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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, [2013] 2 R.C.S. 357

Date : 20130524

Dossier : 34304

 

Entre :

Eric Victor Cojocaru, un mineur représenté par sa tutrice à l’instance, Monica Cojocaru

et Monica Cojocaru

Appelants/Intimés au pourvoi incident

et

British Columbia Women’s Hospital and Health Centre et F. Bellini

Intimés/Appelants au pourvoi incident

et

Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edrirs

Intimés

Et entre :

Eric Victor Cojocaru, un mineur représenté par sa tutrice à l’instance, Monica Cojocaru

et Monica Cojocaru

Appelants/Intimés au pourvoi incident

et

Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edrirs

Intimés

et

British Columbia Women’s Hospital and Health Centre et F. Bellini

Intimés/Appelants au pourvoi incident

- et -

Procureur général de l’Ontario, Trial Lawyers Association of British Columbia

et Association du barreau canadien

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

par. 1 à 123

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, [2013] 2 R.C.S. 357

Eric Victor Cojocaru, un mineur

représenté par sa tutrice à l’instance,

Monica Cojocaru, et Monica Cojocaru            Appelants/intimés au pourvoi incident

c.

British Columbia Women’s Hospital

and Health Centre et F. Bellini                          Intimés/appelants au pourvoi incident

et

Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edris                                                       Intimés

- et -

Eric Victor Cojocaru, un mineur

représenté par sa tutrice à l’instance,

Monica Cojocaru, et Monica Cojocaru            Appelants/intimés au pourvoi incident

c.

Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edris                                                       Intimés

et

British Columbia Women’s Hospital

and Health Centre et F. Bellini                          Intimés/appelants au pourvoi incident

et

Procureur général de l’Ontario, Trial Lawyers

Association of British Columbia et

Association du Barreau canadien                                                             Intervenants

Répertorié : Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre

2013 CSC 30

No du greffe : 34304.

2012 : 13 novembre; 2013 : 24 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Responsabilité délictuelle — Négligence — Lien de causalité — Droit de la santé — Consentement à des soins — Défaut d’informer — Demandeurs alléguant la négligence des défendeurs pour ne pas avoir obtenu le consentement éclairé à un accouchement vaginal après césarienne ou au déclenchement du travail avec de la prostaglandine et pour ne pas s’être occupés de la demanderesse — Demandeurs alléguant que le manque de soins adéquats a causé une rupture utérine et des dommages cérébraux au nouveau-né — La conclusion du juge de première instance sur la responsabilité des différents défendeurs doit-elle être annulée en raison d’erreurs de fait manifestes ou d’erreurs de droit?

                    Jugements et ordonnances — Motifs — Motifs du juge de première instance composés d’extraits des prétentions écrites des demandeurs — La décision du juge de première instance doit-elle être annulée parce que ses motifs incorporent de larges extraits de documents préparés par d’autres?

                    Eric Victor Cojocaru, le fils de Monica Cojocaru, a subi des lésions cérébrales à sa naissance au British Columbia Women’s Hospital and Health Centre.  Mme Cojocaru avait précédemment donné naissance à un enfant par césarienne en Roumanie.  Sur recommandation de la Dre Yue, l’obstétricienne qui l’a suivie pendant sa grossesse, Mme Cojocaru a tenté de donner naissance à Eric par « accouchement vaginal après césarienne » ou « AVAC ».  Le jour des événements, le Dr Edris, résident en obstétrique, a provoqué le travail de Mme Cojocaru en utilisant un gel de prostaglandine.  C’est l’obstétricien de garde, le Dr Steele, qui avait la charge de Mme Cojocaru.  Mme Cojocaru étant une patiente à haut risque, elle est demeurée à l’hôpital, sous les soins des infirmières Verwoerd et Bellini.  Plus tard ce jour-là, au cours du travail, Mme Cojocaru a subi une rupture utérine entraînant une réduction de l’apport en oxygène pour Eric.  Les parties ont accepté que la cicatrice de la césarienne antérieure a joué un rôle dans la rupture utérine.  Une césarienne d’urgence a alors été pratiquée.  Eric a subi des lésions cérébrales, en raison desquelles il souffre de paralysie cérébrale.  Eric et sa mère ont intenté une action pour négligence contre l’hôpital, les infirmières traitantes Bellini, MacQueen et Verwoerd, et les Drs Steele, Yue et Edris.

                    Le juge de première instance a conclu que l’hôpital, l’infirmière Bellini et trois médecins étaient responsables de négligence et a accordé aux demandeurs des dommages‑intérêts de quatre millions de dollars.  Dans ses motifs, le juge de première instance a reproduit de larges extraits des prétentions des demandeurs.  Toutefois, il ne les a pas toutes retenues, il a analysé certaines questions en litige et a énoncé ses conclusions finales dans ses propres mots.  La Cour d’appel a statué à la majorité que la décision du juge de première instance devait être annulée en raison de la reproduction de larges extraits des prétentions des demandeurs et elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès.  Le juge dissident n’aurait pas annulé le jugement pour cause de reproduction, mais il a examiné l’affaire au fond et a statué que les actions contre le DSteele, le DEdris, l’hôpital et l’infirmière Bellini devaient être rejetées.  Il aurait en outre réduit le montant des dommages‑intérêts payables par la défenderesse restante, la Dre Yue.  Les demandeurs ont interjeté appel concernant la tenue d’un nouveau procès.  L’hôpital et l’infirmière Bellini ont formé un appel incident et demandé à la Cour de trancher les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts, plutôt que de les renvoyer pour examen dans le cadre d’un nouveau procès.

                    Arrêt : Le pourvoi et le pourvoi incident sont accueillis.

                    En règle générale, il est de bon usage pour le juge d’énoncer les arguments opposés des parties sur les faits et le droit et d’expliquer dans ses propres mots ses conclusions sur les faits et le droit.  Il ne lui est toutefois pas interdit d’inclure des extraits d’autres sources.  La reproduction d’autres textes dans les motifs de jugement est une pratique acceptée et appliquée depuis longtemps, mais qui, utilisée de manière excessive, peut poser problème.  Dans le cas où l’incorporation d’extraits d’autres sources constitue une preuve qui amènerait une personne raisonnable à conclure, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, que le processus décisionnel était fondamentalement inéquitable, en ce sens que le juge n’a pas porté son attention sur les faits, les arguments et les questions en litige et que sa décision à leur égard n’a pas été rendue de façon impartiale et indépendante, le jugement peut être annulé.

                    Un recours fondé sur la prétention qu’une décision devrait être annulée parce que les motifs du jugement incorporent des extraits d’autres sources est essentiellement de nature procédurale.  Les décisions judiciaires bénéficient d’une présomption d’intégrité et d’impartialité — le juge est présumé avoir honoré son serment en accomplissant sa tâche.  La partie qui demande l’annulation d’une décision parce que les motifs du juge incorporent des extraits d’autres textes doit démontrer que cette présomption est réfutée.  La norme à laquelle il faut satisfaire pour réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est exigeante et requiert une preuve convaincante.  La question est de savoir si la preuve présentée par la partie qui conteste le jugement convainc le tribunal siégeant en révision qu’une personne raisonnable conclurait que le juge n’a pas honoré son serment d’examiner et de considérer la preuve avec un esprit ouvert.

                    Le fait que le juge attribue un extrait à son auteur ne révèle aucunement s’il a porté son attention sur les questions traitées dans cet extrait.  Le fait que les motifs ne soient pas en totalité un produit original ne constitue pas non plus une lacune dans la rédaction du jugement; cela fait au contraire partie intégrante du processus judiciaire.  Annuler un jugement parce que le juge n’a pas mentionné ses sources ou n’a pas produit un texte original, sans plus, serait mal comprendre la nature de sa tâche et les traditions consacrées de la rédaction de motifs.  Si la reproduction dans le contexte judiciaire pose problème, ce n’est pas que le juge s’approprie le texte de quelqu’un d’autre, mais plutôt que la reproduction peut démontrer que les motifs du jugement ne reflètent pas sa pensée.  La reproduction de larges extraits et l’omission d’en mentionner les sources constituent dans la plupart des cas des pratiques déconseillées.  Mais le défaut de produire un texte original et le défaut de mentionner les sources des textes reproduits, sans plus, ne réfutent pas la présomption d’impartialité et d’intégrité judiciaires.  La présomption est réfutée uniquement si la reproduction est telle qu’une personne raisonnable, informée des circonstances, conclurait que le juge n’a pas porté son attention sur la preuve et les questions en litige et n’a pas rendu une décision impartiale et indépendante.

                    En l’espèce, en tenant pleinement compte de la complexité de l’affaire et en acceptant qu’il aurait été préférable que le juge de première instance analyse les faits et les questions en litige dans ses propres mots, on ne peut conclure qu’il n’a pas examiné les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon indépendante. La présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires n’a pas été réfutée.  Au contraire, les motifs démontrent que le juge de première instance a porté son attention sur les questions qu’il devait trancher.  Le fait qu’il a rejeté certaines des prétentions clés des demandeurs démontre qu’il a examiné les questions en litige de façon indépendante et impartiale.  L’absence dans les motifs d’une analyse du lien de causalité et les prétendues erreurs qu’ils comportent ne concernent pas le caractère équitable de la procédure, mais le fond des motifs — soit la question de savoir si le juge de première instance, ayant rendu sa propre décision, a commis une erreur de droit ou a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes.  Sa décision ne doit pas être annulée pour cause de reproduction de larges extraits des prétentions des demandeurs dans ses motifs.

                    Cela dit, certains aspects des motifs présentent une erreur manifeste et dominante et doivent être annulés.  Aucun lien de causalité n’a été établi entre le préjudice et la prétendue négligence de la Dre Yue pour ne pas avoir vérifié l’orientation de la cicatrice de la césarienne antérieure avant de recommander un AVAC.  La conclusion que la Dre Yue est responsable pour avoir recommandé un AVAC doit donc être infirmée.  Toutefois, la conclusion de responsabilité tirée par le juge de première instance contre la Dre Yue pour ne pas avoir obtenu le consentement éclairé de Mme Cojocaru à l’AVAC est étayée par la preuve et doit être confirmée.  La Dre Yue n’a pas informé correctement Mme Cojocaru des risques d’un AVAC.  Aucune preuve n’étaye cependant une relation de cause à effet entre le déclenchement et le préjudice subi, de sorte que la conclusion de responsabilité tirée contre la Dre Yue pour son défaut d’obtenir le consentement éclairé de Mme Cojocaru au déclenchement ne peut être confirmée.  Les conclusions du juge de première instance sur les dommages‑intérêts étaient étayées par la preuve et ne présentent aucune erreur manifeste et dominante qui justifierait une intervention en appel.

