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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Payette c. Guay inc., 2013 CSC 45, [2013] 3 R.C.S. 95

Date : 20130912

Dossier : 34662

 

Entre :

Yannick Payette et Mammoet Canada de l’Est Ltée,

maintenant aux droits de Mammoet Crane Inc.

Appelants

et

Guay inc.

Intimée

 

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 75)

Le juge Wagner (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis)


 

Payette c. Guay inc., 2013 CSC 45, [2013] 3 R.C.S. 95

Yannick Payette et

Mammoet Canada de l’Est Ltée,

maintenant aux droits de Mammoet Crane Inc.                                          Appelants

c.

Guay inc.                                                                                                             Intimée

Répertorié : Payette c. Guay inc.

2013 CSC 45

No du greffe : 34662.

2013 : 23 janvier; 2013 : 12 septembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Contrats — Clauses restrictives figurant dans une convention de vente d’actifs — Vendeur devenu subséquemment l’employé de l’acheteur en vertu d’un contrat de travail — Les clauses restrictives se rattachent‑elles au contrat de travail? — Les clauses restrictives sont‑elles raisonnables quant à leur durée et leur portée territoriale? — Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2095.

                    G, une entreprise commerciale, a acquis des actifs appartenant à des sociétés contrôlées par P. La convention de vente d’actifs intervenue entre les parties est assortie de clauses de non‑concurrence et de non‑sollicitation.  Afin d’assurer une transition harmonieuse des opérations après la vente, les parties ont également convenu d’insérer à leur convention une stipulation précisant que P s’engageait à travailler pour G à temps plein à titre de consultant pendant une période de six mois.  Les parties se réservaient en outre la faculté de convenir par la suite d’un contrat de travail en vertu duquel P demeurerait au service de G. À l’expiration de la période transitoire, les parties ont convenu d’un contrat de travail, d’abord à durée déterminée et par la suite à durée indéterminée.  Quelques années plus tard, G a congédié P sans motif sérieux.  P prend alors un nouvel emploi chez M, une entreprise concurrente de G.

                    En Cour supérieure, la requête de G sollicitant une ordonnance d’injonction afin d’astreindre P au respect des clauses restrictives de la convention de vente d’actifs est rejetée.  La Cour d’appel casse le jugement de la Cour supérieure et prononce une ordonnance d’injonction permanente enjoignant à P et à M de respecter les clauses restrictives en cause.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Des règles différentes s’appliquent aux clauses restrictives en matière d’emploi selon qu’elles se rattachent à un contrat de vente d’entreprise ou à un contrat de travail.  L’application de règles différentes dans le contexte d’un contrat de travail tient compte du déséquilibre des forces qui marque généralement les rapports employeur‑salarié dans la négociation d’un contrat de travail individuel et vise à protéger le salarié.  Ces règles n’ont pas d’équivalent en matière commerciale, puisque l’existence d’un déséquilibre des forces dans le contexte d’une relation vendeur‑acheteur n’est pas présumée.

                    Les parties qui négocient une vente d’actifs jouissent d’une plus grande liberté de contracter que les parties négociant un contrat de travail, tant en common law qu’en droit civil québécois.  Les règles relatives aux clauses restrictives en matière d’emploi ne s’appliquent pas avec la même rigueur et la même intensité lorsque les obligations sont assumées dans le cadre d’un contrat commercial.  C’est particulièrement le cas lorsque la preuve permet de conclure que les parties ont négocié à armes égales, appuyées par des professionnels compétents, et que le contrat n’entraîne pas de déséquilibre entre les parties.

                    Afin d’atténuer le déséquilibre qui caractérise souvent les rapports entre employeurs et salariés, le législateur québécois a édicté des règles applicables uniquement aux contrats de travail, afin de protéger les salariés.  L’article 2095 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») est l’une de ces règles et prévoit qu’un employeur ne peut se prévaloir d’une stipulation de non‑concurrence s’il a résilié le contrat d’emploi sans motif sérieux.  Seule une clause de non‑concurrence se rattachant à un contrat de travail entraîne l’application de l’art. 2095 C.c.Q.

                    Pour décider si une clause restrictive se rattache à un contrat de vente d’actifs ou à un contrat de travail, il importe de bien cerner la raison pour laquelle cette clause a été établie.  Il faut apprécier le « marché » négocié par les parties en tenant compte du libellé des obligations et des circonstances dans lesquelles elles ont été consenties.  L’analyse vise à déterminer la nature des obligations principales du contrat‑cadre et pour quelle raison et dans quel but les obligations accessoires de non‑concurrence et de non‑sollicitation ont été assumées.

                    En l’espèce, compte tenu du libellé des clauses de non‑concurrence et de non‑sollicitation et du contexte factuel ayant mené à leur adhésion, elles ne peuvent être dissociées du contrat de vente d’actifs.  En conséquence, la portée de ces clauses doit être interprétée en vertu des règles propres au droit commercial et la protection conférée par l’art. 2095 C.c.Q. ne s’applique pas.

                    Dans un contexte commercial, une clause restrictive est légale à moins que l’on puisse établir, par une preuve prépondérante, qu’elle est déraisonnable quant à sa portée compte tenu du contexte dans lequel elle a été négociée.  Un engagement de non‑concurrence sera jugé raisonnable et légal à la condition d’être limité, quant à sa durée, à son territoire et aux activités qu’il vise, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de la partie en faveur de laquelle il a été pris.  En l’espèce, il n’existe aucun élément de preuve indiquant que la période de cinq ans est déraisonnable compte tenu de la nature très spécialisée des activités de l’entreprise.  De plus, vu la nature particulière de l’industrie de la location de grues, le territoire visé par l’engagement de non‑concurrence n’excède pas les limites nécessaires pour protéger les intérêts légitimes en cause.

                    S’il est vrai qu’un engagement de non‑concurrence exige la détermination d’un territoire visé, une telle limite n’est pas généralement essentielle au caractère raisonnable et à la légalité d’un engagement de non‑sollicitation.  En l’espèce, l’omission d’inclure une limite territoriale à la clause de non‑sollicitation ne permet pas de conclure au caractère déraisonnable de cette clause, laquelle est donc légale.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Elsley c. J. G. Collins Insurance Agencies Ltd., [1978] 2 R.C.S. 916; Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157; Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865; Groupe Québécor Inc. c. Grégoire (1988), 15 Q.A.C. 113; Burnac Corp. c. Les Entreprises Ludco Ltée, [1991] R.D.I. 304; Copiscope Inc. c. TRM Copy Centers (Canada) Ltd., 1998 CanLII 12603; Yvon Beaulieu Well Drilling Ltée c. Marcel Beaulieu Puits Artésiens Ltée, [1992] R.J.Q. 2608; Allard c. Cloutier (1919), 29 B.R. 565; Trans‑Canada Thermographing (Ontario) Ltd. c. Trans‑Canada Thermographing Ltd., SOQUIJ AZ-92021644; Papeterie L’Écriteau inc. c. Barbier, [1998] J.Q. no 5090 (QL); Robitaille c. Gestion L. Jalbert inc., 2007 QCCA 1052 (CanLII); World Wide Chemicals Inc. c. Bolduc, 1991 CarswellQue 1157; L.E.L. Marketing Ltée c. Otis, [1989] Q.J. No. 1229 (QL); Moore Corp. c. Charette (1987), 19 C.C.E.L. 277.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2089, 2095.

Doctrine et autres documents cités

Béliveau, Nathalie‑Anne, et Sébastien LeBel.  « Les clauses de non‑concurrence en matière d’emploi et en matière de vente d’entreprise : du pareil au même? », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, vol. 338, Développements récents en droit de la non‑concurrence.  Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2011, 113.

