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[1995] 4 R.C.S. R. c. O'Connor 411

Hubert Patrick O'Connor      Appelant

c.

Sa Majesté la Reine      Intimée

et

Le procureur général du Canada, le procureur
général de l'Ontario, l'Aboriginal Women's
Council, l'Association canadienne des centres
contre le viol, le Réseau d'action des femmes
handicapées du Canada, le Fonds d'action et
d'éducation juridiques pour les femmes,
l'Association canadienne de la santé mentale et
la Canadian Foundation for Children,
Youth and the Law
     Intervenants

Répertorié:  R. c. O'Connor

No du greffe:  24114.

1995:  1er février; 1995:  14 décembre.

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

      Droit criminel -- Preuve -- Divulgation -- Accusé inculpé d'agressions sexuelles -- Obtention par l'avocat de la défense préalablement au procès d'une ordonnance enjoignant au ministère public de divulguer l'ensemble des dossiers médicaux, socio-psychologiques et scolaires des plaignantes -- Arrêt des procédures ordonné par le juge du procès en raison de la non-divulgation et de la divulgation tardive par le ministère public -- Appel du ministère public accueilli par la Cour d'appel et tenue d'un nouveau procès ordonnée -- L'arrêt des procédures est-il la réparation convenable pour la non-divulgation par le ministère public de renseignements en sa possession?

      Droit criminel -- Preuve -- Dossiers médicaux et socio-psychologiques -- Procédure à suivre lorsque l'accusé demande la production de dossiers en la possession de tiers.

     L'accusé a été inculpé d'infractions d'ordre sexuel. L'avocat de la défense a obtenu préalablement au procès une ordonnance enjoignant au ministère public de divulguer l'ensemble des dossiers médicaux, socio-psychologiques et scolaires des plaignantes et à ces dernières d'autoriser la production de ces dossiers. Le ministère public s'est adressé à un autre juge afin d'obtenir des directives concernant l'ordonnance de divulgation et de faire désigner promptement un juge pour la tenue du procès. Après la désignation d'un juge pour présider le procès, le ministère public a de nouveau sollicité des directives concernant l'ordonnance de divulgation. À ce stade, bon nombre des dossiers en question étaient déjà en sa possession. Le juge du procès a été clair: les dossiers médicaux concernant les quatre plaignantes devaient lui être fournis rapidement. L'accusé a ensuite présenté une requête en arrêt des procédures en se fondant sur la non-divulgation de plusieurs documents. Le substitut du procureur général a soutenu que deux substituts du procureur général agissaient pour la poursuite à partir de villes différentes et que cela posait des difficultés sur le plan de la communication et de l'organisation. Elle a affirmé que la non-divulgation de quelques-uns des dossiers médicaux était due à une inadvertance de sa part et qu'elle avait «rêvé» que la transcription de certaines entrevues avaient été divulguée. Elle a plaidé que la divulgation sans restriction des dossiers médicaux et des dossiers thérapeutiques victimiserait à nouveau les victimes et elle a soutenu que l'ordonnance de divulgation relevait de la discrimination fondée sur le sexe. Le juge du procès a rejeté la requête en arrêt des procédures, concluant que le défaut de divulguer certains dossiers médicaux était une inadvertance. Il a toutefois noté que les lettres écrites par le substitut du procureur général aux conseillers socio-psychologiques avaient limité de façon inacceptable la portée de la divulgation aux seules parties des dossiers se rapportant directement aux incidents impliquant l'accusé, avec le résultat que les dossiers thérapeutiques complets n'ont été divulgués à la défense que juste avant le procès. Le juge a conclu que, bien que la conduite du ministère public fût «troublante», il ne croyait pas en l'existence d'un «grand projet» visant à dissimuler des éléments de preuve ni en celui d'un «plan délibéré de subversion de la justice». Compte tenu des difficultés rencontrées à l'étape de la divulgation, le substitut du procureur général a alors consenti à renoncer à tout privilège quant au contenu du dossier du ministère public et à préparer, dans le cas de chacune des plaignantes, un cahier qui contiendrait tous les renseignements en la possession du ministère public relativement à chacune d'entre elles. Le deuxième jour du procès, le procureur de l'accusé a présenté une autre requête en arrêt des procédures en se fondant principalement sur le fait que le ministère public ne pouvait toujours pas garantir à l'accusé qu'il y avait eu divulgation complète. Le juge du procès a arrêté les procédures relativement aux quatre chefs d'accusation. Il a constaté que la cour avait dû intervenir constamment pour faire respecter intégralement l'ordonnance de divulgation et il a conclu que la conduite antérieure du ministère public avait créé «un climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. La Cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public et ordonné la tenue d'un nouveau procès. Le présent pourvoi soulève les questions de savoir (1) quand la non-divulgation de documents par le ministère public justifie une ordonnance d'arrêt des procédures et (2) quelle est la procédure appropriée lorsqu'un accusé demande la production de documents tels les dossiers médicaux ou thérapeutiques en la possession de tiers.

     Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

     (1) L'arrêt des procédures

     Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin: Il n'y a pas lieu de maintenir quelque genre de distinction que ce soit entre la doctrine de l'abus de procédures reconnue en common law et les exigences de la Charte en ce qui concerne la conduite abusive. Lorsque l'accusé tente de prouver que la non-divulgation par le ministère public viole l'art. 7, il doit prouver que la non-divulgation en cause a, selon la prépondérance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité. Une telle détermination exige une enquête suffisante sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués. Les déductions ou conclusions relatives à l'à-propos de la conduite ou de l'intention du ministère public ne sont pas nécessairement pertinentes lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a eu violation ou non du droit de l'accusé à un procès équitable. L'accent doit être mis principalement sur l'effet que les actions contestées auront sur l'équité du procès. Une fois la violation prouvée, la cour doit façonner une réparation convenable et juste, conformément au par. 24(1). Lorsqu'il est possible, au moyen d'une ordonnance de divulgation, de pallier l'impact néfaste que peut avoir la non-divulgation sur la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière, une telle réparation sera généralement convenable, accompagnée d'un ajournement si nécessaire afin de permettre à l'avocat de la défense d'examiner les renseignements divulgués. Il peut cependant exister des cas exceptionnels où, vu le stade avancé de l'instance, il n'est tout simplement pas possible de remédier au préjudice. Dans ces «cas les plus manifestes», l'arrêt des procédures sera approprié. Lorsque la cour se penchera sur les mesures réparatrices relatives à une non-divulgation portant atteinte à l'art. 7, elle devrait examiner également si le manquement par le ministère public à ses obligations en matière de divulgation a également porté atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens de la décence et du franc-jeu de la collectivité et, en conséquence, a porté préjudice à l'intégrité du système judiciaire. Si tel est le cas, la cour devrait s'interroger à savoir si ce préjudice est réparable, compte tenu de la gravité de la violation et des intérêts communautaires et individuels dans la détermination de la culpabilité ou de l'innocence.

     Bien que la conduite du ministère public en l'espèce ait été inappropriée et inopportune, on ne peut dire que la non-divulgation a constitué une violation du droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Toute la question de la divulgation en l'espèce découle de l'ordonnance qui enjoignait au ministère public de «divulguer» des dossiers se trouvant en la possession de tiers et aux plaignantes d'autoriser la production de ces dossiers. Cette ordonnance a été rendue sans aucun examen de la pertinence de ces dossiers, ni aucune pondération des droits à la vie privée des plaignantes et du droit de l'accusé à un procès équitable et elle était donc erronée. En fin de compte, le ministère public a eu raison de tenter de protéger les intérêts de la justice et, même s'il l'a fait d'une façon très maladroite, cela ne devrait pas donner lieu à un arrêt des procédures, tout particulièrement lorsque l'on n'a pas prouvé d'atteinte à l'équité du procès de l'accusé ou à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière. Même s'il avait été conclu à une violation de l'art. 7, on ne peut dire qu'il s'agit en l'espèce de l'un des «cas les plus manifestes» qui justifieraient un arrêt des procédures.

     Les juges Cory et Iacobucci: Bien que les actes du substitut du procureur général initialement chargé de la poursuite en l'espèce aient été extrêmement arrogants et tout à fait répréhensibles, les méfaits du ministère public n'étaient pas tels que, après examen de toutes les circonstances, le tribunal était justifié de recourir à la réparation draconienne qu'est l'arrêt des procédures.

     Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major (dissidents sur cette question): Un arrêt des procédures était approprié en l'espèce. La conduite du ministère public a nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire, le cas échéant, n'excuse pas le ministère public d'avoir omis, jusqu'à immédiatement avant le procès, de la respecter. Le ministère public n'a jamais pris les mesures appropriées en ce qui concerne les objections qu'il avait. S'il ne pouvait interjeter appel de l'ordonnance, il aurait dû s'adresser de nouveau au juge ayant rendu l'ordonnance pour en demander la modification ou l'annulation. Les lettres du substitut du procureur général aux thérapeutes limitaient la portée de l'ordonnance. Aussitôt que la portée de l'ordonnance eut été communiquée aux thérapeutes, les dossiers complets ont été divulgués, ce qui laisse entendre que, si les lettres avaient donné une description exacte de l'ordonnance, elle aurait été respectée beaucoup plus tôt. Le ministère public a également manqué à son obligation générale de divulguer tous les renseignements pertinents. Chaque divulgation en l'espèce est le fruit d'une question de la défense devant le tribunal. Le comportement du ministère public était tel que la défense d'abord et le juge du procès ensuite ont perdu confiance. Il importe peu qu'un grand nombre des documents non divulgués aient en fin de compte été remis petit à petit à la défense avant le procès. La découverte répétée d'éléments de preuve qui n'avaient pas été divulgués et l'admission par le ministère public que la divulgation n'avait peut-être pas été complète ont eu pour effet de créer un climat qui nuisait à la capacité de la défense de se préparer. Le temps mis par le ministère public à divulguer les renseignements et son incapacité de garantir au juge du procès que tous les renseignements avaient été divulgués même après le début du procès ont porté un coup fatal à l'instance. Les manquements répétés du ministère public ont fait que l'arrêt des procédures était la réparation convenable. Il était devenu impossible et injuste de poursuivre l'instance. Les réparations visées au par. 24(1) de la Charte relèvent à bon droit du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. On ne devrait pas toucher à ce pouvoir discrétionnaire à moins que la décision ne soit nettement déraisonnable.

     Les mêmes manquements à l'ordonnance de divulgation, à l'obligation générale de divulguer et à l'engagement de divulguer les dossiers à la défense qui ont porté atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière ont également violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. Le juge du procès a fait preuve d'une tolérance remarquable à l'égard du comportement du ministère public, mais, à la fin, il n'avait pas d'autre choix que de prononcer l'arrêt des procédures. Lorsqu'un procès criminel devient célèbre en raison de la nature de l'infraction, des accusés en cause ou pour toute autre raison, cela ajoute à l'importance de garantir l'équité du processus. En l'espèce, le fait que les infractions reprochées remontaient à bien des années et que l'accusé était une personne en vue dans la société exigeait que la poursuite soit très sensible aux exigences de l'équité et du maintien de l'intégrité du processus. La conduite du ministère public pendant que le juge du procès était saisi de l'affaire, ainsi que durant les mois précédant son affectation au dossier, a été négligente, inéquitable et entachée d'incompétence. Le juge du procès était le mieux placé pour observer la conduite du ministère public et son effet sur le déroulement de l'instance. Il a estimé que le procès était devenu entaché de vice au point de violer les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence et de nuire à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

     (2) La production de dossiers en la possession du ministère public

     Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka: Le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques n'influe pas sur l'obligation de divulguer du ministère public reconnue dans Stinchcombe lorsque les dossiers sont en la possession du ministère public. Il n'est pas nécessaire, dans le contexte de la divulgation, de pondérer les intérêts privés du plaignant dans les dossiers thérapeutiques et le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière, car la protection de la vie privée ou l'existence d'un privilège ne suscitent plus d'inquiétudes lorsque les documents en question sont en la possession du ministère public. L'absence de droit à la protection de la vie privée du plaignant relativement aux dossiers détenus par le ministère public nous empêche de conclure à l'existence d'un privilège à l'égard de ces dossiers. L'équité exige que, si le plaignant est d'accord pour communiquer ces renseignements afin de favoriser la poursuite criminelle, l'accusé devrait alors avoir le droit d'utiliser les renseignements dans la préparation de sa défense. De plus, toute forme de privilège doit céder le pas lorsqu'un tel privilège porterait atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Les renseignements en la possession du ministère public qui sont manifestement pertinents et importants pour permettre à l'accusé de faire valoir un moyen de défense doivent être divulgués à l'accusé, indépendamment de toute revendication de privilège qui pourrait survenir. Bien que la simple existence de dossiers thérapeutiques ne suffise pas à établir leur pertinence par rapport à la défense, la pertinence de ces dossiers doit se présumer lorsqu'ils se trouvent en la possession du ministère public.

     Les juges Cory et Iacobucci: Les principes concernant l'obligation de divulguer du ministère public, énoncés dans l'arrêt Stinchcombe et confirmés dans l'arrêt Egger, doivent s'appliquer aux dossiers thérapeutiques en sa possession, comme l'ont conclu le juge en chef Lamer et le juge Sopinka.

     Le juge Major: Le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques n'influe pas sur l'obligation de divulguer du ministère public reconnue dans Stinchcombe lorsque les dossiers sont en la possession du ministère public, ainsi que l'ont conclu le juge en chef Lamer et le juge Sopinka.

     Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin: Il ne s'agit pas en l'espèce d'examiner l'étendue de l'obligation du ministère public en matière de divulgation de dossiers privés en sa possession, ni de déterminer si les droits à l'égalité et à la protection de la vie privée peuvent militer contre une telle divulgation. Ces questions ne sont pas soulevées dans le cadre du présent pourvoi et elles n'ont pas été plaidées devant la Cour. Tout commentaire à ce sujet serait strictement incident.

     (3)  La production de dossiers en la possession de tiers

     Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka: Lorsque la défense demande des renseignements qui sont entre les mains d'un tiers (par comparaison à celles de l'État), il devrait incomber à l'accusé de convaincre le juge que les renseignements sont d'une pertinence probable. Pour entamer la procédure de production, l'accusé doit présenter par écrit une demande formelle appuyée d'un affidavit exposant les motifs précis de la production. Toutefois, dans l'intérêt de la justice, le tribunal devrait pouvoir exempter l'accusé de la nécessité de présenter une demande formelle dans certains cas. Quelle que soit la procédure retenue, les tiers en possession des documents et les personnes qui ont un intérêt de nature privée dans les dossiers doivent être avisés de la demande de production. L'accusé doit également veiller à ce que le gardien soit assigné àcomparaître et à produire les dossiers. La demande initiale de divulgation devrait être adressée au juge saisi de l'affaire, mais elle peut être présentée devant le juge du procès avant la formation du jury, au moment de l'audition des autres requêtes. Dans le contexte de la divulgation, la «pertinence» est fonction de l'utilité que les renseignements peuvent avoir pour la défense. Dans le contexte de la production, le critère de la pertinence devrait être plus élevé: le juge présidant le procès doit être convaincu qu'il existe une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à témoigner d'un témoin. Si la «pertinence probable» est le critère approprié à la première étape de la procédure à deux volets, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau onéreux incombant à l'accusé. À cette étape, un critère de pertinence vise simplement à empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires.

     Au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devrait les examiner pour déterminer s'ils devraient être divulgués à l'accusé et dans quelle mesure. Pour arriver à cette conclusion, le juge doit examiner et soupeser les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une ordonnance de production et déterminer si une ordonnance de non-production constituerait une restriction raisonnable de la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Pour équilibrer les droits contradictoires en question, il faudrait prendre en considération les facteurs suivants: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires, et (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne du plaignant que pourrait causer la production du dossier en question. Il conviendrait mieux de traiter de l'effet de la production ou de la non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la détermination, à l'étape de l'admissibilité et non pas au moment de décider si les renseignements devraient être produits. Pour ce qui est de l'intérêt de la société à ce que les crimes sexuels soient signalés, le juge dispose d'autres moyens pour s'assurer que la production ne contrecarre pas les intérêts de la société qui peuvent être touchés par la production des dossiers à la défense. Dans l'application de ces facteurs, il convient également de se rappeler que le ministère public peut toujours exiger la production de dossiers de tiers pourvu qu'il obtienne un mandat de perquisition.

     Les juges Cory et Iacobucci: La procédure que le juge en chef Lamer et le juge Sopinka proposent pour déterminer si les dossiers en la possession de tiers sont susceptibles d'être pertinents est acceptée, tout comme leurs motifs relativement à la nature du fardeau incombant à l'accusé et à la nature du processus de pondération auquel le juge du procès doit recourir.

     Le juge Major: Le droit substantiel et la procédure recommandée par le juge en chef Lamer et le juge Sopinka pour obtenir les dossiers thérapeutiques de tiers sont acceptés.

     Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier (dissidents sur cette question): Les dossiers privés ou les dossiers qui devraient normalement être protégés en raison de leur caractère privé peuvent comprendre des dossiers de nature médicale ou thérapeutique, des dossiers scolaires, des journaux intimes et des carnets d'activités rédigés par des travailleurs sociaux. Une ordonnance de production de dossiers privés détenus par des tiers n'est pas une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte car, au moment de la demande de production, il n'y a pas eu violation des droits garantis à l'accusé par la Charte. Néanmoins, lorsqu'il décide s'il doit ordonner la production de dossiers privés, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à respecter les valeurs de la Charte. Les valeurs constitutionnelles visées en l'espèce sont le droit à une défense pleine et entière, le droit à la protection de la vie privée et le droit à l'égalité indépendamment de toute discrimination.

     Les témoins ont droit à la protection de leur vie privée en ce qui a trait aux documents et aux dossiers privés qui ne font pas partie de la «preuve complète» que le ministère public doit présenter contre l'accusé. Il ne peut être porté atteinte à leur attente raisonnable en matière de protection de la vie privée qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Étant donné que c'est le requérant qui demande la production de dossiers privés en la possession de tiers et qui, à cette fin, tente d'invoquer le pouvoir de l'État de violer les droits à la protection de la vie privée d'autres individus, il doit prouver que l'utilisation du pouvoir de l'État d'imposer la production est justifiée dans une société libre et démocratique. L'utilisation du pouvoir de l'État d'ordonner la production de dossiers privés sera justifiée dans une société libre et démocratique lorsque les critères suivants seront appliqués: (1) il est prouvé que l'accusé ne peut obtenir les renseignements demandés par d'autres moyens raisonnables; (2) la production qui viole la protection de la vie privée doit être aussi limitée qu'il est raisonnablement possible pour respecter le droit de présenter une défense pleine et entière; (3) les arguments en faveur de la production doivent se fonder sur un raisonnement permis et non pas sur des suppositions et des stéréotypes discriminatoires, et (4) il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables. La mesure de proportionnalité doit refléter l'étendue de l'attente raisonnable en matière de protection du caractère privé des dossiers particuliers, d'une part, et l'importance de la question à laquelle a trait la preuve, d'autre part. En outre, les tribunaux doivent rester sensibles au fait que, dans certains cas, les effets préjudiciables de la production peuvent visiblement comporter des effets négatifs sur le déroulement de la thérapie de la plaignante, ce qui menacerait de nuire psychologiquement à la personne concernée et entraînerait pour elle une privation concomitante du droit à la sécurité de sa personne.

     L'accusé qui cherche à obtenir la production de dossiers privés en la possession d'un tiers doit d'abord obtenir un subpoena duces tecum et le lui signifier. Après la signification de l'assignation, l'accusé doit aviser le ministère public, la personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt dans le caractère privé des dossiers, que l'accusé demandera au juge du procès d'en ordonner la production. Ensuite, au procès, l'accusé doit présenter une demande appuyée d'une preuve par affidavit indiquant que les dossiers sont susceptibles de se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner de la personne visée par les dossiers. Si les dossiers sont pertinents, le tribunal doit alors pondérer les effets bénéfiques et les effets préjudiciables qu'entraînerait la délivrance en faveur de la défense de l'ordonnance de production de ces dossiers pour déterminer si la production devrait être ordonnée et dans quelle mesure.

     Les dossiers visés en l'espèce ne sont pas en la possession ou sous le contrôle du ministère public, ne font pas partie de sa «preuve complète» et ont été créés par un tiers à une fin non reliée à l'enquête ou à la poursuite de l'infraction. On ne peut présumer que ces dossiers seront vraisemblablement pertinents et, si l'accusé est incapable d'en démontrer la pertinence, alors la demande de production doit être rejetée comme n'équivalant à rien d'autre qu'une recherche à l'aveuglette. La charge qui incombe à l'accusé de démontrer la pertinence probable est considérable. Il ne suffira pas que l'accusé demande la production de dossiers en se fondant uniquement sur une simple déclaration non étayée selon laquelle les dossiers pourraient influer sur une «plainte récente» ou le «genre de personne» qu'est le témoin. De la même manière, le requérant ne peut pas simplement invoquer la crédibilité «en général», mais il doit plutôt fournir une base pour prouver qu'il y a des chances que les dossiers contestés contiennent des renseignements qui se rapporteraient à la crédibilité de la plaignante sur une question particulière et essentielle en litige. Tout aussi insuffisante est la simple affirmation non étayée selon laquelle une déclaration antérieure incompatible pourrait être révélée ou selon laquelle la défense désire examiner les dossiers en vue de trouver des «allégations d'abus sexuel commis par d'autres personnes». De même, le simple fait qu'un témoin ait des antécédents médicaux ou psychiatriques ne peut pas être considéré comme indiquant que son témoignage pourrait manquer de crédibilité. Toute suggestion selon laquelle un traitement, une thérapie, une maladie ou un handicap entraînent un manque de crédibilité doit reposer sur une preuve convaincante plutôt que sur des stéréotypes, des mythes ou des préjugés. En dernier lieu, il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une agression sexuelle indique que les dossiers contiendront des renseignements qui se rapportent à la défense. Une thérapie ne met pas du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une enquête ou un autre processus entrepris aux fins du procès. Alors que les enquêtes et les dépositions des témoins visent à déterminer la vérité historique, la thérapie met généralement l'accent sur l'examen des réactions émotives et psychologiques de la plaignante à certains événements, après que l'agression sexuelle a eu lieu.

     Si le juge du procès décide que les dossiers seront vraisemblablement pertinents, il doit alors passer à la deuxième étape, qui comporte deux volets. Premièrement, le juge doit soupeser les effets bénéfiques et préjudiciables qu'entraînerait la production des dossiers aux fins d'examen par le tribunal, au regard du droit de l'accusé à une défense pleine et entière, et l'effet d'une telle production sur le droit à la protection de la vie privée et le droit à l'égalité de la personne visée par les dossiers. Si le juge conclut que la production est justifiée, il ou elle devrait l'ordonner. Ensuite, au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devra les examiner pour déterminer s'ils devraient être divulgués à l'accusé et dans quelle mesure. La production ne devrait être ordonnée que pour les dossiers ou les parties de dossiers qui ont une valeur probante importante qui n'est pas substantiellement contrebalancée par le risque d'un préjudice à la bonne administration de la justice ou l'atteinte au droit à la vie privée du témoin ou à la relation privilégiée. Les facteurs suivants devraient être pris en considération dans cette détermination: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires; (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne de la plaignante que pourrait causer la production du dossier en question; (6) la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette nature nuirait à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions sexuelles et suivent des traitements, et (7) l'effet de la production ou de la non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision. Lorsqu'un tribunal conclut que la production est justifiée, il ne devrait l'autoriser que de la manière et dans la mesure nécessaires à la réalisation de cet objectif.

     Un juge présidant une enquête préliminaire n'a pas compétence pour ordonner la production de dossiers privés détenus par des tiers. En l'espèce, l'ordonnance de divulgation n'émanait pas d'un juge présidant une enquête préliminaire, mais elle a plutôt été rendue à la suite d'une requête préalable au procès présentée par la défense. Toutefois, même un juge d'une cour supérieure ne devrait pas, avant le procès, entendre une demande de divulgation de dossiers privés en la possession d'un tiers. De telles demandes devraient être entendues par le juge du procès plutôt que par un juge chargé d'entendre les requêtes préalables au procès. De plus, il est souhaitable que le juge qui entend une demande de production ait eu l'avantage d'entendre et de trancher les demandes antérieures de la défense, de façon à minimiser la possibilité de contradiction dans le traitement de deux requêtes semblables. De façon plus générale, les demandes de production de dossiers de tiers ne devraient pas être entendues avant le début du procès, même par le juge du procès. Premièrement, le concept de demande de production préalable au procès de documents en la possession de tiers est étranger aux procédures criminelles. Deuxièmement, encourager la demande de production préalable au procès de documents en la possession de tiers favoriserait les recherches à l'aveuglette, entraînerait des délais inutiles et causerait un préjudice aux témoins en les obligeant à se présenter devant le tribunal à plusieurs reprises. Qui plus est, un juge n'est pas en position, avant le début du procès, de déterminer si les dossiers en question sont pertinents, encore moins s'ils sont admissibles, et il sera incapable de soupeser de manière efficace les droits constitutionnels touchés par une ordonnance de production.

     Comme on n'a pas soupesé le droit d'un accusé à être jugé équitablement en regard des droits d'une plaignante à la protection de sa vie privée et à l'égalité indépendamment de toute discrimination, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

     Le juge McLachlin (dissidente sur cette question): Les motifs du juge L'Heureux-Dubé sont acceptés entièrement. Le critère proposé trouve le juste équilibre entre le désir de l'accusé de se voir divulguer par chacun tout ce qui en théorie pourrait servir à sa défense, d'une part, et les contraintes imposées par le processus judiciaire et le droit à la protection de la vie privée des tiers qui se trouvent pris dans le système de justice, d'autre part, le tout sans mettre en péril la garantie constitutionnelle d'un procès qui soit fondamentalement équitable. La Charte garantit non pas le plus équitable de tous les procès possibles, mais plutôt un procès fondamentalement équitable. Le procès équitable tient compte non seulement du point de vue de l'accusé, mais également des limites pratiques du système de justice et des intérêts légitimes des autres personnes concernées, comme les plaignants et les organismes qui les aident à faire face aux traumatismes qu'ils ont subis. La loi exige non pas une justice parfaite mais une justice fondamentalement équitable.

Jurisprudence

Citée par le juge L'Heureux-Dubé

     Arrêts mentionnés: R. c. O'Connor (1994), 90 C.C.C. (3d) 257; A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, conf. (1986), 28 C.C.C. (3d) 553; R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Xenos (1991), 70 C.C.C. (3d) 362; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727; R. c. Gingras (1992), 71 C.C.C. (3d) 53; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Board of Regents of State Colleges c. Roth, 408 U.S. 564 (1972); Roe c. Wade, 410 U.S. 113 (1973); R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Gratton, [1987] O.J. No. 1984 (QL); R. c. Callaghan, [1993] O.J. No. 2013 (QL); R. c. Barbosa (1994), 92 C.C.C. (3d) 131; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469; Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416; R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30; R. c. K. (V.) (1991), 4 C.R. (4th) 338; Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; R. c. C. (B.) (1993), 80 C.C.C. (3d) 467; R. c. Davison, DeRosie and MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d) 424; Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597; Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786; Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93; Re Regina and Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. v; R. c. Darby, [1994] B.C.J. No. 814 (QL); R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409; Re Hislop and The Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 240, autorisation de pourvoi refusée, [1983] 2 R.C.S. viii; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3.

Citée par le juge McLachlin

     Arrêt mentionné: R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562.

Citée par le juge Cory

     Arrêts mentionnés: R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451.

Citée par le juge en chef Lamer et le juge Sopinka (dissidents)

     A. (L.L.) c. B. (A), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. R. (L.) (1995), 39 C.R. (4th) 390; Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190; R. c. Preston, [1993] 4 All E.R. 638; Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469; R. c. Ross (1993), 79 C.C.C. (3d) 253; R. c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. R.S. (1985), 19 C.C.C. (3d) 115; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419; R. c. Norman (1993), 87 C.C.C. (3d) 153; R. c. Hedstrom (1991), 63 C.C.C. (3d) 261; Toohey c. Metropolitan Police Commissioner, [1965] 1 All E.R. 506; R. c. Ryan (1991), 69 C.C.C. (3d) 226.

Citée par le juge Major (dissident)

     R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 8  à 14 , 11 b ) , d), 15 , 24(1) , (2) .

Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, art. 5.

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 35, 36.

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 276(3)  [abr. & rempl. 1992, ch. 38, art. 2], 487(1)b) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 68(1); abr. 1994, ch. 44, art. 36], 545, 548(1), 581, 698, 700(1), Partie XXII.

Constitution des États-Unis, Quatorzième amendement.

Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, art. 8.

Déclaration universelle des droits de l'Homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), art. 12.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 17.

Doctrine citée

Canada. Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes. Infractions sexuelles à l'égard des enfants: Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes, vol. 1. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1984.

Choo, Andrew L.-T. «Halting Criminal Prosecutions: The Abuse of Process Doctrine Revisited», [1995] Crim. L.R. 864.

Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 7th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper. London: Butterworths, 1990.

Firsten, Temi. «An Exploration of the Role of Physical and Sexual Abuse for Psychiatrically Institutionalized Women» (1990), unpublished research paper, available from Ontario Women's Directorate.

Halsbury's Laws of England, vol. 17, 4th ed. London: Butterworths, 1976.

Paciocco, David M. «The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases: Abusing the Abuse of Process Concept» (1991), 15 Crim. L.J. 315.

Stuesser, Lee. «Abuse of Process: The Need to Reconsider» (1994), 29 C.R. (4th) 92.

Stuesser, Lee. «Reconciling Disclosure and Privilege» (1994), 30 C.R. (4th) 67.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 1, 3rd ed. Boston: Little, Brown & Co., 1940.

     POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique (1994), 89 C.C.C. (3d) 109, 42 B.C.A.C. 105, 67 W.A.C. 105, 20 C.R.R. (2d) 212, 29 C.R. (4th) 40, qui a infirmé une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (1992), 18 C.R. (4th) 98, qui avait ordonné l'arrêt des procédures. Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major sont dissidents.

     Christopher M. Considine, Daniel R. McDonagh et David M. Paciocco, pour l'appelant.

     Malcolm D. Macaulay, c.r., et Andrea Miller, pour l'intimée.

     Robert J. Frater, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

     Susan Chapman et Miriam Bloomenfeld, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

     Sharon D. McIvor et Elizabeth J. Shilton, pour les intervenants l'Aboriginal Women's Council, l'Association canadienne des centres contre le viol, le Réseau d'action des femmes handicapées du Canada et le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes.

     Frances M. Kelly, pour l'intervenante l'Association canadienne de la santé mentale.

     Brian Weagant et Sheena Scott, pour l'intervenante la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law.

     Version française des motifs rendus par

     LE JUGE EN CHEF LAMER ET LE JUGE SOPINKA (dissidents) --

     I.  Introduction

1     Le présent pourvoi, tout comme le pourvoi connexe A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536, soulève la question de savoir si un accusé a le droit d'obtenir la production de dossiers socio-psychologiques concernant une agression sexuelle qui sont en la possession de tiers et dans quelles circonstances. Il soulève également la question de savoir quand l'arrêt des procédures est la réparation convenable dans le cas de non-divulgation par le ministère public de renseignements en sa possession qui ne sont pas manifestement sans pertinence et ne sont pas privilégiés. Nous sommes d'accord avec les motifs du juge Major en ce qui a trait à la dernière question.

2     Quant à la question de la production des dossiers thérapeutiques, nous avons eu l'avantage de prendre connaissance des motifs de notre collègue le juge L'Heureux-Dubé et nous sommes d'accord en général pour ce qui est de la protection de la vie privée et de l'existence d'un privilège. Nous désirons toutefois formuler les remarques suivantes au sujet de la procédure à suivre pour la divulgation et la production des dossiers thérapeutiques.

     II.  Analyse

     1.  Introduction

3     Les questions soulevées dans le présent pourvoi se rapportent principalement à la production de dossiers thérapeutiques qui ne sont pas en la possession ou sous le contrôle du ministère public. En général, cette question concerne la manière dont l'accusé peut obtenir la production de dossiers thérapeutiques de la part du tiers gardien des documents en question. Bien que le présent pourvoi ne porte pas directement sur des questions de divulgation de dossiers privés en la possession du ministère public, nous estimons néanmoins que certaines remarques préliminaires sur cette question pourraient être utiles pour une analyse des dossiers thérapeutiques en la possession de tiers. Par conséquent, nous commençons notre analyse par un bref examen des obligations de divulgation du ministère public lorsque des dossiers socio-psychologiques sont en sa possession ou sous son contrôle. Ensuite, nous examinerons le cas où ces dossiers restent en la possession de tiers et où l'accusé en demande la production.

     2.  Les dossiers en la possession du ministère public

     a)  L'application de l'arrêt Stinchcombe

4     Les principes régissant la divulgation de renseignements en la possession du ministère public ont été énoncés par notre Cour dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Il y a été jugé que le ministère public a envers la défense l'obligation morale et constitutionnelle de divulguer tous les renseignements en sa possession ou sous son contrôle, à moins que les renseignements en question soient manifestement sans pertinence ou protégés par une forme reconnue de privilège.

5     L'obligation du ministère public de divulguer les renseignements en sa possession est enclenchée lorsque l'accusé présente une demande de divulgation. Le ministère public a alors le pouvoir discrétionnaire de refuser la divulgation pour le motif que les renseignements demandés sont manifestement sans pertinence ou sont privilégiés. Lorsque le ministère public choisit d'exercer ce pouvoir discrétionnaire, il lui incombe de convaincre le juge du procès que la rétention des renseignements se justifie par l'existence d'un privilège à leur égard ou l'absence de pertinence.

6     Les principes susmentionnés ont été établis par notre Cour dans Stinchcombe et confirmés dans R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, et R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, et ne sont pas contestés dans le présent pourvoi. Il importe toutefois d'examiner si les dossiers thérapeutiques du genre de ceux qui sont ici en cause devraient être assujettis à un régime de divulgation différent de celui qui s'applique aux autres genres de renseignements en la possession du ministère public. Pour répondre à cette question, la Cour doit déterminer si les obligations de divulguer du ministère public devraient être tempérées par la pondération des intérêts privés du plaignant ou de la plaignante (ci-après le «plaignant») dans les dossiers thérapeutiques et du droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. À notre avis, la pondération de ces intérêts divergents n'est pas nécessaire dans le contexte de la divulgation.

     b)  La protection de la vie privée et l'existence d'un privilège

7     Comme le signale notre collègue le juge L'Heureux-Dubé, les dossiers socio-psychologiques concernant une agression sexuelle touchent à des aspects intimes de la vie du plaignant. Par conséquent, les dossiers thérapeutiques commandent une plus grande protection de la vie privée que bien d'autres formes de renseignements qui peuvent être en la possession du ministère public. On pourrait donc soutenir que la nature éminemment privée des dossiers thérapeutiques a un effet sur l'obligation du ministère public de divulguer de tels documents à la défense ou que le ministère public n'est pas tenu de les divulguer en raison d'une certaine forme de privilège afférent aux renseignements contenus dans les dossiers. À notre avis, la protection de la vie privée ou l'existence d'un privilège ne suscitent cependant plus d'inquiétudes lorsque les documents en question sont en la possession du ministère public. En conséquence, nous sommes d'avis que le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques n'a pas d'incidence sur l'obligation reconnue du ministère public de divulguer tous les renseignements en sa possession.

8     Il serait difficile, selon nous, de soutenir que le plaignant a des attentes en matière de protection de la vie privée relativement aux dossiers détenus par le ministère public. Pour étudier la nature du droit d'un plaignant à la protection de sa vie privée relativement à des dossiers thérapeutiques, le juge L'Heureux-Dubé indique que ces dossiers concernent souvent des «aspects totalement privés» de la vie personnelle du plaignant et contiennent des pensées et des déclarations «qui n'ont jamais été partagées avec [ses] amis les plus intimes ou [sa] famille» (par. 112). En toute déférence, nous sommes d'accord pour dire que d'importants droits à la protection de la vie privée sont associés aux dossiers socio-psychologiques dans la situation décrite par notre collègue. Toutefois, lorsque les documents en question ont été partagés avec un représentant de l'État (à savoir le ministère public), il est évident que le droit à la protection de la vie privée que le plaignant avait relativement à ces dossiers n'existe plus. Il est évident que, lorsque les dossiers sont en la possession du ministère public, ils sont devenus «la propriété du public qui doit être utilisée de manière à s'assurer que justice soit rendue» (Stinchcombe, précité, à la p. 333). Si les dossiers en la possession du ministère public revêtent la forme d'une «propriété publique», il ne peut tout simplement pas y avoir d'attentes en matière de protection de la vie privée à leur égard. Par conséquent, il n'existe aucun «droit à la protection de la vie privée» qui puisse être pondéré en regard du droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

9     L'absence de droit à la protection de la vie privée du plaignant relativement aux dossiers détenus par le ministère public nous empêche de conclure à l'existence d'un privilège à l'égard de ces dossiers. Comme nous l'avons déjà mentionné, il est quelque peu illogique de prétendre que des dossiers thérapeutiques sont suffisamment confidentiels pour justifier la revendication d'un privilège même après que l'on a renoncé à ce caractère confidentiel afin de poursuivre l'accusé. L'équité exige de toute évidence que, si le plaignant est d'accord pour communiquer ces renseignements afin de favoriser la poursuite criminelle, l'accusé devrait alors avoir le droit d'utiliser les renseignements dans la préparation de sa défense.

10     En décidant que le plaignant renonce à toute revendication éventuelle de privilège lorsque les dossiers thérapeutiques sont transmis au ministère public, nous reconnaissons que, pour qu'elle fasse échec à une revendication de privilège, une telle renonciation doit être faite de façon «entièrement éclairée». On pourrait manifestement alléguer que le plaignant n'aurait pas remis les documents au ministère public s'il avait su que l'accusé aurait pu avoir accès aux dossiers. Cependant, le problème se résout facilement si on impose au ministère public l'obligation d'informer le plaignant de la possibilité de divulgation. Lorsqu'il cherche à obtenir les dossiers en question en vue de poursuivre l'accusé, le ministère public doit expliquer au plaignant que, s'ils sont pertinents, ils devront être divulgués à la défense. En conséquence, le plaignant aura la possibilité de décider s'il renonce ou non à toute revendication éventuelle de privilège avant de communiquer les dossiers en question aux représentants de l'État.

11     En dernier lieu, il faut reconnaître que toute forme de privilège doit céder le pas lorsqu'un tel privilège porterait atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Comme notre Cour l'a conclu dans Stinchcombe (à la p. 340), le juge du procès peut exiger la divulgation «malgré le droit au secret» (je souligne) lorsque la reconnaissance du privilège revendiqué restreint indûment le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, les renseignements en la possession du ministère public qui sont manifestement pertinents et importants pour permettre à l'accusé de faire valoir un moyen de défense doivent être divulgués à l'accusé, indépendamment de toute revendication de privilège qui pourrait survenir.

     c)  La pertinence

12     Dans ses remarques sur la nature des dossiers thérapeutiques, le juge L'Heureux-Dubé a précisé que leur pertinence par rapport à la préparation de la défense ne peut pas se présumer. Comme elle le dit dans ses motifs (au par. 144):

     . . . il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une agression sexuelle indique que les dossiers contiendront des renseignements qui se rapportent à la défense. Une thérapie ne met pas du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une enquête ou un autre processus entrepris aux fins du procès.

     En toute déférence, nous sommes d'accord pour dire que la simple existence de dossiers thérapeutiques ne suffit pas à établir leur pertinence par rapport à la défense. Toutefois, nous estimons que la pertinence de ces dossiers doit se présumer lorsqu'ils se trouvent en la possession du ministère public. En règle générale, celui-ci n'obtiendrait pas la possession ou le contrôle des dossiers thérapeutiques à moins que les renseignements qu'ils contiennent n'aient quelque pertinence relativement à la poursuite engagée contre l'accusé. Même si l'on pouvait soutenir que le ministère public désirait simplement parcourir les dossiers en question pour s'assurer qu'ils ne contenaient aucun renseignement pertinent, cela ne peut pas influer sur l'obligation de divulguer du ministère public. Si, en fait, le ministère public a simplement parcouru les dossiers et conclu qu'ils ne contenaient aucun document pertinent, il conserverait la possibilité de prouver la non-pertinence des dossiers dans le cas d'une demande de type Stinchcombe présentée par la défense. Le ministère public est nettement mieux placé que l'accusé pour s'acquitter d'un fardeau en ce qui concerne la pertinence des dossiers, car les renseignements restent en sa possession et sous son contrôle.

     d)  Conclusion

13     Pour chacune des raisons qui précèdent, nous sommes d'avis que le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques n'influe pas sur l'obligation de divulguer du ministère public reconnue dans Stinchcombe. Lorsque de tels dossiers sont en la possession ou sous le contrôle du ministère public, il n'y a tout simplement aucune raison impérieuse de s'écarter du raisonnement suivi dans Stinchcombe: à moins que le ministère public puisse prouver qu'ils sont manifestement non pertinents ou sont assujettis à une certaine forme de privilège d'intérêt public, les dossiers thérapeutiques en question doivent être divulgués à la défense.

14     Après avoir conclu que les principes énoncés dans Stinchcombe s'appliquent dans le contexte des dossiers thérapeutiques en la possession du ministère public, il reste à déterminer quelles procédures s'appliqueront à leur production lorsque les dossiers socio-psychologiques en question sont détenus par des tiers. Nous commentons ci-dessous notre point de vue sur la procédure appropriée dans ce cas.
3.  Les dossiers entre les mains de tiers

     a)  L'application de l'arrêt Stinchcombe

15     Ainsi que nous l'avons indiqué précédemment, l'arrêt Stinchcombe a énoncé le principe général selon lequel la possibilité pour l'accusé d'avoir accès aux renseignements nécessaires afin de présenter une défense pleine et entière est maintenant protégée sur le plan constitutionnel en vertu de l'art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . La raison d'être de cette protection constitutionnelle découle de la proposition fondamentale selon laquelle le droit de présenter une défense pleine et entière constitue «un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables»: Stinchcombe, à la p. 336.

16     L'arrêt Stinchcombe et ceux qui l'ont suivi ont été rendus dans le contexte de la divulgation, lorsque les renseignements en question étaient en la possession du ministère public ou de la police. Dans ce contexte, nous avons conclu qu'un accusé a le droit d'obtenir tous les renseignements qui sont en la possession du ministère public, à moins que les renseignements en question soient manifestement sans pertinence. Cependant, l'arrêt Stinchcombe a reconnu que, même dans le contexte de la divulgation, il existe des limites au droit d'un accusé d'avoir accès à des renseignements. Par exemple, lorsque le ministère public affirme que les renseignements font l'objet d'un privilège, le juge du procès doit alors pondérer les revendications contradictoires en cause. Les renseignements ne seront alors divulgués que lorsque le juge du procès conclut que le privilège revendiqué «ne constitue pas une restriction raisonnable du droit constitutionnel de présenter une défense pleine et entière» (Stinchcombe, à la p. 340).

17     À notre avis, la méthode de la pondération que nous avons préconisée dans Stinchcombe peut s'appliquer tout autant dans le contexte de la production, lorsque les renseignements demandés sont entre les mains d'un tiers. Naturellement, le processus de pondération doit être modifié pour s'adapter au contexte dans lequel il s'applique. Dans les cas de production, par exemple, nous nous intéressons aux revendications contradictoires d'un droit constitutionnel à la protection de la vie privée en matière de renseignements d'une part et du droit de présenter une défense pleine et entière d'autre part.  Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire qu'un droit constitutionnel à la protection de la vie privée s'étend aux renseignements contenus dans plusieurs sortes de dossiers entre les mains de tiers.

18     En reconnaissant que tous les individus jouissent d'un droit à la protection de leur vie privée, qui devrait être protégé autant que raisonnablement possible, nous ne devrions pas perdre de vue qu'on peut commettre une erreur judiciaire en établissant une procédure qui restreint indûment la capacité pour un accusé d'avoir accès aux renseignements qui peuvent être nécessaires à une défense pleine et entière qui soit significative. Dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 611, nous avons reconnu:

     Les tribunaux canadiens [. . .] ont beaucoup hésité à restreindre le pouvoir de l'accusé de présenter une preuve à l'appui de sa défense, cette hésitation tenant du principe fondamental de notre système judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable.
En fait, l'intérêt de la société à ce que soit évitée toute erreur judiciaire est tellement important que notre droit exige de l'État qu'il divulgue l'identité d'un indicateur dans certaines circonstances, même si la révélation de son identité risque de mettre sa sécurité en danger.

     b)  La première étape: démontrer la «pertinence probable»

19     Lorsque la défense demande des renseignements qui sont entre les mains d'un tiers (par comparaison à celles de l'État), les considérations suivantes interviennent et exigent un déplacement du fardeau et un critère de pertinence plus élevé:

     (1)les renseignements ne font pas partie de la «preuve complète» que l'État doit présenter et l'État n'a pas eu accès aux renseignements lors de la préparation de sa preuve;

     (2)les tiers ne sont nullement tenus de prêter leur assistance à la défense.

     Compte tenu de ces considérations, nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que, à la première étape de la demande de production de documents, il devrait incomber à l'accusé de convaincre le juge que les renseignements sont d'une pertinence probable. Il ne faudrait pas interpréter le fardeau que nous imputons à l'accusé comme exigeant la présentation d'éléments de preuve et la tenue d'un voir-dire dans chaque cas. Il s'agit simplement d'un critère initial visant à établir un fondement pour la production, auquel l'avocat pourra satisfaire par sa plaidoirie. Il est important de reconnaître que l'accusé sera très mal placé pour produire une preuve étant donné qu'il n'a jamais eu accès aux dossiers. La production d'une preuve de vive voix ainsi que la tenue d'un voir-dire peuvent toutefois s'imposer lorsque le juge qui préside est dans l'impossibilité de régler la question en se fondant sur les prétentions de l'avocat. (Voir Chaplin, précité, à la p. 744.)

20     Pour entamer la procédure de production, l'accusé doit présenter par écrit une demande formelle appuyée d'un affidavit exposant les motifs précis de la production. Toutefois, dans l'intérêt de la justice, le tribunal devrait pouvoir exempter l'accusé de la nécessité de présenter une demande formelle dans certains cas. Quelle que soit la procédure retenue, les tiers en possession des documents et les personnes qui ont un intérêt de nature privée dans les dossiers doivent être avisés de la demande de production. L'accusé doit également veiller à ce que le gardien soit assigné à comparaître et à produire les dossiers. La demande initiale de divulgation devrait être adressée au juge saisi de l'affaire, mais elle peut être présentée devant le juge du procès avant la formation du jury, au moment de l'audition des autres requêtes. Cela évitera de déranger le jury et laissera au ministère public et à la défense tout le temps nécessaire pour préparer leur preuve en se fondant sur tout élément de preuve qui sera produit à la suite de la demande.

21     Selon le juge L'Heureux-Dubé, une fois que l'accusé a satisfait au critère de la «pertinence probable», il lui faudra convaincre le juge que les effets bénéfiques qu'entraînerait l'ordonnance de production des documents à la cour pour inspection l'emportent sur les effets préjudiciables d'une telle production. Nous estimons que cette pondération devrait être entreprise à la seconde étape de la demande. L'étape de la «pertinence probable» devrait se limiter à la question de savoir si les renseignements figurant dans le dossier ont une incidence sur le droit de présenter une défense pleine et entière. De plus, le juge ne sera en mesure de procéder à la pondération requise que lorsqu'il aura eu l'occasion d'examiner les dossiers en question.

     c)  Le sens de pertinence «probable»

22     Dans le contexte de la divulgation, la «pertinence» est fonction de l'utilité que les renseignements peuvent avoir pour la défense (voir Egger, précité, à la p. 467, et Chaplin, précité, à la p. 740). Dans le contexte de la production, le critère de la pertinence devrait être plus élevé: le juge présidant le procès doit être convaincu qu'il existe une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à témoigner d'un témoin. Lorsque nous parlons de pertinence par rapport à «une question en litige», nous faisons allusion non seulement à la preuve qui peut avoir une valeur probante relativement aux questions substantielles (c'est-à-dire le déroulement des événements), mais également à la preuve concernant la crédibilité des témoins et la fiabilité des autres éléments de preuve présentés dans l'affaire. Voir R. c. R. (L.) (1995), 39 C.R. (4th) 390 (C.A. Ont.), à la p. 398.

23     Ce critère plus élevé de pertinence est approprié parce qu'il reflète le contexte dans lequel sont demandés les renseignements. En règle générale, les dossiers qui sont entre les mains de tiers apparaissent dans le déroulement des procédures judiciaires de l'une des deux façons suivantes. Premièrement, en vertu du par. 698(1)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , une des parties au procès peut demander que soit lancée une assignation enjoignant à une personne de comparaître lorsque cette personne est susceptible de fournir quelque preuve substantielle dans une procédure. Conformément au par. 700(1) du Code, l'assignation n'est valable que pour les dossiers en la possession du gardien qui se rapportent «à l'objet des procédures». La seconde façon d'obtenir la production de documents est de demander un mandat de perquisition conformément au par. 487(1) du Code. Aux termes de l'al. 487(1)b), un mandat de perquisition sera délivré lorsqu'un juge de paix est convaincu que, dans un bâtiment, contenant ou lieu, se trouve, «une chose dont on a des motifs raisonnables de croire qu'elle fournira une preuve touchant la commission d'une infraction. . .». Par conséquent, sous l'un ou l'autre de ces régimes, l'individu qui demande à avoir accès à des dossiers en la possession de tiers doit convaincre un arbitre neutre que les dossiers sont pertinents relativement aux procédures en question. Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que la procédure appropriée à suivre est l'assignation duces tecum.

24     Si nous admettons que la «pertinence probable» est le critère approprié à la première étape de la procédure à deux volets, nous désirons toutefois souligner que, bien qu'il s'agisse d'un fardeau important, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau onéreux incombant à l'accusé. Il y a plusieurs raisons qui peuvent nous amener à conclure que le fardeau qui incombe à l'accusé devrait être léger. Premièrement, à cette étape de l'enquête, il s'agit uniquement de savoir si les renseignements sont «probablement» pertinents. Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que des considérations relatives à la protection de la vie privée ne devraient pas entrer dans l'analyse effectuée à cette étape. Nous ne devrions pas non plus nous préoccuper de savoir si les éléments de preuve seraient admissibles, comme question de principe par exemple, car il s'agit là d'une question différente (Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190). Comme la Chambre des lords l'a reconnu dans l'arrêt R. c. Preston, [1993] 4 All E.R. 638, à la p. 664:

     [TRADUCTION] . . . le fait qu'un renseignement ne puisse pas être produit en preuve par l'une des parties ne signifie pas qu'il est sans valeur. Souvent, le déroulement de l'enquête qui mène à la découverte d'éléments de preuve qui sont admissibles au procès peut comprendre un élément qui ne l'est pas . . .

     À cette étape, un critère de pertinence vise simplement à empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production «qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires». Voir Chaplin, précité, à la p. 744.

25     Deuxièmement, en imposant à l'accusé le fardeau de prouver la «pertinence probable», nous le plaçons dans la situation difficile de devoir présenter des arguments au juge sans savoir précisément ce que contiennent les dossiers. Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises qu'il est dangereux de placer l'accusé dans une situation sans issue comme condition pour présenter une défense pleine et entière (voir, par exemple, Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, aux pp. 1513 et 1514; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, aux pp. 1463 et 1464; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, et R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469). Dans Durette, à la p. 499, le juge Sopinka a conclu, au nom de la Cour à la majorité:

     Les appelants ne devraient pas être obligés de démontrer l'usage exact qu'ils pourraient faire de renseignements qu'ils n'ont même pas vus.
De la même façon, le juge La Forest a dit dans Carey, à la p. 678, à l'occasion de remarques sur la décision de la cour de juridiction inférieure de refuser au requérant l'accès à des documents du Cabinet parce que ses arguments, selon cette cour, n'étaient rien d'autre qu'une [TRADUCTION] «simple affirmation, sans rien à l'appui [. . .] que quelque chose d'utile pourrait se trouver» dans les documents:

     Ce qui me gêne dans cette façon de voir est qu'elle impose à un demandeur l'obligation de prouver en quoi des documents, reconnus pertinents, peuvent l'aider. Mais comment peut-il s'y prendre? Il ne les a jamais vus; ils sont confidentiels et ne peuvent être consultés. Dans une certaine mesure donc la teneur des documents doit relever de la conjecture.

     Nous estimons que la préoccupation exprimée dans ces arrêts s'applique tout autant en l'espèce, où le but ultime est la recherche de la vérité plutôt que la suppression d'éléments de preuve potentiellement pertinents.

26     Le juge L'Heureux-Dubé met en doute l'analogie avec la situation sans issue dans le contexte de la production. À son avis, il n'y a aucune présomption du caractère substantiel des dossiers parce qu'ils ne sont ni créés ni demandés par l'État comme faisant partie intégrante de son enquête. Toutefois, il faut se rappeler que, dans la plupart des cas, un accusé ne connaîtra pas l'existence de dossiers de tiers qui sont conservés selon des règles de confidentialité strictes. En général, un accusé ne connaîtra l'existence de dossiers que parce qu'il est survenu quelque chose au cours de l'instance criminelle. Par exemple, le psychiatre, le thérapeute ou le travailleur social du plaignant peut se présenter et faire part de ses préoccupations au sujet du plaignant (comme cela s'est produit dans R. c. Ross (1993), 79 C.C.C. (3d) 253 (C.A.N.-É.), et R. c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234 (C.A.N.-É.)). Dans d'autres cas, le plaignant peut révéler à l'enquête préliminaire ou dans sa déclaration aux policiers qu'il a décidé de porter plainte au criminel contre l'accusé à la suite d'une visite qu'il a faite à un thérapeute donné. Il est possible que les documents soient substantiels lorsqu'il y a un «rapport temporel suffisamment étroit entre» la création des dossiers et la date à laquelle l'infraction aurait été commise (R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la p. 673) ou, dans le cas d'événements survenus il y a longtemps, comme en l'espèce, un rapport temporel étroit entre la création des dossiers et la décision de déposer des plaintes contre l'accusé.

27     Dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, à la p. 370, nous avons reconnu qu'«[i]l est difficile et peut-on prétendre peu souhaitable de formuler des règles strictes pour servir à déterminer la pertinence d'une catégorie particulière de preuve». En conséquence, bien que nous n'ayons pas l'intention d'établir des catégories de pertinence, nous nous sentons obligés de répondre à certains des énoncés de notre collègue. Le juge L'Heureux-Dubé dit dans ses motifs que «l'affirmation selon laquelle les dossiers thérapeutiques ou socio-psychologiques sont nécessaires pour assurer une défense pleine et entière est souvent grandement discutable» (par. 109) et que «la vaste majorité des renseignements notés au cours des séances de thérapie ne sont nullement pertinents ou, tout au plus, se rapportent peu aux questions en litige» (par. 144). En toute déférence, nous ne sommes pas d'accord. L'observation du juge L'Heureux-Dubé au sujet de la probabilité de la pertinence donne une fausse idée de la réalité selon laquelle, dans bon nombre de poursuites criminelles, les juges du procès ont ordonné la production de dossiers de tiers souvent en appliquant les mêmes principes que ceux que nous avons énoncés en l'espèce. Le nombre même de décisions dans lesquelles a été produite une telle preuve vient étayer la pertinence potentielle des dossiers thérapeutiques.

28     En outre, dans Osolin, précité, notre Cour a reconnu l'importance de permettre l'accès au genre de renseignements dont il est question en l'espèce. Dans cet arrêt, nous avons ordonné la tenue d'un nouveau procès là où l'accusé s'était vu refuser la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire relativement aux dossiers psychiatriques de la plaignante. Ces dossiers contenaient l'inscription suivante (à la p. 661):

     [TRADUCTION]  Elle craint que son attitude et son comportement aient pu influencer l'homme jusqu'à un certain degré et elle commence à avoir des doutes quant à toute l'affaire.

     Le juge Cory a conclu, au nom de la majorité, à la p. 674:

     . . . les propos tenus par la plaignante devant son conseiller [. . .] pourraient fort bien refléter les sentiments malheureux et non fondés de culpabilité et de honte pour des actes et des événements survenus sans qu'elle soit fautive. Les sentiments de culpabilité, de honte et de perte d'estime de soi sont souvent le résultat de l'expérience traumatisante de l'agression sexuelle. S'ils étaient effectivement le fondement de sa déclaration à son conseiller, ils ne pourraient aucunement donner une vraisemblance au moyen de défense de la croyance erronée au consentement de la plaignante qu'invoque l'appelant. Faute de contre-interrogatoire toutefois, il est impossible de savoir quel aurait pu en être le résultat.

29     En guise d'illustration seulement, nous sommes d'avis que les renseignements figurant dans les dossiers de tiers peuvent être pertinents d'un certain nombre de façons, par exemple, dans les affaires d'agression sexuelle:

     (1)ils peuvent contenir des renseignements concernant le déroulement des événements qui sont à la base de la plainte au criminel. Voir Osolin, précité, et R. c. R.S. (1985), 19 C.C.C. (3d) 115 (C.A. Ont.).

     (2)ils peuvent révéler le recours à une thérapie qui a influé sur le souvenir que le plaignant a des faits allégués. Par exemple, dans R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, à la p. 447, le juge L'Heureux-Dubé a admis le problème de la contamination lorsqu'elle a déclaré, dans le contexte des agressions sexuelles contre les enfants, qu'«on a dû, par crainte de contaminer le témoignage requis, retarder la thérapie et le counseling». Voir également R. c. Norman (1993), 87 C.C.C. (3d) 153 (C.A. Ont.).

     (3)ils peuvent contenir des renseignements qui ont trait à [TRADUCTION] «la crédibilité [des plaignants], y compris des éléments des témoignages comme la qualité de la perception qu'ils avaient des faits au moment où l'infraction a été commise et le souvenir qu'ils en ont depuis». Voir R. c. R. (L.), précité, à la p. 398; R. c. Hedstrom (1991), 63 C.C.C. (3d) 261 (C.A.C.-B.); R. c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234 (C.A.N.-É.); Toohey c. Metropolitan Police Commissioner, [1965] 1 All. E.R. 506 (H.L.).

     Par conséquent, nous ne sommes pas d'accord avec l'affirmation du juge L'Heureux-Dubé selon laquelle les dossiers thérapeutiques ne seront pertinents pour la défense que dans de rares cas.

     d)Le rôle du juge à la seconde étape: pondération de la défense pleine et entière et de la protection de la vie privée

30     Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que, «au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devra les examiner pour déterminer si et dans quelle mesure ils devraient être divulgués à l'accusé» (par. 153). Nous admettons également que, pour arriver à cette conclusion, le juge doit examiner et soupeser les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une ordonnance de production et déterminer si une ordonnance de non-production constituerait une restriction raisonnable de la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Dans certains cas, le juge qui préside le procès peut avoir la possibilité de fournir un résumé judiciaire des dossiers aux avocats pour leur permettre d'aider à déterminer si les documents devraient être produits. Cela dépend naturellement des faits précis de chaque cas particulier.

31     Nous admettons également que, pour équilibrer les droits contradictoires en question, il faudrait prendre en considération les facteurs suivants: «(1) la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires» et «(5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne [du plaignant] que pourrait causer la production du dossier en question» (par. 156).

