictuelle.  Dans les circonstances de l’espèce, toutefois, la Cour doit s’abstenir de se prononcer de manière définitive sur cette question. 

                    Le fait d’invoquer comme moyens de défense le manquement à l’obligation de consultation et la violation de droits issus de traités constituait, dans les circonstances de l’espèce, un abus de procédure.  Ni la Première Nation ni les membres de la collectivité n’ont tenté, de quelque manière que ce soit, de contester en justice les permis au moment où la Couronne les a accordés.  S’ils l’avaient fait, la société forestière n’aurait alors pas été amenée à croire qu’elle pouvait préparer et entreprendre ses opérations.  En outre, en bloquant l’accès aux sites d’exploitation forestière, les membres de la collectivité n’ont laissé d’autre choix à la société forestière que de s’adresser aux tribunaux ou de renoncer à la possibilité de couper du bois après avoir engagé des frais considérables.  Permettre aux membres à ce stade de soulever une défense fondée sur des droits issus d’un traité et sur un manquement à l’obligation de consultation équivaudrait à tolérer le recours à l’autoredressement et déconsidérerait l’administration de la justice.  En outre, on ferait ainsi fi de l’obligation mutuelle de bonne foi qui sous‑tend l’obligation constitutionnelle de la Couronne de consulter les Premières Nations. 

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; Komoyue Heritage Society c. British Columbia (Attorney General), 2006 BCSC 1517, 55 Admin. L.R. (4th) 236; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481, inf. par 2002 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307.

Lois et règlements cités

Forest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 157. 

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 35 .

Loi sur les Indiens , L.R.C. 1985, ch. I‑5 .

Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009, règle 9‑5(1).

Supreme Court Rules, B.C. Reg. 221/90 [abr.], règle 19(24).

Traités et conventions

Traité no 8 (1899).

Doctrine et autres documents cités

Newman, Dwight G.  The Duty to Consult : New Relationships with Aboriginal Peoples.  Saskatoon : Purich, 2009.

Perell, Paul M.  « A Survey of Abuse of Process », in Todd L. Archibald and Randall Scott Echlin, eds., Annual Review of Civil Litigation 2007.  Toronto : Thomson Carswell, 2007, 243.

Woodward, Jack.  Native Law, vol. 1.  Toronto : Carswell, 1994 (loose‑leaf updated 2012, release 5).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Saunders, Chiasson et Frankel), 2011 BCCA 311, 20 B.C.L.R. (5th) 35, 309 B.C.A.C. 15, 523 W.A.C. 15, [2011] 3 C.N.L.R. 271, 335 D.L.R. (4th) 330, [2011] B.C.J. No. 1271 (QL), 2011 CarswellBC 1693, qui a confirmé une décision du juge Hinkson, 2010 BCSC 506, [2010] 4 C.N.L.R. 132, [2010] B.C.J. No. 665 (QL), 2010 CarswellBC 889.  Pourvoi rejeté.

                    Robert J. M. Janes et Karey M. Brooks, pour les appelants.

                    Charles F. Willms et Bridget Gilbride, pour l’intimée Moulton Contracting Ltd.

                    Keith J. Phillips et Joel Oliphant, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique.

                    Brian McLaughlin, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Allisun Rana et Julie Tannahill, pour les intervenants Chef Liz Logan, en son nom et au nom de tous les autres membres de la Première Nation de Fort Nelson et ladite Première Nation de Fort Nelson.

                    John Hurley et François Dandonneau, pour les intervenants le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration régionale crie.

                    Christopher G. Devlin et John W. Gailus, pour les intervenantes Chef Sally Sam et la Société Maiyoo Keyoh.

                    John J. L. Hunter, c.r., Mark S. Oulton et Stephanie McHugh, pour les intervenants Council of Forest Industries et Alberta Forest Products Association.

                    Jean Teillet et Nuri G. Frame, pour l’intervenante la Première Nation Moose Cree.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge LeBel —

I.    Introduction — Aperçu

[1]                              Le pourvoi soulève des questions concernant la qualité pour agir et l’abus de procédure dans le contexte des relations entre des membres d’une collectivité autochtone, une société forestière et un gouvernement provincial.  Après que la Couronne eût accordé à une société forestière des permis pour récolter du bois dans deux secteurs du territoire de la Première Nation de Fort Nelson (« PNFN ») en Colombie‑Britannique, des membres de cette Première Nation ont érigé un camp qui, de fait, empêchait la société forestière d’avoir accès aux sites d’exploitation forestière.  La société forestière a intenté une action en responsabilité délictuelle contre ces membres de la collectivité autochtone.  Ceux‑ci ont allégué en défense l’invalidité des permis parce qu’ils auraient été délivrés sans que soit respectée l’obligation constitutionnelle de consultation et qu’ils violeraient leurs droits issus de traités.