Benaroche, Patrick L.  « La non‑sollicitation : paramètres juridiques applicables en matière d’emploi », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, vol. 289, Développements récents sur la non‑concurrence.  Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2008, 183.

Bich, Marie‑France.  « La viduité post‑emploi : loyauté, discrétion et clauses restrictives », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, vol. 197, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle.  Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2003, 243.

Québec.  Ministère de la Justice.  Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec — Un mouvement de société, t. II.  Québec : Publications du Québec, 1993.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Thibault et Morin), 2011 QCCA 2282, [2012] R.J.Q. 51, [2011] J.Q. no 18658 (QL), 2011 CarswellQue 14220, SOQUIJ AZ‑50812630, qui a infirmé une décision du juge Lemelin, 2010 QCCS 2756 (CanLII), [2010] J.Q. no 6099 (QL), 2010 CarswellQue 7487, SOQUIJ AZ‑50650070.  Pourvoi rejeté.

                    Éric Hardy, Pierre Duquette et Vincent Rochette, pour les appelants.

                    Mario Welsh, Gilles Rancourt et Gwenaelle Thibaut, pour l’intimée.

                    Le jugement de la Cour a été rendu par

                    Le juge Wagner  —

I.       Aperçu

[1]                              Les clauses restrictives en matière d’emploi et de concurrence font partie intégrante du droit civil depuis de nombreuses années. Elles prennent généralement la forme de clauses de non-concurrence et de non-sollicitation, et tant le droit prétorien que le législateur du Québec en ont cerné les limites après en avoir reconnu les fondements.

[2]                              Selon que ces clauses se trouvent dans une entente commerciale ou dans un contrat de travail, leur interprétation commande l’application de règles distinctes. Ces règles seront plus généreuses en matière commerciale, mais par contre beaucoup plus strictes en matière d’emploi ou de louage de services.

[3]                              La portée des clauses restrictives est fonction du contexte dans lequel elles ont été négociées. Cette réalité est depuis longtemps reconnue en droit positif. À titre d’exemple, le cadre juridique applicable aux contrats de travail tient compte du déséquilibre des forces qui marque généralement les rapports entre employeurs et salariés, et il vise à protéger ces derniers. Toutefois, sauf exception, un tel déséquilibre est normalement absent des relations entre vendeurs et acheteurs en matière commerciale. Dans de tels cas, l’interprétation des clauses restrictives requiert beaucoup plus de souplesse et de latitude, de manière à protéger la liberté de commerce et à favoriser la stabilité des ententes commerciales.

[4]                              Le présent pourvoi illustre bien la portée différente que revêt une clause restrictive selon la nature de la relation des cocontractants en cause et le contexte dans lequel cette clause a été établie. Il soulève d’importantes questions relativement à l’interprétation des clauses limitant l’emploi et la concurrence lorsqu’elles figurent dans un contrat de vente d’actifs qui entraîne, à titre accessoire, la formation d’un contrat de travail.

[5]                              L’importance de distinguer la portée des clauses restrictives, selon qu’elles se rattachent à une convention commerciale ou à un contrat de travail, a été soulignée de manière éloquente par le juge Dickson dans l’arrêt Elsley c. J. G. Collins Insurance Agencies Ltd., [1978] 2 R.C.S. 916 :

La distinction faite en jurisprudence entre une clause restrictive contenue dans un contrat de vente d’une entreprise et celle contenue dans un contrat de louage de services est bien conçue et répond à des considérations pratiques. Celui qui cherche à vendre son entreprise peut se retrouver avec une chose invendable si on lui conteste le droit d’assurer l’acheteur que lui, le vendeur, ne lui fera pas concurrence plus tard. La difficulté réside dans la définition de la période au cours de laquelle la clause de non-concurrence doit jouer et la région visée; mais si ces deux éléments sont raisonnables, les tribunaux donneront normalement effet à la clause.

 

Une situation différente, du moins en théorie, surgit dans la négociation d’un contrat de louage de services où un déséquilibre dans le pouvoir de négociation peut conduire à de l’oppression et à nier à l’employé son droit, à la suite de la cessation de son emploi, d’exploiter dans l’intérêt public et dans son propre intérêt, les connaissances et la compétence qu’il a acquises au cours de son emploi. [p. 924]

[6]                              Le présent pourvoi porte sur le régime normatif applicable à l’entente intervenue entre les parties. Si nous sommes en présence d’un contrat de travail, les règles spécifiques prévues par le législateur au Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), eu égard à de tels contrats s’appliquent.  Si nous sommes en présence d’un contrat de vente d’actifs, ces règles spécifiques ne s’appliquent pas.  Pour déterminer si les clauses restrictives doivent être interprétées à l’aune des règles régissant les contrats commerciaux ou de celles applicables aux contrats de travail, il convient de bien cerner la raison pour laquelle ces clauses ont été négociées, en examinant, entre autres, leur libellé de même que le contexte dans lequel elles s’inscrivent.

[7]                              En l’espèce, les appelants soutiennent principalement que l’intimée ne peut se prévaloir des clauses restrictives en cause car cette dernière a congédié l’appelant Payette sans motif sérieux dans le cadre d’un contrat de travail. L’intimée, Guay inc., plaide pour sa part que lesdites clauses restrictives ont été négociées dans le cadre d’une convention commerciale et qu’elles prenaient tout leur effet dès la fin de l’emploi de l’appelant Payette. Selon l’intimée, la protection conférée aux salariés par l’art. 2095 C.c.Q. en cas de congédiement sans motif sérieux ne s’applique pas aux clauses restrictives de la convention concernée.

[8]                              Subsidiairement, les appelants ajoutent que les clauses restrictives en cause sont illégales en raison de leur portée excessive quant à la période et au territoire visés.

[9]                              Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que, dans un contexte commercial, de telles clauses restrictives sont légales et que, sauf s’il est démontré qu’elles sont contraires à l’ordre public — en étant par exemple déraisonnables à l’égard d’une partie —, elles doivent recevoir une interprétation conforme à l’intention des parties et des obligations qu’elles sous-tendent. Occulter l’existence de telles clauses au seul motif qu’elles figurent dans une convention qui précède la formation d’un contrat de travail distinct a pour effet de neutraliser les fondements et la raison d’être des obligations de non-concurrence et de non-sollicitation formulées par ces clauses tout en écartant l’intention des parties.

II.     Faits et historique judiciaire

A.     Rappel des faits

[10]                          L’intimée, Guay inc., est une entreprise commerciale œuvrant dans le domaine de la location de grues. Elle exploite une vingtaine d’établissements répartis sur le territoire du Québec. Elle a élargi sa présence sur le marché québécois en faisant l’acquisition, au fil des ans, de plusieurs petites entreprises concurrentes. L’intimée est ainsi devenue le chef de file dans son domaine.

[11]                          L’appelant Yannick Payette et son associé Louis Pierre Lafortune contrôlaient plusieurs entreprises œuvrant également dans le domaine de la location de grues (« Groupe Fortier »). Les actifs du Groupe Fortier ont été achetés par l’intimée en octobre 2004 moyennant le paiement d’une somme de 26 millions de dollars — dont 14 millions en argent comptant — versée aux entreprises contrôlées par l’appelant Payette et son associé.

