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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, [2014] 1 R.C.S. 227

Date : 20140207

Dossier : 34819

 

Entre :

Elizabeth Bernard

Appelante

et

Procureur général du Canada et

Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Intimés

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta, Alliance de la Fonction publique du Canada,

Commissaire à la protection de la vie privée du Canada,

Association canadienne des avocats d’employeurs,

Association canadienne des libertés civiles, Canadian Constitution Foundation,

Alberta Federation of Labour, Coalition of British Columbia Businesses, Merit Canada et Commission des relations de travail dans la fonction publique

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 42)

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 43 à 114)

Les juges Abella et Cromwell (avec l’accord des juges LeBel, Karakatsanis et Wagner)

 

Le juge Rothstein (avec l’accord du juge Moldaver)

 

Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, [2014] 1 R.C.S. 227

Elizabeth Bernard                                                                                          Appelante

c.

Procureur général du Canada et

Institut professionnel de la fonction publique du Canada                              Intimés

et

Procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Alliance de la Fonction publique du Canada,

Commissaire à la protection de la vie privée du Canada,

Association canadienne des avocats d’employeurs,

Association canadienne des libertés civiles,

Canadian Constitution Foundation,

Alberta Federation of Labour,

Coalition of British Columbia Businesses,

Merit Canada et

Commission des relations de travail dans la fonction publique              Intervenants

Répertorié : Bernard c. Canada (Procureur général)

2014 CSC 13

No du greffe : 34819.

2013 : 4 novembre; 2014 : 7 février.

Présents : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Relations du travail — Droit administratif — Norme de contrôle — Syndicats — Obligations de représentation — Ordonnance de la Commission des relations de travail pour que l’employeur communique les coordonnées résidentielles des membres d’une unité de négociation au syndicat Décision de la Commission selon laquelle la communication est nécessaire pour que le syndicat puisse s’acquitter de ses obligations de représentation — Ordonnance contestée par une employée qui invoque la violation de ses droits protégés par la Loi sur la protection des renseignements personnels  et par l’art. 2d) de la Charte — La décision de la Commission selon laquelle l’ordonnance ne contrevenait pas à la Loi sur la protection des renseignements personnels  était-elle raisonnable? — Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 , 186(1)a) — Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, art. 8(2) a).

                    B appartient à une unité de négociation dans la fonction publique fédérale, mais n’est pas membre du syndicat investi de droits de négociation exclusifs à l’égard de cette unité.  Autrement dit, elle est une « employée assujettie à la formule Rand » qui, bien qu’elle ne soit pas syndiquée, bénéficie des avantages de la convention collective, a droit à la représentation du syndicat et est tenue de verser les cotisations syndicales.  Le syndicat est l’agent négociateur exclusif de tous les membres de l’unité de négociation.  Il a en outre envers chacun d’entre eux — qu’ils soient ou non syndiqués — des obligations de représentation, en ce qui concerne notamment la négociation collective, la procédure relative aux griefs, le réaménagement des effectifs, la poursuite de plaintes et la tenue de votes de grève.

                    Par suite des modifications apportées en 2005 à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique , les obligations syndicales de représentation ont été considérablement étendues.  Compte tenu de ces nouvelles obligations, le syndicat a demandé à l’employeur les coordonnées résidentielles des membres de l’unité de négociation.  L’employeur a refusé.  Le syndicat a donc déposé des plaintes auprès de la Commission des relations de travail dans la fonction publique dans lesquelles il alléguait que le refus de fournir ces renseignements constituait une pratique déloyale de travail.  Le refus de lui fournir les coordonnées résidentielles des membres de l’unité de négociation constituait, selon lui, une entrave indue à sa capacité de les représenter.  La Commission a conclu que le refus de l’employeur de donner au syndicat « au moins une partie des renseignements qu’il avait demandés » constituait une pratique déloyale de travail parce que l’employeur intervenait ainsi dans la représentation des fonctionnaires par le syndicat.

                    Cependant, à titre de réparation, la Commission a demandé à obtenir plus de détails relativement à plusieurs questions liées à la protection de la vie privée : De quels renseignements le syndicat avait‑il besoin pour s’acquitter de ses obligations de représentation?  Quelles coordonnées d’employés l’employeur avait‑il en sa possession et qu’en était‑il de leur exactitude?  L’employeur pouvait‑il satisfaire à son obligation de fournir ces renseignements d’une façon qui réponde raisonnablement à toutes les préoccupations susceptibles d’être soulevées sous le régime de la Loi sur la protection des renseignements personnels ?  La Commission a ordonné aux parties de se consulter pour qu’elles déterminent si elles pouvaient s’entendre sur les modalités de la communication, faute de quoi elle tiendrait une nouvelle audience pour examiner la question de la réparation.  Les parties sont bel et bien parvenues à une entente, au sujet de la réparation, que la Commission a intégrée à une ordonnance sur consentement. 

                    Aux termes de l’entente, l’employeur devait, sous réserve de certaines conditions — toutes liées à la sécurité et au caractère privé des renseignements en cause —, communiquer tous les trimestres au syndicat les adresses postales et les numéros de téléphone à domicile des membres de l’unité de négociation.  Le syndicat s’engageait à ne communiquer ces renseignements qu’aux représentants syndicaux autorisés; à ne pas les utiliser, les copier ou les compiler à d’autres fins; et à s’assurer que les personnes y ayant accès se conforment à toutes les dispositions de l’entente.  L’employeur et le syndicat ont également convenu d’aviser les employés, préalablement et de façon conjointe, des renseignements qui seraient communiqués; ils se sont aussi entendus sur le texte de cet avis.  Un courriel a donc été envoyé à tous les membres de l’unité de négociation, y compris B, qui a répondu par une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance sur consentement.

                    Selon la Cour d’appel fédérale, au lieu de simplement adopter l’accord conclu par les parties, la Commission aurait dû examiner l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels  à la communication des coordonnées résidentielles.  Elle a donc renvoyé l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision, et a ordonné que le Commissariat à la protection de la vie privée et B soient avisés de la procédure de réexamen et invités à présenter des observations.  Dans le cadre de l’audience en réexamen, B a fait valoir que la communication de ses adresse et numéro de téléphone à domicile portait atteinte à son droit à la vie privée ainsi qu’à son droit protégé par la Charte de ne pas s’associer au syndicat.    

                    La Commission a conclu à l’insuffisance des coordonnées au travail pour permettre à l’agent négociateur de satisfaire à ses obligations de représentation envers tous les employés de l’unité de négociation et a ajouté qu’un agent négociateur a le droit de communiquer avec tous les employés directement.  Elle a aussi conclu qu’il n’y a eu aucune violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels  lors de la communication d’adresses et de numéros de téléphone résidentiels aux agents négociateurs, parce que celle‑ci était compatible avec les fins auxquelles ces renseignements avaient été recueillis et qu’elle constituait donc un « usage compatible » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 8(2) a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels .  Elle a néanmoins mis en place deux mesures de protection supplémentaires, à savoir : l’obligation pour l’employeur de transmettre les renseignements au syndicat exclusivement au moyen de dispositifs cryptés ou protégés par mot de passe; et l’obligation pour le syndicat de dûment disposer des coordonnées résidentielles désuètes lorsque des renseignements à jour lui sont fournis.  Ayant conclu que la Cour d’appel fédérale lui ordonnait uniquement d’examiner la question du droit à la vie privée des employés de l’unité de négociation, la Commission ne s’est pas penchée sur les arguments de B fondés sur la Charte.

                    B a présenté une nouvelle demande de contrôle judiciaire.  La Cour d’appel fédérale a alors conclu que la Commission avait rendu une décision raisonnable en concluant que le syndicat avait besoin des coordonnées résidentielles des employés pour satisfaire à ses obligations de représentation et qu’il avait fait un « usage compatible » de ces renseignements au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 8(2) a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels .

                    Arrêt (les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents en partie) : Le pourvoi est rejeté.

                    Les juges LeBel, Abella, Cromwell, Karakatsanis et Wagner : La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable.  Dans le contexte des relations du travail dans lequel s’inscrivent les plaintes en matière de vie privée déposées par B, la décision de la Commission était raisonnable.

                    Le syndicat a le droit exclusif de négocier au nom de tous les employés d’une unité de négociation donnée, y compris ceux assujettis à la formule Rand.  Il est l’agent exclusif de ces employés en ce qui concerne les droits que leur confère la convention collective et il doit les représenter avec équité et bonne foi.  Un employé est certes libre de ne pas adhérer au syndicat et de devenir ainsi un employé assujetti à la formule Rand; il ne dispose toutefois d’aucun droit de retrait en ce qui concerne la relation de négociation exclusive ainsi que les obligations de représentation du syndicat.

                    La Loi sur les relations de travail dans la fonction publique  impose aux syndicats un certain nombre d’obligations précises à l’égard des employés d’une unité de négociation donnée, notamment celle de leur donner la possibilité de participer aux votes de grève et d’être informés des résultats de ceux‑ci.  Un employé ne peut renoncer à son droit d’être représenté de façon équitable — et exclusive — par le syndicat.  Compte tenu de ses obligations légales envers tous les employés — qu’ils soient ou non des employés assujettis à la formule Rand — et du fait qu’il peut avoir à communiquer rapidement avec eux, le syndicat ne devrait pas être privé des renseignements dont dispose l’employeur et qui sont susceptibles de l’aider à s’acquitter de ces obligations.

                    Pour pouvoir s’acquitter de ses obligations de représentation, le syndicat doit disposer de moyens efficaces de communiquer avec les employés.  Les coordonnées des employés au travail sont insuffisantes pour permettre au syndicat de satisfaire à ses obligations envers les employés de l’unité de négociation, et ce, pour plusieurs raisons : il n’est pas convenable que l’agent négociateur utilise les installations de l’employeur pour mener ses activités; les informations que les agents négociateurs souhaitent communiquer au travail doivent être examinées par l’employeur avant d’être diffusées; les communications électroniques effectuées au travail ne donnent lieu à aucune attente en matière de respect de la vie privée; et le syndicat doit pouvoir communiquer avec les employés rapidement et efficacement.  Un employeur peut contrôler les moyens de communication au travail, mettre en application des politiques restreignant toutes les communications échangées au travail, y compris celles avec le syndicat, et surveiller celles‑ci.  De plus, le syndicat peut avoir des obligations de représentation envers des employés avec lesquels il ne peut communiquer au travail, notamment des employés en congé ou absents en raison d’un conflit de travail.

                    Des préoccupations quant au respect de la vie privée découlent de la Loi sur la protection des renseignements personnels .  Celle-ci interdit la communication de renseignements personnels détenus par le gouvernement — lesquels comprennent les adresses et numéros de téléphone à domicile —, sous réserve d’un certain nombre d’exceptions énumérées à son par. 8(2), dont celle de l’« usage compatible ».  Pour qu’il soit visé par l’al. 8(2) a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels , l’usage n’a pas à être identique aux fins auxquelles les renseignements ont été recueillis; il n’a qu’à être compatible avec celles‑ci.  Il suffit qu’il existe un lien suffisamment direct entre les fins et l’usage projeté de sorte qu’il serait raisonnable que l’employé s’attende à ce que les renseignements soient utilisés de la manière proposée.  Le syndicat avait besoin des coordonnées résidentielles des employés pour représenter les intérêts de ces derniers, et il s’agissait d’un usage compatible avec les fins auxquelles le gouvernement employeur recueillait ces renseignements, à savoir informer les employés des conditions de leur emploi.  L’employeur recueillait ces informations pour la bonne administration de la relation d’emploi.  Cet objectif est conforme à l’usage que le syndicat entend faire des coordonnées.

                    La Commission a conclu à bon droit que son mandat dans le cadre du réexamen consistait uniquement à déterminer quelles coordonnées résidentielles l’employeur pouvait communiquer au syndicat sans porter atteinte aux droits des employés protégés sous le régime de la Loi sur la protection des renseignements personnels , et qu’il ne comprenait pas l’argument de B selon lequel obliger l’employeur à fournir à l’agent négociateur les adresses et numéros de téléphone à domicile de ses employés porte atteinte à son droit à la liberté d’association garanti par l’al. 2d) de la Charte.  La communication obligatoire des coordonnées résidentielles visant à permettre au syndicat de s’acquitter de ses obligations de représentation envers tous les membres de l’unité de négociation ne porte pas atteinte à la liberté de B de ne pas s’associer au syndicat.  Quoi qu’il en soit, cet argument était sans fondement et manifestement voué à l’échec, peu importe le moment ou le lieu où il a été invoqué.  L’argument de B fondé sur l’art. 8 de la Charte selon lequel la communication en question constituait une fouille ou saisie inconstitutionnelle est également sans fondement. 

                    Les juges Rothstein et Moldaver (dissidents en partie) : Le présent appel concerne le refus injustifié d’un tribunal d’exercer sa compétence pour examiner des arguments fondés sur la Charte.  Un tribunal administratif qui, parce qu’il interprète mal sa compétence, ne se prononce pas sur une contestation constitutionnelle décline à tort la compétence qui lui est non seulement conférée, mais qu’il doit aussi exercer.  Cela constitue une erreur de droit.   

                    La Commission des relations de travail dans la fonction publique a rendu une décision raisonnable en concluant que l’al. 186(1) a) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique  oblige l’employeur à communiquer au syndicat certaines des coordonnées des employés et que cela respecte les exigences de l’al. 8(2) a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels .  La Commission a toutefois refusé à tort de se prononcer sur les arguments de B fondés sur l’al. 2d) de la Charte.  La Commission avait à la fois le pouvoir et l’obligation de statuer sur ses arguments fondés sur la Charte.  Conclure qu’une cour de révision peut exclure un aspect aussi fondamental de la compétence de la Commission irait à l’encontre de la jurisprudence de la Cour.  En concluant que la Commission ne pouvait pas examiner les arguments de B fondés sur la Charte dans le cadre du réexamen, tant la Commission que la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur de droit.  Cette erreur quant à la compétence a entraîné un manquement à l’équité procédurale dans la mesure où B a été privée de son droit de présenter des observations fondées sur la Charte, ainsi que de son droit de les voir prises en considération et tranchées.

                    La Cour doit statuer sur les arguments de B fondés sur l’al. 2d) et l’art. 8 de la Charte conformément au test à deux volets énoncé dans Quan c. Cusson.  Le simple fait de communiquer l’adresse et le numéro de téléphone résidentiels de B à l’agent négociateur ne peut pas être considéré comme une association forcée, et ne constitue pas non plus une forme de conformité idéologique forcée.  En conséquence, il n’y a pas atteinte au droit à la liberté d’association protégé par l’al. 2d) de la Charte.  La communication au syndicat des coordonnées résidentielles de B ne déclenche pas l’application de la protection garantie par l’art. 8 de la Charte parce que B n’avait pas une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée relativement aux renseignements personnels communiqués.  Quoi qu’il en soit, la communication ne peut constituer une « saisie » aux fins de l’application de l’art. 8 de la Charte puisque les renseignements ont été communiqués non pas à l’État, mais à une organisation syndicale. 

                    L’appel devrait être accueilli, mais seulement à l’égard de l’ordonnance d’adjudication des dépens rendue par la Cour d’appel fédérale selon laquelle B doit verser les dépens aux intimés.