32     Toutefois, le juge L'Heureux-Dubé mentionne également deux autres facteurs qui, d'après elle, doivent être pris en considération. Elle dit que le juge devrait tenir compte de «la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette nature nuirait à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions sexuelles et suivent des thérapies» ainsi que de «l'effet de la production ou de la non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision» (par. 156). Il conviendrait mieux de traiter de ce dernier facteur à l'étape de l'admissibilité et non pas au moment de décider si les renseignements devraient être produits. Pour ce qui est de l'intérêt de la société à ce que les crimes sexuels soient signalés, nous sommes d'avis que le juge dispose d'autres moyens pour s'assurer que la production ne contrecarre pas les intérêts de la société qui peuvent être touchés par la production des dossiers à la défense. Certains de ces moyens ont été examinés par la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans R. c. Ryan (1991), 69 C.C.C. (3d) 226, à la p. 230:

     [TRADUCTION] À mesure que se déroulent les procès relatifs à ces deux accusations, il y a un certain nombre de mécanismes de protection pour apaiser les inquiétudes des travailleurs en service social au sujet du contenu de leurs dossiers. Le juge du procès jouit d'un grand pouvoir discrétionnaire dans ces domaines. Il lui appartient de déterminer s'il faut en interdire la publication. Il lui appartient de décider si la salle d'audience sera interdite aux spectateurs lors de la présentation de la preuve sur des questions qu'il estime extrêmement délicates et qui méritent d'être écartées des renseignements disponibles au public. Naturellement, la question de la pertinence est au début de la liste. À moins que la preuve demandée au témoin réponde au critère de la pertinence, elle sera exclue. Le juge du procès peut appliquer les règles et les critères reconnus pour déterminer si un élément de preuve particulier est pertinent.

     Nous sommes également d'avis que le juge dispose de ces options pour protéger davantage le droit à la vie privée des témoins si la production de dossiers privés est ordonnée.

33     Par conséquent, l'intérêt de la société n'est pas une considération primordiale lorsqu'il s'agit de décider si les renseignements devraient être fournis. Par contre, c'est un facteur pertinent qui devrait être pris en considération dans la pondération des intérêts opposés.

34     Dans l'application de ces facteurs, il convient également de se rappeler que le ministère public peut toujours exiger la production de dossiers de tiers pourvu qu'il obtienne un mandat de perquisition. Il peut le faire s'il convainc un juge de paix que se trouve dans un endroit, ce qui comprend une habitation privée, une chose dont on a des motifs raisonnables de croire qu'elle fournira une preuve touchant la commission d'une infraction. L'équité exige que l'accusé bénéficie d'un traitement égal.

     III.  Conclusion et dispositif

35     Bien que les parties n'aient manifestement pas suivi les procédures susmentionnées pour la production de dossiers de tiers, il n'y a pas lieu de déterminer si une ordonnance de production était justifiée ou non en l'espèce. À notre avis, le juge Major a raison de conclure que le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire en cause dans le présent pourvoi «n'excuse pas la conduite du ministère public après son prononcé» (par. 222). Par conséquent, que la production ait été justifiée ou non en l'espèce, la conduite du ministère public en refusant de se conformer à l'ordonnance de production est inexcusable et justifie l'arrêt des procédures engagées contre l'accusé. Nous sommes donc en parfait accord avec le raisonnement et les conclusions du juge Major et, par conséquent, nous sommes d'avis d'accueillir le présent pourvoi.

     Les motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier ont été rendus par

36     LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ -- Le présent pourvoi soulève deux questions. Premièrement, quand la non-divulgation de documents par le ministère public justifie-t-elle une ordonnance d'arrêt des procédures faisant l'objet de la non-divulgation? Deuxièmement, quelle est la procédure appropriée lorsqu'un accusé demande la production de documents tels les dossiers médicaux ou thérapeutiques en la possession de tiers?

37     À strictement parler, notre Cour est saisie d'une demande d'autorisation de pourvoi uniquement contre la décision par laquelle la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a, dans l'arrêt R. c. O'Connor (1994), 89 C.C.C. (3d) 109, traité de la question de l'opportunité d'un arrêt des procédures. Toutefois, une bonne partie de la non-divulgation et de la divulgation tardive, à la base de l'arrêt des procédures qui fait l'objet du présent pourvoi, se rapportait directement au débat sur l'opportunité de l'ordonnance préliminaire de divulgation rendue par le juge en chef adjoint Campbell. Par conséquent, ces motifs doivent être traités globalement avec l'arrêt R. c. O'Connor (1994), 90 C.C.C. (3d) 257 ("O'Connor (no 2)"), dans lequel la Cour d'appel a fourni des lignes directrices en vue des demandes éventuelles de production de dossiers médicaux en la possession de tiers. Étant donné l'importance nationale de formuler des lignes directrices relativement à la production de tels renseignements (compte tenu de l'absence de dispositions législatives) et le fait que cette question a été pleinement débattue devant nous, il est approprié que notre Cour guide les tribunaux à ce sujet. De plus, la question est soulevée directement dans un autre pourvoi devant notre Cour et dans lequel jugement est rendu concurremment: A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536. Préliminairement, cependant, il y a lieu de réciter les faits et les jugements pertinents à chacune des deux questions que pose cette affaire.

     I.  L'abus de procédure

     A.  Les faits et les jugements

38     L'appelant, Hubert Patrick O'Connor, est un évêque de l'Église catholique romaine. Dans les années 1960, il était directeur d'un internat pour autochtones à Williams Lake. À la suite d'incidents qui seraient survenus entre 1964 et 1967 dans la région de Williams Lake, l'appelant a fait l'objet, en février 1991, de deux accusations de viol et de deux accusations d'attentat à la pudeur. Chaque chef d'accusation a trait à une plaignante distincte. Les quatre plaignantes, P.P, M.B., R.R. et A.S., étaient toutes d'anciennes étudiantes à l'emploi de l'école sous la supervision directe de l'appelant.

39     Une enquête préliminaire s'est tenue à Williams Lake les 3 et 4 juillet 1991 et, le 4 juin 1992, l'avocat de la défense a requis et obtenu du juge en chef adjoint Campbell une ordonnance de divulgation de l'ensemble des dossiers médicaux, scolaires et socio-psychologiques des plaignantes. L'avocat de la défense a fondé cette requête sur la nécessité de tester la crédibilité des plaignantes et de trancher des questions de plaintes récentes et de corroboration. L'ordonnance se lit ainsi:

     [TRADUCTION]  LA COUR ORDONNE que le substitut du procureur général produise les noms, les adresses et les numéros de téléphone des thérapeutes, des conseillers socio-psychologiques, des psychologues ou des psychiatres qui ont traité l'une ou l'autre des plaignantes relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels.

     LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes autorisent tous les thérapeutes, les conseillers socio-psychologiques, les psychologues ou les psychiatres qui ont traité l'une ou l'autre d'entre elles relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels à produire au ministère public copie du contenu complet de leurs dossiers et de tous autres documents connexes, y compris tous les documents, notes, dossiers, rapports, enregistrements audio et vidéo, et que le ministère public fournisse sur-le-champ copie de tous ces documents à l'avocat de l'accusé.

     LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes autorisent le ministère public à obtenir tous les dossiers scolaires et tous les dossiers de travail portant sur la période pendant laquelle elles ont fréquenté la St. Joseph's Mission School et que le ministère public fournisse ces dossiers à l'avocat de l'accusé sur-le-champ.

     LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes autorisent la production de tous leurs dossiers médicaux depuis l'époque où elles étaient internes à la St. Joseph's Mission School soit en tant qu'étudiantes ou en tant qu'employées.

     Au moment où cette ordonnance a été rendue, le ministère public n'était en possession d'aucun dossier émanant de personnes qui avaient traité l'une ou l'autre des plaignantes relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels. Aucune des plaignantes ni aucun des gardiens des dossiers requis par la défense n'ont reçu d'avis ni n'ont été entendus sur cette question.

40     Le 10 juillet 1992, le ministère public s'est adressé au juge Low de la Cour suprême de la Colombie-Britannique afin d'obtenir des directives concernant l'ordonnance de divulgation et de faire désigner promptement un juge pour la tenue du procès. La cour a été informée que les plaignantes n'étaient pas disposées à se conformer à l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, car le ministère public voulait débattre ce point devant le juge du procès. En outre, le 21 septembre 1992, le ministère public présentait au juge Oppal une requête pour changement de venue afin que le procès se tienne à Williams Lake, demande qui fut rejetée. Dans le cours de son argumentation, le procureur du ministère public a souligné qu'il avait l'intention de plaider devant le juge du procès que les notes des thérapeutes visées par l'ordonnance de divulgation émise par le juge en chef adjoint Campbell ne devraient pas être divulguées pour des motifs d'ordre public. La cour s'est dite surprise du fait que l'on n'avait pas respecté l'ordonnance rendue par le juge en chef adjoint Campbell.

41     Le juge Thackray a subséquemment été désigné pour présider le procès. Le 16 octobre 1992, l'appelant a présenté une requête en arrêt des procédures au motif qu'il était devenu impossible de présenter une défense pleine et entière en raison du délai écoulé avant le dépôt des accusations. Par la même occasion, le ministère public sollicitait du juge du procès des directives concernant l'ordonnance de divulgation rendue par le juge en chef adjoint Campbell. À ce stade, toutefois, bon nombre des dossiers en question étaient déjà en possession du ministère public. Le juge du procès a été clair: les dossiers médicaux concernant les quatre plaignantes devaient lui être fournis rapidement. Les notes cliniques du Dr Ingimundson, le psychologue qui traitait P.P., furent transmises au juge Thackray qui, après examen, les a remises à l'avocat de la défense. Le substitut du procureur général informait, de plus, la cour que le thérapeute de M.B. avait reçu l'ordre de transmettre tous les dossiers au ministère public. Le 22 octobre 1992, le juge Thackray, dans des motifs écrits, rejetait la requête en arrêt des procédures présentée par l'appelant.

42     Le 30 octobre 1992, l'appelant demandait par bref de certiorari, l'annulation de son renvoi à procès sous l'un des chefs d'accusation. Le 5 novembre 1992, le juge du procès, dans un jugement écrit, rejetait la requête. Au cours de ces procédures, toutefois, le ministère public a produit à la cour pour examen les notes du thérapeute de M.B., le Dr Cheaney, tout en requérant qu'elles ne soient pas communiquées à la défense avant d'entendre sur ce point le substitut du procureur général Wendy Harvey, demande à laquelle le juge a acquiescé.

43     Le 19 novembre 1992, l'appelant requérait, conformément à l'art. 581  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , une ordonnance déclarant l'acte d'accusation nul ab initio pour défaut de donner des détails suffisants, requête rejetée par le juge Thackray par jugement daté du 24 novembre 1992. L'appelant a de nouveau soulevé la question de la non-divulgation des dossiers médicaux de M.B., requête à laquelle s'est opposé le ministère public au motif que ces dossiers n'étaient pas pertinents, mais le juge Thackray a ordonné qu'ils soient divulgués à la défense sur-le-champ. L'avocat de l'appelant a également demandé la divulgation du journal de la plaignante R.R., dont il avait déjà reçu un résumé. Le juge du procès prit possession du journal pour examen et s'est dit préoccupé du fait que le ministère public tardait trop à se conformer à l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, vu que le procès devait débuter 10 jours plus tard.

44     Le 26 novembre 1992, l'appelant présentait une autre requête en arrêt des procédures en se fondant sur la non-divulgation de plusieurs documents, entre autres, les dossiers médicaux des plaignantes, la transcription d'un entretien entre le substitut du procureur général et la plaignante M.B., la transcription d'une entrevue entre le substitut du procureur général et le témoin M.O. contenant des déclarations contradictoires avec le témoignage de la plaignante M.B. et corroborant la preuve de l'appelant, ainsi que le journal de la plaignante R.R.

45     Au cours de la plaidoirie sur cette requête, le substitut du procureur général Wendy Harvey a soutenu que les deux substituts du procureur général, elle-même et Me Greg Jones, agissaient pour la poursuite à partir de villes différentes et que cela posait des difficultés sur le plan de la communication et de l'organisation. Elle a affirmé que la non-divulgation de quelques-uns des dossiers médicaux était due à une inadvertance de sa part et qu'elle avait «rêvé» que la transcription des entrevues avec M.B. et M.O. avaient été divulguée. Me Harvey a plaidé que la divulgation sans restriction des dossiers médicaux et des dossiers thérapeutiques victimiserait à nouveau les victimes et elle a soutenu que l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell et la requête de l'avocat de la défense en vue de la divulgation des dossiers thérapeutiques des plaignantes relevait de la discrimination basée sur le sexe.

46     Dans un jugement oral rendu le vendredi 27 novembre 1992, le juge Thackray rejetait la requête en arrêt des procédures, concluant que le défaut de divulguer les dossiers du Dr Hume, le médecin de R.R., l'avait été par inadvertance. Il concluait également que la défense était au courant du témoignage de M.O. depuis un certain temps et qu'il n'avait pas été prouvé que sa non-divulgation avait causé préjudice à l'accusé. Il a refusé la divulgation complète du journal de la plaignante R.R. parce que les résumés fournis à la défense, ainsi que les extraits déjà en la possession de cette dernière, étaient suffisants, tout en notant que les lettres écrites par Me Harvey aux conseillers socio-psychologiques avaient limité de façon inacceptable la portée de la divulgation aux seules parties des dossiers se rapportant directement aux incidents impliquant l'accusé avec le résultat que les dossiers thérapeutiques complets n'ont été divulgués à la défense qu'après le 26 novembre. Le juge a conclu que, bien que la conduite du ministère public fût «troublante», il ne croyait pas en l'existence d'un «grand projet» visant à dissimuler des éléments de preuve ni en celui d'un [TRADUCTION] «plan délibéré de subversion de la justice», non plus que la conduite du ministère public amènerait le public à déconsidérer le système judiciaire. Tout en rejetant la demande d'arrêt des procédures, le juge Thackray a condamné en termes non équivoques l'incapacité de Me Harvey de distinguer [TRADUCTION] «entre ses objectifs personnels et ses responsabilités professionnelles».

47     Pendant la fin de semaine du 28 novembre, compte tenu des difficultés rencontrées à l'étape de la divulgation, le substitut du procureur général a consenti à renoncer à tout privilège quant au contenu du dossier du ministère public et à préparer, dans le cas de chacune des plaignantes, un relieur qui contiendrait tous les renseignements en la possession du ministère public relativement à chacune d'entre elles. Cette entente envisageait la remise à la défense de copies de documents qui, ordinairement, ne seraient pas divulgués, y compris les notes personnelles et le produit du travail du substitut du procureur général, dont une partie se trouvait sur ordinateur. À la conférence préparatoire au procès qui s'est tenue ce lundi-là, Me Harvey a informé le juge du procès que le procureur de l'appelant était maintenant en possession de toutes les notes qu'elle avait rédigées en rapport avec l'affaire.

48     Le procès a débuté le mercredi 2 décembre 1992. Le premier témoin du ministère public fut le Dr Van Dyke, spécialiste en anthropologie socio-culturelle et son deuxième témoin, Margaret Gilbert, une ancienne étudiante de la St. Joseph's Mission School. Son témoignage a porté principalement sur l'aménagement de l'école. Le deuxième jour du procès, le ministère public a appelé à la barre la plaignante P.P. Au cours de l'examen en chef, il a tenté d'amener le témoin à témoigner au moyen d'un dessin. L'avocat de l'appelant s'y est opposé. Il est ressorti des discussions que le témoin avait, au cours de la préparation de sa déposition cette fin de semaine-là, tracé pour le substitut du procureur général un dessin de cette nature, qui n'avait pas été divulgué au procureur de la défense. Ce dessin fut obtenu du bureau du ministère public et l'appelant prit la position que ce dessin représentait une version essentiellement différente des allégations de cette plaignante, ce que le ministère public a nié. Le juge du procès a refusé de permettre au témoin de déposer en faisant usage de dessins. À la fin de la journée, le ministère public n'avait pas encore complètement terminé l'examen en chef de son témoin.

49     À la reprise du procès le lendemain, le procureur de l'appelant a informé la cour que, à la clôture de l'audience le jour précédent, le ministère public avait remis à l'appelant huit autres séries de dessins exécutés par les différentes plaignantes en présence du substitut du procureur général. Le substitut du procureur général Wendy Harvey n'était pas présente en cour, et aucune explication n'a été fournie relativement à son absence. Après un ajournement d'une heure, lors de la reprise du procès, Me Harvey n'était toujours pas là. Le procureur de l'appelant a présenté une autre requête en arrêt des procédures en se fondant principalement sur le fait que Me Jones, l'avocat sénior du ministère public, ne pouvait toujours pas garantir à l'appelant qu'il y avait eu divulgation complète. Malgré l'opposition de l'avocat de l'appelant, la requête de Me Jones pour un ajournement supplémentaire jusqu'à la séance de l'après-midi fut accueillie par le juge.

50     À la reprise de l'audience l'après-midi, Me Wendy Harvey était présente, mais Me Jones agissait pour le ministère public. Il a reconnu que les relieurs qui avaient été remis à l'avocat de l'appelant à la suite de l'entente intervenue durant la fin de semaine du 28 novembre n'étaient pas complets et que le personnel avait omis de télédécharger les fichiers informatisés de Me Harvey. L'un de ces documents était la version complète d'une entrevue du ministère public avec P.P., qui avait été divulguée en partie à la défense le 25 novembre. Après examen de quelques-unes des notes non divulguées, le ministère public a indiqué qu'il ne croyait pas que les notes révélaient quelque chose de «nouveau». Me Jones a ensuite signalé à la cour que les fichiers informatisés complets de Me Harvey étaient en cours de télédéchargement mais que, compte tenu de ce qui venait d'arriver, il ne pouvait pas garantir que tout avait bien été divulgué à l'appelant à ce moment-là. Il a cependant déclaré que les notes non divulguées ne contenaient rien de substantiel et a suggéré au juge du procès d'enquêter sur leur caractère substantiel. Ces déclarations concernaient les quatre chefs d'accusation. Le juge Thackray a indiqué qu'il rendrait jugement le 7 décembre sur la requête en arrêt des procédures présentée par l'avocat de la défense. Bien que le juge ait indiqué qu'il donnerait aux avocats la possibilité d'être entendus, advenant de nouveaux développements, aucune des deux parties n'a présenté d'arguments supplémentaires.

51     Le 7 décembre 1992, le juge Thackray a émis une ordonnance d'arrêt des procédures relativement aux quatre chefs d'accusation: (1992), 18 C.R. (4th) 98. Cette demande, selon lui, était distincte des demandes antérieures d'arrêt des procédures parce que le procès était maintenant en cours et que des témoins avaient déjà été assignés par le ministère public et contre-interrogés par la défense. Le juge Thackray a conclu que, si les diagrammes de la plaignante P.P. avaient été divulgués antérieurement au témoignage, ils auraient pu influer sur la préparation de la preuve par la défense. Même si P.P. n'avait pas encore été contre-interrogée, le juge Thackray a trouvé inacceptable que l'avocat de la défense ait dû préparer le contre-interrogatoire sans disposer de tous les documents pertinents. Il a donc conclu que l'accusé avait subi un préjudice, tout en concédant qu'il n'était pas possible d'en mesurer l'importance. Il a constaté que la cour avait dû intervenir constamment pour faire respecter intégralement l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell et il a conclu que la conduite antérieure du ministère public avait créé «un climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. Selon lui, il s'agissait là d'«un des cas les plus manifestes», et permettre la poursuite de l'instance ternirait l'intégrité de la cour.

52     La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a accueilli l'appel du ministère public et ordonné la tenue d'un nouveau procès: (1994), 89 C.C.C. (3d) 109, 42 B.C.A.C. 105, 67 W.A.C. 105, 20 C.R.R. (2d) 212, 29 C.R. (4th) 40. Après examen de la jurisprudence relative à l'abus de procédure, elle a conclu qu'il n'existait pas de courant prépondérant sur la question de savoir si cette doctrine de common law avait été incorporée à l'art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . Elle a toutefois noté qu'historiquement, au c{oe}ur de la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law, se situe le maintien de l'intégrité du système judiciaire alors que la Charte met plutôt l'accent sur les droits individuels. L'existence de normes de preuve et de remèdes apparemment différents selon l'un ou l'autre régime a aussi été soulignée. La Cour d'appel a donc conclu que la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law continuait d'exister indépendamment de l'art. 7  de la Charte, bien que l'une puisse empiéter considérablement sur l'autre.

53     Après avoir noté une certaine ambiguïté quant aux éléments requis pour qu'il y ait abus de procédure, la Cour d'appel a conclu que, pour prouver l'existence d'un tel abus, par opposition à une «simple» violation d'un droit garanti par la Charte, l'accusé doit démontrer que la conduite du ministère public est si oppressive, vexatoire ou injuste qu'elle contrevient aux notions fondamentales de justice et mine ainsi l'intégrité du processus judiciaire. Elle a également fait remarquer que le pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'arrêt des procédures ne doit être exercé que dans les «cas les plus manifestes», ce qui veut dire que le juge du procès doit être convaincu que, s'il permettait la poursuite de l'instance, cela ternirait l'intégrité du processus judiciaire.

54     La cour est ensuite passée à la portée de l'obligation de divulgation du ministère public, telle qu'exposée dans l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Elle a conclu que le droit d'un accusé à complète divulgation par le ministère public n'est que le corollaire du droit de présenter une défense pleine et entière et que la divulgation n'est pas, en soi, un droit constitutionnellement protégé. Donc, la simple non-divulgation ne constituerait pas nécessairement, en soi, une violation de la Charte. On ne pourrait prétendre qu'il y a eu violation de la Charte que lorsque l'accusé a prouvé que la non-divulgation d'un document qui aurait dû l'être (c.-à-d. qui aurait pu raisonnablement contribuer à une défense pleine et entière) avait, selon la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou avait eu un effet défavorable sur cette possibilité. Dans certaines circonstances, la seule réparation appropriée dans un tel cas de non-divulgation pourrait être l'arrêt des procédures. La Cour d'appel a estimé également qu'un cas de non-divulgation substantielle, sans plus, ne pouvait jamais représenter un abus de procédure reconnu en common law. À son avis, c'est uniquement lorsque la non-divulgation était motivée par l'intention du ministère public de priver l'accusé d'un procès équitable qu'un abus de procédure pourrait se produire.

55     Appliquant ces principes à l'espèce, la Cour d'appel a conclu que le juge du procès avait erré en ne s'enquérant pas du caractère substantiel des renseignements non divulgués avant d'ordonner l'arrêt des procédures. Comme tel, on ne saurait conclure qu'il y a eu violation des droits garantis par l'art. 7 ni que la conduite du ministère public équivalait à un abus de procédure.

56     La cour a observé que le juge du procès avait estimé que l'arrêt des procédures s'avérait nécessaire à cause du «climat» que les non-divulgations antérieures avaient créé en ce qui concernait l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell. Elle a signalé que le juge du procès avait conclu (dans le jugement du 27 novembre) qu'il n'y avait dans cette non-divulgation aucun «grand projet» visant à porter atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable. Elle a également signalé que le ministère public avait tenté de corriger les problèmes antérieurs de divulgation en renonçant à tout privilège et en transmettant à la défense tout le contenu de son dossier. La cour a ainsi conclu que rien ne prouvait que l'ineptitude du ministère public dans le traitement de l'affaire était motivée par l'intention de priver l'accusé d'un procès équitable. Le juge du procès avait donc commis une erreur en prononçant l'arrêt des procédures en se fondant sur l'abus de procédure reconnu en common law.

57     Après de brèves observations sur la question de savoir si, en vertu de la Charte, un autre remède était disponible, la cour en est venue à la conclusion que, comme aucune décision n'avait été rendue relativement au caractère substantiel des dossiers, il n'était pas indiqué d'ordonner l'arrêt des procédures en vertu du par. 24(1). Étant donné que l'accusé ne semblait pas avoir été empêché de façon permanente ou irrémédiable de présenter une défense pleine et entière à la suite de la non-divulgation ou de la divulgation tardive de documents qui, de fait, étaient substantiels, la cour aurait pu protéger les droits de l'accusé en accordant un ajournement, en rappelant à la barre des témoins qui avaient déjà témoigné ou en déclarant la nullité du procès si ces moyens ne suffisaient pas.

     B.  L'abus de procédure: analyse

58     Je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il ne servirait à rien d'ordonner la tenue d'un nouveau procès pour le motif qu'il n'y avait pas abus de procédure si un arrêt des procédures devait néanmoins s'imposer en vertu de l'art. 7  et du par. 24(1)  de la Charte. Il est donc nécessaire de clarifier le lien qui existe entre la common law et la Charte à cet égard, tant pour trancher la question réellement soulevée en l'espèce que pour servir de guide aux tribunaux qui, à l'avenir, feront face à des situations similaires impliquant la non-divulgation de documents.

     (i)  Le lien entre l'abus de procédure et la Charte

59     La doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law est réapparue récemment à l'occasion de l'arrêt de notre Cour R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128. Dans Jewitt, la Cour a énoncé, aux pp. 136 et 137, ce qui, depuis, est devenu la formulation standard du test:

     Lord Devlin a exprimé la raison qui justifie l'existence d'un pouvoir judiciaire discrétionnaire d'ordonner une suspension d'instance pour contrôler la conduite de la poursuite lorsqu'elle porte préjudice à l'accusé, dans l'arrêt Connelly v. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 1254 (H.L.), à la p. 1354:

     (TRADUCTION)  Les tribunaux doivent-ils s'en remettre au pouvoir exécutif pour empêcher l'emploi abusif de leur procédure? N'ont-ils pas eux-mêmes le devoir, auquel ils ne sauraient échapper, de garantir un traitement équitable à ceux qui se présentent, ou qu'on amène, devant eux? À de semblables questions il ne peut y avoir qu'une seule réponse. Les tribunaux ne peuvent pas envisager un seul instant le transfert au pouvoir exécutif de la responsabilité de s'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans l'application de la loi.

     Je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel de l'Ontario dans son arrêt R. v. Young, précité, et j'affirme que «le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société, ainsi que d'empêcher l'abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire». J'adopte aussi la mise en garde que fait la cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les «cas les plus manifestes». [Je souligne.]

     Le test général de l'abus de procédure qui a été adopté dans cet arrêt a été confirmé à plusieurs reprises: R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, aux pp. 658 et 659, R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, à la p. 941, R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1667, R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, aux pp. 992 et 993, et, tout récemment, R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, aux pp. 612 à 615.

60     Après examen d'une bonne partie de cette jurisprudence, la Cour d'appel a conclu que la jurisprudence prépondérante favorisait le maintien d'une distinction entre la Charte et la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law. La Cour d'appel a peut-être, à mon avis, sous-estimé dans quelle mesure le droit des individus à un procès équitable et la réputation générale du système de justice pénale sont des préoccupations fondamentales qui sous-tendent à la fois la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law et la Charte. Et ce, pour les motifs qui suivent.

61     Premièrement, bien que la Charte se préoccupe sans aucun doute des droits individuels, elle se préoccupe également de préserver l'intégrité du système judiciaire. Le paragraphe 24(2)  de la Charte reconnaît expressément ce double rôle. De façon plus significative encore, notre Cour a, à maintes occasions, signalé que les principes de justice fondamentale exposés à l'art. 7 sont, en grande partie, inspirés par des valeurs qui sont fondamentales à notre common law et qu'ils reposent sur ces mêmes valeurs. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 503, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) fait observer:

     . . . les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Cette façon d'aborder l'interprétation de l'expression «principes de justice fondamentale» est conforme à la lettre et à l'économie de l'art. 7, au contexte de cet article, c.-à-d. les art. 8 à 14, ainsi qu'à la nature et aux objets plus généraux de la Charte elle-même. Elle donne de la substance au droit garanti par l'art. 7 tout en évitant de trancher des questions de politique générale. [Je souligne.]

     Voir également R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 406; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 929 (le juge Gonthier, dissident sur d'autres points). La doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law est une partie intégrale de ces valeurs fondamentales. Il n'est donc pas surprenant que, dans R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, à la p. 915 (le juge Sopinka), notre Cour à la majorité ait statué que le pouvoir de la cour de remédier à un abus de procédure a maintenant un caractère constitutionnel.

62     Réciproquement, il est tout aussi clair que l'abus de procédure concerne également des droits individuels importants. Dans un article intitulé «The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases: Abusing the Abuse of Process Concept» (1991), 15 Crim. L.J. 315, à la p. 331, le professeur Paciocco laisse entendre que la doctrine de l'abus de procédure, en plus de préserver la réputation de l'administration de la justice, vise aussi à assurer que les accusés obtiennent un procès équitable. On pourrait dire que ce dernier objet est essentiellement un élément du premier. Les procès non équitables risquent presqu'inévitablement de déconsidérer l'administration de la justice: R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24. Voir aussi A. L.-T. Choo, «Halting Criminal Prosecutions: The Abuse of Process Doctrine Revisited», [1995] Crim. L.R. 864, à la p. 865. Ce qui importe ici, toutefois, c'est qu'il est souvent impossible de distinguer l'intérêt public dans l'intégrité du système judiciaire d'avec l'intérêt individuel de l'accusé.

63     À vrai dire, il peut être tout à fait irréaliste de traiter ce dernier comme étant complètement distinct du premier. Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises que la dignité humaine est au c{oe}ur de la Charte. Bien que le respect de la dignité et de l'autonomie de la personne puisse en soi ne pas être nécessairement un principe de justice fondamentale (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 592, le juge Sopinka au nom de la majorité), il me semble que le fait de mener une poursuite de manière à contrevenir aux valeurs fondamentales de décence et de franc-jeu de la société et à mettre ainsi en question l'intégrité du système, constitue également une atteinte d'envergure constitutionnelle aux droits d'une personne accusée. Cela violerait les principes de justice fondamentale que d'être privé de sa liberté dans des circonstances qui équivalent à un abus de procédure et, selon moi, l'individu qui ferait l'objet d'un tel traitement serait fondé à invoquer la Charte et à s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir une réparation convenable et juste.