                    Le Dr Edris ne peut être tenu responsable pour avoir déclenché le travail sans vérifier l’orientation de la cicatrice utérine de Mme Cojocaru, parce qu’il n’existait aucun lien de causalité entre cette prétendue négligence et le préjudice subi.  La preuve n’établissait non plus aucun lien de causalité entre les actes du Dr Steele et le préjudice.  Enfin, même si l’infirmière Bellini avait remarqué les signes de rupture utérine et avait agi en conséquence plus tôt, comme elle aurait dû le faire selon le juge de première instance, l’enfant n’aurait pas pu naître à temps pour éviter les lésions cérébrales permanentes, puisqu’aucune salle d’opération dotée d’un anesthésiste n’a été disponible à temps.  Par conséquent, les conclusions de responsabilité tirée par le juge de première instance contre l’infirmière Bellini, l’hôpital, le Dr Steele et le Dr Edris doivent être annulées.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; English c. Emery Reimbold & Strick Ltd., [2002] EWCA Civ 605, [2002] 3 All E.R. 385; Meadowstone (Derbyshire) Ltd. c. Kirk, 2006 WL 690588; Shin c. Kung, [2004] HKCA 205 (HKLII); James c. Surf Road Nominees Pty. Ltd., [2004] NSWCA 475 (AustLII); Fletcher Construction Australia Ltd. c. Lines MacFarlane & Marshall Pty. Ltd. (No. 2), [2002] VSCA 189, [2002] 6 V.R. 1; United States c. El Paso Natural Gas Co., 376 U.S. 651 (1964); United States c. Marine Bancorporation, Inc., 418 U.S. 602 (1974); Sorger c. Bank of Nova Scotia (1998), 39 O.R. (3d) 1; R. c. Gaudet (1998), 40 O.R. (3d) 1; Canada (Attorney General) c. Ni‑Met Resources Inc. (2005), 74 O.R. (3d) 641; 2878852 Canada Inc. c. Jones Heward Investment Counsel Inc., 2007 ONCA 14 (CanLII); R. c. Dastous (2004), 181 O.A.C. 398; R. c. Kendall (2005), 75 O.R. (3d) 565, autorisation d’appel refusée, [2006] 1 R.C.S. x; Janssen‑Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212 (CanLII).

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1) a).

Doctrine et autres documents cités

Silverman, Gregory M.  « Rise of the Machines : Justice Information Systems and the Question of Public Access to Court Records over the Internet » (2004), 79 Wash. L. Rev. 175.

Stern, Simon.  « Copyright Originality and Judicial Originality » (2013), 63 U.T.L.J. 1.

                    POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Levine, Smith et Kirkpatrick), 2011 BCCA 192, 17 B.C.L.R. (5th) 253, 303 B.C.A.C. 278, 512 W.A.C. 278, 44 Admin. L.R. (5th) 231, 81 C.C.L.T. (3d) 183, [2011] 7 W.W.R. 82, [2011] B.C.J. No. 680 (QL), 2011 CarswellBC 886, qui a annulé la décision du juge Groves, 2009 BCSC 494, 65 C.C.L.T. (3d) 75, [2009] B.C.J. No. 731 (QL), 2009 CarswellBC 917.  Pourvoi et pourvoi incident accueillis.

                    Paul McGivern, Dan Shugarman, Ann Howell et Marie‑France Major, pour les appelants/intimés au pourvoi incident.

                    Catherine L. Woods, c.r., et Adam Howden‑Duke, pour les intimés/appelants au pourvoi incident British Columbia Women’s Hospital and Health Centre et F. Bellini.

                    James M. Lepp, c.r., Mandeep K. Gill et Daniel J. Reid, pour les intimés Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edris.

                    M. David Lepofsky, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    George K. Macintosh, c.r., et Tim Dickson, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.

                    Mahmud Jamal et Raphael Eghan, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    La Juge en chef —

I.          Introduction

[1]                              La principale question soulevée dans le pourvoi est celle de savoir si la décision du juge de première instance devrait être annulée parce qu’il a incorporé dans ses motifs de larges extraits des prétentions des demandeurs.  Pour les motifs qui suivent, je conclus que, bien qu’il soit préférable qu’un juge exprime ses conclusions dans ses propres mots, l’incorporation d’importants extraits des prétentions des parties ou d’autres sources juridiques dans ses motifs de jugement ne justifie pas à elle seule l’annulation de sa décision.  Le jugement ne peut être annulé que si l’incorporation est telle qu’une personne raisonnable conclurait que le juge n’a pas porté son attention sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon indépendante et impartiale, comme il s’y est engagé en prêtant serment.

[2]                              Cette conclusion, comme nous le verrons, est conforme à une pratique établie depuis longtemps au Canada et à l’étranger.  Par contre, comme le démontrent clairement le désaccord au sein des tribunaux d’instance inférieure et les arguments qui nous ont été soumis, le cadre jurisprudentiel et les principes applicables en la matière sont loin d’être clairs.  Il semble donc nécessaire d’examiner attentivement la nature et la fonction des motifs de jugement, ainsi que la longue tradition consistant à reproduire des extraits d’autres textes dans les jugements.

[3]                              En appliquant les principes étudiés plus loin, je conclus que l’incorporation de larges extraits des prétentions des demandeurs dans les motifs en l’espèce ne justifie pas l’annulation de la décision du juge de première instance.  La présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires n’a pas été réfutée.  Au contraire, les motifs démontrent que le juge de première instance a porté son attention sur les questions qu’il devait trancher.  Cela dit, certains aspects des motifs présentent une erreur manifeste et dominante et doivent être annulés.  Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, tout en modifiant le jugement de première instance.

II.        Exposé des faits

[4]                              Eric Victor Cojocaru, le fils de Monica Cojocaru, a subi des lésions cérébrales à sa naissance au British Columbia Women’s Hospital and Health Centre (« l’hôpital »).  Mme Cojocaru avait précédemment donné naissance à un enfant par césarienne en Roumanie.  Sur recommandation de la Dre Yue, l’obstétricienne qui l’a suivie pendant sa grossesse, Mme Cojocaru a tenté de donner naissance à Eric par « accouchement vaginal après césarienne » ou « AVAC ».  À l’hôpital, le matin du 21 mai 2001, le Dr Edris, résident en obstétrique, a provoqué le travail de Mme Cojocaru en utilisant un gel de prostaglandine.  Le 21 mai était un jour férié et c’est l’obstétricien de garde cette journée‑là, le Dr Steele, qui avait la charge des patientes de la Dre Yue — y compris Mme Cojocaru.  Comme Mme Cojocaru était une patiente à haut risque, elle est demeurée à l’hôpital pendant la journée.  Dans l’après‑midi, ce sont les infirmières Verwoerd et Bellini qui se sont occupées d’elle.  Plus tard ce jour‑là, Mme Cojocaru, qui était toujours en travail, a subi une rupture de l’utérus entraînant une réduction de l’apport en oxygène pour Eric.  Les parties ont accepté que la cicatrice de la césarienne antérieure a joué un rôle dans la rupture de l’utérus.  Une césarienne d’urgence a alors été pratiquée.  Eric a subi des lésions cérébrales, en raison desquelles il souffre de paralysie cérébrale.

[5]                              Eric et sa mère ont intenté une action pour négligence contre l’hôpital; les infirmières traitantes Bellini, MacQueen et Verwoerd; et les Drs Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edris.

III.       Jugements

[6]                              Le juge de première instance a conclu que l’hôpital, l’infirmière Bellini et trois médecins étaient responsables de négligence et a accordé aux demandeurs des dommages‑intérêts de quatre millions de dollars (2009 BCSC 494, 65 C.C.L.T. (3d) 75).  Dans ses motifs, le juge de première instance a reproduit de larges extraits des prétentions des demandeurs.  Toutefois, il n’a pas retenu toutes les prétentions des demandeurs, il a analysé un certain nombre de questions en litige et a énoncé ses conclusions finales dans ses propres mots.  Il a rejeté les demandes contre les infirmières MacQueen et Verwoerd et le montant des dommages‑intérêts qu’il a accordés était différent de celui suggéré par les demandeurs.

[7]                              La Cour d’appel a statué à la majorité (les juges Levine et Kirkpatrick) que la décision du juge de première instance devait être annulée et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.  La [traduction] « forme des motifs, reprenant essentiellement les prétentions des [demandeurs] » constituait une preuve convaincante qui réfutait la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires (2011 BCCA 192, 17 B.C.L.R. (5th) 253, par. 127).  La Cour d’appel a aussi conclu, à la majorité, que les motifs ne remplissaient pas leurs fonctions d’informer les parties et le public des motifs de la décision et de fournir matière à un examen en appel.

[8]                              Le juge K. J. Smith était dissident.  Il s’agissait de savoir si la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires avait été réfutée.  Il fallait se demander [traduction] « si une personne raisonnable et bien informée, qui tiendrait compte de toutes les circonstances, craindrait que le juge de première instance n’ait pas examiné la preuve et le droit de façon indépendante et impartiale et n’ait pas tiré ses propres conclusions sur les questions en litige » (par. 29).  Il a conclu que ce n’était pas le cas en l’espèce.  Certes, la reproduction était « troublante » (par. 22), mais les motifs démontraient que le juge de première instance avait porté son attention sur les questions en litige, avait effectué sa propre analyse et avait tiré ses propres conclusions.  Cela dit, le juge de première instance avait « ignoré et mal apprécié des éléments de preuve importants, commis des erreurs dans son analyse juridique et omis totalement de traiter un argument convaincant de la défense » (par. 31).  Examinant l’affaire au fond, le juge dissident a statué que les actions contre le DSteele, le DEdris, l’hôpital et l’infirmière Bellini devaient être rejetées.  Il a indiqué qu’il aurait en outre réduit le montant des dommages‑intérêts payables par la défenderesse restante, la Dre Yue, mais il n’a pas examiné davantage cette question compte tenu de la décision des juges majoritaires d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

IV.       Les questions en litige

[9]                             Les questions en litige sont les suivantes :

A.               La décision du juge de première instance devrait‑elle être annulée parce qu’elle reproduisait de larges extraits des prétentions des demandeurs?

B.               Si le jugement n’est pas annulé pour cause de reproduction, comporte‑t‑il des erreurs de fait manifestes ou des erreurs de droit?

A.        La décision du juge de première instance devrait-elle être annulée parce qu’elle reproduisait de larges extraits des prétentions des demandeurs?

[10]                          Il s’agissait d’une affaire complexe soulevant de nombreuses questions.  Le jugement de première instance, rendu quelque temps après un long procès, comptait 368 paragraphes.  Seuls 47 paragraphes étaient rédigés principalement dans les propres mots du juge; les 321 autres paragraphes reprenaient les prétentions des demandeurs.  Cela faisait craindre que le juge du procès n’ait pas porté son attention sur les questions en litige, la preuve et le droit comme il s’y était engagé en prêtant serment et qu’il se soit contenté de reproduire les prétentions des demandeurs.

