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Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634

 

Dow Corning Corporation                                                                 Appelante

 

c.

 

Susan Hollis et John Robert Birch                                                   Intimés

 

Répertorié:  Hollis c. Dow Corning Corp.

 

No du greffe:  23776.

 

1995:  2 février; 1995:  21 décembre.

 


Présents:  Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

 

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

 

                   Responsabilité délictuelle ‑‑ Obligation de mise en garde du fabricant ‑‑ Intermédiaire compétent ‑‑ Rupture d'un implant mammaire ‑‑ Omission par le médecin de mettre la patiente en garde contre les risques de complications postopératoires ou la possibilité de rupture de l'implant ‑‑ Le fabricant avait‑il l'obligation de mettre la patiente et/ou le médecin en garde? ‑‑ Les principes de l'intermédiaire compétent modifient‑ils l'obligation du fabricant de mettre la patiente en garde directement?

 

                   Responsabilité délictuelle ‑‑ Causalité ‑‑ Doit‑on appliquer le critère subjectif ou objectif à la décision du patient de subir une opération chirurgicale en étant informé des risques? ‑‑ Le fabricant peut‑il échapper à toute responsabilité du fait de ce que le médecin aurait fait s'il avait été adéquatement mis en garde?

 

                   Pratique ‑‑ Pouvoirs de la cour d'appel ‑‑ Conclusion de fait ‑‑ La cour d'appel peut‑elle tirer une conclusion de fait ou l'affaire doit‑elle être renvoyée en première instance?

 

                   En 1983, sur les conseils de son chirurgien (Dr Birch), Mme Hollis a subi une implantation de prothèses mammaires pour corriger une malformation congénitale.  Le chirurgien ne l'a pas mise en garde contre les risques de complications postopératoires et ne l'a pas avertie de la possibilité d'une rupture interne des implants.  En 1984, après une deuxième opération et un examen par le Dr Birch, lequel n'a diagnostiqué aucun problème, Mme Hollis a commencé à suivre un cours de boulangerie, qui l'obligeait à remuer énergiquement le torse  et les bras.  En 1985, Mme Hollis a remarqué la présence d'une masse au sein droit et a commencé à ressentir une douleur dans cette région ainsi qu'au côté droit.  Elle est allée consulter un autre chirurgien, le Dr Quayle, qui a procédé à l'enlèvement chirurgical de la prothèse.  Il a découvert que la prothèse gauche était intacte mais qu'il y avait eu rupture de la prothèse droite.  Le Dr Quayle a enlevé le gel mais n'a pu trouver l'enveloppe.  Après l'enlèvement des prothèses mammaires, l'état de Mme Hollis s'est détérioré.  Après avoir consulté un troisième chirurgien en 1987, Mme Hollis a subi une mastectomie sous‑cutanée bilatérale bien réussie et a accepté l'implantation de deux prothèses mammaires d'une forme et d'un modèle différents des prothèses originales.

 

                   Le Dr Birch n'a reçu que peu d'information de la part du fabricant quant au risque de rupture de l'implant.  Même dès 1979, Dow savait qu'une rupture des prothèses pouvait causer sur l'organisme des réactions indésirables résultant de la diffusion du gel.  Alors que la mise en garde de 1985 évoquait les dangers tels une «adénopathie, la formation de cicatrices, une réaction inflammatoire» et la possibilité, après rupture, de «projection du gel à distance», les mises en garde de 1976 et de 1979 ne faisaient aucune mention de ces conséquences possibles.  Ces premières mises en garde ne mentionnaient pas non plus la rupture due à un facteur moins important qu'«une pression anormale ou un traumatisme».

 

                   En 1989, Mme Hollis a intenté une action contre Dow, son agent canadien, le Dr Birch et le Dr Quayle.  Au procès, elle a allégué avec succès la négligence de Dow dans la fabrication de la prothèse, de sorte que Dow a été condamnée à lui verser des dommages‑intérêts ainsi que les dépens; ses autres demandes ont été rejetées.  La Cour d'appel a écarté à la majorité la conclusion selon laquelle Dow avait fait preuve de négligence dans la fabrication de la prothèse, mais elle a rejeté l'appel pour le motif que Dow n'avait pas adéquatement mis Mme Hollis en garde contre les risques de rupture.  Toujours à la majorité, la Cour d'appel a ordonné la tenue d'un nouveau procès concernant l'action de Mme Hollis contre le Dr Birch, qui avait été rejetée.  La seule question soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si la Cour d'appel a commis une erreur en tenant Dow responsable envers Mme Hollis pour n'avoir pas adéquatement mis en garde le Dr Birch contre le risque de rupture postopératoire de l'implant.

 

                   Arrêt (les juges Sopinka et McLachlin sont dissidents):  Le pourvoi est rejeté.

 

                   Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory et Iacobucci:  En droit de la responsabilité délictuelle, le fabricant d'un produit a le devoir de mettre les consommateurs en garde contre les dangers inhérents à son utilisation, dont il est ou devrait être au courant.  Il s'agit là d'une obligation constante, qui oblige les fabricants à prévenir les utilisateurs non seulement des dangers connus au moment de la vente, mais également de ceux qui sont découverts après l'achat et la livraison du produit.  Toutes les mises en garde doivent être communiquées de façon raisonnable et doivent exposer clairement les dangers précis découlant de l'utilisation normale du produit.  L'obligation de mise en garde vient corriger le déséquilibre des connaissances entre le fabricant et les consommateurs en prévenant ces derniers de l'existence d'un danger et en leur permettant de prendre des décisions éclairées concernant l'utilisation sécuritaire du produit.  La nature et l'étendue de cette obligation varient selon le danger découlant de l'utilisation normale du produit.  Dans le cas de produits médicaux, la norme de diligence à laquelle les fabricants doivent satisfaire en matière de mise en garde adéquate des consommateurs est forcément élevée.

 

                   Les principes qui sous‑tendent la théorie du «consentement éclairé» sont applicables à la relation entre les fabricants de produits médicaux et les consommateurs.  Contrairement à la relation médecin‑patient, la relation fabricant‑consommateur se caractérise principalement par une absence de communication directe qui crée une relation de totale dépendance entre le fabricant et le patient.  Il est par conséquent raisonnable d'exiger que les fabricants divulguent aux consommateurs des renseignements clairs, complets et à jour concernant les risques inhérents à l'utilisation normale de leurs produits.  Une norme élevée en matière de divulgation protège la santé publique et n'impose pas aux fabricants un fardeau onéreux.

 

                   La règle de l'«intermédiaire compétent» s'applique lorsqu'une inspection intermédiaire du produit est prévisible parce qu'il s'agit d'un produit à forte teneur technique ou que la confiance du consommateur repose principalement sur le jugement d'un «intermédiaire compétent» et non sur le fabricant.  En pareil cas, il peut ne pas être nécessaire de mettre en garde le consommateur final, et le fabricant peut s'acquitter de son obligation à son égard en avertissant l'intermédiaire compétent des risques inhérents à l'utilisation du produit.  De façon générale, la règle s'applique soit dans le cas d'un produit à forte teneur technique, destiné à être utilisé uniquement sous la surveillance d'experts, soit dans le cas d'un produit tel qu'il n'est pas réaliste de penser que le consommateur recevra une mise en garde directe du fabricant avant de l'utiliser.  La règle, qui est essentiellement une application des principes en common law de l'examen intermédiaire et de la cause intermédiaire, est une exception à l'obligation générale du fabricant de mettre le consommateur en garde, et vient relever le fabricant de son obligation envers le consommateur final, qui a le droit de recevoir une information complète et à jour concernant les risques inhérents à l'utilisation normale du produit.  La règle présume que l'intermédiaire est «compétent», c'est‑à‑dire qu'il est pleinement au fait des risques associés à l'utilisation du produit.  Par conséquent, on ne peut dire que le fabricant s'est acquitté de son obligation envers le consommateur que lorsque le degré de connaissance de l'intermédiaire se rapproche de celui du fabricant.  Permettre aux fabricants d'invoquer le bénéfice de la règle dans les cas où ils n'ont pas pleinement mis le médecin en garde saperait le fondement même de l'obligation de mise en garde, qui consiste à faire en sorte que le consommateur soit pleinement informé de tous les risques.  Étant donné que c'est le fabricant qui est le mieux en mesure de connaître les risques que présente l'utilisation de ses produits, et aussi le mieux en mesure de s'assurer que leur utilisation normale est sans danger, c'est sur lui que doit retomber l'obligation première de faire une mise en garde claire, complète et à jour.

 

                   La règle de l'«intermédiaire compétent» est applicable dans le contexte de la présente affaire.  La mise en garde faite par Dow au chirurgien n'était cependant pas adéquate.  Il y avait une preuve suffisante au dossier pour permettre à la Cour d'appel de procéder légitimement et pleinement à une nouvelle appréciation de la question de l'obligation de mise en garde, sans qu'il soit nécessaire de renvoyer le tout en première instance.  Même si les juridictions d'appel sont en général, et de façon compréhensible, réticentes à tirer des conclusions de fait sans avoir l'avantage de voir et d'entendre elles‑mêmes les témoins, la présente espèce ne soulève pas de considérations de ce genre puisque l'essentiel de la preuve cruciale présentée au procès était de nature documentaire et non testimoniale.

 

                   Alors que les mises en garde antérieures faites au corps médical laissaient entendre que la rupture ne survenait que dans les cas extrêmes d'impact violent, celle de 1985 faisait clairement comprendre que la patiente recevant une prothèse devait envisager de modifier son mode de vie afin d'éviter tout risque de rupture.  On peut raisonnablement penser qu'une mise en garde plus adéquate aurait influencé le choix de la profession de Mme Hollis et, partant, son exposition à un risque inutile.

 

                   Dow connaissait ou aurait dû connaître les risques évoqués dans la mise en garde de 1985 lorsque l'opération chirurgicale a été pratiquée en 1983.  Entre 1976 et 1984, Dow a reçu 78 rapports de médecins concernant des ruptures postopératoires «inexpliquées» de ses prothèses.  Elle avait l'obligation de transmettre au corps médical, beaucoup plus tôt qu'elle ne l'a fait, ses constatations concernant tant le phénomène de la rupture «inexpliquée» que le dommage susceptible d'être causé par la diffusion de gel dans l'organisme.  Compte tenu du fait que les prothèses sont implantées chirurgicalement à l'intérieur du corps humain, et que tout défaut de ces produits aura de toute évidence un effet hautement dommageable sur la porteuse, le fardeau qui incombait à Dow quant à la divulgation franche de l'information était extrêmement élevé tout au long de la période pertinente.  L'obligation de mise en garde est une obligation continue et les fabricants de produits potentiellement dangereux ont l'obligation de tenir les médecins au courant de tout élément nouveau, même de ceux qu'ils ne considèrent pas concluants.

 

                   Les arguments qui postulent que Dow n'avait une obligation de mise en garde qu'après avoir tiré ses propres conclusions définitives quant à la cause et à l'effet des ruptures «inexpliquées» ne sauraient être retenus.  Ce postulat n'a aucun fondement en droit canadien.  Bien que le nombre de ruptures ait été statistiquement faible pendant la période pertinente, et que leur cause ait été inconnue, il incombait à Dow de tenir compte de la gravité du risque que présentait pour chacune des porteuses une rupture possible de sa prothèse.  D'ailleurs, c'est précisément parce que les ruptures étaient «inexpliquées» que Dow aurait dû s'en préoccuper.  À n'en pas douter, il ne lui aurait pas été difficile d'inclure dans la documentation technique une mise à jour faisant état des cas signalés de ruptures «inexpliquées» non attribuables à l'intervention chirurgicale et dressant la liste des effets secondaires possibles de telles ruptures.

 

                   Pour ce qui est de la causalité, le critère subjectif (énoncé dans l'arrêt Buchan) pour déterminer si le patient aurait accepté de subir une opération chirurgicale s'il avait été pleinement informé des risques est adopté.  La plus importante préoccupation que soulève l'application de ce critère est que la demanderesse, avec le recul, prétendra toujours qu'elle n'aurait pas utilisé le produit si on l'avait mise en garde de manière adéquate.  Il est possible, dans le cas d'une poursuite contre un fabricant pour défaut de mise en garde, d'y répondre adéquatement en première instance par voie de contre‑interrogatoire et par la juste appréciation par le juge des témoignages pertinents.  Le devoir du fabricant de produits ne peut être considéré comme coïncidant avec celui du médecin, qui est de donner à son patient, dans un contexte donné, les meilleurs conseils et services médicaux possibles.  Le fabricant, étant donné qu'il y a une plus grande probabilité que la valeur du produit soit exagérée et les risques minimisés, devrait, sur le plan des principes, être assujetti à une norme stricte en ce qui concerne les mises en garde contre les effets secondaires dangereux de ces produits.  Il n'y a aucune raison, comme dans le cas du médecin, de modifier la conception de la causalité généralement appliquée en matière de responsabilité délictuelle.  En fait, l'inégalité des ressources et de l'information entre le fabricant et le patient, voire le médecin, pointe dans la direction opposée.  Il y avait une preuve suffisante en l'espèce pour satisfaire au critère subjectif.

 

                   Bien qu'il y ait une certaine ambiguïté concernant la pratique suivie en 1983 par le Dr Birch en matière de mise en garde, Dow ne peut, sur ce fondement, faire valoir qu'il n'y a pas de lien de causalité direct entre son manquement à l'obligation de mise en garde et le préjudice subi par la demanderesse.  Si le Dr Birch avait reçu une mise en garde adéquate mais ne l'avait pas transmise à Mme Hollis, Dow aurait certes été exonérée de toute responsabilité conformément à la théorie de l'intermédiaire compétent.  On ne peut en déduire toutefois que, pour engager la responsabilité de Dow, Mme Hollis doit maintenant établir que le Dr Birch l'aurait informée s'il avait été lui‑même mis au courant.  L'obliger à établir cette preuve serait lui demander de faire la preuve d'une situation hypothétique relativement au comportement de son médecin, situation résultant du manquement de Dow à son obligation.  Si, dans une affaire de négligence, la charge ultime et de persuasion incombe généralement au demandeur, celui‑ci n'est pas tenu de prouver une situation hypothétique de ce genre.

 

                   Les moyens de preuve à la disposition de la victime sont gravement affaiblis si elle est appelée à démontrer ce qu'un médecin aurait fait dans une situation hypothétique.  Le principe directeur dans une affaire de ce type est le consentement éclairé, c'est‑à‑dire le droit du patient d'être pleinement informé par le fabricant de tous les risques importants associés à l'utilisation d'un produit médical.  Ce droit au consentement éclairé n'a pas été respecté en l'espèce.  Le manquement de Dow à son obligation de mise en garde a été une cause du préjudice qu'elle a subi; que les agissements du Dr Birch dans la situation hypothétique posée par Dow puissent également avoir été une cause, ce n'est pas à elle de l'établir.  En position de grande inégalité sur le plan de l'information par rapport tant au fabricant qu'au médecin, Mme Hollis n'a aucunement contribué à créer la série de conditions causales ayant mené au préjudice.  L'intérêt de la justice commande qu'elle ne soit pas pénalisée pour le fait que, si le fabricant avait effectivement rempli son obligation de mise en garde, le médecin aurait encore pu être en faute.

 

                   Un fabricant ayant omis la mise en garde qu'il avait l'obligation de faire ne devrait pas pouvoir se dégager de sa responsabilité simplement par une preuve tendant à établir que même si le médecin avait reçu la mise en garde, il ne l'aurait pas transmise à son patient, et encore moins en imposant cette charge à la demanderesse.  L'adoption d'une telle règle entraînerait, dans certains cas, le risque que la demanderesse ne soit pas indemnisée pour le préjudice subi.  Elle n'aurait aucun recours contre un médecin qui n'aurait pas fait preuve de négligence en ce qui concerne les renseignements qu'il avait effectivement à sa disposition, et elle n'aurait non plus aucun recours contre un fabricant qui, même s'il a manqué à son obligation de mise en garde, pourrait échapper à sa responsabilité en faisant valoir que, si le médecin avait été adéquatement mis en garde, il n'aurait pas transmis l'information à la demanderesse.  Notre droit de la responsabilité délictuelle ne devrait pas être interprété comme envisageant un résultat aussi inusité.

 

                   Les juges Sopinka et McLachlin (dissidents):  L'analyse que le juge La Forest fait des principes relatifs à l'obligation de mise en garde, et tout particulièrement de la façon dont les principes relatifs à l'intermédiaire compétent s'appliquent, est acceptée.

 

                   Le critère subjectif proposé dans l'arrêt Buchan c. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. ne repose aucunement sur une preuve de ce qu'une femme raisonnable ferait et ne tient pas compte du manque de fiabilité inhérente de toute déclaration intéressée de la demanderesse.  La méthode la plus fiable pour déterminer ce qui se serait vraiment produit consiste à examiner l'affirmation de la demanderesse en fonction d'une preuve matérielle de ce qu'une personne raisonnable aurait fait.  Cette question de fait difficile, peu importe le critère adopté, doit être tranchée en première instance et non en appel.  Il n'y a aucun motif d'appliquer, relativement à une même question, un critère différent pour le médecin et pour le fabricant.

 

                   Pour établir la responsabilité, le demandeur doit démontrer non seulement que le défendeur a manqué à son obligation, mais aussi que ce manquement a été la cause du préjudice qu'il a subi.  En l'espèce, Mme Hollis doit établir que son médecin l'aurait mise en garde contre les risques dont il aurait été informé et qu'elle aurait refusé l'opération si elle avait été mise en garde.  Sans cette preuve, on ne peut affirmer avec certitude que l'omission de mise en garde des médecins par Dow a été la cause du préjudice dont elle a été victime.  On ne peut faire abstraction de l'absence de causalité en l'escamotant sous la question du partage de la responsabilité.

 

                   Les arrêts qu'invoquent le juge La Forest pour ce qui est de l'inversion ou de l'assouplissement du fardeau de la preuve en matière de causalité ne justifient pas de considérer la causalité comme non pertinente.  Quoi qu'il en soit, les arrêts invoqués n'appuient pas l'inversion du fardeau de la preuve en l'espèce ou, s'ils l'appuient, cela ne permettrait pas de résoudre la question de la causalité.  Il existait amplement d'éléments de preuve pour soulever la question de la causalité, qui devrait être examinée par le juge de première instance dans le cadre d'un nouveau procès.

 

                   Il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès dans les cas où la cour d'appel est appelée à trancher un appel fondé sur une question de droit qui n'a été ni examinée ni tranchée en première instance et où le juge de première instance n'a pas tiré de conclusions de fait importantes sur cette question.  La cour d'appel hésitera grandement à assumer le rôle du juge de première instance pour tirer des conclusions de fait essentielles au règlement d'une question.  Fait encore plus important, beaucoup s'entendent pour dire que la partie lésée a droit à un nouveau procès pratiquement de plein droit.

 

                   Une cour d'appel est en aussi bonne position que le juge de première instance pour tirer une conclusion de fait dans certaines circonstances:  (i) le juge de première instance a tiré les conclusions nécessaires, mais relativement à une question de droit différente, ou encore on peut supposer sans risque, à partir des conclusions effectivement tirées, que le juge de première instance aurait tiré les conclusions nécessaires n'eût été l'erreur de droit; (ii) les éléments de preuve ne sont pas contestés ni contradictoires et aucune question de crédibilité n'a été soulevée; (iii) il existe des circonstances spéciales qui font que les parties exhortent la cour d'appel à tirer les conclusions de fait nécessaires.  Il n'existe en l'espèce aucune circonstance de la nature de celles qui ont été énumérées et notre Cour n'est clairement pas en aussi bonne position que le juge de première instance pour tirer les conclusions requises.