64     L'empiétement l'un sur l'autre du préjudice causé à l'individu et du préjudice causé au système judiciaire a été signalé, par exemple, dans Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, à la p. 947, où le juge Lamer a déclaré que, dans certains cas, l'arrêt des procédures en vertu de la Charte pourrait être la réparation appropriée à une violation de l'al. 11 b )  même lorsque rien n'a été prouvé qui soit de nature à compromettre le caractère équitable du procès. Plus récemment, dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 786 (le juge Sopinka) et à la p. 812 (le juge McLachlin), notre Cour a reconnu que, bien que l'objet principal de l'al. 11 b )  soit la protection des droits individuels de l'accusé, il existe également un intérêt secondaire de la société dans son ensemble à ce que les personnes accusées d'infractions criminelles soient jugées rapidement, humainement et équitablement. Sont tout aussi pertinentes les remarques du juge Wilson dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1354, que l'application aux droits garantis par la Charte d'une méthode qui tienne compte du contexte exige que les intérêts privés qui y sont reflétés soient également évalués du point de vue de l'intérêt public qui sous-tend ces droits privés. Vu qu'un bon nombre, sinon la plupart, des droits individuels protégés dans la Charte ont également une portée plus large, qui touche la société, il est donc compatible avec le but et l'esprit de la Charte d'aller, dans certains cas, au-delà du préjudice que pourrait subir un accusé en particulier, pour reconnaître les cas manifestes de préjudice à l'intégrité du système judiciaire.

65     Pour cette raison, les principes de justice fondamentale, dont l'«équité en matière de procès», représentent nécessairement un équilibre entre les intérêts de la société et ceux de l'individu: Thomson Newspapers Ltd c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 539 (le juge La Forest); R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155, à la p. 198 (le juge Cory); Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, à la p. 486. Ils reflètent donc à la fois les intérêts de l'individu et ceux de la société. À mon avis, il est incontestable que la préservation de l'intégrité du système judiciaire est l'un de ces intérêts.

66     Deuxièmement, je note le début d'une forte tendance à la convergence entre la Charte et la doctrine traditionnelle de l'abus de procédure. Dans R. c. Xenos (1991), 70 C.C.C. (3d) 362 (C.A. Qué.), par exemple, une personne avait été accusée d'incendie criminel et de tentative de fraude contre une compagnie d'assurances. En contre-interrogatoire, il est ressorti que le témoin-clé du ministère public avait fait un arrangement avec les assureurs pour que ces derniers lui versent 50 000 $ si l'accusé était reconnu coupable. Le juge du procès a conclu à l'abus de procédure, mais il a refusé d'ordonner l'arrêt des procédures. Il a plutôt affirmé qu'il n'avait pas tenu compte de cet élément de preuve pour déclarer l'accusé coupable. La Cour d'appel a été d'accord en principe avec le juge du procès pour dire que l'arrêt des procédures n'était pas la seule réparation en cas d'abus de procédure et a décidé que, de fait, la réparation appropriée était d'écarter la déposition des témoins lors d'un nouveau procès qui se tiendrait devant un autre juge. Il s'agit là d'un excellent exemple, selon moi, de la façon dont les tribunaux innovent de plus en plus pour façonner des réparations appropriées qui tiennent lieu d'arrêt des procédures en cas d'abus de procédure. Le professeur Stuesser signale en outre dans «Abuse of Process: The Need to Reconsider» (1994), 29 C.R. (4th) 92, à la p. 99, qu'au Royaume-Uni et en Australie, la common law incite les juges à envisager des réparations moindres avant de prononcer l'arrêt des procédures. Il soutient que cette doctrine et cette jurisprudence appuient l'opinion selon laquelle, même en common law, l'arrêt des procédures n'est plus le seul moyen de remédier à l'abus de procédure.

67     Je reconnais que notre Cour a, de façon constante bien qu'implicitement, considéré l'abus de procédure séparément de la Charte. Dans Conway, précité, l'abus de procédure a été examiné séparément des considérations relatives à l'al. 11b) découlant de ce que l'accusé faisait face à un troisième procès. Dans Scott, précité, dans le contexte d'un arrêt immédiat des procédures qui avait été demandé par le ministère public au moment où l'avocat de la défense avait posé une question dont la réponse aurait révélé l'identité d'un indicateur de police, la Cour, à la majorité, a considéré encore une fois l'abus de procédure séparément de l'examen de la question de savoir si les droits garantis à l'accusé par l'al. 11b) avaient été violés du fait que le ministère public avait réintroduit l'instance par la suite. En dernier lieu, dans Power, précité, aucun abus de procédure n'a été relevé dans l'omission par le ministère public d'assigner d'autres témoins après que le juge du procès eut écarté une preuve cruciale obtenue au moyen d'un alcootest. La Cour n'a aucunement envisagé la possibilité qu'il y ait eu violation de la Charte. À mon avis, cependant, les questions abordées dans chacune de ces trois affaires auraient pu l'être tout aussi efficacement par application de la Charte. Dans aucun de ces arrêts, notre Cour, à la majorité, ne s'est particulièrement interrogée sur l'interaction entre la Charte et la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law. De plus, la seule fois où elle l'a fait, elle a expressément refusé de trancher la question: Keyowski, précité, aux pp. 660 et 661. Par contre, dans Mack, précité, la Cour a formulé, aux pp. 939 et 940 et de nouveau à la p. 976, des remarques sur les grandes similitudes qui existent entre les deux régimes.

68     Je reconnais également que, malgré ce parallélisme, les analyses fondées sur la common law et la Charte sont restées nettement séparées parce que le fardeau de preuve incombant à l'accusé n'est pas le même sous les deux régimes. Dans R. c. Keyowski (1986), 28 C.C.C. (3d) 553 (C.A. Sask.), aux pp. 561 et 562, par exemple, on a noté que, bien que la charge de la preuve en vertu de la Charte en soit une de balance des probabilités, la charge de la preuve en common law relève des «cas les plus manifestes». Cependant, il importe de se rappeler que, même si une violation de l'art. 7 est établie selon la balance des probabilités, le tribunal doit quand même déterminer, en vertu du par. 24(1), quelle réparation est convenable et juste. Le pouvoir conféré au par. 24(1) est discrétionnaire, ce qui signifie qu'une violation de l'art. 7 ne donnera pas automatiquement lieu à un arrêt des procédures. En fait, je crois qu'un arrêt des procédures, à titre de réparation, n'est approprié en vertu du par. 24(1) que dans les cas les plus manifestes. Par conséquent, le test pour l'obtention d'un arrêt des procédures continue de relever des «cas les plus manifestes», tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l'abus de procédure en common law.

69     Le paragraphe 24(1) autorise, de toute évidence, des réparations moins draconiennes qu'un arrêt des procédures lorsque le test «des cas les plus manifestes» n'est pas satisfait, mais que l'on établit, selon la balance des probabilités, qu'il y a eu violation de l'art. 7. À cet égard, le régime de la Charte est plus souple que la doctrine de l'abus de procédure en common law. Ceci n'est, toutefois, pas là la raison de conserver un régime de common law distinct. Il est important de reconnaître que la Charte a remplacé, entre les mains des juges, la hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l'équité envers les individus, les intérêts de la société et l'intégrité du système judiciaire. 1 Même en common law, les tribunaux ont tenu compte des intérêts de la société (pour ne pas mentionner les intérêts individuels) à obtenir une déclaration définitive de culpabilité ou de non-culpabilité dans les affaires mettant en cause des infractions graves. Dans l'arrêt Conway, précité, à la p. 1667, par exemple, j'ai élaboré sur le caractère essentiel de la balance qui doit s'opérer en matière d'abus de procédure dans les termes suivants:
C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures. [Je souligne.]

     Je ne vois pas pourquoi une telle pondération ne pourrait s'effectuer aussi efficacement, sinon plus, en vertu de la Charte, tant en ce qui concerne la définition des violations qu'en ce qui concerne le choix de la réparation appropriée aux violations identifiées. Voir, par analogie, l'arrêt Morin, précité.

70     Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu'il n'y a pas lieu de maintenir de distinction entre les deux régimes, sauf, peut-être dans les cas où la Charte, pour quelque raison, ne s'appliquerait pas mais que les circonstances, elles, révéleraient un abus de procédure. Comme nous ne sommes, toutefois, pas saisis de cette question, je laisse à plus tard toute discussion sur les circonstances dans lesquelles peuvent survenir des situations de ce genre, s'il peut en fait en exister. En règle générale, cependant, il est inutile de maintenir deux façons distinctes d'aborder la conduite abusive. Seuls peut-être les avocats pourraient trouver cette distinction significative. De façon plus importante, maintenir cette dichotomie quelque peu artificielle peut, avec le temps, engendrer considérablement plus de confusion qu'elle n'en dissipe.

71     Les principes de justice fondamentale reflètent la nature de la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law et s'y adaptent. Tout en admettant que la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law a traditionnellement mis davantage l'accent sur la protection de l'intégrité du système judiciaire tandis que la Charte l'a traditionnellement mis davantage sur la protection des droits individuels, je crois que l'empiétement l'un sur l'autre est devenu maintenant si important qu'il n'est plus réellement utile de maintenir deux régimes d'analyse distincts. Nous ne devrions pas laisser place à cette dichotomie du droit lorsqu'il n'est pas nécessaire de le faire.

72     Je propose donc d'énoncer certaines lignes directrices pour déterminer, premièrement, s'il y a eu une violation de la Charte qui soulève des préoccupations analogues à celles qu'on retrouve traditionnellement sous la doctrine relative à l'abus de procédure et, deuxièmement, quelles sont les circonstances dans lesquelles l'arrêt des procédures sera la réparation «convenable et juste», comme le requiert le par. 24(1)  de la Charte.

     (ii)  L'article 7, l'abus de procédure et la non-divulgation

73     Ainsi que je l'ai déjà mentionné, la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law a été appliquée dans un certain nombre de circonstances différentes mettant en cause la conduite de l'État en ce qui concerne l'intégrité du système judiciaire et l'équité du procès de la personne accusée. Pour cette raison, je ne crois pas utile de parler de l'existence de quelque «droit à la protection contre l'abus de procédure» dans la Charte. Selon les circonstances, différentes garanties en vertu de la Charte pourront entrer en jeu. Par exemple, lorsque l'accusé prétend que la conduite du ministère public l'a empêché d'être jugé dans un délai raisonnable, on peut mieux attaquer ces abus en ayant recours à l'al. 11 b )  de la Charte, au sujet duquel la jurisprudence de notre Cour a maintenant établi des lignes directrices assez claires (Morin, précité). De même, les circonstances peuvent indiquer une violation du droit de l'accusé à un procès équitable, droit prévu à l'art. 7  et à l'al. 11 d )  de la Charte. Dans ces deux situations, le souci pour les droits individuels de l'accusé peut être accompagné d'un souci pour l'intégrité du système judiciaire. Il existe, en outre, une autre catégorie résiduelle de conduite visée par l'art. 7  de la Charte. Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l'équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d'autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l'ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l'intégrité du processus judiciaire.

74     La non-divulgation par le ministère public fait habituellement partie de la deuxième catégorie que je viens de décrire. En conséquence, une contestation fondée sur la non-divulgation nécessitera généralement la preuve d'un préjudice véritable quant à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière. À cet égard, je suis tout à fait d'accord avec la Cour d'appel que la Charte ne comporte aucun «droit» autonome à la divulgation (aux pp. 148 et 149 C.C.C.):

     [TRADUCTION]  . . . le droit de l'accusé à ce que le ministère public lui divulgue tous les détails de la preuve vient s'adjoindre à son droit de présenter une défense pleine et entière. Ce n'est pas en soi un droit protégé sur le plan constitutionnel. Cela signifie que, bien que le ministère public ait l'obligation de divulguer sa preuve et que l'accusé ait droit à tout ce que le ministère public est tenu de divulguer, une simple atteinte au droit de l'accusé à une telle divulgation ne constitue pas en soi une violation de la Charte qui donne droit à une réparation en vertu du par. 24(1). Cela résulte du fait que la non-divulgation de renseignements qui auraient dû être divulgués en raison de leur pertinence, en ce sens qu'ils pouvaient raisonnablement aider l'accusé à présenter une défense pleine et entière, n'équivaudra pas à une violation du droit que l'art. 7 garantit à l'accusé de n'être privé de sa liberté qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale à moins que l'accusé n'établisse que la non-divulgation a probablement nui à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité.

     C'est la distinction entre la «possibilité raisonnable» d'atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière et l'atteinte «probable» à ce droit qui fait la différence entre une simple atteinte au droit à la divulgation des renseignements pertinents d'une part et à la non-divulgation de documents prévue par la Constitution d'autre part. [Italiques dans l'original; je souligne.]

     Lorsque l'accusé tente de prouver que la non-divulgation par le ministère public viole l'art. 7  de la Charte, il doit prouver que la non-divulgation en cause a, selon la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité. Il va sans dire qu'une telle détermination exige une enquête suffisante sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués. Lorsque les renseignements sont considérés non substantiels quant à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière, il ne saurait y avoir violation de la Charte à cet égard. Je ferai observer, de plus, que les déductions ou conclusions relatives à l'à-propos de la conduite ou de l'intention du ministère public ne sont pas nécessairement pertinentes lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a eu violation ou non du droit de l'accusé à un procès équitable. L'accent doit être mis principalement sur l'effet que les actions contestées auront sur l'équité du procès de l'accusé. Une fois la violation prouvée, une réparation juste et convenable s'impose.

     (iii)La réparation appropriée à une violation de l'art. 7 pour non-divulgation

75     Lorsqu'il y a eu violation d'un droit garanti par la Charte, le par. 24(1) confère à un tribunal compétent le pouvoir d'accorder «la réparation [qu'il] estime convenable et juste eu égard aux circonstances». Le professeur Paciocco, loc. cit., à la p. 341, a suggéré que l'arrêt des procédures est approprié uniquement lorsqu'on satisfait à deux critères:

     (1)le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

     (2)aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

     J'adopte ces lignes directrices et note qu'elles s'appliquent également au préjudice causé à l'accusé ou à l'intégrité du système judiciaire.

76     Comme je l'ai affirmé, la non-divulgation ne viole généralement l'art. 7 que lorsqu'elle porte atteinte au droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Bien qu'une violation de la Charte ne soit pas une condition préalable à l'obtention d'une ordonnance de divulgation, une telle ordonnance peut constituer une réparation visée au par. 24(1)  de la Charte. Ainsi, lorsqu'il est possible, au moyen d'une ordonnance de divulgation, de pallier l'impact néfaste que peut avoir la non-divulgation sur la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière, une telle réparation sera généralement appropriée, accompagnée d'un ajournement si nécessaire afin de permettre à l'avocat de la défense d'examiner les renseignements divulgués.

77     Il peut, cependant, exister des cas exceptionnels où, vu le stade avancé de l'instance, il n'est tout simplement pas possible de remédier par des moyens raisonnables au préjudice causé au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Dans ces cas, la réparation draconienne que constitue l'arrêt des procédures pourra s'imposer. Même si j'entends revenir sur ce point lors de l'examen de la divulgation de dossiers en possession de tiers, nous devons nous rappeler que, dans certaines circonstances, la défense ne sera pas en mesure d'établir les fondements d'une requête visant la divulgation d'un document déterminé tant que le procès ne sera pas vraiment commencé et que les témoins n'auront pas été appelés à la barre. Il sera peut-être alors nécessaire de prendre des mesures telles que de permettre à la défense de rappeler certains témoins à la barre pour les interroger ou les contre-interroger, de consentir à des ajournements pour permettre à la défense d'assigner d'autres témoins ou même, dans des cas extrêmes, de déclarer le procès nul. L'arrêt des procédures est le dernier ressort, auquel on doit avoir recours et uniquement après avoir épuisé tous les autres moyens acceptables pour protéger le droit de l'accusé à une défense pleine et entière.

78     Lorsque la cour se penchera sur les mesures réparatrices relatives à une non-divulgation portant atteinte à l'art. 7, elle devrait examiner également si le manquement aux obligations du ministère public en matière de divulgation a porté atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens de décence et de franc-jeu de la collectivité, et, en conséquence, a porté préjudice à l'intégrité du système judiciaire. Si tel est le cas, la cour devrait s'interroger à savoir si ce préjudice est réparable. Il faut tenir compte de la gravité de la violation et des intérêts communautaires et individuels à la détermination de la culpabilité ou de l'innocence. Certaines des considérations les plus marquantes sont examinées dans les paragraphes qui suivent; cet examen est, toutefois, loin d'être exhaustif.

79     Parmi les considérations les plus pertinentes, il faut mentionner la conduite et l'intention du ministère public. Par exemple, la non-divulgation résultant du refus de se conformer à une ordonnance judiciaire sera considérée comme étant plus grave que la non-divulgation attribuable au manque d'efficacité ou à l'inadvertance. Il faut noter, toutefois, que, bien que la constatation de l'inconduite flagrante et intentionnelle du ministère public puisse rendre beaucoup plus vraisemblable qu'un arrêt des procédures sera justifié, il ne s'ensuit pas qu'une preuve de mauvaise foi du ministère public soit une condition préalable nécessaire à la constatation d'une telle violation. Comme le juge Wilson l'a fait remarquer au nom de la Cour dans l'arrêt Keyowski, précité, à la p. 659:

     À mon avis, donner au mot «oppressive» une définition exigeant qu'il y ait une conduite blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment l'application du principe. [. . .] La conduite blâmable de la poursuite et l'existence d'un motif illégitime ne sont que deux des nombreux facteurs qu'un tribunal doit prendre en considération lorsqu'il est appelé à examiner si, dans un cas donné, [la conduite du] ministère public [. . .] équivaut à un abus de procédure.

80     Une autre considération pertinente a trait au nombre et à la nature des ajournements attribuables à la conduite du ministère public, y compris les ajournements attribuables à son omission de divulguer les renseignements dans les délais prescrits. Chaque ajournement et/ou chaque audience supplémentaire découlant du manquement du ministère public à son obligation de divulgation peuvent entraîner des conséquences sur les plan physique, psychologique et économique pour l'accusé, tout particulièrement si celui-ci est incarcéré en attendant le procès. En toute équité, cependant, le ministère public peut également tenter de prouver que l'accusé fait partie de la majorité de gens qui bénéficient d'un délai parce qu'ils ne souhaitent pas un procès rapide: Morin, précité, aux pp. 802 et 803.

81     Enfin, pour déterminer s'il est possible de remédier au préjudice causé à l'intégrité du système judiciaire, il faut tenir compte des intérêts communautaires et individuels à la détermination de la culpabilité ou de l'innocence. Il va sans dire que ces intérêts seront proportionnels à la gravité des accusations portées contre l'accusé. Des réparations moins draconiennes que l'arrêt des procédures devraient être examinées (voir par exemple R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, où, même si j'étais d'accord avec la majorité que la décision du ministère public de ne pas respecter une entente sur le plaidoyer conclue avec l'accusé n'équivalait pas à un des «cas les plus manifestes» exigeant l'arrêt des procédures, j'aurais néanmoins conclu à une violation des droits que l'art. 7 garantit à l'accusé et j'aurais substitué une déclaration de culpabilité relativement à l'infraction moindre incluse qui avait fait l'objet des négociations).

82     Il faut toujours se rappeler que l'arrêt des procédures est approprié uniquement «dans les cas les plus manifestes» lorsqu'il serait impossible de remédier au préjudice causé au droit de l'accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la continuation de la poursuite causerait à l'intégrité du système judiciaire un préjudice irréparable.
(iv)  Résumé

83     Lorsque, dans une procédure judiciaire, la vie, la liberté et la sécurité de la personne sont affectées et qu'il est prouvé, selon la balance des probabilités, que l'omission du ministère public de faire une divulgation suffisante à la défense a empêché l'accusé de présenter une défense pleine et entière, on aura établi une violation de l'art. 7. Dans ces circonstances, la cour doit façonner une réparation convenable et juste, conformément au par. 24(1). Bien que, dans le cas d'une telle violation, la réparation soit typiquement une ordonnance de divulgation et un ajournement, il peut y avoir des cas extrêmes où le préjudice causé à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou à l'intégrité du système judiciaire soit irréparable. Dans ces «cas les plus manifestes», l'arrêt des procédures sera approprié.

     C.  Application aux faits

84     La requête qui a incité le juge Thackray à prononcer l'arrêt des procédures était la cinquième requête du genre depuis le moment où le juge du procès avait été saisi de l'affaire. C'était, toutefois, la deuxième requête se rapportant de quelque façon à la non-divulgation de renseignements par le ministère public. La première requête en arrêt des procédures fondée sur la non-divulgation, que le juge Thackray a rejetée dans ses motifs du 27 novembre, se rapportait à des omissions de divulguer aux termes de l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, laquelle régissait à son tour la production de documents qui se trouvaient presque exclusivement en la possession de tiers. La divulgation tardive par le ministère public des dossiers médicaux et des dossiers thérapeutiques des plaignantes, même après l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, semble en grande partie avoir été sincèrement motivée par le désir d'assurer la protection du droit à la vie privée des plaignantes et non pas de compromettre les droits de l'accusé. La non-divulgation fut attribuable à l'incompétence jusqu'à un certain point. Le juge Thackray en a conclu ainsi lorsqu'il a constaté que rien dans la preuve ne laissait supposer un [TRADUCTION] «grand projet du ministère public en vue de dissimuler des éléments de preuve» (p. 105). Même si, pour les raisons exposées ci-dessous, j'estime que la portée et la nature de l'ordonnance de divulgation étaient d'une étendue inacceptable, je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il aurait été plus approprié pour le ministère public de présenter une requête en modification de l'ordonnance initiale de divulgation, au moyen de laquelle le ministère public aurait pu rechercher un meilleur équilibre pour assurer la protection des droits à la vie privée des plaignantes.

85     Néanmoins, en raison en partie d'un engagement pris par le ministère public le 28 novembre de divulguer à la défense tous ses dossiers sur l'affaire, il n'est pas contesté que le ministère public se soit conformé intégralement à l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell à l'époque de la présentation par la défense de la cinquième demande d'arrêt des procédures. Cette cinquième demande était fondée sur la non-divulgation de la transcription complète d'un entretien avec un témoin qui avait déjà été divulguée à la défense en partie seulement, sur la non-divulgation de plusieurs diagrammes exécutés par des témoins au cours de la préparation du procès par le ministère public et sur le fait que le substitut du procureur général ne pouvait pas, le troisième jour du procès, garantir à la cour que tous les documents pertinents figurant dans les fichiers informatiques de Me Harvey avaient été divulgués intégralement à la défense. L'avocat de la défense a exhorté le juge du procès à prendre également en considération les difficultés que la défense avait rencontrées antérieurement concernant la divulgation d'éléments de preuve.

86     En ordonnant l'arrêt des procédures le 7 décembre, le juge Thackray a conclu que le peu de coopération dont le ministère public avait fait preuve à la suite de l'ordonnance de divulgation du juge en chef adjoint Campbell avait créé un «climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. Dans la décision du 27 novembre qui rejetait la quatrième demande d'arrêt des procédures, le juge Thackray avait pourtant statué que, bien que les excuses du ministère public au sujet de la non-divulgation fussent «faibles» et indicatives d'incompétence, rien dans la preuve ne laissait supposer un «grand projet du ministère public en vue de dissimuler des éléments de preuve» (p. 105). Comme l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell avait été respectée intégralement à l'époque de la présentation de la cinquième demande d'arrêt des procédures, on ne voit pas clairement ce qui a amené le juge du procès à changer d'opinion au sujet de la conduite du ministère public en rapport avec cette non-divulgation. Il semblerait plutôt que le juge Thackray ait attaché une très grande importance au fait que, malgré que le procès fût déjà commencé, le substitut du procureur général ne pouvait pas encore fournir à la cour l'assurance que tous les renseignements pertinents avaient été divulgués. C'est peut-être la proverbiale goutte d'eau qui a fait déborder le vase.

87     La frustration du juge du procès est certainement compréhensible, car il a été obligé d'intervenir à plusieurs reprises afin de faciliter la divulgation. Ainsi que je l'ai déjà mentionné, l'omission par le ministère public de se conformer intégralement à l'ordonnance de divulgation du juge en chef adjoint Campbell ne doit pas être prise à la légère. En même temps, cependant, nous devons replacer dans leur contexte les énormes difficultés soulevées par la divulgation. Elles se rapportaient presque entièrement aux éléments suivants: (1) des documents qui n'étaient pas en la possession du ministère public au moment où a été rendue l'ordonnance initiale de divulgation et que, par conséquent, pour des raisons que j'examinerai ci-dessous, le ministère public n'était pas tenu de produire; et (2) le produit du travail que, sous réserve de contradictions importantes ou de faits supplémentaires qui n'avaient pas déjà été divulgués à la défense, le ministère public n'aurait pas ordinairement été tenu de divulguer n'eût été l'engagement pris envers la défense au cours de la fin de semaine précédant le début du procès. Ce n'est pas un cas où le ministère public a omis, pour quelque raison que ce soit, de divulguer les résultats d'une enquête entreprise par des représentants de l'État. La confusion est attribuable en bonne partie au fait que le droit régissant la divulgation des dossiers privés entre les mains de tiers était grandement incertain et que personne n'était vraiment sûr de ce qu'il fallait faire.

88     En convenant, le 28 novembre, de remettre tous ses dossiers sur cette affaire, le ministère public a peut-être involontairement promis plus qu'il ne pouvait livrer en réalité dans un si court laps de temps, étant donné le manque de connaissances en informatique de l'un des substituts du procureur général, les difficultés liées à la préparation de l'affaire et le fait que la poursuite était menée à partir de deux villes différentes. Ce sont là de «faibles» excuses, comme l'a signalé le juge du procès. Néanmoins, bien que le ministère public, en tant qu'officier de justice, doive toujours s'efforcer de remplir ses engagements, il ne faut pas négliger le fait que la divulgation partielle qui, en dernier ressort, a provoqué l'arrêt des procédures concernait un engagement pris volontairement par le ministère public plutôt qu'une ordonnance du juge du procès ou une obligation légale évidente.

89     En dernier lieu, même si la non-divulgation des diagrammes exécutés par les témoins et de certains fichiers informatiques de Me Harvey contrevenait apparemment à l'engagement pris de bonne foi envers la défense par le ministère public, il n'est pas clair qu'une partie quelconque de ces renseignements contenait des versions substantiellement différentes de celles qui avaient déjà été divulguées à la défense. De fait, bien que Me Jones ait effectivement reconnu qu'il ne pouvait garantir à la cour que tous les détails de la preuve avaient été divulgués conformément à l'engagement pris par le ministère public, il a affirmé résolument, après examen de certains des documents en question, qu'aucun des dossiers non divulgués n'était substantiel. D'ailleurs, il n'y avait non plus aucune preuve de l'existence d'un mobile illégitime de la part du ministère public. Je me hâte d'ajouter que si les renseignements non divulgués avaient été trouvés substantiels, on aurait peut-être pu en déduire que le ministère public s'était employé à dissimuler des renseignements importants pour la défense. En l'espèce, cependant, en l'absence de toute enquête sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués, tout ce qu'on peut dire c'est que la non-divulgation est le résultat d'une inadvertance ou d'un manque de communication de la part des deux substituts du ministère public ou est survenue parce que ces derniers se sont engagés au delà de leurs possibilités. Rien ne prouve non plus que quelque délai que ce soit soit attribuable à la non-divulgation des renseignements par le ministère public. Si vraiment de tels délais se sont produits, il convient de noter que, puisque l'accusé n'était pas incarcéré en attendant le procès, ces délais n'auraient pas prolongé la durée de l'emprisonnement de l'accusé.

90     Compte tenu de ces facteurs, j'en viens aux conclusions suivantes. Premièrement, bien que la conduite du ministère public ait été inappropriée et inopportune, on ne peut dire que la non-divulgation a constitué une violation du droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Contrairement à l'impression ressentie par le juge du procès, il ressort de l'examen du dossier que le ministère public n'a à aucun moment concédé soit le caractère substantiel des renseignements soit l'existence d'un préjudice pour la défense. Tout ce que le ministère public a admis, c'est que l'avocat de la défense pouvait être dans une position désavantageuse parce qu'il n'avait disposé que d'un court laps de temps pour examiner les tout derniers documents divulgués. Porté à son plus haut degré, en outre, le préjudice effectivement identifié par le juge du procès a trait à ce que les diagrammes non divulgués étaient pertinents du fait qu'ils auraient pu influer sur la préparation du contre-interrogatoire de l'un des témoins. Le contre-interrogatoire de ce témoin n'avait même pas encore débuté. Bien que je sois consciente des difficultés liées à la préparation d'un contre-interrogatoire efficace, je ne suis pas d'accord que le droit de l'accusé à une défense pleine et entière a probablement été violé simplement à cause de la possibilité que le contre-interrogatoire d'un témoin, qui n'avait pas encore débuté, doive peut-être être reformulé. En l'absence d'enquête sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués, il était donc impossible au juge du procès de conclure que la non-divulgation avait, selon la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

91     Deuxièmement, il faut se rappeler que toute la question de la divulgation en l'espèce découle de l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell qui enjoignait au ministère public de «divulguer» des dossiers se trouvant en la possession de tiers et aux plaignantes d'autoriser la production de ces dossiers. Cette ordonnance a été rendue sans aucun examen de la pertinence de ces dossiers, ni aucune pondération des droits à la vie privée des plaignantes et du droit de l'accusé à un procès équitable. Nous sommes tous d'accord pour dire que cette ordonnance était erronée. Bien que l'erreur ait été aggravée par les efforts inappropriés et inefficaces que le ministère public a déployés pour faire réviser et modifier l'ordonnance en question, il demeure, en fin de compte, que le ministère public a eu raison de tenter de protéger l'intérêt de la justice. Même s'il l'a fait d'une façon très maladroite, cela ne devrait pas donner lieu à un arrêt des procédures, tout particulièrement lorsque l'on n'a pas prouvé d'atteinte à l'équité du procès de l'accusé ou à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière. En conséquence, même si j'avais conclu à une violation de l'art. 7, on ne peut dire qu'il s'agit en l'espèce de l'un des «cas les plus manifestes» qui justifierait un arrêt des procédures.