[2]                              La société forestière a demandé par requête la radiation de ces moyens de défense.  Les tribunaux d’instance inférieure ont conclu que les membres de la collectivité autochtone (les « Behn ») n’avaient pas qualité pour faire valoir des droits collectifs en défense; seule la collectivité pouvait invoquer ces droits.  Ils ont aussi décidé que cette contestation de la validité des permis constituait une attaque indirecte ou un abus de procédure, les appelants n’ayant pas attaqué la validité de ces permis au moment de leur délivrance.

[3]                              La Cour est appelée à examiner en l’espèce la question de savoir si un membre ou un groupe de membres d’une collectivité autochtone peuvent, comme moyen de défense à une action en responsabilité délictuelle, invoquer une violation de droits ancestraux et issus de traités et, dans l’affirmative, dans quelles circonstances il leur est possible de le faire.  Mais comme cette question de qualité pour agir n’est pas déterminante pour l’issue de ce pourvoi, la Cour doit aussi déterminer si la doctrine de l’abus de procédure trouve application en l’espèce. 

[4]                              Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II.  Les faits

[5]                              Comme il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’une décision relative à une requête en radiation, les faits suivants sont tirés des actes de procédure.  Les Behn sont, à une exception près, tous membres de la PNFN, une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens , L.R.C. 1985, ch. I‑5 .  La PNFN a adhéré au Traité no 8 de 1899, qui concerne un territoire englobant des parties de l’Alberta, de la Colombie‑Britannique, de la Saskatchewan, et des Territoires du Nord-Ouest.  Les Behn affirment avoir, dans le passé, chassé et piégé dans une partie         du territoire de la PNFN historiquement attribuée à leur famille.

[6]                              Moulton Contracting Ltd. (« Moulton ») est une société constituée sous le régime des lois de la Colombie‑Britannique.  Le 27 juin 2006, le ministère des Forêts de la Colombie‑Britannique (« MDF ») a octroyé à Moulton deux permis de vente de bois et un permis autorisant la construction d’une route (les « autorisations ») en vertu de la Forest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 157.  Ces autorisations permettaient à Moulton de récolter du bois sur deux parcelles de terre se trouvant dans le territoire de la PNFN, et dans le territoire de piégeage de la famille Behn.  Dans leur défense modifiée, les Behn affirment que, suivant le mode de gestion de son territoire, la PNFN en attribue des parties (appelées territoire de piégeage) à des familles en particulier :

                    [traduction]  Bien que les droits accordés par le Traité no 8 touchent l’ensemble du territoire décrit dans le traité, traditionnellement, la plupart des peuples autochtones constituant la Première Nation de Fort Nelson se sont organisés de façon à ce que les droits de chasse et de piégeage reconnus dans le Traité no 8 s’exercent dans des parcelles de terre associées à différentes familles élargies, chacune ayant à sa tête un chef de famille.  [d.a., p. 89]

[7]                              Avant d’accorder les autorisations, le MDF avait communiqué avec des représentants de la PNFN et avec des trappeurs, dont George Behn, le chef de la famille Behn, en vue d’élaborer et de modifier son plan d’aménagement forestier (« PAF »).  Le MDF a communiqué avec la PNFN au mois d’août 2004 et, au mois de septembre de la même année, avec des trappeurs, dont M. Behn, pour les informer de son intention de créer de nouveaux blocs de récolte.  Il a invité les trappeurs concernés à faire connaître leurs préoccupations ou à formuler leurs commentaires au plus tard le 20 octobre 2004.  Des représentants du MDF ont rencontré un représentant de la PNFN au mois de novembre 2004 relativement à la tenue de consultations sur le projet de modification du PAF.  Lors de cette rencontre, la question du financement dont aurait besoin la PNFN pour lui permettre de fournir des renseignements au MDF a été abordée.  Mais finalement, le financement a été refusé.  Le 31 janvier 2005, le MDF a écrit à la PNFN pour l’informer que des évaluations d’impacts archéologiques seraient effectuées dans certains secteurs où le PAF modifié prévoyait la récolte de bois.  Deux rapports d’évaluation des impacts archéologiques ont été achevés au mois d’août 2005 et des exemplaires de ces rapports ont été remis à la PNFN.  Une autre rencontre a eu lieu entre le MDF et la PNFN le 21 septembre 2005 pour poursuivre les discussions sur les modifications proposées au PAF.