Jurisprudence

Citée par les juges Abella et Cromwell

                    Arrêts mentionnés : Millcroft Inn Ltd. and CAW‑Canada, Local 448 (2000), 63 C.L.R.B.R. (2d) 181; Monarch Transport Inc. et Dempsey Freight Systems Ltd., 2003 CCRI 249 (CanLII); P. Sun’s Enterprises (Vancouver) Ltd. and CAW‑Canada, Local 114 (2003), 99 C.L.R.B.R. (2d) 110; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209.

Citée par le juge Rothstein (dissident en partie)

                    Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2012 CRTFP 58 (CanLII); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1994), 95 di 78; Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1983] OLRB Rep. 1411; CFTO‑TV Limited (1995), 97 di 35; Ford Glass Limited, [1986] OLRB Rep. 624; Société canadienne des postes (1994), 96 di 48; York University, [2007] OLRB Rep. 659; R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765; Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209; S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 2 d ) , 8 .

Loi sur la protection des renseignements personnels , L.R.C. 1985, ch. P‑21, art. 8(2) a).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique , L.C. 2003, ch. 22  [éd. par la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 ], art. 36 , 42 , 183 , 184 , 185 , 186(1)a), 190(1) b), (1) g).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Blais et les juges Evans et Sharlow), 2012 CAF 92, 431 N.R. 317, 347 D.L.R. (4th) 577, [2012] A.C.F. no 467 (QL), 2012 CarswellNat 2834, qui a confirmé une décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2011 CRTFP 34, [2011] C.R.T.F.P.C. no 36 (QL), 2011 CarswellNat 1297.  Pourvoi rejeté, les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents en partie.

                    Elizabeth Bernard, en personne.

                    Anne M. Turley, pour l’intimé le procureur général du Canada.

                    Peter C. Engelmann, Colleen Bauman et Isabelle Roy, pour l’intimé l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada.

                    Michael A. Feder et Angela M. Juba, pour l’amicus curiae.

                    S. Zachary Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Keith Evans, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Roderick S. Wiltshire, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Andrew Raven, pour l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada.

                    Eugene Meehan, c.r., Patricia Kosseim et Kate Wilson, pour l’intervenant le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada.

                    Argumentation écrite seulement par Hugh J. D. McPhail, c.r., pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats d’employeurs.

                    Timothy Gleason et Sean Dewart, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Mark A. Gelowitz et Gerard J. Kennedy, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    John R. Carpenter et Kara O’Halloran, pour l’intervenante Alberta Federation of Labour.

                    Argumentation écrite seulement par Andrea Zwack et Simon Ruel, pour les intervenantes Coalition of British Columbia Businesses et Merit Canada.

                    John B. Laskin, pour l’intervenante la Commission des relations de travail dans la fonction publique.

                    Version française du jugement des juges LeBel, Abella, Cromwell, Karakatsanis et Wagner rendu par

[1]                              Les juges Abella et Cromwell — La Commission des relations de travail dans la fonction publique (« Commission ») a conclu qu’un employeur est tenu de communiquer les coordonnées résidentielles des membres d’une unité de négociation au syndicat qui les représente, parce que ce dernier en a besoin pour s’acquitter de ses obligations de représentation.  Cela dit, le syndicat doit veiller à ce que ces renseignements soient conservés en sûreté et ne servent qu’à des fins de représentation.  La question principale soulevée en l’espèce est celle de savoir si cette décision était raisonnable.  Nous estimons que oui.

Contexte

[2]                              Elizabeth Bernard est la protagoniste d’une véritable odyssée judiciaire l’ayant entraîné dans trois procédures administratives, deux contrôles judiciaires en Cour d’appel fédérale et, maintenant, un pourvoi devant la Cour.  Elle appartient à une unité de négociation dans la fonction publique fédérale, mais n’est pas membre du syndicat investi de droits de négociation exclusifs à l’égard de son unité.  Dans le jargon des relations de travail, cela signifie que Mme Bernard est une « employée assujettie à la formule Rand »; autrement dit, bien qu’elle ne soit pas syndiquée, elle bénéficie des avantages de la convention collective, a droit à la représentation du syndicat et est tenue de verser les cotisations syndicales.  Le syndicat est l’agent négociateur exclusif de tous les membres de l’unité.  Il a en outre envers chacun d’entre eux — qu’ils soient ou non syndiqués — des obligations de représentation, en ce qui concerne notamment la négociation collective, la procédure relative aux griefs, le réaménagement des effectifs, la poursuite de plaintes et la tenue de votes de grève.  Bien qu’elle soit libre de ne pas adhérer au syndicat, Mme Bernard n’a pas de droit de retrait quant au rôle exercé par celui‑ci en tant qu’agent négociateur exclusif de tous les employés de l’unité, y compris elle.

[3]                              Au début de 1992, Mme Bernard a déposé une plainte au Commissariat à la protection de la vie privée parce que son employeur avait donné son adresse résidentielle au syndicat.  En mai 1993, le Commissariat a conclu que, sans le consentement de l’employée, une telle communication n’était pas autorisée par la Loi sur la protection des renseignements personnels , L.R.C. 1985, ch. P‑21  (« LPRP  »).  L’employeur a donc décidé d’abandonner cette pratique.  Le Commissariat n’avait aucun pouvoir juridictionnel ou pouvoir de rendre des ordonnances; les conclusions qu’il a tirées ne conféraient donc aucun droit à Mme Bernard ou à qui que ce soit d’autre.

[4]                              En 1995, Mme Bernard a changé d’emploi et est devenue membre d’une unité de négociation représentée par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada.  Encore une fois, elle n’a pas adhéré au syndicat et était donc une « employée assujettie à la formule Rand » dans sa nouvelle unité de négociation.

[5]                              Les modifications apportées en 2005 à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique , L.C. 2003, ch. 22, art. 2  (« LRTFP  »), ont considérablement étendu les obligations syndicales de représentation.  Compte tenu de ces nouvelles obligations, le syndicat de Mme Bernard a estimé avoir besoin des coordonnées résidentielles des membres de l’unité de négociation.  Il a demandé à l’employeur de les lui fournir afin de pouvoir s’acquitter de ces obligations.  L’employeur a refusé.  En septembre 2007, le syndicat a donc déposé des plaintes regroupées dans lesquelles il alléguait que le refus de fournir ces renseignements constituait une pratique déloyale de travail.  Le refus de lui fournir les coordonnées résidentielles des membres de l’unité constituait, selon lui, une entrave indue à sa capacité de représenter ces derniers.  Les parties aux plaintes regroupées étaient, comme c’est toujours le cas, les employeurs (le Conseil du Trésor du Canada et l’Agence du revenu du Canada) et le syndicat en tant qu’agent négociateur exclusif des membres de l’unité.  Comme le veut la pratique habituelle, Mme Bernard n’a pas été personnellement avisée de la procédure à ce moment‑là, à l’instar des dizaines de milliers d’autres membres de l’unité à l’égard desquels le syndicat avait des droits de négociation exclusifs et dont les renseignements personnels étaient en cause dans les plaintes regroupées.

[6]                              En guise de réparation, le syndicat a sollicité une ordonnance intimant à l’employeur de lui fournir les noms, les titres de poste, les numéros de téléphone ainsi que les adresses résidentielles et électroniques de tous les employés faisant partie de six unités de négociation nationales, dont celle à laquelle appartenait Mme Bernard.