92     En résumé, je suis convaincue que la preuve présentée en l'espèce ne permettait pas de conclure à la violation de l'art. 7  de la Charte et, de plus, qu'elle ne pouvait raisonnablement étayer l'opinion du juge Thackray, selon laquelle la seule décision appropriée dans les circonstances était l'arrêt des procédures intentées contre l'accusé.

     II.  La production de dossiers privés

     A.  L'arrêt de la Cour d'appel

93     Le 16 mai 1994, la Cour d'appel a donné des motifs supplémentaires dans O'Connor (no 2), précité. Dans ces motifs, elle a proposé des lignes directrices régissant les requêtes pour production des dossiers médicaux de témoins éventuels, dossiers non en la possession du ministère public. Elle a recommandé une procédure en deux étapes (à la p. 261):

     [TRADUCTION]  À la première étape, le requérant doit prouver que les renseignements contenus dans les dossiers médicaux sont susceptibles de se rapporter à une question en litige ou à la capacité du témoin de déposer. Si le requérant satisfait à ce critère, les documents répondant à cette description doivent être divulgués au tribunal.

     La deuxième étape concerne l'examen des documents par le tribunal pour déterminer lesquels d'entre eux sont essentiels à la défense, en ce sens que, sans eux, la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière serait amoindrie. Si le tribunal est convaincu que certains des documents entrent dans cette catégorie, ils doivent alors être divulgués aux parties, aux conditions qu'il juge convenables.

     La cour a signalé qu'il ne sera souvent possible de déterminer de façon définitive si les documents sont pertinents ou substantiels qu'à ce stade du procès où sera abordée la question à laquelle les renseignements se rapporteraient ou seraient essentiels.

94     La cour a ensuite conclu que, bien qu'il faille favoriser une interprétation libérale du mot «pertinent», il convient également de tenir compte des autres intérêts légaux et sociétaux légitimes, notamment le droit à la vie privée des plaignantes dans des causes d'agression sexuelle, et du danger que ces éléments de preuve n'aient aucune valeur probante et soient susceptibles d'induire en erreur. À cette enseigne, les remarques formulées par notre Cour dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, ainsi que les facteurs prévus au par. 276(3)  du Code criminel  ne sauraient être ignorés.

95     La Cour d'appel a ensuite examiné les motifs de divulgation qui, à son avis, ne satisferaient pas au critère de la pertinence. Il ne suffirait pas, par exemple, d'invoquer la crédibilité «en général». La simple allégation que les dossiers peuvent se rapporter à une «plainte récente» serait également insuffisante. Ainsi en serait-il de la prétention selon laquelle la défense espère trouver une absence de corroboration ou une déclaration antérieure contradictoire, puisque cela équivaudrait à se livrer à une partie de pêche dans les dossiers personnels d'une personne. Serait tout aussi insuffisante l'affirmation de pertinence qui se fonderait sur le simple fait qu'un témoin a reçu des soins socio-psychologiques ou psychiatriques à la suite d'une présumée agression sexuelle. Le fait que le témoin ait reçu de tels soins ne pourrait pas non plus justifier de conclure que son témoignage peut être sujet à caution.

96     La Cour d'appel est ensuite passée à l'étude des procédures appropriées pour guider les parties lors d'une requête en production, préalablement au procès, de dossiers médicaux en la possession de tiers. Elle a énoncé ce qui suit (aux pp. 267 et 268):

     --la requête en divulgation devrait idéalement être accompagnée d'affidavits;
--le substitut du procureur général devrait donner un avis au tiers en possession des dossiers et au plaignant ou autre témoin ayant un intérêt dans la protection du caractère privé des dossiers;

     --lorsque possible, la requête devrait être entendue par le juge du procès;

     --lors de l'audition, les personnes ayant un intérêt dans les dossiers ont le droit d'être entendues sur les questions de privilège et de protection de la vie privée et de témoigner relativement à la pertinence et au caractère substantiels des dossiers en question;

     --le juge examinera les dossiers pour déterminer s'ils sont substantiels, procédure qui peut se dérouler à huis clos ou sous l'effet d'une interdiction de publication si les documents concernés sont de nature délicate;

     --si le test préliminaire n'est pas rencontré, les dossiers doivent être mis sous scellés et conservés au cas où ils devraient être examinés plus tard;

     --toute personne partie à la requête initiale peut demander une modification de l'ordonnance de divulgation ou de non-divulgation pour des motifs appropriés, et une requête subséquente peut être présentée si de nouveaux éléments de preuve sont découverts ultérieurement.
La cour a refusé de discuter de la question de privilège, tant parce qu'il y avait eu divulgation complète en l'espèce que parce qu'on n'a aucunement établi la pertinence ou le caractère essentiel de la production des dossiers.

     B.  Les lignes directrices en matière de production: analyse

97     C'est un exercice difficile, qui peut mettre en jeu certaines valeurs, que de définir la nature et la portée de la divulgation à la défense de dossiers médicaux et thérapeutiques d'une plaignante (le féminin emporte le masculin), ainsi que de tous autres documents pour lesquels il existe une attente raisonnable qu'ils doivent être protégés en raison de leur caractère privé. L'initiative de la Cour d'appel d'aborder la question d'une manière aussi approfondie mérite d'être soulignée. On verra que j'approuve et adopte bon nombre de ses observations et suggestions dans les pages qui suivent.

98     À titre préliminaire, il y a lieu de noter que la question soumise touche la production de dossiers privés détenus par des tiers. Il ne s'agit pas en l'espèce d'examiner l'étendue de l'obligation du ministère public en matière de divulgation de dossiers privés en sa possession, ni de déterminer si les droits à l'égalité et à la protection de la vie privée peuvent militer contre une telle divulgation. Bien que mes collègues le juge en chef Lamer et le juge Sopinka examinent ces questions en profondeur, il n'y a pas lieu d'en traiter ici parce qu'elles ne sont pas soulevées dans le cadre du présent pourvoi et qu'elles n'ont pas été plaidées devant nous. Tout commentaire à ce sujet serait strictement obiter.

99     La question de la production des dossiers privés qui ne sont pas en la possession du ministère public se pose dans divers contextes. Bien qu'il s'agisse souvent de dossiers médicaux et thérapeutiques de plaignantes victimes d'agression sexuelle, il deviendra évident que les principes et les lignes directrices énoncés dans les présents motifs s'appliquent également à tout dossier, en la possession d'un tiers, qui devrait normalement être protégé en raison de son caractère privé. Bien que la détermination, à l'égard d'un dossier particulier, de l'existence d'une telle expectative raisonnable (et, dans l'affirmative, dans quelle mesure elle existe) soit tributaire des faits et du contexte, il peut s'agir de dossiers de nature médicale ou thérapeutique, de dossiers scolaires, de journaux intimes et de carnets d'activités rédigés par des travailleurs sociaux, pour n'en nommer que quelques-uns. Par souci de commodité, les renseignements qui sont généralement de cette nature seront désignés ci-après par l'expression «dossiers privés en la possession de tiers».

     (i)Les principes fondamentaux régissant la divulgation et la production

100     Les principes fondamentaux régissant la divulgation ont été résumés tout récemment par notre Cour dans l'arrêt R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727. Il est maintenant clairement établi que le ministère public a l'obligation générale de divulguer tous les renseignements, qu'ils soient de nature inculpatoire ou exculpatoire, sauf les éléments de preuve hors du contrôle de la poursuite, manifestement non pertinents, privilégiés ou assujettis à un droit à la protection de la vie privée. Toutefois, lorsque le ministère public conteste l'existence des renseignements demandés par la défense, cette dernière doit d'abord établir une base de nature à permettre au juge du procès de conclure qu'il existe d'autres documents qui peuvent être nécessaires à l'accusé pour présenter une défense pleine et entière: Chaplin, précité, aux pp. 743 à 745.

101     Bien que l'obligation de divulguer qui incombe au ministère public ait connu un regain de vigueur depuis l'adoption de la Charte, en particulier l'art. 7, cette obligation n'est pas subordonnée à la preuve préalable de l'existence d'une violation de la Charte. La divulgation intégrale et équitable des détails de la preuve est plutôt un aspect fondamental de l'obligation du ministère public d'être au service du tribunal en tant qu'officier public de bonne foi, dont le rôle exclut toute notion de gagner ou de perdre un procès, et consiste plutôt à s'assurer que justice soit rendue: Stinchcombe, précité, à la p. 333. Pour cette raison, comme je l'ai déjà mentionné, bien qu'une ordonnance de divulgation puisse constituer une réparation constitutionnelle, l'obligation qui incombe au ministère public de divulguer tous les renseignements en sa possession, qui ne sont pas manifestement sans pertinence, privilégiés ou assujettis au droit à la protection de la vie privée, s'impose sans aucun doute indépendamment de toute violation des droits que l'art. 7 garantit à l'accusé. À cause des obligations uniques du ministère public, tant envers le tribunal qu'envers le public, il a seul l'obligation de divulguer les éléments de preuve à la défense. Cette obligation ne s'étend pas aux tiers. De la même façon, l'obligation imposée au ministère public de divulguer tous les documents pertinents ne s'étend pas aux dossiers qui ne sont pas en sa possession ou sous son contrôle. Voir également R. c. Gingras (1992), 71 C.C.C. (3d) 53 (C.A. Alb.).

102     Étant donné qu'aucune obligation de divulguer n'incombe aux tiers, on a suggéré que l'art. 698 du Code autorise le tribunal à ordonner la production de dossiers privés détenus par des tiers. En particulier, les art. 698 et 700 autorisent la délivrance d'un subpoena ad testificandum ou d'un subpoena duces tecum à toute personne susceptible de fournir quelque preuve substantielle. En toute déférence, toutefois, je crois que cet argument repose sur une compréhension erronée de la nature des pouvoirs en matière d'assignation prévus à l'art. 698.

103     Bien qu'un subpoena duces tecum exige que le témoin qui fait l'objet de l'assignation apporte au tribunal les documents requis, il n'ordonne pas automatiquement la production de ces documents aux fins d'examen par la cour et, encore moins, que ces documents soient divulgués à la défense. Leur production ne sera ordonnée que s'il est probable que les documents seront pertinents et si leur production est appropriée au regard de toutes les considérations pertinentes. Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'ordonner la production, le tribunal doit, de toute évidence, tenir compte des droits garantis à l'accusé par la Charte ainsi que des autres intérêts en jeu, y compris, en ce qui concerne ces documents, toutes les demandes de privilège ou prétentions au droit à la protection de la vie privée que la personne visée par les dossiers ou en ayant la garde pourrait faire valoir avec succès.

104     L'une des valeurs de la Charte qu'il faut examiner est le «droit» à la divulgation qui vient en réalité s'adjoindre au droit garanti par l'art. 7 à une défense pleine et entière. Même si ce droit est généralement affirmé dans le contexte de la non-divulgation de documents par le ministère public, nous devons nous rappeler que l'interprétation de la Charte fondée sur l'objet exige que l'on prenne également en considération l'effet de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire sur les droits d'un individu. En particulier, une interprétation de l'art. 7 fondée sur les effets envisagés indique que, lorsqu'un accusé ne peut pas présenter une défense pleine et entière à l'encontre des accusations portées contre lui parce qu'il lui est impossible d'obtenir des renseignements qui sont essentiels à sa défense, il importe peu que ces renseignements soient en la possession de l'État ou en celle d'un tiers. L'effet demeure le même: on privera peut-être un individu de sa liberté en lui refusant la possibilité de présenter une défense pleine et entière.

105     Une ordonnance de production de dossiers privés détenus par des tiers ne constitue pas une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte car, au moment de la demande de production, il n'y a pas encore eu violation des droits garantis à l'accusé par la Charte. Néanmoins, lorsqu'il décide s'il doit ordonner la production de dossiers privés, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à respecter les valeurs de la Charte: Dagenais, précité, à la p. 875. Tout particulièrement, la nature, la portée et l'étendue d'une ordonnance de divulgation dépendront, en définitive, d'un équilibre entre les divers droits garantis par la Charte de sorte que les effets préjudiciables à un droit soient proportionnels aux effets bénéfiques visés par l'objectif constitutionnel: Dagenais, à la p. 890.

     (ii)  Les droits constitutionnels conflictuels en cause

106     Afin de formuler la façon d'aborder la question de la production de dossiers privés en la possession de tiers, il est important d'apprécier pleinement la nature des différents intérêts en cause. Je décrirai brièvement chacun des trois droits constitutionnels que je crois visés par la présente analyse: (1) le droit à une défense pleine et entière; (2) le droit à la protection de la vie privée; et (3) le droit à l'égalité indépendamment de toute discrimination.

     a)  Le droit à un procès équitable

107     Le droit à un procès équitable a fait couler beaucoup d'encre. L'individu qui est dans l'impossibilité de présenter une défense pleine et entière est privé de justice fondamentale. Le droit à une défense pleine et entière, à l'instar de tout droit, ne saurait, toutefois, être envisagé dans l'abstrait: les principes de justice fondamentale varient selon le contexte dans lequel ils sont invoqués. Pour cette raison, certaines protections de nature procédurale pourraient être constitutionnellement mandatoires dans un contexte donné mais non dans un autre: R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 361. De plus, même si la Constitution garantit à l'accusé une audition équitable, elle ne lui garantit pas les procédures les plus favorables qu'on puisse imaginer: Lyons, précité, à la p. 362. En dernier lieu, bien que l'équité du procès et, par conséquent, l'équité dans la définition des limites de la défense pleine et entière doivent d'abord être envisagées du point de vue de l'accusé, les deux notions doivent néanmoins également être envisagées du point de vue de la collectivité et du plaignant: E. (A.W.), précité, à la p. 198. Il n'y a pas de doute que le droit de présenter une défense pleine et entière ne peut pas aller jusqu'à permettre à la défense de se livrer à une partie de pêche dans la vie personnelle d'autrui. La question n'est donc pas de savoir si la défense peut être limitée dans ses tentatives d'obtenir la divulgation de dossiers privés en la possession de tiers, mais bien comment elle peut l'être d'une manière qui accorde une protection constitutionnelle appropriée à tous les droits constitutionnels en cause.

108     Lorsque la défense demande la production de dossiers en la possession de tiers dont le contenu lui est inconnu, elle se trouve manifestement dans une position difficile. Pour évaluer si cette difficulté pose une menace d'une dimension constitutionnelle à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière, il faut cependant tenir compte d'une chose. Étant donné que ces dossiers ne sont pas en la possession du ministère public et n'ont pas servi de base à ses enquêtes, par définition ils ne font pas partie de la «preuve complète» que l'État doit présenter contre l'accusé. Contrairement aux paquets scellés contenant des éléments de preuve obtenus par écoute électronique, qui représentent les fruits de l'enquête menée par l'État relativement à l'accusé, les dossiers privés en la possession de tiers ne sont pas assujettis à pareille présomption quand à leur caractère substantiel.

109     Je ferai remarquer, en dernier lieu, qu'un élément important de l'équité d'un procès est la nécessité de supprimer les croyances et préjugés discriminatoires du processus d'appréciation des faits: Seaboyer, précité. Comme je l'ai signalé dans l'arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, aux pp. 622 et 623, par exemple, l'affirmation selon laquelle les dossiers thérapeutiques ou socio-psychologiques sont nécessaires pour assurer une défense pleine et entière est souvent grandement discutable, du fait que ces dossiers peuvent très bien risquer davantage de faire dérailler que de faire avancer le processus de recherche de la vérité:

     . . . les dossiers médicaux relatifs à des déclarations faites dans le cours d'une thérapie constituent du ouï-dire et suscitent en soi des problèmes en matière de fiabilité. Les préoccupations qu'exprime le témoin dans le cadre d'une thérapie après le fait ne sauraient équivaloir à un témoignage rendu au cours d'un procès, même en présumant qu'elles ont été correctement comprises et fidèlement prises en note. Le contexte dans lequel ces déclarations ont été faites, tout comme les attentes des parties à leur propos, diffèrent totalement. Dans un procès, le témoin fait une déposition sous serment sur les événements particuliers en cause. Dans une thérapie, par contre, le dialogue entre le thérapeute et le patient s'alimente à toute une gamme de facteurs tels l'histoire personnelle, les pensées, les émotions aussi bien que des actes en particulier. Il existe donc un fort risque que le juge des faits se serve de ces déclarations isolément, hors de leur contexte, afin d'en inférer des conclusions totalement injustifiées. [Je souligne.]

     b)  Le droit à la protection de la vie privée

110     Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises la grande valeur de la protection de la vie privée dans notre société. Elle a favorisé la proposition selon laquelle l'art. 7  de la Charte comprend un droit à la protection de la vie privée: Beare, précité, à la p. 412: B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, à la p. 369, le juge La Forest. À plusieurs autres occasions, elle a parlé de la protection de la vie privée relativement à l'art. 8  de la Charte: voir, par exemple, Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417. À d'autres occasions encore, elle a souligné l'importance de la protection de la vie privée en common law: McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, aux pp. 148 et 149; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130.

111     Jamais le lien entre la «liberté», la «sécurité de la personne» et la dignité humaine essentielle n'a été examiné plus à fond par notre Cour que dans les motifs du juge Wilson dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30. Dans son opinion, elle note que la Charte et le droit à la liberté individuelle qui y est garanti sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine. Elle fait valoir que la «liberté» et la «sécurité de la personne» peuvent signifier nombre de choses et qu'une interprétation de la Charte fondée sur l'objet exige que le droit à la liberté énoncé à l'art. 7 soit considéré comme «garanti[ssant] à chaque individu une marge d'autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa vie privée» (p. 171). Souscrivant sur ce point à la décision de la majorité, elle fait remarquer aussi que la «sécurité de la personne» est une notion suffisamment large pour comprendre la protection de l'intégrité psychologique de l'individu.

112     Est également pertinente, en ce qui nous concerne, la reconnaissance par le juge Lamer dans Mills, précité, à la p. 920, du fait que le droit à la sécurité de sa personne englobe le droit d'être protégé contre un traumatisme psychique. Dans le contexte de son examen des effets qu'a sur un individu un délai déraisonnable contraire à l'al. 11 b )  de la Charte, il a observé qu'un tel traumatisme pourrait prendre la forme de

     stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine.

     Si l'on substituait le mot «plaignante» au mot «accusé» dans le passage ci-dessus, je pense que nous aurions une excellente description du traumatisme psychique auquel peuvent faire face les plaignantes victimes d'agression sexuelle. Elles doivent envisager la menace de divulguer à la personne accusée de les avoir agressées en premier lieu, et très probablement en pleine cour, des dossiers contenant des aspects totalement privés de leur vie, contenant probablement des pensées et des déclarations qui n'ont jamais été partagées avec leurs amis les plus intimes ou leur famille.

113     De même que notre Cour a reconnu dans Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, que les «principes de justice fondamentale» énoncés à l'art. 7 sont inspirés par les doctrines fondamentales de notre système de common law et par les art. 8 à 14 de la Charte, je pense que les mots «liberté» et «sécurité de sa personne» doivent, en tant qu'aspects essentiels d'une société libre et démocratique, être animés par les droits et les valeurs formulés dans la common law, le droit civil et la Charte. À mon avis, il n'est pas sans importance que l'un de ces droits, l'art. 8, ait été considéré comme ayant pour objectif fondamental «de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée» (Hunter, précité, à la p. 160). Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives joue un rôle central dans un document qui vise à tracer le schéma directeur de la vision canadienne de ce qui constitue une société libre et démocratique. Le respect de la vie privée d'un individu est un élément essentiel de ce que signifie être «libre». Comme corollaire, la violation de ce droit a des répercussions sur la «liberté» d'un individu dans notre société libre et démocratique.

114     Une vision aussi large de la notion de liberté a été adoptée aux États-Unis. Dans l'arrêt Board of Regents of State Colleges c. Roth, 408 U.S. 564 (1972), aux pp. 571 et 572, la Cour suprême des États-Unis a affirmé que le mot «liberté» était un [TRADUCTION] «terme vaste et majestueux» et que, [TRADUCTION] «[d]ans la Constitution d'un peuple libre, il ne peut pas faire de doute que le mot "liberté" doit avoir un sens vraiment large». Ce qui est encore plus important en ce qui nous concerne, c'est qu'on a considéré expressément que le droit à la protection de la vie privée réside dans le terme «liberté» utilisé dans le Quatorzième amendement dans l'arrêt célèbre Roe c. Wade, 410 U.S. 113 (1973). Dans la même veine, le droit à la protection de la vie privée a également été reconnu dans des documents internationaux tels que l'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 U.N.T.S. 171, l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), et l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221.

115     La common law, elle aussi, a traditionnellement protégé la vie privée, au moyen de causes d'action comme l'entrée sans autorisation et la diffamation. Dans l'arrêt Hill, précité, qui traite d'une contestation en vertu de la Charte du délit de diffamation en common law, le juge Cory a réitéré l'importance, sur le plan constitutionnel, du droit à la protection de la vie privée (au par. 121):

     . . . la réputation est étroitement liée au droit à la vie privée, qui jouit d'une protection constitutionnelle. Comme le juge La Forest le dit dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, à la p. 427, la vie privée, y compris la vie privée sur le plan de l'information, est «(f)ondée sur l'autonomie morale et physique de la personne» et «est essentielle à son bien-être». La publication de commentaires diffamatoires constitue une intrusion dans la vie privée d'un individu et un affront à sa dignité. La réputation d'une personne mérite effectivement d'être protégée dans notre société démocratique et cette protection doit être soigneusement mesurée en regard du droit tout aussi important à la liberté d'expression. [Je souligne.]

116     Le Québec, quant à lui, a inséré dans son nouveau Code civil, L.Q. 1991, ch. 64, les art. 35 et 36, qui sont ainsi libellés:

     35.  Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

     Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l'autorise.

     36.  Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

     1°  Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

     2°  Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

     3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

     4°  Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

     5°  Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin autre que l'information légitime du public;

     6°  Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

     En outre, l'art. 5 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12, se lit ainsi:

     5.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

117     Il est toutefois apparent que la protection de la vie privée ne peut jamais être absolue. Elle doit être pondérée en tenant compte des besoins légitimes de la société. Notre Cour a reconnu qu'un tel processus de pondération repose essentiellement sur l'évaluation de l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée et la pondération de cette attente en regard de la nécessité de l'intervention de l'État: Hunter, précité, aux pp. 159 et 160. Évidemment, plus l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée sera grande et plus les effets préjudiciables découlant de sa violation seront importants, plus l'objectif de l'État ainsi que les effets bénéfiques de cet objectif devront être impératifs afin de justifier toute entrave à ce droit. Voir Dagenais, précité.

118     Dans l'arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, bien que dans le contexte de l'art. 8  de la Charte, notre Cour, à la majorité, a identifié un contexte dans lequel le droit à la protection de la vie privée serait généralement soulevé relativement à des documents et à des dossiers (à la p. 293):

     Étant donné les valeurs sous-jacentes de dignité, d'intégrité et d'autonomie qu'il consacre, il est normal que l'art. 8  de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d'ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l'État. Il pourrait notamment s'agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l'individu. [Je souligne.]

     Bien que je préfère ne pas décider aujourd'hui s'il s'agit d'une définition exhaustive du droit à la protection de la vie privée à l'égard de toutes sortes de documents et de dossiers, je suis convaincue sans l'ombre d'un doute que la nature des dossiers privés qui font l'objet du présent pourvoi sont inclus sous cette rubrique. Ces renseignements peuvent, par conséquent, être considérés comme comportant une attente raisonnable qu'ils demeureront privés et donc seront dignes de protection en vertu de l'art. 7  de la Charte.

119     Toutefois, l'essence de la notion de vie privée est telle que, dès qu'on y a porté atteinte, on peut rarement la regagner dans son intégralité. Pour cette raison, il est d'autant plus important que les attentes raisonnables en matière de vie privée soient protégées au point de divulgation. Comme le juge La Forest le faisait observer dans Dyment, précité, à la p. 430:
. . . si le droit à la vie privée de l'individu doit être protégé, nous ne pouvons nous permettre de ne faire valoir ce droit qu'après qu'il a été violé. Cela est inhérent à la notion de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Il faut empêcher les atteintes au droit à la vie privée et, lorsque d'autres exigences de la société l'emportent sur ce droit, il doit y avoir des règles claires qui énoncent les conditions dans lesquelles il peut être enfreint. [Je souligne la dernière phrase.]

     De la même manière que notre Constitution exige généralement qu'une saisie soit préalablement autorisée d'une manière proportionnée à l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée en cause (Hunter, précité; Thomson Newspapers, précité), l'art. 7  de la Charte exige un système raisonnable d'«autorisation préalable» pour justifier les intrusions sanctionnées par le tribunal dans les dossiers privés de témoins dans des poursuites judiciaires. Quoiqu'il puisse paraître banal de le dire, je souligne que, lorsqu'un document ou un dossier privé est communiqué, écartant ainsi l'attente raisonnable relativement à son caractère privé, l'intrusion ne se rapporte pas au document ou au dossier particulier en question. Il s'agit plutôt d'une atteinte à la dignité et à la valeur personnelle de l'individu, qui jouit du droit à la protection de sa vie privée, aspect essentiel de sa liberté dans une société libre et démocratique.

     c)  Le droit à l'égalité indépendamment de toute discrimination

120     Contrairement à presque toute autre infraction du Code criminel , l'agression sexuelle est un crime qui touche avant tout les femmes, les enfants et les handicapés. Quatre-vingt-dix pour cent de toutes les victimes d'agression sexuelle sont des femmes: Osolin, précité, à la p. 669, le juge Cory. De plus, les études laissent entendre que 50 à 80 pour 100 des femmes placées dans un établissement pour troubles psychiatriques ont déjà été victimes de violence sexuelle (T. Firsten, «An Exploration of the Role of Physical and Sexual Abuse for Psychiatrically Institutionalized Women» (1990), étude inédite disponible auprès de la Direction générale de la condition féminine de l'Ontario). Les enfants aussi sont parmi les plus vulnérables (Infractions sexuelles à l'égard des enfants (le rapport Badgley), vol. 1 (1984)).

121     Il n'est pas rare à notre époque que la personne victime d'agression sexuelle tente d'obtenir l'aide d'un socio-psychologue ou d'un thérapeute en rapport avec cet incident. Il va sans dire que les règles ou pratiques en matière de divulgation qui rendent les dossiers médicaux ou relatifs à la santé mentale accessibles de façon routinière dans les poursuites judiciaires pour agression sexuelle auront des conséquences disproportionnées pour les femmes, particulièrement celles qui souffrent d'un handicap, et pour les enfants. En particulier, lorsqu'invités à trancher des questions relatives à la divulgation de dossiers concernant des personnes qui auraient été agressées dans des établissements où elles recevaient des soins psychiatriques, les tribunaux doivent prendre soin de ne pas créer une catégorie de victimes vulnérables qui devront choisir entre accuser leurs agresseurs ou maintenir le caractère confidentiel de leurs dossiers.

122     Notre Cour a reconnu le rôle pernicieux que les anciennes règles en matière de preuve du Code criminel  et de la common law, considérées maintenant comme discriminatoires, ont joué dans notre système judiciaire: Seaboyer, précité. Nous devons veiller à ce que de telles pratiques ne réapparaissent pas sous la forme d'enquêtes approfondies et non justifiées sur les antécédents médicaux et la vie privée des plaignantes victimes d'agression sexuelle. Il ne doit pas être permis à la défense de faire indirectement ce qu'elle ne pourrait pas faire directement en vertu de l'art. 276 du Code. Cela ne ferait que supprimer une cause de discrimination pour en engendrer une autre.

123     Comme je l'ai mentionné dans Osolin, précité, aux pp. 624 et 625, la divulgation sans restriction de la vie privée des victimes donne libre cours à la présomption discriminatoire selon laquelle le signalement par les femmes et les enfants des agressions sexuelles dont ils sont victimes est singulièrement susceptible de fabrication. Autrement dit, si le Code exigeait expressément qu'il y ait corroboration avant que les femmes ou les enfants puissent porter des accusations d'agression sexuelle, une telle disposition soulèverait de graves préoccupations sous l'art. 15  de la Charte. À mon avis, un système judiciaire qui dévalue le témoignage des plaignantes victimes d'agression sexuelle en présumant de facto de leur manque de crédibilité soulèverait des préoccupations similaires. Ce ne serait pas refléter, encore moins favoriser, «l'existence d'une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération» (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171).

124     Insister sur la révélation routinière des antécédents personnels des plaignantes peut refléter une partialité inhérente au système de justice pénale contre les personnes les plus vulnérables d'être victimisées à nouveau. De telles demandes reposent essentiellement sur l'affirmation que les antécédents et profils personnels et psychologiques des plaignantes victimes d'agression sexuelle sont pertinents pour déterminer si la plaignante a consenti aux relations sexuelles ou si l'accusé a cru sincèrement qu'elle y consentait. Bien que la défense doive être libre de prouver, sans recourir à des raisonnements stéréotypés, que de tels renseignements ont vraiment trait à une question réellement en litige, cela marquerait le triomphe des stéréotypes sur la logique si les tribunaux et les avocats devaient simplement supposer l'existence d'une telle pertinence sans exiger aucun élément de preuve à cet égard.