[12]                          Afin d’assurer une transition harmonieuse des opérations après la vente des actifs du Groupe Fortier, les parties ont convenu d’insérer à leur convention de vente une stipulation précisant que l’appelant Payette et son associé s’engageaient à travailler pour l’intimée à temps plein à titre de consultants pendant une période de six mois. Les parties se réservaient en outre la faculté de convenir par la suite d’un contrat de travail en vertu duquel l’appelant Payette et son associé demeureraient au service de l’intimée. La convention de vente stipulait également que l’appelant Payette et son associé étaient assujettis à des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation libellées ainsi :

10.1    Non-concurrence - En considération de la vente faisant l’objet de cette offre, chacun des Vendeurs et des Intervenants s’engage et s’oblige, pour une période de cinq (5) ans à compter de la date de Clôture ou dans le cas des Intervenants pour une période de cinq (5) ans à compter de la date à laquelle un Intervenant cesse d’être à l’emploi, directement ou indirectement, de l’Acheteur, à ne détenir, exploiter ou posséder, en totalité ou en partie, directement ou indirectement et à quelque titre ou fonction que ce soit, ou de toute autre manière, aucune entreprise agissant en tout ou en partie dans le domaine de la location de grues, ni s’y engager, y participer, y être impliqué, en détenir des actions, y être relié ou y être intéressé, la conseiller, lui consentir des prêts, en garantir les dettes ou obligations ou lui permettre l’utilisation de son nom en entier ou en partie.  Le territoire pour lequel cette clause de non-concurrence s’applique pour la période de temps ci-haut mentionnée réfère à la province de Québec.

 

10.2 Non-sollicitation - De plus, chacun des Vendeurs et des Intervenants s’engage et s’oblige, pour une période de cinq (5) ans à compter de la date de la Clôture ou dans le cas des Intervenants pour une période de cinq (5) ans à compter de la date à laquelle un Intervenant cesse d’être à l’emploi, directement ou indirectement, de l’Acheteur, à ne pas solliciter, pour son compte ou pour le compte d’autrui, faire affaires ou tenter de faire affaires, à quelque endroit que ce soit, en tout ou en partie, directement ou indirectement et de quelque façon que ce soit, avec aucun des clients de l’Entreprise et de l’Acheteur pour le compte d’une entreprise de location de grues.  En outre, les Vendeurs et les Intervenants ne solliciteront ou n’engageront (sauf si un employé est congédié ou démissionne sans sollicitation des Vendeurs ou des Intervenants) de quelque façon que ce soit, directement ou indirectement, à titre d’employé, de consultant ou à quelqu’autre titre que ce soit, l’un quelconque des employés, dirigeants, cadres ou autres personnes (ci-après collectivement désignés les « Employés » pour les fins du présent article) travaillant pour le compte de l’Entreprise ou de l’Acheteur à la date de la présentation de cette offre d’achat ou à la date de la Clôture, et ne tenteront de quelque façon que ce soit, directement ou indirectement, d’encourager l’un ou l’autre desdits employés à quitter son emploi au sein de l’Entreprise ou de l’Acheteur. Pour plus de précisions, les parties conviennent que les démarches de perception des comptes clients (débiteurs) par les Vendeurs ne devra aucunement être interprétées comme étant une violation des dispositions de non-concurrence ou de non-sollicitation prévues à la présente; [d.a., vol. X, p. 147-148]

[13]                          Le 26 mai 2005, à l’expiration de la période transitoire de six mois suivant la « date de Clôture » de la vente, l’appelant Payette et l’intimée Guay inc. ont convenu d’un contrat de travail à durée déterminée, facultatif et autonome. Ce contrat, qui prévoyait que l’emploi de l’appelant Payette à titre de directeur des opérations du Groupe Fortier prendrait fin le 31 août 2008, a été reconduit au-delà de cette date pour une durée indéterminée.

[14]                          Il est admis que, le 3 août 2009, l’intimée a congédié l’appelant Payette sans motif sérieux. Quelques mois plus tard, le 16 décembre 2009, l’intimée a convenu d’une entente en vertu de laquelle elle a versé une indemnité de 150 000 $ payable à l’appelant Payette et à son associé. Le même jour, l’appelant Payette a demandé à l’intimée si elle avait quelque objection à ce qu’il accepte un emploi auprès d’une société nullement impliquée dans le domaine de la location de grues, compte tenu des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation en cause. L’intimée a répondu qu’elle ne s’y opposait pas.

[15]                          Le 15 mars 2010, contrairement aux intentions qu’il avait initialement exprimées, l’appelant Payette débute un nouvel emploi chez Mammoet Crane Inc. (« Mammoet ») à titre de directeur des opérations, à l’établissement de cette dernière à Montréal. Mammoet est une entreprise internationale concurrente de Guay inc. œuvrant notamment dans les domaines de la location de grues et du transport. Quelques jours plus tard, l’intimée perd sept de ses employés les plus expérimentés au profit de Mammoet.

[16]                          Le 27 avril 2010, l’intimée dépose en Cour supérieure du Québec une requête sollicitant une ordonnance d’injonction interlocutoire provisoire, afin d’enjoindre à l’appelant Payette de respecter les clauses restrictives de la convention de vente d’actifs du mois d’octobre 2004 en s’abstenant de travailler pour Mammoet.

[17]                          Le 29 avril 2010, la juge Lacroix prononce l’ordonnance d’injonction interlocutoire provisoire demandée par l’intimée. Les modalités de cette ordonnance sont subséquemment renouvelées par des ordonnances de sauvegarde, et ce, jusqu’à l’audition au fond du dossier.

B.     Jugement de la Cour supérieure, 2010 QCCS 2756 (CanLII)

[18]                          Après s’être livrée à une analyse en trois étapes, la Cour supérieure a rejeté au fond le recours de l’intimée. Dans un premier temps, le juge Lemelin en est arrivé à la conclusion que les clauses restrictives étaient en vigueur lors du dépôt des procédures engagées par l’intimée en avril 2010. Il est d’avis que le libellé de ces clauses ainsi que la preuve révèlent que les parties croyaient, elles aussi, que lesdites clauses s’appliquaient au-delà du 3 août 2009, date à laquelle l’appelant Payette a été congédié. En d’autres mots, la période de non-concurrence et de non-sollicitation avait commencé à courir dès la fin de l’emploi de l’appelant Payette auprès de l’intimée Guay inc., le 3 août 2009.

[19]                          Le juge Lemelin a ensuite conclu que le libellé de la convention de vente d’octobre 2004 appuyait la conclusion selon laquelle un contrat de travail avait été formé dès la « date de Clôture » de la vente. En conséquence, la règle énoncée à l’art. 2095 C.c.Q. s’appliquait à l’espèce : l’intimée Guay inc. ne pouvait invoquer à son bénéfice les clauses restrictives de non-concurrence et de non-sollicitation puisqu’elle avait congédié l’appelant Payette sans motif sérieux.

[20]                          Finalement, le juge s’est prononcé sur la validité des clauses restrictives en cause à la lumière de la règle énoncée au second alinéa de l’art. 2089 C.c.Q. Suivant cette règle, une stipulation de non-concurrence doit être limitée, quant au temps, au lieu et au genre de travail, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur. De l’avis du juge Lemelin, la période de non-concurrence de cinq ans après la fin du lien d’emploi, telle que prévue à la clause 10.1, était raisonnable.

[21]                          La portée territoriale de la clause 10.1 a cependant été jugée trop large.

[22]                          Le juge Lemelin a considéré que la clause de non-concurrence était illégale car sa portée dépassait le territoire d’exploitation de l’entreprise vendue. En effet, la clause 10.1 vise l’ensemble de la province de Québec, alors que le marché exploité par le Groupe Fortier se limite à la région de Montréal. Sur cette base, le juge Lemelin a décidé que la portée territoriale de la clause 10.1 de la convention de vente d’actifs était déraisonnable et que, partant, la clause était illégale.