[8]                              Le MDF a approuvé le PAF modifié.  Le 2 juin 2006, le MDF a mis en vente les deux permis de vente de bois en cause dans le présent pourvoi. Après avoir octroyé des autorisations à Moulton, le MDF a écrit à George Behn le 28 juin 2006 pour l’informer que Moulton avait obtenu les permis de récolte de bois dans son territoire de piégeage.  Dans cette lettre, on invitait George Behn à communiquer directement avec Moulton pour confirmer la date du début des activités d’exploitation.  Le 17 juillet 2006, le MDF a envoyé à M. Behn une autre lettre pour lui faire savoir que les activités commenceraient le 1er août 2006.  Le 31 août 2006, George Behn a demandé par lettre au MDF d’annuler les autorisations accordées à Moulton et de procéder à des consultations.  Toutefois, il n’a pas envoyé à Moulton une copie de cette lettre.

[9]                              Entre le 19 et le 22 septembre 2006, Moulton a commencé à acheminer son équipement sur l’un des deux sites visés par les autorisations.  Le 25 septembre 2006, le MDF a informé Moulton que la situation risquait de se compliquer avec George Behn.  Le MDF a alors demandé à Moulton de déménager ses équipements sur le deuxième site.  Moulton a répondu qu’elle ne pouvait le faire parce qu’elle s’était engagée à fournir à une scierie du bois récolté sur le premier site.

[10]                          Au début d’octobre 2006, les Behn ont érigé un camp sur le chemin d’accès menant aux parcelles de terre visées par les autorisations.  Le camp empêchait l’accès au territoire où Moulton était autorisée à récolter du bois.

[11]                          Le 23 novembre 2006, Moulton a introduit devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une action contre les Behn, la chef Logan en son propre nom et au nom de la PNFN, et la Couronne.  Moulton réclamait des Behn des dommages‑intérêts pour entrave à des relations contractuelles.  Dans leur défense, les Behn ont allégué que leur conduite n’était pas illégale, ajoutant que les autorisations étaient elles‑mêmes illégales pour deux raisons.  D’abord, en accordant les autorisations, la Couronne ne s’était pas acquittée de son obligation de consultation.  Ensuite, les autorisations auraient porté atteinte à leurs droits de chasse et de piégeage reconnus par le Traité no 8.

[12]                          Conformément au par. 19(24) des Supreme Court Rules, B.C. Reg. 221/90 [abrogé] (devenu le par. 9‑5(1), Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009), Moulton a demandé la radiation de plusieurs paragraphes de la défense des Behn au motif (1) qu’ils ne révélaient manifestement aucun moyen de défense raisonnable, ou (2) que les conclusions recherchées constituaient un abus de procédure.  Pour l’essentiel, les paragraphes dont Moulton demandait la radiation avaient trait aux allégations des Behn suivant lesquelles les autorisations étaient invalides parce qu’elles avaient été délivrées sans que soit respectée l’obligation de consultation de la Couronne et qu’elles violaient leurs droits issus de traités, ainsi qu’aux allégations suivant lesquelles les Behn n’avaient posé aucun acte illégal ou de nature délictuelle.  La Couronne a appuyé la demande de Moulton et a en outre fait valoir que seule la PNFN, et non les Behn, avait qualité pour invoquer un manquement à l’obligation de consultation ou la violation de droits issus de traités.

III. Historique judiciaire

A.  Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2010 BCSC 506, [2010] 4 C.N.L.R. 132

[13]                          Le juge Hinkson a conclu que les Behn n’avaient pas qualité pour invoquer en défense l’obligation de consultation et des droits issus de traités.  Il a affirmé que les droits ancestraux et issus de traités, bien qu’ils soient exercés par des individus, sont des droits collectifs.  Par conséquent, ils n’appartiennent pas à des individus ni ne s’attachent à eux.  Il a ajouté que les individus ne peuvent faire valoir des droits collectifs que si la collectivité les y autorise, et il a conclu que la PNFN n’avait pas autorisé les Behn à faire valoir ces droits.

