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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Bruno Appliance and Furniture, Inc. c. Hryniak, 2014 CSC 8, 2014 1 R.C.S. 126

Date : 20140123

Dossier : 34645

 

Entre :

Bruno Appliance and Furniture, Inc.

Appelant

et

Robert Hryniak

Intimé

- et -

Procureur général de l’Ontario, Ontario Trial Lawyers Association,

Advocates’ Society et Association du Barreau canadien

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 32)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner)

 

Bruno Appliance and Furniture, Inc. c. Hryniak, 2014 CSC 8, 2014 1 R.C.S. 126

 

Bruno Appliance and Furniture, Inc.                                                          Appelante

c.

Robert Hryniak                                                                                                    Intimé

et

Procureur général de l’Ontario, Ontario

Trial Lawyers Association, Advocates’

Society et Association du Barreau canadien                                            Intervenants

Répertorié : Bruno Appliance and Furniture, Inc. c. Hryniak

2014 CSC 8

No du greffe : 34645.

2013 : 26 mars; 2014 : 23 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Procédure civile — Jugement sommaire — Investisseur intentant une action pour fraude civile et présentant ensuite une requête en jugement sommaire — Jugement accueillant la requête en jugement sommaire infirmé par la Cour d’appel — Éléments de la fraude civile — Le juge saisi de la requête a‑t‑il commis une erreur en accueillant la requête en jugement sommaire? — Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 20.

                    Bruno Appliance and Furniture, Inc. est une société américaine.  Son dirigeant a rencontré le dirigeant de Frontline Investments, Inc. et comme suite à ces rencontres, il a signé un certain nombre de documents de placement en faveur de Frontline.  Bruno Appliance a par la suite transféré un million de dollars américains à Cassels Brock, qui a placé l’argent dans un compte associé à Tropos Capital Inc., une entreprise dont H était le dirigeant.  Les fonds de Bruno Appliance ont ensuite été regroupés avec d’autres fonds et versés à Tropos par traite bancaire.  L’argent de Bruno Appliance n’a pas été investi et est disparu.

                    Bruno Appliance a intenté contre H et d’autres personnes une action pour fraude civile et a présenté une requête en jugement sommaire.  Le juge saisi de la requête a conclu que Bruno Appliance avait établi le bien‑fondé de sa poursuite et qu’aucune question ne nécessitait la tenue d’un procès.  La Cour d’appel s’est dite d’avis contraire et a ordonné l’instruction de l’action intentée par Bruno Appliance.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    La portée et l’interprétation de la règle 20 relative à la requête en jugement sommaire sont examinées dans le pourvoi connexe Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87.  Un jugement sommaire ne peut pas être rendu en vertu de la règle 20 en présence d’une véritable question nécessitant la tenue d’un procès.  Le juge saisi de la requête doit se demander si l’affaire peut être réglée de manière juste et équitable par voie de requête en jugement sommaire.  Ce sera le cas lorsque la procédure (1) lui permet de tirer les conclusions de fait qui s’imposent, (2) lui permet d’appliquer le droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’atteindre un résultat juste.  Si, compte tenu uniquement du dossier dont dispose le juge, il semble y avoir une véritable question nécessitant la tenue d’un procès, ce dernier doit alors se demander si l’exercice des nouveaux pouvoirs que confèrent les par. 20.04(2.1) et (2.2) des Règles permet d’écarter le besoin d’un procès.  Il peut, à son gré, exercer ces pouvoirs pourvu que leur exercice ne soit pas contraire à l’intérêt de la justice.

                    La Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en décidant que Bruno Appliance ne doit pas obtenir un jugement sommaire contre H.  Les quatre éléments suivants constituent le délit de fraude civile : (1) le défendeur a fait une fausse déclaration; (2) le défendeur savait, jusqu’à un certain point, que sa déclaration était fausse (sciemment ou par insouciance); (3) la fausse déclaration a incité le demandeur à agir; (4) les actes du demandeur ont entraîné une perte.

                    La fraude civile exige que H ait fait une fausse déclaration ayant incité Bruno Appliance à investir.  Le juge saisi de la requête n’a ni souligné la nécessité qu’il y ait eu fausse déclaration, ni conclu que H avait fait une telle déclaration.  H n’était pas présent à la rencontre qui a amené Bruno à investir et les conclusions du juge saisi de la requête ne suffisent pas à prouver que des déclarations fausses faites lors de la rencontre peuvent être attribuées à H.

