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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3

Date : 20130801

Dossier : 34317

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Criminal Lawyers’ Association of Ontario et Lawrence Greenspon

Intimés

- et -

Procureur général du Canada, procureur général du Québec, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britanique, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Advocates’ Society et Mental Health Legal Committee

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 85)

 

Motifs dissidents :

(par. 86 à 143)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Rothstein, Moldaver et Wagner)

 

Le juge Fish (avec l’accord des juges LeBel, Abella et Cromwell)


 

Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Criminal Lawyers’ Association of Ontario et

Lawrence Greenspon                                                                                         Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général du Québec,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique,

Advocates’ Society et

Mental Health Legal Committee                                                              Intervenants

Répertorié : Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario

2013 CSC 43

No du greffe : 34317.

2012 : 12 décembre; 2013 : 1er août.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Tribunaux — Compétence — Nomination d’un amicus curiae — Mésentente entre le procureur général provincial et des amici curiae nommés par des juges présidant des procès criminels au sujet du taux de rémunération des amici — Les cours supérieures et les tribunaux d’origine législative ont‑ils une compétence inhérente ou tacite pour fixer le taux de la rémunération des amici curiae?

                    Dans trois affaires issues de dossiers criminels ontariens, les juges des procès ont nommé des amici curiae pour assister les accusés après que ceux‑ci eurent révoqué les avocats dont ils avaient retenu les services.  Cette mesure visait à assurer le bon déroulement des procès ou à ne pas retarder des instances longues et complexes.  Les juges n’ont pas statué sur le fondement de la Charte   canadienne des droits et libertés , ni estimé que les procès ne seraient pas équitables si les accusés n’étaient pas représentés.  Le procureur général a fait valoir que, dans chacune des instances considérées, l’amicus jouait un rôle semblable à celui d’un avocat de la défense et qu’il devait accepter d’être rémunéré au tarif de l’aide juridique.  Or, les amici ayant refusé ce tarif, les juges des procès ont fixé des taux supérieurs et ordonné au procureur général de rémunérer les amici en conséquence.  Dans l’une des affaires, la juge du procès a confié à un avocat chevronné la tâche d’établir un budget pour l’amicus et de faire droit ou non, après examen, à ses demandes de paiement au fur et à mesure qu’il les présentait.  Le ministère public a interjeté appel des décisions et fait valoir que les tribunaux n’avaient pas compétence pour fixer le taux de rémunération des amici curiae.  La Cour d’appel l’a débouté au motif que le pouvoir d’une cour supérieure ou d’un tribunal d’origine législative de fixer les conditions du mandat de l’amicus, y compris sa rémunération et le contrôle des demandes de paiement, était connexe à son pouvoir de nommer l’amicus

                    Arrêt (les juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner : Une cour dotée d’une compétence inhérente peut, de manière exceptionnelle, nommer un amicus curiae si la mesure s’impose afin que justice puisse être rendue dans une instance.  Ce pouvoir découle aussi implicitement de la faculté d’un tribunal d’origine législative de constituer une cour de justice.  La fonction d’amicus curiae existe depuis longtemps dans notre système de justice.  Toutefois, lorsque le mandat de l’amicus s’apparente à celui d’un avocat de la défense, la ligne de séparation entre ces deux fonctions est brouillée.  La nomination peut alors aller à l’encontre du droit constitutionnel de l’accusé d’assurer sa propre défense, ainsi que de la décision antérieure d’un tribunal saisi d’une demande fondée sur le droit constitutionnel de l’accusé à un procès équitable de lui refuser les services d’un avocat rémunéré par l’État; en outre, elle peut obliger l’amicus à faire valoir des points de droit qui ne sont pas favorables à l’accusé ou qui sont contraires aux vœux de ce dernier, elle peut faire en sorte que l’avocat retenu exerce une fonction que la cour n’a pas le droit d’exercer et elle peut compromettre le régime provincial d’aide juridique.  Une fois nommé amicus, l’avocat qui accepte de tenir le rôle d’avocat de la défense n’est donc plus l’ami de la cour.

                    À défaut d’une habilitation découlant d’une contestation constitutionnelle ou d’une disposition législative, le pouvoir de fixer la rémunération de l’amicus curiae doit s’originer de la compétence inhérente ou tacite de la cour.  La compétence inhérente d’une cour supérieure lui permet de rendre les ordonnances nécessaires à la protection du processus judiciaire et de la primauté du droit et de s’acquitter de sa fonction judiciaire qui consiste à administrer la justice d’une manière régulière, ordonnée et efficace.  De même, pour constituer une cour de justice, un tribunal d’origine législative possède des pouvoirs tacites.  La théorie de la compétence inhérente ne s’applique cependant pas sans réserves.  Ces pouvoirs inhérents et tacites existent sous réserve de toute disposition législative, ainsi que du respect de la séparation des pouvoirs entre les différents acteurs de notre ordre constitutionnel et des attributions institutionnelles particulières qui résultent de cette séparation.  L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions.  Le pouvoir inhérent ou tacite d’une cour de justice ne doit pas empiéter sur la fonction provinciale d’administration de la justice.

                    Bien qu’une cour ait compétence pour fixer les conditions du mandat de l’amicus curiae et donner ainsi effet à son pouvoir de le nommer, la faculté de déterminer sa rémunération n’est pas essentielle à l’exercice de ce pouvoir, et son inexistence n’empêche pas la cour de rendre justice dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace.  De plus, l’ordonnance qui lui enjoint de rémunérer l’amicus selon un taux précis somme le procureur général de verser une certaine somme par prélèvement sur le trésor.  Une décision judiciaire peut accessoirement avoir des conséquences financières, mais l’affectation de ressources en fonction de priorités concurrentes est une question qui concerne l’économie et les orientations stratégiques du gouvernement; il s’agit d’une décision de nature politique ressortissant au législatif et à l’exécutif, qui en sont responsables vis‑à‑vis de la population.  À défaut d’une habilitation découlant d’une contestation constitutionnelle ou d’une disposition législative, une telle ordonnance ne respecte pas les fonctions et les compétences institutionnelles du législatif, de l’exécutif (y compris le procureur général) et du judiciaire, ni le principe voulant que le législateur et l’exécutif soient responsables vis‑à‑vis des citoyens de l’affectation des fonds publics.  Le risque existe bel et bien que le non‑respect de la séparation des pouvoirs, ainsi que des attributions constitutionnelles et institutionnelles des différentes branches de l’État, porte atteinte au programme d’aide juridique et sape la confiance du public dans les juges et les tribunaux.  Le pouvoir d’une cour supérieure ou d’un tribunal d’origine législative de nommer un amicus n’englobe donc pas celui de fixer le taux de sa rémunération et d’ordonner à la province de le rémunérer en conséquence.

                    Dans les cas exceptionnels où, sans qu’un droit garanti par la Charte  ne soit en jeu, le juge doit obtenir l’aide d’un amicus pour rendre justice, le candidat retenu et le procureur général se rencontrent pour déterminer tarif et modalités de paiement.  Ils peuvent consulter le juge, mais ce dernier doit s’abstenir de rendre, relativement à la rémunération, une ordonnance à laquelle le procureur général n’aurait d’autre choix que d’obéir.  Lorsque le recours à un amicus est vraiment essentiel et que l’avocat pressenti et le procureur général ne parviennent pas à s’entendre, le juge peut n’avoir d’autre recours que l’exercice de sa compétence inhérente et la suspension de l’instance jusqu’à la nomination d’un amicus.  Si le procès ne peut aller de l’avant, la cour peut motiver la suspension d’instance et préciser la cause du retard.

                    Les juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell (dissidents) : Le juge du procès peut nommer un amicus curiae pour assurer le bon déroulement de l’instance et la formulation d’observations pertinentes.  Il ne saurait être tenu de trancher une question de droit ou de fait contestée, complexe et importante en l’absence des plaidoiries complètes qui s’imposent.  Le pouvoir de nommer un amicus doit être exercé de manière exceptionnelle et avec circonspection.  Un amicus ne doit pas être nommé pour imposer un avocat à l’accusé ou permettre à ce dernier de contourner la procédure établie pour l’obtention des services d’un avocat rémunéré par l’État.  Protéger l’intérêt de l’accusé peut constituer un résultat accessoire de la nomination de l’amicus, mais ne saurait en être l’objectif.

                    Le pouvoir du juge du procès de fixer les honoraires de l’amicus curiae est nécessairement accessoire à son pouvoir de le nommer.  Accorder au procureur général d’une province le pouvoir exclusif de déterminer le taux de rémunération de l’amicus affaiblirait indûment le pouvoir de nomination du tribunal et sa faculté de nommer la personne de son choix.  L’intégrité du processus judiciaire serait également compromise, car la faculté du tribunal d’assurer l’équité et le bon déroulement du procès ne devrait pas être fondée sur la confiance à l’égard du comportement exemplaire permanent du ministère public, chose qu’il est impossible de surveiller ou de maîtriser.  Enfin, le pouvoir unilatéral du procureur général de déterminer la rémunération de l’amicus curiae pourrait créer une apparence de partialité et faire en sorte que l’amicus se retrouve inévitablement en situation de conflit d’intérêts.  Puisque l’amicus joue souvent un rôle qu’on peut qualifier d’opposé à celui du ministère public, si on conférait à ce dernier le pouvoir unilatéral et exclusif de déterminer la rémunération de l’amicus, une personne raisonnable pourrait conclure que l’attente de concessions mutuelles est susceptible d’amener l’amicus à s’acquitter de ses fonctions de manière à gagner la faveur du procureur général.

                    Nulle disposition constitutionnelle ne fait obstacle à l’octroi au juge du procès du pouvoir de déterminer les honoraires de l’amicus lorsque la situation l’exige.  Le principe selon lequel seul le Parlement peut autoriser un paiement sur le Trésor a seulement pour effet de limiter le pouvoir de l’exécutif de dépenser sans l’autorisation du législateur.  En l’espèce, toutefois, le procureur général a le pouvoir de verser des fonds publics pour rémunérer l’amicus curiae, que le taux de rémunération de ce dernier soit fixé ou non par le tribunal, car suivant la Loi sur l’administration financière, L.R.O. 1990, ch. F.12, l’Assemblée législative autorise au préalable le versement de fonds aux fins d’exécuter les ordonnances judiciaires.

                    Dès que le juge du procès nomme un amicus curiae et définit son mandat, il y a lieu de favoriser une démarche consensuelle.  Il faut inviter le procureur général et l’amicus à s’entendre sur la rémunération de ce dernier et sur les modalités d’administration de son budget.  À défaut d’accord, le juge fixe le taux de rémunération.  Il tient alors compte de l’importance du mandat, de la complexité juridique du travail requis, de la compétence et de l’expérience de l’avocat nommé et de son tarif habituel.  Il lui faut aussi se souvenir que l’amicus exécute un mandat public et qu’il est rémunéré sur les deniers publics.  Le tarif de l’aide juridique doit être pris en compte à titre indicatif, mais il n’est pas décisif.  La décision finale d’aller ou non de l’avant avec la poursuite à la lumière des frais engagés demeure à bon droit celle du procureur général, ce qui est de nature à préserver le juste équilibre entre le pouvoir discrétionnaire du poursuivant et la compétence du tribunal.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

                    Distinction d’avec les arrêts : R. c. White, 2010 CSC 59, [2010] 3 R.C.S. 374; Ontario c. Figueroa (2003), 64 O.R. (3d) 321; arrêt analysé : Auckland Harbour Board c. The King, [1924] A.C. 318; arrêts mentionnés : Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186; Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education, Grand Falls District 50 Branch, [1986] 1 R.C.S. 549; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711; R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78; Al Rawi c. Security Service, [2011] UKSC 34, [2012] 1 A.C. 531; Batistatos c. Roads and Traffic Authority of New South Wales, [2006] HCA 27, 227 A.L.R. 425; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152; In re Criminal Code (1910), 43 R.C.S. 434; R. c. Peterman (2004), 70 O.R. (3d) 481; R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Chan, 2002 ABCA 299, 317 A.R. 240 (sub nom. R. c. Cai); R. c. Ho, 2003 BCCA 663, 190 B.C.A.C. 187; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; R. c. Rockwood (1989), 91 N.S.R. (2d) 305; Child and Family Services of Winnipeg c. J. A., 2003 MBCA 154, 180 Man. R. (2d) 161; R. c. Ryan, 2005 NLCA 44, 199 C.C.C. (3d) 161; R. c. Gagnon, 2006 YKCA 12, 230 B.C.A.C. 200; Grollo c. Palmer (1995), 184 C.L.R. 348.