[11]                          La question dont nous sommes saisis est celle de savoir si la décision du juge de première instance devrait être annulée parce que ses motifs incorporent de larges extraits de documents préparés par d’autres personnes, en l’occurrence les demandeurs.

1.      Une question de procédure

[12]                          Les décisions judiciaires peuvent être annulées soit pour des erreurs de fond, soit pour des erreurs d’ordre procédural.  Un recours fondé sur la prétention que la décision d’un juge devrait être annulée parce que les motifs du jugement incorporent des extraits d’autres sources est essentiellement de nature procédurale.  Il ne concerne pas la question de savoir si la décision est correcte sur le fond eu égard à la preuve et au droit, mais plutôt celle de savoir si le processus suivi pour y parvenir est équitable sur le plan de la procédure.  Un processus équitable exige non seulement que les parties aient la possibilité de soumettre des éléments de preuve et des arguments au juge, mais aussi que le juge tranche les questions en litige de façon indépendante et impartiale comme il s’est engagé à le faire en prêtant serment.  L’incorporation de larges extraits d’autres sources peut faire craindre qu’il ne l’ait pas fait.

[13]                          Pour déterminer si une lacune concernant les motifs du jugement démontre l’existence d’une erreur procédurale qui a rendu le processus inéquitable, il faut considérer cette lacune objectivement, du point de vue d’un observateur raisonnable, en tenant compte de toutes les questions pertinentes : voir, p. ex., R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267.  Les motifs ne doivent pas nécessairement être longs ni couvrir tous les aspects du raisonnement du juge;  dans certains cas, le fondement des motifs se trouve dans le dossier.  Il s’agit de savoir si, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, une personne raisonnable conclurait que la prétendue lacune démontre que le processus était fondamentalement inéquitable, en ce sens que le juge de première instance n’a pas porté son attention sur les  faits, les arguments et les questions en litige et que sa décision à leur égard n’a pas été rendue de façon impartiale et indépendante.

2.         La présomption d’impartialité judiciaire

[14]                          La société confie au juge la lourde tâche de trancher d’épineuses questions de fait et de droit pour régler les différends entre citoyens.  Les juges nommés sont choisis parmi les avocats chevronnés et prêtent le serment d’exercer leurs fonctions de façon indépendante et impartiale.

[15]                          Les décisions judiciaires bénéficient d’une présomption d’intégrité et d’impartialité — le juge est présumé avoir honoré son serment en accomplissant sa tâche.  Cette présomption découle du serment que prête le juge de rendre un verdict impartial entre les parties et contribue à la finalité des instances judiciaires.

[16]                          Les tribunaux ont affirmé à maintes reprises que le point de départ d’une analyse comme celle‑ci est la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.  Dans l’arrêt Teskey, la juge Charron, s’exprimant au nom de la majorité, a affirmé ce qui suit, au par. 19 :

Les juges de première instance jouissent d’une présomption d’intégrité qui, à son tour, englobe la notion d’impartialité. [. . .] Ainsi, les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision.

[17]                          La juge Abella, dissidente, a souscrit à cette affirmation et s’est exprimée en détail sur l’historique judiciaire et les objectifs de la présomption d’intégrité :

La présomption d’intégrité reconnaît que les juges sont tenus de respecter leur serment professionnel et de s’acquitter des obligations qu’ils ont fait le serment de remplir.  Cette présomption inclut à son tour non seulement une présomption — et une obligation — d’impartialité, mais aussi une présomption de connaissance du droit. [. . .]  [L]es juges sont présumés connaître le droit et agir en conformité avec leurs obligations légales . . . [par. 29]

[18]                          La présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires signifie que la partie qui demande l’annulation d’une décision parce que les motifs du juge incorporent des extraits d’autres textes doit démontrer qu’une personne raisonnable, informée des faits pertinents, conclurait que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon indépendante et impartiale.  Dans Teskey, la juge Charron a écrit ce qui suit, au par. 21 :

La présomption que les juges s’acquitteront des obligations qu’ils se sont engagés sous la foi du serment à remplir peut néanmoins être réfutée.  Il incombe [. . .] à l’appelant de présenter une preuve convaincante, démontrant qu’eu égard aux circonstances de l’espèce une personne raisonnable craindrait que [les motifs ne réfutent la présomption].

[19]                          De même, la juge Abella, toujours dans Teskey, a affirmé ce qui suit au par. 33 :

Par conséquent, suivant la norme requise pour réfuter la présomption, la crainte de partialité doit être raisonnable du point de vue de la personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire, y compris « des traditions historiques d’intégrité et [. . .] du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter ».

[20]                          La norme à laquelle il faut satisfaire pour réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est exigeante.  Cette présomption a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 32, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin, citées dans Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, par. 59.

[21]                          L’arrêt Teskey illustre la manière dont il convient d’examiner une décision judiciaire contestée sur le fondement de prétendues lacunes concernant le processus suivi pour rendre jugement.  Dans cette affaire, le juge de première instance avait reconnu l’accusé coupable, avec motifs à suivre.  Or, les motifs n’ont pas suivi.  Finalement, le juge a publié des motifs étoffés 11 mois après les déclarations de culpabilité, et uniquement à la suite de demandes répétées des avocats.  La défense a fait valoir en appel que les motifs constituaient une justification a posteriori du verdict, ce qui semait un doute quant à savoir si, au moment des déclarations de culpabilité, le juge avait examiné le droit et l’avait appliqué à la preuve comme il avait prêté serment de le faire.  Notre Cour, dont l’opinion majoritaire a été rédigée par la juge Charron, a annulé les déclarations de culpabilité.  S’exprimant au nom de la minorité, la juge Abella était d’avis de les confirmer.  Les deux opinions reconnaissaient que le point de départ est la présomption d’intégrité judiciaire et qu’il incombe à la partie qui conteste les motifs de présenter une preuve convaincante pour réfuter cette présomption.

[22]                          Le cadre d’analyse fondamental d’un recours fondé sur la prétention que le juge n’a pas rendu une décision de façon indépendante et impartiale peut se résumer comme suit.  Il s’agit d’un recours de nature procédurale, qui porte principalement sur la question de savoir si le droit du plaideur à une instruction impartiale et indépendante des questions en litige a été violé.  Il existe une présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.  Il s’agit d’une forte présomption, qui n’est pas facilement réfutable.  Il incombe à la personne qui conteste le jugement de réfuter la présomption au moyen d’une preuve convaincante démontrant qu’une personne raisonnable informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon impartiale et indépendante.

[23]                          J’ajouterai ce qui suit.  La Cour d’appel a avancé, et il a été plaidé devant notre Cour, que le problème de reproduction demande une analyse « fonctionnelle » visant à déterminer si les motifs sont suffisants pour informer les parties et le public des motifs de la décision et pour fournir matière à examen en appel.

[24]                          Dans le contexte du droit criminel, il a été jugé que les motifs qui ne remplissent pas ces fonctions fondamentales peuvent entraîner l’annulation du jugement si la juridiction d’appel conclut que le verdict est déraisonnable, que la décision est erronée sur une question de droit ou qu’il y a erreur judiciaire au sens de l’al. 686(1) a) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46  : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869.

[25]                          La Cour n’a pas étudié la question de savoir si cette approche s’applique en matière civile et, le cas échéant, de quelle façon, bien qu’elle ait examiné et rejeté à deux reprises l’argument que les motifs étaient insuffisants pour remplir leurs fonctions : F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129.  Dans le contexte du droit administratif, la Cour a statué que la contestation d’un raisonnement ou du résultat d’une décision ne commande pas une analyse indépendante de la suffisance des motifs et doit être examinée dans le cadre de l’analyse globale de leur caractère raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

[26]                          Un recours comme celui‑ci n’est pas fondé essentiellement sur la prétention que les motifs sont insuffisants pour remplir leurs fonctions — les parties reconnaissent que les motifs, à première vue, expliquent la décision et fournissent matière à examen en appel —, mais plutôt que l’incorporation en bloc par le juge d’extraits d’autres textes démontre qu’il n’a pas porté son attention sur les questions en litige et qu’il ne les a pas tranchées de façon impartiale.  Le recours ne porte pas sur la suffisance des motifs, mais sur le processus, et devrait être réglé conformément à l’analyse fondamentale décrite dans Teskey — qui consiste à déterminer si la présomption d’impartialité judiciaire a été réfutée.

3.       Dans quel cas la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est‑elle réfutée?

[27]                          La présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est une forte présomption, qui ne peut être réfutée qu’au moyen d’une preuve convaincante.

[28]                          Les motifs de jugement peuvent être entachés de nombreuses lacunes différentes d’ordre procédural.  Dans tous les cas, la question sous‑jacente est la même : une personne raisonnable informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait‑elle que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et n’a pas rendu une décision impartiale et indépendante, de sorte que la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est réfutée?

[29]                          La preuve susceptible de réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires peut prendre différentes formes.  Elle peut être intrinsèque, c’est‑à‑dire qu’elle ressort des motifs eux‑mêmes.  L’absence de motifs, des motifs insuffisants et des motifs incompréhensibles peuvent être contestés à partir de la forme des motifs mêmes.  Une preuve extrinsèque est aussi possible :  par exemple, la preuve que le juge a rendu une décision avant même de recevoir les observations des avocats concernant une question importante;  qu’on l’a surpris à dire qu’il était déterminé à conclure en faveur de l’une des parties sans égard à la preuve; ou qu’il a publié ses motifs tardivement ou y a incorporé en bloc des extraits d’autres textes.  Il faut procéder à une analyse globale et contextuelle.  La question est de savoir si la preuve présentée par la partie qui conteste le jugement convainc le tribunal siégeant en révision qu’une personne raisonnable conclurait que le juge n’a pas honoré son serment d’examiner et de considérer la preuve avec un esprit ouvert : Teskey.

4.         La reproduction d’autres textes dans les motifs de jugement

[30]                          La question dont nous sommes saisis n’est pas de savoir si la pratique d’incorporer dans un jugement des extraits de ce que d’autres personnes ont écrit est recommandable.  Comme nous le verrons, la reproduction d’autres textes dans les motifs de jugement est une pratique acceptée et appliquée depuis longtemps, mais qui, lorsqu’elle est utilisée de manière excessive, peut poser problème.  Il s’agit plutôt de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, la reproduction réfute la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.