 

                   Outre des questions relatives à l'obligation, des questions de fait doivent être résolues.  Au procès, aucune conclusion n'a été tirée sur la question de savoir si Mme Hollis aurait consenti à l'opération, même si elle avait reçu une mise en garde adéquate, et si le comportement du Dr Birch aurait été le même, que Dow ait ou non manqué à son obligation de mise en garde.  Faute d'une conclusion par notre Cour qu'il n'y avait pas de preuve permettant de soulever ces questions ou qu'une appréciation de la preuve ne peut trancher l'affaire, un nouveau procès permettrait au juge de première instance de s'acquitter de cette tâche.  Il y aura de toute façon un nouveau procès concernant le Dr Birch et le présent arrêt ne mettra pas un terme au litige.  Notre Cour ne doit pas trancher la question car un juge de première instance ne pourrait pas, dans un nouveau procès, arriver à une conclusion contraire.  Enfin, en vertu de la Negligence Act, dans le cas où le préjudice ou la perte est imputable à la faute d'au moins deux personnes, il faut départager la responsabilité conformément au degré de faute.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge La Forest

 

                   Arrêt approuvé:  Buchan c. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. (1986), 12 O.A.C. 361;  arrêt examiné:  Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830; arrêts mentionnés:  Lambert c. Lastoplex Chemicals Co., [1972] R.C.S. 569; Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189; Setrakov Construction Ltd. c. Winder's Storage & Distributors Ltd. (1981), 11 Sask. R. 286; Meilleur c. U.N.I.‑Crete Canada Ltd. (1985), 32 C.C.L.T. 126; Skelhorn c. Remington Arms Co. (1989), 69 Alta. L.R. (2d) 298; McCain Foods Ltd. c. Grand Falls Industries Ltd. (1991), 116 R.N.-B. (2d) 22; Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562; Shandloff c. City Dairy, [1936] 4 D.L.R. 712; Arendale c. Canada Bread Co., [1941] 2 D.L.R. 41; Zeppa c. Coca‑Cola Ltd., [1955] 5 D.L.R. 187; Rae and Rae c. T. Eaton Co. (Maritimes) Ltd. (1961), 28 D.L.R. (2d) 522; Heimler c. Calvert Caterers Ltd. (1975), 8 O.R. (2d) 1; Hopp c. Lepp, [1980] 2 R.C.S. 192; Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880; Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Schloendorff c. Society of New York Hospital, 105 N.E. 92 (1914); Canterbury c. Spence, 464 F.2d 772 (1972); Sterling Drug, Inc. c. Cornish, 370 F.2d 82 (1966); Reyes c. Wyeth Laboratories, 498 F.2d 1264 (1974), cert. refusé 419 U.S. 1096 (1974); Schenebeck c. Sterling Drug, Inc., 423 F.2d 919 (1970); Hoffman c. Sterling Drug, Inc., 485 F.2d 132 (1973); Dunkin c. Syntex Laboratories, Inc., 443 F.Supp. 121 (1977); Lindsay c. Ortho Pharmaceutical Corp., 637 F.2d 87 (1980); Timm c. Upjohn Co., 624 F.2d 536 (1980), cert. refusé 449 U.S. 1112 (1981); Stanback c. Parke, Davis and Co., 657 F.2d 642 (1981); Walker c. Merck & Co., 648 F.Supp. 931 (1986), conf. par 831 F.2d 1069 (1987); Plummer c. Lederle Laboratories, 819 F.2d 349 (1987); Davidson c. Connaught Laboratories (1980), 14 C.C.L.T. 251; Holmes c. Ashford, [1950] 2 All E.R. 76; MacDonald c. Ortho Pharmaceutical Corp., 475 N.E.2d 65 (1985), cert. refusé 474 U.S. 250 (1985); Prudential Trust Co. c. Forseth, [1960] R.C.S. 210; Davie Shipbuilding Ltd. c. La Reine [1984] 1 C.F. 461; Nova, An Alberta Corporation c. Guelph Engineering Co. (1989), 70 Alta. L.R. (2d) 97; McCue c. Norwich Pharmacal Co., 453 F.2d 1033 (1972); Hamilton c. Hardy, 549 P.2d 1099 (1976).

 

Citée par le juge Sopinka (dissident)

 

                   Buchan c. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. (1986), 12 O.A.C. 361; Cobbs c. Grant, 502 P.2d 1 (1972); Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880; Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; McGhee c. National Coal Board, [1973] 1 S.L.T.R. 14; Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074; Just c. British Columbia, [1989] 2 R.C.S. 1228; Koschman c. Hay (1977), 17 O.R. (2d) 557; Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593; Davie Shipbuilding Ltd. c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; Jardine c. Northern Co‑operative Timber and Mill Association, [1945] 1 W.W.R. 533; Nova, An Alberta Corporation c. Guelph Engineering Co. (1989), 70 Alta. L.R. (2d) 97; Glow c. Paquin, [1932] 1 W.W.R. 737;  Patterson c. Township of Aldborough (1913), 11 D.L.R. 437; Colautti Construction Ltd. c. City of Ottawa (1984), 9 D.L.R. (4th) 265; Bank of Nova Scotia c. Dunphy Leasing Enterprises Ltd. (1991), 83 Alta. L.R. (2d) 289; Fitz Randolph c. Fitz Randolph (1918), 41 D.L.R. 739; McCarroll c. Powell, [1955] 4 D.L.R. 631; Hunt c. MacLeod Construction Co., [1958] R.C.S. 737.

 

Lois et règlements cités

 

Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, art. 2.

 

Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370.

 

Doctrine citée

 

Cross, Sir Rupert.  Cross on Evidence, 7th ed.  By the late Sir Rupert Cross and Colin Tapper.  London:  Butterworths, 1990.

 

Fleming, John G.  The Law of Torts, 8th ed.  Sydney:  Law Book Co., 1992.

 

McCormick, Charles Tilford.  McCormick on Evidence, 3rd ed.  By Edward W. Cleary, General Editor.  St. Paul, Minn.:  West Publishing Co., 1984.

 

Peppin, Patricia.  «Drug/Vaccine Risks:  Patient Decision‑Making and Harm Reduction in the Pharmaceutical Company Duty to Warn Action» (1991), 70 R. du B. can. 473.

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 1, 103 D.L.R. (4th) 520, 48 W.A.C. 108, [1993] 6 W.W.R. 609, 16 C.C.L.T. (2d) 140, qui a ordonné la tenue d'un nouveau procès (relativement à John Robert Birch) et rejeté un appel (relativement à Dow Corning Corporation) interjeté contre une décision du juge Bouck, [1990] B.C.J. No. 1059, qui avait accueilli l'action intentée par Susan Hollis contre Dow Corning Corporation et rejeté son action contre John Robert Birch.  Pourvoi rejeté, les juges Sopinka et McLachlin sont dissidents.

 

                   D. J. Mullan, c.r., et D. W. Donohoe, pour l'appelante.

 

                   Donald J. McKinlay, pour l'intimée Susan Hollis.

 

                   James M. Lepp et William S. Clark, pour l'intimé John Robert Birch.

 

                   Version française du jugement des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier, Cory et Iacobucci rendu par

 

1                 Le juge La Forest ‑‑ Le présent pourvoi soulève la question de savoir si un fabricant de prothèses mammaires de silicone peut être tenu responsable sur le plan délictuel envers une patiente ayant subi un préjudice du fait de la rupture inexpliquée des prothèses, lorsque ce fabricant n'a pas mis adéquatement en garde la patiente ou le chirurgien contre les risques de rupture.  L'appelante, Dow Corning Corporation («Dow»), est une entreprise américaine qui, dans les années 1970 et 1980, a mis au point et fabriqué la prothèse mammaire de silicone de marque «Silastic».  Le 7 mai 1990, le juge Bouck de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a condamné Dow à verser à l'intimée, Susan Hollis, des dommages‑intérêts ainsi que les dépens pour négligence dans la fabrication d'une prothèse mammaire Silastic qui s'est rompue dans son organisme environ 17 mois après y avoir été implantée en 1983.  Les demandes que Mme Hollis avait formées contre le Dr John Robert Birch, qui a implanté la prothèse, le Dr James Quayle, qui l'a subséquemment retirée, et Dow Corning Canada Inc. («Dow Canada»), l'agent canadien de vente pour Dow, ont été rejetées.  La Cour d'appel a écarté à la majorité la conclusion du juge Bouck selon laquelle Dow avait fait preuve de négligence dans la fabrication de la prothèse, mais elle a rejeté l'appel pour le motif que Dow n'avait pas adéquatement mis Mme Hollis en garde contre les risques de rupture.  Toujours à la majorité, la Cour d'appel a ordonné la tenue d'un nouveau procès concernant la demande de Mme Hollis contre le Dr Birch.

 

2                 Dow a obtenu l'autorisation de notre Cour pour se pourvoir contre la conclusion de la Cour d'appel suivant laquelle elle avait manqué à son obligation de mise en garde.  Elle demande à la Cour soit de rejeter la demande de Mme Hollis soit d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.  Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis qu'il convient de rejeter le pourvoi de Dow.  Voici les faits pertinents.

 

Les faits

 

3                 Au début de juin 1983, Mme Hollis, alors âgée de 23 ans, a subi un examen physique complet chez son médecin de famille, le Dr Ken Mills.  Timide et réservée, elle n'avait jamais subi auparavant d'examen complet.  Pendant l'examen, le Dr Mills a constaté qu'elle souffrait d'une malformation congénitale des seins appelée «seins tubulaires», ce qui leur donnait un aspect cylindrique et causait une accumulation de sang dans la région du mamelon et, en conséquence, un élargissement anormal de l'aréole.  Madame Hollis a dit au Dr Mills qu'elle se doutait depuis plusieurs années que ses seins étaient difformes, qu'elle en éprouvait de la gêne, mais qu'elle n'avait jamais jugé que cette malformation était grave au point d'avoir à consulter un médecin.  Malgré les réserves de Mme Hollis quant à la nécessité d'un traitement médical, le Dr Mills lui a suggéré de consulter le Dr John Birch, plasticien d'expérience qu'elle avait vu plus tôt au cours de l'année pour des marques d'acné sévères sur les joues.

 

4                 Madame Hollis a rencontré le Dr Birch en juillet 1983.  Ce dernier lui a confirmé qu'elle souffrait effectivement d'une malformation et lui a expliqué que la chirurgie et les prothèses pouvaient corriger la forme de sa poitrine ainsi que la taille de l'aréole.  Il lui a montré une prothèse et lui a expliqué l'intervention chirurgicale.  Il a ajouté qu'elle ne sentirait aucunement les prothèses après l'opération et que cela ne l'empêcherait pas d'allaiter.  Le Dr Birch ne l'a toutefois pas mise en garde contre les risques de complications postopératoires.  Il ne l'a pas avertie non plus de la possibilité d'une rupture interne des implants.  Suivant ses conseils, elle a consenti à l'opération.

 

5                 Le 21 octobre 1983, Mme Hollis a subi une intervention chirurgicale consistant en l'implantation de deux prothèses mammaires de silicone Silastic au Kelowna General Hospital de Kelowna (C.‑B.).  Il s'agissait de prothèses Silastic [traduction] «remplies de gel, de forme discrète et au contour sphérique», lesquelles avaient été fabriquées par l'appelante Dow et achetées par le Dr Birch à Dow Canada, l'agent canadien de Dow.  Ces prothèses sont vendues uniquement à des médecins ou à des établissements médicaux et ne sont pas directement accessibles au public.  L'opération s'est bien déroulée et Mme Hollis s'est rétablie normalement.  Au printemps 1984 cependant, l'anormalité était réapparue.  Le Dr Birch a donc opéré Mme Hollis une deuxième fois.  Pendant cette deuxième opération, le plasticien qui assistait le Dr Birch a pratiqué l'extension de l'aréole par application d'une légère pression sur les seins.  En avril 1984, Mme Hollis a été examinée par le Dr Birch, lequel n'a diagnostiqué aucun problème.  Le 15 mai 1984, elle a commencé à suivre un cours de boulangerie qui l'obligeait à remuer énergiquement le torse et les bras.

 

6                 En janvier 1985, Mme Hollis a remarqué la présence d'une masse au sein droit et a commencé à ressentir une douleur dans cette région ainsi qu'au côté droit.  Pensant que la masse pouvait être reliée à la prothèse, elle est allée consulter le Dr Quayle, un autre plasticien, qui l'a renvoyée à un expert en chirurgie mammaire, le Dr Turner.  Ce dernier a conclu que la masse était vraisemblablement reliée au glissement vers le bas des prothèses, tout en notant qu'il pouvait s'agir d'une maladie mammaire bénigne.  Le Dr Turner a recommandé le retrait des prothèses.  Le 29 janvier 1985, Mme Hollis a été examinée à nouveau par le Dr Quayle.  Celui‑ci a remarqué une certaine densité de la partie inférieure du sein droit.  Madame Hollis s'est plainte que son côté droit était très douloureux.

 

7                 Le 19 mars 1985, le Dr Quayle a procédé à l'enlèvement chirurgical des prothèses.  Il a découvert que la prothèse gauche était intacte mais qu'il y avait eu rupture de la prothèse droite, ce qui avait causé une irritation des parois de la cavité mammaire droite où le gel était entré en contact avec les tissus.  Le gel de silicone de la prothèse droite était répandu dans la cavité mammaire, qui était rouge et enflée.  Le Dr Quayle a enlevé le gel à l'aide d'éponges mais n'a pu trouver l'enveloppe de silicone qui entourait l'implant à l'origine.  Il n'a pas gardé le gel pour le faire analyser, mais a remis la prothèse gauche à Mme Hollis.  La cause de la rupture de l'implant dans le sein droit demeure inconnue.

 

8                 Après l'enlèvement des prothèses mammaires, l'état de Mme Hollis s'est détérioré.  Entre mai 1985 et février 1987, elle a continué à ressentir une douleur à l'aisselle droite de même qu'au sein droit où des masses sont à nouveau apparues.  La douleur se faisait particulièrement sentir lorsqu'elle levait le bras droit et qu'elle s'affairait au travail.  À cette époque, elle a consulté plusieurs médecins et subi de nombreux tests.  Au cours d'une intervention pratiquée le 3 février 1987, le Dr A. D. Courtemanche, plasticien, a découvert une masse allongée sensible dans les deux quadrants inférieurs du sein droit; il a estimé qu'il s'agissait probablement d'un reste de l'implant mammaire, bien qu'il n'ait trouvé aucune trace de silicone dans le sein droit.  Le 10 juin 1987, le Dr Courtemanche a procédé à une mastectomie sous‑cutanée bilatérale.  Pour des raisons d'esthétique, Mme Hollis a accepté l'implantation de deux prothèses Silastic II de Dow, d'une forme et d'un modèle différents des prothèses originales.

 

9                 La mastectomie sous‑cutanée a bien réussi et Mme Hollis n'a pas connu d'autres complications depuis 1987.  Toutefois, elle a des cicatrices résiduelles aux seins et elle a toujours l'impression que l'enveloppe rompue est restée quelque part dans son organisme.  Elle craint de briser ses nouvelles prothèses en faisant de simples exercices ou un travail demandant un effort soutenu comme la boulangerie.  En raison de ces préoccupations, elle a souffert d'une dépression pour laquelle elle a reçu des traitements psychiatriques.

 

10               En 1989, Mme Hollis a intenté une action contre Dow, son agent canadien, le Dr Birch et le Dr Quayle.  Elle y a allégué la négligence de Dow dans la fabrication de la prothèse implantée dans son sein droit et, subsidiairement, le manquement à son obligation de mettre adéquatement en garde le corps médical ou le public contre la possibilité de rupture des implants.  Contre l'agent de Dow, elle a invoqué l'absence de mise en garde quant à la possibilité de rupture.  Contre le Dr Birch, elle a allégué la négligence dont il aurait fait preuve dans les conseils qu'il lui a donnés avant l'opération et dans l'implantation des premières prothèses, ainsi que la contravention à la Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370, pour vente de prothèses impropres à la fin à laquelle elles étaient destinées.  Quant au Dr Quayle, elle lui a reproché d'avoir été négligent en tardant à l'opérer pour lui enlever les implants lorsqu'il a découvert qu'il pouvait y avoir un défaut, et en omettant d'enlever tous les résidus de gel dans son sein droit.

 

Les juridictions inférieures

 

La Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1990] B.C.J. No. 1059 (le juge Bouck)

 

11               Le juge Bouck a conclu à la responsabilité de Dow envers Mme Hollis pour négligence dans la fabrication des prothèses Silastic.  À son avis, la rupture pouvait être attribuable à quatre causes:  (i) un acte ou une omission du Dr Birch dans l'implantation de la prothèse, (ii) un acte ou une omission du Dr Quayle au moment du retrait de la prothèse, (iii) un traumatisme externe qu'aurait subi la prothèse alors qu'elle était dans le corps de Mme Hollis, et (iv) un défaut dans la conception ou la fabrication de la prothèse.  Les conclusions de fait qu'il a tirées l'ont amené à éliminer toutes les causes de rupture sauf la fabrication fautive et, sur ce fondement, il a estimé que la négligence de Dow pouvait s'établir soit par inférence soit par application de la maxime res ipsa loquitur.  Il s'est exprimé en ces termes:

 

                   [traduction]  J'ai déjà conclu que le Dr Birch a pris les mesures appropriées pour garder la prothèse intacte depuis le moment où il a en pris possession jusqu'à la fin de l'implantation chirurgicale.  Rien ne permet de croire que le Dr Quayle ait perforé l'enveloppe lorsqu'il l'a retirée du sein droit de Mme Hollis.  Tous les éléments de preuve tendent à établir que la rupture de l'implant s'est produite antérieurement.  Rien non plus n'indique que Mme Hollis ait de quelque façon, intentionnellement ou non, utilisé la prothèse de façon abusive.  Elle l'a utilisée de la façon normale prévue par la société Dow.  Toutes ces conclusions tendent à réfuter l'argument de la défenderesse selon lequel l'implant a été endommagé par des tiers qui en avaient le contrôle, permettant ainsi l'application de la maxime res ipsa loquitur.

 

Le juge Bouck a estimé que sa conclusion se trouvait renforcée du fait qu'au milieu des années 1980 Dow avait «remplacé» la prothèse Silastic par la prothèse Silastic II, plus épaisse et plus durable.  Il a fait observer que Dow avait introduit la prothèse Silastic II [traduction] «pour remédier au défaut de la prothèse Silastic précédente» et en réponse aux 78 rapports d'utilisation qu'elle avait reçus entre 1975 et 1984 concernant des ruptures inexpliquées de prothèses Silastic.  C'est là, a‑t‑il estimé, [traduction] «un élément de preuve à partir duquel on peut inférer la négligence».

 

12               Ayant conclu à la responsabilité de Dow pour négligence dans la fabrication de la prothèse, le juge Bouck n'a pas examiné le moyen subsidiaire invoqué par Mme Hollis, soit le manquement de la société à son devoir de la mettre en garde, elle ou le corps médical, contre la possibilité d'une rupture postopératoire.

 

13               Le juge Bouck a rejeté les actions intentées contre Dow Canada, le Dr Birch et le Dr Quayle.  En ce qui concerne le Dr Birch, il a conclu que l'intervention qu'il a pratiquée sur Mme Hollis n'était pas inférieure à la norme de diligence que devaient respecter les médecins en 1983, parce que la possibilité de rupture des prothèses remplies de gel n'était pas bien connue du corps médical à cette époque ni évoquée couramment dans les publications médicales.  En ce qui concerne le Dr Quayle, le juge Bouck n'a retenu contre lui aucune preuve de négligence et a conclu qu'il avait suivi les procédures médicales appropriées.  Pour ce qui est de Dow Canada, il a estimé qu'elle n'avait pas manqué à son devoir de mettre les consommateurs ou les médecins en garde contre le risque de rupture puisqu'elle n'était qu'un simple agent de vente; il a ajouté que, n'ayant fourni aucune connaissance technique dans la fabrication du produit, elle ne pouvait être au courant en 1983 du défaut de fabrication des prothèses.

 

La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 1 (le juge Prowse, le juge en chef McEachern et le juge Southin)

 

14               La Cour d'appel a rejeté à la majorité l'appel de Dow contre le jugement du juge Bouck retenant sa responsabilité, mais elle a accueilli l'appel de Mme Hollis contre le rejet de l'action intentée contre le Dr Birch, ordonnant un nouveau procès uniquement pour trancher la question de la responsabilité de ce dernier envers Mme Hollis.

 

15               Concernant l'appel de Dow, la Cour d'appel a unanimement conclu que le juge Bouck avait commis une erreur en inférant la négligence de la société, estimant qu'il avait fondé sa décision sur deux conclusions de fait erronées:  d'abord en disant que la prothèse Silastic II avait «remplacé» la prothèse Silastic I dans les années 1980 alors qu'en fait les deux produits se sont partagé le marché du milieu de 1983 à la fin de 1987, puis en affirmant que les éléments de preuve présentés à l'audience éliminaient la possibilité que Mme Hollis ait pu elle‑même causer la rupture.  Toutefois, le juge Prowse, qui a rédigé le jugement majoritaire sur cette question (avec l'appui du juge en chef McEachern), a rejeté l'appel pour le motif que Dow avait omis de mettre adéquatement en garde Mme Hollis ou le Dr Birch contre le risque d'une rupture postopératoire résultant d'activités humaines ordinaires, non traumatiques.