[14]                          Le juge Hinkson a également conclu que les paragraphes contestés, par lesquels les Behn plaidaient l’invalidité des autorisations, devaient être radiés pour cause d’abus de procédure en application du par. 19(24) des Supreme Court Rules.  Selon le juge Hinkson, on ne saurait permettre aux Behn de soulever dans leur défense la question de l’invalidité des autorisations, alors qu’ils auraient dû plutôt présenter une demande de contrôle judiciaire.

[15]                          Il convient de signaler que de septembre à novembre 2011, le procès a suivi son cours devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique sur la base des paragraphes non radiés dans la défense.  Le juge de première instance a mis l’affaire en délibéré en attendant que la Cour se prononce sur le présent pourvoi.

B.  Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2011 BCCA 311, 20 B.C.L.R. (5th) 35

[16]                          S’exprimant au nom de la Cour d’appel, la juge Saunders a souscrit à l’opinion du juge Hinkson selon laquelle les Behn n’avaient pas qualité pour invoquer un manquement à l’obligation de consultation de la Couronne envers la PNFN et pour faire valoir que la délivrance des autorisations avait porté atteinte à des droits collectifs.  La juge Saunders écrit, au par. 39, que [traduction] « pour attaquer les droits que possède une partie non autochtone sur le fondement d’arguments s’appuyant sur des traités ou sur la Constitution, il faut en avoir obtenu l’autorisation de la collectivité investie des droits constitutionnels et issus de traités en question ».  En l’espèce, les Behn n’avaient pas obtenu cette autorisation de la PNFN.  La juge Saunders a pris soin de souligner qu’elle ne voulait pas donner à penser que des droits collectifs ne pouvaient jamais être invoqués comme moyen de défense par un membre d’une collectivité autochtone.

[17]                          La juge Saunders a également conclu que les moyens de défense soulevés par les Behn constituaient une attaque indirecte prohibée contre les autorisations accordées à Moulton.  Elle a ajouté que cette conclusion n’était pas inconciliable avec la bonne administration de la justice puisque la PNFN, en tant que collectivité, avait qualité pour contester les autorisations par divers moyens juridiques.  Elle a donc maintenu la conclusion du juge Hinkson selon laquelle les moyens de défense en cause constituaient un abus de procédure.

IV. Analyse

A.  Questions en litige

[18]                          Le pourvoi soulève trois questions.  Il faut en premier lieu déterminer si les Behn, en tant que membres individuels d’une collectivité autochtone, peuvent invoquer un manquement à l’obligation de consultation.  Cette question soulève celle de savoir à qui est due l’obligation de consultation de la Couronne.  En deuxième lieu, il s’agit de déterminer si les membres individuels d’une collectivité autochtone peuvent invoquer des droits issus de traités.  Ces deux questions ont trait à la qualité pour agir.

[19]                          La troisième question porte sur l’abus de procédure.  Les Behn ont‑ils commis un abus de procédure en attaquant la validité des autorisations, maintenant qu’ils sont poursuivis par Moulton, alors qu’ils n’ont exercé aucun recours après la délivrance de ces autorisations qu’ils estimaient invalides?

B.  Positions des parties

                    (1)  Les Behn

[20]                          Les Behn soutiennent que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas qualité pour invoquer en défense des droits issus de traités et que la contestation de la validité des autorisations constituait une attaque indirecte prohibée.  Ils font valoir que les principes relatifs à la qualité pour agir ont trait à la présentation d’une demande et ne constituent pas un moyen de défense.  Ils ne s’appliquent donc pas en l’espèce étant donné que les Behn ne font que répondre à une action.  Subsidiairement, les Behn plaident qu’ils ont qualité pour agir parce que, en tant que membres de la PNFN, ils ont un intérêt important et direct dans les droits que confère le Traité no 8.

[21]                          À propos de la question de l’attaque indirecte, les Behn font valoir, en s’appuyant sur Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, que les moyens de défense qu’ils mettent de l’avant ne constituent pas une attaque indirecte étant donné qu’ils ne sont pas parties aux autorisations.  Subsidiairement, ils plaident que si les paragraphes contestés attaquent indirectement la validité des autorisations, cette attaque est permise puisque le législateur n’a pas voulu que la demande de contrôle judiciaire constitue le seul moyen de contester la légalité des autorisations.

[22]                          Enfin, les Behn plaident qu’en les empêchant d’invoquer leurs moyens de défense, on portera atteinte au principe de la primauté du droit.  Ils soutiennent qu’on ne peut déterminer la légalité de leur conduite sans se prononcer sur la validité des autorisations.