[23]                          Se prononçant sur la validité de la clause 10.2, soit la clause de non-sollicitation, le juge Lemelin a conclu qu’il s’agissait d’une clause « mixte » de non-concurrence et de non-sollicitation, en raison des mots « faire affaires ou tenter de faire affaires ». Bien que l’absence de balises territoriales n’entraîne pas à elle seule l’illégalité d’une clause de non-sollicitation « pure », la situation est tout autre dans le cas de clauses mixtes de non-concurrence et de non-sollicitation. Constatant qu’elle ne contient pas de limitation quant à la durée de l’interdiction ni quant au territoire et aux activités visés, le juge Lemelin a conclu que la clause 10.2 de la convention de vente d’actifs était elle aussi illégale.

[24]                          Le juge Lemelin a donc rejeté la demande d’injonction permanente, autorisant de ce fait l’appelant Payette à faire concurrence à l’intimée Guay inc. au sein de son nouvel employeur, Mammoet.

C.     L’arrêt de la Cour d’appel du Québec, 2011 QCCA 2282, [2012] R.J.Q. 51, les juges Chamberland, Thibault et Morin

[25]                          La Cour d’appel a, à la majorité, cassé le jugement de la Cour supérieure et prononcé une ordonnance d’injonction permanente enjoignant aux appelants de respecter les clauses 10.1 et 10.2 de la convention d’octobre 2004, et ce, jusqu’au 3 août 2014.

                    (1)     Motifs de la majorité

[26]                          Rédigeant les motifs de la majorité, le juge Chamberland souligne d’abord que l’intimée Guay inc. ne conteste plus que l’appelant Payette était son employé et qu’elle l’a congédié sans motif sérieux. Il analyse ensuite les deux principales questions soulevées par le pourvoi : (1) la qualification juridique des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation; et (2) la validité de ces dernières, à la lumière des règles de droit applicables.

[27]                          Relativement à la qualification juridique des clauses en litige, le juge Chamberland conclut que les obligations créées par ces dernières ont essentiellement été assumées dans le cadre de la convention de vente d’actifs. Les clauses restrictives ne font pas partie du contrat de travail, puisqu’elles ont pour objectif de protéger l’investissement substantiel effectué par l’intimée Guay inc. lors de l’acquisition des actifs du Groupe Fortier. Le juge Chamberland précise également que la référence à la date de cessation d’emploi dans la convention de vente d’actifs ne sert qu’à établir le début de la période pendant laquelle les engagements de non-concurrence et de non-sollicitation seront en vigueur.

[28]                          Analysant ensuite la validité des clauses 10.1 et 10.2 au regard des règles applicables en matière de vente d’entreprise, et non sous l’éclairage du droit applicable en matière de contrat de travail, le juge Chamberland conclut qu’elles sont toutes deux raisonnables et légales. Reconnaissant que le territoire visé par la clause 10.1 — la province de Québec — est fort vaste, il estime néanmoins qu’une telle portée est nécessaire et justifiée, en raison de la mobilité de l’équipement utilisé dans l’industrie de la location de grues. En ce qui concerne la clause 10.2, le juge Chamberland rejette le caractère « mixte » attribué à cette clause par le juge de première instance et conclut qu’il faut lui accorder la portée que les parties ont voulu lui donner.

[29]                          Pour ces raisons, le juge Chamberland est d’avis que l’intimée Guay inc. a satisfait au fardeau de preuve qui lui incombait et a établi son droit d’exiger des appelants le respect des engagements convenus par les parties aux clauses 10.1 et 10.2, et ce, pendant une période de cinq ans suivant le congédiement de l’appelant Payette, soit jusqu’au 3 août 2014.

                    (2)     Motifs dissidents

[30]                          Souscrivant aux motifs du juge de première instance, la juge Thibault aurait quant à elle rejeté le pourvoi de l’intimée Guay inc. À son avis, le juge Chamberland insiste à tort sur la « raison » ayant amené les parties à convenir des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation au détriment de la réalité : ces dernières ont conclu un contrat de travail distinct et indépendant des circonstances entourant la vente des actifs en 2004. Selon la juge Thibault, l’approche du juge de première instance « colle à la réalité » (par. 118), car il y aurait eu, en mai 2005, conclusion d’un nouveau contrat de travail qui n’a aucun lien avec la transaction originale. Il faut donc interpréter les clauses de non-concurrence et de non-sollicitation, si on considère qu’elles existent toujours, sous l’éclairage des règles qui régissent les relations de travail. En conséquence, il n’y a aucune raison de priver l’appelant Payette des protections accordées par le Code civil du Québec en matière de contrat de travail, d’autant plus que le contrat en l’espèce est accessoire et indépendant.

[31]                          Plus important encore, la juge Thibault ajoute que les motifs du juge de première instance ont l’avantage de protéger adéquatement « tous les acteurs impliqués lorsque la vente des actifs d’une entreprise comporte un contrat de travail accessoire » (par. 121) : l’acheteur est protégé de toute concurrence pendant cinq ans après la date de clôture de la vente d’actifs, tandis que le salarié est protégé s’il est congédié injustement par son employeur.

[32]                          Enfin, la juge Thibault ajoute que, en l’espèce, l’application de l’art. 2095 C.c.Q. préserve l’intérêt public et favorise la libre concurrence et le droit des salariés de gagner leur vie, en plus d’être conforme à la jurisprudence de la Cour d’appel qui enseigne que ce sont les règles régissant les clauses restrictives en matière d’emploi qui s’appliquent en présence d’un véritable contrat de travail. Au surplus, la jurisprudence n’aurait jamais, selon elle, exclu la possibilité que des clauses restrictives puissent avoir un caractère hybride quand « un contrat de vente d’actifs se double d’un contrat d’emploi » (par. 129). La juge Thibault conclut que les clauses restrictives en cause n’ont pas d’application en vertu de l’art. 2095 C.c.Q., puisque le caractère abusif du congédiement n’est pas contesté.

III.    Les questions en litige

[33]                          Le pourvoi devant notre Cour soulève deux questions :

 

1.         La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en privant l’appelant Payette de la protection conférée par l’art. 2095 C.c.Q.?

 

2.         Subsidiairement, la Cour d’appel a-t-elle fait erreur en concluant au caractère raisonnable des stipulations de non-concurrence et de non-sollicitation figurant aux clauses 10.1 et 10.2 de la convention de vente d’actifs?

[34]                          J’examinerai ces questions à tour de rôle. 

IV.    Analyse

A.     La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en privant l’appelant Payette de la protection conférée par l’art. 2095 C.c.Q.?

                    (1)     L’application de la protection conférée par l’art. 2095 C.c.Q.

[35]                          Des règles différentes s’appliquent aux clauses restrictives en matière d’emploi selon qu’elles se rattachent à un contrat de vente d’entreprise ou à un contrat de travail. Cette réalité est depuis longtemps reconnue : Elsley; Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157; et Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865.

[36]                          L’application de règles différentes dans le contexte d’un contrat de travail tient compte du déséquilibre des forces qui marque généralement les rapports employeur-salarié dans la négociation d’un contrat de travail individuel et vise à protéger le salarié.

[37]                          Ces règles n’ont pas d’équivalent en matière commerciale, puisque l’existence d’un déséquilibre des forces dans le contexte d’une relation vendeur-acheteur n’est pas présumée. Les clauses de non-concurrence et de non-sollicitation incluses dans un contrat de vente d’entreprise ont habituellement pour fonction de protéger l’investissement de l’acheteur. Les clauses qui limitent la possibilité pour le vendeur de faire concurrence à l’acheteur de même que l’inhabilité du premier de travailler pour un concurrent du second pendant un certain temps après la transaction permettent à l’acheteur de protéger son investissement en bâtissant des liens solides avec la nouvelle clientèle « sans craindre, pendant une période donnée, la concurrence de son vendeur » (motifs de la Cour d’appel, par. 62), qui bénéficiait déjà d’un rapport établi avec ses clients, fournisseurs et employés.