[31]                          Examinées sous cet angle, certaines critiques formulées contre la reproduction ne tiennent plus la route.  L’une de ces critiques, exprimée par la majorité de la Cour d’appel en l’espèce, est le défaut du juge d’attribuer les extraits incorporés à leur auteur original.  Cette critique est liée à l’idée que les motifs devraient être le produit « original » de l’esprit du juge et que, dans la mesure où ils ne le sont pas, le juge devrait mentionner ses sources.  Le défaut de mentionner ses sources et de produire un texte original, sans plus, n’aide pas à répondre à la question ultime : la reproduction amènerait‑elle une personne raisonnable à conclure que le juge n’a pas porté son attention sur les questions à trancher, de sorte que le procès était inéquitable?  Le fait que le juge attribue un extrait à son auteur ne révèle aucunement s’il a porté son attention sur les questions traitées dans cet extrait.  Le fait que les motifs ne soient pas en totalité un produit original ne constitue pas, en soi, une lacune dans la rédaction du jugement; cela fait au contraire partie intégrante du processus judiciaire.  Il n’est peut‑être pas idéal pour les juges de truffer leurs jugements de pans entiers de texte emprunté.  Toutefois, il n’en demeure pas moins que le texte emprunté, avec ou sans mention de sa source, n’établit pas, à lui seul, que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions qu’il devait trancher.

[32]                          Annuler un jugement parce que le juge n’a pas mentionné ses sources ou n’a pas produit un texte original, sans plus, serait mal comprendre la nature de sa tâche et les traditions consacrées de la rédaction de motifs.  Les conventions relatives à de nombreux types de rédaction interdisent le plagiat et la reproduction sans indication de la source.  Les travaux d’étudiants, les romans, les essais, les articles de journaux, ainsi que les ouvrages biographiques et historiques en sont de bons exemples.  Dans la rédaction universitaire et journalistique, l’auteur doit présenter des idées originales pour être évalué par un professeur ou par ses pairs, ou débattre d’un sujet dans la presse en s’appuyant sur des principes.  La rédaction judiciaire est très différente.  Comme Simon Stern l’a affirmé :

         [traduction] Les juges ne sont pas choisis, et sont rarement valorisés, pour leur style original.  Tout comme la plupart des avocats préfèrent présenter leurs arguments comme une simple application courante de la doctrine établie, produisant les mêmes résultats juridiques que ceux obtenus d’autres tribunaux à maintes reprises, les juges préfèrent généralement formuler leurs idées novatrices dans des formes familières, empruntant des formulations courantes pour aider à ce que les modifications se fassent en douceur.  Le rythme ennuyeux, répétitif et souvent convenu de la rédaction juridique en général, et de la rédaction judiciaire en particulier, peut s’expliquer en grande partie par la volonté d’appliquer le droit de façon neutre et cohérente. [. . .] [L]’effort fait pour démontrer que des cas semblables sont traités de la même manière trouve souvent sa manifestation rhétorique dans un penchant pour une analyse évoquant le « déjà‑lu » — habituellement parce que le lecteur a déjà lu les mots employés.  Cette tendance, bien qu’observable partout dans le système judiciaire, est plus prononcée en première instance.  [En italique dans l’original; p. 1.]

(« Copyright Originality and Judicial Originality » (2013), 63 U.T.L.J. 1)

Et encore :

[traduction] Il n’est guère nouveau que la rédaction juridique soit enracinée dans un réseau de précédents, de formules et de modèles, qu’elle reflète une préférence générale pour la tradition plutôt que pour la nouveauté, et qu’elle dépende couramment de pratiques — la répétition textuelle des mots d’autrui, l’adoption des textes et des arguments d’autrui — qui pourraient entraîner des allégations de contrefaçon dans le cadre d’un litige en matière de propriété intellectuelle.  [p. 6]

[33]                          La rédaction judiciaire laisse peu de place à la créativité, mais elle ne l’exclut pas.  Cette créativité trouve son expression dans l’organisation des motifs, dans le traitement des arguments et des questions en litige, ainsi que dans l’énonciation des faits ou la reformulation du droit, parfois éloquentes.  Quoi qu’il en soit, il demeure que les opinions judiciaires, particulièrement les jugements de première instance, diffèrent du genre d’écrits habituellement protégés par le droit d’auteur, assortis d’exigences en ce qui a trait à leur caractère original et à la mention des sources.  Les jugements sont [traduction] « habituellement des produits collaboratifs qui reflètent une grande variété de pratiques de rédaction imitatives, dont la citation, la paraphrase et le pastiche » (Stern, p. 2).  Les jugements incorporent régulièrement des expressions et des paragraphes tirés d’une variété de sources telles que la jurisprudence, les traités de droit, les actes de procédure et les arguments des parties.  Les juges d’appel peuvent incorporer des paragraphes empruntés à un autre juge de la formation qui a entendu l’affaire ou à un auxiliaire juridique dont l’apport est utile.  Les sources sont souvent mentionnées, mais il arrive aussi souvent qu’elles ne le soient pas.  Qu’elles soient mentionnées ou pas, elles font partie intégrante du processus de rédaction des jugements et ne rendent pas, à elles seules, la procédure inéquitable.

[34]                          Dans cet esprit, et par souci d’accélérer les instances, les tribunaux encouragent activement les parties à soumettre des arguments écrits et des projets d’ordonnances.  Ce processus s’accentue.  Aux États‑Unis et de plus en plus au Canada, les tribunaux font bon accueil aux mémoires électroniques.  Ceux‑ci aident le juge à rendre la bonne décision, facilitent la rédaction du jugement et accélèrent le processus judiciaire.  Comme Gregory M. Silverman le mentionne ouvertement, les [traduction] « avantages du dépôt électronique » incluent notamment « une retranscription plus rapide puisque des parties d’un document peuvent être facilement transférées dans un autre document à l’aide de la fonction “copier‑coller” des logiciels de traitement de texte » (« Rise of the Machines : Justice Information Systems and the Question of Public Access to Court Records over the Internet » (2004), 79 Wash. L. Rev. 175, p. 196).

[35]                          Si la reproduction dans le contexte judiciaire pose problème, ce n’est pas que le juge s’approprie le texte de quelqu’un d’autre, mais plutôt que la reproduction peut démontrer que les motifs du jugement ne reflètent pas sa pensée.  Ils ne constituent pas les motifs du juge, mais ceux de l’auteur du texte reproduit.  Éviter de créer cette impression constitue une bonne raison pour dissuader les juges de reproduire de larges extraits d’autres textes.  Mais ce n’est pas la reproduction comme telle qui rend le processus de rédaction du jugement inéquitable.  Le juge peut reproduire de grandes parties des mémoires dans son exposé des faits, des principes juridiques et des arguments, et tout de même analyser toutes les questions en litige et les arguments de façon exhaustive et impartiale.  En pareil cas, nul ne pourrait raisonnablement prétendre que le processus judiciaire a échoué.

[36]                          Pour résumer, la reproduction de larges extraits d’autres textes et l’omission d’en mentionner les sources constituent dans la plupart des cas des pratiques déconseillées.  Mais le défaut de produire un texte original et le défaut de mentionner les sources des textes reproduits, sans plus, ne réfutent pas la présomption d’impartialité et d’intégrité judiciaires.  La présomption est réfutée uniquement si la reproduction est telle qu’une personne raisonnable, informée des circonstances, conclurait que le juge n’a pas porté son attention sur la preuve et sur les questions en litige et n’a pas rendu une décision impartiale et indépendante.

5.       La reproduction acceptable en rédaction judiciaire : examen de la jurisprudence

[37]                          Les juges sont très occupés.  Un flot ininterrompu de dossiers passe par les tribunaux.  L’intérêt public exige que les litiges et les points de droit soumis aux tribunaux soient réglés rapidement et de manière efficace, sans pour autant que l’intégrité du processus judiciaire en souffre.  Dans un monde idéal, on pourrait espérer voir les juges reformuler chaque proposition, principe et scénario factuel qui leur est soumis dans leurs propres mots, soigneusement choisis.  Dans la réalité, les tribunaux ont reconnu que la reproduction est acceptable et ne commande pas, à elle seule, l’annulation d’une décision judiciaire.  Bien que l’explication théorique de cette opinion varie, il s’agit du point de vue adopté en Angleterre, dans divers pays du Commonwealth, aux É.‑U. et au Canada.

[38]                          En Angleterre, la Cour d’appel a confirmé que la reproduction d’autres textes dans une décision ne la rend pas invalide : English c. Emery Reimbold & Strick Ltd., [2002] EWCA Civ 605, [2002] 3 All E.R. 385.  Ce point de vue semble généralement accepté.  Par exemple, en 2006, un tribunal britannique, appliquant l’arrêt Emery, a expliqué que [traduction] « rien n’empêche le tribunal d’adopter les arguments plaidés au nom d’une partie s’il retient ces arguments et n’a rien à y ajouter » : Meadowstone (Derbyshire) Ltd. c. Kirk, 2006 WL 690588 (Employment Appeal Tribunal, R.‑U.), par. 21.  Bien que le tribunal ait reconnu qu’il [traduction] « est préférable pour le tribunal d’exprimer dans ses propres mots les motifs justifiant chacune de ses conclusions », s’il choisit de répéter les termes utilisés par une partie, on ne saurait dire que cette pratique « ne répond pas [. . .] aux normes minimales en regard desquelles tout jugement devrait être examiné » (par. 21).

[39]                          L’arrêt Emery a été appliqué par la Cour d’appel de Hong Kong dans une affaire où le juge de première instance avait incorporé de grandes parties de l’argumentation des avocats dans son jugement et où la partie déboutée a interjeté appel en invoquant des moyens liés à l’équité procédurale et au caractère suffisant des motifs : Shin c. Kung, [2004] HKCA 205 (HKLII), par. 366‑369 et 377.  La cour a rejeté l’appel, concluant que le juge a le droit d’accepter ou de rejeter en totalité la thèse d’une partie.  [traduction] « Le fait que le juge ait retenu ou rejeté en totalité les prétentions des avocats ne signifie pas en soi qu’il n’a pas rendu une décision indépendante, ni ne constitue un motif valable d’infirmer le jugement pour cause de procès inéquitable », a affirmé la cour (par. 367).  Appliquant le critère d’un « observateur impartial et bien informé » (par. 377), elle a rejeté les critiques exprimées au sujet de la suffisance des motifs et de l’impartialité.

[40]                          En Australie, on a conclu que [traduction] « [l]’adoption par le juge des prétentions de l’une des parties [. . .] constitue un moyen de fournir des motifs suffisants », ajoutant que « [t]ous les juges ne feront peut‑être pas ce choix, mais il est impossible d’affirmer que ce moyen ne répond jamais [. . .] à l’obligation judiciaire de fournir des motifs » : James c. Surf Road Nominees Pty. Ltd., [2004] NSWCA 475 (AustLII), par. 168.  Dans Fletcher Construction Australia Ltd. c. Lines MacFarlane & Marshall Pty. Ltd. (No. 2), [2002] VSCA 189, [2002] 6 V.R. 1, par. 163, la Victorian Supreme Court of Appeal, appelée à déterminer si le jugement de première instance était suffisant, a mentionné qu’un [traduction] « examen attentif des motifs du jugement démontre que le juge a adopté les observations finales [du demandeur] presque intégralement ».  Elle n’a néanmoins pas annulé le jugement pour cause de reproduction seulement.