                     (2)  Moulton

[23]                          Moulton répond que les Behn n’ont pas qualité pour invoquer en défense des droits ancestraux ou issus de traités parce que seule la PNFN, en tant que collectivité, peut faire valoir que ces droits ont été violés.  Moulton soutient en outre que l’obligation de consultation de la Couronne est due à la collectivité et non à ses membres individuels.  En réponse à l’argument des Behn voulant qu’ils aient qualité pour agir parce qu’ils s’en tiennent à demander le rejet de l’action, Moulton plaide qu’ils invoquent un moyen de défense affirmatif qui exige une déclaration d’invalidité des autorisations.  Moulton ajoute que les gestes des Behn à l’origine de la poursuite intentée contre eux — l’érection d’un barrage et la participation à un barrage — ne constituent pas des droits protégés par le Traité no 8.  Enfin, selon Moulton, puisque les Behn auraient pu contester la validité des autorisations au moment de leur délivrance, en présentant une demande de contrôle judiciaire, le fait de contester la validité de ces autorisations en défense à une action délictuelle constitue une attaque indirecte.

                    (3)  La Couronne

[24]                          Selon la Couronne, en raison de la nature collective des droits ancestraux et issus de traités, les recours relatifs à ces droits doivent être présentés par une collectivité autochtone ou en son nom.  Bien que la Couronne reconnaisse l’intérêt des Behn dans leurs droits issus de traités, elle plaide que la position de ces derniers à cet égard néglige deux facteurs : (1) la question en litige concerne un moyen de défense soulevé à l’encontre d’une poursuite relative à un barrage et non l’exercice de droits de chasse et de piégeage, et (2) la PNFN est désignée comme partie aux procédures et y représente donc la collectivité.  La Couronne plaide de plus que le fait de posséder un intérêt important et direct dans un droit issu d’un traité n’autorise pas un individu à intenter un recours fondé sur l’existence de ce droit ou à l’invoquer en défense. 

[25]                          Au sujet de la question de déterminer si les paragraphes contestés constituent une attaque indirecte prohibée, la Couronne soutient qu’il faut se demander s’il s’agit d’un cas où une partie ne s’oppose pas à ce que la décision gouvernementale continue de s’appliquer.  En l’espèce, les moyens de défense attaqués contestent clairement la validité et la force exécutoire des autorisations.  La Couronne ajoute que les Behn auraient pu contester la validité des autorisations par une demande de contrôle judiciaire plutôt qu’en bloquant une route.

C.  Qualité pour agir

                    (1)  Obligation de consultation

[26]                          Comme je l’ai déjà mentionné, en défense à l’action intentée contre eux par Moulton, les Behn soutiennent notamment que leur conduite n’était pas illégale parce que la Couronne avait délivré les autorisations sans respecter son obligation de consultation, et que les autorisations étaient par conséquent invalides.  Pour disposer de ce moyen de défense, il faut tout d’abord décider si les Behn peuvent eux‑mêmes invoquer l’obligation de consultation.

[27]                          Dans Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, notre Cour a confirmé l’existence de l’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones et a expliqué les paramètres de l’exécution de cette obligation en ce qui touche les droits des Autochtones.  La Cour a estimé que « bien que le respect des obligations de consultation et d’accommodement avant le règlement définitif d’une revendication ne soit pas sans poser de problèmes, de telles mesures ne sont toutefois pas impossibles et constituent même un aspect essentiel du processus honorable de conciliation imposé par l’art. 35 [de la Loi constitutionnelle de 1982 ] » : par. 38.  Dans Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, la Cour a reconnu que l’obligation de consulter s’applique dans le contexte des droits issus de traités : par. 32‑34.  La Couronne ne peut se soustraire par traité à l’obligation de consulter les peuples autochtones puisque cette obligation « s’applique indépendamment de l’intention expresse ou implicite des parties » : Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 61.

[28]                          L’obligation de consultation revêt un caractère à la fois juridique et constitutionnel : Nation haïda, par. 10; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 6; voir également J. Woodward, Native Law, vol. 1 (feuilles mobiles), p. 5‑38.  Cette obligation a ses racines dans le principe de l’honneur de la Couronne : Nation haïda, Beckman, par. 38; Kapp, par. 6.  Comme le juge Binnie l’a indiqué dans l’arrêt Beckman, par. 44, « [s]i la notion d’obligation de consulter se veut un complément valable à l’honneur de la Couronne, elle joue un rôle de soutien et ne devrait pas être considérée indépendamment de l’objectif qu’elle vise à atteindre. »  L’obligation de consultation s’inscrit dans le processus visant à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » : Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 186, citant R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 31; Nation haïda, par. 17; voir également D. G. Newman, The Duty to Consult : New Relationships with Aboriginal Peoples (2009).