Citée par le juge Fish (dissident)

                    R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1; Québec (Procureur général) c. R.C., [2003] R.J.Q. 2027; R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; R. c. Cairenius (2008), 232 C.C.C. (3d) 13; R. c. Samra (1998), 41 O.R. (3d) 434; R. c. Lee (1998), 125 C.C.C. (3d) 363; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Auckland Harbour Board c. The King, [1924] A.C. 318; Ontario c. Figueroa (2003), 64 O.R. (3d) 321; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. White, 2010 CSC 59, [2010] 3 R.C.S. 374; R. c. Chemama, 2008 ONCJ 140 (CanLII).

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 24(1) .

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 486.3 , 684 , 694.1(1) , (3) .

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 63 , 92(14) , 96 , 126 .

Loi de 1998 sur les services d’aide juridique, L.O. 1998, ch. 26.

Loi sur l’administration financière, L.R.O. 1990, ch. F.12, art. 11.1(1), 13.

Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, ch. S‑26, art. 53(7) .

Loi sur la Société d’aide juridique du Manitoba, C.P.L.M. ch. L105, art. 3(2).

Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1990, ch. M.17, art. 5.

Loi sur les instances introduites contre la Couronne, L.R.O. 1990, ch. P.27, art. 22.

Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règle 92.

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 13.02.

Doctrine et autres documents cités

Berg, David.  « The Limits of Friendship : the Amicus Curiae in Criminal Trial Courts » (2012), 59 Crim. L.Q. 67.

Conseil canadien de la magistrature.  Modèles d’administration des tribunaux judiciaires.  Ottawa : Le Conseil, 2006 (en ligne : http://www.ccm.gc.ca).

Covey, Frank M., Jr.  « Amicus Curiae : Friend of the Court » (1959), 9 DePaul L. Rev. 30.

Dickens, Bernard M.  « A Canadian Development : Non‑Party Intervention » (1977), 40 Mod. L. Rev. 666.

Edwards, J. L. J.  The Law Officers of the Crown.  London : Sweet & Maxwell, 1964.

Halsbury’s Laws of England, 4th ed. (reissue), vol. 37.  London : Butterworths LexisNexis, 2001.

Jacob, I. H.  « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23.

Mallette, Jonathan Desjardins.  La constitutionnalisation de la juridiction inhérente au Canada : origines et fondements.  Mémoire de maîtrise non-publié.  Faculté de Droit, Université de Montréal, 2007.

« Memorandum — Requests for the appointment of an advocate to the court », reproduced in Lord Goldsmith, « Advocate to the Court », Law Society Gazette, February 1, 2002 (online : http://www.lawgazette.co.uk).

Mohan, S. Chandra.  « The Amicus Curiae : Friends No More?  », [2010] S.J.L.S. 352.

Romney, Paul.  Mr Attorney : The Attorney General for Ontario in Court, Cabinet, and Legislature 1791‑1899.  Toronto : Osgoode Society, 1986.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Goudge et Armstrong), 2011 ONCA 303, 104 O.R. (3d) 721, 277 O.A.C. 264, 270 C.C.C. (3d) 256, 86 C.R. (6th) 407, 234 C.R.R. (2d) 157, [2011] O.J. No. 1792 (QL), 2011 CarswellOnt 2608, qui a confirmé des ordonnances relatives à la fixation du taux de rémunération d’amici curiae et au contrôle des réclamations d’un amicus.  Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell sont dissidents.

                    Malliha Wilson, Troy Harrison, Kristin Smith et Baaba Forson, pour l’appelante.

                    P. Andras Schreck et Louis P. Strezos, pour l’intimée Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

                    Personne n’a comparu pour l’intimé Lawrence Greenspon.

                    Alain Préfontaine, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Jean‑Yves Bernard et Brigitte Bussières, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

                    Argumentation écrite seulement par Deborah Carlson et Allison Kindle Pejovic, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

                    Bryant Alexander Mackey, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Micah B. Rankin, Michael Sobkin et Elizabeth France, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

                    John Norris, pour l’intervenante Advocates’ Society.

                    Anita Szigeti, Mercedes Perez et Marie‑France Major, pour l’intervenant Mental Health Legal Committee.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner rendu par

                    La juge Karakatsanis —

I.    Introduction

[1]                             L’issue du présent pourvoi pourrait avoir des répercussions déconcertantes qui risquent de rompre l’équilibre entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs dans notre démocratie constitutionnelle.

[2]                             Nul ne conteste qu’une cour de justice peut nommer un avocat « amicus curiae » (ou « ami de la cour ») pour l’épauler dans une situation exceptionnelle, ni que le procureur général est alors tenu de le rémunérer.  Le présent pourvoi soulève la question de savoir si sa compétence inhérente ou tacite lui confère le pouvoir de fixer le taux de rémunération de l’amicus curiae.

[3]                             Dans chacune des quatre affaires visées par le pourvoi, toutes issues d’instances criminelles ontariennes, le juge du procès a nommé un amicus, a établi un taux de rémunération supérieur à celui offert par le procureur général de l’Ontario et a ordonné à ce dernier de verser cette rémunération.  Le procureur général a fait valoir que, dans ces affaires, l’amicus jouait un rôle semblable à celui d’un avocat de la défense et qu’il devait accepter d’être rémunéré au tarif de l’aide juridique.  La Cour d’appel a conclu que les tribunaux provinciaux et supérieurs ont compétence pour fixer le taux de rémunération.  Le procureur général se pourvoit contre cette décision, mais ne demande pas le remboursement des sommes versées.

[4]                             Mon collègue le juge Fish estime que le pouvoir d’une cour de justice de fixer les honoraires de l’amicus curiae est nécessairement accessoire à son pouvoir de le nommer.  Il conclut que nul obstacle constitutionnel n’empêche l’exercice de ce pouvoir.

[5]                             En toute déférence, je ne suis pas d’accord.  En l’absence d’une habilitation découlant d’une disposition législative ou d’une contestation constitutionnelle, une cour de justice n’a pas de compétence institutionnelle pour s’immiscer dans l’affectation de fonds publics.  La compétence pour faire respecter sa procédure et constituer une cour de justice confère certes le pouvoir de nommer un amicus, mais elle n’accorde pas en soi celui de décider de la rémunération que le procureur général doit verser.  La portée de la compétence inhérente d’une cour supérieure ou du pouvoir que possède par inférence nécessaire un tribunal d’origine législative doit respecter les fonctions constitutionnelles et les attributions institutionnelles du législatif, de l’exécutif et du judiciaire.  À titre de premiers conseillers juridiques de l’État chargés de l’administration de la justice au nom des provinces, ce sont les procureurs généraux provinciaux, et non les tribunaux, qui déterminent le tarif approprié et rémunèrent les amici.

[6]                             Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

II.    Contexte

[7]                             Dans les dossiers visés en l’espèce, le tribunal en cause n’a pas statué sur le fondement de la Charte   canadienne des droits et libertés .  Il ne s’agit pas d’affaires où on a estimé que le procès ne serait pas équitable si l’accusé n’était pas représenté par un avocat.  Le juge du procès a plutôt nommé un avocat pour aider l’accusé qui, dans chacun des cas, avait mis fin au mandat de l’avocat de son choix.  Il l’a fait pour assurer le bon déroulement du procès ou pour ne pas retarder une instance longue et complexe.  Toutefois, dans chacun des cas, le rôle de l’amicus s’est apparenté à celui d’un avocat de la défense, sauf que l’accusé ne pouvait mettre fin à son mandat.

[8]                             Dans R. c. Imona Russel, 2009 CarswellOnt 9725 (C.S.J.) (« Imona Russel n1 »), un amicus a été nommé à la demande du ministère public [traduction] « pour assurer le bon déroulement du procès » (par. 6).  L’accusé avait mis fin aux mandats de plusieurs avocats expérimentés de l’aide juridique, et la cour l’avait débouté deux fois après qu’il eut demandé, sur le fondement du par. 24(1)  de la Charte , une ordonnance enjoignant à l’État de lui fournir à ses frais les services d’un avocat de sorte qu’il ait droit à un procès équitable.  L’amicus a d’abord vu son mandat s’accroître pour englober le fait « d’agir dans l’instance comme s’il représentait un client qui choisissait de garder le silence » (par. 13).  Puis, à la demande de l’accusé, la juge du procès a invité l’amicus à obtenir des instructions de l’accusé et à agir en son nom comme il le ferait dans le cadre d’une relation classique procureur‑client, si ce n’est que son mandat ne pouvait être révoqué et qu’il ne pouvait cesser de représenter l’accusé pour cause de mésentente avec lui.  Plus tard, après que l’amicus eut demandé l’autorisation de cesser d’occuper, la juge du procès a confié à un avocat criminaliste chevronné la tâche d’établir un budget pour l’amicus et de faire droit ou non, après examen, à ses demandes de paiement au fur et à mesure qu’il les présentait (R. c. Imona Russel, 2010 CarswellOnt 10747 (C.S.J.) (« Imona Russel no 2 »)).

[9]                             Dans R. c. Whalen, 18 sept. 2009, no 2178/1542 (C.J. Ont.), où le ministère public demandait que l’intimé soit déclaré délinquant dangereux, ce dernier n’était pas représenté et avait maintes fois révoqué son avocat.  Il avait du mal à se trouver un avocat participant à l’aide juridique en raison d’un boycottage des mandats de l’organisme public par de nombreux avocats criminalistes de l’Ontario.  Le juge a nommé un amicus afin de [traduction] « stabiliser l’instance » (d.a., p. 26).  Même si le procureur général avait trouvé d’autres avocats disposés à le représenter au tarif de l’aide juridique, l’intimé avait établi une relation de confiance avec une avocate qui refusait d’être rémunérée au tarif de l’aide juridique.  Cette avocate a été nommée amicus afin d’établir une relation procureur‑client avec l’intimé.  Elle avait le pouvoir de passer outre aux instructions de l’intimé dans son intérêt.

[10]                         Dans R. c. Greenspon, 2009 CarswellOnt 7359 (C.S.J.), un avocat qui avait déjà occupé dans le dossier, mais dont le mandat avait été révoqué par l’un des six coaccusés, a été nommé amicus.  Cette nomination a eu lieu afin de ne pas retarder l’instance advenant que l’accusé ne puisse se trouver un avocat disposé à offrir ses services selon le calendrier établi.  L’accusé a finalement trouvé un avocat en mesure de le représenter sans délai, si bien que les services de l’amicus n’étaient plus nécessaires.

[11]                         Dans chacun des dossiers, l’amicus a refusé l’offre du procureur général de le rémunérer selon le tarif de l’aide juridique.  Le juge du procès a fixé un taux supérieur et ordonné au procureur général de rémunérer l’amicus en conséquence.  Le procureur général a interjeté appel des quatre décisions.

III.    L’arrêt de la Cour d’appel, 2011 ONCA 303, 104 O.R. (3d) 721

[12]                         Après examen des quatre appels sur dossier commun, la Cour d’appel a confirmé les décisions.  Elle estimait en effet qu’une cour supérieure ou un tribunal d’origine législative peut nommer un amicus même lorsque le par. 24(1)  de la Charte  ne s’applique pas et qu’aucune disposition de la loi ne le prévoit.  La faculté qu’a une cour supérieure de nommer un amicus découle de sa compétence inhérente pour prendre les mesures nécessaires afin que justice puisse être rendue.  Celle d’un tribunal d’origine législative découle de son pouvoir de décider de sa propre procédure et de constituer une cour de justice, et elle naît lorsque le tribunal doit être en mesure de nommer un amicus pour exercer la compétence que lui confère la loi.