[7]                              En réponse, l’employeur n’a pas contesté la jurisprudence invoquée par le syndicat qui confirme l’obligation de communiquer des renseignements personnels aux syndicats aux fins légitimes de négociation.  Autrement dit, l’employeur n’a pas contesté la prémisse sur laquelle reposait la plainte du syndicat, soit qu’il devait fournir certains renseignements relatifs aux employés et que le refus de le faire pouvait constituer une pratique déloyale de travail.  Cependant, l’employeur a soulevé certaines préoccupations d’ordre pratique en ce qui a trait au respect de la vie privée des employés ainsi qu’à l’exactitude et à l’exhaustivité des renseignements dont il disposait alors.  L’employeur a déposé auprès de la Commission une opinion exprimée à cet égard par le Commissariat à la protection de la vie privée.  La Commission a conclu que, « en principe », le refus de l’employeur de donner au syndicat « au moins une partie des renseignements qu’il avait demandés » constituait une pratique déloyale de travail parce que l’employeur intervenait ainsi dans la représentation des fonctionnaires par le syndicat au sens de l’al. 186(1) a) de la LRTFP  La Commission a insisté tout particulièrement sur le fait que les responsabilités syndicales relatives à la tenue d’un vote de grève (art. 184) et d’un vote sur les dernières offres de l’employeur (art. 183) constituaient des « fins de représentation légitimes » justifiant la communication des renseignements personnels du type de ceux demandés par le syndicat.  En tirant cette conclusion, la Commission s’est fondée sur une jurisprudence abondante selon laquelle l’employeur doit communiquer au syndicat les coordonnées de ses employés pour permettre la réalisation de ces fins : Millcroft Inn Ltd. and CAW‑Canada, Local 448 (2000), 63 C.L.R.B.R. (2d) 181 (Ont.) (« Millcroft »); Monarch Transport Inc. et Dempsey Freight Systems Ltd., 2003 CCRI 249 (CanLII); P. Sun’s Enterprises (Vancouver) Ltd. and CAW‑Canada, Local 114 (2003), 99 C.L.R.B.R. (2d) 110 (C.‑B.).

[8]                              Pour ce qui est de la réparation, la Commission était certes consciente des questions de protection des renseignements personnels soulevées dans l’opinion du commissaire à la protection de la vie privée et a affirmé qu’elle n’avait pas de bases solides pour trancher ces questions.  Elle a donc demandé à obtenir plus de détails relativement à plusieurs questions liées à la protection de la vie privée, dont les suivantes : De quels renseignements le syndicat avait‑il besoin pour s’acquitter de ses obligations de représentation? Quelles coordonnées d’employés l’employeur avait‑il en sa possession et qu’en était‑il de leur exactitude?  L’employeur pouvait‑il satisfaire à son obligation de fournir ces renseignements d’une façon qui réponde raisonnablement à toutes les préoccupations susceptibles d’être soulevées sous le régime de la LPRP ?  La Commission a ordonné aux parties de se consulter pour qu’elles déterminent si elles pouvaient s’entendre sur les modalités de la communication, faute de quoi elle tiendrait une nouvelle audience pour examiner la question de la réparation.  

[9]                              Les parties sont bel et bien parvenues à une entente au sujet de la réparation et ont remis à la Commission un projet d’ordonnance sur consentement, que celle‑ci a intégré à une ordonnance rendue le 18 juillet 2008.

[10]                          Aux termes de l’entente, l’employeur devait, sous réserve de certaines conditions — toutes liées à la sécurité et au caractère privé des renseignements en cause —, communiquer tous les trimestres au syndicat les adresses postales et les numéros de téléphone à domicile des membres de l’unité de négociation.  Le syndicat reconnaissait [traduction] « la nature délicate des renseignements communiqués » et s’engageait dans l’entente à « veiller à mettre en place des mesures efficaces de contrôle de gestion et de surveillance permanente de ces renseignements ».  Plus particulièrement, il s’engageait à ne communiquer ces renseignements qu’aux représentants syndicaux autorisés; à ne pas les utiliser, les copier ou les compiler à d’autres fins; et à s’assurer que les personnes y ayant accès se conforment à toutes les dispositions de l’entente.

[11]                          L’employeur et le syndicat ont également convenu d’aviser les employés, préalablement et de façon conjointe, des renseignements qui seraient communiqués; ils se sont aussi entendus sur le texte de cet avis.  Le 16 octobre 2008, un courriel a donc été envoyé à tous les membres de l’unité de négociation, y compris à Mme Bernard, qui a répondu par une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance sur consentement.  Elle y soulevait les arguments suivants : a) l’ordonnance de la Commission enjoignant à l’employeur de communiquer ses renseignements personnels sans son consentement obligeait ce dernier à contrevenir à la LPRP ; b) la Commission devait s’en remettre au Commissariat à la protection de la vie privée et, plus particulièrement, à la façon dont celui‑ci s’était prononcé sur sa plainte en 1993; c) on aurait dû l’aviser de l’instance introduite devant la Commission; et d) l’ordonnance de la Commission portait atteinte à son droit garanti par la Charte de ne pas s’associer au syndicat. 

[12]                          La Cour d’appel fédérale (le juge en chef Blais et les juges Pelletier et Trudel) a confirmé qu’« une partie » des coordonnées des employés devait être communiquée aux termes de la décision initiale rendue par la Commission, laquelle, a‑t‑elle souligné, n’était pas visée par le contrôle judiciaire.  La décision de la Commission selon laquelle le défaut de communiquer de tels renseignements constituait une ingérence dans l’administration du syndicat n’était pas non plus assujettie à ce contrôle.  La question en litige portait plutôt « sur la nature des renseignements devant être fournis et sur les circonstances en vertu desquelles ils doivent l’être ». 

[13]                          Selon la Cour d’appel fédérale, au lieu de simplement adopter l’accord conclu par les parties, la Commission aurait dû examiner l’application de la LPRP  à la communication des coordonnées résidentielles sous le régime de la LRTFP .  Elle a donc renvoyé l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision, et a ordonné que le Commissariat à la protection de la vie privée et Mme Bernard soient avisés de la procédure de réexamen et invités à présenter des observations.  La Cour d’appel fédérale n’a pas examiné l’argument de Mme Bernard relatif à la liberté d’association, ni celui selon lequel elle aurait dû être avisée de l’instance introduite antérieurement devant la Commission.

[14]                          À l’audience sur le réexamen, la commissaire à la protection de la vie privée a reconnu que la Commission pouvait ordonner la communication de renseignements personnels sous le régime de la LRTFP , qualifiant la décision qu’elle avait rendue en 1993 de [traduction] « rapport de conclusions non contraignant », destiné à Mme Bernard et à son employeur (italiques ajoutés).  Cependant, la commissaire a exhorté la Commission « à déterminer soigneusement quels renseignements personnels devaient être fournis au minimum par l’employeur » pour permettre le respect des obligations syndicales de représentation, à envisager « d’autres moyens » pour que le syndicat satisfasse à ses obligations légales, et à « faire en sorte que des mesures de protection suffisantes soient en place pour tous les renseignements personnels des employés, et des pratiques exemplaires en matière de respect de la vie privée mises en œuvre ».

[15]                          Selon Mme Bernard, la communication de ses adresse et numéro de téléphone à domicile portait atteinte à son droit à la vie privée ainsi qu’à son droit de ne pas s’associer au syndicat.  La Commission a examiné toutes les préoccupations relatives à la vie privée soulevées par Mme Bernard et la commissaire.  Elle a ensuite conclu à l’insuffisance des coordonnées au travail pour permettre à l’agent négociateur de satisfaire à ses obligations de représentation envers tous les employés de l’unité de négociation.  À son avis, « un agent négociateur a le droit de communiquer avec tous les employés directement — présumer que les employés consulteront le site Web ou discuteront avec un délégué ne satisfait pas à cette obligation » : 2011 CRTFP 34 (CanLII), par. 164.