[29]                          L’obligation de consultation entre en jeu « lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci » : Nation haïda, par. 35.  Le contenu de l’obligation varie selon le contexte; différents actes peuvent devoir être accomplis par la Couronne à l’intérieur d’un « continuum » : Nation haïda, par. 43.  La bonne foi qui doit animer tant la Couronne que les groupes autochtones constitue un élément important de l’obligation de consulter : Nation haïda, par. 42.  Les deux parties doivent agir de façon équitable et raisonnable dans leurs rapports.  Il n’est pas essentiel que les parties parviennent à une entente, et l’existence de l’obligation de consultation ne donne pas un droit de veto aux groupes autochtones : Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 2 et 22; Nation haïda, par. 48.

[30]                          L’obligation de consultation existe pour la protection des droits collectifs des peuples autochtones.  C’est pourquoi elle est due au groupe autochtone titulaire des droits protégés par l’art. 35, qui sont par nature des droits collectifs : Beckman, par. 35; Woodward, p. 5‑55.  Un groupe autochtone peut toutefois autoriser un individu ou un organisme à le représenter en vue de faire valoir ses droits garantis par l’art. 35 : voir, p. ex., Komoyue Heritage Society c. British Columbia (Attorney General), 2006 BCSC 1517, 55 Admin. L.R. (4th) 236.

[31]                          Dans le présent pourvoi, il ne ressort pas des actes de procédure que la PNFN a autorisé George Behn ou une autre personne à la représenter en vue de contester la validité des autorisations.  Je fais cependant remarquer que des intervenants ont allégué dans leurs actes de procédure devant notre Cour que la PNFN avait accordé aux Behn une autorisation implicite de la représenter.  En fait, la PNFN était partie aux procédures devant les tribunaux d’instance inférieure parce que Moulton alléguait que la PNFN avait comploté ou s’était coalisée avec d’autres en vue de bloquer l’accès aux sites d’exploitation forestière.  La PNFN agit également en qualité d’intervenante devant notre Cour.  Mais en l’absence d’allégation d’une autorisation accordée par la PNFN, dans les circonstances de l’espèce, les Behn ne peuvent eux-mêmes invoquer un manquement à l’obligation de consultation puisque cette obligation est due à la collectivité autochtone, soit la PNFN.  Même si l’on suppose que des particuliers pourraient invoquer un manquement de la sorte, les faits allégués dans les actes de procédure ne permettent pas de l’invoquer dans le contexte du présent pourvoi.

                    (2)  Droits ancestraux ou issus de traités

[32]                          Les Behn contestent en outre la validité des autorisations au motif qu’elles portent atteinte aux droits de chasser et de piéger que leur confère le Traité no 8.  Il s’agit d’une question importante, mais le contexte de la présente affaire ne permet pas à la Cour de la trancher de façon définitive.  Je tiens à rappeler que la Cour doit s’abstenir de se prononcer de manière définitive sur cette question à ce stade de l’instance et de l’évolution du droit. 

[33]                          La Couronne soutient que les demandes fondées sur des droits issus de traités doivent être présentées par la collectivité autochtone ou en son nom. Cette proposition générale est trop restrictive. Il est vrai que les droits ancestraux et issus de traités sont, de par leur nature, des droits collectifs : voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1112; Delgamuukw, par. 115; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 36; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, par. 17 et 37; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 31; Beckman, par. 35.  Toutefois, certains droits, bien que la collectivité autochtone en soit titulaire, sont néanmoins exercés par des membres à titre individuel ou attribués à ceux-ci.  De tels droits peuvent par conséquent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels.  Il est possible que des membres de la collectivité possèdent à titre individuel un intérêt acquis dans la protection de ces droits.  Comme certains intervenants l’ont fait valoir, il se peut fort bien que, lorsque les circonstances s’y prêtent, des membres d’une collectivité puissent être en mesure d’invoquer à titre individuel certains droits ancestraux ou issus de traités.

[34]                          Des suggestions intéressantes ont été faites à propos de la catégorisation des droits ancestraux et issus de traités.  Par exemple, les intervenants le Grand Conseil des Cris et l’Administration régionale crie en font état dans leur mémoire, au par. 14.  Ils y proposent de distinguer trois types de droits ancestraux et issus de traités : a) les droits exclusivement collectifs, b) les droits mixtes et c) les droits essentiellement individuels.  Ces intervenants ont également cherché à classer divers droits dans ces trois catégories.