[13]                         Selon la Cour d’appel, afin qu’une affaire criminelle grave puisse aller de l’avant malgré la non‑représentation de l’accusé, le juge doit pouvoir se faire assister par un amicus.  Dans la mesure où le pouvoir de fixer la rémunération de l’amicus est lié au pouvoir de nommer ce dernier, il ne doit pas relever du procureur général.  La Cour d’appel conclut que ce pouvoir ne soulève ni problèmes institutionnels, ni préoccupations sociales, économiques ou politiques.

IV.    Analyse

[14]                         Mon collègue le juge Fish estime que le pouvoir de fixer le taux de rémunération est accessoire à la compétence inhérente d’une cour supérieure et au pouvoir d’un tribunal d’origine législative de faire respecter sa propre procédure, et ce, pour trois raisons : (1) l’impossibilité de fixer le taux de rémunération affaiblirait indûment le pouvoir de nomination du tribunal et sa faculté de nommer l’amicus de son choix (par. 123); (2) l’intégrité du processus judiciaire, qui ne devrait pas être fondée sur la confiance envers le ministère public, serait compromise (par. 124); (3) le pouvoir unilatéral du procureur général de déterminer la rémunération pourrait créer une apparence de partialité et placer l’amicus dans une situation de conflit d’intérêts (par. 125).  Il conclut que nulle disposition constitutionnelle ne fait obstacle à l’octroi de ce pouvoir au juge du procès.

[15]                         Je ne suis pas de cet avis.  Le pouvoir de nommer un amicus ne suppose pas et n’exige pas nécessairement celui de fixer le taux de sa rémunération.  Le pouvoir du tribunal d’ordonner à l’État de payer quelque somme sur les fonds publics doit s’appuyer sur une règle de droit, et la compétence inhérente ou implicite du tribunal est délimitée par les fonctions distinctes qu’établit notre structure constitutionnelle.  À défaut d’une habilitation découlant d’une contestation constitutionnelle ou d’une disposition législative, l’exercice d’un tel pouvoir ne respecterait pas les fonctions et les compétences institutionnelles du législatif, de l’exécutif (y compris le procureur général) et du judiciaire, ni le principe voulant que le législateur et l’exécutif soient responsables vis‑à‑vis des citoyens de l’affectation des fonds publics.

[16]                         Je me propose d’expliquer ma conclusion en considérant d’abord le cadre constitutionnel dans lequel s’exerce la compétence inhérente d’une cour supérieure, de même que la compétence tacite issue du pouvoir d’un tribunal d’origine législative de constituer une cour de justice.  J’appliquerai ensuite ce cadre constitutionnel au contexte particulier de la nomination d’un amicus.

A.     Le cadre constitutionnel

                    (1)   La compétence inhérente d’une cour supérieure

[17]                         Au Canada, les cours supérieures des provinces sont les descendantes des cours royales de justice et elles ont hérité des pouvoirs et de la compétence des cours supérieures, de district ou de comté qui existaient au moment de la Confédération (Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, p. 326‑327, le juge Estey).  Elles jouent donc un rôle central dans le maintien de la primauté du droit, de l’uniformité du système judiciaire et de l’équilibre constitutionnel canadien.

[18]                         La nature essentielle et les pouvoirs des cours supérieures sont protégés par l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 .  Par conséquent, « [a]ucun des ordres de gouvernement ne peut retirer à une cour supérieure cette compétence fondamentale [. . .] sans que ne soit modifiée la Constitution » (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 15).  La raison d’être de l’art. 96 a évolué de manière à garantir « [le] maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux » (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale »), par. 88).

[19]                         Dans l’arrêt MacMillan Bloedel, les juges majoritaires de la Cour considèrent que la compétence fondamentale d’une cour supérieure englobe « les pouvoirs qui sont essentiels à l’administration de la justice et au maintien de la primauté du droit » (par. 38), ce qui confère à la cour son « caractère essentiel » ou « attribut immanent » (par. 30).  La compétence fondamentale « est très limitée et ne comprend que les pouvoirs qui ont une importance cruciale et qui sont essentiels à l’existence d’une cour supérieure dotée de pouvoirs inhérents et au maintien de son rôle vital au sein de notre système juridique » (Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É), [1996] 1 R.C.S. 186, par. 56, le juge en chef Lamer).

[20]                         Dans un article paru en 1970 intitulé « The Inherent Jurisdiction of the Court », 23 Curr. Legal Probs. 23, que notre Cour cite dans huit arrêts[1], I. H. Jacob propose de définir comme suit la compétence inhérente :

                         [traduction]  . . . la compétence inhérente de la cour peut être définie comme étant la réserve ou le fonds de pouvoirs, une source résiduelle de pouvoirs à laquelle la cour peut puiser au besoin lorsqu’il est juste ou équitable de le faire et, en particulier, pour veiller à l’application régulière de la loi, empêcher les abus, garantir un procès équitable aux parties et rendre justice.  [p. 51]

[21]                         Comme le fait observer la Cour dans R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, par. 24 :

                    Ces pouvoirs émanent « non pas d’une loi ou d’une règle de droit, mais de la nature même de la cour en tant que cour supérieure de justice » (Jacob, p. 27) pour permettre « de maintenir, protéger et remplir leur fonction qui est de rendre justice, dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace » (p. 28). 

[22]                         Malgré ses contours flous, la théorie de la compétence inhérente, qui fonde des pouvoirs aussi divers que la déclaration d’outrage au tribunal, l’arrêt des procédures et le contrôle judiciaire, ne s’applique pas sans réserves[2].

[23]                         Il est établi depuis longtemps que la manière dont les cours supérieures exercent leurs pouvoirs peut être structurée par le Parlement et les législatures (voir MacMillan Bloedel, par. 78, la juge McLachlin, dissidente sur d’autres points).  Comme le fait observer Jacob (p. 24), [traduction] « la cour peut exercer sa compétence inhérente même à l’égard de questions qui sont régies par une loi ou par une règle de la cour, à condition qu’elle puisse le faire sans enfreindre une disposition législative » (je souligne) (voir aussi Caron, par. 32).

[24]                         Qui plus est, même lorsqu’il n’y a pas de restrictions législatives, la compétence inhérente de la cour est limitée par les fonctions et les compétences institutionnelles qui se dégagent du cadre et des valeurs constitutionnels (voir Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 108).

[25]                         Dans sa thèse réfléchie sur la compétence inhérente, Jonathan Desjardins Mallette reconnaît ces limites :

                    Pour leur part, les principes structurels non écrits sont particulièrement pertinents pour déterminer les limites de l’exercice de la [compétence] inhérente par les tribunaux.  Ils obligent les tribunaux à tenir compte de la structure de notre Constitution qui comprend d’autres principes fondamentaux tels que la primauté du droit et la suprématie parlementaire.

(La constitutionnalisation de la juridiction inhérente au Canada : origines et fondements, mémoire de maîtrise non-publié, Université de Montréal (2007), reproduite dans le recueil de sources du procureur général du Québec, vol. II, p. 375.)

[26]                         Depuis l’adoption de la Charte , la compétence inhérente doit aussi permettre à une cour supérieure de préserver avec indépendance les valeurs et les principes consacrés par la Charte  dans notre régime constitutionnel.  Cette compétence confère donc les pouvoirs essentiels à l’administration de la justice et au respect de la primauté du droit et de la Constitution.  Elle englobe le pouvoir résiduel dont la cour a besoin pour s’acquitter de sa fonction judiciaire qui consiste à administrer la justice d’une manière régulière, ordonnée et efficace, sous réserve de toute disposition législative.  J’ajoute cependant que les pouvoirs dont on reconnaît qu’ils font partie de la compétence inhérente sont balisés par la séparation des pouvoirs entre les différents acteurs dans l’ordre constitutionnel et par les attributions institutionnelles particulières qui ont résulté de cette séparation.

                    (2)   La séparation des pouvoirs

[27]                         La Cour reconnaît depuis longtemps que notre cadre constitutionnel attribue des fonctions différentes à l’exécutif, au législatif et au judiciaire (voir Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469‑470).  La teneur de ces rôles différents a été façonnée par l’histoire et l’évolution de notre ordre constitutionnel (voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 49‑52).

[28]                         Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent.  L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions.  Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics.  L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente.  Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte .

[29]                         Les trois pouvoirs ont des attributions institutionnelles distinctes et jouent des rôles à la fois cruciaux et complémentaires dans notre démocratie constitutionnelle.  Toutefois, un pouvoir ne peut jouer son rôle lorsqu’un autre empiète indûment sur lui.  Dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, la juge McLachlin confirme l’importance de respecter les fonctions et les attributions distinctes des pouvoirs de l’État canadien pour ce qui est de notre ordre constitutionnel et elle conclut qu’« il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre.  Il est également essentiel qu’aucune [. . .] n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » (p. 389)[3].

[30]                         Par conséquent, la compétence inhérente de la cour doit être limitée au regard de la fonction propre à chacun des pouvoirs distincts, sous peine de rupture de l’équilibre des fonctions et des attributions issu de l’évolution de notre système de gouvernement au fil des siècles. 

[31]                         En effet, même le tribunal doté du pouvoir de connaître de questions qui relèvent constitutionnellement des autres composantes de l’État doit accorder suffisamment d’importance aux attributions constitutionnelles des pouvoirs législatif et exécutif car, dans certains cas, l’autre pouvoir « est mieux placé pour prendre ces décisions dans le cadre des choix constitutionnels possibles » (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 37).

                    (3)   L’administration de la justice dans les provinces

[32]                         Les auteurs de la Constitution ont établi entre les gouvernements fédéral et provinciaux un subtil équilibre, fondé sur l’art. 96, une disposition qui vise des cours dont l’indépendance ainsi que la compétence et les pouvoirs fondamentaux garantissent une présence judiciaire nationale unifiée (voir Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, p. 728).  Bien qu’il revienne au gouvernement fédéral de nommer les juges des cours visées à l’art. 96, la Constitution confie aux provinces l’administration de la justice dans les provinces (Loi constitutionnelle de 1867 , par. 92(14) ). 

[33]                         Dans l’exercice de ce pouvoir, les législatures provinciales édictent des lois et prennent des règlements sur les tribunaux, les règles de procédure et la procédure civile, ou elles délèguent cette fonction à une autre entité.  En outre, elles adoptent des lois pour assurer aux tribunaux l’infrastructure et le personnel nécessaires à leur fonctionnement, et elles créent des programmes qui permettent la représentation par avocat d’une partie à une instance judiciaire.  La législature provinciale vote les fonds nécessaires au fonctionnement du système de justice dans la province, et l’exécutif, surtout par l’intermédiaire du bureau du procureur général, est chargé de la gestion de ces fonds et, de façon plus générale, de l’administration de la justice elle‑même.  Comme l’a affirmé le juge Dickson dans Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152, p. 200, « [d]epuis la Confédération, ce sont les procureurs généraux des provinces qui, en pratique, ont vu à “l’administration de la justice” au sens le plus large de l’expression.  Ce sont les contribuables provinciaux qui en ont assumé les frais élevés ».

                        (4)   Le rôle du procureur général dans l’administration de la justice au nom de la province

[34]                         La première mention de l’« attornatus regis » — le procureur du Roi — remonte au 13e siècle (J. L. J. Edwards, The Law Officers of the Crown (1964), p. 16).  La fonction de procureur général a vu le jour au Canada au 18e siècle lors de la nomination du premier procureur général du Haut‑Canada en 1791 (P. Romney, Mr Attorney : The Attorney General for Ontario in Court, Cabinet and Legislature 1791‑1899 (1986), p. 6‑7).  La fonction a été reconduite dans la Loi constitutionnelle de 1867 , le procureur général faisant partie des officiers du conseil exécutif d’Ontario énumérés à l’art. 63.

[35]                         Au nom de l’exécutif, le procureur général de l’Ontario exerce sa fonction en application de la compétence reconnue à la province au par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  en matière d’administration de la justice.  En tant que premier conseiller juridique de l’État, il jouit d’attributions particulières pour assurer l’administration de la justice (voir par exemple la Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1990, ch. M.17, art. 5).  Dans In re Criminal Code (1910), 43 R.C.S. 434, p. 443, le juge Idington fait remarquer que [traduction] « la coutume, la tradition et l’usage constitutionnel [ont] chargé [le procureur général] de l’administration de la justice dans la province, sa fonction principale ».