[38]                          Dans l’arrêt Shafron de notre Cour, mon collègue le juge Rothstein a rappelé la règle, maintenant devenue cardinale, selon laquelle les parties qui négocient une vente d’actifs jouissent d’une plus grande liberté de contracter que les parties négociant un contrat de travail. Il a formulé les observations suivantes :

L’absence de paiement pour l’achalandage, ainsi que l’inégalité de pouvoir généralement reconnue entre employeur et employé justifie un examen plus minutieux des clauses restrictives contenues dans les contrats de travail, par rapport à celles qui figurent dans les contrats de vente d’une entreprise. [par. 23]

 

[39]                          En conséquence, les règles prévues par la common law à l’égard des clauses restrictives en matière d’emploi ne s’appliquent pas avec la même rigueur et la même intensité lorsque les obligations sont assumées dans le cadre d’un contrat commercial. C’est particulièrement le cas lorsque la preuve permet de conclure que les parties ont négocié à armes égales, appuyées par des professionnels compétents, et que le contrat n’entraîne pas de déséquilibre entre les parties.

[40]                          Bien que l’arrêt Shafron, de même que les arrêts Elsley et Doerner, aient été rendus dans un contexte de common law, les mêmes principes s’appliquent en droit civil québécois. Afin d’atténuer le déséquilibre qui caractérise souvent les rapports entre employeurs et salariés, le législateur québécois a édicté des règles applicables uniquement aux contrats de travail, afin de protéger les salariés. L’article 2095 C.c.Q. est l’une de ces règles :

2095. L’employeur ne peut se prévaloir d’une stipulation de non-concurrence, s’il a résilié le contrat sans motif sérieux ou s’il a lui-même donné au salarié un tel motif de résiliation.

[41]                          En 1993, avant l’entrée en vigueur du nouveau Code civil du Québec, le ministre de la Justice a déclaré que l’art. 2095 C.c.Q. visait à introduire en droit civil québécois « une règle d’équité dans les rapports employeur-salarié, rétablissant entre ces parties un équilibre que leur poids économique respectif nie ou menace fréquemment » : Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1317.

[42]                          Seule une clause de non-concurrence se rattachant à un contrat de travail entraîne l’application de l’art. 2095 C.c.Q.  En conséquence, avant d’analyser la validité d’une clause de non-concurrence ou encore d’une clause de non-sollicitation, il faut déterminer à quel acte juridique cette clause se rattache. En l’espèce, la Cour d’appel a eu raison de distinguer l’interprétation des clauses restrictives selon qu’elles figurent dans un contrat de vente d’actifs ou dans un contrat de travail.

[43]                          Sur cette question, les processus d’analyse suivis respectivement par le juge Chamberland pour la majorité de la Cour d’appel et par la juge Thibault en dissidence sont aux antipodes. Le premier retient une approche contextuelle, qui requiert l’appréciation des circonstances dans lesquelles les obligations ont été assumées. Il privilégie la recherche de l’intention des parties tout en s’attardant au libellé du texte en litige. Le second applique plutôt une approche littérale, qui repousse au second plan la recherche de l’intention des parties et le contexte de l’adhésion aux obligations. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que le processus d’analyse adopté par le juge Chamberland doit prévaloir.

                    (2)     Rattachement de l’engagement de non-concurrence et de non-sollicitation

[44]                          Le caractère hybride de la convention de vente d’actifs en l’espèce n’est pas remis en question. Cette convention a donné lieu à la formation de deux actes juridiques distincts dans un même cadre. Le premier acte juridique, à savoir le contrat commercial, constatait la vente des actifs du Groupe Fortier pour la somme de 26 millions de dollars et prévoyait également la formation potentielle d’un contrat de travail entre l’appelant Payette et l’intimée Guay inc., contrat de travail qui s’est matérialisé. La question soulevée devant la Cour consiste à déterminer, vu l’existence de ces deux actes juridiques, si les clauses restrictives 10.1 et 10.2 s’appliquent au contrat de travail et à sa terminaison ou seulement à la convention de vente d’actifs. Cette question a divisé la Cour d’appel. Pour la juge dissidente, les clauses en litige doivent être interprétées sous l’angle du contrat de travail du 26 mai 2005, séparément du contrat-cadre du 3 octobre 2004. Pour la majorité, au contraire, ces clauses font partie d’un ensemble d’obligations intimement liées à la vente de l’entreprise commerciale, si bien que leur existence et leur utilité n’ont de pertinence qu’à la lumière des engagements commerciaux des parties.

[45]                          Pour décider si une clause restrictive se rattache à un contrat de vente d’actifs ou à un contrat de travail, il importe, selon moi, de bien cerner la raison pour laquelle cette clause a été établie. Il faut apprécier le « marché » négocié par les parties en tenant compte du libellé des obligations et des circonstances dans lesquelles elles ont été consenties. L’analyse vise à déterminer la nature des obligations principales du contrat-cadre et pour quelle raison et dans quel but les obligations accessoires de non-concurrence et de non-sollicitation ont été assumées.

[46]                          Dans l’affaire qui nous occupe, il ressort de la preuve que l’appelant Payette a souscrit aux obligations de non-concurrence et de non-sollicitation en raison de la vente de son entreprise à Guay inc. (contrat de vente d’actifs), et non en raison de ses services comme consultant ou salarié auprès de Guay inc. après la vente (contrat de travail). Les obligations de non-concurrence et de non-sollicitation ne peuvent être dissociées du contrat de vente d’actifs. Cette conclusion prend appui sur le libellé des obligations en cause et sur le contexte factuel qui explique et justifie l’adhésion à de telles obligations.

                    a)     Le libellé de l’art. 10 de la convention de vente d’actifs

[47]                          Une lecture cohérente du libellé des clauses restrictives en cause et de l’article dans lequel elles figurent révèle que, pour les parties, la raison d’être de ces clauses était la vente des actifs. En effet, la clause 10.1 débute par les mots « [e]n considération de la vente faisant l’objet de cette offre » (je souligne). De plus, à la clause 10.4, l’appelant Payette « reconnaît que les engagements de non-concurrence et de non-sollicitation, prévus à cet article sont raisonnables quant à leur durée et aux personnes et territoire qu’ils visent, compte tenu de la contrepartie prévue aux présentes » : d.a., vol. X, p. 148 (je souligne). En conséquence, le texte même de la convention des parties confirme que l’existence des clauses restrictives est intimement liée aux conditions de la vente des actifs, négociées et acceptées par l’appelant Payette en tant que « vendeur » et non en tant que « salarié ». Partant, les clauses restrictives ont essentiellement été acceptées par l’appelant Payette en contrepartie des avantages appréciables qu’il allait retirer de la transaction et non de son éventuel statut d’employé. Il s’agit simplement de donner aux mots employés par les parties leur sens ordinaire et d’écarter une lecture trop simpliste du contexte dans lequel les parties ont négocié ces clauses.