 

16               Bien que le juge Bouck ait refusé de trancher la question de l'obligation de mise en garde, le juge Prowse a estimé que les éléments de preuve présentés au procès suffisaient à étayer la prétention de Mme Hollis.  En particulier, le juge Prowse a qualifié de significatif le fait que Dow a reçu des rapports faisant état de 77 à 81 cas de rupture postopératoire «inexpliquée» des implants pour la période allant de 1975 à 1984, dont la majorité ont été reçus avant 1984, et qu'elle a omis jusqu'en 1985 d'avertir le corps médical qu'il était impossible de prédire la durée de vie de la prothèse et qu'une rupture pouvait survenir pour un certain nombre de raisons, y compris l'usage normal.  Elle a également conclu que le manquement de Dow à son devoir de mise en garde était la cause du préjudice subi par Mme Hollis, étant donné qu'une femme raisonnable dans sa situation n'aurait pas, en présence d'une mise en garde adéquate, consenti à l'intervention.  À l'appui de sa conclusion, le juge Prowse a fait observer que l'intervention qu'a subie Mme Hollis n'était pas médicalement nécessaire et que, contrairement à de nombreuses femmes qui consentent à l'implantation mammaire, celle‑ci n'était pas «déjà vendue» à cette idée lors de sa première rencontre avec le Dr Birch.

 

17               Le juge Southin a inscrit sa dissidence sur la question de l'obligation de mise en garde, soulignant, à la p. 34, que le refus du juge Bouck de trancher à cet égard avait entraîné une [traduction] «absence de conclusions sur des questions de fait cruciales».  Elle a également conclu (avec l'appui du juge en chef McEachern) à la nécessité d'un nouveau procès pour résoudre la question de la responsabilité du Dr Birch.  Estimant que le juge Bouck avait commis une erreur en concluant que le Dr Birch ne connaissait pas le risque de rupture en 1983, elle s'est néanmoins prononcée en faveur de la tenue d'un nouveau procès pour déterminer l'importance de ce risque et décider si sa non‑divulgation a causé le préjudice subi par Mme Hollis.  Dissidente sur ce point, le juge Prowse a conclu que le Dr Birch connaissait le risque en 1983 et, en conséquence, l'a tenu responsable pour avoir négligemment omis de mettre Mme Hollis en garde contre le risque de rupture de la prothèse.

 

Analyse

 

18               La seule question soulevée dans le présent pourvoi est celle de savoir si la Cour d'appel a commis une erreur en tenant Dow responsable envers l'intimée Mme Hollis pour n'avoir pas adéquatement mis en garde le chirurgien ayant pratiqué l'implantation, le Dr Birch, contre le risque de rupture postopératoire de l'implant dans l'organisme de la patiente.  L'appelante Dow ne conteste pas que les sept années de supplice chirurgical qu'a subies Mme Hollis lui ont causé de grandes souffrances physiques et psychologiques, des cicatrices résiduelles sur les seins ainsi qu'une perte de revenus passés et futurs.  Elle soutient toutefois qu'elle n'est pas responsable du préjudice ainsi subi.  À l'appui de sa prétention, elle fait valoir, en premier lieu, que la mise en garde qu'elle a donnée au Dr Birch était adéquate et suffisante pour satisfaire à son obligation envers Mme Hollis et, en second lieu, que même si elle a manqué à son devoir de mise en garde envers Mme Hollis, ce manquement n'est pas la cause immédiate du préjudice.

 

19               Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d'avis que la Cour d'appel a tiré la bonne conclusion et qu'il convient de rejeter le pourvoi.  Étant donné que Dow ne conteste pas les conclusions du juge de première instance relativement au préjudice qu'a subi Mme Hollis, je concentrerai mon attention sur les questions de l'obligation et de la cause qui constituent en l'espèce le fondement de l'argumentation de Dow.  En première partie, j'aborderai la question du manquement à l'obligation de mise en garde et la question connexe du recours à la règle dite de l'«intermédiaire compétent» comme moyen d'exonération de la responsabilité de Dow.  En seconde partie, j'examinerai la question de savoir si l'absence de mise en garde de la part de Dow a été une cause immédiate du préjudice subi par Mme Hollis.

 

1.L'obligation de mise en garde incombant à Dow et la règle de l'«intermédiaire compétent»

 

                   a)  Les principes généraux

 

                   (i)  L'obligation de mise en garde

 

20               Il est bien établi en droit de la responsabilité délictuelle au Canada que le fabricant d'un produit a le devoir de mettre les consommateurs en garde contre les dangers inhérents à son utilisation, dont il est ou devrait être au courant.  Ce principe a été énoncé au nom de notre Cour par le juge Laskin (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Lambert c. Lastoplex Chemicals Co., [1972] R.C.S. 569, à la p. 574:

 

                   Les fabricants sont tenus, envers ceux qui utilisent leurs produits, de voir à ce qu'il n'y ait aucun vice de fabrication susceptible de causer des dommages au cours d'une utilisation normale.  Toutefois, leur devoir ne s'arrête pas là si le produit, bien que satisfaisant aux besoins pour lesquels il est fabriqué et commercialisé, est en même temps dangereux à utiliser; et s'ils savent qu'il s'agit d'un produit dangereux, ils ne peuvent pas simplement laisser le consommateur exposé au risque de blessures.

 

L'obligation de mise en garde est une obligation constante, qui oblige les fabricants à prévenir les utilisateurs non seulement des dangers connus au moment de la vente, mais également de ceux qui sont découverts après l'achat et la livraison du produit; voir Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, à la p. 1200, le juge Ritchie.  Toutes les mises en garde doivent être communiquées de façon raisonnable et doivent exposer clairement les dangers précis découlant de l'utilisation normale du produit; voir, à titre d'exemples, Setrakov Construction Ltd. c. Winder's Storage & Distributors Ltd. (1981), 11 Sask. R. 286 (C.A.); Meilleur c. U.N.I.‑Crete Canada Ltd. (1985), 32 C.C.L.T. 126 (H.C. Ont.); Skelhorn c. Remington Arms Co. (1989), 69 Alta. L.R. (2d) 298 (C.A.); McCain Foods Ltd. c. Grand Falls Industries Ltd. (1991), 116 R.N.‑B. (2e) 22 (C.A.).

 

21               L'obligation de mise en garde incombant au fabricant prend sa source dans le «principe du prochain», fondement même du droit de la négligence auquel lord Atkin a donné sa forme classique dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.).  Lorsqu'un fabricant met un produit sur le marché, il crée une relation de confiance avec les consommateurs qui sont beaucoup moins au fait des dangers inhérents à son utilisation et courent donc un risque s'il n'est pas sécuritaire.  L'obligation de mise en garde vient corriger le déséquilibre des connaissances entre le fabricant et les consommateurs en prévenant ces derniers de l'existence d'un danger et en leur permettant de prendre des décisions éclairées concernant l'utilisation sécuritaire du produit.

 

22               La nature et l'étendue de l'obligation de mise en garde incombant au fabricant varient selon le danger découlant de l'utilisation normale du produit.  Si l'utilisation ordinaire présente des dangers importants, une mise en garde générale sera rarement suffisante; elle devra au contraire être suffisamment détaillée pour donner au consommateur une indication complète des dangers précis que présente l'utilisation du produit.  C'est l'opinion qu'a clairement exprimée le juge Laskin dans l'arrêt Lambert, précité, où notre Cour a tenu le fabricant d'un bouche‑pores à séchage rapide responsable de n'avoir pas fait de mise en garde contre le danger d'utiliser le produit hautement explosif à proximité de la veilleuse d'une fournaise.  Dans cette affaire, le fabricant avait apposé sur ses contenants trois étiquettes différentes où figurait une mise en garde contre le danger d'inflammabilité.  Le demandeur, qui était ingénieur, avait lu les mises en garde avant de commencer à étendre le bouche‑pores sur le plancher de son sous‑sol et, conformément à ce qu'elles préconisaient, il avait baissé le thermostat pour éviter que la fournaise se mette à fonctionner.  Cependant il n'avait pas éteint la veilleuse, ce qui a causé un incendie et une explosion.  Le juge Laskin a tenu le fabricant responsable pour n'avoir pas fait de mise en garde adéquate:  à son avis, aucune des trois mises en garde n'était suffisamment précises en ce qu'elles ne disaient pas expressément que des veilleuses ne devaient pas être laissées allumées près de l'endroit où le travail était effectué.  Il a dit ceci, aux pp. 574 et 575:

 

Lorsque des produits fabriqués sont mis sur le marché pour être finalement achetés et utilisés par le grand public et qu'ils sont dangereux (en l'espèce, à cause de la grande inflammabilité du produit), même utilisés pour les fins auxquelles ils sont destinés, le fabricant est tenu, connaissant le risque, de préciser les dangers concomitants, car il faut présumer qu'il est plus apte à apprécier ces dangers que le consommateur ou l'usager ordinaire.  Un avertissement général, par exemple, l'avertissement que le produit est inflammable, ne suffit pas lorsque les probabilités d'incendie peuvent s'accroître en présence des conditions dans lesquelles on peut raisonnablement s'attendre que le produit sera utilisé.  Les détails nécessaires dans l'avertissement dépendront évidemment des dangers susceptibles d'être courus au cours d'une utilisation normale du produit.

 

23               Dans le cas de produits médicaux comme les prothèses mammaires en cause dans le présent pourvoi, la norme de diligence à laquelle les fabricants doivent satisfaire en matière de mise en garde adéquate des consommateurs est forcément élevée.  Les produits médicaux sont souvent conçus pour être ingérés par l'organisme ou y être implantés, et les risques découlant d'un usage impropre sont de toute évidence importants.  Les tribunaux de notre pays reconnaissent depuis longtemps que les fabricants de produits destinés à être ingérés ou consommés par l'organisme ou à y être autrement placés, et donc fortement susceptibles de causer des dommages aux consommateurs, sont en conséquence soumis à une norme de diligence élevée au regard du droit de la négligence; voir Shandloff c. City Dairy, [1936] 4 D.L.R. 712 (C.A. Ont.), à la p. 719; Arendale c. Canada Bread Co., [1941] 2 D.L.R. 41 (C.A. Ont.), aux pp. 41 et 42; Zeppa c. Coca‑Cola Ltd., [1955] 5 D.L.R. 187 (C.A. Ont.), aux pp. 191 à 193; Rae and Rae c. T. Eaton Co. (Maritimes) Ltd. (1961), 28 D.L.R. (2d) 522 (C.S.N.‑É.), à la p. 535; Heimler c. Calvert Caterers Ltd. (1975), 8 O.R. (2d) 1 (C.A.), à la p. 2.  Étant donné la relation intime entre les produits médicaux et l'organisme du consommateur, et le risque concomitant pour le consommateur, les fabricants de ce type de produits assumeront presque toujours la lourde charge de fournir des renseignements clairs, complets et à jour concernant les dangers inhérents à l'utilisation normale de leurs produits.

 

24               Je fais ici une pause pour souligner l'importante analogie qui existe dans ce contexte entre l'obligation de mise en garde incombant au fabricant et la théorie du «consentement éclairé» que notre Cour a élaborée ces dernières années en regard de la relation entre le médecin et son patient.  Dans Hopp c. Lepp, [1980] 2 R.C.S. 192, aux pp. 195, 196 et 210, et Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880, aux pp. 884 et 885, notre Cour a décidé que le médecin avait l'obligation, sans qu'on le questionne à ce sujet, de divulguer à son patient les risques importants que comporte l'intervention envisagée, sa gravité, et les risques particuliers ou inhabituels, y compris les risques dont la survenance est peu probable; voir également Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119.  Comme l'a expliqué le juge en chef Laskin dans Hopp, précité, à la p. 196, le «consentement éclairé» repose sur un principe fondamental, savoir le «droit d'un patient de décider à quelle intervention, le cas échéant, il devrait se soumettre»; voir également Schloendorff c. Society of New York Hospital, 105 N.E. 92 (N.Y.C.A. 1914), le juge Cardozo.  Suivant la théorie du «consentement éclairé», toute personne a le droit de connaître les risques qu'elle court en subissant un traitement médical ou en y renonçant, et le droit concomitant de prendre des décisions valables fondées sur une pleine compréhension de ces risques.  Comme l'a fait observer le juge Robinson dans Canterbury c. Spence, 464 F.2d 772 (D.C. Cir. 1972), à la p. 780:

 

[traduction]  Le consentement véritable consiste en l'exercice éclairé d'un choix et suppose la possibilité d'apprécier en toute connaissance de cause les options disponibles et les risques que présente chacune d'elles.  Le patient moyen a peu de connaissances médicales, voire aucune, et son médecin est habituellement la seule personne vers laquelle il puisse se tourner pour obtenir les éclaircissements qui lui permettront de prendre une décision intelligente.  De ces considérations presque axiomatiques découlent la nécessité et, partant, l'exigence que le médecin procède à une divulgation raisonnable des renseignements afin que le patient puisse prendre une telle décision.

 

25               À mon avis, les principes qui sous‑tendent la théorie du «consentement éclairé» sont tout aussi, sinon davantage, applicables à la relation entre les fabricants de produits médicaux et les consommateurs qu'à celle existant entre le médecin et son patient.  Cette théorie a été élaborée en vue de corriger judiciairement les disparités de connaissances qui caractérisent la relation médecin‑patient.  Une relation d'inégalité encore plus grande existe entre le fabricant de produits médicaux et le consommateur et, à un moindre degré, entre le fabricant et le médecin.  Contrairement à la relation médecin‑patient, où le patient peut interroger son médecin sur les risques et les avantages d'une intervention particulière et où le médecin peut ajuster ses mises en garde en fonction des besoins et des aptitudes du patient, la relation fabricant‑consommateur se caractérise principalement par une absence de communication directe ou de dialogue.  Cette absence de dialogue entre le fabricant et le consommateur crée, comme l'a souligné Patricia Peppin dans «Drug/Vaccine Risks:  Patient Decision‑Making and Harm Reduction in the Pharmaceutical Company Duty to Warn Action» (1991), 70 R. du B. can. 473, à la p. 474, une relation de totale dépendance entre le fabricant et le patient.  Voici en quels termes elle décrit cette relation:

 

[traduction]  Le patient dépend à la fois de la compagnie et du médecin pour la divulgation des renseignements susceptibles de lui permettre de prendre une décision éclairée, de même que pour un traitement curatif, un traitement préventif ou le soulagement de la douleur.  La dépendance caractérise la relation entre un patient vulnérable et les experts qui exercent un contrôle sur le sort de son organisme.  La relation entre le médecin et la compagnie pharmaceutique témoigne également d'une dépendance du médecin, du fait de ses connaissances limitées en pharmacologie, à l'égard de l'information fournie par la compagnie; dans cette dernière relation toutefois, le médecin est courtisé par la compagnie qui déploie ses techniques de marketing et il n'est pas exposé à la douleur physique et à la vulnérabilité.

 

                   Le contexte dans lequel opèrent les principes juridiques comporte un autre élément, savoir l'usage répandu de produits pharmaceutiques sans apparemment que le public n'ait une connaissance significative des risques qui s'y rattachent.

 

Le juge Robins a fait une observation semblable dans Buchan c. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. (1986), 12 O.A.C. 361, mettant en cause une femme qui avait poursuivi la compagnie pharmaceutique Ortho après avoir subi un accident cérébro‑vasculaire par suite de l'utilisation des contraceptifs oraux Novum.  En tenant Ortho responsable de n'avoir pas mis les consommateurs en garde contre le risque d'accident cérébro‑vasculaire inhérent à l'utilisation des contraceptifs, le juge Robins a fait remarquer, à la p. 380:

 

[traduction]  Dans la relation entre fabricant pharmaceutique et consommateur, le fabricant est une entité commerciale distante qui, à l'instar de tout autre fabricant, fait directement ou indirectement la promotion de ses produits dans le but d'en mousser la vente, parfois, comme en l'espèce, en en accentuant la valeur tout en minimisant les risques.  Les fabricants ont, sur le plan de l'information, un avantage énorme sur les consommateurs et, en fait, sur la plupart des médecins.  C'est souvent l'information qu'ils fournissent qui sert à établir le cadre à l'intérieur duquel le médecin détermine les risques et les avantages que présente l'utilisation d'un médicament par son patient.

 

26               Compte tenu de l'énorme avantage qu'ont les fabricants par rapport aux consommateurs sur le plan de l'information, il est raisonnable et juste d'exiger, au regard du droit de la responsabilité délictuelle, que les fabricants divulguent aux consommateurs des renseignements clairs, complets et à jour concernant les risques inhérents à l'utilisation normale de leurs produits.  Une norme élevée en matière de divulgation protège la santé publique en contribuant à la promotion du droit à l'intégrité physique, à l'élargissement des choix des consommateurs et à l'instauration d'une relation médecin‑patient plus riche.  Parallèlement, on ne saurait prétendre que l'obligation faite aux fabricants de divulguer franchement les risques inhérents à l'utilisation de leur produit impose à ceux‑ci un fardeau onéreux.  Comme le souligne le juge Robins dans l'arrêt Buchan, précité, à la p. 381, [traduction] «[les fabricants pharmaceutiques] ont la possibilité de s'exonérer de toute responsabilité par un simple expédient, savoir une mise en garde claire et franche concernant les dangers inhérents à l'utilisation de leurs produits qu'ils connaissent ou devraient connaître».

 

                   (ii)  La règle de l'«intermédiaire compétent»

 

27               En règle générale, le fabricant a une obligation directe de mise en garde envers le consommateur final.  Toutefois, dans des cas exceptionnels, le fabricant peut s'acquitter de son obligation d'informer le consommateur en faisant une mise en garde à celui que les tribunaux américains ont, ces dernières années, appelé l'«intermédiaire compétent».  La règle de l'«intermédiaire compétent» a pour la première fois été énoncée dans Sterling Drug, Inc. c. Cornish, 370 F.2d 82 (8th Cir. 1966), portant sur une poursuite intentée par un patient devenu aveugle après avoir pris de la phosphate de chloroquine.  Le fondement en a été expliqué en ces termes par le juge Wisdom dans Reyes c. Wyeth Laboratories, 498 F.2d 1264 (5th Cir. 1974), à la p. 1276, cert. refusé 419 U.S. 1096 (1974), mettant en cause le fabricant d'un vaccin oral contre la polio:

 

[traduction]  Il y a de bonnes chances pour que les médicaments délivrés sur ordonnance soient des médicaments complexes, à la formule ésotérique et à effet variable.  En sa qualité d'expert médical, le médecin traitant peut prendre en compte les propriétés du médicament, de même que les prédispositions de son patient.  Il lui incombe d'apprécier les avantages d'un médicament par rapport à ses dangers potentiels.  Le choix qu'il fait est un choix éclairé, un jugement médical individualisé fondé sur la connaissance tant du patient que du traitement.  Alors qu'elles doivent avertir les consommateurs ultimes des dangers inhérents aux médicaments brevetés en vente libre, les compagnies pharmaceutiques sont uniquement tenues, lorsqu'elles vendent des médicaments de prescription, d'avertir le médecin, lequel agit à titre d'«intermédiaire compétent» entre le fabricant et le consommateur.

 

La règle a par la suite été réaffirmée et explicitée dans une série de décisions américaines des années 1970 et 1980 mettant en cause la responsabilité de fabricants de médicaments de prescription; voir, à titre d'exemples, Schenebeck c. Sterling Drug, Inc., 423 F.2d 919 (8th Cir. 1970); Hoffman c. Sterling Drug, Inc., 485 F.2d 132 (3rd Cir. 1973); Dunkin c. Syntex Laboratories, Inc., 443 F.Supp. 121 (W. D. Tenn. 1977); Lindsay c. Ortho Pharmaceutical Corp., 637 F.2d 87 (2nd Cir. 1980); Timm c. Upjohn Co., 624 F.2d 536 (5th Cir. 1980), cert. refusé, 449 U.S. 1112 (1981); Stanback c. Parke, Davis and Co., 657 F.2d 642 (4th Cir. 1981); Walker c. Merck & Co., 648 F.Supp. 931 (M.D. Ga. 1986), conf. par 831 F.2d 1069 (11th Cir. 1987); Plummer c. Lederle Laboratories, 819 F.2d 349 (2nd Cir. 1987).  Au Canada, la règle a été pour la première fois examinée dans une opinion incidente du juge Linden dans Davidson c. Connaught Laboratories (1980), 14 C.C.L.T. 251 (H.C. Ont.), à la p. 274, puis appliquée par une formation de cinq juges de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Buchan, précité.