[36]                         Le procureur général rémunère les divers participants du système judiciaire pénal, y compris les procureurs de la Couronne provinciale, les sténographes, les interprètes, les greffiers et les auxiliaires juridiques.  Il s’acquitte de son obligation constitutionnelle d’assurer la représentation par avocat de l’accusé impécunieux par l’établissement de programmes d’aide juridique (voir R. c. Peterman (2004), 70 O.R. (3d) 481 (C.A.)).  De plus, l’avocat de la défense nommé en application du par. 24(1)  de la Charte  (voir par exemple R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.)) est rémunéré directement par lui, ce qui ne fait naître aucune crainte de partialité ou de conflit d’intérêts.  Au contraire, ce faisant, le procureur général respecte ses attributions et sa responsabilité publique.  En effet, même les juges des cours provinciales sont rémunérés par les procureurs généraux des provinces et ils sont néanmoins tenus pour indépendants (voir Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale).

[37]                         Le procureur général n’est pas une partie à l’instance comme une autre.  Sa singularité se manifeste par le rôle dévolu au procureur de la Couronne qui, à titre de représentant du procureur général, a des obligations accrues envers la cour et envers l’accusé en tant que représentant local de la justice (voir Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, p. 23‑24, le juge Rand; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, p. 191-192, le juge Lamer).

                          (5)   Les limites de l’exercice de la compétence inhérente de la cour dans le contexte de l’administration de la justice

[38]                         Il est fondamental que chacun des pouvoirs de l’État respecte ses justes fonction et attribution institutionnelles en matière d’administration de la justice, conformément à la Constitution et à la responsabilité publique.   

[39]                         Les cours visées à l’art. 96 possèdent le pouvoir inhérent de rendre les ordonnances nécessaires à la protection du processus judiciaire et de la primauté du droit.  Elles doivent évidemment défendre leur propre indépendance constitutionnelle afin d’assurer l’équité de ce processus et de s’acquitter de leur obligation de protéger les droits et libertés que la Charte  garantit aux Canadiens.  Comme le signalait le Conseil canadien de la magistrature dans son rapport de 2006, « [i]l est essentiel d’avoir à l’esprit que les pouvoirs inhérents, par définition, sont inhérents aux tribunaux et à leur compétence de sorte qu’ils ne peuvent pas être analysés indépendamment du rôle que le pouvoir judiciaire est appelé à exercer dans la structure constitutionnelle » (Modèles d’administration des tribunaux judiciaires (2006) (en ligne), p. 52).  Ces fonctions sont donc exercées à l’intérieur du cadre d’administration de la justice établi par la province.

[40]                         Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, la Cour dit clairement que l’indépendance judiciaire comporte un volet administratif essentiel, lequel englobe les décisions administratives qui portent « directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires » (par. 117).  Dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 709, elle précise qu’il s’agit notamment de ce qui suit :

                          . . . l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions . . .

Comme elle ajoute dans Valente, p. 711-712, une plus grande autonomie ou indépendance administrative peut se révéler souhaitable, mais elle n’est pas essentielle à l’indépendance judiciaire (voir aussi Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 253).

[41]                         La fonction constitutionnelle propre aux cours visées à l’art. 96 ne permet pas aux juges d’invoquer leur compétence inhérente pour s’immiscer dans un domaine relevant de la politique, comme l’affectation de fonds publics, sauf contestation fondée sur la Charte  ou crainte d’atteinte à l’indépendance judiciaire.  C’est pourquoi il est généralement admis que les cours dotées d’une compétence inhérente n’ont pas le pouvoir de nommer les membres de leur personnel.  La dotation en personnel des tribunaux relève en effet du gouvernement provincial.

[42]                         On peut certes faire valoir devant un tribunal que le financement insuffisant compromet le système de justice, que ce soit en invoquant la Charte  ou le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire.  On l’a fait dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, où la Cour a jugé inconstitutionnelle la fermeture des tribunaux manitobains par le retrait du personnel plusieurs vendredis de suite aux fins d’un programme général de réduction du déficit (par. 269‑276).

[43]                         Il demeure toutefois que l’affectation des ressources en fonction de priorités concurrentes est une question qui concerne l’économie et les orientations stratégiques du gouvernement; il s’agit d’une décision de nature politique ressortissant au législatif et à l’exécutif, qui en sont responsables vis‑à‑vis de la population. 

B.     L’amicus curiae et la compétence inhérente de la cour

                    (1)   Nomination de l’amicus

[44]                         Bien qu’une cour dotée de la compétence inhérente ne puisse nommer les membres de son personnel appelés à appuyer ses juges dans leur travail, une abondante jurisprudence veut qu’elle puisse nommer un amicus lorsque cette mesure s’impose afin que justice puisse être rendue dans une instance en particulier.

[45]                         La fonction d’amicus curiae existe depuis longtemps dans notre système de justice.  Dès le milieu du 14e siècle, les cours de common law, les ancêtres de nos cours supérieures, ont bénéficié des services d’amici (voir S. C. Mohan, « The Amicus Curiae : Friends No More? », [2010] S.J.L.S. 352, p. 356‑360).  En effet, comme le fait observer un auteur, [traduction] « [l]’ancienneté et la reconnaissance générale de la fonction d’amicus curiae ne font aucun doute.  Ses origines sont en revanche assez incertaines.  À l’instar de tant de choses anciennes, l’institution existe toujours même si on ne peut déterminer son origine » (F. M. Covey, Jr., « Amicus Curiae : Friend of the Court » (1959), 9 DePaul L. Rev. 30, p. 33).  Non seulement la fonction d’amicus est reconnue par la jurisprudence, mais des dispositions législatives prévoient la nomination d’un amicus dans certaines situations[4].

[46]                         La compétence inhérente de la cour pour nommer un amicus lors d’un procès criminel s’appuie sur son pouvoir de faire respecter sa propre procédure et de constituer une cour de justice.  Par analogie avec la mesure prise à l’égard d’un avocat pour faire respecter sa procédure — dont la Cour reconnaît la légitimité dans R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18 —, la nomination d’un amicus se rattache au pouvoir de la cour de [traduction] « demander aux auxiliaires de justice, en particulier les avocats auxquels elle accorde le droit exclusif de plaider devant elle, de l’aider dans l’accomplissement de sa tâche » (B. M. Dickens, « A Canadian Development : Non‑Party Intervention » (1977), 40 Mod. L. Rev. 666, p. 671).

[47]                         La nomination judiciaire d’un amicus n’empiète donc pas sur la compétence de la province en matière d’administration de la justice, dès lors que certaines conditions sont réunies.  Premièrement, le juge doit avoir besoin de l’aide d’un amicus pour s’acquitter de ses fonctions dans l’affaire en cause.  Deuxièmement, comme le fait observer mon collègue le juge Fish, à l’instar d’autres éléments de la compétence inhérente, le pouvoir de la cour de nommer un amicus doit être exercé parcimonieusement et avec circonspection, et dans une situation particulière et exceptionnelle (par. 115).  La nomination automatique d’un amicus chaque fois qu’un défendeur n’est pas représenté pourrait ne plus viser à répondre au besoin d’assistance du juge, mais relever de l’administration de la justice, laquelle ressortit à la province[5].

[48]                         Lorsque ces conditions sont respectées, la nomination d’un amicus n’empiète pas sur la fonction provinciale d’administration de la justice.

                          (2)   L’amicus appelé à exercer la fonction d’avocat de la défense

[49]                         Par ailleurs, je conviens avec mon collègue le juge Fish que « [d]ès que les devoirs et les obligations d’un avocat de la défense lui incombent, [l’amicus] ne peut plus être considéré à juste titre comme l’“ami de la cour” » (par. 114).  L’amicus et l’avocat de la défense nommé par la cour jouent des rôles foncièrement différents (voir D. Berg, « The Limits of Friendship : the Amicus Curiae in Criminal Trial Courts » (2012), 59 Crim. L.Q. 67, p. 72‑74).

[50]                         Intervenants devant notre Cour, les procureurs généraux du Québec et de la Colombie‑Britannique soulèvent la question de savoir s’il est approprié de nommer un amicus pour tenir lieu dans les faits d’avocat de la défense.  Le caractère approprié de cette nomination n’est pas contesté par le procureur général de l’Ontario.  Toutefois, dans la mesure où le mandat de l’amicus s’apparente à celui de l’avocat de la défense, la ligne de séparation entre ces deux fonctions est brouillée et des complications et des risques en résultent.

[51]                         Premièrement, la nomination d’un amicus pour représenter un accusé peut aller à l’encontre du droit constitutionnel de ce dernier d’assurer sa propre défense (voir R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 972).

[52]                         Deuxièmement, elle peut aussi aller à l’encontre de la décision de ne pas accorder les services d’un avocat rémunéré par l’État rendue par un tribunal saisi d’une demande fondée sur le droit constitutionnel de l’accusé à un procès équitable.  Par exemple, dans Imona Russel, en élargissant le rôle de l’amicus, d’abord pour agir dans l’instance comme s’il défendait un client qui choisissait de garder le silence, puis pour représenter l’accusé conformément à ses instructions, la juge du procès a court‑circuité le refus initial des services d’un avocat rémunéré par l’État.

[53]                         Troisièmement, il existe une tension inhérente entre les obligations de l’amicus auquel on demande de représenter l’accusé, surtout lorsqu’il agit sur les instructions de ce dernier, comme dans Imona Russel et Whalen, et ses obligations distinctes envers la cour.  Un conflit pourrait en résulter si les obligations de l’amicus envers la cour l’obligeaient à faire valoir des points de droit qui ne sont pas favorables à l’accusé ou qui sont contraires aux vœux de ce dernier.  Qui plus est, le privilège dont feraient l’objet les communications entre l’accusé et l’amicus serait compromis dans la mesure où le client de l’amicus serait en réalité le juge du procès.

[54]                         Il appert donc que la pratique actuelle de confier à l’amicus le mandat de défendre l’accusé brouille la délimitation traditionnelle des fonctions respectives du juge du procès, du procureur de la Couronne en tant que représentant local de la justice et de l’avocat de la défense.  De plus, en ayant recours à un amicus pour mieux s’acquitter de son obligation d’aider l’accusé non représenté, le juge du procès pourrait faire indirectement ce qui lui est interdit de faire directement.  Le juge du procès est certes tenu d’assister le plaideur non représenté, mais il ne lui est pas permis de donner des conseils d’ordre stratégique.  Lorsque, comme dans les affaires Imona Russel et Whalen, un amicus est nommé puis se voit confier le mandat de représenter l’accusé comme dans le cadre d’une relation procureur‑client, l’avocat de la cour exerce une fonction que la cour n’a pas elle‑même le droit d’exercer.

[55]                         Enfin, la nomination d’un amicus au mandat élargi risque de porter atteinte au régime d’aide juridique de la province, en l’occurrence la Loi de 1998 sur les services d’aide juridique, L.O. 1998, ch. 26, que le législateur ontarien a adoptée afin que l’accusé impécunieux puisse être représenté.  Le tribunal ne saurait exercer sa compétence inhérente ou tacite de manière à contourner cette loi ou à l’affaiblir.  À moins d’une contestation constitutionnelle, le tribunal doit exercer sa compétence inhérente ou tacite dans le respect des dispositions législatives et réglementaires dûment adoptées.

[56]                         Pour toutes ces raisons, je conclus qu’une fois nommé amicus, l’avocat qui accepte de tenir le rôle d’avocat de la défense n’est plus l’ami de la cour.

                          (3)   La rémunération de l’amicus

                          a)     Le principe de l’arrêt Auckland Harbour

[57]                         Je conviens avec mon collègue le juge Fish que le principe énoncé par le Conseil privé dans l’arrêt Auckland Harbour Board c. The King, [1924] A.C. 318, à savoir que [traduction] « nulle somme ne peut être prélevée sur le Trésor constitué des recettes de l’État, sauf autorisation distincte du Parlement lui‑même » (p. 326), ne permet pas de trancher en l’espèce.