125     Il est révélateur, par exemple, de comparer la solution souvent retenue dans le cas des dossiers privés dans des procès pour agression sexuelle avec la solution retenue dans trois décisions dans lesquelles des dossiers privés ont été requis par l'avocat de la défense dans des situations qui n'impliquaient pas d'agression sexuelle. Dans Gingras, précité, une affaire de meurtre, la défense a demandé la divulgation du dossier d'emprisonnement d'un témoin important du ministère public, qui purgeait une peine dans un pénitencier situé dans une autre province. On soutenait que la crédibilité du témoin était en cause. En plus de découvrir d'importantes irrégularités dans l'ordonnance de divulgation, la Cour a conclu que la demande de divulgation équivalait à rien de plus qu'à une partie de pêche et a donc annulé l'ordonnance, malgré la gravité de l'accusation portée contre l'accusé.

126     Dans R. c. Gratton, [1987] O.J. No. 1984 (C. prov.), et R. c. Callaghan, [1993] O.J. No. 2013 (Cour Ont. (Div. prov.)), une personne accusée d'avoir agressé un agent de police a demandé la divulgation de dossiers personnels de l'agent et, en particulier, de tous les dossiers relatifs aux plaintes portées ou aux mesures disciplinaires prises contre l'agent. Dans les deux cas, on prétendait vouloir prouver que l'agent avait une propension à la violence. Dans les deux cas, en l'absence de preuve quant à la probabilité que les dossiers contiendraient des éléments de preuve concernant une prédisposition à la violence ou à l'utilisation abusive de la force, le juge a refusé la divulgation de ces dossiers. Le contenu des dossiers a été qualifié de ouï-dire, de potentiellement basé sur des allégations non fondées et de non pertinent en général. La seule divulgation permise avait trait à un dossier contenant des détails sur l'enquête officielle de la plainte particulière déposée par l'accusé en rapport avec l'activité qui faisait l'objet des accusations.

127     Je ne vois aucune raison de traiter la victime plaignante d'agression sexuelle de façon différente, ou d'accorder moins de respect à sa crédibilité ou à sa vie privée, que lorsqu'il s'agit d'agents de police et de criminels reconnus coupables dans les affaires susmentionnées.

128     Tous ces facteurs, selon moi, justifient de conclure non seulement qu'une analyse du droit à la vie privée crée une présomption contre une ordonnance de production de dossiers privés, mais aussi qu'il faut prendre sérieusement en considération les droits à l'égalité des plaignantes que garantit la Charte lorsque vient le temps de formuler une méthode appropriée de production des dossiers de plaignantes. Je partage donc l'observation du juge Hill à cet égard, dans R. c. Barbosa (1994), 92 C.C.C. (3d) 131 (C. Ont. (Div. gén.)), à la p. 141:

     [TRADUCTION]  Au moment d'aborder la divulgation de dossiers se rapportant au traitement, à l'analyse, à l'évaluation ou aux soins dont un plaignant a fait l'objet par le passé, il est nécessaire de se rappeler que la présentation d'une défense pleine et entière au nom de la personne accusée devrait être rendue possible sans supprimer de façon discriminatoire ou arbitraire la protection de la vie privée du plaignant. Le fait que le plaignant soit systématiquement victimisé de nouveau risque de déconsidérer le système de justice pénale. [Je souligne.]

     (iii)  La pondération de valeurs conflictuelles

129     Comme le juge en chef Lamer l'a noté récemment au nom de la majorité dans Dagenais, précité, à la p. 877, il faut pondérer avec un soin particulier les considérations constitutionnelles conflictuelles:

     Il faut se garder d'adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d'autres droits, tant dans l'interprétation de la Charte que dans l'élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit [. . .] les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des deux catégories de droits.

     Tout en étant d'accord avec cette proposition, je soulignerais le fait que les images de conflits de droit qu'on évoque peuvent ne pas toujours être appropriées. Un exemple est celui de l'interaction entre les droits à l'égalité des plaignantes dans des procès pour agression sexuelle et les droits des accusés à un procès équitable. La suppression des croyances et des pratiques discriminatoires dans la conduite de ces procès accroîtra, au lieu de la diminuer, l'équité des procès de ce genre. Réciproquement, les procès pour agression sexuelle qui seront équitables favoriseront l'égalité des femmes et des enfants, qui en sont le plus souvent victimes.

130     Il devrait cependant ressortir clairement de mes remarques antérieures que je suis convaincue que les témoins ont droit à la protection de leur vie privée en ce qui a trait aux documents et aux dossiers privés (c.-à-d. les documents et les dossiers pour lesquels il existe une attente raisonnable de protection du caractère privé) qui ne font pas partie de la «preuve complète» que le ministère public doit présenter contre l'accusé. Il ne peut être porté atteinte à leur attente raisonnable en matière de protection de la vie privée qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Dans les affaires semblables à la présente, toute entrave au droit d'un individu à la protection de sa vie privée provient de l'affirmation par une autre personne que cette entrave est nécessaire à la présentation d'une défense pleine et entière. Aussi important que puisse être le droit de présenter une défense pleine et entière, il doit coexister avec d'autres droits constitutionnels plutôt que de les éclipser: Dagenais, précité, à la p. 877. La protection de la vie privée et l'égalité ne doivent pas être sacrifiées sans autre forme de procès sur l'autel de l'équité du procès.

131     L'approche appropriée dans les contextes mettant en jeu des droits constitutionnels conflictuels peut être résolue par analogie avec l'arrêt Dagenais, à la p. 891. En particulier, étant donné que c'est le requérant qui demande la production de dossiers privés en la possession de tiers et, à cette fin, tente d'invoquer le pouvoir de l'État de violer les droits à la protection de la vie privée d'autres individus, il doit prouver que l'utilisation du pouvoir de l'État d'imposer la production est justifiée dans une société libre et démocratique. Si tel n'est pas le cas, les droits à la protection de la vie privée de l'autre personne seront violés d'une manière contraire aux principes de justice fondamentale.

132     L'utilisation du pouvoir de l'État d'ordonner la production de dossiers privés sera justifiée dans une société libre et démocratique lorsque les critères suivants seront appliqués. Premièrement, la production ne devrait être ordonnée que lorsqu'il est prouvé que l'accusé ne peut obtenir les renseignements demandés par d'autres moyens raisonnablement disponibles et efficaces. Deuxièmement, la production qui viole le droit à la protection de la vie privée doit être aussi limitée qu'il est raisonnablement possible pour respecter le droit de présenter une défense pleine et entière. Troisièmement, les arguments en faveur de la production doivent se fonder sur un raisonnement permis et non pas sur des suppositions et des stéréotypes discriminatoires. En dernier lieu, il doit y avoir proportionnalité entre les effets bénéfiques de la production sur le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière et les effets préjudiciables pour la partie dont les dossiers privés sont divulgués. La mesure de proportionnalité doit refléter l'étendue de l'attente raisonnable de protection du caractère privé des dossiers particuliers, d'une part, et l'importance de la question à laquelle a trait la preuve, de l'autre. En outre, les tribunaux doivent rester sensibles au fait que, dans certains cas, les effets préjudiciables de la production peuvent visiblement comporter des effets négatifs sur le déroulement de la thérapie de la plaignante, ce qui menacerait de nuire psychologiquement à la personne concernée et entraînerait pour elle une privation concomitante du droit à sa propre sécurité.

133     Il faut garder à l'esprit toutes ces considérations dans la formulation d'une approche appropriée à la difficile question soulevée dans le présent pourvoi. Ayant fait appel à ces notions de base pour structurer notre analyse, il est maintenant possible d'élaborer une approche à la production des dossiers privés en la possession de tiers qui, il est à souhaiter, maintiendra le plus haut degré possible de proportionnalité de manière à réconcilier les préoccupations constitutionnelles également importantes relatives à la présentation d'une défense pleine et entière, la protection de la vie privée et l'égalité indépendamment de toute discrimination.

     (iv)Procédure visant à obtenir la production

134     Le processus suivant tient compte des principes généraux que je viens de formuler. Premièrement, l'accusé qui cherche à obtenir la production de dossiers privés en la possession d'un tiers doit obtenir un subpoena duces tecum et le lui signifier. Après la signification de l'assignation, l'accusé doit aviser le ministère public, la personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt dans le caractère privé des dossiers, qu'il demandera au juge du procès d'en ordonner la production. Ensuite, au procès, l'accusé doit présenter une demande appuyée d'une preuve par affidavit indiquant que les dossiers sont susceptibles de se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner de la personne visée par les dossiers. Si les dossiers sont pertinents, le tribunal doit alors pondérer les effets bénéfiques et les effets préjudiciables qu'entraînerait la délivrance en faveur de la défense de l'ordonnance de production de ces dossiers pour déterminer si et dans quelle mesure la production devrait être ordonnée.

     a)Subpoena duces tecum et avis aux parties intéressées

135     La partie XXII du Code criminel  prévoit la forme que prend le subpoena duces tecum et la procédure relative à son émission. Tout particulièrement, l'assignation ne sera permise que si la demande établit que le témoin est susceptible de fournir une preuve substantielle: par. 698(1). L'assignation a pour but de citer le témoin -- en l'espèce, le gardien des dossiers -- à comparaître en cour et d'exiger qu'il apporte les documents décrits dans l'assignation. En soi, elle n'exige pas que le témoin divulgue les dossiers au tribunal ou à la défense.

136     Lors de la signification du subpoena, l'accusé doit aviser par écrit toutes les personnes qui peuvent avoir un intérêt dans le caractère confidentiel des dossiers qu'une requête sera présentée en vue d'obtenir une ordonnance pour la production des dossiers. Parmi les personnes intéressées, mentionnons le ministère public, la personne visée par les dossiers, le gardien des dossiers et toute autre personne qui doit être informée selon la loi. L'omission d'aviser toutes les parties concernées sera fatale à cette requête bien que l'accusé puisse présenter une nouvelle requête et que, par souci de commodité, le subpoena duces tecum puisse être accompagné d'un avis au gardien des dossiers.

     b)Demande de production

137     Au procès, lorsque l'accusé demande une ordonnance de production des dossiers, le juge devrait procéder en deux étapes. Premièrement, l'accusé doit démontrer que les renseignements contenus dans les dossiers sont susceptibles de se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à la capacité à témoigner de la personne visée par les dossiers. Si les renseignements ne satisfont pas à cette exigence minimale en matière de pertinence, l'analyse prend fin et aucune ordonnance ne sera rendue. Toutefois, si les renseignements se rapportent vraisemblablement soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner de la personne visée, le tribunal doit pondérer les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la production pour déterminer si et dans quelle mesure la production devrait être ordonnée. À chaque étape, on devrait accorder aux avocats des parties intéressées la possibilité de présenter des arguments.

     (1)Pertinence

138     Dès le départ, l'accusé doit établir une base qui permettrait au juge de conclure à l'existence réelle d'autres documents qui peuvent être utiles à l'accusé pour présenter une défense pleine et entière (Chaplin, précité, aux pp. 743 à 745) en ce sens qu'ils sont logiquement probants. En d'autres termes, l'accusé doit convaincre le tribunal que les renseignements contenus dans les dossiers sont susceptibles de se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner de la personne visée (O'Connor no 2, précité).

139     À ce stade, il peut être utile pour le tiers gardien des dossiers de préparer une liste des dossiers en sa possession. Le cas échéant, le juge du procès peut exiger qu'une telle liste soit fournie à l'accusé et aux autres parties intéressées. Par exemple, c'est ce qui a été fait dans l'arrêt Barbosa, précité, malgré le contexte quelque peu différent d'une requête présentée par le ministère public visant à empêcher la divulgation des dossiers en sa propre possession. Dans cet arrêt, le juge Hill a fait les remarques suivantes sur l'utilité d'un inventaire des dossiers (à la p. 136):

     [TRADUCTION]  L'existence d'un inventaire non seulement favorise l'efficacité procédurale au cours du débat sur une demande de ce genre, mais a également l'avantage de pouvoir permettre à l'avocat de la défense de faire porter précisément l'objet de sa demande sur un nombre de documents moins élevé que ceux qui sont en la possession du gardien visé. À l'occasion, un tel inventaire favorise la tenue d'autres discussions informelles entre les avocats de la défense et du ministère public entraînant des divulgations additionnelles sans contrôle par les tribunaux.

140     Je tiens, toutefois, à souligner que, comme pour toute autre requête, une demande visant à obtenir une ordonnance pour la production de dossiers privés en la possession d'un tiers doit être accompagnée d'une preuve par affidavit qui établit à la satisfaction du juge que les renseignements demandés sont susceptibles d'être pertinents. La démonstration par l'accusé que les renseignements sont susceptibles d'être pertinents doit être fondée sur la preuve et non sur des affirmations spéculatives ou sur un raisonnement discriminatoire ou stéréotypé.

141     Le Juge en chef et le juge Sopinka soutiennent que les accusés se trouvent dans une situation difficile parce qu'ils sont tenus de démontrer la pertinence probable des documents sans y avoir accès. Mes collègues soulignent les arrêts de notre Cour Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505 (spécialement aux pp. 1513 et 1514), R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, et R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469, et concluent que le critère de la «pertinence probable» ne devrait pas être interprété comme constituant un fardeau onéreux. Je tiens tout d'abord à signaler que l'arrêt Carey se situait dans le contexte d'une action civile dans laquelle il n'était question ni du droit à une défense pleine et entière ni d'un droit constitutionnel à la protection de la vie privée; il ne s'applique donc pas en l'espèce. En ce qui concerne les arrêts Dersch, Garofoli et Durette, notre Cour, à la majorité, y a conclu qu'un accusé a le droit d'avoir accès aux renseignements utilisés par les policiers pour obtenir une autorisation d'écoute électronique car, sans un tel accès, l'accusé ne peut de façon réaliste contester la légalité de la surveillance. Toutefois, dans ces affaires, l'accusé cherchait à avoir accès à des dossiers créés par l'État dans le cadre de son enquête; cette situation peut difficilement être comparée à la situation de l'accusé qui demande l'accès à des dossiers thérapeutiques ou d'autres dossiers privés créés et conservés par un tiers. Les dossiers visés en l'espèce ne sont pas en la possession ou sous le contrôle du ministère public, ne font pas partie de la «preuve complète» du ministère public et ont été créés par un tiers à une fin non reliée à l'enquête ou à la poursuite de l'infraction. À mon avis, on ne peut présumer que ces dossiers seront vraisemblablement pertinents et si l'accusé est incapable d'en démontrer la pertinence, alors la demande de production doit être rejetée comme n'équivalant à rien d'autre qu'une partie de pêche.

142     La charge qui incombe à l'accusé de démontrer la pertinence probable est considérable. Par exemple, il ne suffira pas que l'accusé demande la production de dossiers en se fondant uniquement sur une simple déclaration non étayée selon laquelle les dossiers pourraient influer sur une «plainte récente» ou le «genre de personne» qu'est le témoin. De la même manière, le requérant ne peut pas simplement invoquer la crédibilité «en général», mais il doit plutôt fournir une base pour prouver qu'il y a des chances que les dossiers contestés contiennent des renseignements qui se rapporteraient à la crédibilité de la plaignante sur une question particulière et essentielle en litige. Tout aussi insuffisante est la simple affirmation non étayée selon laquelle une déclaration antérieure incompatible pourrait être révélée ou selon laquelle la défense désire examiner les dossiers en vue de trouver des «allégations d'abus sexuel commis par d'autres personnes». De telles demandes sont, sans plus, indicatives du type même de partie de pêche que notre Cour a déjà rejeté dans d'autres contextes. Voir, dans le contexte d'un contre-interrogatoire sur le comportement sexuel antérieur, Osolin, précité, à la p. 618, le juge L'Heureux-Dubé dissidente, et Seaboyer, précité, à la p. 634, le juge McLachlin au nom de la majorité; dans le contexte des fouilles, perquisitions ou saisies, Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, à la p. 448, le juge Sopinka au nom de la Cour, et Hunter, précité, à la p. 167, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) au nom de la Cour; dans le contexte de l'écoute électronique et des affidavits à l'appui, Chaplin, précité, à la p. 746, le juge Sopinka au nom de la Cour, Durette, précité, à la p. 523, le juge L'Heureux-Dubé dissidente, R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111, à la p. 1169, le juge La Forest dissident, et R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30, à la p. 55, le juge La Forest au nom de la majorité. Voir également Cross on Evidence (7e éd. 1990), aux pp. 51 et suiv.; Halsbury's Laws of England (4e éd. 1976), vol. 17, par. 5, à la p. 7; Wigmore on Evidence (3e éd. 1940), vol. 1, par. 9, aux pp. 655 et suiv.

143     De même, le simple fait qu'un témoin ait des antécédents médicaux ou psychiatriques ne peut pas être considéré comme indiquant que son témoignage pourrait manquer de crédibilité. Toute suggestion selon laquelle un traitement, une thérapie, une maladie ou un handicap entraînent un manque de crédibilité doit reposer sur une preuve convaincante plutôt que sur des stéréotypes, des mythes ou des préjugés. Pour ces raisons, il ne serait pas non plus approprié que le tribunal prenne connaissance d'office du fait que le manque de crédibilité puisse se déduire d'un traitement particulier. Voir R. c. K. (V.) (1991), 4 C.R. (4th) 338 (C.A.C.-B.), aux pp. 350 et 351.

144     En dernier lieu, il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une agression sexuelle indique que les dossiers contiendront des renseignements qui se rapportent à la défense. Une thérapie ne met pas du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une enquête ou un autre processus entrepris aux fins du procès. Alors que les enquêtes et les dépositions des témoins visent à déterminer la vérité historique -- à savoir les faits entourant l'agression alléguée -- la thérapie met généralement l'accent sur l'examen des réactions émotives et psychologiques de la plaignante à certains événements, après que l'agression sexuelle ait eu lieu. Les victimes mettent souvent en doute leurs perceptions et leur bon jugement, tout particulièrement si l'agresseur était une connaissance. La thérapie offre à la victime l'occasion d'explorer ses propres sentiments de doute et d'insécurité. Ce n'est pas un exercice d'appréciation des faits. Par conséquent, la vaste majorité des renseignements notés au cours des séances de thérapie ne sont nullement pertinents ou, tout au plus, se rapportent peu aux questions en litige. De plus, comme je l'ai déjà mentionné ailleurs, bon nombre de ces renseignements sont peu fiables en soi et peuvent donc entraver plutôt que faciliter le processus de recherche de la vérité. Même si le fait qu'une personne ait sollicité des conseils socio-psychologiques après une présumée agression sexuelle peut certainement susciter chez le requérant l'espoir d'une partie de pêche fructueuse, il ne s'ensuit pas, en l'absence d'autres éléments de preuve, que les renseignements figurant dans ces dossiers se rapporteront vraisemblablement à la défense de l'accusé.

145     Contrairement à mes collègues le juge en chef Lamer et le juge Sopinka, je ne considérerais pas le «nombre même» de cas où la production de documents a été ordonnée dans le passé comme preuve de la pertinence potentielle des dossiers thérapeutiques. Quelle que puisse avoir été la pratique suivie par les juges dans le passé, il faudrait les inciter à examiner soigneusement toute affirmation voulant que de tels dossiers soient pertinents, d'une façon adaptée au contexte thérapeutique et à la nature des dossiers constitués dans ce contexte. Sans une sensibilité nécessaire, il y a un grand danger que soient produits des dossiers n'ayant pas vraiment de pertinence, que soit brimée la recherche de la vérité et que soient inutilement lésés les droits des plaignantes.

146     Pour faire la preuve requise, le requérant peut se baser sur les documents et dossiers divulgués par le ministère public, sur ses propres témoins et sur le contre-interrogatoire des témoins du ministère public tant à l'enquête préliminaire qu'au procès. À certaines occasions, il peut même être nécessaire de présenter le témoignage d'un expert pour poser les fondations d'une demande de production (par exemple, le témoignage de l'expert selon lequel un certain type de thérapie peut mener à des «souvenirs fabriqués»). La détermination de la pertinence est un processus souple plutôt que rigide. En conséquence, les renseignements dont on ne pourra démontrer la pertinence à un certain moment au cours de l'instance peuvent devenir pertinents par la suite et, dans un tel cas, une demande additionnelle de production pourrait être justifiée. Toutefois, une demande de production ne sera pas accueillie, peu importe le moment où elle est présentée, si elle n'est pas appuyée par des éléments de preuve démontrant la pertinence probable des dossiers.

147     Je tiens à faire deux dernières observations en ce qui a trait à la pertinence. La première porte sur la remarque de la Cour d'appel selon laquelle la pertinence devrait être déterminée en fonction des [TRADUCTION] «autres intérêts juridiques et sociétaux légitimes, dont les intérêts des plaignants dans la protection de leur vie privée» (O'Connor (no 2), aux pp. 261 et 262). À mon avis, les droits des plaignantes à la protection de leur vie privée devraient être examinés de façon distincte, plutôt que dans le cadre de l'analyse de la pertinence. Il est important de se rappeler que le raisonnement qui sous-tend le recours au privilège ou au droit à la vie privée est diamétralement opposé à celui qui sous-tend la plupart des règles ordinaires d'exclusion en matière de preuve. Les intérêts dans le privilège et la protection de la vie privée excluraient des éléments de preuve malgré le fait que de tels éléments pourraient favoriser le processus de recherche de la vérité. Par ailleurs, les règles ordinaires d'exclusion sont généralement motivées par le désir de favoriser le processus de recherche de la vérité, en ce sens qu'elles tendent à écarter les éléments de preuve qui pourraient être peu fiables, qui pourraient induire en erreur ou influencer le juge des faits ou qui pourraient d'une autre façon porter atteinte à l'équité du procès. Par conséquent, il est à la fois plus facile et plus honnête sur le plan intellectuel de pondérer, lors d'une étape distincte, les intérêts dans la protection de la vie privée et les intérêts de la société.

148     Toutefois, comme je l'ai déjà mentionné, le respect du droit à l'égalité n'est pas étranger aux objectifs de recherche de la vérité et de tenue d'un procès équitable. Au contraire, tous ces objectifs indiquent qu'un tribunal ne peut pas tirer des conclusions qui seraient fondées sur des raisonnements discriminatoires ou stéréotypés. Par exemple, il n'est pas permis de demander la divulgation de dossiers qui renvoient à d'autres activités sexuelles pour étayer la conclusion que, parce que la plaignante s'est adonnée à une activité sexuelle qui n'est pas liée à l'agression sexuelle, il soit plus probable qu'elle ait donné son consentement à l'activité en question, ou qu'elle soit moins digne de confiance: Seaboyer, précité.

149     Ma deuxième observation porte sur l'habilité à témoigner de la personne visée par les dossiers. Une personne est présumée habile à témoigner jusqu'à preuve du contraire. L'inhabilité à témoigner peut être démontrée de plusieurs façons, telle l'assignation d'un médecin qui a traité le témoin, ce qui n'exige pas la divulgation de dossiers médicaux privés. Si la requête de l'avocat de la défense en vue de la divulgation de dossiers médicaux privés est fondée sur l'habilité à témoigner, le tribunal devrait examiner en premier lieu s'il existe d'autres moyens raisonnables pour évaluer l'habilité du témoin à témoigner qui constitueraient une intrusion moins grande dans la vie privée du témoin.

     (2)La pondération

150     Si le juge du procès conclut que les dossiers ne sont pas susceptibles de se rapporter à une question en litige dans l'instance ou à l'habilité à témoigner de la personne visée par les dossiers, la demande devrait être rejetée. Si, par ailleurs, le juge décide qu'ils seront vraisemblablement pertinents, il doit alors passer à la deuxième étape, qui comporte deux volets. Premièrement, le juge doit soupeser les effets bénéfiques et préjudiciables qu'entraînerait la production des dossiers aux fins d'examen par le tribunal, au regard du droit de l'accusé à une défense pleine et entière et l'effet d'une telle production sur le droit à la protection de la vie privée et le droit à l'égalité de la personne visée par les dossiers. Si le juge conclut que la production est justifiée, il ou elle devrait l'ordonner.

151     Le Juge en chef et le juge Sopinka paraissent partager mon point de vue que la pondération des effets de la production ne devrait être entreprise qu'à cette deuxième étape de la procédure, après que l'on ait décidé que les dossiers seraient vraisemblablement pertinents. Cependant, ils sont d'avis qu'il n'est pas nécessaire que le juge de première instance tienne compte des intérêts opposés, comme le droit de la personne visée par les dossiers à la protection de sa vie privée, avant d'en ordonner la production aux fins d'examen par le tribunal. Je ne suis pas d'accord. Mes collègues négligent de reconnaître que même une ordonnance de production au tribunal constitue une atteinte à la vie privée. Les dossiers en l'espèce sont très personnels et toute atteinte au caractère personnel des dossiers peut avoir de graves conséquences sur la dignité de la personne visée, et, dans certains cas, sur le déroulement de sa thérapie. Ni la personne visée ni le gardien des dossiers ne devraient être forcés de porter atteinte au caractère personnel des dossiers à moins qu'un juge ne décide, après examen approfondi, que les effets bénéfiques l'emportent sur les effets préjudiciables d'une telle atteinte.

152     Dans les cas limites, le juge devrait pencher du côté de la production au tribunal.  Le juge du procès, en examinant les documents, protégera de son mieux la vie privée du témoin. Néanmoins, la lecture et l'examen d'un grand nombre de documents, dont la production à la cour aura été ordonnée par surcroît de prudence, peut imposer un fardeau excessif aux juges, particulièrement si une infime partie seulement des dossiers produits au tribunal est en fin de compte divulguée à la défense. Par conséquent, bien que les cas limites à ce stade devraient être réglés en faveur de la production devant la cour, la décision relative à la pertinence et à la pondération devrait être significative, juste et réfléchie. Cette pondération soigneuse permettra d'éviter la production de documents inutiles.

153     Ensuite, au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devra les examiner pour déterminer si et dans quelle mesure ils devraient être divulgués à l'accusé. Cette étape exige que la cour examine de nouveau, mais avec le bénéfice de l'inspection des documents, la pertinence probable et les effets bénéfiques et préjudiciables, comme elle l'a déjà fait, mais en ayant à l'esprit la divulgation à l'accusé.

154     J'ai quelque difficulté avec la position de la Cour d'appel selon laquelle le juge peut simplement divulguer à la défense tout élément de preuve «substantiel». Le problème que soulève une telle approche est que, en fait, elle ne tient pas compte de la protection de la vie privée ou d'intérêts sociétaux plus importants. Un système juridique équitable exige en tout temps le respect de la dignité personnelle de la plaignante et, en particulier, de son droit à la vie privée, à l'égalité et à la sécurité de sa personne. Comme le Juge en chef l'a écrit dans l'arrêt Dagenais, précité, dans le contexte d'une interdiction de publication, la common law ne devrait pas privilégier le droit à un procès équitable au détriment d'autres droits consacrés par la Constitution (à la p. 877):

     La règle de common law qui, avant l'adoption de la Charte, régissait les ordonnances de non-publication, accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu'à la liberté d'expression de ceux qui étaient touchés par l'interdiction. À mon sens, l'équilibre que cette règle fixe est incompatible avec les principes de la Charte, en particulier avec l'égalité de rang qu'accorde la Charte aux al. 2 b )  et 11d). Il ne conviendrait pas que les tribunaux continuent d'appliquer une règle de common law qui privilégie systématiquement les droits garantis à l'al. 11d) par rapport à ceux que garantit l'al. 2b). Il faut se garder d'adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d'autres droits, tant dans l'interprétation de la Charte que dans l'élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, comme cela peut se produire dans le cas d'une interdiction de publication, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des deux catégories de droits.

     De même, en ce qui a trait à la production de dossiers privés en la possession de tiers, un équilibre doit être trouvé qui place les droits des plaignantes garantis par la Charte sur le même pied que ceux des accusés.

155     Dans Dagenais, la Cour a apprécié la proportionnalité en examinant et en soupesant les effets bénéfiques et préjudiciables de la violation des droits en question. Je crois qu'un tel processus était déjà implicite dans l'arrêt Seaboyer, dans lequel notre Cour a cherché à établir une mesure de proportionnalité entre le droit à la vie privée et le droit à un procès équitable. À mon avis, une approche analogue est appropriée dans un contexte de divulgation. Une fois qu'un tribunal a examiné les dossiers produits, seuls devraient être divulgués les dossiers ou les parties de dossiers qui ont une valeur probante importante qui n'est pas substantiellement contrebalancée par le risque d'un préjudice à la bonne administration de la justice ou l'atteinte au droit à la vie privée du témoin ou à la relation privilégiée. Voir également Stuesser, «Reconciling Disclosure and Privilege» (1994), 30 C.R. (4th) 67, aux pp. 71 et 72.

156     Bien que la liste ne soit pas exhaustive, les facteurs suivants devraient être pris en considération dans cette détermination: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires; (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne de la plaignante que pourrait causer la production du dossier en question; (6) la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette nature nuirait à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions sexuelles et suivent des thérapies; et (7) l'effet de la production ou de la non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision.

157     Selon le Juge en chef et le juge Sopinka, l'intérêt qu'a la société à encourager les victimes d'agression sexuelle à signaler ces infractions et à suivre des traitements «n'est pas une considération primordiale» (par. 33) et l'effet de la production sur l'intégrité du processus judiciaire n'entre pas du tout en ligne de compte lorsqu'on détermine si les gardiens de dossiers thérapeutiques devraient être contraints de les divulguer à la défense. Je ne vois aucun motif de réduire l'importance relative de ces facteurs et encore moins de les exclure de l'exercice de pondération des effets bénéfiques et préjudiciables d'une ordonnance de production.

158     Notre Cour a déjà reconnu que la société a un intérêt légitime à encourager le dépôt de plaintes d'agressions sexuelles et que cet intérêt est favorisé par la protection de la vie privée des plaignantes: Seaboyer, précité, aux pp. 605 et 606. Le législateur fédéral a, lui aussi, reconnu cet important intérêt à l'al. 276(3) b) du Code criminel . Bien que l'arrêt Seaboyer et l'al. 276(3)b) aient trait à l'admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur d'une plaignante, le même raisonnement s'applique en l'espèce. La production forcée de dossiers thérapeutiques constitue une atteinte grave à la vie privée des plaignantes, atteinte qui risque de dissuader les victimes d'agression sexuelle de déposer des plaintes, ou encore, si elles portent plainte, de les dissuader de suivre des thérapies.