[35]                          Ces suggestions témoignent de la diversité des droits ancestraux et issus de traités, mais j’éviterai, dans ce pourvoi, à ce stade de l’évolution du droit, de procéder à une catégorisation générale de ces droits et de tenter de tous les faire entrer dans la catégorie appropriée.  Il suffit de reconnaître qu’en dépit de l’importance cruciale que revêt l’aspect collectif des droits ancestraux et issus de traités, des droits peuvent parfois être attribués à des membres des collectivités autochtones ou exercés par eux sur une base individuelle, ou encore être créés en leur faveur.  On pourrait affirmer, de façon générale, que ces droits leur appartiendraient peut‑être ou qu’ils comporteraient un aspect individuel malgré leur nature collective.  Il ne convient pas d’en dire davantage pour l’instant.

[36]                          Dans le présent pourvoi, les Behn plaident en défense l’illégalité des autorisations parce qu’elles porteraient atteinte à leurs droits de chasse et de piégeage issus d’un traité.  Ils reconnaissent que dans le passé, la PNFN, qui a adhéré au Traité no 8, a détenu ces droits.  Mais ils prétendent aussi que, suivant la tradition, certaines parcelles de terres ont été attribuées et associées à certains groupes familiaux.  Ils font valoir dans leurs actes de procédure que les autorisations accordées à Moulton lui permettent de couper du bois dans des secteurs précis du territoire qui leur est traditionnellement attribué et où ils ont exercé leurs droits de chasse et de piégeage.  Parce qu’ils allèguent l’existence d’un lien entre leurs droits de chasse et de piégeage et une région géographique spécifique du territoire de la PNFN, les Behn affirment posséder, pour la protection de ces droits sur leur territoire familial traditionnel, un intérêt plus important que celui que peuvent détenir les autres membres de la PNFN.  On pourrait alors soutenir que ce lien confère aux Behn, dans une certaine mesure, qualité pour soulever la violation de leurs droits particuliers en défense à l’action en responsabilité délictuelle intentée par Moulton.  Il n’est toutefois pas nécessaire en l’espèce de trancher de manière définitive cette question de la qualité pour agir parce qu’une autre question, celle de l’abus de procédure, est déterminante.

D.  Abus de procédure

[37]                          En effet, le pourvoi soulève la question clé de savoir si les gestes posés par les Behn constituent un abus de procédure.  J’estime que, dans les circonstances de l’espèce, le fait d’invoquer comme moyens de défense le manquement à l’obligation de consultation et la violation de droits issus de traités constituait un abus de procédure.  Si les Behn estimaient avoir qualité pour agir, eux‑mêmes ou par l’entremise de la PNFN, ils auraient dû soulever la question au moment opportun.  Ni les Behn ni la PNFN n’ont tenté, de quelque manière que ce soit, de contester en justice les autorisations au moment où le gouvernement de la Colombie‑Britannique les a accordées.  Nul ne conteste que les Behn n’ont pas demandé un contrôle judiciaire, n’ont pas réclamé d’injonction, ni sollicité devant les tribunaux quelque autre forme de redressement à l’encontre de la province ou de Moulton.  La PNFN n’a pris aucune initiative non plus.

[38]                          Si les Behn avaient agi au moment où les autorisations ont été accordées, la clause 9.00 des ententes de vente forestière prévoyait que le directeur des ventes forestières pouvait suspendre les autorisations jusqu’à ce que les questions juridiques soient résolues : décision de première instance, par. 16.  Moulton n’aurait alors pas été amenée à croire qu’elle pouvait préparer et entreprendre ses opérations forestières.  En outre, les questions de droit comme la qualité pour agir auraient pu être examinées au moment opportun et dans le contexte approprié.

[39]                          Dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, la juge Arbour a exposé au nom de la majorité que la doctrine de l’abus de procédure émane du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les juges d’empêcher que les procédures du tribunal soient utilisées abusivement : par. 35; voir également P. M. Perell, « A Survey of Abuse of Process », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation 2007 (2007), 243.  La notion d’abus de procédure a été décrite dans R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616, comme consistant en des procédures « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice », et dans R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667, comme consistant en un « traitement [. . .] oppressif ».  En plus de mentionner des procédures oppressives ou vexatoires qui violent les principes fondamentaux de la justice, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a précisé dans des motifs dissidents dans R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007, que la doctrine de l’abus de procédure fait appel à « l’intérêt du public à un régime de procès justes et équitables et à la bonne administration de la justice ».  De plus, la juge Arbour a fait observer dans S.C.F.P. que la doctrine ne se limite pas au droit criminel, mais s’applique dans des contextes juridiques divers : par. 36.