[58]                         Ce principe met toutefois en évidence les limites de l’apport judiciaire à l’administration de la justice, un apport dont la teneur tient à l’histoire, aux conventions, à la compétence et à l’expertise.  Rappelons qu’il incombe au gouvernement au pouvoir de déterminer les priorités publiques, puis d’affecter des ressources et de concevoir les programmes qui s’imposent.

[59]                         De toute évidence, une décision judiciaire peut accessoirement avoir des conséquences financières.  Faire siéger le tribunal dans un autre lieu plus populeux pour y sélectionner des jurés et dresser plusieurs tableaux, ou poursuivre l’audience jusqu’à une heure tardive et occasionner ainsi le paiement d’heures supplémentaires au personnel de la cour, accroît les coûts.  Pourtant, de telles mesures résultent d’un exercice légitime de la compétence inhérente de la cour en vue de faire respecter sa propre procédure.  De même, à bien des égards, l’ordonnance portant nomination d’un amicus ne revêt pas le caractère d’une affectation, mais compte plutôt parmi les innombrables mesures judiciaires qui ont accessoirement une incidence sur les fonds publics. 

[60]                         Toutefois, l’ordonnance qui enjoint au procureur général de rémunérer une personne selon un taux précis n’est plus une ordonnance qui a une incidence financière accessoire, mais bien une ordonnance qui somme le procureur général de verser telle somme prélevée sur le trésor.  Or, une telle ordonnance doit s’appuyer sur une règle de droit.

[61]                         S’il ne découle pas d’une contestation fondée sur la Charte  ou d’une autorisation légale expresse, le pouvoir de fixer la rémunération de l’amicus doit s’originer de la compétence inhérente ou tacite de la cour.

                          b)    Sa compétence inhérente ou tacite permet‑elle à la cour de déterminer la rémunération de l’amicus et d’ordonner à la province de la lui verser?

[62]                         La question est celle de savoir si, dans l’exercice de sa compétence inhérente ou tacite, la cour peut à bon droit fixer le taux de rémunération de l’amicus curiae et ordonner à la province de payer ces honoraires sur le Trésor.

[63]                         Le raisonnement de la Cour d’appel a pour la prémisse que le pouvoir inhérent ou tacite de nommer l’amicus est vide de sens si la cour ne peut faire en sorte que les fonds affectés à la rémunération de l’amicus lui permettent de retenir les services de la personne de son choix.  On fait valoir que la cour devra parfois, pour gérer un procès où le risque d’échec est élevé, ou pour le mener à terme, recourir aux services d’une personne en particulier à titre d’amicus.  Sans le pouvoir de déterminer sa rémunération, la cour serait moins en mesure d’assurer le bon déroulement du procès, et le processus judiciaire serait compromis.

[64]                         Je conviens que pour donner effet à son pouvoir de nommer un amicus, la cour a la compétence voulue pour fixer les conditions du mandat.  Cependant, je disconviens que la faculté de déterminer la rémunération de l’amicus est essentielle à l’exercice du pouvoir de nommer l’amicus, ou que son inexistence empêche la cour de rendre justice dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace.  Au contraire, l’intégrité du processus judiciaire serait compromise si le juge du procès pouvait déterminer la rémunération de l’amicus et ordonner son paiement.

                          (i)    La nécessité

[65]                         Dans le passé, les tribunaux ont effectivement nommé des amici même s’ils n’avaient pas le pouvoir de déterminer leur rémunération.  Nul ne conteste qu’il est loisible à la cour de préciser les qualifications générales requises pour s’acquitter du mandat.  Il incombe au procureur général de payer la somme qui convient au regard de la Constitution pour répondre aux besoins des tribunaux. 

[66]                         En outre, les ordonnances de type Rowbotham rendues au cours des 25 dernières années confirment la retenue judiciaire en cette matière, car même dans les affaires liées à la Charte , les tribunaux n’ont pas jugé nécessaire de prescrire le tarif de la rémunération des avocats commis d’office par l’État pour représenter l’accusé.  Saisies de la question, des cours d’appel n’ont pas estimé nécessaire de fixer le taux de la rémunération (voir R. c. Chan, 2002 ABCA 299, 317 A.R. 240 (sub nom. R. c. Cai), par. 9; R. c. Ho, 2003 BCCA 663, 190 B.C.A.C. 187, par. 73; Peterman, par. 30).  Cette approche est dans le droit fil de celle de notre Cour dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 104, où le taux de rémunération d’un avocat rémunéré par l’État n’a pas été fixé.

[67]                         Une ordonnance peut toutefois être rendue à cet égard sur le fondement de la Charte , car le par. 24(1) « doit pouvoir évoluer de manière à relever les défis et à tenir compte des circonstances de [l’espèce] » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 59).  Il demeure loisible à la cour compétente d’accorder une telle réparation lorsqu’un droit garanti par la Charte  est en jeu et qu’il est à la fois indiqué et juste de le faire.

[68]                         Qui plus est, la présente affaire ne s’apparente pas à R. c. White, 2010 CSC 59, [2010] 3 R.C.S. 374, où le par. 694.1(3)  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , conférait au registraire de la Cour le pouvoir légal de fixer les honoraires et les débours justes et raisonnables de l’avocat nommé par la Cour en application du par. 694.1(1) lorsque le procureur général et l’avocat ne pouvaient s’entendre.  Elle n’a pas non plus d’atomes crochus avec l’affaire Ontario c. Figueroa (2003), 64 O.R. (3d) 321 (C.A.), où le procureur général avait confié à la cour la tâche de trouver un poursuivant indépendant dans une instance d’outrage au tribunal engagée contre des fonctionnaires du ministère public afin qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts apparent (par. 18); le procureur général avait reconnu qu’il incombait à la cour de fixer la rémunération de ce poursuivant indépendant (par. 13).  Hormis ces deux affaires, et celles dont nous sommes saisis en l’espèce, on n’a porté à mon attention — et je n’ai été en mesure de trouver — aucune décision où un tribunal d’appel conclut qu’il faut fixer le taux de la rémunération versée à un avocat rémunéré par l’État.

                          (ii)     Les limites imposées par notre régime constitutionnel

[69]                         Comme je l’explique précédemment, le juge qui fixe la rémunération de l’amicus et ordonne son paiement sans l’autorisation de la loi ou celle qui découle d’une contestation constitutionnelle outrepasse ses attributions judiciaires.  Une cour doit exercer sa compétence inhérente ou tacite dans le respect de la Constitution.  Comme nous l’avons vu, elle doit alors tenir compte du cadre constitutionnel et de la répartition des attributions qui découle de ce dernier.  Il appartient aux députés dûment élus de la législature, et non aux juges, de décider des sommes à consacrer à l’administration de la justice.

[70]                         Lorsque l’avocat pressenti par la cour refuse la rémunération offerte par le procureur général, la cour n’est pas habilitée, selon moi, à modifier cette rémunération afin de s’adjoindre l’amicus de son choix.  L’impossibilité de recourir à cet amicus en particulier ne prive pas la cour de sa fonction de cour de justice.  Même l’accusé, dont le droit à un procès équitable est en jeu, n’a pas droit aux services de l’avocat de son choix lorsque les honoraires sont payés par l’État; il suffit qu’un avocat lui permette de présenter une défense pleine et entière (voir R. c. Rockwood (1989), 91 N.S.R. (2d) 305 (C.S. (Div. d’appel)), par. 15‑20; Chan, par. 18; Child and Family Services of Winnipeg c. J. A., 2003 MBCA 154, 180 Man. R. (2d) 161, par. 45; Peterman, par. 26‑28; R. c. Ryan, 2005 NLCA 44, 199 C.C.C. (3d) 161, par. 7‑8; R. c. Gagnon, 2006 YKCA 12, 230 B.C.A.C. 200, par. 9‑11).

[71]                         En Ontario, le procureur général soumet habituellement à l’examen du juge du procès la candidature d’un certain nombre d’avocats compétents disposés à être nommés amici, ce qui respecte les fonctions institutionnelles des tribunaux, du procureur général (qui représente l’exécutif) et du législatif, de même que leurs fonctions constitutionnelles complémentaires.

[72]                         On ne saurait permettre la nomination systématique d’amici pour assurer le bon déroulement de procès complexes.  Essentiellement, l’aide qu’il convient d’offrir au juge pour qu’il mène à terme un procès criminel de manière équitable et sans retard indu relève de l’administration de la justice et ressortit donc à la compétence de la province.  En fin de compte, c’est à la province qu’il revient de trouver des solutions à des problèmes récurrents de la nature de ceux qui se sont posés dans les affaires visées par le pourvoi.  Demander d’emblée à la cour une mesure extraordinaire ne tient pas compte des limites de sa compétence inhérente.

[73]                         Ainsi, par exemple, si le meilleur moyen de répondre aux exigences accrues qui sont faites au juge de première instance réside dans la nomination d’un amicus pour assister l’accusé non représenté, la province peut établir une liste de candidats qualifiés disposés à offrir leurs services au tarif offert par le procureur général.  Elle peut créer un mécanisme de contrôle et de surveillance des fonds ainsi engagés, ou mettre sur pied un bureau doté du personnel requis pour s’acquitter de cette tâche.  Elle choisira peut‑être de bonifier le régime d’aide juridique ou d’établir un régime distinct pour les différentes fonctions dévolues à l’amicus[6].  Elle peut décider de s’attaquer aux problèmes de politique publique de manière à ne pas compromettre les autres programmes et priorités, y compris le programme d’aide juridique.  Qui plus est, le gouvernement assume la responsabilité publique de ces choix.

[74]                         Bien entendu, l’absence de services d’appui adéquats peut compromettre le processus judiciaire dans un cas donné.  Par exemple, dans un dossier criminel, l’absence d’un sténographe ou d’un interprète qualifié peut empêcher la cour d’instruire le procès.  Or, le juge du procès ne peut pas exercer sa compétence inhérente pour exiger du procureur général qu’il offre la rémunération nécessaire à l’obtention des services d’un sténographe ou d’un interprète en particulier.  Il arrive parfois que, malgré tous les efforts du juge du procès ou du ministère public, un procès ne puisse aller de l’avant et doive être reporté.

[75]                         Dans les cas exceptionnels où, sans qu’un droit garanti par la Charte  ne soit en jeu, le juge doit obtenir l’aide d’un amicus pour rendre justice, le candidat retenu et le procureur général se rencontrent pour déterminer le tarif et les modalités de paiement.  Ils peuvent consulter le juge, mais ce dernier doit s’abstenir de rendre, relativement au paiement, une ordonnance à laquelle le procureur général n’aurait d’autre choix que d’obéir.

[76]                         En dernière analyse, lorsque le recours à un amicus est vraiment essentiel et que l’avocat pressenti et le procureur général ne parviennent pas à s’entendre sur la rémunération, le juge peut n’avoir d’autre choix que, dans l’exercice de sa compétence inhérente, de suspendre l’instance jusqu’à la nomination d’un amicus.  Si le procès ne peut aller de l’avant, la cour peut motiver la suspension d’instance et préciser la cause du retard.

                    c)     Atteinte à l’intégrité du processus judiciaire

[77]                         Enfin, reconnaître à une cour de justice le pouvoir inhérent ou tacite de fixer un taux de rémunération crée un risque bien réel d’atteinte à la fonction judiciaire.  L’intimée Criminal Lawyers’ Association of Ontario soutient que les tribunaux exercent rarement leur compétence inhérente pour fixer la rémunération des amici et que, lorsqu’ils le font, le taux accordé est peu élevé, de sorte que les sommes en cause sont modestes et ne font pas intervenir des considérations sociales, économiques ou politiques.  Or, il demeure que 242 juges des cours supérieures de l’Ontario pourraient dans les faits ordonner au procureur général d’affecter des fonds à l’administration de la justice, et ce, de manière sporadique et contradictoire.  Je le répète, de telles ordonnances pourraient saper le régime provincial d’aide juridique.