 

28               Même si la règle de l'«intermédiaire compétent» visait à l'origine à refléter, grâce à une répartition équitable des obligations au regard de la responsabilité délictuelle, la relation informationnelle tripartite entre fabricants pharmaceutiques, médecins et patients, le raisonnement qui la sous‑tend est clairement applicable dans d'autres contextes.  En fait, la règle de l'«intermédiaire compétent» n'est, plutôt qu'une «règle», qu'une application particulière des principes bien établis en common law de l'examen intermédiaire et de la cause intermédiaire, qui ont été énoncés dans Donoghue c. Stevenson, précité, et la jurisprudence subséquente; voir à titre d'exemple Holmes c. Ashford, [1950] 2 All E.R. 76, à la p. 80.  De façon générale, la règle s'applique soit dans le cas d'un produit à forte teneur technique, destiné à être utilisé uniquement sous la surveillance d'experts, soit dans le cas d'un produit tel qu'il n'est pas réaliste de penser que le consommateur recevra une mise en garde directe du fabricant avant de l'utiliser.  En pareil cas, lorsqu'une inspection intermédiaire du produit est prévisible ou que la confiance du consommateur repose principalement sur le jugement d'un «intermédiaire compétent» et non sur le fabricant, il peut ne pas être nécessaire de mettre en garde le consommateur final, et le fabricant peut s'acquitter de son obligation à son égard en avertissant l'intermédiaire compétent des risques inhérents à l'utilisation du produit.

 

29               Toutefois, il importe de se rappeler que la règle de l'«intermédiaire compétent» n'est qu'une exception à l'obligation générale du fabricant de mettre le consommateur en garde.  Selon cette règle, le fabricant a une obligation non pas envers l'intermédiaire compétent, mais envers le consommateur final, qui a le droit de recevoir une information complète et à jour concernant les risques inhérents à l'utilisation normale du produit.  Ainsi, la règle présume que l'intermédiaire est «compétent», c'est‑à‑dire qu'il est pleinement au fait des risques associés à l'utilisation du produit.  Par conséquent, on ne peut dire que le fabricant s'est acquitté de son obligation envers le consommateur que lorsque le degré de connaissance de l'intermédiaire se rapproche de celui du fabricant.  Permettre aux fabricants d'invoquer le bénéfice de la règle dans les cas où ils n'ont pas pleinement mis le médecin en garde saperait le fondement même de l'obligation de mise en garde, qui consiste à faire en sorte que le consommateur soit pleinement informé de tous les risques.  Étant donné que c'est le fabricant qui est le mieux en mesure de connaître les risques que présente l'utilisation de ses produits, et aussi le mieux en mesure de s'assurer que leur utilisation normale est sans danger, c'est sur lui que doit retomber l'obligation première de faire une mise en garde claire, complète et à jour.

 

b)  Application des principes généraux à l'espèce

 

30               La première question à laquelle il faut répondre dans le présent pourvoi est celle de savoir si Dow avait l'obligation d'avertir Mme Hollis de la possibilité de rupture postopératoire de la prothèse Silastic dans son organisme et, dans l'affirmative, si Dow s'est acquittée de cette obligation.  Compte tenu de la jurisprudence précitée, il appert que la réponse à cette question dépend des réponses qui seront apportées à deux questions subsidiaires.  Premièrement, Dow avait‑elle l'obligation de mettre directement en garde Mme Hollis, ou pouvait‑elle s'acquitter de cette obligation en mettant en garde un «intermédiaire compétent», savoir le Dr Birch?  Deuxièmement, en présumant que Dow pouvait dûment s'acquitter de son obligation envers Mme Hollis en mettant en garde le Dr Birch, a‑t‑elle, compte tenu des connaissances disponibles à l'époque adéquatement averti ce dernier du risque de rupture postopératoire?

 

31               En ce qui concerne la première de ces questions, je suis d'avis que la règle de l'«intermédiaire compétent» est applicable dans le présent contexte, et que Dow était en droit de prévenir le Dr Birch du risque de rupture sans prévenir directement Mme Hollis.  À la différence de la plupart des produits manufacturés, ni la prothèse mammaire ni le produit emballé ne sont remis directement au consommateur final.  C'est le chirurgien, non le consommateur, qui obtient la prothèse du fabricant et qui est le mieux placé pour lire les mises en garde apposées sur l'emballage.  De ce point de vue, les prothèses mammaires sont, à mon avis, analogues aux médicaments délivrés sur ordonnance, étant donné que le patient se fie principalement au jugement du chirurgien, «intermédiaire compétent», pour obtenir l'information voulue, et non au fabricant; voir Buchan, précité, à la p. 368.  Elles diffèrent des contraceptifs oraux, à l'égard desquels nombre de tribunaux américains ont récemment imposé une obligation directe de mise en garde, en ce que la mise en garde directe du fabricant des prothèses mammaires est tout à fait irréaliste étant donné l'intervention nécessaire d'un médecin; voir MacDonald c. Ortho Pharmaceutical Corp., 475 N.E.2d 65 (Mass. J.C. 1985), à la p. 70, cert. refusé 474 U.S. 250 (1985); Buchan, précité, aux pp. 368 et 369.  À cet égard, je souligne que Dow n'a pas et n'a jamais eu l'habitude d'adresser directement aux patientes des mises en garde concernant ses prothèses mammaires.  Bien qu'accompagnées de renseignements techniques, les prothèses sont vendues uniquement aux médecins ou aux établissements médicaux, lesquels sont censés transmettre l'information à leurs patientes.  Cela étant, je conclus qu'un fabricant placé dans la position de Dow peut s'acquitter de son obligation envers le consommateur final en donnant au chirurgien traitant une information claire, complète et à jour concernant les risques généraux et particuliers découlant de l'utilisation normale du produit.

 

32               Toutefois, le simple fait que la règle de l'«intermédiaire compétent» soit applicable dans le présent contexte n'exonère pas Dow de toute responsabilité.  Comme je l'ai indiqué précédemment, cette règle suppose que l'intermédiaire soit pleinement informé des risques et elle ne peut servir à protéger le fabricant que si celui‑ci a pris les mesures voulues pour faire en sorte que l'intermédiaire ait effectivement une connaissance des risques semblable à la sienne.  Ainsi, la seconde et plus importante question qu'il nous faut résoudre est celle de savoir si Dow s'est acquittée de son obligation envers Mme Hollis en avertissant adéquatement le Dr Birch du risque de rupture postopératoire de l'implant.

 

33               Bien que le juge Bouck ait refusé de trancher cette question, la Cour d'appel a conclu à la majorité que la mise en garde faite par Dow au Dr Birch n'était pas adéquate.  À mon avis, c'est à bon droit que la Cour d'appel est arrivée à cette conclusion.  Il est bien établi que les juridictions d'appel ont compétence pour apprécier à nouveau la preuve au dossier lorsqu'elles estiment qu'une telle appréciation est dans l'intérêt de la justice et qu'elle ne soulève pas d'obstacle en pratique; voir Prudential Trust Co. c. Forseth, [1960] R.C.S. 210, aux pp. 216 et 217.  Dans la présente affaire, il y avait une preuve suffisante au dossier pour permettre à la Cour d'appel de procéder légitimement et pleinement à une nouvelle appréciation de la question de l'obligation de mise en garde, sans qu'il soit nécessaire de renvoyer le tout en première instance.  Même si les juridictions d'appel sont en général, et de façon compréhensible, réticentes à tirer des conclusions de fait sans avoir l'avantage de voir et d'entendre elles‑mêmes les témoins, je ne crois pas que la présente espèce soulève des considérations de ce genre puisque l'essentiel de la preuve cruciale présentée au procès était de nature documentaire et non testimoniale.  Compte tenu que Mme Hollis attend maintenant depuis près de sept ans l'issue définitive de sa cause, et que la longueur inhabituelle des procédures d'appel a déjà engendré des frais élevés, j'estime que la Cour d'appel a choisi la démarche appropriée en pesant et en appréciant la preuve afin d'apporter une solution définitive à cette affaire; voir à titre d'exemples Davie Shipbuilding Ltd. c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461, à la p. 464 (C.A.); Nova, An Alberta Corporation c. Guelph Engineering Co. (1989), 70 Alta. L.R. (2d) 97 (C.A. Alb.), aux pp. 110 à 112.

 

34               Abordant maintenant la question de l'appréciation de la preuve elle‑même, je suis d'avis que les éléments de preuve les plus convaincants à l'appui de la décision de la Cour d'appel se retrouvent dans la documentation et les renseignements techniques que Dow a fournis aux médecins peu avant et après l'opération de Mme Hollis.  En 1983, lorsque le Dr Birch a conseillé à Mme Hollis de recourir aux prothèses, Dow avait fait aux médecins deux mises en garde concernant le risque de rupture des prothèses Silastic.  La première figurait dans une brochure destinée au corps médical datée de 1976, et intitulée «Suggested Surgical Procedures for Silastic Mammary Prostheses», où l'on donnait les instructions suivantes touchant l'utilisation de la prothèse mammaire Silastic I:

 

[traduction]

 

1.Cette prothèse devrait être implantée sans modification de sa conception ou fabrication originale.  Des précautions méticuleuses doivent être prises pour éviter qu'un objet tranchant ou pointu ne vienne en contact avec la prothèse; toute coupure ou perforation accidentelle mettra le gel de silicone à nu et rendra la prothèse inutilisable.  En cas de rupture, ne pas implanter la prothèse mammaire ou tenter de la réparer pour ensuite l'insérer.

 

2.Si un traitement aux antibiotiques ou aux stéroïdes (triamcinilone) s'avère indiqué, il faut être très prudent afin que ces substances soient injectées uniquement dans les tissus périprothétiques et non, par mégarde, dans la prothèse.

 

                                                                   . . .

 

5.S'assurer que la patiente comprenne qu'après l'implantation une pression anormale ou un traumatisme aux seins pourrait entraîner une rupture de la prothèse.  [Je souligne.]

 

La seconde mise en garde était contenue dans la documentation technique jointe à la prothèse Silastic, datée de novembre 1979, où l'on soulignait l'existence potentielle de problèmes dans l'utilisation des prothèses:

 

[traduction]

 

                   3.S'il devait y avoir rupture accidentelle de l'implant durant l'insertion ou si celui‑ci devait être perforé par un instrument tranchant ou une aiguille à suture lors de la fermeture, retirer l'implant et le remplacer.  Ne pas essayer de le réparer et ne pas le laisser dans la loge chirurgicale si l'enveloppe est déchirée et le gel à l'état libre.

 

Note

 

La mise en place des prothèses ne devrait poser aucun problème pour les chirurgiens qui auront pris attentivement connaissance des renseignements fournis et auront pris les soins voulus dans leur manipulation.  Toutefois, étant donné qu'une rupture accidentelle peut à l'occasion se produire, Dow Corning recommande de prévoir, au moment de l'intervention, une paire additionnelle de prothèses de même taille. [En italique dans l'original.]

 

35               Il est significatif que dans les mises en garde de 1976 et de 1979, la seule mention d'un risque de rupture postopératoire est celle associée à «une pression anormale ou un traumatisme».  Aucune indication n'y figure quant à la possibilité d'une rupture résultant d'une pression normale ou d'une activité quotidienne non traumatique.  Cela est révélateur parce que, en 1985, Dow a commencé à prévenir les médecins de la possibilité de rupture due à une activité normale non traumatique dans les renseignements techniques inclus avec la prothèse Silastic II, nouvel implant mammaire mis au point au début des années 1980.  Cette nouvelle prothèse était constituée d'une enveloppe plus épaisse et devait être plus durable que le précédent modèle Silastic I.  Voici les parties pertinentes de la documentation de 1985:

 

[traduction]  Des cas de rupture ont été signalés tant pendant qu'après l'opération.  La rupture peut résulter [. . .] d'une manipulation ou d'un stress excessifs survenant dans le cours de la vie quotidienne, comme de traumatismes normaux ou délibérés associés à des exercices vigoureux, des activités d'athlétisme et des contacts physiques intimes [. . .] ou autres causes inconnues dans la région périprothétique.  [. . .] La patiente devrait être adéquatement informée de la possibilité de rupture consécutive à l'utilisation de cette technique et de la nécessité de procéder alors à son extirpation.  [Je souligne.]

 

Suit une mise en garde à propos du danger d'infection par le gel:

 

[traduction]  Comme le signalent les publications, la rupture de la prothèse peut entraîner l'issue du gel hors de l'enveloppe, et ce malgré les propriétés cohésives du gel.  Si l'implant est laissé en place, il y a risque de complications, tels le développement d'une adénopathie, la formation de cicatrices, une réaction inflammatoire . . .

 

Selon une étude préliminaire limitée diffusée au corps médical, la présence d'une certaine infection bactérienne dans la région de la rupture peut avoir pour effet d'altérer le gel et d'en diminuer la cohésivité.  Si les résultats de cette étude se confirment, il y a risque accru de projection du gel à distance.

 

Dans le cas où l'on soupçonne une rupture de la prothèse, et particulièrement si la région devient infectée, Dow Corning recommande l'enlèvement de l'enveloppe et du gel.

 

Il importe que le chirurgien soit conscient de ces conséquences possibles et qu'il les explique à la patiente avant l'implantation.

 

                                                                   . . .

 

En cas de rupture, Dow Corning recommande le retrait rapide de l'enveloppe et du gel.  Les effets physiologiques à long terme de la présence dans l'organisme de gel non confiné ne sont pas connus pour le moment.

 

                                                                   . . .

 

Il importe donc de ne pas entretenir chez la patiente d'attentes irréalistes quant au rendement ou aux résultats cosmétiques de l'opération et de la prothèse.  La patiente devrait être informée de l'impossibilité de prévoir la durée de vie d'une prothèse.

 

36               Comparativement aux mises en garde antérieures, il est manifeste que celle de 1985 est beaucoup plus explicite, en ce qui concerne tant les causes possibles de rupture postopératoire de la prothèse que ses effets potentiels.  L'affirmation dans la mise en garde de 1985 que la rupture peut résulter «d'une manipulation ou d'un stress excessifs survenant dans le cours de la vie quotidienne», tels des «exercices vigoureux, des activités d'athlétisme et des contacts physiques intimes», revêt à mon avis une importance particulière.  Il existe sans l'ombre d'un doute une différence substantielle entre un «traumatisme», d'une part, et le «stress» et la «manipulation» survenant «dans le cours de la vie quotidienne», d'autre part.  Alors que les mises en garde antérieures laissaient entendre que la rupture ne survenait que dans les cas extrêmes d'impact violent, celle de 1985 faisait clairement comprendre que la patiente recevant une prothèse devait envisager de modifier son mode de vie afin d'éviter tout risque de rupture.  Pour une femme comme Mme Hollis, la différence entre la mise en garde de 1985 et les mises en garde antérieures était importante puisque, subséquemment à l'intervention, elle a décidé de s'inscrire à un cours de boulangerie, ce qui l'obligeait à faire régulièrement des mouvements énergiques de la partie supérieure du corps.  Certes, un cours de boulangerie peut ne pas causer de «traumatisme» à une prothèse, mais il créait assurément un risque «de manipulation ou de stress excessifs».  On peut donc raisonnablement penser qu'une mise en garde plus adéquate aurait  influencé le choix de sa profession et, partant, son exposition à un risque inutile.

 

37               Il ne s'ensuit pas, naturellement, que la norme de diligence applicable à Dow quant à sa pratique en matière de mise en garde en 1983 devrait être appréciée en regard de sa connaissance des risques de rupture des prothèses en 1985.  Compte tenu des différences importantes entre la mise en garde de 1985 et les mises en garde antérieures, la question cruciale qu'il convient ensuite de poser est celle de savoir si Dow connaissait ou aurait dû connaître les risques évoqués dans la mise en garde de 1985 lorsque Mme Hollis a subi l'implantation chirurgicale en 1983.  À mon avis, la preuve présentée au procès était suffisante pour établir que Dow avait une telle connaissance.  Il a en effet été introduit en preuve en première instance qu'entre 1976 et 1984, Dow a reçu 78 rapports de médecins concernant des ruptures postopératoires «inexpliquées» de prothèses Silastic.  Ces ruptures étaient qualifiées d'«inexpliquées» parce qu'elles n'étaient pas attribuables à l'une ou l'autre des causes connues de rupture, tel un traumatisme ou un accident chirurgical.  Voici un tableau du nombre de plaintes de rupture d'implants reçues par Dow entre 1975 et 1984:

 

AnnéeNombre de plaintes

 

1975 1

1976 3

1977 6

1978 5

1979 5

1980 8

198113

1982 7

198313

198417

                               Total78

 

38               Il appert du tableau qui précède qu'à la fin de 1983, Dow avait déjà en main entre 48 et 61 des 78 rapports de cas de rupture inexpliquée qu'elle a reçus avant d'émettre sa mise en garde révisée de 1985.  L'avocat de Dow a concédé que la nature et la quantité des renseignements dont la compagnie disposait n'ont pas changé de façon significative entre la fin de 1983 et le début de 1985.  Ainsi, bien que les rapports aient été admis en preuve au procès dans le but d'établir leur existence et non la véracité de leur contenu, le simple fait que Dow les avait en sa possession démontre qu'en 1983 elle avait noté que certaines ruptures survenues n'étaient pas directement attribuables à une pression anormale ou à un traumatisme.  L'avocat de Dow n'a pu expliquer pourquoi la compagnie avait mis plus de deux ans avant de transmettre au corps médical ou aux consommateurs l'information relative aux ruptures inexpliquées.

 

39               On observe un laps de temps semblable en ce qui a trait aux mises en garde de Dow quant aux effets de la rupture des prothèses sur l'organisme.  Il ressort de la preuve que, antérieurement à 1983 et même dès 1979, Dow savait qu'une rupture pouvait causer des réactions indésirables résultant de la diffusion du gel.  Dans un rapport rédigé en 1979, le service de recherche de la société tentait de déterminer le type de particules libérées par les implants sous l'effet de l'abrasion et étudiait les changements possibles au niveau des ganglions lymphatiques et la migration éventuelle des particules de l'implant vers ces ganglions.  Il indiquait notamment:

 

[traduction]  La libération de particules par les implants orthopédiques sous l'effet de l'abrasion, de la flexion ou d'autres stress est un fait bien connu que l'on observe fréquemment dans le cas de la plupart des matériaux prothétiques.  Il a également été établi que des particules provenant de prothèses en élastomère de silicone peuvent se retrouver à l'intérieur de la capsule fibreuse entourant la prothèse.

 

À la fin de 1977, le Dr A. B. Swanson a porté à notre connaissance le cas de deux porteuses de prothèses SILASTIC implantées depuis plusieurs années, chez qui on a dû procéder à l'ablation de ganglions axillaires à cause d'une adénopathie potentiellement maligne.

 

Le service de recherche a également conclu que le gel libéré dans la région périprothétique pouvait gagner les ganglions lymphatiques et entraîner des réactions indésirables:

 

[traduction]  Par conséquent, le matériel intracellulaire à l'intérieur du ganglion provient fort probablement de la prothèse et semble avoir provoqué à cet endroit une réaction inflammatoire granulomateuse à un corps étranger sans prolifération importante du collagène.  La présence de grosses masses compactes dans les régions médullaires externes évoque une diffusion des particules d'élastomère par le système lymphatique mais n'exclut pas une migration vasculaire concomitante.

 

Vu l'état des connaissances de Dow en 1979, il est significatif qu'aucune de ses mises en garde antérieures à 1985 n'ait mentionné le problème des réactions indésirables attribuables au gel libéré dans l'organisme ou la possibilité de migration du gel hors de la région périprothétique.  Alors que la mise en garde de 1985 évoquait les dangers tels une «adénopathie, la formation de cicatrices, une réaction inflammatoire» et la possibilité, après rupture, de «projection du gel à distance», les mises en garde de 1976 et de 1979 ne faisaient aucune mention de ces conséquences possibles.