[16]                          Enfin, la Commission s’est penchée sur la question de savoir si l’ordonnance sur consentement protégeait suffisamment le droit à la vie privée des employés.  Elle a fait ressortir les caractéristiques suivantes de l’ordonnance sur consentement initiale, destinées à accroître le respect de la vie privée : le syndicat pouvait utiliser les coordonnées résidentielles des employés uniquement aux fins légitimes prévues par la LRTFP ; et il ne pouvait communiquer les renseignements personnels obtenus qu’aux représentants chargés de s’acquitter de ses obligations.  La Commission a également souligné que le syndicat avait expressément accepté d’être assujetti aux principes de la LPRP et de son règlement ainsi qu’à ceux établis dans la Politique sur la sécurité du gouvernement en vigueur à ce moment‑là.  Elle a néanmoins mis en place deux mesures de protection supplémentaires, à savoir : l’obligation pour l’employeur de transmettre les renseignements au syndicat exclusivement au moyen de dispositifs cryptés ou protégés par mot de passe; et l’obligation pour le syndicat de dûment disposer des coordonnées résidentielles désuètes lorsque des renseignements à jour lui sont fournis.

[17]                          Il n’y a eu aucune violation de la LPRP  lors de la communication d’adresses et de numéros de téléphone résidentiels aux agents négociateurs, parce que celle‑ci était compatible avec les fins auxquelles ces renseignements avaient été recueillis et qu’elle constituait donc un « usage compatible » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 8(2) a) de la LPRP .

[18]                          Ayant conclu que la Cour d’appel fédérale lui ordonnait uniquement d’examiner la question du droit à la vie privée des employés de l’unité de négociation, la Commission ne s’est pas penchée sur l’argument de Mme Bernard relatif à la liberté d’association.

[19]                          Mme Bernard a présenté une nouvelle demande de contrôle judiciaire.  La Cour d’appel fédérale (le juge en chef Blais et les juges Evans et Sharlow) a alors conclu que la décision de la Commission était assujettie à la norme de la décision raisonnable.  Elle a ajouté que la Commission avait rendu une décision raisonnable en concluant que le syndicat avait besoin des coordonnées résidentielles des employés pour satisfaire à ses obligations de représentation et qu’il avait fait un « usage compatible » de ces renseignements au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 8(2) a) de la LPRP 

[20]                          Nous convenons que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.  Pour les motifs qui suivent, nous souscrivons également à la conclusion selon laquelle la décision de la Commission était raisonnable.

Analyse

[21]                          Il est important de bien comprendre le contexte des relations du travail dans lequel s’inscrivent les plaintes en matière de vie privée déposées par Mme Bernard.  Le principe du monopole syndical conféré par un vote majoritaire — une assise fondamentale de notre droit du travail — constitue un élément clé de ce contexte.  Le syndicat a le droit exclusif de négocier au nom de tous les employés d’une unité de négociation donnée, y compris ceux assujettis à la formule Rand.  Le syndicat est l’agent exclusif de ces employés en ce qui concerne les droits que leur confère la convention collective.  Un employé est certes libre de ne pas adhérer au syndicat et de devenir ainsi un employé assujetti à la formule Rand; il ne dispose toutefois d’aucun droit de retrait en ce qui concerne la relation de négociation exclusive ainsi que les obligations de représentation du syndicat.

[22]                          La nature des obligations de représentation du syndicat constitue un élément important du contexte dans lequel la Commission a rendu sa décision.  Le syndicat doit représenter tous les employés de l’unité de négociation avec équité et bonne foi.  La LRTFP  lui impose un certain nombre d’obligations précises à l’égard de ceux‑ci, notamment celle de leur donner la possibilité de participer aux votes de grève et d’être informés des résultats de ceux‑ci (art. 184).  Selon la Commission, des obligations semblables s’appliquent à la tenue de votes sur les dernières offres de l’employeur suivant l’art. 183 de la Loi.

[23]                          C’est dans ce contexte qu’il faut examiner le caractère raisonnable des conclusions de la Commission selon lesquelles la communication des coordonnées résidentielles est requise sous le régime de la LRTFP et autorisée par l’al. 8(2) a) de la LPRP .  Les dispositions pertinentes de la LRTFP  sont rédigées en ces termes :

                           185. [Définition de « pratiques déloyales »] Dans la présente section, « pratiques déloyales » s’entend de tout ce qui est interdit par les paragraphes 186(1) et (2), les articles 187 et 188 et le paragraphe 189(1).

                            186. [Pratiques déloyales par l’employeur] (1) Il est interdit à l’employeur et au titulaire d’un poste de direction ou de confiance, qu’il agisse ou non pour le compte de l’employeur :

                           a) de participer à la formation ou à l’administration d’une organisation syndicale ou d’intervenir dans l’une ou l’autre ou dans la représentation des fonctionnaires par celle-ci . . .

[24]                          La Commission a conclu que le refus de l’employeur de communiquer les coordonnées résidentielles des employés constituait une pratique déloyale de travail parce qu’il intervenait ainsi dans la représentation des fonctionnaires par le syndicat.  Cette conclusion repose sur deux fondements.  Selon le premier, pour pouvoir s’acquitter de ses obligations de représentation, le syndicat doit disposer de moyens efficaces de communiquer avec les employés.  C’est ce qui a été expliqué dans la décision Millcroft, dans laquelle la Commission des relations de travail de l’Ontario a examiné en profondeur les obligations du syndicat et conclu que, pour s’acquitter de celles‑ci, le syndicat doit [traduction] « pouvoir communiquer sans difficulté avec les employés » et « obtenir [leurs coordonnées] sans devoir surmonter les obstacles qu’évoque l’employeur » : par. 33.

[25]                          La Commission a expliqué pourquoi les coordonnées des employés au travail sont insuffisantes pour permettre au syndicat de satisfaire à ses obligations envers les employés de l’unité de négociation : il n’est pas convenable que l’agent négociateur utilise les installations de l’employeur pour mener ses activités; les informations que les agents négociateurs souhaitent communiquer au travail doivent être examinées par l’employeur avant d’être diffusées; les communications électroniques effectuées au travail ne donnent lieu à aucune attente en matière de respect de la vie privée; et le syndicat doit pouvoir communiquer avec les employés rapidement et efficacement, surtout lorsque ceux‑ci sont dispersés.

[26]                          Le deuxième fondement — plus théorique — sur lequel repose l’obligation de l’employeur de communiquer les coordonnées résidentielles des employés est le suivant : le syndicat et l’employeur doivent être sur un pied d’égalité en ce qui concerne les renseignements pertinents quant à la relation de négociation collective.  En outre, compte tenu de la relation tripartite qui lie l’employé, l’employeur et le syndicat, la communication de renseignements personnels au syndicat n’est pas assimilable à la divulgation de renseignements personnels au public.  Dans la mesure où l’employeur détient des renseignements importants pour le syndicat dans l’exercice de ses fonctions de représentation des employés, il doit les lui communiquer.  C’est ce qui a été expliqué dans Millcroft :

                         [traduction]  Du statut du syndicat d’agent négociateur exclusif des employés découle notamment le fait qu’il est l’égal de l’employeur dans sa relation de négociation collective.  Dans la mesure où l’employeur détient des renseignements importants pour la capacité du syndicat de représenter les employés (comme leur nom, leur adresse et leur numéro de téléphone), le syndicat devrait aussi les avoir.  Les droits à la protection des renseignements personnels des employés sont sapés (sans aucun doute à juste titre) du fait que l’employeur connaît leur nom, leur adresse et leur numéro de téléphone.  L’acquisition de ces renseignements par le syndicat ne saperait pas davantage les droits des employés et ne serait pas moins légitime.  [par. 31]

[27]                          Les conclusions de la Commission sont clairement justifiées.  Le besoin du syndicat de pouvoir communiquer avec les employés de l’unité de négociation ne peut être tributaire de l’utilisation des installations de l’employeur.  Comme l’a souligné la Commission, l’employeur peut contrôler les moyens de communication au travail, mettre en application des politiques restreignant toutes les communications échangées au travail, y compris celles avec le syndicat, et surveiller celles‑ci.  De plus, le syndicat peut avoir des obligations de représentation envers des employés avec lesquels il ne peut communiquer au travail, notamment des employés en congé ou absents en raison d’un conflit de travail.