[41]                          La Cour suprême des États‑Unis a statué, il y a près de 50 ans, que lorsqu’un juge de première instance [traduction] « adopt[e] textuellement » les conclusions de fait soumises par les avocats, « [c]es conclusions, bien qu’elles ne soient pas le produit de l’esprit du juge [. . .], sont officiellement les siennes; il ne faut pas les rejeter d’emblée, et elles seront confirmées si elles sont étayées par la preuve » : United States c. El Paso Natural Gas Co., 376 U.S. 651 (1964), p. 656.  Cette règle semble avoir été suivie systématiquement aux États‑Unis, mais non sans commentaires négatifs à l’occasion, dans les cas extrêmes, comme dans United States c. Marine Bancorporation, Inc., 418 U.S. 602 (1974), p. 615, où la reproduction de larges extraits sans renvoi aux transcriptions a entravé l’examen en appel et a ajouté au fardeau du tribunal d’appel.  (Voir Stern, p. 9, note de bas de page 24.)

[42]                          La Cour suprême du Canada n’a jamais statué sur la question.  Toutefois, les deux arrêts de principe, Sorger c. Bank of Nova Scotia (1998), 39 O.R. (3d) 1 (C.A.), et R. c. Gaudet (1998), 40 O.R. (3d) 1 (C.A.), appuient le point de vue selon lequel la reproduction des extraits n’établit pas en soi une atteinte à l’équité procédurale, et la question consiste à se demander si la reproduction démontre que le juge de première instance n’a pas examiné la preuve et les questions en litige et qu’il n’a pas rendu une décision de façon impartiale et indépendante.

[43]                          Dans Gaudet, la décision de première instance a été confirmée malgré le fait que plus de 90 pour 100 de son contenu était tiré des prétentions de la Couronne (Stern, p. 35).  Le juge de première instance a affirmé expressément avoir effectué un examen indépendant, et la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé qu’il n’y avait [traduction] « aucune raison de conclure que le juge de première instance n’a pas fait ce qu’il a affirmé avoir fait — effectuer un examen indépendant de la preuve et examiner attentivement les prétentions de la défense et de la Couronne » (p. 16).

[44]                          Dans Sorger, la Cour d’appel de l’Ontario a abordé la reproduction de larges extraits dans les motifs de jugement comme une question d’équité procédurale.  Elle était saisie d’un jugement de première instance de 128 pages, dont près de 125 étaient constituées d’extraits des prétentions des parties — 55 pages étaient tirées des prétentions des demandeurs et 70 de celles des défendeurs (Stern, p. 34).  Le juge de première instance a consacré seulement deux pages aux constatations de fait, toutes deux reproduites textuellement des documents des défendeurs, sans aucune analyse de la preuve ni aucun examen de la jurisprudence.  Au sujet des doutes sur l’équité du procès, la Cour d’appel a conclu que le jugement de première instance ne comportait [traduction] « aucune indication que le juge de première instance a tenté de comprendre de façon équitable et impartiale l’argumentation des demandeurs ou de trancher l’affaire de façon indépendante ».  Elle a conclu qu’un « observateur raisonnable et informé aurait une crainte raisonnable que l’état d’esprit du juge de première instance ne lui ait pas permis d’examiner la thèse des appelants de façon équitable et impartiale » (p. 8‑9).  La décision du juge de première instance a été annulée et la tenue d’un nouveau procès a été ordonnée, non pas parce que la reproduction en soi avait vicié le jugement, mais parce que la reproduction, eu égard au jugement dans son ensemble, convaincrait un observateur raisonnable que le juge n’a pas examiné de façon indépendante et impartiale les questions dont il était saisi.

[45]                          Il a été statué dans des décisions ultérieures que la reproduction ne constitue pas en soi un motif justifiant l’intervention d’un tribunal d’appel.  La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé une décision sur une demande de mandat de perquisition dont les motifs en entier consistaient en un renvoi aux arguments d’une partie désignés par des numéros de paragraphe : Canada (Attorney General) c. Ni‑Met Resources Inc. (2005), 74 O.R. (3d) 641.  La partie insatisfaite a plaidé que les motifs étaient insuffisants pour remplir leurs fonctions parce qu’ils reprenaient simplement des paragraphes de l’argumentation de l’autre partie.  La cour a rejeté cet argument.

[46]                          Dans 2878852 Canada Inc. c. Jones Heward Investment Counsel Inc.,  2007 ONCA 14 (CanLII), la même cour, dans un jugement partagé, a confirmé — tout en les critiquant — les motifs qui incorporaient les prétentions des parties en les désignant uniquement par des numéros de paragraphe, ce qui donnait au texte un effet de [traduction] « peinture à numéros » (Stern, p. 24).

[47]                          Dans l’affaire R. c. Dastous (2004), 181 O.A.C. 398, dans un court jugement, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé la décision de première instance, comportant cinq paragraphes dans lesquels le juge de première instance affirmait accepter toutes les prétentions de la Couronne, en partie parce que le juge de première instance n’avait pas motivé son rejet de la preuve de l’accusé.  Dans R. c. Kendall (2005), 75 O.R. (3d) 565, autorisation d’appel refusée, [2006] 1 R.C.S. x, la même cour a rejeté un jugement de première instance dans lequel le juge avait uniquement approuvé et adopté les arguments présentés par la défense au procès, encore une fois parce qu’il était impossible de savoir pourquoi le juge en avait décidé ainsi.

[48]                          Dans Janssen‑Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212 (CanLII), la Cour d’appel fédérale a examiné un jugement qui reproduisait textuellement 100 paragraphes d’un jugement de première instance, y compris les soulignés, les notes de bas de page et les renvois originaux.  Après avoir recommandé que les juges mentionnent leurs sources, la cour a néanmoins estimé qu’« aucun fondement ne [. . .] justifie de conclure [. . .] que le juge ne s’est pas acquitté de son obligation d’examiner la preuve, comme il avait à le faire » (par. 79).

[49]                          En bref, les tribunaux au Canada et à l’étranger ont systématiquement conclu que la reproduction d’autres textes dans les motifs de jugement ne constitue pas, en soi, un motif pour annuler la décision du juge.  Toutefois, dans le cas où l’incorporation d’extraits d’autres sources amènerait une personne raisonnable, informée de tous les faits pertinents, à conclure que le juge du procès n’a pas porté son attention sur les questions en litige et n’a pas rendu une décision indépendante fondée sur la preuve et le droit, la présomption d’intégrité judiciaire est réfutée et la décision peut être annulée.

[50]                          Il n’en demeure pas moins qu’il est, en règle générale, de bon usage pour le juge d’énoncer les arguments opposés des parties sur les faits et le droit et d’expliquer dans ses propres mots ses conclusions sur les faits et le droit.  Le processus de formulation des motifs de jugement dans les propres mots du juge contribue à garantir qu’il a pris les questions en litige en considération et qu’il s’est formé une opinion à leur égard de façon indépendante.  Comme la jurisprudence le démontre, l’importance de ce processus varie selon la nature de l’affaire.  Dans certains cas, les questions sont tellement claires que l’adoption des prétentions ou du projet d’ordonnance de l’une des parties ne prête pas à controverse.  En revanche, dans des cas complexes visant des faits et des principes juridiques contestés, la meilleure pratique pour le juge consisterait à analyser les questions en litige, examiner la preuve et formuler ses conclusions dans ses propres mots.  Toutefois, il n’en demeure pas moins que le défaut du juge d’adopter la meilleure pratique ne justifie pas, à lui seul, l’annulation de sa décision en appel.

6.      Application au présent pourvoi

[51]                          La question est de savoir si, en l’espèce, la reproduction de larges extraits des prétentions des demandeurs commande l’annulation de la décision du juge de première instance.  Le point de départ est la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.  Si l’on reformule la question selon les termes employés dans Teskey, il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer qu’une personne raisonnable informée de toutes les circonstances conclurait que le juge n’a pas porté son attention sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon impartiale et indépendante, comme il devait le faire.  La barre est haute, et une preuve convaincante est exigée pour la franchir.  Le tribunal de révision ne devrait pas aborder la reproduction avec scepticisme, mais plutôt du point de vue imposé par la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.  Pour décider si la présomption est réfutée, la cour doit tenir compte de la nature de l’affaire, de ce qui est reproduit, de l’ampleur de la reproduction, de son rôle dans l’ensemble des motifs et de toute autre circonstance pertinente.

[52]                          En l’espèce, les défendeurs se fondent sur l’ampleur de la reproduction, sur sa qualité, sur le défaut de mentionner les sources, sur la nature de l’affaire et sur le défaut des motifs du jugement de remplir leurs fonctions fondamentales.

a)      L’ampleur de la reproduction

[53]                          Comme nous l’avons vu, de larges extraits ont été reproduits.  Le jugement comportait 368 paragraphes.  Seuls 47 paragraphes étaient formulés principalement dans les propres mots du juge; les 321 autres paragraphes reproduisaient (avec des modifications rédactionnelles) les prétentions des demandeurs.

[54]                          Comme nous l’avons vu, une reproduction de grande ampleur n’indique pas, à elle seule, que les motifs n’étaient pas ceux du juge.  Elle peut simplement refléter l’opinion du juge que les documents qu’il a reproduits l’ont convaincu et qu’il les estimait importants.  Toutefois, combinée à d’autres considérations, elle peut être un facteur tendant à démontrer que le juge n’a pas analysé les questions en litige et n’a pas rendu une décision impartiale et indépendante fondée sur la preuve et sur le droit, comme il y était tenu par son serment.

[55]                          En l’espèce, le juge de première instance a écrit quelques paragraphes originaux et a tiré des conclusions contraires aux prétentions des demandeurs, la partie dont il a reproduit les propos.  Bien que la plus grande partie du texte écrit par le juge dans ses propres mots ait concerné des faits non contestés, l’existence de ce texte rend plus difficile d’inférer qu’il n’a pas examiné les questions en litige de façon impartiale et que les motifs ne reflètent pas son raisonnement.

b)      La qualité de la reproduction

[56]                          On fait valoir que les erreurs et les omissions dans les extraits que le juge a reproduits démontrent qu’il n’a pas porté son attention sur les questions en litige et n’a pas tranché l’affaire de façon impartiale en se fondant sur la preuve et sur le droit.