 

40               À mon avis, Dow avait l'obligation de transmettre au corps médical, beaucoup plus tôt qu'elle ne l'a fait, ses constatations concernant tant le phénomène de la rupture «inexpliquée» que le dommage susceptible d'être causé par la diffusion de gel dans l'organisme.  Compte tenu du fait que les prothèses sont implantées chirurgicalement à l'intérieur du corps humain, et que tout défaut de ces produits aura de toute évidence un effet hautement dommageable sur la porteuse, le fardeau qui incombait à Dow quant à la divulgation franche de l'information était extrêmement élevé tout au long de la période pertinente.  Malgré cela, pendant plus de six ans, Dow n'a pris aucune mesure pour informer le corps médical de ses préoccupations.  Étant donné la connaissance que Dow avait des dommages susceptibles d'être causés par la diffusion de gel dans l'organisme, ce laps de temps est tout simplement inacceptable.  L'obligation de mise en garde est une obligation continue et les fabricants de produits potentiellement dangereux ont l'obligation de tenir les médecins au courant de tout élément nouveau, même de ceux qu'ils ne considèrent pas concluants.  Comme le juge Robins l'a souligné dans l'arrêt Buchan, précité, à la p. 375:

 

[traduction]  Le fabricant de médicaments de prescription occupe la position d'un expert en la matière; cela exige qu'il soit continuellement soumis à l'obligation de se tenir au courant des développements scientifiques touchant ses produits, au moyen de la recherche, des rapports de réactions indésirables, des publications scientifiques et autres méthodes disponibles.  S'il est découvert d'autres effets secondaires dangereux ou potentiellement dangereux associés à l'utilisation d'un médicament, le fabricant doit faire tous les efforts raisonnables pour communiquer cette information aux médecins qui le prescrivent.  Sans une information à jour, exacte et complète concernant les risques associés à un médicament, les médecins peuvent voir diminuer ou altérer leur capacité de remplir correctement, par l'exercice d'un jugement médical éclairé, le rôle vital qu'ils jouent dans la prescription des médicaments.

 

                                                                   . . .

 

. . . lorsque il existe une preuve médicale tendant à démontrer qu'un danger grave est inhérent à l'utilisation d'un médicament, le fabricant n'a pas le droit d'écarter cette information ou de ne pas en tenir compte dans sa mise en garde uniquement pour le motif qu'il n'estime pas cette preuve convaincante; il a l'obligation d'être franc et exhaustif.

 

41               Dans l'argumentation qu'elle a présentée devant notre Cour, Dow s'est efforcée de justifier ses réticences en matière de mise en garde en faisant valoir que le nombre de ruptures «inexpliquées» pendant la période pertinente était faible (moins de 1/10 pour 100) et en soutenant que les ruptures «inexpliquées», de ce seul fait, ne forment pas une catégorie distincte de risque contre laquelle elle aurait pu de façon réaliste faire une mise en garde.  À mon avis, ces arguments ne sauraient être retenus parce qu'ils postulent tous deux que Dow n'avait une obligation de mise en garde qu'après avoir tiré ses propres conclusions définitives quant à la cause et à l'effet des ruptures «inexpliquées».  Or ce postulat n'a aucun fondement en droit canadien.  Bien que le nombre de ruptures ait été statistiquement faible pendant la période pertinente, et que leur cause ait été inconnue, il incombait à Dow de tenir compte de la gravité du risque que présentait pour chacune des porteuses une rupture possible de la prothèse Silastic.  D'ailleurs, c'est précisément parce que les ruptures étaient «inexpliquées» que Dow aurait dû s'en préoccuper.  À n'en pas douter, il ne lui aurait pas été difficile d'inclure dans la documentation technique une mise à jour faisant état des cas signalés de ruptures «inexpliquées» non attribuables à l'intervention chirurgicale et dressant la liste des effets secondaires possibles de telles ruptures.  Ainsi que l'a fait observer le juge Prowse dans les motifs majoritaires de la Cour d'appel (aux pp. 20 et 21):

 

                   [traduction]  Dow était beaucoup mieux placée pour parler de l'incidence des ruptures qu'un médecin individuel ou même l'ensemble des plasticiens pratiquant des implantations mammaires puisque c'est elle qui recevait les plaintes à ce sujet.  Elle assumait donc la charge importante de tenir le corps médical informé des éléments nouveaux concernant ses produits susceptibles d'avoir de graves conséquences pour les patientes.

 

                                                                   . . .

 

Dow n'était pas tenue d'émettre une mise en garde chaque fois que survenait un cas de rupture, mais il n'aurait pas été exagéré de s'attendre à ce qu'elle distribue l'information à jour au corps médical annuellement ou plus fréquemment selon les circonstances.

 

42               J'en arrive donc à la conclusion que la Cour d'appel n'a commis aucune erreur en décidant que Dow ne s'est pas acquittée de l'obligation qu'elle avait envers Mme Hollis de donner au Dr Birch une mise en garde adéquate concernant le risque de rupture postopératoire de la prothèse.

 

2.Le manquement de Dow à son obligation de mise en garde a‑t‑il causé le préjudice subi par Mme Hollis?

 

43               Dow soulève en l'espèce deux questions distinctes relativement à la causalité.  La première consiste à déterminer si Mme Hollis aurait choisi de subir l'opération si le Dr Birch l'avait adéquatement prévenue du risque qu'elle courait.  Dow soutient qu'une femme raisonnable placée dans la situation de Mme Hollis aurait consenti à l'intervention malgré le risque et, sur ce fondement, elle fait valoir que sa mise en garde défaillante n'a pas été la cause immédiate du préjudice qu'elle a subi.  La seconde question soulevée par Dow est celle de savoir si le Dr Birch aurait mis Mme Hollis en garde si Dow l'avait adéquatement prévenu du risque.  Dow soutient qu'il incombait à Mme Hollis d'établir que le Dr Birch ne l'aurait pas mise en garde même si la société l'avait pleinement informé du risque et, encore là, elle fait valoir que sa mise en garde défaillante ne peut être la cause immédiate de son préjudice.  L'avocat de Mme Hollis a tenté de répondre à la première question sur une base factuelle seulement.  Pour ce qui est de la seconde question, il a contesté également le fondement de l'argumentation de Dow qui, comme nous le verrons, soulève des questions de droit plus importantes.  J'examinerai donc les questions en fonction de ces points de vue.

 

a)Madame Hollis aurait‑elle consenti à l'opération même si elle avait été adéquatement mise en garde contre le risque?

 

                   (i)  Le critère approprié

 

44               Pour déterminer si Mme Hollis aurait consenti à l'opération si le Dr Birch l'avait adéquatement mise en garde contre le risque de rupture, le juge Prowse a appliqué le critère objectif modifié établi par notre Cour dans l'arrêt Reibl, précité, qui portait sur l'action en négligence qu'avait intentée un patient contre un chirurgien qui avait omis de l'avertir du risque de paralysie que comportait une chirurgie non urgente pratiquée par ce dernier.  Le juge Prowse a appliqué le critère suivant:  une femme raisonnable placée dans la situation particulière de Mme Hollis aurait‑elle consenti à l'opération si elle en avait connu tous les risques importants?  Je note toutefois que dans l'arrêt Buchan, précité, aux pp. 380 et 381, le juge Robins a estimé que le critère de l'arrêt Reibl était inapplicable en matière de responsabilité du fabricant et il a appliqué à la place un critère subjectif.  Il convient de reprendre une grande partie de son raisonnement:

 

                   [traduction]  Il existe une différence marquée entre les considérations applicables à la relation médecin‑patient et les responsabilités qui en découlent, et celles qui s'attachent à la relation fabricant‑consommateur.  Entre le médecin et le patient, se tisse une relation directe et intime dans le cadre de laquelle les avantages et les désavantages relatifs d'un traitement médical envisagé ou de la prise d'un médicament peuvent être examinés et appréciés.  Dans la relation entre fabricant pharmaceutique et consommateur, le fabricant est une entité commerciale distante qui, à l'instar de tout autre fabricant, fait directement ou indirectement la promotion de ses produits dans le but d'en mousser la vente, parfois, comme en l'espèce, en en accentuant la valeur tout en minimisant les risques.  Les fabricants ont, sur le plan de l'information, un avantage énorme sur les consommateurs et, de fait, sur la plupart des médecins.  C'est souvent l'information qu'ils fournissent qui sert à établir le cadre à l'intérieur duquel le médecin détermine les risques et les avantages que présente l'utilisation d'un médicament par son patient.  Contrairement aux médecins, les fabricants ne sont pas appelés à adapter leurs mises en garde aux aptitudes et aux besoins particuliers du patient et, contrairement aux médecins, ils ne sont pas tenus de poser le type de jugement personnel qui peut faire l'objet d'un examen dans le cadre d'actions fondées sur l'absence de consentement éclairé.

 

                   Lorsqu'on conclut que le manquement par un fabricant à son obligation de mise en garde a influencé l'opinion d'un médecin quant à l'innocuité d'un médicament, contribuant ainsi à la non‑divulgation d'un risque important par le médecin et à la prise du médicament par la consommatrice, le fabricant ne peut exiger de celle‑ci qu'elle prouve qu'une consommatrice raisonnable placée dans sa situation n'aurait pas pris le médicament si on l'avait adéquatement mise en garde.  Sur ce point, l'affaire n'est pas différente des affaires ordinaires de responsabilité du fabricant où la question de l'intervention d'un intermédiaire ne se pose pas, et elle devrait être traitée comme telle.  Le fabricant a mis un produit sur le marché sans mise en garde adéquate.  La probabilité que la consommatrice prenne le médicament sans en connaître les risques potentiels est une conséquence prévisible du manquement à l'obligation de mise en garde.  La question de savoir si une consommatrice donnée aurait pris le médicament même après avoir reçu une mise en garde adéquate relève du juge des faits, lequel en décidera en tenant compte de tous les éléments de preuve pertinents.

 

                                                                   . . .

 

                   À mon avis, il était loisible au juge de première instance, ayant pris connaissance de la preuve, d'ajouter foi au témoignage de la demanderesse selon lequel elle n'aurait pas pris la pilule si elle avait été mise au courant du danger d'accident cérébro‑vasculaire, et de trancher en conséquence la question de la causalité.  La question de savoir si une femme dite raisonnable dans la situation de la demanderesse aurait agi de la même manière n'est pas pertinente.

 

Le juge Robins a également examiné l'argument voulant que l'adoption d'une norme subjective imposerait une charge trop lourde aux fabricants pharmaceutiques.  Il a rejeté ce moyen pour le motif suivant, à la p. 381:

 

                   [traduction]  On peut répondre à l'argument suivant lequel l'adoption d'un critère autre qu'objectif imposerait une charge indue aux fabricants pharmaceutiques en soulignant que ceux‑ci ont la possibilité de s'exonérer de toute responsabilité par un simple expédient, savoir une mise en garde claire et franche concernant les dangers inhérents à l'utilisation de leurs produits qu'ils connaissent ou devraient connaître.  À mon avis, il est sage, sur le plan des principes et de l'intérêt public, d'adopter une approche qui favorise le choix éclairé du consommateur et l'honnêteté commerciale en encourageant la divulgation complète.  Cela vaut mieux que d'invoquer des fardeaux de la preuve qui servent à exonérer les fabricants négligents de même que ceux qui préfèrent risquer d'engager leur responsabilité plutôt que de fournir des renseignements susceptibles d'être préjudiciables au volume de leurs ventes.

 

45               À mon avis, le raisonnement que suit le juge Robins pour retenir un critère subjectif est convaincant et justifie son adoption dans les affaires de ce type.  La plus importante préoccupation que soulève l'application de ce critère est que la demanderesse, avec le recul, prétendra toujours qu'elle n'aurait pas utilisé le produit si on l'avait mise en garde de manière adéquate.  Dans l'arrêt Reibl, précité, le juge en chef Laskin a commenté cette préoccupation dans les termes suivants, aux pp. 897 et 898:

 

L'alternative au critère subjectif est le critère objectif, c'est‑à‑dire ce qu'une personne raisonnable dans la situation du patient aurait fait si les risques que comporte l'opération avaient été bien divulgués.  Les arguments en faveur de la norme objective ont été énoncés avec concision dans le passage suivant tiré d'un commentaire paru à (1973), 48 N.Y.U.L. Rev. 548, à la p. 550, intitulé «Informed Consent -‑ A Proposed Standard for Medical Disclosure»:

 

                   [traduction]  Puisque la causalité directe n'existe que si la divulgation avait amené le patient à refuser le traitement envisagé, il faut élaborer une norme pour déterminer si le patient aurait refusé de subir le traitement si on l'avait informé des risques.  Deux normes possibles existent:  ce patient donné aurait‑il refusé le traitement s'il avait été renseigné (considération subjective)?; ou une personne prudente placée dans la situation du demandeur, connaissant tous les risques importants, aurait‑elle refusé le traitement (considération objective)?  La norme objective est préférable puisque la norme subjective présente un défaut flagrant:  elle est subordonnée au témoignage du demandeur quant à son état d'esprit, exposant le médecin à l'analyse rétrospective du patient et à sa ranc{oe}ur.

 

                                                                   . . .

 

On peut difficilement s'attendre à ce que le patient qui intente une poursuite admette qu'il aurait consenti à l'opération même en connaissant tous les risques qu'elle comportait.  Sa poursuite tend à indiquer, que gravement handicapé suite à l'opération, il est convaincu qu'il n'y aurait pas consenti si on lui avait bien divulgué les risques de l'opération comparés aux risques que présentait le refus de la subir.

 

46               Bien que la préoccupation du juge en chef Laskin soit valable et qu'on doive continuer à l'appliquer à la relation patient‑médecin, il est possible, dans le cas d'une poursuite contre un fabricant pour défaut de mise en garde, d'y répondre adéquatement en première instance par voie de contre‑interrogatoire et par la juste appréciation par le juge des témoignages pertinents.  Bien que cette différence entre le genre de preuve requise dans les deux types d'action puisse sembler inusitée, elle est amplement justifiée eu égard aux circonstances différentes dans lesquelles naissent les obligations pertinentes et à la différence qui en découle quant à la nature de ces obligations.  Comme l'indique le juge Robins dans Buchan, le devoir du médecin est de donner à son patient, dans un contexte donné, les meilleurs conseils et services médicaux possibles.  Il ne coïncide aucunement avec celui du fabricant des produits utilisés dans la prestation de ces services.  On peut s'attendre à ce que le fabricant, pour sa part, agisse de façon plus intéressée.  Dans son cas, il y a donc une plus grande probabilité que la valeur du produit soit exagérée et les risques minimisés.  Il est donc hautement souhaitable, sur le plan des principes, de lui appliquer une norme stricte en ce qui concerne les mises en garde contre les effets secondaires dangereux de ces produits.  Il n'y a aucune raison, comme dans le cas du médecin, de modifier la conception de la causalité généralement appliquée en matière de responsabilité délictuelle.  En fait, l'inégalité des ressources et de l'information entre le fabricant et le patient, voire le médecin, pointe dans la direction opposée.  En outre, il importe de rappeler que nombre d'affaires de cette nature prendront naissance dans un contexte où aucune négligence ne peut être imputée au médecin.  Il semblerait donc peu judicieux de déroger à la règle applicable aux demandes visant un fabricant simplement parce qu'il en résulte une apparente anormalité dans les cas où la négligence du médecin est également alléguée.

 

                   (ii)  L'application du critère aux faits de l'espèce

 

47               À mon avis, il y avait une preuve suffisante au procès pour satisfaire au critère subjectif de l'arrêt Buchan.  Madame Hollis a dit très clairement à l'audience que, si le Dr Birch l'avait suffisamment mise en garde contre le risque de rupture, elle ne se serait pas fait opérer.  Elle s'est exprimée ainsi:

 

[traduction]

 

Q.Et qu'auriez‑vous fait si l'on vous avait avertie que l'intervention comportait ce risque?

 

R.Je n'aurais pas subi l'intervention.

 

Q.Et pourquoi?

 

R.Bien, lorsque j'ai tenu la prothèse dans ma main, je l'ai remise très rapidement; je n'ai pas aimé l'avoir dans ma main.  Si j'avais su que le gel pouvait s'échapper de quelque façon de l'enveloppe, je sais que je n'aurais pas accepté de subir l'intervention.

 

Aucune conclusion défavorable n'a été tirée au procès ou en appel quant à la crédibilité du témoignage de Mme Hollis.

 

48               Qui plus est, il y avait amplement d'éléments de preuve au procès pour ajouter foi à l'affirmation de Mme Hollis qu'elle n'aurait pas subi l'intervention si elle avait été adéquatement mise en garde.  Deux plasticiens sont venus témoigner sur la question de savoir si une femme raisonnable dans la situation de Mme Hollis aurait consenti à l'intervention après avoir reçu une mise en garde adéquate.  Le Dr Warren, plasticien spécialisé dans l'implantation de prothèses mammaires, qui a témoigné pour la société Dow, a déclaré que «la grande majorité» des femmes qui veulent se faire implanter des prothèses mammaires «semblent "déjà vendues"» à l'idée d'avoir une prothèse.  Selon le Dr Warren, les mises en garde concernant le risque de rupture n'ont généralement pas d'effet dissuasif sur les femmes «déjà vendues» à l'idée:

 

[traduction]

 

Q.Et elles sont évidemment allées de l'avant et ont subi l'opération?

 

R.Il arrive à l'occasion qu'une patiente, après avoir été prévenue de ces complications, décide que ce n'est pas pour elle.  Mais certainement, la grande majorité des femmes ‑‑ si je peux m'exprimer ainsi ‑‑ semblent «déjà vendues» et elles vont de l'avant.

 

Le Dr Birch a cité comme témoin le Dr Thompson, plasticien qui, dans le cours de sa pratique, effectue des implantations de prothèses mammaires.  En contre‑interrogatoire, le Dr Thompson a déclaré que, après une mise en garde adéquate, la décision de subir l'implantation chirurgicale dépend en grande partie du niveau de risque que chaque patiente est prête à accepter.  Il a dit:

 

[traduction]

 

QD'après votre expérience avec les patientes, vous apparaît‑il manifeste que certaines sont du type à prendre des risques et d'autres ne le sont pas?

 

ROui.

 

QCertaines personnes n'hésitent pas à prendre le risque de mourir sous anesthésie pour se faire implanter des prothèses mammaires; en y réfléchissant, est‑ce exact?

 

ROui.

 

QTandis que d'autres personnes vont considérer que ce risque, par exemple, est trop élevé pour se faire implanter des prothèses mammaires.

 

ROui.  Oui.

 

QEt ces jugements varient pratiquement pour chaque personne?

 

ROui.

 

QEt les deux façons de voir sont raisonnables?

 

ROui.

 

49               À mon avis, les éléments de preuve au dossier établissaient amplement que Mme Hollis n'appartenait pas à la catégorie des femmes «déjà vendues» décrite par le Dr Warren.  Au contraire, la preuve indique que Mme Hollis n'était pas le genre de personne à prendre des risques et qu'elle n'avait même jamais songé à subir une intervention aux seins avant que son médecin généraliste, le Dr Mills, la renvoie à ce sujet au Dr Birch, un plasticien qui l'avait traitée pour des marques d'acné sur les joues.  Madame Hollis a déclaré en témoignage que, avant son premier examen physique en 1983, l'idée d'une mammoplastie ne l'avait jamais intéressée:

 

[traduction]

 

                   R.Je savais que mes seins n'étaient pas attrayants.  Je dirais que j'en ai pris conscience ou que j'ai développé une gêne à ce sujet à la fin de mon adolescence.

 

                                                                   . . .

 

                   R.Je n'ai jamais pensé à subir une intervention.  Je pensais simplement que mes seins n'étaient pas attrayants.  Je n'ai jamais pensé que je pourrais faire quelque chose à ce sujet.

 

Madame Hollis a également témoigné que, avant sa seconde rencontre avec le Dr Birch, elle n'avait jamais consulté un médecin spécialement à ce sujet:

 

                   [traduction]

 

                   R.Bien, c'était mon premier véritable examen physique complet, c'est‑à‑dire avec un examen des seins, et j'étais nerveuse.  L'idée d'avoir à lui montrer mes seins me rendait nerveuse et donc avant ‑‑ je portais un peignoir et avant que le Dr Mills ne fasse l'examen, je lui ai dit que j'étais gênée par mes seins et que peut‑être ils n'étaient pas corrects.  Il a fait l'examen et a remis le peignoir en place.  Et alors il a dit qu'effectivement ils n'étaient pas corrects.

 

                                                                   . . .

 

                   R.Bien, il a suggéré que je retourne voir le Dr Birch, que j'avais déjà consulté à propos de marques d'acné, au sujet de mes seins.  Mon mamelon droit était allongé.  Il paraissait une fois et demi plus long ‑‑ du moins pour moi.

 

                          Et il a dit que le Dr Birch pourrait peut‑être, au moins, faire quelque chose pour le mamelon ou qu'on pourrait le corriger.