[78]                         Décider de la rémunération des amici jetterait les juges dans la mêlée, car ils auraient à déterminer de justes taux de rémunération, à contrôler les honoraires réclamés ou, comme dans l’affaire Imona Russel no 2, à nommer un autre avocat pour contrôler les honoraires et les heures facturées, ce qui occasionne d’autres frais.

[79]                         Étant donné le coût d’un long procès, une ordonnance sur la rémunération d’un avocat dans un procès criminel à la fois long et complexe peut entraîner le versement de centaines de milliers de dollars prélevés sur le Trésor, et seule une cour d’appel pourrait réformer une telle ordonnance.  Le risque existe bel et bien que le non‑respect de la séparation des pouvoirs, ainsi que des attributions constitutionnelles et institutionnelles des différentes branches de l’État, porte atteinte au programme d’aide juridique et sape la confiance du public dans les juges et les tribunaux.  En effet, comme l’a conclu la Haute Cour d’Australie dans Grollo c. Palmer (1995), 184 C.L.R. 348, p. 365, les tribunaux ne peuvent exercer de fonctions non judiciaires qui sont de nature à diminuer la confiance du public dans l’intégrité de l’institution judiciaire.

V.     Conclusion

[80]                         En résumé, le pouvoir de fixer la rémunération de l’amicus n’est pas nécessaire à l’exercice réel du pouvoir de la cour de nommer un amicus curiae, et le processus judiciaire ne sera ni affaibli ni compromis si la rémunération ne peut faire l’objet d’une ordonnance judiciaire.  En effet, même lorsqu’une demande de type Rowbotham a été présentée et que le tribunal a le pouvoir de fixer la rémunération de l’avocat nommé en application du par. 24(1)  de la Charte , le tribunal saisi juge rarement nécessaire d’arrêter le tarif auquel aura droit l’avocat de la défense.

[81]                         Permettre au juge d’une cour supérieure ou d’un tribunal d’origine législative d’enjoindre à un procureur général d’affecter des fonds à l’administration de la justice de telle ou telle manière, malgré l’absence de toute contestation constitutionnelle ou du pouvoir légal de le faire, est incompatible avec les fonctions différentes et les compétences institutionnelles différentes du juge du procès, du législateur et de l’exécutif dans notre démocratie parlementaire.

[82]                         En définitive, la Cour d’appel s’est demandé quelle démarche devait être adoptée si le procureur général se montrait déraisonnable et qu’un avocat n’était pas disposé à accepter le tarif offert pour ses services d’amicus.  Bien qu’un certain nombre de possibilités s’offrent à lui lorsqu’il se trouve dans une telle impasse, le juge du procès n’a pas le pouvoir de décider de ce qui constitue des honoraires raisonnables ni d’ordonner au gouvernement de les verser, car en rendant une telle ordonnance il franchit une limite qui ne saurait l’être.  Les autres piliers de l’État assument la responsabilité de l’établissement de priorités financières et, dans la mesure où leurs décisions respectent la Constitution, ce sont eux qui disposent de l’expertise institutionnelle voulue pour définir la politique gouvernementale et proposer des programmes dont la création s’impose.  La Cour doit permettre aux provinces de jouir de la souplesse nécessaire pour satisfaire à leur obligation constitutionnelle de financer les services d’amici jugés essentiels.

[83]                         La primauté du droit nécessite un système de justice efficace, doté de décideurs indépendants et impartiaux, mais elle n’existe pas indépendamment des contraintes financières et des choix financiers de l’exécutif et du législatif.  Qui plus est, dans notre système de démocratie parlementaire, un droit inhérent et inaliénable de fixer la rémunération d’un participant à un procès outrepasserait les attributions judiciaires et brouillerait les fonctions et la responsabilité publique des trois branches distinctes de l’État.  À mon sens, le processus judiciaire en serait compromis; le prononcé d’ordonnances judiciaires portant affectation de fonds publics risquerait de miner la confiance du public dans les tribunaux.

[84]                         Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la faculté de déterminer la rémunération d’un amicus ne découle pas de la compétence inhérente d’une cour supérieure.  Elle ne découle donc pas non plus du pouvoir tacite d’une cour d’origine législative de constituer une cour de justice.

[85]                         En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.  Compte tenu de l’importance pour le public des questions soulevées, les parties assumeront chacune leurs propres dépens.

                    Version française des motifs des juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell rendus par

                    Le juge Fish (dissident)

I

[86]                         L’amicus curiae est l’ami du tribunal qui en a besoin, et l’ami de nul autre.

[87]                         Par conséquent, le tribunal ne peut nommer un amicus que s’il a besoin de son aide pour le bon déroulement de l’instance et la formulation d’observations pertinentes.  Une fois nommé, l’amicus a une obligation de loyauté et d’intégrité envers le tribunal, et non vis‑à‑vis de l’une ou l’autre des parties à l’instance.

[88]                         En l’espèce, nul ne conteste le pouvoir du juge du procès de nommer un amicus curiae et de déterminer son mandat dans l’instance.  Nul ne conteste non plus que le procureur général qui poursuit ― en l’espèce, celui de l’Ontario ― est alors tenu de rémunérer l’amicus convenablement : m.a., par. 3.

[89]                         La seule question que soulève le présent pourvoi est celle de savoir si le juge peut lui‑même fixer les honoraires de l’amicus.  L’appelante répond par la négative, les intimés par l’affirmative.

[90]                         Je suis d’accord avec les intimés.  À mon avis, le pouvoir du juge du procès de fixer les honoraires de l’amicus curiae est nécessairement accessoire à son pouvoir de le nommer.  Nulle disposition constitutionnelle ne fait obstacle à l’exercice de ce pouvoir lorsque la situation l’exige.

[91]                         Comme je l’explique ci‑après, dès que le juge du procès nomme un amicus curiae et définit son mandat, il y a lieu de favoriser une démarche consensuelle.  Il faut inviter le procureur général et l’amicus à s’entendre sur le taux de rémunération de l’amicus et sur les modalités d’administration de son budget.  À défaut d’accord, le juge fixe ce taux.  Le procureur général peut alors soit verser les honoraires, soit suspendre l’instance dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à titre de poursuivant.

II

[92]                         Le présent pourvoi vise quatre jugements distincts rendus dans trois affaires, puis réunis tant en Cour d’appel que devant notre Cour aux fins d’audition et de décision. 

[93]                         Dans chacun des dossiers, le juge du procès a nommé un amicus curiae et fixé les conditions de sa rémunération.  Il a alors ordonné au ministère public de rémunérer l’amicus au taux et aux conditions ainsi déterminés.

[94]                         Deux des jugements visés par le pourvoi ont trait au procès de William Imona Russel.  Après que M. Imona Russel eut mis fin aux mandats de plusieurs avocats d’expérience dont il avait retenu les services grâce à des certificats d’aide juridique, le ministère public ― et non l’accusé ― a demandé à la juge du procès de nommer un amicus.  Le ministère public soutenait qu’une telle mesure servirait l’intérêt de la justice en assurant le bon déroulement du procès advenant que M. Imona Russel continue à révoquer ses avocats les uns après les autres.

[95]                         Dans une ordonnance datée du 17 juin 2008, un amicus curiae a été nommé et son mandat a été défini comme suit :

                    [traduction]  Prendre connaissance du dossier.  Si l’accusé met fin au mandat de son avocat ou si la Cour l’ordonne, conseiller l’accusé sur des points et des questions de droit; débattre des questions de droit avec le ministère public au nom de l’accusé; s’adresser au tribunal au nom de l’accusé sur des questions de droit.

(R. c. Imona Russel, 2009 CarswellOnt 9725 (C.S.J) (« Imona Russel no 1 »), par. 7)

L’ordonnance prévoyait également que l’amicus serait rémunéré selon le tarif de l’aide juridique et qu’Aide juridique Ontario s’occuperait des paiements.

[96]                         Après que M. Imona Russel eut encore une fois mis fin au mandat de son avocat, l’Aide juridique a refusé de payer les honoraires d’un nouvel avocat de la défense.  M. Imona Russel a alors demandé une ordonnance enjoignant au procureur général de payer les honoraires d’un avocat, et ce, à titre de réparation fondée sur le par.  24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  pour atteinte à son droit à un procès équitable (communément appelée ordonnance de type Rowbotham : voir R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.)).  Sa demande a été rejetée, ainsi que tous ses appels.

[97]                         Étant donné la situation, la juge du procès a estimé qu’il lui fallait élargir le mandat de l’amicus déjà nommé, malgré les protestations de M. Imona Russel et son refus de collaborer avec l’amicus.  L’amicus a été appelé à contre‑interroger les témoins, à s’opposer à la preuve inadmissible et à présenter une argumentation juridique au nom de M. Imona Russel.  Dans les faits, comme le signale la juge, on lui a enjoint [traduction] « d’agir dans l’instance comme s’il représentait un client qui choisissait de garder le silence » : Imona Russel n1, par. 13.

[98]                         Deux mois plus tard, M. Imona Russel a changé d’avis et a demandé que le mandat de l’amicus soit encore accru.  Sous réserve d’un léger désaccord quant au caractère privilégié des communications entre l’amicus et l’accusé, le ministère public a consenti à la mesure demandée.  La juge a donc ordonné à l’amicus de représenter M. Imona Russel conformément à ses instructions, comme dans le cadre d’une relation classique procureur‑client, sous réserve de deux exceptions importantes.  M. Imona Russel ne pouvait mettre fin au mandat de l’amicus, et ce dernier ne pouvait cesser d’occuper au seul motif d’une mésentente entre eux.

[99]                         Après cet élargissement important de ses devoirs et obligations, l’amicus a demandé la modification de l’ordonnance pourvoyant à sa nomination.  La juge du procès a accepté de porter sa rémunération à 192 $ l’heure, ce qui, selon elle, [traduction] « correspondait au taux que [le procureur général] verserait à un avocat admis au Barreau la même année que [l’amicus] pour agir en qualité de poursuivant ou pour défendre les intérêts d’un témoin dans une instance criminelle »: Imona Russel no 1, par. 49.

[100]                     Plusieurs mois plus tard, estimant que le nombre d’heures autorisé par Aide juridique Ontario ne lui permettait pas de bien représenter M. Imona Russel, l’amicus a demandé la nomination d’un évaluateur indépendant pour examiner la décision de l’Aide juridique et recommander un budget.  Après avoir initialement consenti à cette nomination, l’Aide juridique s’est ravisée.  L’amicus a alors demandé au tribunal la permission de cesser d’occuper.

[101]                     La juge du procès a statué que la demande de nomination d’un tiers évaluateur indépendant présentée par l’amicus était tout à fait raisonnable.  Elle a ordonné qu’un criminaliste d’expérience soit mandaté pour établir un budget, puis faire droit ou non, après examen, aux demandes de paiement de l’amicus au fur et à mesure qu’elles étaient présentées : R. c. Imona Russel, 2010 CarswellOnt 10747 (C.S.J.) (« Imona Russel no »).

[102]                     Le deuxième dossier visé par le pourvoi est celui de Paul Whalen.  À l’issue de son procès, il a été reconnu coupable d’un certain nombre d’infractions criminelles graves, et le ministère public a demandé qu’il soit déclaré délinquant dangereux.  M. Whalen avait mis fin aux mandats de deux avocats depuis le début de l’instance, et il n’était plus représenté par avocat.  Malgré l’obtention d’un certificat d’aide juridique, il n’avait pu retenir les services d’un avocat en raison d’un boycottage des mandats d’aide juridique par les avocats criminalistes ontariens.  Le juge du procès a estimé, au vu de la complexité de la preuve d’expert qui serait présentée à l’appui de la demande, que l’équité de la procédure serait compromise, sauf nomination d’un amicus curiae par le tribunal. 

[103]                     Me Anik Morrow a alors été nommée amicus parce qu’elle avait déjà entrepris d’établir une relation de confiance avec M. Whalen, un client difficile.  Le juge croyait que la nomination de deux autres avocats, comme le recommandait le procureur général, risquait de déstabiliser l’instance.  Il a fixé la rémunération de Me Morrow à 200 $ l’heure et ordonné à Aide juridique Ontario de s’occuper du paiement de ses honoraires : R. c. Whalen, 18 sept. 2009, no 2178/1542 (C.J. Ont.).