[57]                          Premièrement, les défendeurs soulignent que le juge de première instance a reproduit un extrait des prétentions des demandeurs qui comportait une erreur (la date de la lettre de rapport de consultation de la Dre Yue) que le juge avait soulignée à l’audience.  Cela démontre, fait‑on valoir, qu’il n’a fait que copier‑coller cet extrait mécaniquement, au lieu de porter son attention sur son contenu.

[58]                          S’il s’agissait d’une erreur de fond, cela serait troublant.  Toutefois, l’erreur est de nature plus technique.  Faire une erreur quant à la date d’une lettre ne permet pas de conclure que le juge de première instance n’a pas porté son attention sur le fond de l’extrait reproduit.

[59]                          Deuxièmement, les défendeurs prétendent que la simple incorporation par le juge de première instance des arguments des demandeurs sur le lien de causalité, sans examen des contre‑arguments des défendeurs, démontre qu’il n’a pas effectué une analyse indépendante du lien de causalité.  Ils soutiennent que le juge s’est contenté de copier‑coller ces arguments plutôt que de porter son attention sur le contenu des documents.

[60]                          La jurisprudence démontre que le fait d’adopter les arguments d’une partie sans mentionner les contre‑arguments de l’autre partie ne réfute pas à lui seul la présomption d’impartialité judiciaire.  Les juges de première instance ne sont pas non plus tenus d’analyser chaque argument ou problème allégué pour arriver à une conclusion en particulier.  En l’espèce, les motifs, bien que composés d’emprunts, indiquent clairement que le juge a examiné et tranché la question du lien de causalité.  Toute erreur entachant sa conclusion serait une question de fond et non de processus.

[61]                          Troisièmement, les défendeurs font valoir que le fait que le juge n’a examiné pratiquement aucune des prétentions des défendeurs (à l’exception de celles citées dans l’argumentation des demandeurs) démontre qu’il ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et que les motifs ne reflètent pas sa propre décision sur ces questions.

[62]                          Là encore, cette critique n’est pas convaincante.  En effet, le fait que le juge a retenu certaines des prétentions des défendeurs invalide cette inférence.  Une comparaison des prétentions des demandeurs et des motifs du jugement démontre que les extraits des prétentions des demandeurs que le juge a reproduits ont été modifiés avant d’être publiés dans les motifs.  Cela indique que le juge n’a pas accepté aveuglément les documents et qu’il a porté son attention sur leur contenu et vérifié s’ils reflétaient son point de vue.

[63]                          Je conclus que la qualité de la reproduction n’amènerait pas une personne raisonnable à conclure que les extraits reproduits par le juge ne reflétaient pas son propre raisonnement et son propre point de vue.

c)      Le défaut de mentionner les sources

[64]                          On soutient que le fait que le juge de première instance n’a pas attribué les documents reproduits aux demandeurs étaye le point de vue selon lequel les motifs ne reflètent pas son raisonnement et ébranle la certitude que les extraits reproduits reflètent son propre raisonnement.

[65]                          Comme nous l’avons établi précédemment, la rédaction judiciaire puise abondamment dans des sources externes et la reproduction des prétentions d’une partie sans mention de leur source est une pratique largement acceptée.  Les considérations qui exigent la mention des sources dans les sphères universitaires, artistiques et scientifiques ne s’appliquent pas aux motifs du jugement.  On ne s’attend pas à une création originale de la part du juge.

[66]                          En outre, il est difficile de comprendre en quoi la reproduction d’extraits de textes avec mention de leurs sources est plus susceptible de refléter le raisonnement du juge — ou l’absence de raisonnement — que leur reproduction sans mention des sources.  Dans les deux cas, le juge a fait siens les documents reproduits en les introduisant dans ses motifs.

d)      La nature de l’affaire

[67]                          La nature de l’affaire est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si l’incorporation d’extraits d’autres sources dans un jugement réfute la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires et justifie l’annulation de la décision du juge.  Les affaires criminelles, qui mettent en jeu la liberté de l’accusé, commandent le haut niveau d’examen décrit dans Teskey.  À l’autre bout du spectre, les requêtes ordinaires dans une affaire civile peuvent n’exiger guère plus qu’un simple oui ou non de la part du juge.

[68]                          L’affaire dont nous sommes saisis est une affaire civile, mais fort complexe.  De plus, les conclusions du juge avaient de lourdes conséquences pour les parties — une importante somme d’argent ainsi que la réputation des médecins et du personnel de l’hôpital étaient en jeu.

[69]                          Toutefois, le fait qu’une affaire soit complexe et que les conclusions du juge soient importantes ne veut pas dire que l’incorporation dans le jugement d’extraits d’autres textes réfute nécessairement la présomption d’intégrité.  Comme nous l’avons déjà dit, il est indiqué pour le juge en pareil cas d’énoncer les questions en litige et ses conclusions dans ses propres mots.  Toutefois, la question n’est pas de savoir si les meilleures pratiques ont été suivies, mais plutôt de savoir si la reproduction constitue une preuve convaincante que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon impartiale et indépendante, comme son serment l’y obligeait.  Si c’est le cas, la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est réfutée.  Dans le cas contraire, la décision du juge est maintenue.

[70]                          En l’espèce, nous sommes d’accord avec le juge Smith, dissident en cour d’appel, pour dire que, même si le juge a adopté de larges extraits des prétentions des demandeurs, la preuve ne démontre pas qu’il n’a pas porté son attention sur les questions cruciales et qu’il ne les a pas tranchées de façon indépendante et impartiale.  Les motifs, considérés globalement, indiquent que le juge de première instance a examiné les questions en litige et les arguments des deux parties et qu’il a tiré une conclusion relativement à chacune des questions principales.

e)      Les fonctions non remplies

[71]                           En l’espèce, la Cour d’appel a reconnu à bon droit que la question à trancher consistait à déterminer si l’incorporation par le juge de première instance de larges extraits des prétentions des demandeurs a réfuté la présomption d’intégrité et d’impartialité.  Néanmoins, les juges majoritaires de la Cour d’appel et les parties devant notre Cour ont débattu aussi de la question de savoir si les motifs répondaient aux exigences de leurs fonctions fondamentales d’informer les parties et le public des motifs de la décision du juge et de fournir matière à examen en appel.

[72]                          Comme je l’ai mentionné précédemment, cette analyse ne s’applique pas dans le cas où la contestation des motifs est fondée sur la prétention que l’incorporation en bloc, par le juge, d’extraits d’autres sources dans ses motifs de jugement démontre qu’il n’a pas porté son attention sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon indépendante et impartiale.

f)       Résumé

[73]                          Malgré la reproduction de larges extraits de l’argumentation finale des défendeurs, les arguments des demandeurs ne réfutent pas la présomption d’impartialité judiciaire.

[74]                          En tenant pleinement compte de la complexité de l’affaire et en acceptant qu’il aurait été préférable que le juge de première instance analyse les faits et les questions en litige dans ses propres mots, je ne peux conclure qu’il n’a pas examiné les questions en litige et qu’il ne les a pas tranchées de façon indépendante.  Au contraire, le fait qu’il a rejeté certaines des prétentions clés des demandeurs démontre qu’il a examiné les questions en litige de façon indépendante et impartiale.  L’absence dans les motifs d’une analyse du lien de causalité et les prétendues erreurs qu’ils comportent ne concernent pas le caractère équitable de la procédure, mais le fond des motifs — soit la question de savoir si le juge de première instance, ayant rendu sa propre décision, a commis une erreur de droit ou a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes.

[75]                          Il aurait été préférable que le juge de première instance ne reproduise pas de larges extraits des prétentions des demandeurs dans ses motifs.  Toutefois, il en faut plus pour justifier l’annulation de sa décision.  Pour réfuter la présomption d’intégrité judiciaire, les défendeurs doivent établir qu’une personne raisonnable informée de toutes les circonstances conclurait que le juge de première instance n’a pas examiné de façon indépendante et impartiale les questions cruciales qui lui avaient été soumises.  Or, les défendeurs n’y sont pas parvenus.

[76]                          Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires devait être réfutée pour que le jugement soit annulé.  Ils ont affirmé que [traduction] « [l]a forme des motifs, reprenant essentiellement les prétentions des [demandeurs], constitue en soi une “preuve convaincante” qui réfute la présomption d’intégrité judiciaire, laquelle englobe la notion d’impartialité » (par. 127).  La Cour d’appel a en effet statué que la reproduction de larges extraits réfutait à elle seule la présomption.  Les motifs du juge de première instance, bien qu’imparfaits, traitaient tous les aspects essentiels de l’affaire.  Le fait que de grandes parties des motifs reprenaient les prétentions des demandeurs ne réfute pas la présomption selon laquelle le juge de première instance a examiné les questions en litige et les a tranchées conformément au droit.  Je conclus que la décision du juge de première instance ne doit pas être annulée pour cause de reproduction de larges extraits des prétentions des demandeurs dans ses motifs.

B.      Le jugement comporte‑t‑il des erreurs de droit ou des erreurs de fait manifestes et dominantes?

[77]                          Après avoir conclu que la décision du juge de première instance ne doit pas être annulée pour cause de reproduction de larges extraits des prétentions des demandeurs dans ses motifs, il s’agit maintenant de déterminer si ses conclusions relatives à la responsabilité des divers défendeurs comportent une erreur et devraient être annulées.  Il est bien reconnu que les conclusions du juge de première instance ne peuvent être annulées que si la partie qui les conteste démontre qu’elles comportent une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante sur des questions de fait.

[78]                          Pour récapituler, le juge de première instance a conclu que l’hôpital, l’infirmière Bellini et les Drs Yue, Edris et Steele étaient responsables pour cause de négligence.  Il a rejeté les demandes contre les infirmières MacQueen et Verwoerd.

[79]                          La majorité de la Cour d’appel, ayant conclu que l’affaire devait être renvoyée pour faire l’objet d’un nouveau procès, n’a pas statué sur ces questions.  Toutefois, le juge Smith, dans sa dissidence, a examiné les conclusions du juge de première instance sur la responsabilité.  Il était d’avis que la demande contre la Dre Yue devrait être accueillie sur le fondement d’un des moyens invoqués, et que les demandes contre les Drs Edris et Steele, l’infirmière Bellini et l’hôpital devraient être rejetées dans leur intégralité.  Il a laissé entendre qu’il aurait réduit le montant des dommages‑intérêts, mais a refusé d’examiner cette question en raison de la décision des juges majoritaires d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[80]                          Les demandeurs prétendent que le juge Smith a commis une erreur en concluant que leurs demandes contre les défendeurs autres que la Dre Yue devaient être rejetées.  L’infirmière et l’hôpital défendeurs ont interjeté un appel incident et demandent à notre Cour de trancher les questions de la responsabilité et des dommages‑intérêts sur le fondement du dossier qui nous a été présenté, plutôt que de les renvoyer pour examen dans le cadre d’un nouveau procès.  Les médecins défendeurs ont demandé la tenue d’un nouveau procès, mais ont convenu pendant l’audience qu’il était loisible à notre Cour de substituer ses propres conclusions dans le cadre d’un examen en appel ordinaire.