 

50               Au procès, les avocats de Dow ont contre‑interrogé Mme Hollis avec persistance pour savoir si elle avait honte de ses seins, si elle pensait qu'ils étaient anormaux et si elle croyait que cela pourrait compromettre ses chances de se marier.  Madame Hollis a reconnu qu'elle savait que ses seins ne correspondaient pas au modèle «idéal» de la poitrine attrayante, mais elle a insisté pour dire qu'elle n'en avait pas honte:

 

[traduction]

 

Q.Et vous vous inquiétiez de l'effet que votre apparence à cette époque aurait sur vos perspectives de mariage, n'est‑ce pas?

 

R.Je n'y avais pas songé de cette façon, sous cet angle.  Je pensais qu'ils n'étaient pas attrayants mais que je pouvais vivre comme cela.

 

                                                                   . . .

 

R.Je considérais davantage que ce n'était pas une chose à laquelle j'aurais attaché beaucoup d'importance si j'avais été amoureuse et si j'avais voulu me marier.  Je pensais qu'ils auraient été corrects, même s'ils n'étaient pas attrayants.

 

Madame Hollis a également déclaré qu'avant l'opération l'apparence de sa poitrine n'avait eu aucun effet significatif sur sa vie sociale.  La préoccupation qu'elle avait à ce sujet n'avait pas modifié sa façon de se vêtir ou ses relations avec son entourage.  En fait, lorsqu'on lui a demandé si elle avait subi une implantation mammaire pour rehausser l'estime qu'elle avait d'elle‑même, elle a répondu que sa faible estime de soi à cette époque était due à d'autres facteurs:

 

[traduction]

 

Q.Vous aviez effectivement alors une mauvaise image de vous‑même, n'est‑ce pas?

 

R.Je ne sais pas si on peut dire mauvaise.  Je n'avais pas une image merveilleuse de moi‑même mais, encore une fois, je ne suis pas certaine que c'était uniquement à cause de ma poitrine.

 

Q.Eh bien, c'était le facteur principal, s'il y en avait d'autres?

 

R.Je ne sais pas si j'aurais même été d'accord avec cela à cette époque.

 

51               La véracité du témoignage de Mme Hollis sur cette question est renforcée par le témoignage du Dr Birch.  Celui‑ci a déclaré que lorsqu'il a vu à l'origine Mme Hollis pour examiner les marques d'acné sur son visage, il n'a pas été question de problèmes de poitrine ou d'un désir de sa part d'avoir une opération aux seins.  Il a dit que ce n'est que lorsque le Dr Mills l'a renvoyée à lui une seconde fois qu'il a examiné ses seins.  Avant ce second examen, le Dr Mills a parlé au Dr Birch pour lui expliquer que Mme Hollis était très timide et lui recommander d'être très délicat avec elle.  Le Dr Birch a également déclaré que Mme Hollis paraissait très incertaine devant toute cette question de l'état de sa poitrine.  Il a dit:

 

[traduction]

 

QMaintenant, quelle a été la réaction de Mme Hollis ou sa façon de se présenter dans votre bureau à cette occasion, lors de cette visite du 28 juillet?

 

REh bien, elle était comme le Dr Mills me l'avait décrite, une personne réservée, timide, qui ne me paraissait pas avoir facilement envisagé toute cette question du problème de sa poitrine.  Cela semblait être un problème très important pour elle, mais elle était extrêmement réticente à l'idée d'être examinée, ce qui a failli créer certaines difficultés au moment même de l'examen . . . .

 

Le Dr Birch a témoigné que Mme Hollis était plus gênée que la moyenne des femmes devant la perspective d'être nue:

 

[traduction] . . . j'examine probablement en moyenne cinq femmes par jour de cette façon; j'ai donc une certaine idée du comportement moyen des femmes à cet égard et elle n'était pas du tout dans la moyenne.

 

En contre‑interrogatoire, le Dr Birch a déclaré que la majorité de ses patientes porteuses de prothèses mammaires sont satisfaites des résultats.  Cependant, il a estimé que le cas de Mme Hollis ne pouvait se comparer aux cas des femmes ayant subi une chirurgie purement esthétique et qui sont souvent très désireuses de garder les prothèses même après avoir eu des problèmes:

 

[traduction]

 

QEt les autres qui ont ‑‑ qui ont des problèmes, est‑il exact de dire que ces personnes feront tout ce qu'elles peuvent pour tenter de garder les prothèses mammaires?

 

ROui, en général je crois que c'est exact.  Elles sont heureuses de l'augmentation de volume.  Maintenant, il ne s'agit pas de cas comme celui de Mme Hollis, il s'agit habituellement de simples cas d'augmentation mammaire.

 

52               Par conséquent, je conclus que Mme Hollis n'aurait pas opté pour l'opération si elle avait connu tous les risques que celle‑ci comportait.

 

b)Le comportement du Dr Birch aurait‑il été le même indépendamment du manquement de Dow à son obligation de mise en garde?

 

53               La seconde question soulevée par Dow relativement à la causalité est celle de savoir si le Dr Birch aurait mis Mme Hollis en garde relativement au risque de rupture si Dow l'avait adéquatement prévenu de ce risque.  Dow soutient qu'il n'y a pas de lien de causalité direct entre son manquement à l'obligation de mise en garde et le préjudice subi par Mme Hollis parce qu'en 1983 le Dr Birch était au courant du risque de rupture de la prothèse mais n'avait pas pris l'habitude d'en informer ses patientes.  À l'appui de ce moyen, Dow invoque le témoignage du Dr Birch au procès selon lequel, en 1983, il n'avertissait qu'entre 20 à 30 pour 100 de ses patientes des risques de rupture, et que, en décidant de la nature et de la portée de ses mises en garde, il se fondait davantage sur les articles qu'il lisait dans des revues médicales que sur les mises en garde du fabricant.

 

54               Il y a lieu de dire toutefois que le juge de première instance a conclu que, dans les faits, le plasticien moyen en Colombie‑Britannique ne connaissait pas, en 1983, l'importance du risque de rupture de la prothèse Silastic.  Cette conclusion est étayée et renforcée par le fait que, après que Dow eut commencé en 1985 à faire circuler une mise en garde plus détaillée et que la connaissance du risque de rupture se fut davantage répandue au sein du corps médical, le Dr Birch a adapté sa pratique en conséquence et que, en 1989, il avertissait toutes ses patientes du risque de rupture.

 

55               Je n'ai pas l'intention d'aller plus loin dans l'analyse de ces facteurs.  Et cela parce que, bien qu'elle ait raison de souligner l'ambiguïté apparue au procès concernant la pratique suivie en 1983 par le Dr Birch en matière de mise en garde, Dow fonde son argument sur le postulat que, pour avoir gain de cause contre elle, Mme Hollis doit prouver que le Dr Birch l'aurait mise en garde s'il avait lui‑même été adéquatement mis en garde par Dow.  Je ne crois pas que ce postulat soit bien fondé.  Madame Hollis, rappelons‑le, a établi que Dow a manqué à son obligation de la mettre en garde contre le risque de rupture, qu'elle n'aurait pas subi l'intervention si elle avait été pleinement informée des risques, et que la rupture lui a causé un préjudice.  Si le Dr Birch avait reçu une mise en garde adéquate mais ne l'avait pas transmise à Mme Hollis, Dow aurait certes été exonérée de toute responsabilité conformément à la théorie de l'intermédiaire compétent.  Mais je ne vois pas comment on peut en déduire que pour engager la responsabilité de Dow, Mme Hollis doit maintenant établir que le Dr Birch l'aurait informée s'il avait été lui‑même mis au courant.  L'obliger à établir cette preuve serait lui demander de faire la preuve d'une situation hypothétique relativement au comportement de son médecin et, qui plus est, d'une situation résultant du manquement de Dow à son obligation.  Si, dans une affaire de négligence, la charge ultime et de persuasion incombe généralement au demandeur, je ne vois pas comment cela peut obliger le demandeur à prouver une situation hypothétique de ce genre.

 

56               Le raisonnement qu'a suivi notre Cour dans Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830, apporte un éclairage utile dans le présent contexte.  Dans cette affaire, le demandeur avait été atteint d'un coup tiré par l'un de deux membres d'un groupe de chasseurs.  Tout en concluant que l'un des deux chasseurs avait tiré sur le demandeur et que les deux chasseurs avaient été négligents en tirant dans sa direction, le jury a été incapable de déterminer lequel des deux avait tiré le coup qui avait atteint le demandeur.  Il a donc exonéré les deux défendeurs de l'allégation de négligence.  Notre Cour a infirmé ce verdict et conclu que, une fois que le demandeur a prouvé que l'un des deux défendeurs avait tiré sur lui, c'était à ces derniers qu'incombait le fardeau d'établir l'absence de négligence.  À moins qu'ils ne parviennent à se disculper, les deux seraient tenus responsables.  Dans des motifs concordants où il justifie l'inversion du fardeau de la preuve, le juge Rand a fait, aux pp. 832 et 833, des remarques qui éclairent la présente analyse:

 

                   [traduction]  Par sa négligence initiale, l'auteur coupable a donc d'abord mis en branle une force dangereuse, exposant la personne blessée au risque du méfait probable; puis, en conjonction avec des circonstances qu'il doit avoir envisagées, il a rendu plus difficile, voire impossible, l'établissement de la preuve des résultats dommageables possibles de son acte ou des résultats similaires de l'acte d'autrui. Non seulement il a violé le droit substantiel de la victime à la sécurité, mais il a également porté de façon blâmable atteinte à son droit d'obtenir réparation en établissant la responsabilité.  En confondant son acte avec les conditions environnantes, il a de fait détruit les moyens de preuve à la disposition de la victime.

 

                   La conséquence juridique, dois‑je dire, est que le fardeau passe alors à l'auteur du délit, qui doit se disculper; cela devient en fait une question de preuve entre les codéfendeurs, celui qui est responsable et celui qui ne l'est pas, le fardeau de cette preuve reposant sur l'auteur du délit.  Le fardeau de la preuve est relié à la culpabilité, et si les agissements des deux défendeurs sont empreints de culpabilité, ils assument tous deux le fardeau de cette preuve et sont prima facie tous deux responsables; il leur appartient de déterminer si l'un d'eux est exclusivement responsable du préjudice.  [Je souligne.]

 

57               À mon avis, il existe une analogie étroite entre l'arrêt Cook et la présente affaire.  Les faits au dossier démontrent que Mme Hollis n'a pas été adéquatement mise en garde contre la possibilité que les prothèses mammaires fabriquées par Dow et implantées chirurgicalement par le Dr Birch puissent se rompre.  Si les moyens de preuve à la disposition de la victime n'ont pas été détruits de la même manière que dans l'affaire de la partie de chasse, ils ont été gravement affaiblis en ce que la demanderesse est, selon la prétention de Dow, appelée à démontrer ce qu'un médecin aurait fait dans une situation hypothétique.  Il ne faut pas oublier que le principe directeur dans une affaire de ce type est le consentement éclairé, c'est‑à‑dire le droit du patient d'être pleinement informé par le fabricant de tous les risques importants associés à l'utilisation d'un produit médical.  Or il ressort clairement du dossier que le droit de Mme Hollis au consentement éclairé n'a pas été respecté en l'espèce.  Nous savons que le manquement de Dow à son obligation de mise en garde a été une cause du préjudice qu'elle a subi; que les agissements du Dr Birch dans la situation hypothétique posée par Dow puissent également avoir été une cause, ce n'est pas à elle de l'établir.  En position de grande inégalité sur le plan de l'information par rapport tant au fabricant qu'au médecin, Mme Hollis n'a aucunement contribué à créer la série de conditions causales ayant mené au préjudice.  L'intérêt de la justice commande qu'elle ne soit pas pénalisée pour le fait que si le fabricant avait effectivement rempli son obligation de mise en garde, le médecin aurait encore pu être en faute.

 

58               Je note que, de manière incidente dans l'arrêt Buchan, précité, la Cour d'appel de l'Ontario a adopté une démarche assez similaire en matière d'analyse causale dans des affaires de cette nature.  Le juge Robins a dit dans cet arrêt, à la p. 377:

 

                   [traduction]  Une fois établi le manquement à l'obligation de mettre en garde les médecins traitants, j'estime qu'il est juste et raisonnable de présumer que le caractère inadéquat de la mise en garde a contribué à la prise du médicament.  Ce n'est pas à la demanderesse qu'il doit incomber de faire la preuve de ce que le médecin aurait ou n'aurait pas fait eût‑il été adéquatement mis en garde.  On peut présumer qu'un médecin ne ferait pas fi d'une mise en garde adéquate ou n'omettrait pas de divulguer un risque important ou ne ferait pas preuve de négligence de quelque autre façon.  Même si la preuve indiquait que le médecin a fait preuve de négligence, le fabricant ne serait pas à l'abri de toute responsabilité si cette négligence était une conséquence prévisible du manquement à l'obligation de mise en garde.  La présomption peut, naturellement, être réfutée si le défendeur apporte la preuve qu'en dépit du caractère inadéquat de la mise en garde, le comportement du médecin envers son patient aurait été le même, que le fabricant ait manqué ou non à son obligation.  [Je souligne.]

 

59               Dans la dernière phrase de son énoncé, le juge Robins évoque la possibilité que le fabricant soit en mesure d'établir que le comportement du médecin aurait pu être identique, que le fabricant ait manqué ou non à son obligation.  Je dois dire qu'indépendamment de l'effet de cette preuve sur le partage de la responsabilité entre le médecin et le fabricant dans l'éventualité où l'on retiendrait également la négligence du médecin, elle n'exonère d'aucune façon le fabricant de sa responsabilité envers la demanderesse, sauf dans les cas où quelque autre comportement du médecin aurait rendu non pertinente l'absence de mise en garde.  Mais ce n'est pas le cas en l'espèce.  En somme, dans une affaire comme celle‑ci, je ne vois aucune raison pourquoi, en établissant la responsabilité du fabricant, il faudrait adopter en droit une règle obligeant la demanderesse à tenter de déterminer ce que le médecin aurait peut‑être pu faire.

 

60               En termes simples, j'estime qu'un fabricant ayant omis la mise en garde qu'il avait l'obligation de faire ne devrait pas pouvoir se dégager de sa responsabilité simplement par une preuve tendant à établir que même si le médecin avait reçu la mise en garde, il ne l'aurait pas transmise à son patient, et encore moins en imposant cette charge à la demanderesse.  L'adoption d'une telle règle entraînerait, dans certains cas, le risque que la demanderesse ne soit pas indemnisée pour le préjudice subi.  Elle n'aurait aucun recours contre un médecin qui n'aurait pas fait preuve de négligence en ce qui concerne les renseignements qu'il avait effectivement à sa disposition, et elle n'aurait non plus aucun recours contre un fabricant qui, même s'il a manqué à son obligation de mise en garde, pourrait échapper à sa responsabilité en faisant valoir que, si le médecin avait été adéquatement mis en garde, il n'aurait pas transmis l'information à la demanderesse.  Notre droit de la responsabilité délictuelle ne devrait pas être interprété comme envisageant un résultat aussi inusité.

 

61               À mon sens, on devrait examiner la réclamation du demandeur contre le fabricant suivant le raisonnement que voici:  l'obligation ultime du fabricant est de mettre adéquatement en garde le demandeur.  Pour des raisons d'ordre pratique, la loi lui permet de s'acquitter de cette obligation en mettant en garde un intermédiaire compétent.  Ayant omis de mettre l'intermédiaire en garde, le fabricant a failli à son obligation à l'égard de la demanderesse qui a finalement subi le préjudice en utilisant le produit.  Que le fabricant eût été exonéré s'il s'était servi de l'intermédiaire compétent pour informer la demanderesse ne devrait pas le dégager de son obligation envers celle‑ci sous prétexte qu'il est possible, voire probable, que cet intermédiaire compétent n'aurait pas transmis l'information ainsi reçue.  La règle de l'intermédiaire compétent permet au fabricant de s'acquitter de son obligation d'informer adéquatement le demandeur des risques qu'il court en informant l'intermédiaire, mais s'il ne le fait pas, il ne peut pas invoquer en défense la possibilité que l'intermédiaire pourrait ne pas avoir tenu compte de cette information.  Je note que plusieurs tribunaux américains sont arrivés à une conclusion similaire.  Ainsi, dans McCue c. Norwich Pharmacal Co., 453 F.2d 1033 (1st Cir. 1972), à la p. 1035, la Court of Appeal for the First Circuit a dit:

 

[traduction]  Même si l'imprudence d'un médecin a pu prendre une forme qui n'avait pas été expressément prévue, le défendeur ne devrait pas échapper à la responsabilité dans la mesure où son omission de faire une mise en garde adéquate a pu y contribuer.  [. . .] [A]yant mis sur le marché un médicament dangereux sans mise en garde adéquate, le défendeur ne saurait prétendre que le médecin aurait pu ne pas tenir compte d'une mise en garde appropriée. [Je souligne.]

 

Voir également Sterling, précité, et Hamilton c. Hardy, 549 P.2d 1099 (Colo. C.A. 1976).

 

Conclusion

 

62               Compte tenu de ce qui précède, je suis d'avis que Dow a manqué à son obligation de mettre le Dr Birch en garde contre les risques de rupture postopératoire de la prothèse Silastic et que, en raison de ce manquement, elle est responsable envers Mme Hollis du préjudice subi.  En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

 

63               Madame Hollis a droit à ses dépens dans toutes les cours.

 

                   Version française des motifs des juges Sopinka et McLachlin rendus par

 

64               Le juge Sopinka (dissident) ‑‑ Je suis d'accord avec l'analyse que le juge La Forest fait des principes relatifs à l'obligation de mise en garde, et je reconnais tout particulièrement que les principes relatifs à l'«intermédiaire compétent» s'appliquent comme il le propose.  Cependant, en toute déférence, je ne souscris ni à son analyse ni à son application des principes de la causalité.  À mon avis, le critère dit subjectif ne permet pas de déterminer si Mme Hollis aurait consenti à l'opération si elle avait été adéquatement mise en garde.  De plus, je ne saurais accepter que Mme Hollis n'a pas à établir que le Dr Birch aurait transmis à ses patientes toute mise en garde reçue.  Enfin, je ne souscris pas à l'opinion selon laquelle notre Cour est en mesure de résoudre des questions de fait que n'a pas examinées le tribunal de première instance, mais qui revêtent une importance primordiale dans la détermination de la responsabilité de Dow.  À mon avis, ces questions de fait devront être tranchées dans le cadre d'un nouveau procès car:

 

                   (1)  il est bien établi qu'une cour d'appel ne peut tirer de conclusions de fait qui ne l'ont pas été en première instance dans les circonstances de l'espèce;

 

                   (2)  la conclusion de fait quant à savoir si Mme Hollis n'aurait pas consenti à l'opération si elle avait reçu une mise en garde adéquate aura pour effet d'éclipser l'examen de cette question au cours du nouveau procès concernant la responsabilité du Dr Birch;

 

                   (3)  si notre Cour conclut à la responsabilité de Dow, il sera extrêmement difficile, voire impossible, pour le juge de première instance de déterminer les degrés de faute de Dow et du Dr Birch.

 

Analyse

 

La causalité

 

                   Le critère

 

65               Dans ses motifs, le juge La Forest adopte un critère subjectif pour déterminer si Mme Hollis aurait consenti à l'opération si elle avait reçu une mise en garde adéquate.  À cet égard, il adopte le raisonnement du juge Robins dans l'arrêt Buchan c. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. (1986), 12 O.A.C. 361.  Cependant, dans l'examen de la preuve pour déterminer s'il «y avait une preuve suffisante au procès pour satisfaire au critère subjectif de l'arrêt Buchan» (par. 47), il parle du témoignage des experts qui n'est pertinent que dans l'application du critère relatif à la situation d'une femme raisonnable.  Il conclut, au par. 52, que «Mme Hollis n'aurait pas opté pour l'opération».