                    Bien que la preuve démontre clairement que H était au courant de la fraude, et qu’il en a peut‑être effectivement bénéficié, la question de savoir si H a commis la fraude en incitant Bruno Appliance à verser un million de dollars américains à un projet d’investissement inexistant constitue une véritable question nécessitant la tenue d’un procès.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; arrêts mentionnés : Derry c. Peek (1889), 14 App. Cas. 337; Parna c. G. & S. Properties Ltd., [1971] R.C.S. 306; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Angers c. Mutual Reserve Fund Life Assn. (1904), 35 R.C.S. 330.

Lois et règlements cités

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 20.

Doctrine et autres documents cités

Osborne, Philip H.  The Law of Torts, 4th ed.  Toronto : Irwin Law, 2011.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Winkler et les juges Laskin, Sharpe, Armstrong et Rouleau), 2011 ONCA 764, 108 O.R. (3d) 1, 286 O.A.C. 3, 97 C.C.E.L. (3d) 25, 14 C.P.C. (7th) 242, 13 R.P.R. (5th) 167, 93 B.L.R. (4th) 1, 344 D.L.R. (4th) 193, 10 C.L.R. (4th) 17, [2011] O.J. No. 5431 (QL), 2011 CarswellOnt 13515, qui a infirmé une décision du juge Grace, 2010 ONSC 5490, [2010] O.J. No. 4661 (QL), 2010 CarswellOnt 8325.  Pourvoi rejeté.

                    Javad Heydary, Jeffrey D. Landmann, David K. Alderson, Michelle Jackson et Jonathan A. Odumeru, pour l’appelante.

                    Sarit E. Batner, Brandon Kain et Moya J. Graham, pour l’intimé.

                    Malliha Wilson et Christopher P. Thompson, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Allan Rouben et Ronald P. Bohm, pour l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association.

                    David W. Scott, c.r., Patricia D. S. Jackson et Crawford Smith, pour l’intervenante Advocates’ Society.

                    Paul R. Sweeny et David Sterns, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              La juge Karakatsanis — Le présent pourvoi, comme le pourvoi connexe Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87 (Mauldin), porte sur l’interprétation et l’application des nouvelles règles régissant les jugements sommaires en Ontario.  Dans la présente affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge saisi de la requête de rendre un jugement sommaire favorable à la demanderesse.  Elle a aussi rendu plusieurs ordonnances relatives à la gestion du procès en vertu de la règle 20.05 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.

[2]                              À la lumière des principes énoncés dans le pourvoi Mauldin et pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

I.              Faits

[3]                              Bruno Appliance and Furniture, Inc. est une société américaine dirigée par Albert Bruno.  Vers la fin de 2001, M. Bruno a rencontré Robert Cranston, le dirigeant d’une entreprise panaméenne, Frontline Investments, Inc.  Comme suite à ces rencontres, M. Bruno a signé un certain nombre de documents de placement en faveur de Frontline.

[4]                              En février 2002, M. Bruno a rencontré M. Cranston et Gregory Peebles, un avocat spécialisé en droit des sociétés et en droit commercial du cabinet Cassels Brock and Blackwell à Toronto.  Aucune note sur cette rencontre n’a été conservée et les participants en ont gardé un souvenir différent.  Robert Hryniak n’a pas assisté à cette rencontre, mais Tropos Capital Inc. (Tropos), une entreprise dont M. Hryniak était le dirigeant, a reçu et payé une facture pour la présence de M. Peebles.

[5]                              Au début de mars 2002, Bruno Appliance a transféré un million de dollars américains à Cassels Brock, qui a placé l’argent dans un compte associé à Tropos.  Les fonds de Bruno Appliance ont ensuite été regroupés avec d’autres fonds (totalisant 3,5 millions de dollars américains) et versés à Tropos par traite bancaire.  À la fin d’avril 2002, Tropos a versé 2,5 millions de dollars américains à une entreprise appelée Southern Equity Investors Inc. et, à la fin de juin 2002, a transféré environ 550 000 $US à une personne du nom de Reinhard.  À la fin de septembre 2003, le solde de Tropos détenu par Cassels Brock avait chuté à 19 000 $US.

[6]                              En résumé, l’argent de Bruno Appliance n’a pas été investi et la société n’a jamais touché quelque revenu de son placement.

II.           Historique judiciaire

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2010 ONSC 5490 (CanLII)

[7]                              Bruno Appliance s’est jointe aux demandeurs du pourvoi connexe Mauldin dans une action pour fraude civile intentée contre M. Hryniak, M. Peebles et Cassels Brock.  Dans les deux dossiers, les demandeurs ont présenté des requêtes en jugement sommaire qui ont été instruites ensemble.