[40]                          La doctrine de l’abus de procédure se caractérise par sa souplesse. Contrairement aux notions de chose jugée et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la doctrine de l’abus de procédure ne s’encombre pas d’exigences particulières.  Dans Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), le juge Goudge, dans des motifs dissidents approuvés par la suite par notre Cour (2002 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307), a indiqué aux par. 55‑56 que la doctrine de l’abus de procédure

                    [traduction]  met en jeu le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait d’une autre façon pour effet de discréditer l’administration de la justice.  Cette doctrine souple ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité.  Voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347 [(C.A.)], p. 358 . . .

                          La doctrine de l’abus de procédure a notamment été appliquée lorsque le tribunal s’est dit convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée.  Voir Solomon c. Smith, précité.  C’est en se fondant sur l’abus de procédure que le juge Nordheimer a décidé de mettre un terme à cette demande de mise en cause.  [Je souligne.]

[41]                          Comme il ressort de la jurisprudence, l’administration de la justice et la notion d’équité se trouvent au cœur de la doctrine de l’abus de procédure. Dans les arrêts Canam Enterprises et S.C.F.P., cette doctrine a été appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’étaient pas respectées.  Toutefois, l’application de la doctrine ne se limite pas à empêcher la réouverture d’un litige.  À titre d’exemple, dans Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, la Cour a conclu qu’un délai déraisonnable causant un préjudice grave pouvait constituer un abus de procédure (par. 101‑121).  La doctrine de l’abus de procédure est souple et permet d’éviter que l’administration de la justice soit déconsidérée.

[42]                          Les gestes posés par les Behn constituent selon moi un abus de procédure.  Les Behn ont clairement contesté la validité des autorisations aux motifs qu’elles portaient atteinte à leurs droits issus de traités et que la Couronne ne s’était pas acquittée de son obligation de consultation.  Au vu du dossier, bien qu’ils prétendent aujourd’hui avoir qualité pour soulever ces questions, les Behn n’ont pas cherché à résoudre la question de la qualité pour agir ni contesté devant les tribunaux la validité des autorisations lorsque celles‑ci ont été accordées.  Ils n’ont pas fait part de leurs préoccupations à Moulton après la délivrance des autorisations.  Ils ont plutôt, sans aucun avertissement, érigé un camp qui bloquait l’accès aux sites d’exploitation forestière attribués à Moulton.  Ce faisant, les Behn n’ont laissé d’autre choix à Moulton que de s’adresser aux tribunaux ou de renoncer à la possibilité de couper du bois, comme le lui permettaient les autorisations qu’elle avait obtenues, après avoir engagé des frais considérables pour entreprendre ses travaux.  Permettre aux Behn, à ce stade, de soulever une défense fondée sur leurs droits issus d’un traité et sur un manquement à l’obligation de consultation équivaudrait à tolérer le recours à l’autoredressement et déconsidérerait l’administration de la justice.  En outre, on ferait ainsi fi de l’obligation mutuelle de bonne foi qui sous‑tend l’obligation constitutionnelle de la Couronne de consulter les Premières Nations.  La doctrine de l’abus de procédure s’applique, et les appelants ne peuvent invoquer en défense l’atteinte aux droits issus de traités et le manquement à l’obligation de consultation.

V.  Conclusion

[43]                          Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens en faveur de l’intimée Moulton.

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs des appelants : Janes Freedman Kyle Law Corporation, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimée Moulton Contracting Ltd. : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

                    Procureurs des intervenants Chef Liz Logan, en son nom et au nom de tous les autres membres de la Première Nation de Fort Nelson et ladite Première Nation de Fort Nelson : Rana Law, Calgary.

                    Procureurs des intervenants le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Administration régionale crie : Gowling Lafleur Henderson, Montréal.

                    Procureurs des intervenantes Chef Sally Sam et la Société Maiyoo Keyoh : Devlin Gailus, Victoria.

                    Procureurs des intervenants Council of Forest Industries et Alberta Forest Products Association : Hunter Litigation Chambers Law Corporation, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante la Première Nation Moose Cree : Pape Salter Teillet, Toronto.

 

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