159     Ainsi que le notent le Juge en chef et le juge Sopinka, il existe des moyens de restreindre l'étendue de l'atteinte à la vie privée résultant d'une ordonnance de production. Cependant, malgré ces mesures, la divulgation forcée de dossiers thérapeutiques à la défense demeure une grave atteinte à la vie privée des plaignantes et un facteur susceptible de les dissuader de porter plainte et de suivre une thérapie. De plus, la production de tels dossiers risque d'avoir une incidence sur l'intégrité du processus judiciaire. Les juges doivent soupeser soigneusement ces conséquences lorsqu'ils décident s'ils doivent ordonner la production de ces dossiers.

160     Comme argument supplémentaire en faveur d'un fardeau moins lourd pour l'accusé, le Juge en chef et le juge Sopinka assimilent l'accusé à un agent de l'État qui requiert un mandat de perquisition en vertu de l'al. 487(1) b) du Code criminel . Ils soutiennent qu'en vertu de l'al. 487(1)b) «le ministère public peut toujours exiger la production de dossiers de tiers» (par. 34) quand il y a des motifs raisonnables de croire qu'ils fourniront une preuve. Puisque l'interprétation de l'al. 487(1)b) n'est pas en cause en l'espèce, je limiterai mes observations au strict minimum. Toutefois, je dois exprimer mon désaccord avec l'affirmation de mes collègues que le ministère public peut toujours obtenir un mandat de perquisition en vue d'obtenir la production de dossiers thérapeutiques de tiers innocents en établissant simplement l'existence de «motifs raisonnables». Bien au contraire, dans une décision rédigée par le Juge en chef (alors juge puîné), notre Cour a décidé qu'un juge peut refuser un mandat de perquisition, même si l'exigence légale de «motifs raisonnables» est remplie, afin de protéger les droits fondamentaux de tiers innocents: Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, aux pp. 889 à 891. On ne peut donc présumer que l'État pourra obtenir un mandat qui viserait des dossiers privés en la possession de tiers innocents, aussi facilement que le Juge en chef et le juge Sopinka le prétendent. À mon avis, l'accusé ne devrait pas non plus avoir le droit de forcer la production de tels dossiers sans examen rigoureux de leur pertinence et des effets bénéfiques ou préjudiciables d'une telle production.

161     J'ajouterais que, lorsque la défense tente de justifier la divulgation de dossiers en se fondant sur leur pertinence anticipée en relation avec des questions en litige, il y a lieu de se demander si ces questions sont ou non accessoires aux véritables questions en cause au procès. Comme la défense n'est pas autorisée à contredire des réponses sur des questions accessoires, elle ne saurait être dans une meilleure position en obtenant la production de renseignements sur cette question accessoire. Il s'ensuit que l'omission de produire des renseignements se rapportant uniquement à des questions accessoires ne portera pas atteinte aux droits de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Voir, par exemple, R. c. C. (B.) (1993), 80 C.C.C. (3d) 467 (C.A. Ont.); R. c. Davison, DeRosie and MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d) 424 (C.A. Ont.).

162     À l'autre extrémité du spectre, lorsque des documents s'avèrent essentiels pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière, la justice exige que ces documents soient produits, même si ces renseignements n'avaient pas été considérés par la défense comme base de la requête pour production. Cependant, dans certains de ces cas, l'obligation de tenir compte des droits à la protection de la vie privée et à la sécurité de la personne de la victime impose que la plaignante puisse avoir l'option de se désister de la poursuite au lieu de faire face à la production des dossiers en question.

163     Dans cette veine, lorsqu'un tribunal conclut que la production est justifiée, il ne devrait l'autoriser que de la manière et dans la mesure nécessaires à la réalisation de cet objectif: Dagenais, précité. Le tribunal ne devrait pas communiquer des catégories de dossiers, mais il devrait plutôt examiner chaque dossier pour savoir s'il est substantiel. Les dossiers à produire devraient être édités dans le but de protéger la vie privée du témoin, tout en conservant suffisamment de détails pour que le contenu ait une signification pour le lecteur. Le juge peut, dans certains cas, vouloir entendre les parties sur la question de savoir si, pour l'édition des dossiers, il devrait se faire aider par le procureur de la plaignante, par celui du gardien des dossiers ou par le substitut du procureur général. En outre, il conviendra généralement d'examiner les dossiers à huis-clos, de les garder sous scellés et de les confier à la garde du greffier. Selon le caractère délicat des dossiers, le tribunal devrait envisager d'interdire toute reproduction de ces dossiers et imposer une interdiction de publication aux conditions qu'il juge appropriées. Dans les cas exceptionnels, le tribunal peut envisager de rendre une ordonnance interdisant au procureur de la défense de discuter du contenu de ces dossiers avec l'accusé. En dernier lieu, je partage l'avis de la Cour d'appel selon lequel il conviendrait que tous les documents produits au tribunal mais non divulgués soient scellés et conservés au dossier au cas où ils devraient être examinés plus tard. Ces procédures font partie intégrante du processus visant à minimiser le plus possible l'atteinte au droit à la vie privée tout en garantissant à l'accusé une défense pleine et entière et un procès équitable.
(v) L'admissibilité

164     Je ne saurais assez insister sur le fait que les lignes directrices énoncées ci-dessus ne correspondent pas nécessairement au test énoncé dans l'arrêt Seaboyer et à l'art. 276 du Code régissant l'admissibilité de la preuve lors du procès. La divulgation et la production sont des notions plus larges que l'admissibilité et, en conséquence, les éléments de preuve divulgués à la défense ne seront pas nécessairement admissibles lors du procès.

165     En fait, dans la plupart des cas, les dossiers privés qui se rapportent aux conseils socio-psychologiques reçus par la plaignante ou aux traitements qu'elle a suivis ne seront pas pertinents et constitueront une preuve par ouï-dire irrecevable. Les notes portant sur des déclarations faites par une plaignante dans un contexte thérapeutique sont, de façon inhérente, sujettes à caution parce qu'elles n'ont pas été préparées en même temps que les déclarations, ne sont pas censées constituer un enregistrement précis des déclarations et ne sont pas ratifiées par la plaignante. Qui plus est, elles touchent à un grand nombre de sujets qui ne se rapportent pas aux questions soulevées dans l'instance ou à l'habilité de la plaignante à témoigner. Comme je l'ai fait remarquer précédemment dans ces motifs, il existe un risque réel que des déclarations peu ou non vraiment pertinentes puissent être utilisées hors de leur contexte afin d'en inférer des conclusions injustifiées.

166     De toute façon, l'admissibilité des dossiers à titre d'éléments de preuve doit être réglée au moment où l'accusé cherche à les mettre en preuve. Le fait que la production de dossiers à la défense ait été ordonnée ne signifie pas que les dossiers soient nécessairement admissibles.

167     Je passe maintenant à la dernière question plaidée devant notre Cour, qui est de savoir à quel tribunal doit être adressée une demande de production et à quel moment une telle demande doit être présentée.

     (vi) La tribune et l'étape appropriée

     a)L'enquête préliminaire

168     Dans l'arrêt Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597, notre Cour a statué que les pouvoirs d'un juge présidant une enquête préliminaire se limitent à ceux qui lui sont conférés expressément ou implicitement par la loi. Étant donné qu'il n'y a pas de disposition législative explicite visant une ordonnance obligeant les tiers à divulguer à la défense des dossiers privés lors de l'enquête préliminaire, le pouvoir de rendre une telle ordonnance, s'il existe, doit être accessoire à un autre pouvoir conféré par la loi.

169     La principale fonction de l'enquête préliminaire, énoncée clairement au par. 548(1) du Code, est à n'en pas douter de vérifier si le ministère public a une preuve suffisante pour renvoyer l'accusé à procès. Voir également Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786. Avec le temps, cependant, l'enquête préliminaire semble s'être donné un but accessoire, qui est de fournir à l'accusé l'occasion de découvrir et d'évaluer la preuve que le ministère public entend présenter contre lui lors du procès: Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93. Cette expansion, inspirée de la jurisprudence, de la nature et de la portée de l'enquête préliminaire a été attribuée par les commentateurs à l'absence historique de toute procédure formelle par laquelle l'accusé pourrait obtenir une divulgation de tous les détails de la preuve du ministère public. (Voir Re Regina and Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395 (C.A. Ont.), à la p. 403, le juge Martin, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. v.)

170     Bien que les juges qui président une enquête préliminaire ne soient pas autorisés à déterminer la crédibilité des témoins, on pourrait se risquer à dire que le but accessoire de la «communication préalable» a commencé dernièrement à éclipser son objectif principal qui était d'épargner à l'accusé le sérieux outrage de subir un procès dans des circonstances où la preuve n'est tout simplement pas suffisante pour justifier même la tenue d'un procès. Un juge d'une cour provinciale, à l'occasion d'un examen minutieux de l'évolution du rôle de l'enquête préliminaire, a récemment exprimé une grande frustration relativement à cette tournure des événements:

     [TRADUCTION]  . . . l'audience ou enquête préliminaire a tourné au cauchemar pour tout juge de cour provinciale. Les règles relatives à la pertinence ont été élargies de façon méconnaissable. Le contre-interrogatoire lors d'une enquête préliminaire semble maintenant n'avoir plus de limites. Les tentatives des juges de cours provinciales en vue de limiter le contre-interrogatoire ont été perçues par certains tribunaux supérieurs comme une atteinte au droit à la justice fondamentale de l'accusé, une atteinte à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière.

     Dans son état actuel, l'enquête préliminaire est une sorte de navire à la dérive dans des eaux agitées. L'enquête préliminaire a tourné à la mêlée générale, est devenue un véritable enfer pour les victimes d'infractions criminelles et les témoins qui sont appelés à participer à ce rituel archaïque.

     (R. c. Darby, [1994] B.C.J. No. 814 (C. prov.), aux par. 9 et 10.)

171     Néanmoins, la «communication préalable» dans le cadre de l'enquête préliminaire demeure tout au plus un aspect accessoire de ce qui est essentiellement un examen en vue de déterminer si la preuve à charge est suffisante pour justifier le renvoi à procès. Nous devons également admettre que le droit régissant la divulgation au Canada a changé de façon importante à la suite de l'arrêt de notre Cour dans l'affaire Stinchcombe, précité. On y a reconnu que le ministère public a l'obligation stricte de divulguer à la défense tous les renseignements en sa possession, qu'ils soient inculpatoires ou exculpatoires, à l'exception de renseignements manifestement non pertinents ou privilégiés. Bien que le ministère public conserve un pouvoir discrétionnaire de décider ce qui «n'est manifestement pas pertinent», ce pouvoir discrétionnaire est susceptible de révision par le juge du procès à la demande de la défense. En résumé, l'arrêt Stinchcombe a marqué l'aube d'une ère nouvelle en matière de divulgation à la défense des détails de la preuve, en transformant en obligation formelle ce qui n'était auparavant qu'un geste de courtoisie professionnelle. L'omission par le ministère public de se conformer à cette obligation peut, particulièrement lorsqu'elle est motivée par l'intention de cacher des renseignements pertinents, entraîner la réparation draconienne que constitue l'arrêt des procédures. Par conséquent, compte tenu de l'arrêt Stinchcombe et d'autres arrêts de notre Cour qui ont élaboré sur ces lignes directrices en matière de divulgation (R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; Chaplin, précité), il peut être nécessaire de réévaluer la mesure dans laquelle le fondement de la «communication des pièces du dossier avant l'audience» reste approprié à la conduite de l'enquête préliminaire moderne.

172     Cependant, aux fins du présent pourvoi, la question plus limitée est de savoir si le juge présidant l'enquête préliminaire peut connaître des demandes de production de dossiers privés détenus par des tiers.

173     Il va sans dire que les pouvoirs que la loi accorde au juge présidant l'enquête préliminaire comprennent celui d'ordonner aux témoins de déposer. Par exemple, l'art. 545 du Code prévoit le cas où un juge peut, lors de l'enquête préliminaire, exiger d'un témoin qu'il produise des documents. Cependant, la compétence du juge à l'enquête préliminaire doit être interprétée en fonction de l'objet fondamental de l'enquête, qui est de déterminer si le ministère public a une preuve suffisante pour renvoyer le prévenu à procès. Le juge qui préside une enquête préliminaire n'a pas le pouvoir d'examiner d'autres questions ni celui d'ordonner la production de documents qui n'ont aucun rapport avec cet examen.

174     Dans l'arrêt Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409, notre Cour a statué que le juge présidant une enquête préliminaire n'a pas le pouvoir de forcer la production d'une déclaration faite à la police par un témoin à charge. De toute évidence, notre Cour était d'avis que la production d'une telle déclaration n'avait aucun rapport avec l'objet de l'enquête préliminaire. Le juge Judson, s'exprimant au nom de la majorité, affirme (à la p. 412):

     Le Code criminel  définit clairement le but de l'enquête préliminaire qui est d'établir s'il y a une preuve suffisante pour renvoyer le prévenu à son procès. L'enquête n'est pas un procès et il ne faut pas permettre qu'elle en devienne un. Il ne s'agit pas ici de la faculté qu'a le juge du procès d'exiger la production de pièces au cours du procès, ni de la mesure où la poursuite, par loyauté envers le prévenu, doit la faire entre l'enquête préliminaire et le procès.

     (Voir aussi Re Hislop and The Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 240 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1983] 2 R.C.S. viii). De même, je ne vois pas comment des dossiers privés détenus par des tiers pourraient être de quelque façon pertinents dans le cadre d'une enquête préliminaire.

175     En outre, il est important de ne pas perdre de vue la raison fondamentale qui justifie qu'un accusé obtienne la divulgation de dossiers privés. Les dossiers ne font pas partie de la preuve que fait valoir le ministère public contre l'accusé; par conséquent, en ordonnant leur divulgation, le but n'est pas de permettre à l'accusé de connaître d'avance la «preuve complète» à laquelle il devra répondre. Les dossiers ne devraient pas non plus être divulgués afin de fournir des pistes possibles permettant à la défense de mener sa propre «enquête» -- les tiers ne sont pas tenus d'aider la défense de cette manière. Loin de là, les tiers ne peuvent être tenus de divulguer les dossiers à la défense que pour l'unique raison qu'il serait injuste qu'un accusé soit déclaré coupable parce que, sans raison valable, un élément de preuve ayant une valeur probante importante n'était pas communiqué à la défense, et que, en conséquence, l'accusé n'était pas en mesure de présenter cette preuve au juge des faits.

176     Étant donné qu'une enquête préliminaire ne constitue pas une décision définitive en ce qui concerne la culpabilité d'un accusé, la raison fondamentale d'ordonner la divulgation ne s'applique pas. Il en découle que, bien que la production des dossiers à l'enquête préliminaire soit sans doute utile pour la défense, il n'existe aucune obligation constitutionnelle à cette étape qui justifierait une atteinte au droit à la vie privée de la personne visée par les dossiers.

177     Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que le juge présidant une enquête préliminaire n'a pas compétence pour ordonner la production de dossiers privés détenus par des tiers.

     b)Requêtes préalables au procès

178     En l'espèce, cependant, l'ordonnance de divulgation n'émanait pas du juge présidant une enquête préliminaire. Elle a plutôt été rendue à la suite d'une requête préalable au procès que la défense avait présentée devant le juge en chef adjoint Campbell, qui n'était pas lui-même saisi de l'affaire. Il n'y a pas de doute que le juge en chef adjoint Campbell avait le pouvoir de rendre une telle ordonnance. Toutefois, pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que même un juge d'une cour supérieure ne devrait pas, avant le procès, entendre une demande de divulgation de dossiers privés en la possession d'un tiers.

179     Tout d'abord, de telles demandes devraient être entendues par le juge du procès plutôt que par un juge chargé d'entendre les requêtes préalables au procès. Dans l'arrêt R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, notre Cour a eu l'occasion de décider si une ordonnance de séparation des chefs d'accusation, rendue avant le procès par un juge autre que le juge du procès, pouvait être révisée. Bien qu'elle ait fait remarquer que la règle interdisant les attaques collatérales empêchait le juge du procès de réviser les ordonnances rendues par des juges d'une juridiction concurrente, elle a conclu que la philosophie sous-jacente à la règle interdisant les attaques collatérales ne s'appliquait pas dans le cas d'une ordonnance de division et de séparation des chefs d'accusation rendue avant le procès. Ce qui est toutefois plus important en ce qui nous concerne, c'est que la Cour a ensuite examiné les raisons pratiques pour lesquelles il était très souhaitable que seul le juge du procès rende des ordonnances de cette nature (à la p. 353):

     Non seulement le juge du procès est-il mieux placé pour évaluer l'effet de la séparation demandée sur la conduite du procès, mais limiter au juge du procès les ordonnances de séparation des chefs d'accusation permet d'éviter le dédoublement des efforts déployés pour acquérir une connaissance du dossier suffisante pour déterminer si les intérêts de la justice exigent une telle ordonnance.

     Les ordonnances de production des dossiers privés en la possession de tiers sont, à mon avis, régies par une logique semblable.

180     De plus, il est souhaitable que le juge qui entend une demande de production ait eu l'avantage d'entendre et de trancher les demandes antérieures de la défense, de façon à minimiser la possibilité de contradiction dans le traitement de deux requêtes semblables. Si tel n'est pas le cas, la possibilité d'une telle contradiction risque d'entraîner des situations dans lesquelles la production de dossiers est ordonnée par un juge qui entend la requête avant la tenue du procès dans des circonstances considérées plus tard lors du procès comme n'étant pas fondées. Les droits à la protection de la vie privée du plaignant auront été violés inutilement.

181     De façon plus générale, pour les motifs suivants, je suis d'avis que les demandes de production de dossiers de tiers ne devraient pas être entendues avant le début du procès, même par le juge du procès. Premièrement, le concept de demande de production préalable au procès de documents en la possession de tiers est étranger aux procédures criminelles. Dans les affaires criminelles, les témoins ne peuvent être obligés de déposer qu'au procès. Un témoin éventuel n'est tenu de collaborer ni avec le ministère public ni avec la défense avant le procès et un tribunal ne devrait pas obliger le témoin à fournir à la défense un aperçu de son témoignage. Je ne suis pas convaincue que des témoins éventuels de la défense dans des affaires d'agressions sexuelles devraient être traités différemment.

182     Deuxièmement, encourager la demande de production préalable au procès de documents en la possession de tiers favoriserait les parties de pêche, entraînerait des délais inutiles et causerait un préjudice aux témoins en les obligeant à se présenter devant le tribunal à plusieurs reprises. Qui plus est, un juge n'est pas en position, avant le début du procès, de déterminer si les dossiers en question sont pertinents, encore moins s'ils sont admissibles, et sera incapable de soupeser de manière efficace les droits constitutionnels touchés par une ordonnance de production (voir R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, et British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3).

183     Ceux qui favorisent une procédure préalable au procès soutiennent que, sans une telle procédure, un accusé pourrait ne pas avoir accès, en temps opportun, à des dossiers importants. Toutefois, la situation ne serait pas différente dans tout autre procès où un témoin a refusé de collaborer avec la défense. Je tiens encore à souligner que les dossiers visés en l'espèce ne font pas partie de la preuve que le ministère public fait valoir contre l'accusé et que l'accusé n'a, par conséquent, aucun droit de connaître d'avance le contenu de ces éléments de preuve. L'accusé n'a pas non plus le droit d'examiner les dossiers pour y rechercher des pistes éventuelles. Le seul motif pour lequel des tiers pourraient être tenus de produire des dossiers à la défense est qu'ils ont une valeur probante relativement aux questions en litige, ou à l'habilité des sujets de ces dossiers à témoigner, valeur probante sur laquelle ne l'emportent pas substantiellement le risque d'un préjudice à la bonne administration de la justice ou l'atteinte au droit de la personne visée au respect de sa vie privée et à son droit à l'égalité. Je ne suis pas convaincue que cet objectif exige que l'accusé ait accès aux documents avant le procès.

184     Pour ces motifs, je suis fermement d'avis que les requêtes en production de dossiers privés en la possession de tiers ne devraient être entendues qu'au procès.

     III.  Sommaire

185     En résumé, quant à la question de l'abus de procédures relativement à la non-divulgation de renseignements par le ministère public, je conclus qu'il n'y a pas lieu de maintenir quelque genre de distinction que ce soit entre la doctrine de l'abus de procédures en common law et les exigences de la Charte en ce qui concerne la conduite abusive. Dans le dossier qui nous occupe, la preuve ne révèle pas que le ministère public ait eu une telle conduite abusive, et l'arrêt des procédures était inapproprié.

186     En ce qui a trait à la production de dossiers privés en la possession de tiers, les tribunaux doivent soupeser le droit d'un accusé à être jugé équitablement en regard des droits d'une plaignante à la protection de sa vie privée et à l'égalité indépendamment de toute discrimination. Comme cette pondération n'a pas été faite en l'espèce, je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

     IV.  Conclusion et dispositif

187     Comme j'estime que la Cour d'appel a eu raison de conclure que le juge du procès a commis une erreur en arrêtant les procédures prises contre le requérant, je rejetterais le pourvoi et je disposerais de l'appel de la manière proposée par la Cour d'appel.

     Version française des motifs des juges Cory et Iacobucci rendus par

188     LE JUGE CORY -- Les actes du substitut du procureur général initialement chargé de la poursuite en l'espèce étaient extrêmement arrogants et tout à fait répréhensibles. Néanmoins, je ne puis souscrire à l'opinion du juge Major selon laquelle les méfaits du ministère public étaient tels que, après examen de toutes les circonstances de l'espèce, le tribunal était justifié de recourir à la réparation draconienne qu'est l'arrêt des procédures. À l'instar du juge L'Heureux-Dubé et de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, je ne crois pas que ce soit l'un des cas les plus manifestes qui justifie la réparation ultime que constitue l'arrêt des procédures.

189     Je suis d'accord avec le résultat retenu par le juge L'Heureux-Dubé et avec bon nombre de ses conclusions sur la protection de la vie privée et l'existence d'un privilège. Toutefois, je souscris aux motifs du Juge en chef et du juge Sopinka pour ce qui est de leur conclusion selon laquelle les principes relatifs à l'obligation de divulguer du ministère public, énoncés dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et confirmés dans R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, doivent s'appliquer aux dossiers thérapeutiques en sa possession.

190     Je suis également d'accord avec le Juge en chef et le juge Sopinka quant à la procédure qu'ils proposent pour déterminer si les dossiers en la possession de tiers sont susceptibles d'être pertinents. De plus, je souscris à leurs motifs relativement à la nature du fardeau incombant à l'accusé et à la nature du processus de pondération auquel le juge du procès doit recourir.

     Version française des motifs rendus par

191     LE JUGE MCLACHLIN -- J'ai pris connaissance des motifs de mes collègues. Je souscris entièrement à ceux du juge L'Heureux-Dubé et je désire seulement ajouter l'observation suivante à l'appui de la position qu'elle adopte.

192     Dans les affaires criminelles, la communication préalable doit toujours être un compromis. D'un côté, il y a le droit de l'accusé à un procès équitable. De l'autre, il y a diverses considérations contraires. L'une d'elles est la protection de la vie privée des tiers qui, sans avoir commis de faute, se trouvent pris dans le processus pénal. Une autre de ces considérations est la longueur et la complexité accrues des procès auxquels peuvent mener des communications préalables poussées. Ces deux considérations ont des conséquences graves et préjudiciables pour le public.

193     En l'espèce, nous devons concevoir pour la production de dossiers détenus par des tiers un critère qui préserve le droit de l'accusé à un procès équitable tout en respectant le droit des particuliers et du public à la protection de la vie privée et l'administration efficace de la justice. Pour y parvenir, il faut reconnaître que la Charte canadienne des droits et libertés  garantit non pas le plus équitable de tous les procès possibles, mais plutôt un procès fondamentalement équitable: R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562. Le procès équitable tient compte non seulement du point de vue de l'accusé, mais également des limites pratiques du système de justice et des intérêts légitimes des autres personnes concernées, comme les plaignants et les organismes qui les aident à faire face aux traumatismes qu'ils ont subis. Il est aussi utopique de chercher la perfection dans les institutions judiciaires que de la chercher dans tout autre organisme social. La loi exige non pas une justice parfaite mais une justice fondamentalement équitable.

194     Du point de vue de l'accusé, pour que la justice soit parfaite, il faudrait qu'il soit mis au courant de chaque éléments d'information susceptible d'être utile pour sa défense. La liste devrait alors comprendre non seulement les renseignements concernant les événements en cause mais tout ce qui, en théorie, pourrait servir en contre-interrogatoire à discréditer ou à ébranler un témoin à charge. Lorsqu'on tient compte d'autres points de vue, cependant, il en va autrement. La nécessité d'avoir un système de justice qui fonctionne et qui soit abordable et rapide, le danger de détourner le jury des vraies questions en litige et le droit à la protection de la vie privée de ceux qui se trouvent pris dans le système de justice sont tous des éléments qui convergent vers une norme de divulgation plus réaliste et compatible avec l'équité fondamentale. Voilà ce qu'exige la loi, et rien de plus.

195     Je crois que le critère proposé par le juge L'Heureux-Dubé trouve le juste équilibre entre le désir de l'accusé de se voir divulguer par chacun tout ce qui, en théorie, pourrait servir à sa défense, d'une part, et les contraintes imposées par le processus judiciaire et le droit à la protection de la vie privée des tiers qui se trouvent pris dans le système de justice, d'autre part, le tout sans mettre en péril la garantie constitutionnelle d'un procès qui soit fondamentalement équitable.

196     Je suis d'avis de trancher le pourvoi de la façon proposée par le juge L'Heureux-Dubé.

     Version française des motifs rendus par

197     LE JUGE MAJOR (dissident) -- J'ai pris connaissance des motifs du juge L'Heureux-Dubé et je suis d'accord pour dire que l'abus de procédure reconnu en common law a été considéré comme compris dans la Charte canadienne des droits et libertés  et ne devrait pas être examiné séparément à moins qu'il ne survienne des circonstances auxquelles la Charte ne s'applique pas, ce qui n'est pas le cas dans le présent pourvoi. La partie qui allègue l'abus de procédure doit prouver selon une prépondérance des probabilités qu'il y a eu violation de la Charte. Cette preuve faite, il y a ouverture à diverses mesures de réparations aux termes du par. 24(1).

198     En toute déférence, je ne saurais convenir qu'un arrêt des procédures n'était pas approprié. La conduite du ministère public en l'espèce a nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière et a aussi violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. Il en est ainsi si l'on tient compte de l'omission par le ministère public de divulguer des renseignements sous son contrôle se rapportant à des infractions qui auraient été commises il y a de nombreuses années. Le juge du procès avait le pouvoir discrétionnaire de recourir à l'arrêt des procédures et cette réparation convenait dans les circonstances.

     I.  L'historique de la conduite du ministère public

199     Les faits à l'origine des plaintes portées en l'espèce sont survenus entre le 1er janvier 1964 et le 1er novembre 1967. L'appelant a été mis en accusation le 6 novembre 1991, soit 24 ans après le dernier incident allégué. Ce long délai a rendu l'obtention d'éléments de preuve difficile tant pour le ministère public que pour la défense. Des témoins étaient décédés ou incapables de déposer et des dossiers avaient été perdus. La défense avait droit à une certaine aide et à une certaine considération dans sa tentative de découvrir des éléments de preuve remontant aussi loin dans le temps.

200     Il s'agissait également d'un cas inhabituel du fait que, à l'époque où les infractions auraient été commises, l'accusé était enseignant et membre du clergé. Presque 30 ans plus tard, au moment où les accusations ont été portées, il était devenu évêque de l'Église catholique romaine. Vu le grand intérêt soulevé dans le public en raison du poste occupé par l'accusé et de la nature des allégations, il était important que ce dernier reçoive du ministère public le même traitement que celui auquel tout autre accusé serait en droit de s'attendre.

201     Il importe en l'espèce de ne pas isoler les circonstances où la conduite du ministère public en soi ne fait qu'engendrer de l'irritation ou de l'embarras. C'est lorsque les incidents dénotent un certain comportement que le «climat» dont parle le juge du procès devient évident et que disparaît l'hypothèse que tout cela constitue une comédie d'erreurs. Il convient d'esquisser les actes et les omissions du ministère public.

202     Au début de l'enquête, l'agent Grinstead de la GRC a enregistré des entretiens avec les plaignantes. À ce moment-là, aucune accusation n'avait encore été portée. Trois de ces enregistrements ont été divulgués à l'avocat de la défense en 1991. D'autres enregistrements qui étaient en la possession et sous le contrôle du ministère public n'ont toutefois pas été divulgués à l'époque.

203     Le 16 décembre 1991, la plaignante M.B. ainsi qu'un témoin, M.O., ont fait des déclarations au substitut du procureur général Wendy Harvey. L'entretien avec M.O, contenait des renseignements qui tendaient à contredire la déclaration de M.B. et à corroborer le récit de l'accusé. Ces renseignements n'ont été divulgués à l'accusé que le 25 novembre 1992, soit 11 mois après la date fixée initialement pour le procès et cinq jours avant la date fixée pour le procès au moment de la divulgation.

204     Le 25 mai 1992, le ministère public a remis à la défense une liste de 14 témoins en plus de résumés d'une ligne de leurs dépositions éventuelles. L'accusé aurait dû recevoir toutes les déclarations des témoins. La défense a soulevé ce point devant le juge en chef adjoint Campbell le 4 juin 1992.