[8]                              Le juge saisi de la requête a conclu que Bruno Appliance avait établi le bien‑fondé de sa poursuite contre M. Hryniak et qu’aucune question ne nécessitait la tenue d’un procès.  Il était convaincu que, même si M. Hryniak n’avait pas assisté à une rencontre antérieure entre MM. Peebles, Cranston et Bruno, il savait que cette rencontre avait eu lieu et que son entreprise, Tropos, avait payé pour la présence de M. Peebles.  Le juge saisi de la requête a aussi conclu que M. Hryniak savait qu’un million de dollars américains avaient été déposés dans le compte de Tropos au nom de Bruno Appliance et que M. Hryniak avait donné des directives à propos de ces fonds.

[9]                              Le juge saisi de la requête a déclaré qu’aucune partie des fonds de Bruno Appliance n’avait été investie.  Ces fonds ont notamment été utilisés pour financer des versements à une personne du nom de Reinhard.  Le reste a lentement été épuisé.

[10]                          Le juge saisi de la requête a conclu que le délit de fraude civile avait été établi et qu’aucune véritable question ne nécessitait la tenue d’un procès.

[11]                          Comme dans le pourvoi connexe Mauldin, le juge a rejeté la requête visant à obtenir un jugement sommaire contre M. Peebles puisqu’il a conclu que la poursuite mettait en jeu des questions de fait qui ne pouvaient pas être résolues au vu du dossier.  La requête en jugement sommaire contre Cassels Brock a donc été rejetée puisqu’elle était fondée sur la thèse selon laquelle le cabinet était responsable du fait d’autrui pour les actes et omissions de M. Peebles.

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2011 ONCA 764, 108 O.R. (3d) 1

[12]                          L’appel interjeté par M. Hryniak à l’encontre de cette décision a été entendu avec l’appel connexe Mauldin, ainsi qu’avec trois autres affaires dont notre Cour n’est pas saisie.  La Cour d’appel a conclu que l’action intentée par Bruno Appliance ne devrait pas être tranchée par jugement sommaire compte tenu de son volumineux dossier, des témoignages contradictoires, des questions de crédibilité, des thèses opposées en matière de responsabilité qui ont été avancées contre plusieurs défendeurs et de l’absence d’une preuve documentaire fiable.

[13]                          Malgré cette conclusion, la Cour d’appel était disposée, tout comme dans Mauldin, à réexaminer la question de savoir si le juge saisi de la requête était néanmoins habilité à rendre un jugement, mais en l’espèce, elle a conclu que la preuve présentée contre M. Hryniak n’était pas aussi accablante.  Deux véritables questions nécessitaient la tenue d’un procès : premièrement, celle de savoir si M. Hryniak avait incité Bruno Appliance à investir, et deuxièmement, celle de savoir si une partie des fonds avait été détournée par M. Cranston plutôt que M. Hryniak.

[14]                          La Cour d’appel a conclu que le juge saisi de la requête n’avait pas traité de la question de savoir si M. Hryniak avait sciemment fait une fausse déclaration ayant incité Bruno Appliance à investir, un élément nécessaire de la fraude.  La Cour d’appel est arrivée à la conclusion qu’il n’existait aucune preuve convaincante selon laquelle M. Peebles avait agi à titre de mandataire de M. Hryniak au moment où les déclarations pertinentes ont été faites.  Au sujet de la deuxième question, la Cour d’appel a conclu qu’elle ne pouvait pas décider, au vu du dossier, si le placement de Bruno Appliance avait été détourné entièrement par M. Hryniak ou par MM. Hryniak et Cranston selon certaines proportions.

[15]                          Par conséquent, la Cour d’appel a ordonné l’instruction de l’action intentée par Bruno Appliance, sous réserve de certaines ordonnances relatives à la gestion de l’instance rendues conformément au par. 20.05(2) des Règles. 

III.        Analyse

[16]                          Le pourvoi connexe Mauldin traite de la portée et de l’interprétation de la règle 20 modifiée.  Par conséquent, il reste à décider en l’espèce si la Cour d’appel a commis une erreur en décidant que Bruno Appliance ne doit pas obtenir un jugement sommaire contre M. Hryniak.

A.           Le délit de fraude civile

[17]                          Les parties ne s’entendent pas sur les éléments constitutifs du délit de fraude civile, plus particulièrement sur la question de savoir s’il faut prouver que M. Hryniak a incité Bruno Appliance à se départir de ses fonds.