[28]                          Le deuxième fondement — selon lequel l’employeur et le syndicat doivent disposer des mêmes renseignements — étaye davantage la conclusion de la Commission.  En effet, la nature tripartite de la relation d’emploi exige que les renseignements nécessaires à l’accomplissement des obligations syndicales de représentation que détient l’employeur soient communiqués au syndicat afin que ceux‑ci soient sur un pied d’égalité quant aux renseignements relatifs à la relation de négociation collective.

[29]                          De plus, un employé ne peut renoncer à son droit d’être représenté de façon équitable — et exclusive — par le syndicat.  Compte tenu de ses obligations légales envers tous les employés — qu’ils soient ou non des employés assujettis à la formule Rand — et du fait qu’il peut avoir à communiquer rapidement avec eux, le syndicat ne devrait pas être privé des renseignements dont dispose l’employeur et qui sont susceptibles de l’aider à s’acquitter de ces obligations.

[30]                          Penchons‑nous maintenant sur les préoccupations que cela suscite quant au respect de la vie privée.  La LPRP  interdit la communication de renseignements personnels détenus par le gouvernement — lesquels comprennent les adresses et numéros de téléphone à domicile —, sous réserve d’un certain nombre d’exceptions énumérées à son par. 8(2), dont celle de l’usage compatible :

                            8. . . .

                                    (2)    Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

                            a)   communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

[31]                          Pour qu’il soit visé par l’al. 8(2) a) de la LPRP , l’usage n’a pas à être identique aux fins auxquelles les renseignements ont été recueillis; il n’a qu’à être compatible avec celles‑ci.  Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé, il suffit qu’il existe un lien suffisamment direct entre les fins et l’usage projeté de sorte qu’il serait raisonnable que l’employé s’attende à ce que les renseignements soient utilisés de la manière proposée.

[32]                          La Commission a conclu que le syndicat avait besoin des coordonnées résidentielles des employés pour représenter les intérêts de ces derniers et qu’il s’agissait d’un usage compatible avec les fins auxquelles le gouvernement employeur recueillait ces renseignements, à savoir informer les employés des conditions de leur emploi.  L’employeur recueillait ces informations pour la bonne administration de la relation d’emploi.  Comme l’a souligné la Commission, « [l]es employés fournissent à leurs employeurs leurs coordonnées domiciliaires pour être informés des conditions de leur emploi.  Cet objectif est conforme à l’usage que [le syndicat] entend faire des coordonnées dans la présente affaire » : par. 168 (italiques ajoutés).

[33]                          À notre avis, la Commission a rendu une décision raisonnable en concluant que l’usage qu’entendait faire le syndicat des renseignements recueillis était compatible avec les fins visées, soit informer les employés des conditions de leur emploi, et que le syndicat avait besoin des coordonnées résidentielles demandées pour s’acquitter de ses obligations de représentation « rapidement et efficacement » : par. 167.

[34]                          Mme Bernard a aussi fait valoir qu’obliger l’employeur à fournir à l’agent négociateur les adresses et numéros de téléphone à domicile de ses employés porte atteinte à son droit à la liberté d’association garanti par l’al. 2 d )  de la Charte  et que la Commission aurait dû examiner cette question.  

[35]                          La Cour d’appel fédérale a convenu avec la Commission que le mandat de cette dernière dans le cadre du réexamen — mandat défini dans la décision antérieure de la Cour d’appel — consistait uniquement à déterminer quelles coordonnées résidentielles l’employeur pouvait communiquer au syndicat sans porter atteinte aux droits des employés protégés sous le régime de la LPRP .  On a prétendu que la Cour d’appel avait commis une erreur à cet égard.  Cependant, le juge en chef Blais, ayant présidé les deux instances devant la Cour d’appel, n’était clairement pas de cet avis.  Accorder un certain poids à la façon dont la Cour d’appel interprète sa propre ordonnance dans ces circonstances ne consiste pas tant à faire preuve de déférence qu’à supposer logiquement que la Cour savait ce qu’elle voulait dire.  Nous hésiterions à affirmer que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en interprétant l’ordonnance de la Cour d’appel comme celle‑ci l’a elle‑même fait ou en n’examinant pas une question n’ayant manifestement aucun fondement.  Il n’est toutefois pas nécessaire, à notre avis, de trancher définitivement cette question.

[36]                          Il s’agit en l’espèce d’un des cas exceptionnels où la Cour peut traiter dès à présent de ces arguments, et elle peut d’ailleurs le faire très sommairement.  Ceux‑ci sont sans fondement.  Même si la Cour d’appel fédérale avait commis une erreur quant à l’étendue du pouvoir de réexamen conféré à la Commission, les arguments de Mme Bernard relatifs à l’al. 2 d )  et à l’art. 8  de la Charte  dont on n’aurait pas tenu compte sont clairement voués à l’échec, peu importe le moment ou le lieu où ils sont invoqués.

[37]                          L’argument soulevé par Mme Bernard relativement à la liberté d’association n’a aucune assise juridique.  Selon sa prétention, en obligeant l’employeur à communiquer ses renseignements personnels au syndicat, l’ordonnance de la Commission la forçait par le fait même à s’associer au syndicat, en contravention de l’al. 2 d )  de la Charte .  À notre avis, la communication obligatoire des coordonnées résidentielles visant à permettre au syndicat de s’acquitter de ses obligations de représentation envers tous les membres de l’unité de négociation ne porte pas atteinte à la liberté de Mme Bernard de ne pas s’associer au syndicat.  L’arrêt rendu par la Cour dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, est déterminant, et la conclusion qui y est tirée est d’ailleurs confirmée par un arrêt plus récent, R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209.

[38]                          Dans l’arrêt Lavigne, la Cour a conclu que le paiement de cotisations syndicales par des employés assujettis à la formule Rand aux fins de la négociation collective ne constituait pas une « association forcée » injustifiée pour l’application de l’al. 2d).  Selon les juges majoritaires, bien qu’il garantisse autant la liberté de ne pas s’associer que celle de s’associer, l’al. 2d) ne protège pas contre toute forme d’association involontaire et n’a pas été conçu pour contrer l’association avec autrui qui est une composante nécessaire et inévitable de l’appartenance à une société démocratique moderne.  Autrement dit, l’al. 2d) n’est pas un droit constitutionnel à l’isolement : Lavigne, p. 320‑321.  Bien que trois conceptions différentes du droit de ne pas s’associer se dégagent de l’arrêt Advance Cutting & Coring, aucune d’entre elles ne permet de conclure que Mme Bernard a un argument plausible à faire valoir relativement à l’al. 2d).

[39]                          Comme l’a expliqué le juge La Forest dans Lavigne, « . . . un travailleur [assujetti à la formule Rand] comme Lavigne n’aurait aucune chance de succès si son refus de s’associer avec le syndicat visait les conditions d’emploi des membres de son unité de négociation, dans le cadre de laquelle il est “naturellement” associé à ses compagnons de travail.  [. . .] À cet égard, le syndicat est simplement considéré comme le moyen d’expression raisonnable de l’indispensable interconnexion entre Lavigne et ses compagnons de travail » (p. 329). 

[40]                          Dans la présente affaire, la Commission a raisonnablement conclu que la communication au syndicat des coordonnées résidentielles de Mme Bernard est un accessoire nécessaire aux obligations syndicales de représentation envers elle, à titre de membre de l’unité de négociation.  En conséquence, compte tenu de la jurisprudence de la Cour, l’argument soulevé par Mme Bernard relativement à la liberté d’association n’a aucune assise juridique.