[48]                          À cet égard, il convient de revenir sur l’un des motifs énoncés par la juge dissidente à l’appui de sa thèse. Elle affirme que l’application de la règle prévue à l’art. 2095 C.c.Q. à la présente espèce permettrait à toutes les parties de protéger leurs intérêts légitimes. Or, avec respect, j’estime que cette proposition est erronée. En effet, quelle est l’utilité d’un engagement de non-concurrence, s’il doit s’appliquer seulement durant la période pendant laquelle le débiteur de l’obligation demeure à l’emploi du créancier de cette dernière, et pourquoi un tel engagement perdrait soudainement toute sa pertinence du seul fait qu’un contrat de travail serait intervenu par la suite? Il coule de source qu’un tel engagement de non-concurrence produira tous ses effets dès la cessation d’emploi de la personne qui a pris cet engagement. Conclure autrement signifierait que l’existence d’un contrat de travail subséquent serait une renonciation implicite et automatique à tous les engagements antérieurs en matière de concurrence et de sollicitation. Je ne peux souscrire à une telle conclusion d’autant que les circonstances qui militaient en faveur des obligations de non-concurrence et de non-sollicitation en l’espèce sont à toutes fins pratiques les mêmes lorsque l’appelant Payette quitte l’entreprise après son congédiement.

                    b)    Le contexte de la convention de vente d’actifs

[49]                          En l’espèce, la majorité de la Cour d’appel a, à juste titre, souligné que, dans le contexte de la convention de vente d’actifs d’octobre 2004, l’obligation de non-concurrence avait essentiellement pour objet de protéger les actifs acquis par l’intimée Guay inc. en contrepartie des 26 millions de dollars versés aux vendeurs. L’intérêt de la transaction de vente pour l’intimée reposait principalement sur l’acquisition par celle-ci de l’achalandage, de la main-d’œuvre qualifiée et de la clientèle des vendeurs. Si l’intimée n’avait pas obtenu cette protection, la transaction n’aurait jamais eu lieu. Il existe donc un lien de causalité direct entre les clauses restrictives et la vente des actifs.

[50]                          Je conclus que, outre le libellé des clauses en litige et de l’article dans lequel elles figurent, les circonstances dans lesquelles ce texte a été négocié militent clairement en faveur d’une interprétation efficiente des clauses restrictives, basée sur les règles du droit commercial et non sur celles applicables aux contrats de travail, notamment l’art. 2095 C.c.Q.

[51]                          Finalement, il importe de souligner que, à la date de son congédiement, l’appelant Payette n’était plus au service de l’intimée Guay inc. en vertu de la convention d’octobre 2004, mais bien plutôt en vertu du contrat de travail du 29 avril 2005, accepté le 26 mai de la même année. Cette nuance est pertinente, et ce, pour deux raisons. D’abord, l’existence d’un contrat distinct régissant les rapports employeur-salarié entre les deux parties, mais ne comportant pas de clauses restrictives, affaiblit la prétention selon laquelle les clauses restrictives figurant dans la convention d’octobre 2004 ne sont pas exécutoires. Elle révèle également que de telles clauses n’étaient pas un aspect essentiel des négociations ayant mené au contrat de travail. Ces éléments factuels viennent corroborer la conclusion suivant laquelle les clauses restrictives ont été négociées essentiellement dans le cadre de la vente des actifs du Groupe Fortier et doivent donc être interprétées à la lumière du droit commercial.

                    c)   La mention de la cessation d’emploi aux clauses 10.1 et 10.2 de la convention de vente d’actifs

[52]                          En l’espèce, on ne saurait passer sous silence la mention de la cessation d’emploi dans les clauses restrictives, lesquelles devaient être en vigueur durant les cinq années suivant la date de la fin de l’emploi. Les appelants plaident que de ce seul fait, l’engagement de non-concurrence doit être assujetti à l’art. 2095 C.c.Q. Pour sa part, l’intimée rétorque que la mention de la fin de l’emploi dans les clauses restrictives de la convention de vente d’actifs n’avait comme objectif que de leur conférer un caractère déterminable, exécutoire et définitif. Cet argument a été retenu par le juge Chamberland, qui a souligné que la mention de la cessation d’emploi n’est utile que pour déterminer le début de la période pendant laquelle les engagements de non-concurrence et de non-sollicitation seront en vigueur. Je suis d’accord avec cette conclusion, qui respecte le contexte factuel dans lequel ces clauses ont été négociées et reflète l’approche cohérente et pragmatique qu’il faut adopter dans l’examen de telles clauses.

[53]                          Dans l’arrêt Groupe Québécor Inc. c. Grégoire (1988), 15 Q.A.C. 113, la Cour d’appel du Québec a examiné la portée d’une clause de non-concurrence similaire à celle qui nous intéresse. Dans cet arrêt, M. Grégoire, un actionnaire d’une entreprise familiale, avait vendu ses actions à Québécor, tout en demeurant à l’emploi de l’acheteur à la suite de la vente. Tout comme dans la présente affaire, il s’était engagé, au moyen d’une clause du contrat de vente d’actions, à ne pas faire concurrence à Québécor tant qu’il demeurait « employé de QUEBECOR INC., ou de GROUPE QUEBECOR INC. ou l’une de ses filiales et pendant une période de cinq (5) ans par la suite » (par. 28). M. Grégoire avançait que cette mention du statut d’employé impliquait que son engagement de non-concurrence y était limité. La Cour d’appel du Québec a jugé que la restriction était liée à la vente de ses actions à Québécor et non pas à son emploi après la vente. Elle a précisé que la référence à l’emploi de M. Grégoire « n’est qu’une balise pour la détermination de la période pendant laquelle l’engagement de non-concurrence restera en vigueur » (par. 36).

[54]                          Un peu plus loin la Cour d’appel a ajouté :

Ce que l’acheteur voulait, c’est que les membres de la famille Grégoire ne puissent profiter de la relation privilégiée qu’ils avaient eue avec L’ECLAIREUR pour en devenir par la suite des compétiteurs.

 

. . .

 

Quoiqu’il en soit, je suis d’avis que le dossier ne contient aucun élément de preuve pouvant laisser croire que l’engagement de non-concurrence ait pu être motivé par autre chose que la vente de l’entreprise.

 

     Je me suis demandé si la clause restrictive pouvait être d’origine hybride. Cette hypothèse ne trouve aucun fondement dans la preuve.

 

. . .

 

     Son emploi n’a donc rien à voir à son engagement de non-concurrence.

 

     Si le premier juge s’était employé à faire une analyse exhaustive de la preuve pour rechercher l’affinité de l’engagement de non-concurrence, il n’aurait pu à mon sens arriver à d’autre conclusion que celle à laquelle il est arrivé en prenant un raccourci. Les faits justifient sa conclusion. [par. 39-50]

[55]                          Tout comme la Cour d’appel du Québec dans Grégoire, notre Cour a elle aussi conclu, dans l’affaire Doerner, que la mention de la cessation d’emploi dans une clause restrictive ne modifiait pas pour autant le caractère essentiel de la clause, c’est-à-dire une obligation acceptée dans le cadre de la vente d’actifs et non d’un contrat de travail. Une telle mention n’a pas pour effet d’associer l’obligation imposée par une clause restrictive à un autre type de contrat.

[56]                          En l’espèce, les clauses restrictives sont liées à une convention de vente d’actifs. Le sens ordinaire des mots employés ainsi que les circonstances entourant la convention appuient la prétention selon laquelle ces clauses ont été établies en raison de la vente des actifs. En conséquence, la portée de ces clauses doit être interprétée en vertu des règles propres au droit commercial et la protection conférée par l’art. 2095 C.c.Q. ne s’applique donc pas aux clauses restrictives contenues dans la convention d’octobre 2004. 

B.     La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en concluant au caractère raisonnable des stipulations de non-concurrence et de non-sollicitation figurant aux clauses 10.1 et 10.2 de la convention de vente d’actifs?