[18]                          L’énoncé classique des éléments de la fraude civile tire son origine dans un arrêt rendu en 1889 par la Chambre des lords, Derry c. Peek (1889), 14 App. Cas. 337, dans lequel lord Herschell a procédé à un examen approfondi de l’historique du délit de tromperie et a énoncé les trois propositions suivantes, à la p. 374 :

                    [traduction]  Premièrement, afin de fonder une action pour tromperie, il faut prouver qu’il y a eu fraude, et rien de moins que cela ne saurait suffire.  Deuxièmement, la fraude est établie par la preuve qu’une fausse déclaration a été faite (1) sciemment, ou (2) sans la croire vraie, ou encore (3) avec insouciance, sans se soucier qu’elle soit vraie ou fausse. [. . .] Troisièmement, si la fraude est établie, le mobile de l’auteur de la fraude n’a aucune importance.  Il importe peu que l’auteur de la déclaration n’eût pas l’intention de tromper son interlocuteur ou de lui faire du tort.

[19]                          Notre Cour a fait siens ces propos de lord Herschell dans Parna c. G. & S. Properties Ltd., [1971] R.C.S. 306, ajoutant que la fausse déclaration doit « porte[r] effectivement [le demandeur] à y donner suite » (p. 316, citant Anson on Contract).  Obliger le demandeur à prouver qu’il y a eu incitation s’accorde avec le fait que la Cour ait ultérieurement reconnu dans Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, p. 319‑320, qu’en droit, en matière de responsabilité civile délictuelle, il faut démontrer que « n’eût été la conduite délictueuse du défendeur, le demandeur n’aurait pas subi le préjudice reproché ».

[20]                          Enfin, la Cour a reconnu qu’il faut aussi faire la preuve d’une perte.  Comme l’a dit le juge en chef Taschereau dans Angers c. Mutual Reserve Fund Life Assn. (1904), 35 R.C.S. 330, [traduction] « une fraude ne causant aucun préjudice ne [. . .] donne aucune cause d’action » (p. 340).

[21]                          Sur la base de cet historique jurisprudentiel, je résume ainsi les quatre éléments du délit de fraude civile : (1) le défendeur a fait une fausse déclaration; (2) le défendeur savait, jusqu’à un certain point, que sa déclaration était fausse (sciemment ou par insouciance); (3) la fausse déclaration a incité le demandeur à agir; (4) les actes du demandeur ont entraîné une perte.

B.            Le juge saisi de la requête a‑t‑il commis une erreur en rendant un jugement sommaire?

[22]                          Un jugement sommaire ne peut pas être rendu en vertu de la règle 20 en présence d’une véritable question nécessitant la tenue d’un procès.  Comme il est souligné dans le pourvoi connexe Mauldin, le juge saisi de la requête doit se demander si l’affaire peut être réglée de manière juste et équitable par voie de requête en jugement sommaire.  Ce sera le cas lorsque la procédure (1) lui permet de tirer les conclusions de fait qui s’imposent, (2) lui permet d’appliquer le droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’atteindre un résultat juste.  Si, compte tenu uniquement du dossier dont dispose le juge, il semble y avoir une véritable question nécessitant la tenue d’un procès, ce dernier doit alors se demander si l’exercice des nouveaux pouvoirs que confèrent les par. 20.04(2.1) et (2.2) des Règles permet d’écarter le besoin d’un procès.  Il peut, à son gré, exercer ces pouvoirs pourvu que leur exercice ne soit pas contraire à l’intérêt de la justice.

[23]                          Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il existe une véritable question nécessitant la tenue d’un procès.

[24]                          Comme l’a indiqué la Cour d’appel et suivant l’analyse qui précède, la fraude civile exige que M. Hryniak ait fait une fausse déclaration ayant incité Bruno Appliance à investir.  Le juge saisi de la requête n’a ni souligné la nécessité qu’il y ait eu fausse déclaration, ni conclu que M. Hryniak avait fait une telle déclaration.

[25]                          Le juge saisi de la requête a conclu que Tropos n’avait pas investi les fonds de Bruno Appliance et qu’une fausse déclaration avait donc été faite aux investisseurs.  C’est à l’occasion d’une rencontre entre M. Peebles, M. Cranston et le dirigeant de Bruno Appliance en février 2002 que cette fausse représentation a été faite.  Il a conclu que M. Hryniak était censé assister à cette rencontre, que ce dernier connaissait l’objet de la rencontre et que l’entreprise de ce dernier avait payé pour la présence de M. Peebles.