1.         La responsabilité de la Dre Yue

[81]                          Le juge de première instance a conclu que la Dre Yue a fait preuve de négligence en recommandant un accouchement vaginal après césarienne ou AVAC, sans vérifier l’orientation de la cicatrice de la césarienne; en n’obtenant pas le consentement éclairé de Mme Cojocaru à l’AVAC; et en n’obtenant pas son consentement éclairé au déclenchement du travail.

a)      Recommandation de la méthode d’AVAC

[82]                          Le juge de première instance a conclu que la Dre Yue avait manqué à la norme de diligence requise en ne vérifiant pas adéquatement l’orientation de la cicatrice de la césarienne antérieure avant de recommander un AVAC parmi les méthodes d’accouchement possibles (par. 154).

[83]                          Il s’agit de déterminer si cette conduite a causé le préjudice subi par Eric Cojocaru.  Le juge de première instance a conclu que le lien de causalité avait été établi parce que Mme Cojocaru n’aurait pas tenté l’AVAC si la Dre Yue n’avait pas recommandé cette méthode d’accouchement (par. 216).

[84]                          Le juge Smith a conclu que le juge de première instance s’était posé la mauvaise question.  Il fallait plutôt se demander si le défaut de la Dre Yue de déterminer plus précisément l’orientation de la cicatrice a causé le préjudice et la perte.  Si la Dre Yue avait procédé à une vérification plus poussée de la cicatrice, elle aurait tout de même recommandé un AVAC.  Ainsi, à son avis, aucun lien de causalité n’a été établi entre la négligence alléguée et le préjudice.

[85]                          Je suis d’accord avec le juge Smith.  Le juge de première instance a court‑circuité l’analyse sur le lien de causalité lorsqu’il a conclu que [traduction] « [l]a négligence reprochée est la négligence dans la recommandation de l’AVAC comme l’une des méthodes d’accouchement possibles.  Si la Dre Yue n’avait pas fait cette recommandation, Mme Cojocaru aurait eu une nouvelle césarienne et le préjudice aurait effectivement été évité » (par. 216).  Le juge de première instance aurait plutôt dû se demander quel préjudice a découlé de la prétendue négligence de la Dre Yue : le défaut de vérifier l’orientation de la cicatrice.

[86]                          L’AVAC est contre‑indiqué chez les patientes qui ont une cicatrice utérine classique ou en T inversé découlant d’une césarienne antérieure.  La Dre Yue était d’avis que la cicatrice utérine de Mme Cojocaru était une cicatrice transversale basse et que Mme Cojocaru était donc une candidate à l’AVAC.  La seule omission de la Dre Yue était son prétendu défaut de vérifier l’orientation de la cicatrice en n’obtenant pas le rapport de la chirurgie effectuée en Roumanie.

[87]                          L’obtention du rapport de chirurgie aurait eu pour but de vérifier que la cicatrice utérine de Mme Cojocaru était une cicatrice transversale basse.  Puisqu’il s’agissait effectivement d’une cicatrice transversale basse, aucun préjudice ne découle de l’omission de la Dre Yue.

b)      La responsabilité pour le défaut d’obtenir un consentement éclairé à l’AVAC

[88]                          Le juge de première instance a conclu que la Dre Yue a fait preuve de négligence en n’obtenant pas le consentement éclairé de Mme Cojocaru à l’AVAC.  Je ne modifierais pas cette conclusion.

[89]                          Les défendeurs prétendent que le juge de première instance a commis des erreurs dans son appréciation du témoignage de la Dre Yue.  À mon sens, bien que le juge de première instance ait commis de telles erreurs, celles‑ci ne pouvaient avoir d’incidence sur le résultat.

[90]                          La Dre Yue ne se souvenait pas bien de Mme Cojocaru; son témoignage a plutôt porté sur sa [traduction] « façon invariable de procéder ».  En concluant qu’il ne pouvait se fonder sur la « façon invariable de procéder » de la Dre Yue, le juge de première instance a déclaré qu’elle n’avait noté au dossier aucun des aspects de « sa présumée conversation concernant les risques qu’elle affirme avoir expliqués à Mme Cojocaru » (par. 98d)).  Il s’agissait d’une exagération.  Le dossier de Mme Cojocaru fait mention d’une discussion sur les méthodes d’accouchement, et le rapport de consultation envoyé par la Dre Yue au médecin qui lui avait adressé Mme Cojocaru indiquait que les chances de succès de l’AVAC étaient de 80 pour 100 et que le risque de rupture utérine était de 1 sur 200.  Toutefois, la préoccupation du juge de première instance n’était pas que les risques statistiques n’avaient pas été exposés, mais que « rien n’indique qu’on a fait comprendre à Mme Cojocaru ce que cette statistique signifiait » (par. 93).  En fait, le juge de première instance a conclu que, même si la Dre Yue lui a effectivement communiqué le risque de 1 sur 200, cela était insuffisant pour obtenir son consentement éclairé (par. 107).  Les erreurs commises par le juge de première instance lorsqu’il a parlé du dossier médical n’ébranlent pas sa conclusion que le consentement de Mme Cojocaru n’était pas suffisamment éclairé.

[91]                          De même, le juge de première instance avait le droit d’ignorer la note [traduction] « veut un AVAC » que la Dre Yue avait écrite dans le dossier de Mme Cojocaru.  Bien que les défendeurs prétendent qu’elle prouve que Mme Cojocaru a consenti à l’AVAC, cette note est ambiguë sur la question de savoir si Mme Cojocaru avait été suffisamment informée des risques.  Le juge de première instance n’était pas tenu de décortiquer minutieusement chaque élément de preuve dans ses motifs.

[92]                          Le juge de première instance a également commis une erreur dans son évaluation du rapport de consultation.  Comme l’a indiqué le juge de première instance durant la plaidoirie, il a été dicté le jour même du rendez‑vous de Mme Cojocaru, et non deux jours plus tard.  De plus, le juge de première instance a commis une erreur en s’attendant à ce qu’une lettre adressée au médecin de Mme Cojocaru doive détailler les difficultés de langage de Mme Cojocaru ou expliquer la signification des risques statistiques (voir les motifs de la Cour d’appel, par. 65‑67).  Toutefois, le juge de première instance ne s’est pas fondé sur ce rapport pour tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité; il a plutôt conclu qu’il ne corroborait pas la « façon invariable de procéder » de la Dre Yue.  Le juge de première instance a simplement retenu le témoignage de Mme Cojocaru plutôt que celui de la Dre Yue.  Son appréciation erronée du rapport est insuffisante pour infirmer sa conclusion.

[93]                          La preuve étaye la conclusion du juge de première instance que la Dre Yue n’a pas informé adéquatement Mme Cojocaru des risques d’un AVAC.

[94]                          La preuve démontre que la Dre Yue a fondé son évaluation des risques de l’AVAC sur une hypothèse erronée concernant la raison pour laquelle sa patiente avait subi une césarienne en Roumanie.  Par conséquent, elle n’a pas pu l’informer pleinement des risques de l’AVAC.

[95]                          La Dre Yue a conclu que la césarienne antérieure de Mme Cojocaru était une césarienne programmée.  Sur ce fondement, la Dre Yue a avisé Mme Cojocaru que les chances de succès d’un AVAC étaient de 80 pour 100 (motifs de première instance, par. 103).  Il s’agissait d’une erreur.  Comme l’a conclu le juge de première instance et comme le démontrent le rapport de chirurgie et le témoignage de l’obstétricien roumain, le Dr Clepce, la césarienne a été pratiquée en Roumanie parce que le travail ne progressait pas (par. 104‑105).  Comme l’a admis la Dre Yue, après une césarienne de cette nature, les chances de réussite d’un AVAC sont [traduction] « sensiblement inférieures à 80 pour 100 » (déclaration acceptée par le juge de première instance, par. 106).  Ainsi, la Dre Yue n’aurait pas pu aviser adéquatement sa patiente des risques associés à un AVAC.

[96]                          Pour ces motifs, je suis d’avis de confirmer la conclusion du juge de première instance selon laquelle la Dre Yue doit être tenue responsable pour ne pas avoir obtenu le consentement éclairé de Mme Cojocaru à un AVAC.

c)      La responsabilité à l’égard du consentement éclairé au déclenchement

[97]                          Le juge de première instance a conclu que la Dre Yue était responsable pour ne pas avoir obtenu le consentement éclairé de Mme Cojocaru au déclenchement du travail.  Le juge Smith aurait confirmé cette conclusion.

[98]                          Je ne saurais être d’accord.  Le juge de première instance n’a pas effectué d’analyse indépendante du lien de causalité relativement au défaut d’obtenir un consentement éclairé au déclenchement, qu’il faut distinguer du défaut d’obtenir un consentement éclairé à l’AVAC.  À mon sens, aucun élément de preuve n’étaye une relation de cause à effet entre le déclenchement et le préjudice subi.

[99]                          Rien dans la preuve n’indique que la solution de rechange au déclenchement — et, par conséquent, l’approche médicale qui aurait été appliquée si Mme Cojocaru avait refusé le déclenchement — était une césarienne programmée.  On ne peut rien dire de plus que son travail n’aurait pas été déclenché si elle avait refusé le déclenchement.  La question à laquelle il faut répondre est celle de savoir quel préjudice a découlé du déclenchement avec le gel de prostaglandine.

[100]                      Le juge de première instance n’a ni explicitement ni implicitement conclu que le gel de prostaglandine a surstimulé l’utérus et causé la rupture utérine.  Bien que la preuve permette d’étayer sa conclusion que le déclenchement augmente le risque de rupture utérine, elle ne va pas jusqu’à démontrer une relation de cause à effet entre le déclenchement et la rupture en l’espèce.

[101]                      Je suis d’avis de ne pas confirmer la conclusion de responsabilité contre la Dre Yue sur ce fondement.

2.         La responsabilité du Dr Edris

[102]                      Le juge de première instance a conclu que la conduite du Dr Edris ne répondait pas à la norme de diligence requise parce qu’il a déclenché le travail sans vérifier l’orientation de la cicatrice utérine de Mme Cojocaru (par. 172).

[103]                      Le juge Smith a estimé que cette conclusion était une erreur parce qu’il n’existait aucun lien de causalité entre la négligence alléguée — le défaut de vérifier la position de la cicatrice — et le préjudice.  Je suis d’accord.