[104]                     Me Lawrence Greenspon, un avocat chevronné, est à l’origine du dernier dossier visé par le pourvoi.  Wahab Dadshani a été accusé de meurtre au premier degré.  La procédure judiciaire était engagée depuis plus de cinq ans lorsque, trois mois avant son procès, il a décidé de révoquer le mandat de Me Greenspon.  Le tribunal a alors nommé Me Greenspon amicus curiae de façon que le procès débute à la date prévue, que M. Dadshani ait un avocat ou non.  Me Greenspon n’a exercé sa fonction d’amicus que 3,25 heures.  Son mandat n’a duré que jusqu’à la confirmation par le nouvel avocat de M. Dadshani qu’il serait présent au début du procès.  La juge a fixé à 250 $ l’heure la rémunération de Me Greenspon à titre d’amicus curiae.  Pour fixer ce tarif, elle a signalé que Me Greenspon avait plus de 28 années d’expérience comme avocat et qu’il était agréé par le Barreau du Haut-Canada en tant que spécialiste des procès criminels : R. c. Greenspon, 2009 CarswellOnt 7359 (C.S.J.), par. 49.

[105]                     Le ministère public a interjeté appel de chacune des quatre décisions.  À son avis, le juge du procès n’a pas compétence pour déterminer la rémunération de l’amicus et les modalités d’administration de son budget, non plus que pour ordonner au procureur général de le rémunérer au taux qu’il fixe.  Subsidiairement, il a soutenu que le juge du procès aurait dû prendre la « mesure la moins contraignante » et suspendre l’instance plutôt que d’ordonner le paiement d’honoraires.

[106]                      La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté les appels à l’unanimité.  Elle a conclu que le pouvoir du juge de fixer les conditions du mandat de l’amicus, y compris sa rémunération et le contrôle des demandes de paiement, était connexe à son pouvoir de nommer l’amicus.  Puisque les décisions portées en appel n’emportaient pas l’application de la Charte , elle a également statué qu’une suspension temporaire — la mesure jugée la moins contraignante par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. R.C., [2003] R.J.Q. 2027, par. 162‑165 ― ne constituait pas la réparation appropriée en l’espèce : R. c. Imona Russel, 2011 ONCA 303, 104 O.R. (3d) 721.

[107]                     Le ministère public se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour contre le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario.

III

[108]                     Le juge du procès peut, à titre exceptionnel, nommer un amicus curiae pour assurer le bon déroulement de l’instance et la formulation d’observations pertinentes.  Il ne saurait être tenu de trancher une question de droit ou de fait contestée, aux contours incertains, complexe et importante en l’absence des plaidoiries complètes qui s’imposent.

[109]                     Dans certaines situations, le tribunal peut nommer un avocat à une fin particulière en vertu d’une disposition législative expresse, tel l’art. 486.3  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 .  Il peut également nommer un avocat de la défense par suite d’une demande de type Rowbotham, en guise de réparation suivant le par. 24(1)  de la Charte .

[110]                     Toutefois, la nomination d’un amicus curiae a une origine propre à elle et doit être considérée séparément sur le plan conceptuel.

[111]                     Les cours supérieures ont le pouvoir inhérent de nommer un amicus curiae.  Tout récemment, dans l’arrêt R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, par. 24 et 29, notre Cour décrivait comme suit la compétence inhérente des cours supérieures :

                          La compétence inhérente des cours supérieures provinciales est largement définie comme étant [traduction] « une source résiduelle de pouvoirs, à laquelle la Cour peut puiser au besoin lorsqu’il est juste ou équitable de le faire » : I. H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23, p. 51.  Ces pouvoirs émanent « non pas d’une loi ou d’une règle de droit, mais de la nature même de la cour en tant que cour supérieure de justice » (Jacob, p. 27) pour permettre « de maintenir, protéger et remplir leur fonction qui est de rendre justice, dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace » (p. 28). . .

. . .

                          . . . En bref, Jacob dit ce qui suit : « La compétence inhérente de la cour peut être invoquée dans un nombre apparemment infini de circonstances et peut être exercée de différentes façons » . . . [Soulignement omis.]

Voir aussi MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 29‑30; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 29‑32; Halsbury’s Laws of England (4e éd. (réédition) 2001), vol. 37, par. 12.

[112]                     Dans le cas d’un tribunal d’origine législative, le pouvoir de nommer un amicus découle de la maîtrise de sa propre procédure aux fins de l’administration efficace et sans réserve de la justice.  Son pouvoir de nommer un amicus s’infère nécessairement de sa faculté de constituer une cour de justice : R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575, par. 70‑71; Cunningham, par. 19.

[113]                     Le ministère public ne conteste pas devant nous, et il ne l’a pas fait devant les juridictions inférieures, l’opportunité de la nomination d’un amicus dans les dossiers dont nous sommes saisis.  Il ne conteste pas non plus les distinctions établies entre l’avocat de la défense nommé en vertu d’un certificat d’aide juridique ou d’une ordonnance de type Rowbotham et l’amicus curiae.  Seule une question est aujourd’hui en litige : le juge du procès a‑t‑il compétence pour déterminer la rémunération de l’amicus?

[114]                     Je crois néanmoins utile de donner quelques précisions sur les circonstances dans lesquelles la nomination d’un amicus est indiquée.  L’amicus peut exercer bien des fonctions, mais il importe de reconnaître d’emblée qu’il n’est pas avocat de la défense.  Dès que les devoirs et les obligations d’un avocat de la défense lui incombent, il ne peut plus être considéré à juste titre comme l’« ami de la cour ».

[115]                     Le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de nommer un amicus n’est pas absolu.  Il doit être exercé parcimonieusement et avec circonspection (voir Caron, par. 30) et dans une situation particulière et exceptionnelle.  Le juge ne doit pas se décharger de son obligation d’assurer un procès équitable à l’accusé non représenté par avocat en s’en remettant à l’amicus curiae qui, bien que sous une appellation différente, s’acquitterait dès lors d’une fonction presque identique à celle d’un avocat de la défense.

[116]                     L’accusé peut renoncer aux services d’un avocat et décider de subir son procès sans être représenté.  Un amicus ne doit pas être nommé pour lui imposer un avocat contre son gré ou lui permettre de contourner la procédure établie pour l’obtention des services d’un avocat rémunéré par l’État : Cunningham, par. 9.  Dans la plupart des cas, si le juge guide et informe l’accusé non représenté, le procès peut se dérouler comme il convient et conformément à l’équité sans l’aide d’un amicus.  Il en est ainsi même lorsque la défense de l’accusé n’est pas alors assurée aussi efficacement qu’elle l’aurait été par un avocat compétent.

[117]                     Lorsqu’il est nommé, l’amicus peut être appelé à jouer une grande variété de rôles : R. c. Cairenius (2008), 232 C.C.C. (3d) 13 (C.S.J. Ont.), par. 52‑59, le juge Durno.  Comme le souligne le juge Rosenberg dans l’arrêt R. c. Samra (1998), 41 O.R. (3d) 434 (C.A.), p. 444, il [traduction] « n’existe pas de définition précise du rôle de l’amicus curiae qui soit applicable à toutes les situations possibles où le tribunal peut trouver bénéfique d’obtenir les conseils d’un avocat qui n’agit pas pour les parties ».

[118]                     Toutefois, quel que soit le mandat confié à l’amicus, sa mission fondamentale demeure de s’acquitter de son devoir envers le tribunal et d’assurer la bonne administration de la justice.  L’amicus a pour seul « client » le tribunal, et celui‑ci le nomme afin de bénéficier d’un point de vue dont il s’estime privé; l’amicus s’acquitte de sa fonction dans l’intérêt public, au bénéfice du tribunal, afin qu’une juste décision soit rendue : R. c. Lee (1998), 125 C.C.C. (3d) 363 (C.S.T.N.-O.), par. 12.

[119]                     Bien que, dans certaines situations, l’amicus puisse être appelé à « agir » pour un accusé en adoptant et en défendant son point de vue, ce rôle est fondamentalement distinct de celui d’un avocat de la défense qui représenterait l’accusé après que ce dernier eut obtenu un certificat d’aide juridique ou demandé une ordonnance de type Rowbotham.  Protéger l’intérêt de l’accusé peut être un résultat accessoire, mais non l’objectif, de la nomination de l’amicus.

[120]                     Comme l’explique le juge Durno dans l’arrêt Cairenius, par. 62 :

                    [traduction] . . . l’amicus n’est généralement pas l’avocat de l’accusé/demandeur, il n’existe pas de relation procureur‑client et l’amicus ne reçoit pas d’instructions d’un client.  La fonction générale de l’amicus est d’aider le tribunal.  En tant qu’ami de la cour, l’amicus a l’obligation de porter à son attention les faits ou les points de droit qui sont susceptibles d’être contraires à l’intérêt du demandeur.  Sa fonction s’oppose donc au rôle traditionnel de l’avocat de la défense décrit dans l’arrêt Rondel c. Worsley, [1969] 1 A.C. 191 (H.L.), p. 227‑228, cité avec approbation par le juge Rosenberg dans l’arrêt Samra . . .

[121]                     Lorsque le juge du procès nomme un amicus, ces distinctions entre l’amicus et l’avocat de la défense commis d’office doivent être clairement signalées à l’amicus et à l’accusé.  La confusion des deux rôles dans les dossiers visés par le pourvoi me préoccupe quelque peu, mais comme je l’ai déjà mentionné, nous ne sommes pas saisis de cette question.

[122]                     Je passe maintenant à la principale question en litige.  À mon avis, le pouvoir du juge du procès de fixer la rémunération de l’amicus découle nécessairement du pouvoir qu’il a de le nommer.  Je ne puis souscrire à la thèse contraire de l’appelante, à savoir que le procureur général d’une province aurait le pouvoir exclusif de déterminer le taux de rémunération de l’amicus, et ce, pour trois raisons.

[123]                     Premièrement, il en résulterait un affaiblissement injustifié du pouvoir de nomination du tribunal et de sa faculté de nommer l’amicus de son choix.  Les seuls avocats susceptibles d’être nommés amici seraient ceux disposés à se satisfaire de la rémunération fixée par le procureur général. 

[124]                     Deuxièmement, l’intégrité du processus judiciaire serait compromise.  Nul ne prétend que la rémunération déterminée par le procureur général serait basse au point d’être déraisonnable ou irréaliste.  Néanmoins, le raisonnement de notre Cour dans un autre contexte vaut également en l’espèce : la capacité du tribunal d’assurer l’équité et le bon déroulement du procès « ne devrait pas être fondée sur la confiance à l’égard du comportement exemplaire permanent du ministère public, chose qu’il n’est pas possible de surveiller ni de maîtriser » : R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, p. 104.

[125]                     Enfin, le pouvoir unilatéral du procureur général de déterminer la rémunération de l’amicus curiae pourrait créer une apparence de partialité et faire en sorte que l’amicus se retrouve inévitablement en situation de conflit d’intérêts.  Puisque l’amicus joue souvent un rôle qu’on peut qualifier d’opposé à celui du ministère public, si on conférait à ce dernier le pouvoir unilatéral et exclusif de déterminer la rémunération de l’amicus, une personne raisonnable pourrait conclure que l’« attente [de] concessions mutuelles » est susceptible d’amener l’amicus à s’acquitter de ses fonctions de manière à gagner la faveur du procureur général : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 187.

[126]                     En outre, nulle disposition constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu’un tribunal ordonne au ministère du Procureur général de rémunérer un amicus à raison d’un taux fixé par ce tribunal. 

[127]                     Suivant le principe constitutionnel fondamental qui se dégage de l’arrêt du Conseil privé Auckland Harbour Board c. The King, [1924] A.C. 318, seul le Parlement peut autoriser un paiement par prélèvement sur le Trésor : voir aussi la Loi constitutionnelle de 1867 , art. 126 ; Loi sur l’administration financière, L.R.O. 1990, ch. F.12 (« LAF »), par. 11.1(1).