[26]                          Cependant, M. Hryniak n’était pas présent à cette rencontre et il ne peut être tenu responsable de fausses déclarations faites par M. Peebles ou M. Cranston que si les déclarations de ces derniers peuvent lui être attribuées.  Par exemple, la Cour d’appel a envisagé, puis a rejeté en fin de compte, la possibilité que M. Peebles ou M. Cranston ait agi comme mandataire de M. Hryniak.

[27]                          À mon avis, les conclusions du juge saisi de la requête ne suffisent pas à prouver que des déclarations fausses faites lors de la rencontre peuvent être attribuées à M. Hryniak.  Rien ne prouve que M. Peebles ou M. Cranston suivaient des directives de M. Hryniak quand ils ont rencontré M. Bruno.  Un dirigeant est généralement responsable du fait d’autrui [traduction] « pour les délits commis par son mandataire dans le cadre de son pouvoir réel ou apparent » (P. H. Osborne, The Law of Torts (4e éd. 2011), p. 369), mais le juge saisi de la requête n’a pas conclu que M. Peebles ou M. Cranston étaient les mandataires de M. Hryniak et rien n’indique que, selon la preuve, ils étaient autorisés à faire des déclarations au nom de M. Hryniak et qu’ils n’ont rien fait de tel de leur propre initiative.  De même, la preuve était insuffisante pour établir que M. Peebles ou M. Cranston était la dupe de M. Hryniak et, comme l’a conclu le juge saisi de la requête, cette question nécessitait la tenue d’un procès.

[28]                          Bien que le juge saisi de la requête ait conclu que M. Hryniak était au courant de la fausseté des déclarations[1] et qu’il exerçait [traduction] « un plein contrôle » sur les fonds de Bruno Appliance (par. 169), comme l’a indiqué la Cour d’appel, cette conclusion justifierait l’imputation de responsabilité pour détournement, mais elle ne suffit pas pour établir la fraude.

[29]                          Je conviens avec le juge saisi de la requête que la preuve démontre clairement que M. Hryniak était au courant de la fraude, et qu’il en a peut‑être effectivement bénéficié, mais la question de savoir si M. Hryniak a commis la fraude en incitant Bruno Appliance à verser un million de dollars américains à un projet d’investissement inexistant constitue une véritable question nécessitant la tenue d’un procès.

[30]                          La Cour d’appel a aussi conclu que le montant du détournement des fonds de Bruno Appliance par M. Hryniak constituait une deuxième question nécessitant la tenue d’un procès.  Elle est parvenue à la conclusion que M. Hryniak avait détourné 450 000 $US, mais que le sort des 550 000 $US qui restaient nécessitait la tenue d’un procès.  Compte tenu des principes de responsabilité solidaire, je suis convaincue que cette question n’empêcherait pas normalement de conclure à l’absence d’une véritable question nécessitant la tenue d’un procès contre M. Hryniak.

[31]                          Le juge saisi de la requête n’a pu conclure à l’existence d’un élément nécessaire de la fraude civile, ce qui constitue une erreur de droit, et n’a pas tiré de conclusions factuelles suffisantes pour lui permettre ou permettre à une cour d’appel de conclure à l’existence d’un tel élément.  Puisque l’action donnait lieu à un procès contre les autres défendeurs en tout état de cause, l’ordonnance de la Cour d’appel portant que toutes les autres actions soient instruites ensemble constitue la marche à suivre la plus proportionnée, opportune et économique.  À la lumière de cette conclusion, je n’ai pas à déterminer s’il était contraire à l’intérêt de la justice que le juge saisi de la requête exerce ses pouvoirs élargis en matière d’appréciation des faits.

IV.        Conclusion

[32]                          Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens en faveur de l’intimé.  Je ne modifierais pas les ordonnances relatives à la gestion de l’instance rendues par la Cour d’appel.

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : Heydary Hamilton, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association : Allan Rouben, Toronto; SBMB Law, Richmond Hill, Ontario.

                    Procureurs de l’intervenante Advocates’ Society : Borden Ladner Gervais, Ottawa; Torys, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Evans Sweeny Bordin, Hamilton; Sotos, Toronto.

 



[1]  C’est ce qui ressort de sa conclusion dans une note en bas de page rattachée au par. 178 de ses motifs selon laquelle il acceptait le témoignage de M. Peebles, qui a dit avoir examiné régulièrement les activités de la fiducie avec M. Hryniak (d.a., vol. V, p. 154‑159).

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