205     À cette date, le juge en chef adjoint Campbell a rendu l'ordonnance de divulgation reproduite dans les motifs du juge L'Heureux-Dubé. Le ministère public s'est opposé à la demande d'ordonnance, mais n'a pas présenté les arguments de principe invoqués plus tard par Me Harvey et par les intervenants en l'espèce, si ce n'est pour dire que les plaignantes auraient à divulguer des détails de nature personnelle. Le ministère public a soulevé la question de la pertinence et le fait que les dossiers n'étaient pas en sa possession. Il n'a pas été interjeté appel de l'ordonnance rendue par le juge en chef adjoint Campbell. Par suite de l'ordonnance et de la divulgation insuffisante des déclarations des témoins, le procès a été ajourné au 30 novembre 1992.

206     Le 16 juin 1992, Me Harvey a écrit à deux des thérapeutes des plaignantes. Elle a joint une copie de l'ordonnance et en a donné une description comme si elle ne comprenait que des renseignements liés aux présumées agressions sexuelles commises par l'accusé.

207     Le 8 juillet 1992, Me Harvey a écrit à la plaignante P.P. pour l'informer que le ministère public s'était opposé à la demande d'ordonnance de divulgation, qu'il avait l'intention de se présenter devant le juge pour demander des directives et qu'il ne réclamait pas les dossiers du thérapeute de P.P. à ce moment-là.

208     Le 21 septembre 1992, le juge Oppal a été surpris d'apprendre que l'ordonnance n'avait pas encore été respectée et a déclaré que le ministère public devait divulguer les dossiers. Le 16 octobre 1992, le juge Thackray, qui avait été désigné comme juge du procès, s'est dit également surpris et a ordonné de nouveau la divulgation des dossiers. À ce moment-là, le juge du procès a reçu les notes des thérapeutes de P.P., qu'il a transmises à l'accusé. Le 30 octobre 1992, le ministère public a informé le juge Thackray que d'autres renseignements seraient bientôt divulgués.

209     Le 30 octobre 1992, le ministère public a transmis à la cour les dossiers du thérapeute de M.B., le Dr Cheaney. Le ministère public a demandé que ces notes ne soient pas remises à la défense avant que Me Harvey, qui était absente ce jour-là, puisse présenter des arguments. Aucun n'avait encore été présenté le 19 novembre 1992, lorsque la défense a soulevé de nouveau la question des dossiers. Me Jones, au nom du ministère public, a présenté des arguments au sujet de la pertinence des documents en question et a mentionné que Me Harvey présenterait d'autres arguments relativement au fait que la divulgation des documents léserait de nouveau les plaignantes.

210     Le juge Thackray a alors fait remarquer que le procès devait commencer dans dix jours et a ordonné la production des documents en question. Il a également décidé que le journal que la plaignante R.R. avait utilisé pour se rafraîchir la mémoire lors de l'enquête préliminaire devait être remis à la cour pour qu'il puisse se prononcer sur sa pertinence.

211     Le 25 novembre 1992, à la suite d'une nouvelle demande de divulgation, la défense a obtenu la transcription des entretiens de M.B. et de M.O. ainsi que deux enregistrements des entretiens effectués par la GRC au début de l'enquête. On a aussi découvert que M.B. avait été suivie par des thérapeutes dont les noms et les dossiers n'avaient pas été divulgués. Les dossiers du Dr Cheaney se sont révélés incomplets. La défense a également obtenu un affidavit dans lequel l'agent Grinstead alléguait que l'avocat de la défense n'avait pas entrepris de démarches en vue de consulter les dossiers en possession de la GRC et que tous les enregistrements des entretiens avaient été divulgués l'année précédente. Ces renseignements n'étaient pas exacts.

212     Le 26 novembre 1992, l'accusé a demandé l'arrêt des procédures, en se fondant sur la non-divulgation par le ministère public. Me Harvey a expliqué la conduite du ministère public en signalant que le droit avait changé récemment pour écarter les mythes et préjugés touchant les victimes d'agression sexuelle. Elle a soutenu que l'ordonnance était difficile à exécuter en raison des problèmes suscités par les stéréotypes traditionnels en matière d'agressions sexuelles. Elle a ajouté que l'ordonnance de divulgation et les requêtes des avocats de la défense à cet effet faisaient preuve de sexisme.

213     Me Harvey a également soutenu que l'ordonnance était incluse avec les lettres adressées aux thérapeutes et que, par conséquent, son résumé fautif n'aurait pas dû influer sur la divulgation éventuelle des dossiers. Le juge du procès a indiqué qu'il y a eu divulgation des dossiers complets après que les thérapeutes eurent été informés de la portée exacte de l'ordonnance. Il a ensuite signalé que les plaignantes avaient autorisé la production des dossiers en question. Il a dit qu'en réalité, cela ne posait pas de problème.

214     Le juge Thackray a demandé pourquoi le ministère public ne s'était pas adressé de nouveau au juge en chef adjoint Campbell afin d'obtenir des directives, comme Me Harvey en avait manifesté l'intention dans sa lettre à P.P. Le ministère public a répondu qu'il s'était plutôt adressé au juge du procès. Le juge Thackray a noté qu'il avait ordonné la production et que les plaignantes s'étaient montrées bien disposées par la suite.

215     Me Harvey a ensuite expliqué que les délais étaient attribuables en partie aux difficultés engendrées par le fait que deux avocats s'occupaient de l'affaire à deux endroits différents. Elle a allégué que l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, était récent et que le ministère public s'efforçait encore de savoir comment mettre en {oe}uvre les nouvelles règles en matière de divulgation. Elle a dit qu'elle savait à l'époque que les transcriptions des entretiens avec M.B. et M.O. constituaient des renseignements que la défense aurait dû avoir et, chose incroyable, elle a laissé entendre qu'elle avait dû «rêver» avoir fourni ces renseignements à la défense. D'autres omissions de divulgation ont été attribuées à de l'inadvertance.

216     La demande d'arrêt des procédures a été rejetée le 27 novembre 1992. Le juge Thackray a estimé qu'il était possible de remédier au délai avant le procès et a ordonné au ministère public de compléter la divulgation. Il a ordonné la divulgation d'une partie seulement du journal.  Il a déclaré que les arguments du ministère public étaient troublants et a fait des commentaires sur l'incompétence générale et les «tergiversations» du ministère public. Il a ajourné le procès au 1er décembre 1992.

217     Le 28 novembre 1992, le ministère public a convenu de renoncer au privilège relativement à ses dossiers et s'est engagé à préparer à l'intention de l'accusé quatre cahiers qui contiendraient tous les renseignements en sa possession. Lors d'une conférence préparatoire tenue le 30 novembre 1992, Me Harvey a indiqué que la défense disposait alors de toutes les notes qu'elle-même avait préparées en rapport avec l'affaire. Le procès a été reporté d'un jour afin que les avocats de l'accusé puissent examiner les documents nouvellement divulgués.

218     Le deuxième jour du procès, soit le 3 décembre 1992, le ministère public a tenté de faire témoigner P.P. au moyen de dessins. On a appris que le ministère public était en possession de plusieurs dessins provenant d'entretiens préalables au procès avec les plaignantes. Ceux-ci n'avaient pas été divulgués à l'accusé. Le ministère public a remis huit séries de dessins le lendemain, mais n'a pu garantir qu'il y avait eu divulgation complète.

219     L'accusé a renouvelé sa demande d'arrêt des procédures et le ministère public a demandé un ajournement pour que Me Harvey puisse présenter des arguments. Le 4 décembre 1992, elle était présente mais n'a présenté aucun argument. Me Jones a dit que les cahiers remis à la défense n'étaient pas complets et que le ministère public ne pouvait toujours pas garantir qu'il y avait eu divulgation complète. Le juge du procès a accordé aux avocats toute la fin de semaine pour formuler leur argumentation au sujet de l'arrêt des procédures. À la reprise du procès le 7 décembre 1992, aucun argument n'a été présenté et l'arrêt des procédures a été prononcé: (1992), 18 C.R. (4th) 98.

     II.  Les effets de la conduite du ministère public

220     Les actes du ministère public ont nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière et ont aussi violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. J'examinerai chacun des aspects.

     A.  Une défense pleine et entière

221     Les actes du ministère public au cours de la période concernée comprenaient le défaut, jusqu'à immédiatement avant le procès, de respecter l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell. L'intimée soutient que ce manquement n'est pas important en ce sens que l'ordonnance n'était pas appropriée et qu'elle a été respectée avant le procès et la dernière demande d'arrêt des procédures.

222     Le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire, le cas échéant, n'excuse pas la conduite du ministère public après son prononcé. Le 10 juillet 1992, l'ordonnance n'était pas respectée et le juge Low a été informé qu'il y avait des problèmes à la faire respecter par les plaignantes. La cour s'est dite maintes fois surprise que l'ordonnance n'ait pas été respectée et elle a constamment rappelé au ministère public qu'il devait obéir aux ordonnances judiciaires. Le 16 octobre 1992, les dossiers en question étaient en grande partie en possession du ministère public. Ce n'était pas une objection des plaignantes qui empêchait la divulgation mais le fait que le ministère public n'était pas d'accord avec l'ordonnance. Cette dernière n'avait toujours pas été respectée après six mois.

223     Le ministère public n'a jamais pris les mesures appropriées pour faire valoir les objections qu'il avait au sujet de l'ordonnance. Si le ministère public ne pouvait interjeter appel de l'ordonnance, il aurait pu, et aurait dû, s'adresser de nouveau au juge en chef adjoint Campbell pour en demander la modification ou l'annulation si, comme il le prétendait, il avait raison de le faire. La lettre adressée par le substitut du procureur général Me Harvey à la plaignante P.P. laisse supposer que telle était l'intention du ministère public. Cette omission laisse peu de poids aux arguments présentés par le ministère public, sur le caractère inapproprié de l'ordonnance et les problèmes de principe qu'elle soulevait, pour justifier son non-respect.

224     Les lettres de Me Harvey aux thérapeutes limitaient la portée de l'ordonnance. On ne sait pas très bien si cela était délibéré, vu l'opinion de Me Harvey au sujet de l'ordonnance, ou si c'était par erreur. Aussitôt que la portée de l'ordonnance eut été communiquée aux thérapeutes, les dossiers complets ont été divulgués, ce qui laisse entendre que, si les lettres avaient donné une description exacte de l'ordonnance, elle aurait été respectée beaucoup plus tôt. La lettre adressée à la plaignante P.P. le 8 juillet 1992 manifestait une intention de ne pas tenir compte de l'ordonnance.

225     Les excuses présentées par le ministère public étaient faibles, selon l'expression du juge du procès. L'arrêt récent Stinchcombe n'avait rien à voir avec le respect d'une ordonnance judiciaire de divulgation. Les problèmes rencontrés par les deux substituts du procureur général, qui s'occupaient de l'affaire à partir d'endroits différents, ne sont pas inhabituels et ne peuvent pas expliquer le temps mis à respecter l'ordonnance ou à en demander la modification.

226     Le fait qu'il semble qu'au moment du procès l'ordonnance ait été respectée n'est pas un facteur atténuant très important. Les agissements du ministère public suite à l'ordonnance judiciaire et la divulgation imparfaite de renseignements après le début du procès portaient à douter qu'il se soit effectivement conformé intégralement à l'ordonnance au moment du procès, quoi qu'il ait prétendu. Le ministère public avait dit précédemment que l'ordonnance avait été respectée, alors que c'était faux.

227     Le ministère public a également manqué à l'obligation générale de divulgation qui est énoncée dans Stinchcombe. À l'époque, cet arrêt était relativement nouveau et les substituts du procureur général étaient encore incertains quant à la portée de l'obligation qui y était mentionnée. Toutefois, le principe était assez clair: le ministère public avait l'obligation générale de divulguer tous les renseignements pertinents. Le juge Sopinka l'a explicité comme suit dans Stinchcombe:

     -- le ministère public est tenu en droit de divulguer à la défense tous les renseignements pertinents;

     -- cette obligation est assujettie à un pouvoir discrétionnaire du ministère public quant aux renseignements qui ne sont «manifestement pas pertinents» ou qui sont privilégiés, et quant au moment et à la forme de la divulgation;

     -- le pouvoir discrétionnaire du ministère public peut faire l'objet d'un contrôle par le juge du procès, inspiré par le principe général qu'il ne faut refuser de divulguer aucun renseignement si la non-divulgation est raisonnablement susceptible de porter atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière;

     -- le refus absolu de divulguer des renseignements pertinents ne peut se justifier qu'en raison d'un privilège.

228     Le manquement à cette obligation par le ministère public comprend la divulgation minimale des déclarations des témoins remises à l'accusé le 25 mai 1992. Cette divulgation n'était pas conforme aux directives de l'arrêt Stinchcombe. Les avocats de la défense ont trois moyens de se préparer au contre-interrogatoire des témoins à charge. Ils utilisent les renseignements obtenus lors de l'enquête préliminaire, les renseignements fournis par leurs propres témoins et par l'accusé et les renseignements divulgués dans les documents produits par le ministère public. En l'espèce, la divulgation incomplète a nui à la défense dans la préparation du contre-interrogatoire et dans l'obtention de la contre-preuve.

229     Les entretiens avec M.B. et avec M.O. constituaient des déclarations qui auraient dû être divulguées. L'entretien avec M.O. était particulièrement important parce qu'elle n'a pas été assignée à l'enquête préliminaire et que les renseignements qu'elle a fournis tendaient à être disculpatoires. Le fait que l'accusé ait découvert l'existence de ces renseignements par ses propres moyens n'a rien à voir avec le manquement à l'obligation de divulguer. Ces renseignements n'ont été divulgués que lorsque la défense a soulevé la question devant le juge du procès, ce qui laissait croire que d'autres renseignements n'avaient peut-être pas été divulgués. Cela fait partie du «climat» qui, selon le juge du procès, régnait le 7 décembre 1992.

230     Chaque divulgation en l'espèce est le fruit d'une question de la défense devant le tribunal.  La défense a dû découvrir les renseignements manquants par d'autres moyens. Elle en était réduite à se demander s'il existait des renseignements dont elle n'était pas au courant. Pour que le public croie au système judiciaire, il doit pouvoir faire confiance aux substituts du procureur général pour présenter ces renseignements. Le comportement du ministère public en l'espèce était tel que la défense d'abord et le juge du procès ensuite ont perdu cette confiance le 7 décembre 1992.

231     Les dessins qui étaient au centre de la dernière demande d'arrêt des procédures n'étaient pas les documents de travail de Me Harvey. Comme le ministère public avait l'intention de faire témoigner les plaignantes au moyen de dessins, ceux-ci constituaient des déclarations de témoins. Même si les dessins ne différaient pas énormément de ceux qui auraient été produits au procès, la défense avait droit à leur divulgation. Le critère n'exige pas que les renseignements révèlent des contradictions, mais simplement qu'il s'agisse de renseignements pertinents. Il s'agissait bien de documents pertinents.

232     Il importe peu en l'espèce qu'un grand nombre des documents non divulgués aient en fin de compte été remis petit à petit à la défense avant le procès. La découverte répétée d'éléments de preuve qui n'avaient pas été divulgués et l'admission par le ministère public que la divulgation n'avait peut-être pas été complète ont eu pour effet de créer un climat qui nuisait à la capacité de la défense de se préparer. Celle-ci devait sans cesse présenter de nouvelles requêtes en divulgation au cas où il existerait d'autres renseignements.

233     En manquant à l'engagement qu'il avait pris envers la défense, le ministère public a nui à la capacité de préparer une défense pleine et entière. Il importe peu que cet engagement ait été sans précédent ou qu'il ait dépassé ce dont on s'attend du ministère public. La défense était en droit de compter sur cet engagement, et elle l'a effectivement fait, puisque le procès a débuté sans donner lieu à aucun commentaire. Comme les manquements à l'ordonnance judiciaire et à l'obligation générale survenus antérieurement avaient engendré de l'inquiétude chez l'accusé relativement à la divulgation, l'engagement du ministère public constituait une tentative de corriger la situation. Le manquement à l'engagement a eu l'effet contraire et a créé un climat de doute dans lequel la défense ne pouvait pas savoir quels éléments de preuve le ministère public allait présenter.

234     Le ministère public a avancé plusieurs motifs pour justifier le retard à divulguer les renseignements, y compris un débat philosophique concernant l'ordonnance judiciaire, les divergences d'opinions au sujet de la pertinence, la mauvaise communication entre les deux substituts du procureur général concernés et le simple oubli. Le comportement du ministère public donnait à penser qu'il n'était pas au courant ou ne se préoccupait pas de ses obligations envers la cour ou l'accusé.

235     Bon nombre des explications fournies à divers moments au cours du procès tenu devant le juge Thackray semblent être des tentatives de justifier après coup une conduite inacceptable. Chaque fois que des lacunes sont apparues dans la divulgation, le ministère public a affirmé à la cour qu'il verrait à y remédier au mieux. À quelques reprises, il a déclaré à la cour que tous les renseignements avaient été divulgués, alors que tel n'était pas le cas. Comme le dit le juge du procès, il devenait embarrassant de voir les substituts du procureur général tenter de se soustraire à leur responsabilité par des excuses comme celle d'avoir rêvé que les transcriptions des entretiens avaient été divulguées.

236     L'intimée a soutenu que, lorsqu'un accusé allègue que la non-divulgation a nui à sa capacité de présenter une défense pleine et entière, il faut enquêter sur l'importance des renseignements en question. On peut faire valoir ce point quand il s'agit d'un seul renseignement. En l'espèce, nous nous trouvons en présence d'une situation de non-divulgation s'étalant sur toute une année et, lorsque les problèmes de divulgation sont continuels, il faut examiner les effets de la non-divulgation pendant l'ensemble de la période en question. C'est ce qu'a fait le juge du procès. Il ne s'est pas penché simplement sur la dernière non-divulgation de dessins ou des cahiers incomplets remis à la défense. Il a tenu compte également de l'ensemble de la conduite du ministère public décrite plus haut.

237     On a souvent dit que les juges du procès sont habituellement les mieux placés pour observer la conduite des témoins, des substituts du procureur général et des avocats de la défense. C'est tout particulièrement vrai en l'espèce, car le juge Thackray avait été saisi de l'affaire dès le 16 octobre 1992, avait entendu plusieurs requêtes et avait observé les tentatives répétées de la défense d'obtenir la divulgation et celles des substituts du procureur général d'expliquer le temps mis à respecter leurs obligations. La cour était devenue, selon les termes du juge Thackray, [TRADUCTION] «partie intégrante du processus de préparation du procès» (p. 110). Compte tenu de la connaissance qu'avait le juge du procès de la conduite du ministère public et des renseignements en question il était moins nécessaire d'examiner plus à fond l'importance des derniers documents non divulgués.

238     L'intimée a fait valoir que le préjudice subi par la défense était tout au plus un effet sur le contre-interrogatoire de l'un des témoins. C'est minimiser la question. En effet, c'est non seulement le contre-interrogatoire, mais la contre-preuve qui sont touchés par la non-divulgation de renseignements émanant d'un témoin ou le concernant. L'argumentation du ministère public ne tient pas compte de l'effet cumulatif des non-divulgations antérieures qui ont influé sur le déroulement de toute la défense.

239     L'accusé faisait face à une poursuite dans laquelle il devenait peu probable qu'il soit traité équitablement par le ministère public. Celui-ci a manqué à son obligation de divulgation reconnue en common law, aux exigences d'une ordonnance judiciaire et à des engagements pris envers la défense. Le comportement du ministère public a créé un climat de méfiance. Les avocats de la défense ont été pris très souvent au dépourvu, on leur a donné des garanties auxquelles ils ne pouvaient se fier et, de façon générale, on les a laissés dans l'ignorance. Cela a grandement nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Le temps mis par le ministère public à divulguer les renseignements et son incapacité de garantir au juge du procès que tous les renseignements avaient été divulgués même après le début du procès ont porté un coup fatal à l'instance.

240     Ce sont les manquements répétés du ministère public qui ont fait que l'arrêt des procédures était la réparation convenable. Ce n'est pas un cas où une autre ordonnance de divulgation et un ajournement convenaient. Tout cela avait déjà été fait au cours de l'instance, mais sans succès. Il était devenu impossible et injuste de poursuivre l'instance. Les réparations visées au par. 24(1)  de la Charte relèvent à bon droit du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. On ne devrait pas toucher à ce pouvoir discrétionnaire à moins que la décision ne soit nettement déraisonnable. L'omission répétée par le ministère public de s'acquitter de son obligation de divulgation et, incidemment, son omission de tenir ses propres engagements laissent penser que, si l'arrêt des procédures n'avait pas été accordé en l'espèce, il est difficile d'imaginer un cas où il pourrait l'être.

     B.  Le franc-jeu et la décence

241     Les mêmes manquements à l'ordonnance de divulgation, à l'obligation énoncée dans Stinchcombe et à l'engagement de divulguer les dossiers à la défense qui ont porté atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière ont également violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. Celle-ci jugerait inéquitable une instance où le ministère public fait constamment défaut de s'acquitter de ses obligations et est incapable en fin de compte de garantir à la cour qu'il pourra les respecter.

242     Le nombre et la nature des ajournements attribuables à la conduite du ministère public sont des éléments qu'il faut prendre en considération en raison des conséquences qu'ils peuvent avoir pour l'accusé. Les ajournements étaient nécessaires non seulement à cause de la non-divulgation, mais également parce que Me Harvey, qui avait demandé qu'on lui permette de présenter des arguments concernant la divulgation, n'était pas disponible ou disposée à le faire au moment prévu. Or, à deux reprises, Me Harvey n'a pas donné suite à sa demande, si bien que l'ajournement a été inutile. L'incidence des ajournements était évidemment d'importance pour le juge du procès, plusieurs survenant immédiatement avant le procès et pendant ce dernier.

243     Je suis d'accord avec le juge du procès pour reconnaître que le ministère public n'avait aucun «grand projet», mais les motifs du ministère public restent cependant discutables. Me Harvey n'était manifestement pas d'accord avec l'ordonnance judiciaire. Les gestes posés suite à ce désaccord étaient répréhensibles. Le ministère public n'a parfois pris la responsabilité des délais qu'à contrec{oe}ur, tout en offrant une litanie d'excuses «faibles».

244     La non-divulgation n'est pas le seul acte du ministère public qui ait violé les principes fondamentaux du franc-jeu et de la décence. Il a également manifesté l'intention de ne pas se conformer à une ordonnance judiciaire. Il a manqué à un engagement pris envers les avocats de la défense et il a donné à la cour des garanties qui se sont révélées fausses. Bien que ces actes aient été liés à la question de la divulgation, ils ont également, comme tels, violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence et ont déçu l'attente raisonnable des citoyens en ce qui a trait à la conduite du ministère public.

245     L'affidavit de l'agent Grinstead devrait aussi être pris en considération. Le ministère public n'a pas fourni d'explications à son sujet. Il contenait des renseignements faux, à savoir que les avocats de la défense ne s'étaient pas donnés la peine de rendre visite à la GRC à Williams Lake afin de consulter les dossiers. Ce comportement d'un autre représentant du ministère public a ajouté au «climat» d'iniquité mentionné par le juge du procès.

246     L'ensemble de ces actes, soit la non-divulgation, les retards, les excuses et les manquements à son obligation par le ministère public, a porté atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. Le juge du procès a fait preuve d'une tolérance remarquable à l'égard du comportement du ministère public, mais, à la fin, il n'avait pas d'autre choix que de prononcer l'arrêt des procédures. C'était [TRADUCTION] «maintenant "un des cas les plus manifestes". Permettre la poursuite de l'instance ternirait l'intégrité de la cour» (p. 110).

     III.  Conclusion

247     Lorsqu'un procès criminel devient célèbre en raison de la nature de l'infraction, des accusés en cause ou pour toute autre raison, cela ajoute à l'importance de garantir l'équité du processus. L'équité est une préoccupation dans chaque procès, mais il faut y apporter une attention tout particulière dans les instances qui font la manchette à cause du danger que présentent les effets de facteurs extérieurs sur le procès. Le système judiciaire est sur la sellette et les substituts du procureur général ainsi que les avocats des accusés doivent s'assurer que les normes de conduite à respecter dans tous les cas le sont tout autant dans les cas exceptionnels.

248     En l'espèce, les faits constitutifs des infractions reprochées remontent à bien des années. De plus, l'accusé était une personne en vue dans la société. Ces éléments exigeaient que la poursuite soit très sensible aux exigences de l'équité et du maintien de l'intégrité du processus.

249     Le ministère public aurait dû agir de façon irréprochable en ce qui concerne ses obligations envers la cour et envers l'accusé. Me Harvey a reconnu qu'il s'agissait d'une [TRADUCTION] «affaire qui exige[ait] beaucoup de diligence et de professionnalisme». Le 7 décembre 1992, il apparaissait clairement au juge du procès, qui avait été personnellement témoin de la conduite du ministère public pendant trois mois et était au courant des omissions de divulguer survenues antérieurement, que le procès n'était plus équitable et ne pouvait pas être réchappé.

250     Voici en bref et selon un ordre chronologique comment le ministère public a nui à la capacité de l'appelant de préparer sa défense:

1     En 1991, le ministère public a omis de divulguer les entretiens que la GRC avait eus avec les plaignantes.

2     Le 16 décembre 1991, le ministère public a omis de divulguer des déclarations faites par M.B. et M.O. à Wendy Harvey.

3     Le 25 mai 1992, le ministère public a omis de divulguer les déclarations complètes des témoins qui étaient en sa possession, mais il y a substitué des résumés d'une ligne.

4     Le 16 juin 1992, le ministère public a omis de divulguer la lettre de Wendy Harvey aux thérapeutes, dans laquelle elle limitait la portée de l'ordonnance de divulgation rendue le 4 juin 1992 par le juge en chef adjoint Campbell.

5     Le 8 juillet 1992, le ministère public a omis de divulguer la lettre adressée à P.P., dans laquelle le substitut du procureur général Harvey faisait part de son intention de ne pas donner suite à l'ordonnance du 4 juin 1992.

6     Le 21 septembre 1992, le ministère public a omis de se conformer à l'ordonnance du juge Oppal, qui s'était dit inquiet et avait recommandé que l'on s'y conforme.

7     Le 16 octobre 1992, le ministère public a remis les dossiers de P.P. à la cour. Le juge Thackray s'est inquiété du reste des dossiers et en a ordonné la divulgation.

8     Le 30 octobre 1992, le ministère public a omis de divulguer que les dossiers du Dr Cheaney concernant M.B. avaient été remis à la cour, mais non à la défense.

9     Le 19 novembre 1992, le ministère public a omis de divulguer les autres dossiers en sa possession.

10     Le 30 novembre 1992, le ministère public a renoncé à tout privilège et a produit quatre cahiers de documentation en raison d'un engagement qu'il avait pris envers la défense de lui divulguer toutes les pièces de son dossier. Le ministère public a alors indiqué que tout avait été divulgué.

11     Le 3 décembre 1992, le ministère public s'est rendu compte qu'il avait en sa possession des dessins des plaignantes qui n'avaient pas été divulgués. Le ministère public a reconnu ne pas pouvoir dire alors s'il y avait eu divulgation complète.

12     Le 4 décembre 1992, le ministère public a admis que les cahiers qu'il avait remis à la défense étaient incomplets.

251     La conduite du ministère public pendant que le juge Thackray était saisi de l'affaire, ainsi que durant les mois précédant son affectation au dossier, a été négligente, inéquitable et entachée d'incompétence. Bien que je sois disposé à accepter l'interprétation du juge Thackray selon laquelle le comportement du ministère public n'était pas délibéré, il reste certaines inquiétudes, notamment en ce qui concerne ses défauts répétés de se conformer à l'ordonnance judiciaire du 4 juin 1992.

252     Comme je l'ai déjà mentionné, le juge du procès était le mieux placé pour observer la conduite du ministère public et son effet sur le déroulement de l'instance. Il a estimé que le procès était devenu entaché de vice au point de violer les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence et de nuire à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

253     Le juge du procès a soigneusement mesuré les droits en présence, soit celui du public à ce que les infractions soient poursuivies et la nécessité de tenir un procès équitable. Il a reconnu qu'une ordonnance d'arrêt des procédures pouvait être perçue comme faisant preuve de formalisme, mais il a conclu que, dans les circonstances inhabituelles de l'espèce, c'était la réparation convenable, et la seule. Il a jugé que [TRADUCTION] «[t]out citoyen a droit à la protection de la loi et à ce que celle-ci soit observée scrupuleusement» (pp. 110 et 111). Je suis d'accord et je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêt des procédures.

254     Tout comme le Juge en chef et le juge Sopinka, je suis d'avis que les obligations de divulgation du ministère public établies dans l'arrêt Stinchcombe ne sont pas touchées par la nature confidentielle des dossiers thérapeutiques en sa possession. Je suis d'accord avec le droit substantiel et avec la procédure recommandée pour obtenir ces dossiers de tiers.

     Pourvoi rejeté, le juge en chef LAMER, les juges SOPINKA et MAJOR sont dissidents.

     Procureurs de l'appelant:  Considine & Lawler, Victoria.

     Procureurs de l'intimée:  Cardinal Edgar Emberton & Macaulay, Victoria.

     Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada:  Robert J. Frater, Ottawa.

     Procureurs de l'intervenant le procureur général de l'Ontario:  Miriam Bloomenfeld, Janet Gallin et Susan Chapman, Toronto.

     Procureurs des intervenants l'Aboriginal Women's Council, l'Association canadienne des centres contre le viol, le Réseau d'action des femmes handicapées du Canada et le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes:  Sharon D. McIvor, Ottawa, et Elizabeth J. Shilton, Toronto.

     Procureur de l'intervenante l'Association canadienne de la santé mentale:  Frances Kelly, Vancouver.

     Procureur de l'intervenante la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law:  Brian Weagant, Toronto.

     Procureur nommé par la Cour à titre d'amicus curiae:  Elizabeth Bennett, c.r., Peck Tammen Bennett, Vancouver.

1- Voir Erratum [1996] 1 R.C.S. iv

La version officielle de ces décisions se trouve dans le Recueil des arrêts
de la Cour suprême du Canada (R.C.S.). Ce site est préparé et diffusé par
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