 

66               Lorsqu'il détermine que Mme Hollis n'aurait pas opté pour l'implantation, mon collègue se réfère au témoignage d'experts dans le domaine de l'implantation chirurgicale de prothèses mammaires.  À l'appui de sa position, le juge La Forest se fonde (au par. 48) sur le témoignage de deux plasticiens qui «sont venus témoigner sur la question de savoir si une femme raisonnable dans la situation de Mme Hollis aurait consenti à l'intervention après avoir reçu une mise en garde adéquate».  Cependant, le critère subjectif de l'arrêt Buchan ne repose aucunement sur une preuve de ce qu'une femme raisonnable ferait.  Le critère subjectif adopté par mon collègue est expliqué dans l'extrait de l'arrêt Buchan, à la p. 381, dont une partie est reproduite dans ses motifs:

 

                   [traduction]  À mon avis, il était loisible au juge de première instance, ayant pris connaissance de la preuve, d'ajouter foi au témoignage de la demanderesse selon lequel elle n'aurait pas pris la pilule si elle avait été mise au courant du danger d'accident cérébro‑vasculaire, et de trancher en conséquence la question de la causalité.  La question de savoir si une femme dite raisonnable dans la situation de la demanderesse aurait agi de la même manière n'est pas pertinente.  Le choix d'une méthode de prévention des grossesses indésirées dans le cas d'une femme en bonne santé est une question qui ne relève pas de la médecine mais d'un choix personnel, et il n'est pas déraisonnable de penser qu'une mise en garde à propos d'un danger potentiel grave pour les usagers de contraceptifs oraux pourrait influencer son choix d'une autre méthode de contraception.  Dans la mesure où le tribunal est convaincu que la demanderesse n'aurait pas quant à elle utilisé le médicament si elle avait été suffisamment informée des risques, la question de la causalité devrait être tranchée en sa faveur, indépendamment de ce que d'autres femmes auraient pu faire.  [Je souligne.]

 

67               Le critère subjectif de l'arrêt Buchan ne tient pas compte du manque de fiabilité inhérente de toute déclaration intéressée de la demanderesse.  Il ne s'agit pas simplement de savoir si l'on croit la demanderesse.  Celle‑ci peut être tout à fait sincère lorsqu'elle affirme, avec le recul, qu'elle n'aurait pas consenti à l'opération.  Il ne s'agit pas d'une déclaration de fait qui, si elle est admise, tranche la question.  Il s'agit d'une opinion de ce que la demanderesse aurait fait dans une situation qui ne s'est pas produite.  L'opinion peut donc être donnée honnêtement, sans pour autant être admise.  Dans l'appréciation de cette opinion, le juge des faits doit accorder moins d'importance à sa probité non seulement à cause du caractère intéressé qu'elle revêt, mais aussi parce qu'elle risque d'être influencée par le traumatisme occasionné par l'intervention manquée.  C'est pourquoi la méthode la plus fiable pour déterminer ce qui se serait vraiment produit consiste à examiner l'affirmation de la demanderesse en fonction d'une preuve matérielle de ce qu'une personne raisonnable aurait fait.  La Cour suprême de la Californie résume fort pertinemment ce point dans l'affaire Cobbs c. Grant, 502 P.2d 1 (1972), aux pp. 11 et 12:

 

                   [traduction]  Le patient demandeur peut témoigner sur ce point, mais la question va au‑delà de sa crédibilité.  Puisqu'au moment du procès le risque non communiqué s'est matérialisé, il serait étonnant que le demandeur ne soutienne pas qu'il aurait refusé le traitement s'il avait été informé des risques.  Subjectivement, c'est ce qu'il peut croire avec le recul; cependant, nous doutons que les intérêts de la justice soient servis si l'on place le médecin à la merci de l'amertume et de la désillusion du patient.  C'est pourquoi il est préférable d'adopter un critère objectif:  ce qu'une personne diligente dans la position du patient aurait décidé si elle avait été adéquatement avertie de tous les risques importants.

 

C'est le critère que notre Cour a adopté dans l'arrêt Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880, et qu'a suivi le juge Prowse, s'exprimant au nom de la Cour d'appel à la majorité.  Dans cet arrêt, le juge en chef Laskin affirme à la p. 898:

 

On peut difficilement s'attendre à ce que le patient qui intente une poursuite admette qu'il aurait consenti à l'opération même en connaissant tous les risques qu'elle comportait.  Sa poursuite tend à indiquer, que gravement handicapé suite à l'opération, il est convaincu qu'il n'y aurait pas consenti si on lui avait bien divulgué les risques de l'opération comparés aux risques que présentait le refus de la subir.  Cependant, l'application d'un critère subjectif à la causalité aurait pour effet corrélatif d'accorder un avantage à l'examen en rétrospective, un avantage encore plus grand que celui dont bénéficierait la preuve médicale si on évaluait la causalité selon une norme objective.  [Je souligne.]

 

Cependant, le juge en chef Laskin a ensuite fait ressortir, à la p. 900, que le témoignage du patient est essentiel, mais qu'«il faut l'évaluer objectivement en fonction de ce qui est raisonnable».

 

68               De l'avis du juge en chef Laskin, c'était la méthode la plus fiable pour répondre à la question de savoir ce qui se serait produit.  Cela répond à la préoccupation du juge Robins quant au respect qu'il faut accorder au choix d'un demandeur.  Le critère suivi dans l'arrêt Reibl est une méthode plus fiable pour déterminer quel aurait été ce choix.  Le critère subjectif accorde un avantage trop grand à la croyance actuelle du demandeur quant à ce qu'aurait été son choix.  En supposant que c'est bien le critère subjectif de l'arrêt Buchan que préconise mon collègue, le témoignage d'experts en médecine relativement à ce que ferait une femme raisonnable «n'est pas pertinent», pour reprendre les termes du juge Robins, à la p. 381.  La nécessité que semble ressentir le juge La Forest d'étayer le témoignage de Mme Hollis par ces témoignages d'experts démontre clairement les faiblesses inhérentes du critère subjectif de l'arrêt Buchan.  Vu ces faiblesses, il y a lieu, à mon avis, de rejeter le critère subjectif en faveur de la démarche adoptée dans l'arrêt Reibl.

 

69               Qui plus est, je ne vois aucun motif d'appliquer, relativement à une même question, un critère différent pour le médecin et pour le fabricant.  Pour la demanderesse, la question est la même à l'égard de ces deux personnes.  Quelle aurait été sa réponse si le médecin l'avait adéquatement mise en garde?  Le juge de première instance doit‑il appliquer deux critères différents pour trancher la même question?  Dans l'affirmative, on pourrait fort bien arriver à la conclusion que la patiente aurait donné son consentement au médecin, mais pas au fabricant.  En fait, au cours du nouveau procès dont la Cour d'appel a ordonné la tenue relativement au Dr Birch, le juge de première instance sera tenu d'appliquer le critère de l'arrêt Reibl et pourrait bien conclure que Mme Hollis aurait consenti à l'implantation si elle avait été adéquatement mise en garde.

 

70               Je ne comprends pas comment on peut justifier l'existence d'un critère différent pour le médecin et le fabricant, ce qui, comme le reconnaît mon collègue, semble inusité, en faisant valoir que l'on peut s'attendre à ce que la norme soit plus sévère pour le fabricant.  Cela ne tient aucunement compte du fait que nous sommes en présence d'une situation où le fabricant s'acquitte de l'obligation qu'il a envers la demanderesse en informant le médecin des risques en cause.  On s'attend à ce que le médecin transmette ces renseignements à la patiente.  S'il s'agit d'un risque contre lequel la demanderesse devrait être mise en garde, on peut difficilement soutenir que le médecin peut édulcorer la mise en garde parce qu'une norme moins sévère s'applique à lui.  Peut‑être pourrait‑on parler d'une norme différente lorsque l'on compare les obligations respectives de mise en garde dans le cas où la règle de l'intermédiaire compétent ne s'applique pas et où le médecin et le fabricant ont tous deux l'obligation d'avertir directement la demanderesse.  Cependant, lorsque l'obligation de mise en garde que le médecin et le fabricant ont envers la demanderesse doit être exécutée par la communication à la demanderesse des renseignements reçus du fabricant, et qu'une action pour manquement à cette obligation est intentée à la fois contre le médecin et le fabricant, une norme différente ne saurait être appliquée.  En effet, la question de la causalité n'a aucun rapport avec la norme applicable en matière de divulgation.  Pour résoudre cette question, le tribunal tente de déterminer quelle aurait été la réponse de la demanderesse dans l'hypothèse où elle aurait été adéquatement mise en garde conformément à la norme applicable.  Le débat porte sur le fondement devant servir à l'examen de cette réponse, et non sur la norme applicable en matière de divulgation.

 

71               Cependant, qu'un critère subjectif ou objectif soit adopté, il s'agit d'une question de fait difficile qui doit être tranchée en première instance et non en appel.  Je reviendrai plus loin sur ce point.

 

                   Le fardeau de la preuve

 

72               Dans l'examen de la seconde question relative à la causalité, savoir si le Dr Birch aurait averti Mme Hollis du risque de rupture si Dow l'avait adéquatement prévenu de ce risque, le juge La Forest propose d'éliminer l'exigence fondamentale en matière de responsabilité délictuelle, selon laquelle le demandeur doit établir la causalité pour prouver la responsabilité du défendeur.  Une fois établi par Mme Hollis le manquement de Dow à son obligation de mise en garde contre le risque de rupture, le juge La Forest est d'avis que la demanderesse a prouvé ses prétentions, et que toute possibilité que le Dr Birch aurait omis de transmettre une mise en garde reçue ne constituerait rien de plus qu'une question de partage de responsabilité.  Cette analyse va à l'encontre des principes de responsabilité délictuelle reconnus.  En bref, pour établir la responsabilité, le demandeur doit démontrer non seulement que le défendeur a manqué à son obligation, mais aussi que ce manquement a été la cause du préjudice qu'il a subi.

 

73               En l'espèce, la demanderesse a donc le fardeau de démontrer qu'elle n'aurait pas subi de préjudice si Dow s'était acquittée de son obligation de mettre en garde le Dr Birch contre tout risque inhérent des prothèses.  En d'autres termes, Mme Hollis doit établir que son médecin l'aurait mise en garde contre les risques dont il aurait été informé et qu'elle aurait refusé l'opération si elle avait été mise en garde.  Sans cette preuve, on ne peut affirmer avec certitude que l'omission de mise en garde des médecins par Dow a été la cause du malencontreux préjudice dont Mme Hollis a été victime.

 

74               Dans son ouvrage intitulé:  The Law of Torts (8e éd. 1992), à la p. 143, le professeur John G. Fleming explique la nécessité d'établir un rapport factuel de cause à effet entre le manquement du défendeur et le préjudice subi par le demandeur:

 

[traduction]  En l'absence de ce lien de causalité, on ne peut donner suite à la plainte du demandeur; en effet, il serait contraire au principe de responsabilité personnelle sur lequel repose traditionnellement le droit de la responsabilité délictuelle, de tenir le défendeur responsable d'une perte à laquelle sa conduite n'a aucunement contribué dans les faits.  [En italique dans l'original.]

 

75               Dans le cas où le Dr Birch n'aurait pas transmis à Mme Hollis les renseignements reçus de Dow, on ne peut dire que Dow, en omettant de faire la mise en garde, a contribué au préjudice de Mme Hollis.  On ne peut fonder la responsabilité sur l'omission de prendre des mesures qui n'auraient aucun effet et seraient inutiles.

 

76               On ne peut faire abstraction de l'absence de causalité en l'escamotant sous la question du partage de la responsabilité comme le propose mon collègue.  Il faut établir la causalité avant de départager la responsabilité.  Le partage n'est autorisé que dans les circonstances prévues par la Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, lorsque le préjudice ou la perte est causé par la faute d'au moins deux personnes.

 

77               Mon collègue mentionne un certain nombre d'arrêts, comme Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830, Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311 et Buchan, précité, qui ont inversé ou assoupli le fardeau de la preuve qui incombe habituellement au demandeur en matière de causalité.  Ces arrêts ne justifient aucunement de considérer la causalité comme non pertinente.  En fait, ils partent de l'hypothèse que la causalité est un principe fondamental et examinent s'il y a lieu d'assouplir le fardeau de la preuve habituel du demandeur.  Non seulement l'établissement de la causalité est une exigence fondamentale du droit de la responsabilité délictuelle, mais encore le principe que le fardeau de la preuve incombe généralement au demandeur est consacré.  Dans l'arrêt McGhee c. National Coal Board, [1973] 1 S.L.T.R. 14, la Chambre des lords a envisagé l'idée d'inverser le fardeau dans certaines circonstances.  Cependant, après un examen plus poussé, elle a fermement rejeté cette possibilité dans l'arrêt Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074.  Dans aucun de ces arrêts, n'a‑t‑on prétendu que l'on pourrait éviter le problème en considérant comme non pertinente la question de la causalité.  Je me propose cependant d'examiner les arrêts auxquels renvoie mon collègue parce que, soit ils n'appuient pas l'inversion du fardeau de la preuve soit, s'ils l'appuient, cela ne permettrait pas de résoudre la question de la causalité en l'espèce.

 

78               Mon collègue renvoie à l'arrêt Cook c. Lewis, précité, de notre Cour.  Dans cette affaire, le chasseur demandeur avait été atteint d'une décharge de plombs au visage.  Deux défendeurs ont avoué qu'ils avaient, presque simultanément, déchargé leur arme à proximité du demandeur, mais qu'ils ne visaient pas le même oiseau.  Dans cet arrêt, notre Cour a affirmé que dans certaines situations la nécessité que le demandeur établisse la causalité pouvait être écartée par l'inversion du fardeau de la preuve habituel.  Selon notre Cour, l'inversion du fardeau de la preuve était approprié dans cette affaire parce que les défendeurs avaient essentiellement enlevé au demandeur tout moyen d'établir la causalité.  Le juge Rand affirme à la p. 832:

 

                   [traduction]  Par sa négligence initiale, l'auteur coupable a donc d'abord mis en branle une force dangereuse, exposant la personne blessée au risque du méfait probable; puis, en conjonction avec des circonstances que l'on doit présumer qu'il a envisagées, il a rendu plus difficile, voire impossible, l'établissement de la preuve des résultats dommageables possibles de son acte ou des résultats similaires de l'acte d'autrui.  Non seulement il a violé le droit substantiel de la victime à la sécurité, mais il a également porté de façon blâmable atteinte à son droit d'obtenir réparation en établissant la responsabilité.  En confondant son acte avec les conditions environnantes, il a de fait détruit les moyens de preuve à la disposition de la victime.  [Je souligne.]

 

Puisque [traduction] «l'auteur négligent a[vait] de façon blâmable participé au fait qui a donné lieu à la destruction de la preuve» (p. 835), le fardeau de la preuve était inversé et le demandeur n'a pas eu à établir une causalité directe.

 

79               De même, dans l'arrêt Snell c. Farrell, précité, à la p. 321, notre Cour a affirmé qu'il pouvait y avoir inversion du fardeau de la preuve imposé au demandeur lorsque le défendeur «possède une connaissance particulière» de l'objet de la conduite délictueuse alléguée.  Dans cet arrêt, le chirurgien défendeur avait enlevé une cataracte d'un {oe}il de la patiente demanderesse, qui avait par la suite perdu la vision dans cet {oe}il en raison d'une atrophie du nerf optique.  Le médecin défendeur, sachant ce qu'il avait fait, était dans une bien meilleure position pour déterminer ce qui s'était produit.  Dans des motifs unanimes, notre Cour expose les motifs de l'inversion du fardeau de la preuve relativement au lien de causalité aux pp. 326 et 327:

 

Si j'étais convaincu que des défendeurs qui ont un lien important avec le préjudice subi échappaient à toute responsabilité parce que les demandeurs sont dans l'impossibilité de démontrer l'existence du lien de causalité en vertu des principes qui sont actuellement appliqués, je n'hésiterais pas à adopter une de ces solutions.  Toutefois, j'estime que, s'ils sont bien appliqués, les principes relatifs à la causalité fonctionnent adéquatement.  L'adoption de l'une ou l'autre des solutions proposées aurait pour effet d'indemniser le demandeur en l'absence d'un rapport important entre le préjudice subi et la conduite du défendeur.  Le renversement du fardeau de la preuve peut être justifié lorsque deux défendeurs ont, par négligence, fait feu dans la direction du demandeur et lorsque leur conduite délictueuse élimine ensuite les moyens de preuve dont il dispose.  Dans un tel cas, il est clair que le préjudice n'a pas été causé par une conduite neutre.  Il en va tout à fait différemment pour ce qui est d'indemniser un demandeur par le renversement du fardeau de la preuve en ce qui a trait à un préjudice qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne.

 

80               En conséquence, il peut y avoir inversion du fardeau de la preuve lorsque le défendeur a d'une certaine façon participé à la destruction des moyens de prouver la plainte contre lui, ou que le défendeur exerce un certain contrôle sur les éléments de preuve pertinents.  Ce n'est que dans ce domaine restreint de cas que le demandeur est partiellement dégagé du fardeau de prouver la causalité.  En l'espèce, on n'a pas prétendu qu'il y avait eu destruction délictueuse des moyens de preuve et la preuve ne repose pas sur des faits dont seule la défenderesse Dow serait au courant.  Au contraire, la question en litige repose en grande partie sur le témoignage du Dr Birch.  Madame Hollis et Dow ont tous deux un accès égal au témoignage du Dr Birch.  En fait, dans cette situation, le médecin aurait vraisemblablement tendance à favoriser sa patiente, la demanderesse.  Il n'est pas dans l'intérêt du médecin d'affirmer qu'il n'aurait pas transmis une mise en garde que le fabricant était tenu de lui donner à l'intention de la demanderesse.  Comme la demanderesse possède les moyens de prouver la causalité, il serait incompatible avec l'arrêt Snell de procéder à une inversion du fardeau de la preuve.  En conséquence, il appartient en l'espèce à la demanderesse de prouver la causalité.  Pour s'acquitter de ce fardeau, elle doit établir que son médecin l'aurait mise en garde contre les risques reliés aux prothèses mammaires, si la défenderesse l'en avait informé.

 

81               Dans l'arrêt Buchan, la Cour d'appel a proposé une autre façon de dégager le demandeur du fardeau de la preuve.  Dans cette affaire, la cour a affirmé qu'il existe une [traduction] «présomption réfutable» de sorte qu'une demanderesse dans la position de Mme Hollis n'a pas besoin d'établir tous les éléments de la causalité.  La cour affirme, à la p. 377:

 

                   [traduction]  Une fois établi le manquement à l'obligation de mettre en garde les médecins traitants, j'estime qu'il est juste et raisonnable de présumer que le caractère inadéquat de la mise en garde a contribué à la prise du médicament.  Il ne devrait pas incomber à la demanderesse de faire la preuve de ce que le médecin aurait ou n'aurait pas fait eût‑il été adéquatement mis en garde.  On peut présumer qu'un médecin ne ferait pas fi d'une mise en garde adéquate ou n'omettrait pas de divulguer un risque important ou ne ferait pas preuve de négligence de quelque autre façon.  Même si la preuve indiquait que le médecin a fait preuve de négligence, le fabricant ne serait pas à l'abri de toute responsabilité si cette négligence était une conséquence prévisible du manquement à l'obligation de mise en garde.  La présomption peut, naturellement, être réfutée si le défendeur apporte la preuve que, en dépit du caractère inadéquat de la mise en garde, le comportement du médecin envers son patient aurait été le même, que le fabricant ait manqué ou non à son obligation.

 

Si l'on se fonde sur cette analyse, la demanderesse n'a pas à prouver que son médecin l'aurait informée des risques, sauf si le défendeur présente certains éléments de preuve tendant à démontrer que le médecin n'aurait peut‑être pas en réalité transmis la mise en garde adéquate.  Le défendeur s'acquitte du fardeau qui lui incombe lorsqu'il présente une preuve suffisante pour soulever la question de la causalité.  Il s'agit du «fardeau de présentation» que, dans Cross on Evidence (7e éd. 1990), à la p. 113, le professeur Tapper décrit comme étant

 

[traduction] . . . l'obligation d'établir, au besoin, qu'il existe une preuve suffisante pour soulever une question quant à l'existence ou à l'inexistence d'un fait en litige, et ce, compte tenu de la norme de preuve exigée de la partie à qui incombe cette obligation.

 

En conséquence, la présomption réfutable dont il est fait mention dans l'arrêt Buchan impose simplement au défendeur l'obligation de présenter une preuve suffisante pour que soit soulevée une question visant à déterminer si l'«intermédiaire compétent» aurait transmis une mise en garde s'il l'avait reçue du fabricant.  Une fois que le défendeur s'est acquitté de ce fardeau de base, le fardeau ultime d'établir la causalité continue d'incomber à la demanderesse, qui doit démontrer que le Dr Birch aurait transmis toute mise en garde qu'il aurait reçue.

 

82               Inverser le fardeau de la preuve, comme le propose l'arrêt Cook c. Lewis, ne jouerait pas contre le défendeur s'il y avait une preuve suffisante pour soulever la question de la causalité.  Le juge des faits serait alors tenu de faire l'appréciation de la preuve.  Il n'y aurait application du fardeau de la preuve que si le juge des faits n'était pas en mesure d'arriver à une conclusion déterminante.  Voir Cross on Evidence, op. cit., aux pp. 112 et 113, et McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 947.