[128]                     Or, le principe de l’arrêt Auckland Harbour ne s’applique pas en l’espèce, car il a seulement pour effet de limiter le pouvoir de l’exécutif de dépenser sans l’autorisation du législateur.  Mais comme le procureur général a le pouvoir de verser des fonds publics pour rémunérer l’amicus curiae dont le tarif n’est pas fixé par le tribunal, il a nécessairement le pouvoir de le faire lorsque le tarif de l’amicus est fixé par le tribunal. 

[129]                     Sur le plan constitutionnel, les honoraires des amici curiae nommés en l’espèce peuvent être payés par le procureur général directement sur le Trésor par voie d’affectation permanente de crédits suivant la LAF.

[130]                     L’article 13 de la LAF dispose que « [l]orsque [. . .] la Couronne ou le lieutenant‑gouverneur doivent prélever un paiement sur [l]es deniers [publics] afin d’exécuter [. . .] le jugement d’un tribunal [. . .] et qu’aucune autre disposition n’a été prise à cet égard, le paiement est fait sur le Trésor en vertu d’un mandat du lieutenant‑gouverneur adressé au ministre des Finances ».  Voir également la Loi sur les instances introduites contre la Couronne, L.R.O. 1990, ch. P.27, art. 22.  Puisque l’Assemblée législative a autorisé au préalable le versement de fonds aux fins d’exécuter les ordonnances judiciaires, il ne saurait y avoir violation du principe de l’arrêt Auckland Harbour.

[131]                     Je signale que l’art. 13 de la LAF lui‑même ne confère pas au tribunal le pouvoir d’ordonner au ministère public d’engager des sommes ou de rémunérer un amicus curiae.  Il autorise plutôt l’exécutif à effectuer le paiement une fois l’ordonnance judiciaire dûment rendue, ce qui écarte l’application du principe de l’arrêt Auckland Harbour.

IV

[132]                     Lorsque, avec ou sans le concours des parties, le juge du procès nomme un amicus curiae et définit son mandat, il y a lieu de favoriser la démarche consensuelle en invitant le procureur général et l’amicus à s’entendre sur le taux de rémunération de ce dernier et sur l’administration de son budget.

[133]                     Les deux parties doivent négocier de bonne foi en tenant dûment compte de leurs obligations respectives à l’égard de la procédure judiciaire.  Le procureur général doit en effet garder présente à l’esprit son obligation de promouvoir la bonne administration de la justice, et l’amicus curiae ne doit perdre de vue ni la notion de service public inhérente à sa fonction, ni son [traduction] « privilège d’exercer une profession qui ne se résume pas à exploiter une entreprise » : Ontario c. Figueroa (2003), 64 O.R. (3d) 321 (C.A.), par. 28

[134]                     Le délai de négociation accordé au procureur général provincial et à l’amicus devrait être limité selon le stade de l’instance et l’urgence de la nomination.  En général, le délai doit être le plus court possible.  Tout différend sur la rémunération doit être réglé rapidement de manière à ne pas retarder l’instance, voire la faire avorter.  Qui plus est, l’amicus ne doit pas être en mesure de tenir le sort de l’instance entre ses mains et de prolonger les négociations afin d’obtenir une rémunération plus généreuse.

[135]                     Lorsque le procureur général et l’amicus ne parviennent pas à s’entendre, il appartient au juge du procès de déterminer la rémunération du second, auquel cas, le procureur général a toujours le choix de verser les honoraires ou de suspendre l’instance.

[136]                     La décision finale d’aller ou non de l’avant avec la poursuite à la lumière des frais engagés demeure à bon droit celle du procureur général.  Le juste équilibre entre le pouvoir discrétionnaire du poursuivant et la compétence du tribunal est ainsi maintenu.  L’ordonnance de type Rowbotham permet d’arriver au même résultat par une voie différente et bien établie, mais elle n’est pas en cause en l’espèce.  Comme l’expliquent les juges Iacobucci et Major dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 47 :

                             Fait important, le point commun entre les divers éléments du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est le fait qu’ils comportent la prise d’une décision finale quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part.  Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites vise les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles‑ci.  Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites [. . .] ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui.  [Souligné dans l’original.]

[137]                     Pour déterminer quelque rémunération, le juge du procès doit tenir compte d’un certain nombre de considérations.  Je crois que celles relevées par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Figueroa pour le cas d’un avocat du secteur privé appelé à représenter la poursuite s’appliquent également dans le cas d’un amicus.  Dans Figueroa, le juge Goudge énumère ces considérations (par. 27‑30) :

                             [traduction]  À mon avis, un certain nombre de considérations doivent être prises en compte à cette fin.  Elles comprennent notamment l’importance du mandat, la complexité juridique du travail requis, la compétence et l’expérience de l’avocat nommé et le tarif qu’il exige normalement de ses clients du secteur privé.  Ces éléments indiquent dans une certaine mesure qu’il s’agit d’un mandat comme un autre.

                        Toutefois, sous certains rapports, il ne s’agit pas d’un mandat comme tout autre.  Premièrement, le tribunal demande à son titulaire de répondre aux besoins de l’administration de la justice.  À mon sens, agir ainsi dans l’intérêt public constitue l’une des manifestations de la responsabilité professionnelle qui sied le mieux à la profession juridique.  L’avocat de la poursuite indépendant qui exécute un tel mandat public ne doit pas s’attendre à être rémunéré aux tarifs du secteur privé, ce qui fait partie du privilège d’exercer une profession qui ne se résume pas à exploiter une entreprise.

                        Deuxièmement, il faut se souvenir que la rémunération fixée pour l’avocat de la poursuite indépendant sera payée sur les deniers publics.  À une époque où tant de besoins pressants grèvent les ressources, je ne crois pas qu’elles doivent servir à payer des services aux tarifs du secteur privé.

                        J’ajouterais donc ces deux considérations.  Lorsqu’il s’agit de fixer un tarif raisonnable pour l’avocat de la poursuite indépendant, il convient de prendre en compte le fait qu’il exécute un mandat public et qu’il est rémunéré sur les deniers publics.

Voir aussi l’arrêt R. c. White, 2010 CSC 59, [2010] 3 R.C.S. 374.

[138]                     Le procureur général de l’Ontario nous demande de faire droit à sa thèse voulant que la rémunération de l’amicus au tarif de l’aide juridique doive être tenue pour raisonnable.  Certes, ce tarif doit être pris en compte à titre indicatif, mais il n’est certainement pas décisif : White.

[139]                     Rappelons que l’amicus n’est pas lié par le régime d’aide juridique.  Son client est le tribunal, et non un accusé impécunieux, et il [traduction] « n’est pas partie à l’accord tacite entre les avocats de la défense, d’une part, et l’État, d’autre part, suivant lequel, apparemment, les premiers acceptent de faire don en partie de leurs services afin que le plus grand nombre de prévenus impécunieux qui, autrement, ne seraient pas représentés, aient droit aux services d’un avocat » : R. c. Chemama, 2008 ONCJ 140 (CanLII), par. 11.

[140]                     Comme je l’indique précédemment, je préconise également une démarche consensuelle pour déterminer les modalités d’administration du budget de l’amicus et sa rémunération.  Un budget d’un montant raisonnable s’impose afin que l’amicus puisse s’acquitter de son mandat.  Soit dit en tout respect, sauf consentement de l’amicus, il est inopportun de confier l’administration de son budget à l’Aide juridique.  Celle‑ci établit le budget de représentation de personnes peu fortunées en appliquant des normes qui ne sauraient valoir à l’égard de l’amicus.

V

[141]                     Nul n’a prétendu ― ni ne peut prétendre ― que les juges ont, en l’espèce, fixé des honoraires exagérés ou déraisonnables.  Dans chacune des affaires, les honoraires accordés sont sensiblement inférieurs à ceux exigés par l’amicus de ses clients du privé et presque identiques à ceux versés par le ministère public à des avocats aux qualifications équivalentes pour exercer la fonction de poursuivant ad hoc ou pour représenter un témoin dans un dossier criminel, ou encore, sur le fondement de l’art. 684  du Code criminel  : Imona Russel no 1, par. 49; Figueroa; Chemana, par. 14.

[142]                     Ils ont exercé leur compétence convenablement pour arrêter les taux de rémunération et les modalités de gestion des budgets des amici.  Ils n’ont commis, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, aucune erreur de droit susceptible de contrôle judiciaire. 

VI

[143]                     Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish, Abella et Cromwell sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimée Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Schreck Presser, Toronto; Louis P. Strezos & Associate, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Sugden, McFee & Roos, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante Advocates’ Society : John Norris, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant Mental Health Legal Committee : Hiltz Szigeti, Toronto; Swandron Associates, Toronto; Supreme Advocacy, Ottawa.

 



[1] Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education, Grand Falls District 50 Branch, [1986] 1 R.C.S. 549, p. 591-592, la juge Wilson (autorisation d’appel accordée à une personne non partie à l’instance); B.C.G.E.U c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 240 (injonction décernée de la propre initiative de la cour pour garantir l’accès aux palais de justice); R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, p. 754-755, le juge Gonthier (pouvoir discrétionnaire en matière de mise en liberté sous caution); R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, par. 21, le juge en chef Lamer (arrêt des procédures criminelles pour cause d’abus de procédures); MacMillan Bloedel, par. 29-31, le juge en chef Lamer (condamnation pour outrage au tribunal); R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, par. 64, la juge L’Heureux-Dubé, et par. 131, les juges Cory, Iacobucci et Bastarache (pouvoir discrétionnaire d’accorder un droit de réplique dans un procès criminel); R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18 (pouvoir de rejeter la requête pour cesser d’occuper présentée par l’avocat de la défense); R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, par. 24-34, le juge Binnie (octroi d’une provision pour frais).

 

[2] Ces réserves ont également été examinées par les plus hauts tribunaux du Royaume-Uni et d’Australie : voir Al Rawi c. Security Service, [2011] UKSC 34, [2012] 1 A.C. 531, par. 18-22, le lord juge Dyson; Batistatos c. Roads and Traffic Authority of New South Wales, [2006] HCA 27, 227 A.L.R. 425, par. 121-136, le juge Kirby.

[3] Depuis cet arrêt, notre Cour a maintes fois reconnu la force normative de la séparation des pouvoirs.  Voir R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 620-621; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 33‑34 et 106-111; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, par. 104-105; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S 667, par. 21; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S 44, par. 39-41.

[4]  En Ontario, dans les affaires civiles, le tribunal est habilité par la règle 13.02 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, à nommer un ami de la cour appelé à l’aider par la formulation d’arguments.  Notre Cour ou un de ses juges peut, suivant la règle 92 des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002-156, nommer un amicus dans le cas d’un appel.  Le par. 53(7)  de la Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, ch. S-26 , prévoit la nomination d’un amicus pour défendre un intérêt non représenté lorsque le gouverneur en conseil soumet une question au jugement de la Cour, et il autorise le ministre des Finances à payer les frais raisonnables alors engagés par l’avocat, sur les crédits affectés par le Parlement aux frais de justice.  

[5] Cette conception du recours à l’amicus ne fait pas l’unanimité.  Au Royaume-Uni, le procureur général et le lord juge en chef ont formulé de concert des lignes directrices destinées à la magistrature sur le recours à l’advocate to the court, l’équivalent de notre amicus (voir « Memorandum — Requests for the appointment of an advocate to the court », reproduit dans Lord Goldsmith, « Advocate to the Court », Law Society Gazette, 1er février 2002 (en ligne)).  Ces lignes directrices précisent qu’un advocate to the court est habituellement nommé pour clarifier un point de droit et ne présente habituellement pas d’éléments de preuve, ni n’interroge de témoins et, en particulier, sa nomination ne tient pas uniquement au fait que l’accusé n’est pas représenté (par. 4).

[6] Par exemple, au Manitoba, la nomination d’un amicus est prévue dans la Loi sur la Société d’aide juridique du Manitoba, C.P.L.M. ch. L105, par. 3(2) : « Sous réserve de l’approbation du conseil, la Société peut fournir à des personnes se trouvant dans une région géographique ou à des organismes les services d’aide juridique demandés par le ministre, un juge ou un auxiliaire de la justice, y compris les services de représentation qu’une personne rend à titre d’intervenant désintéressé, ainsi que des renseignements et des conseils juridiques. »

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