[57]                          Avec égards, j’estime que la Cour supérieure a commis une erreur de droit en s’appuyant sur les règles applicables aux contrats de travail dans l’examen du caractère raisonnable des deux clauses restrictives en litige. L’article 2089 C.c.Q., qui impose des règles plus strictes et inverse, au profit du salarié, le fardeau de prouver le caractère déraisonnable d’une clause restrictive figurant dans un contrat de travail, ne trouve aucune application en l’espèce. En conséquence, le fardeau de la preuve incombait au vendeur, en l’occurrence l’appelant Payette, qui devait établir ce caractère déraisonnable, le cas échéant, à la lumière des critères propres au droit commercial. Il ne s’est pas acquitté de ce fardeau.

                  (1)     Le caractère raisonnable de stipulations de non-concurrence et de non-sollicitation dans un contrat de vente d’actifs

[58]                          L’analyse du caractère raisonnable de clauses de non-concurrence et de non-sollicitation dans le cadre d’un contrat de vente d’actifs doit être fondée sur les règles qui régissent la liberté de commerce afin de favoriser l’application de telles clauses restrictives : Burnac Corp. c. Les Entreprises Ludco Ltée, [1991] R.D.I. 304 (C.A. Qué.). En conséquence, les critères d’analyse des clauses restrictives contenues dans un contrat de vente d’actifs seront moins exigeants et le caractère raisonnable de telles clauses sera apprécié de manière beaucoup plus large en matière commerciale qu’en matière de contrat de travail.  Ainsi, je suis d’avis que, dans un contexte commercial, une clause restrictive est légale à moins que l’on puisse établir, par une preuve prépondérante, qu’elle est déraisonnable quant à sa portée.

[59]                          Les appelants avancent que les clauses 10.1 et 10.2 de la convention de vente d’actifs sont illégales en raison de leur portée excessive quant à la période et au territoire visés. J’estime qu’ils ont tort et voici pourquoi.

[60]                          D’entrée de jeu, il importe de souligner que, à la clause 10.4 de la convention en cause, l’appelant Payette reconnaît le caractère raisonnable de ses engagements. Même si notre Cour n’est pas liée par cette reconnaissance, puisqu’elle doit décider de la validité des clauses en question, il s’agit néanmoins d’un facteur additionnel et d’un indice à la fois pertinent et utile pour apprécier le caractère raisonnable et, partant, la validité de ces clauses.  Quelles sont donc les limites raisonnables desdites clauses en litige?

                  (2)     L’engagement de non-concurrence (la clause 10.1)

[61]                          En matière commerciale, un engagement de non-concurrence sera jugé raisonnable et légal à la condition d’être limité, quant à sa durée, à son territoire et aux activités qu’il vise, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de la partie en faveur de laquelle il a été pris : Copiscope Inc. c. TRM Copy Centers (Canada) Ltd., 1998 CanLII 12603 (C.A. Qué.). La validité d’une clause de non-concurrence en semblable matière dépend du contexte de la conclusion du contrat dans lequel figure la clause en question. Peuvent être pris en considération, le prix de vente, la nature des activités de l’entreprise, l’expérience et l’expertise des parties ainsi que le fait que celles-ci ont eu accès aux services de conseillers juridiques et autres professionnels. Chaque cas doit être examiné en fonction des circonstances qui lui sont propres.

[62]                          Pour bien évaluer la portée des obligations de non-concurrence (et de non-sollicitation), il est également nécessaire de tenir compte des circonstances des négociations entre les parties, notamment le degré d’expertise et d’expérience de ces dernières, ainsi que l’ampleur des ressources auxquelles elles ont eu accès à cette occasion. En l’espèce, la preuve a démontré que la convention d’octobre 2004, d’une valeur substantielle de 26 millions de dollars, a été conclue après de longues négociations entre des gens d’affaires avertis, agissant à armes égales et conseillés par des professionnels du droit et de la comptabilité. Même la juge Thibault dans ses motifs de dissidence reconnaît que tous les acteurs étaient des personnes rompues aux affaires ayant négocié sur un pied d’égalité. Le rapport de forces entre l’appelant Payette et l’intimée Guay inc. ne souffrait donc pas de déséquilibre et l’appelant Payette était en mesure d’apprécier pleinement l’étendue des obligations auxquelles il a accepté de s’astreindre.

a)  Durée

[63]                          Une clause de non-concurrence insérée à un contrat commercial doit bien sûr être limitée quant au temps, à défaut de quoi elle sera jugée contraire à l’ordre public et les tribunaux refuseront de lui donner effet. À titre d’exemples, voir Yvon Beaulieu Well Drilling Ltée c. Marcel Beaulieu Puits Artésiens Ltée, [1992] R.J.Q. 2608 (C.S.); voir aussi Allard c. Cloutier (1919), 29 B.R. 565, p. 567. Le caractère raisonnable de la durée d’une clause doit être évalué en fonction des circonstances particulières de chaque espèce et, notamment, de la nature des activités visées. Par exemple, en cas de vente d’actifs entre personnes averties et représentées par des avocats compétents, il est loisible de conclure, sauf exception, au caractère raisonnable de la clause ainsi négociée. L’évaluation de ces facteurs a amené les tribunaux au Québec à reconnaître la validité de clauses de non-concurrence figurant dans des contrats commerciaux et dont la période d’application allait dans certains cas jusqu’à 10 ans : Trans-Canada Thermographing (Ontario) Ltd. c. Trans-Canada Thermographing Ltd., SOQUIJ AZ-92021644 (C.S.); Papeterie L’Écriteau inc. c. Barbier, [1998] J.Q. no 5090 (QL) (C.S.).

[64]                          En l’espèce, il n’existe aucun élément de preuve indiquant que la période de cinq ans prévue à compter de la date à laquelle l’appelant Payette a cessé d’être à l’emploi de l’intimée Guay inc. est déraisonnable. Les tribunaux reconnaissent régulièrement la validité de clauses d’une telle durée.  Tout est fonction de la nature de l’entreprise, et chaque cas doit être évalué selon les circonstances qui lui sont propres. Ici, la nature très spécialisée des activités de l’entreprise milite en faveur de la reconnaissance de la validité d’un délai plus étendu jusqu’à cinq ans. D’ailleurs, cette question n’était pas controversée en première instance, puisque les parties ont admis le caractère spécialisé des activités de l’entreprise.

b)  Portée territoriale

[65]                          L’examen de la portée territoriale de la clause commande une analyse plus approfondie. En principe, le territoire visé par un engagement de non-concurrence est « limité à celui dans lequel s’exercent le commerce ou les activités de l’entreprise vendue [. . .] à la date de la transaction » : N.-A. Béliveau et S. LeBel, « Les clauses de non-concurrence en matière d’emploi et en matière de vente d’entreprise : du pareil au même? », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, vol. 338, Développements récents en droit de la non-concurrence (2011), 113, p. 182. Une clause de non-concurrence qui excède le territoire des activités de l’entreprise est contraire à l’ordre public. En l’espèce, le juge de première instance a conclu que la portée territoriale de la clause de non-concurrence était trop large, parce que celle-ci visait l’ensemble de la province de Québec, alors que le territoire exploité par le Groupe Fortier se limitait à la région de Montréal.