[41]                          L’argument de Mme Bernard fondé sur l’art. 8  de la Charte  selon lequel la communication en question constituait une fouille ou saisie inconstitutionnelle est également sans fondement.  Comme le souligne à juste titre le procureur général du Canada, dans ce contexte, il ne saurait exister quant aux renseignements en cause d’attente raisonnable en matière de vie privée.

[42]                          Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi sans dépens et de n’adjuger aucuns dépens quant à la demande d’autorisation d’appel.

Version française des motifs des juges Rothstein et Moldaver rendus par

            Le juge Rothstein (dissident en partie) —

I.              Introduction

[43]                          Un tribunal administratif qui, parce qu’il interprète mal sa compétence, ne se prononce pas sur une contestation constitutionnelle — y compris une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés  — décline à tort la compétence qui lui est non seulement conférée, mais qu’il doit aussi exercer.  Par ailleurs, il importe peu que le tribunal en question refuse même d’entendre les arguments ou qu’il affirme, après les avoir entendus, qu’il n’y répondra pas parce qu’il n’a pas compétence pour le faire.  Que ce soit dans l’une ou l’autre de ces circonstances, la partie concernée se voit privée de son droit à l’équité procédurale.  Cela étant dit, quand l’omission du tribunal administratif découle d’une mauvaise interprétation de l’étendue de ses pouvoirs, il est plus approprié de qualifier cette erreur d’erreur de droit.

[44]                          Dans la présente affaire, le tribunal administratif et la Cour d’appel fédérale ont refusé à maintes reprises d’entendre et de trancher les arguments fondés sur la Charte  soulevés par une partie non représentée par avocat.  Il importe de souligner que cette dernière tente de rétablir les mesures de protection de la vie privée qu’elle avait réussi à obtenir il y a longtemps et qui lui ont ensuite été enlevées.  Il est important qu’une telle plaideuse ne puisse douter du système judiciaire qui a refusé de répondre à ses arguments fondés sur la Charte .  Voilà le principal enjeu du présent pourvoi.

[45]                          Cela ne veut pas dire que les tribunaux administratifs n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de refuser d’examiner des arguments fondés sur la Charte  n’ayant, à leur avis, manifestement aucun fondement.  En effet, les tribunaux ne sont jamais tenus d’examiner de tels arguments.  Mais ce n’est pas le cas en l’espèce.  Le présent pourvoi ne porte pas sur l’exercice par un tribunal administratif de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’examiner des arguments non fondés relatifs à la Charte .  Il concerne plutôt le refus injustifié d’un tel tribunal d’exercer sa compétence pour examiner des arguments fondés sur la Charte .

II.           Faits et décisions des juridictions inférieures

A.           Contexte

[46]                          L’appelante, Elizabeth Bernard, se représente elle‑même et tente diligemment, depuis plus de 20 ans, de protéger ses droits à la vie privée dans le contexte du travail.

[47]                          Tout au long de sa carrière dans la fonction publique fédérale, Mme Bernard a refusé d’adhérer à un syndicat, comme elle en a d’ailleurs le droit. Toutefois, à titre d’employée « assujettie à la formule Rand », elle doit tout de même payer des cotisations syndicales.

[48]                          Mme Bernard a commencé sa carrière comme fonctionnaire fédérale à Revenu Canada — Impôt (maintenant l’Agence du revenu du Canada (« ARC »)) en 1991.  Elle était membre de ce qu’on appelait alors le groupe des Services professionnels et administratifs.  L’année suivante, l’agent négociateur de ce groupe, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (« AFPC ») lui a envoyé une lettre à son domicile.  Lorsque Mme Bernard a demandé au service des ressources humaines de l’ARC comment l’AFPC avait obtenu son adresse, on lui a répondu que l’ARC la lui avait fournie, ainsi que d’autres renseignements personnels.  Mme Bernard a alors déposé une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée (« CPVP »), alléguant que l’employeur avait communiqué son adresse résidentielle et son numéro d’assurance sociale (« NAS ») à l’AFPC sans son consentement. 

[49]                          En mai 1993, le CPVP a avisé Mme Bernard que sa plainte avait été accueillie.  En réponse aux recommandations du CPVP, les fonctionnaires du Conseil du Trésor du Canada ont cessé de communiquer l’adresse résidentielle et le NAS des employés.  Mme Bernard croyait que cette victoire mettait fin à cette affaire. 

B.            Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor et Agence du revenu du Canada, 2008 CRTFP 13 (CanLII) (« IPFPC 1 »)

[50]                          En 1995, Mme Bernard a accepté un poste à l’ARC dans une catégorie d’emploi différente, qui a ensuite été classifié dans un groupe différent, le groupe Vérification, Finances et Sciences (« VFS »).  L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (« IPFPC ») est l’agent négociateur de ce groupe.

[51]                          En 2007, l’IPFPC a déposé des plaintes contre le Conseil du Trésor et l’ARC en application des al. 190(1) b) et g) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique , édictée par la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2  (« LRTFP  »).  L’IPFPC soutenait notamment que le défaut des employeurs de lui fournir les coordonnées des employés qu’il avait demandées correspondait à un manquement à l’obligation de négocier de bonne foi et constituait une pratique déloyale au sens de l’art. 185  et du par. 186(1)  de la LRTFP .  Le syndicat avait demandé le nom et le titre du poste de chaque employé, ainsi que leurs numéros de téléphone, numéros de télécopieur et adresses postales et électroniques, tant à la maison qu’au travail.

[52]                          Dans sa décision provisoire rendue en février 2008, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (« Commission ») a conclu que le « refus [des employeurs] de donner au plaignant au moins une partie des renseignements qu’il avait demandés » constituait une intervention dans la représentation des employés au sens de l’al. 186(1) a) de la LRTFP  (par. 67).  Elle a en outre ordonné aux parties de s’entendre sur les coordonnées qu’il fallait communiquer au syndicat pour satisfaire aux exigences de la LRTFP .

[53]                          Mme Bernard n’a pas pris part à cette procédure et n’en a pas été avisée non plus. 

C.            Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2008 CRTFP 58 (CanLII) (« IPFPC 2 »)

[54]                          À la suite de la décision IPFPC 1, l’ARC et le syndicat sont parvenus à une entente et ont demandé que les modalités de cette dernière soient incorporées dans une ordonnance de la Commission.

[55]                          Le 18 juillet 2008, la Commission a donc rendu une ordonnance sur consentement.  Selon cette dernière, l’ARC s’est engagée à communiquer trimestriellement à l’IPFPC les adresses et numéros de téléphone à domicile des membres de l’unité de négociation VFS dont l’employeur disposait dans son système d’information sur les ressources humaines.  L’IPFPC s’est engagé, pour sa part, à utiliser ces renseignements uniquement pour s’acquitter des obligations qui lui incombent en application de la LRTFP  en matière de représentation à titre d’agent négociateur exclusif, et à s’assurer que les renseignements personnels soient protégés et conservés en toute sécurité.

[56]                          Mme Bernard n’a pas pris part à cette procédure.  Cependant, le 16 octobre 2008, l’ARC a envoyé un courriel à ses employés pour les aviser de la décision rendue par la Commission.  Mme Bernard, qui était alors en congé, a reçu ce courriel à son retour au travail le 20 octobre 2008.  Elle a rapidement déposé une requête en prorogation du délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la Commission IPFPC 2 et sa requête a été accueillie.  Elle a déposé sa demande de contrôle judiciaire le 17 décembre 2008. 