[104]                      Mme Cojocaru présentait une cicatrice transversale basse, de sorte que ni le déclenchement ni l’AVAC n’étaient contre‑indiqués.  Les conclusions du juge de première instance portant que le Dr Edris n’était pas certain de l’orientation de la cicatrice et qu’il n’a pas discuté de cette incertitude avec l’obstétricien de garde, le Dr Steele, sont sans importance.  Si le Dr Edris avait vérifié l’orientation de la cicatrice, il aurait malgré tout procédé au déclenchement.  De plus, rien ne prouve que le déclenchement a causé la rupture utérine.

3.         La responsabilité du Dr Steele

[105]                      Le Dr Steele était l’obstétricien de garde.  Lorsque l’infirmière Bellini lui a parlé à 18 h 5 pour lui faire part de l’état de Mme Cojocaru, il était dans sa voiture, en route vers un autre hôpital.  Il n’est retourné au B.C. Women’s Hospital qu’après l’accouchement.

[106]                      Le juge de première instance a conclu que le Dr Steele avait fait preuve de négligence pour deux raisons : premièrement, pour ne pas avoir évalué Mme Cojocaru plus tôt dans la journée (il a reproché au Dr Steele de ne pas s’être rendu auprès d’elle entre 10 h et le moment de l’urgence); et deuxièmement, pour ne pas s’être occupé d’elle immédiatement lorsqu’il a parlé à l’infirmière Bellini.  Le juge de première instance a affirmé que, plutôt, [traduction] « il a quitté l’hôpital » (par.  173).

[107]                      Le juge Smith a estimé que ces conclusions étaient fondées sur une mauvaise appréciation de la preuve et a déchargé le Dr Steele de toute responsabilité.  À son avis, la preuve n’établissait aucun lien de causalité entre les actes du Dr Steele et le préjudice.  Je suis d’accord.

[108]                      Premièrement, rien ne permettait de conclure que le défaut du Dr Steele d’évaluer Mme Cojocaru plus tôt dans la journée constituait un écart par rapport à la pratique professionnelle courante.  Elle ne présentait aucun signe de rupture utérine avant 17 h 45.  Tous les éléments de preuve étayent le point de vue selon lequel, en tant qu’obstétricien de garde, le Dr Steele avait le droit de s’en remettre aux résidents en obstétrique, les Drs Edris et Green, et au personnel infirmier pour prendre soin de Mme Cojocaru.  Il s’attendait à être appelé au besoin.

[109]                      Deuxièmement, s’agissant de son défaut de s’occuper de Mme Cojocaru lorsqu’il a parlé à l’infirmière Bellini à 18 h 5, la preuve démontre clairement que, même si le Dr Steele avait été présent à ce moment‑là — ou à 18 h, heure à laquelle les infirmières auraient d’abord dû appeler un médecin selon le juge de première instance —, sa présence n’aurait rien changé.  Comme nous le verrons plus loin, la seule salle d’opération dotée de personnel était occupée à ce moment‑là — un fait que le juge de première instance n’a pas mentionné.

4.         La responsabilité de l’infirmière Bellini et de l’hôpital

[110]                      Le juge de première instance a tenu l’infirmière Bellini et, par conséquent, l’hôpital qui l’employait, responsables de négligence pour ne pas avoir remarqué les signes de rupture utérine et agi en conséquence plus tôt.  Il a conclu que l’infirmière Bellini aurait dû appeler le Dr Green, le résident en obstétrique présent à l’hôpital, au plus tard à 18 h et que, si elle l’avait fait, le préjudice aurait été évité.

[111]                      Selon le juge Smith, la preuve démontrait que, même si l’infirmière Bellini avait appelé le Dr Green à 18 h, la perte n’aurait pas été évitée parce que la césarienne n’aurait pas pu être pratiquée à temps pour éviter le préjudice subi par Eric, aucune salle d’opération dotée de personnel n’étant disponible.  Je suis d’accord.

[112]                      Eric s’est retrouvé à l’extérieur de l’utérus rompu et privé d’oxygène et de substances nutritives à 18 h 18 (motifs de première instance, par. 206).  Le juge de première instance a conclu (et personne n’a en fait contesté) que le bébé aurait dû être mis au monde dans les 10 ou 15 minutes suivant la privation d’oxygène pour éviter des lésions cérébrales permanentes (c’est‑à‑dire au plus tard entre 18 h 28 et 18 h 33) (par. 220).

[113]                      La question cruciale est celle‑ci : si l’infirmière Bellini avait appelé le Dr Green à 18 h comme elle aurait dû le faire selon le juge de première instance, Eric aurait‑il pu naître avant que les lésions cérébrales permanentes surviennent entre 18 h 28 et 18 h 33?  La réponse à cette question est non, au vu de la preuve dont nous disposons.  La seule salle d’opération dotée d’un anesthésiste n’a été disponible que peu avant 18 h 30.  La chirurgie de Mme Cojocaru a débuté le plus tôt possible, soit à 18 h 30, lorsque l’anesthésiste est entré dans la salle d’opération, et Eric a été dûment mis au monde à 18 h 41.  Même si l’infirmière Bellini avait sonné l’alarme et appelé le Dr Green à 18 h, plutôt que de demander à l’infirmière Verwoerd de le faire à 18 h 15, et même si la décision de pratiquer une césarienne avait été prise dans les 10 minutes suivant cet appel, comme on peut le croire, le résultat aurait été le même parce que l’opération n’aurait pas pu commencer plus tôt.

[114]                      Le juge de première instance semble avoir conclu que, comme Eric est né 26 minutes après l’appel de l’infirmière Verwoerd à 18 h 15, il serait né au plus tard à 18 h 26, avant que les lésions cérébrales permanentes ne surviennent, si l’infirmière Bellini avait fait l’appel à 18 h.  Toutefois, le juge n’a pas pris en compte le fait qu’aucune salle d’opération dotée d’un anesthésiste n’a été disponible avant 18 h 30.  Au vu de la preuve, il n’aurait pas été possible d’obtenir un autre anesthésiste à temps pour prévenir le préjudice.

[115]                      Je conclus que, même si l’infirmière Bellini avait remarqué les signes de rupture utérine et avait agi en conséquence à 18 h, comme elle aurait dû le faire selon le juge de première instance, et même si le Dr Steele s’était rendu en personne auprès de la mère d’Eric lorsqu’il a été appelé, Eric n’aurait pas pu naître à temps pour éviter les lésions cérébrales permanentes.

5.         Conclusion

[116]                      La conclusion du juge de première instance selon laquelle la Dre Yue est responsable pour ne pas avoir obtenu le consentement éclairé de Mme Cojocaru à l’AVAC doit être confirmée.  Toutefois, je conviens avec le juge Smith que les conclusions du juge de première instance relativement à la responsabilité de l’infirmière Bellini, de l’hôpital et des Drs Steele et Edris doivent être annulées.

6.         Les dommages‑intérêts

[117]                      Le juge de première instance a évalué les dommages‑intérêts payables par les défendeurs reconnus responsables à 4 045 000 $, comme suit (par. 367) :

 

Dommages non pécuniaires (Eric)     

  321 000 

$

Dommages non pécuniaires (Mme Cojocaru)

    40 000 

$

Perte de revenus/Perte de capacité de gains

  850 000 

$

Perte de relation d’interdépendance

    25 000 

$

Coûts des soins futurs

2 665 000 

$

Réclamation à titre fiduciaire

   144 000 

$

 

TOTAL

4 045 000 

$

[118]                      Le juge Smith a indiqué qu’il aurait réduit le montant des dommages‑intérêts payables par la Dre Yue (la seule défenderesse jugée responsable), mais il a refusé d’examiner cette question en raison de la décision des juges majoritaires d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[119]                      Les défendeurs contestent les conclusions du juge de première instance sur le montant des dommages‑intérêts.

[120]                      À mon avis, les conclusions du juge de première instance sur les dommages‑intérêts étaient étayées par la preuve et ne présentent aucune erreur manifeste et dominante qui justifierait une intervention en appel.  Les défendeurs demandent essentiellement à notre Cour de soupeser de nouveau la preuve, ce que nous ne pouvons faire.

[121]                      Il est vrai que le juge de première instance a exagéré lorsqu’il a fait référence à une [traduction] « preuve claire et non contredite » de « dommages directs aux hémisphères cérébraux d’Eric » (par. 239).  En fait, la preuve était contestée; en effet, il semble possible de soutenir que, selon la prépondérance de la preuve, Eric n’a subi aucune lésion aux hémisphères cérébraux.  Toutefois, le juge de première instance disposait d’une certaine preuve, en particulier dans les rapports des Drs Kaushansky et Hahn, lui permettant de conclure qu’Eric a subi des lésions aux hémisphères cérébraux.  Par conséquent, je ne saurais conclure que le juge de première instance a commis, dans son évaluation de la nature du préjudice subi par Eric, une erreur qui justifierait une intervention en appel.

[122]                      Je suis également d’avis que le juge de première instance était en droit d’accorder peu de poids à l’opinion de Mme Mageau, l’experte des médecins défendeurs en matière de coûts des soins.  Le juge de première instance a conclu qu’elle s’était fondée sur un certain nombre d’hypothèses erronées dans son rapport.  En plaidant que ces hypothèses étaient bien fondées, les médecins défendeurs demandent à notre Cour de soupeser de nouveau la preuve.  Mme Mageau a fondé ses hypothèses sur des conclusions d’autres experts, dont beaucoup ont été contredites, et dont beaucoup ont été rejetées par le juge de première instance.  Par conséquent, le juge de première instance pouvait conclure que les hypothèses sous‑tendant le rapport de Mme Mageau étaient erronées.

V.        Dispositif

[123]                      Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.  Je suis également d’avis d’accueillir l’appel incident et d’infirmer en partie l’ordonnance du juge de première instance.  La Dre Yue paiera aux demandeurs le montant de dommages‑intérêts fixé par le juge de première instance et les dépens relativement aux instances devant les juridictions inférieures et au pourvoi devant notre Cour.  Les actions contre l’infirmière Bellini, l’hôpital et les Drs Steele et Edris sont rejetées.  L’infirmière Bellini et l’hôpital défendeurs ont droit à leurs dépens relativement au pourvoi incident seulement, payables par les demandeurs.  Les Drs Edris et Steele, n’ayant pas formé de pourvoi incident, n’ont pas droit aux dépens.

                    Pourvoi et pourvoi incident accueillis avec dépens.

                    Procureurs des appelants/intimés au pourvoi incident : Pacific Medical Law, Vancouver; Whitelaw Twining Law Corp., Vancouver; Supreme Advocacy, Ottawa.

                    Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident British Columbia Women’s Hospital and Health Centre et F. Bellini : Guild Yule, Vancouver.

                    Procureurs des intimés Dale R. Steele, Jenise Yue et Fawaz Edris : Harper Grey, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.

 

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