 

83               Qu'il y ait application de la présomption formulée dans Buchan ou inversion du fardeau de la preuve comme dans Cook c. Lewis, je suis d'avis qu'il existait en l'espèce amplement d'éléments de preuve pour soulever la question et qu'ils étaient contradictoires.  Mon collègue a examiné une certaine partie de cette preuve.  À l'instar du juge Bouck, je reconnais que la possibilité de rupture des prothèses remplies de gel, y compris le risque de rupture due à un traumatisme ou à une pression anormale, n'était pas bien connue du corps médical entre juillet et octobre 1983, c'est‑à‑dire à l'époque où Mme Hollis a consulté le Dr Birch et où ce dernier a procédé à l'intervention.  La seule mise en garde apparemment reçue par le Dr Birch portait sur les ruptures attribuables à un traumatisme anormal, et comportait l'énoncé suivant:

 

[traduction]

 

5.S'assurer que la patiente comprenne qu'après l'implantation une pression anormale ou un traumatisme aux seins pourrait entraîner une rupture de la prothèse.

 

84               Le Dr Birch a omis d'avertir Mme Hollis et il n'avait pas l'habitude de mettre ses patientes en garde contre le risque de rupture due à un traumatisme ou à une pression anormale parce qu'il ne considérait pas ce risque comme une chose courante.  À cet égard, il se fondait principalement sur les publications médicales et non pas sur la documentation du fabricant.  Voici un extrait de son témoignage:

 

[traduction]

 

Q.Je vais vous indiquer le numéro cinq, le voyez‑vous?  Je vous le lis:

 

«S'assurer que la patiente comprenne qu'après l'implantation une pression anormale ou un traumatisme aux seins pourrait entraîner une rupture de la prothèse.»

 

Docteur, vous . . .

 

R.Oui.

 

Q.‑‑ vous voyez cela.  Cependant, docteur, vous ne vous fiez pas à la documentation du fabricant relativement à ces produits particuliers, n'est‑ce pas?

 

R.Non.  Je me fie davantage aux publications médicales.

 

85               L'avocat de Mme Hollis attache beaucoup d'importance à la mise en garde donnée en 1985 comme preuve du type d'avertissement que Dow avait une obligation de donner en 1983.  Mon collègue considère cela comme un indice probant du type de mise en garde qui aurait dû être donné.  Il existe au dossier une preuve forte établissant que le Dr Birch n'aurait pas nécessairement transmis la mise en garde même s'il l'avait reçue en 1983.  En octobre 1987, deux ans après avoir reçu la mise en garde de Dow, le Dr Birch n'avait pas encore pris l'habitude de transmettre ces renseignements à ses patientes.  Lors de l'interrogatoire préalable en octobre 1987, il a rendu le témoignage suivant:

 

[traduction]

 

QEst‑ce que vous faites cela régulièrement maintenant, discuter du risque de rupture de la prothèse?

 

RNon, pas habituellement.

 

86               Si, en 1989, il prévenait toutes ses patientes du risque de rupture, il n'a pas été en mesure, au procès, de dire [traduction] "[à] quel moment il a commencé à le faire dans plus de 50 pour 100 des cas".  Cela est compatible avec son témoignage suivant lequel il se fiait davantage à l'état de la science médicale et aux publications médicales qu'à la documentation des fabricants.  Le juge de première instance aurait très bien pu accepter cette preuve s'il avait examiné ce point.  À mon avis, si mon collègue avait considéré cette preuve, il n'aurait pu que conclure qu'il y avait amplement d'éléments de preuve pour soulever la question.

 

87               En conséquence, s'il avait examiné ce point, le juge de première instance aurait été tenu de faire l'appréciation de la preuve pour résoudre le conflit.  Le fardeau de la preuve ne jouerait pas dans cette détermination.  Ce n'est que si le tribunal avait conclu que les éléments de preuve s'équilibraient si bien qu'il ne pouvait arriver à une conclusion définie qu'il lui aurait été nécessaire de recourir au fardeau ultime de la preuve.  L'appréciation des éléments de preuve contradictoires est essentielle pour résoudre toute question de fait qui comporte de tels éléments.  Cette situation ne s'est pas produite en l'espèce.  Le juge Prowse, s'exprimant au nom de la majorité, n'a pas fait l'appréciation de la preuve parce qu'elle a conclu que Dow avait une obligation d'avertir directement Mme Hollis.  En conséquence, cet aspect de la causalité ne s'est pas présenté.  Mon collègue ne fait pas l'appréciation de la preuve parce qu'il écarte en grande partie la nécessité d'établir la causalité.  Alors, si l'on n'ordonne pas la tenue d'un nouveau procès, on aura contourné cette étape fondamentale du procès, qui est si importante pour régler des débats sur des questions de fait.  J'examine maintenant cette question plus spécifiquement.

 

Nécessité d'un nouveau procès

 

88               En l'espèce, la question ne porte pas sur le droit d'une cour d'appel de réviser les conclusions de fait tirées en première instance ni sur le critère qui régit cette révision.  La question vise à déterminer la position qu'une cour d'appel doit adopter dans les cas où elle est appelée à trancher un appel fondé sur une question de droit qui n'a été ni examinée ni tranchée en première instance et où le juge de première instance n'a pas tiré de conclusions de fait importantes sur cette question.  Dans le premier cas, le juge de première instance a rendu une décision sur une question de fait, que la cour d'appel ne devrait pas modifier ni remplacer par la sienne sauf si elle peut établir pourquoi elle est manifestement erronée.  Cependant, les parties ont fait examiner la question de fait.  Dans ces circonstances, la demande d'un nouveau procès se justifie moins parce qu'il y a eu appréciation des questions de fait lors du procès.  Si la cour d'appel peut cerner les erreurs manifestes commises par le juge de première instance, il est moins inquiétant que les parties soient privées de l'avantage d'au moins une appréciation des faits.  La cour d'appel peut corriger des erreurs manifestes à partir de l'appréciation qui a été faite.  Néanmoins, le cas de conclusions en matière de crédibilité et celui de contradictions dans la preuve, intimement liés à l'avantage de voir et d'entendre les témoins, constituent généralement des exceptions à l'exercice du pouvoir de la cour d'appel de remplacer les conclusions du juge de première instance par les siennes.  Cette règle s'applique même si ce sont des témoins experts qui se contredisent.  Par surcroît, même si la cour d'appel exerce son pouvoir de modifier les conclusions rendues en première instance, elle ordonnera habituellement la tenue d'un nouveau procès si la preuve est de telle nature qu'il serait avantageux de voir et d'entendre les témoins.

 

89               Par contre, dans le cas où un juge de première instance omet de tirer des conclusions de fait essentielles au règlement d'une question, la cour d'appel hésitera grandement à assumer le rôle du juge de première instance.  Dans ces circonstances, il est plus risqué d'avancer que le juge de première instance n'aurait pas bénéficié d'un avantage si l'on n'a pas établi comment il a justement profité de l'avantage qu'il avait.  Fait encore plus important, beaucoup s'entendent pour dire que la partie lésée a droit à un nouveau procès pratiquement de plein droit.  Dans Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, notre Cour a infirmé l'arrêt de la Cour d'appel, qui avait confirmé la décision rendue en première instance de rejeter l'action du demandeur.  Le juge de première instance avait dit que certaines pratiques de l'organisme gouvernemental en cause relevaient de questions de politique plutôt que du domaine opérationnel et n'engageaient donc pas sa responsabilité.  Bien que ces pratiques et leurs lacunes aient été pleinement examinées dans le cadre de la présentation de la preuve au procès, notre Cour a néanmoins ordonné la tenue d'un nouveau procès.  Le juge Cory, s'exprimant au nom de la majorité, a affirmé aux pp. 1246 et 1247:

 

                   En première instance, on a conclu que le nombre et la fréquence des inspections, du décapage et des autres mesures de redressement étaient des questions de politique, de sorte qu'aucune conclusion de fait n'a été tirée à l'égard de la norme de diligence.  Puisque l'affaire relevait du domaine opérationnel, l'intimée n'était pas à l'abri des poursuites et la question de la négligence aurait dû être examinée dans sa totalité.  L'appelant était donc en droit d'obtenir une conclusion de fait sur ces questions et un nouveau procès devrait être ordonné à cette fin.

 

                                                                   . . .

 

                   Cette manière d'aborder la question est équitable tant pour l'organisme gouvernemental que pour le poursuivant.  L'existence d'une obligation de diligence et l'absence d'exemption ayant été établies, le procès permettra de déterminer si l'organisme gouvernemental a respecté la norme de diligence requise.  À ce stade, le système et les méthodes d'inspection pourront faire l'objet d'un examen, compte tenu cependant des restrictions budgétaires imposées et du personnel et de l'équipement disponibles pour effectuer une telle inspection.

 

90               De la même façon, dans Koschman c. Hay (1977), 17 O.R. (2d) 557 (C.A.), un appel dans lequel le juge de première instance avait omis de résoudre les contradictions dans la preuve, le juge Lacourcière a affirmé, à la p. 558:

 

                   [traduction]  On ne saurait mettre trop d'accent sur l'importance primordiale qu'ont les motifs de jugement dans de tels cas.  Notre cour ne peut trancher des questions de fait si le dossier ne renferme rien à l'appui.  Les parties ont le droit de connaître les conclusions du juge de première instance relativement à la preuve contestée, et une cour d'appel ne peut s'acquitter convenablement de ses fonctions en l'absence de ces conclusions.  Sur ce point, je me réfère à l'arrêt de notre cour DeJussel et al. c. Hajzer, [1948] O.W.N. 468, et à Wright and Wright c. Ruckstuhl, [1955] O.W.N. 32, [1955] 2 D.L.R. 77, dans lequel le juge en chef Pickup, s'exprimant au nom de la cour, a exprimé ce principe en termes on ne peut plus clairs.  Notre cour n'y a jamais dérogé.  Nous sommes par conséquent forcés à l'unanimité de conclure qu'il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès relativement à l'appréciation des dommages‑intérêts des demandeurs.

 

91               Dans l'arrêt Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, le juge La Forest cerne la difficulté qu'aura la cour d'appel à apprécier des questions de fait lorsque le juge des faits ne les a pas appréciées lui‑même.  Il affirme au par. 45:

 

                   La cour chargée d'examiner le bien‑fondé de la décision d'un tribunal de la Commission doit s'efforcer de se mettre à la place de celui‑ci lorsqu'elle apprécie ses conclusions de fait.  Cela peut s'avérer difficile dans les cas où le tribunal n'a tiré aucune conclusion sur un élément fondamental, et qu'il a tout simplement tranché l'affaire en s'appuyant sur un fondement d'ordre juridique.

 

92               Les cours d'appel n'ont dérogé à cette pratique bien établie que dans des circonstances exceptionnelles où elles peuvent conclure qu'elles sont en aussi bonne position que le juge de première instance pour trancher la question.  Dans ces cas, il n'y a pas d'avantage spécial à renvoyer la question au juge de première instance, et la partie concernée n'en subit pas de préjudice.  Une considération importante est que le règlement final de l'affaire évitera la tenue d'un nouveau procès.

 

93               Voici certaines des circonstances qui permettent à une cour d'appel de conclure qu'elle est en aussi bonne position que le juge de première instance pour trancher la question et qu'aucun avantage n'est perdu:

 

(i)le juge de première instance a tiré les conclusions nécessaires, mais relativement à une question de droit différente, ou encore on peut supposer sans risque, à partir des conclusions effectivement tirées, que le juge de première instance aurait tiré les conclusions nécessaires n'eût été l'erreur de droit;

 

(ii)les éléments de preuve ne sont pas contestés ni contradictoires et aucune question de crédibilité n'a été soulevée;

 

(iii)il existe des circonstances spéciales qui font que les parties exhortent la cour d'appel à tirer les conclusions de fait nécessaires.

 

Voir Snell c. Farrell, précité; Davie Shipbuilding Ltd. c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461 (C.A.); Jardine c. Northern Co-operative Timber and Mill Association, [1945] 1 W.W.R. 533 (C.A.C.‑B.); Nova, An Alberta Corporation c. Guelph Engineering Co. (1989), 70 Alta. L.R. (2d) 97.

 

94               Dans les décisions où ce pouvoir a été exercé, les tribunaux font ressortir que l'on ne devrait y avoir recours que dans des circonstances [traduction] «uniques» (Nova, à la p. 112) et avec une grande circonspection de façon à ce [traduction] «qu'une telle mesure [. . .] rende complètement justice aux parties» (Glow c. Paquin, [1932] 1 W.W.R. 737 (C.A. Man.), à la p. 742).  C'est pourquoi on préférera ordonner la tenue d'un nouveau procès.  Voir Patterson c. Township of Aldborough (1913), 11 D.L.R. 437 (C.A. Ont.); Colautti Construction Ltd. c. City of Ottawa (1984), 9 D.L.R. (4th) 265 (C.A. Ont.); Bank of Nova Scotia c. Dunphy Leasing Enterprises Ltd. (1991), 83 Alta. L.R. (2d) 289 (C.A.); Fitz Randolph c. Fitz Randolph (1918), 41 D.L.R. 739 (C.A.N.‑B.).

 

95               Il n'existe en l'espèce aucune circonstance de la nature de celles qui ont été énumérées et nous ne sommes clairement pas en aussi bonne position que le juge de première instance pour tirer les conclusions requises.  Mon collègue n'examine cette question (au par. 33) que relativement à l'obligation de mise en garde et justifie notre examen de la question sur le fondement que «l'essentiel de la preuve cruciale présentée au procès était de nature documentaire et non testimoniale».  Ce n'est toutefois pas la seule question de fait qui n'a pas été examinée lors du procès.  Nous sommes saisis de deux autres questions de fait sur lesquelles le tribunal de première instance n'a pas tiré de conclusion:

 

(i)Madame Hollis aurait‑elle consenti à l'opération même si elle avait reçu une mise en garde adéquate?

 

(ii)Le comportement du Dr Birch aurait‑il été le même, que Dow ait ou non manqué à son obligation de mise en garde?

 

96               En ce qui concerne la première question, même si le juge de première instance ne l'a pas examinée, mon collègue conclut (au par. 47) qu'«il y avait une preuve suffisante au procès pour satisfaire au critère subjectif de l'arrêt Buchan».  Le juge La Forest reconnaît la préoccupation exprimée par le juge en chef Laskin selon laquelle ce critère accorde un trop grand avantage au témoignage intéressé de la demanderesse.  Cependant, à son avis (au par. 46), on peut répondre adéquatement à cette préoccupation «en première instance par voie de contre‑interrogatoire et par la juste appréciation par le juge des témoignages pertinents».  Je ne vois pas comment on répond à la préoccupation soulevée par le juge en chef Laskin s'il n'y a pas eu appréciation de la preuve en première instance et si cette preuve est examinée pour la première fois devant notre Cour sur le fondement du critère subjectif de l'arrêt Buchan.  La caractéristique de ce critère, selon l'arrêt Buchan, est l'acceptation du témoignage de la demanderesse relativement à l'affirmation qu'elle n'aurait pas consenti à l'intervention.  En première instance, on a demandé à Mme Hollis ce qu'elle aurait fait si elle avait été prévenue de [traduction] «toutes les complications».  Elle a répondu:  [traduction] «Je n'aurais pas subi l'intervention».  Comme le juge Robins l'a expliqué dans l'arrêt Buchan, si toute la question est de savoir si le juge de première instance donne foi à cette déclaration et si la déposition des témoins experts relativement à ce que d'autres femmes raisonnables feraient n'est pas pertinente, il est alors essentiel que le juge du procès tire une conclusion spécifique sur la crédibilité de la déclaration.  Le fait que le juge de première instance n'a pas tiré de conclusion défavorable relativement à la déclaration de Mme Hollis et qu'il a accepté son témoignage sur d'autres questions ne saurait remplacer une conclusion sur cette question cruciale.  En fait, le juge de première instance n'a fait aucun commentaire relativement à la crédibilité ou au comportement de Mme Hollis comme témoin en général.  Il est tout à fait loisible au juge de première instance ou au jury d'accepter une partie du témoignage d'une personne et d'en rejeter d'autres.  Nous ne savons pas si c'est ce qui se serait produit en l'espèce.

 

97               Par contre, si le témoignage des experts était pertinent, il faut signaler que cinq plasticiens ont affirmé que de nombreuses femmes n'étaient pas dissuadées par les complications possibles.  Ces témoignages sont en contradiction avec celui de Mme Hollis et ce n'est qu'en première instance que l'on peut en faire l'appréciation.

 

98               Mon collègue résout la seconde question de la causalité (savoir si le Dr Birch aurait ou non transmis les mises en garde) en décidant en fait que cet aspect de la causalité ne se pose pas.  Comme je l'ai déjà expliqué, l'analyse de mon collègue va contre les principes de droit bien établis en éliminant la nécessité que la demanderesse démontre qu'elle n'aurait pas subi de préjudice si Dow avait informé l'«intermédiaire compétent».  Il faut de toute évidence trancher la question de la causalité.  Faute d'une conclusion par notre Cour qu'il n'y avait pas de preuve permettant de soulever ces questions ou qu'une appréciation de la preuve ne peut trancher l'affaire, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès pour que le juge de première instance puisse s'acquitter de cette tâche.

 

99               Outre ce qui précède, il y a trois autres motifs pour lesquels il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès en l'espèce.

 

100             Premièrement, il y aura de toute façon un nouveau procès concernant le Dr Birch et l'arrêt de notre Cour ne mettra pas un terme au litige.

 

101             Deuxièmement, la question de savoir si Mme Hollis aurait accepté l'implantation si elle avait été adéquatement prévenue est une question qui sera débattue au cours du nouveau procès ordonné relativement au Dr Birch.  Cette ordonnance n'est pas contestée en l'espèce.  Le Dr Birch a le droit de soulever la question de la causalité.  Si notre Cour tranche cette question et décide, sur le fondement de la preuve, que Mme Hollis aurait refusé l'opération, je ne vois pas comment un juge de première instance pourrait arriver à une conclusion contraire.  S'il le faisait, de telles conclusions incompatibles ne rehausseraient pas l'image de la justice.

 

102             Enfin, en vertu de la Negligence Act, dans le cas où le préjudice ou la perte est imputable à la faute d'au moins deux personnes, il faut départager la responsabilité conformément au degré de faute.  Conformément à l'art. 2 de la Negligence Act, le juge de première instance devra déterminer le degré de faute du Dr Birch.  À cette fin, il devra établir une comparaison entre le degré de faute de Dow et celui du Dr Birch.  Une telle comparaison est, au pis, impossible et, au mieux, extrêmement difficile s'il n'y a ni présentation ni appréciation d'une preuve de négligence relativement à chacun des défendeurs.  Il est donc courant de tenir un procès conjoint contre toutes les parties qui pourraient être en faute relativement au préjudice ou à la perte subis.  En conséquence, conformément à l'objet de la Negligence Act, toutes les parties susceptibles d'être en faute devraient en fin de compte se retrouver devant le juge de première instance.  Voir McCarroll c. Powell, [1955] 4 D.L.R. 631 (C.A. Ont.), aux pp. 635 et 636; Hunt c. MacLeod Construction Co., [1958] R.C.S. 737.  Le problème auquel le juge de première instance sera confronté, à mon avis, est que la preuve relativement au manquement de Dow devra être présentée, mais vraisemblablement sans Dow comme partie à l'instance.  Cependant, il ou elle ne sera pas loisible au juge de première instance de faire l'appréciation de cette preuve sans tenir compte de l'opinion de notre Cour.  Par exemple, le juge de première instance pourrait considérer, à partir de la preuve, qu'aucune faute n'a été démontrée.  Cependant, il ou elle devra conclure à l'existence d'une faute puisque notre Cour a déterminé que Dow était en faute.  Qui plus est, à moins que Dow ne soit en mesure de redevenir partie au litige, son degré de faute sera déterminé ex parte.

 

103             En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès comme l'a proposé le juge Southin, qui était dissidente sur cette question.

 

                   Pourvoi rejeté avec dépens à l'intimée Susan Hollis, les juges Sopinka et McLachlin sont dissidents.

 

                   Procureurs de l'appelante:  Clark, Wilson, Vancouver.

 

                   Procureurs de l'intimée Susan Hollis:  Lang, Michener, Vancouver.

 

                   Procureurs de l'intimé John Robert Birch:  Harper, Grey, Easton, Vancouver.

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