[66]                          Avec égards, le premier juge a commis une erreur manifeste et déterminante dans l’évaluation des faits lorsqu’il s’est prononcé sur le territoire exploité par le Groupe Fortier. Il ne s’agit pas d’une simple erreur d’interprétation des faits ou d’appréciation de la crédibilité de témoignages. Il s’agit d’une erreur relative à un élément névralgique au cœur même du moyen de droit invoqué. Dans son affidavit du 5 mai 2010, l’appelant Payette a précisé que « la très grande majorité » — et non pas la « totalité » — des activités de l’entreprise s’exerçait dans la grande région de Montréal : d.a., vol. I, p. 120. Compte tenu de cette description plus précise du territoire où l’entreprise vendue exerçait son commerce, la portée territoriale de la clause de non-concurrence n’est pas excessive.

[67]                          Comme l’a souligné la majorité de la Cour d’appel, le marché de la location de grues est particulier : « Les grues sont mobiles, elles se déplacent au gré des chantiers de construction. Les activités de ce type d’entreprise sont donc plus fonction du dispersement des chantiers que des places d’affaires de l’entreprise » (par. 84). Vu la nature particulière de l’industrie de la location de grues, le territoire visé par l’engagement de non-concurrence n’excède pas les limites nécessaires pour protéger les intérêts légitimes de l’intimée Guay inc.

(3)     L’engagement de non-sollicitation (la clause 10.2)

[68]                          Les appelants soutiennent que l’engagement prévu à la clause 10.2 est déraisonnable en raison de sa durée et de l’absence d’une limitation territoriale. Ils s’appuient sur l’analyse du juge de première instance, qui a vu dans les mots « faire affaires ou tenter de faire affaires » de la clause 10.2 un engagement hybride de non-concurrence ainsi qu’une interdiction de sollicitation des employés et des clients de l’acheteur. En conséquence, les appelants soutiennent que, tout comme c’est le cas pour la clause 10.1, une limitation géographique doit accompagner la clause 10.2. J’estime qu’ils ont tort.

[69]                          Je suis d’avis qu’il est tout à fait légitime et raisonnable de conclure que les mots « faire affaires » peuvent théoriquement viser l’acte de faire concurrence. Cependant, un examen sérieux des circonstances entourant la négociation de la convention d’octobre 2004 ne permet pas en l’espèce de retenir une telle interprétation car les clauses restrictives en cause se distinguent l’une de l’autre, tant de par leurs finalités que leurs objectifs. Or, s’il est vrai qu’une clause de non-concurrence exige la détermination du territoire visé, une telle limite n’est pas généralement essentielle au caractère raisonnable et à la légalité d’une clause de non-sollicitation.

[70]                          À l’audience, les appelants ont appuyé leur prétention en évoquant une proposition formulée par Marie-France Bich, maintenant à la Cour d’appel du Québec, suivant laquelle une clause de non-sollicitation est assujettie aux mêmes paramètres d’interprétation qu’une clause de non-concurrence et doit donc être limitée non seulement quant au temps, mais également quant au territoire : « La viduité post-emploi : loyauté, discrétion et clauses restrictives », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, vol. 197, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2003), 243.  Cette proposition de la juge Bich a été reprise par la Cour d’appel dans l’arrêt Robitaille c. Gestion L. Jalbert inc., 2007 QCCA 1052 (CanLII). Avec égards pour l’opinion contraire, une distinction s’impose entre une clause de non-sollicitation, d’une part, et une clause de non-concurrence, d’autre part. Je m’explique.

[71]                          Dans le cadre du pourvoi devant notre Cour, des raisons valables justifient le rejet d’une approche qui subordonne la validité d’une clause de non-sollicitation à une limitation territoriale. Tout d’abord, il faut rappeler que l’analyse faite par la juge Bich ainsi que la question considérée par la Cour d’appel dans l’arrêt Robitaille s’inscrivent dans le contexte de dispositions législatives visant à protéger les salariés contre des clauses de non-concurrence déraisonnables, la question étant de savoir si elles s’appliquent également aux clauses de non-sollicitation. En d’autres termes, cette analyse cible le contexte du régime législatif qui s’adresse exclusivement aux contrats de travail ou de louage de services. Il n’existe pas de tel régime législatif applicable aux clauses de non-concurrence figurant dans les contrats de vente d’actifs. Dans le cas d’un contrat de vente d’actifs, les tribunaux auront plus de déférence quant à l’équilibre, que souhaitent habituellement les parties à un tel contrat, entre la protection des intérêts légitimes de l’employeur et le principe de la libre concurrence. Les règles régissant les clauses restrictives dans ce contexte sont beaucoup moins exigeantes.

[72]                          De plus, la nature d’une clause de non-sollicitation établie dans le cadre d’activités commerciales spécialisées incite à conclure que la validité d’un tel engagement n’est pas tributaire de l’existence d’une limitation territoriale. Habituellement, l’objet de clauses de non-sollicitation est plus étroit que celui des clauses de non-concurrence et crée des obligations moins strictes que ces dernières. Comme le souligne l’auteur Patrick L. Benaroche, « les tribunaux apprécient le caractère raisonnable des clauses de non-sollicitation plus largement, car la protection visée a une portée plus restreinte qu’une véritable clause de non-concurrence », et la jurisprudence, même dans le contexte d’un contrat de travail, « se montre plus libérale à l’égard de la première que de la seconde » : « La non-sollicitation : paramètres juridiques applicables en matière d’emploi », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, vol. 289, Développements récents sur la non-concurrence (2008), 183, p. 193 et 200.

[73]                          Au surplus, je suis d’avis qu’une clause de non-sollicitation visant la totalité ou une partie de la clientèle ainsi protégée ne doit pas nécessairement comporter une limitation territoriale pour être valide, car celle-ci peut être aisément circonscrite par l’analyse de la clientèle ciblée. À titre d’exemples, dans les décisions World Wide Chemicals Inc. c. Bolduc, 1991 CarswellQue 1157, L.E.L. Marketing Ltée c. Otis, [1989] Q.J. No. 1229 (QL), et Moore Corp. c. Charette (1987), 19 C.C.E.L. 277, la Cour supérieure a rappelé qu’une restriction géographique est superflue dans la cadre d’une clause de non-sollicitation. Finalement, l’économie moderne, et notamment les nouvelles technologies, ne limitent plus la clientèle d’un point de vue géographique, ce qui témoigne généralement du caractère obsolète d’une limitation territoriale dans une clause de non-sollicitation.

[74]                          En l’espèce, l’interprétation de la clause 10.2 qu’a donnée le juge de première instance s’éloigne de l’intention réelle des parties, qui ont négocié et accepté l’inclusion de deux clauses distinctes, l’une portant sur la concurrence et l’autre visant spécifiquement la sollicitation. Une approche pragmatique, rationnelle et cohérente demande que les deux clauses soient interprétées de façon distincte, selon les objectifs recherchés. De plus, on ne saurait faire abstraction du sens commun des mots utilisés habituellement en semblable matière. Le fait d’ajouter à la notion de sollicitation un volet de non-concurrence, alors que la clause 10.2 porte spécifiquement sur la non-sollicitation de clients de l’entreprise ou de ses employés, ne peut mener qu’à une seule conclusion logique et cohérente lorsque le libellé de cette clause est apprécié dans son ensemble : les parties ont bel et bien convenu d’obligations distinctes à la clause 10.1 et à la clause 10.2. Partant, l’omission d’inclure une limite territoriale à la clause de non-sollicitation ne permet pas, à mon sens, de conclure au caractère déraisonnable de cette dernière, laquelle est donc légale.

V.     Dispositif

[75]                          Pour ces motifs, je rejetterais l’appel et je confirmerais la décision de la Cour d’appel du Québec, le tout avec dépens.

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs des appelants : Norton Rose Fulbright Canada, Québec.

                    Procureurs de l’intimée : Heenan Blaikie Aubut, Québec.

 

 

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