D.           Bernard c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 40 (CanLII) (« Bernard I »)

[57]                          Lors du contrôle judiciaire, Mme Bernard a soutenu que l’ordonnance de la Commission, enjoignant à l’employeur de fournir à l’IPFPC son adresse et son numéro de téléphone à domicile, portait atteinte à son droit à la vie privée ainsi qu’à son droit à la liberté de ne pas s’associer garanti par l’al. 2 d )  de la Charte .  Elle a également fait valoir que, en qualité de partie intéressée à l’issue de la cause, elle aurait dû être avisée de l’instance et avoir eu la possibilité d’y participer.

[58]                          La Cour d’appel fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de Mme Bernard en ce qui concerne le droit à la vie privée, concluant que la Commission avait commis une erreur en acceptant l’entente entre l’employeur et le syndicat sans tenir compte du droit à la vie privée de personnes n’ayant pas pris part à la procédure.  Par ailleurs, la cour a refusé de répondre à l’argument de Mme Bernard fondé sur l’al. 2 d )  de la Charte , affirmant qu’il était « prématuré d’examiner les questions concernant l’atteinte aux droits à la liberté d’association de Mme Bernard » (par. 45).

[59]                          Par conséquent, la Cour d’appel fédérale a renvoyé le dossier à la Commission « pour qu’elle statue à nouveau sur l’affaire et rende une décision motivée quant aux renseignements que l’employeur doit communiquer au syndicat de telle sorte qu’il soit permis à ce dernier de s’acquitter des obligations légales lui incombant » (par. 42).  La cour a également ordonné à la Commission d’aviser Mme Bernard de la procédure et de l’inviter à y participer. 

E.            Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2011 CRTFP 34 (CanLII) (« IPFPC 3 »)

[60]                          La Commission a entendu les observations des parties et des intervenants, y compris Mme Bernard.  Cette dernière a, encore une fois, soulevé son argument fondé sur l’al. 2 d )  de la Charte , mais la Commission a de nouveau refusé d’y répondre, concluant que les directives de la Cour d’appel fédérale dans Bernard I lui permettaient uniquement de réexaminer l’ordonnance sur consentement au regard du droit à la vie privée des employés.

[61]                          La Commission a conclu que l’ordonnance qu’elle avait rendue dans IPFPC 2 respectait les exigences de l’al. 8(2) a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels , L.R.C. 1985, ch. P‑21  (« LPRP  »).  Elle a tout de même modifié l’ordonnance, y ajoutant à titre de mesures de protection de la vie privée : que les coordonnées résidentielles transmises par l’employeur doivent être protégées par mot de passe ou chiffrées; que, dès la nomination initiale d’un employé à un poste faisant partie de l’unité de négociation, l’employeur doit l’aviser que ses coordonnées résidentielles seront communiquées au syndicat; et que, quand le syndicat reçoit des renseignements à jour de l’employeur, il doit dûment disposer des coordonnées domiciliaires désuètes. 

F.             Bernard c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 92 (CanLII) (« Bernard II »)

[62]                          Mme Bernard a déposé une demande de contrôle judiciaire pour faire annuler la décision rendue par la Commission dans IPFPC 3.  Elle a notamment soutenu que la Commission avait commis une erreur en refusant d’examiner ses arguments fondés sur la Charte .  La Cour d’appel fédérale a rejeté cette thèse au motif que l’ordonnance qu’elle avait rendue dans Bernard I autorisait la Commission uniquement à déterminer quelles coordonnées l’ARC pouvait communiquer à l’IPFPC sans porter atteinte au droit à la vie privée de ses employés. 

[63]                          La Cour d’appel fédérale a ensuite conclu que la décision de la Commission était raisonnable et a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

[64]                          Mme Bernard a ultérieurement demandé l’autorisation d’interjeter appel devant notre Cour, autorisation qui lui a été accordée le 22 novembre 2012.

III.        Analyse

A.           L’alinéa 186(1) a) de la LRTFP 

[65]                          Je ne rejette pas la conclusion des juges Abella et Cromwell selon laquelle la Commission a rendu une décision raisonnable en concluant que l’al. 186(1) a) de la LRTFP  oblige l’employeur à communiquer au syndicat certaines des coordonnées des employés et que cela respecte les exigences de l’al. 8(2) a) de la LPRP .

[66]                          J’ajouterais qu’on ne peut retenir la prétention de l’amicus curiae selon laquelle l’al. 186(1) a) de la LRTFP  est une disposition prohibitive, et non une disposition établissant une obligation.

[67]                          Des commissions et conseils des relations de travail ont déjà conclu que des obligations positives découlaient de l’al. 186(1)a) de la LRTFP et de dispositions législatives semblables interdisant aux employeurs d’intervenir dans les activités des syndicats : voir Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2012 CRTFP 58 (CanLII); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1994), 95 di 78; Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1983] OLRB Rep. 1411; CFTO‑TV Limited (1995), 97 di 35; Ford Glass Limited, [1986] OLRB Rep. 624; Société canadienne des postes (1994), 96 di 48; York University, [2007] OLRB Rep. 659.

[68]                          Il n’était pas déraisonnable que la Commission conclût, dans IPFPC 1, que l’al. 186(1) a) de la LRTFP  obligeait l’employeur à communiquer au syndicat certains renseignements sur les employés.

B.            La Commission a commis une erreur en refusant d’examiner les arguments fondés sur l’al. 2d)  de la Charte  soulevés par Mme Bernard

[69]                          Mes collègues laissent entendre, au par. 35, que la Commission a refusé à juste titre de se prononcer sur les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte .  En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

[70]                          Mme Bernard se représente seule.  Selon elle, l’ordonnance dans laquelle la Commission exige la communication à l’agent négociateur de ses adresse et numéro de téléphone à domicile l’oblige à s’associer au syndicat auquel elle a choisi de ne pas adhérer et, par conséquent, porte atteinte au droit à la liberté de ne pas s’associer que lui garantit l’al. 2 d )  de la Charte .  Mme Bernard a tenté de soulever ses arguments fondés sur cette disposition tant devant la Commission que devant la Cour d’appel fédérale.  Malgré ses efforts soutenus, tant l’une que l’autre ont refusé d’examiner ces arguments.

[71]                          En concluant que la Commission, dans IPFPC 3, ne pouvait pas examiner les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte , tant la Commission que la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur de droit.  Cette erreur quant à la compétence a entraîné un manquement à l’équité procédurale dans la mesure où Mme Bernard a été privée de son droit de présenter des observations fondées sur la Charte , ainsi que de son droit de les voir prises en considération et tranchées.

(1)         La Commission avait l’obligation de se prononcer sur les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte 

[72]                          La Cour a récemment affirmé que « le tribunal administratif investi du pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence pour appliquer la Charte  n’est pas clairement écartée a le pouvoir — et le devoir — correspondant d’examiner et d’appliquer la Constitution, y compris la Charte , pour se prononcer sur ces questions de nature juridique » : R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, par. 77 (je souligne).  Cela est conforme au principe selon lequel les Canadiens devraient pouvoir présenter leurs allégations fondées sur la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée, sans qu’ils aient à fractionner leur recours (Conway, par. 79).

[73]                          En l’espèce, en vertu de l’art. 36  de la LRTFP , la Commission possède la compétence implicite pour trancher les questions de droit :

                        36.  La Commission met en œuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle‑ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle‑ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

Rien ne justifierait que les pouvoirs de la Commission liés à l’application de la LRTFP  n’incluent pas le pouvoir de trancher les questions de droit se rapportant aux affaires dont elle est régulièrement saisie.

[74]                          L’article 42  de la LRTFP  renforce la conclusion selon laquelle la Commission peut trancher des questions de droit :

     42.  Les ordonnances, les décisions et les autres actes pris par la Commission à l’égard de toute personne peuvent être de portée générale ou ne viser qu’un cas ou une catégorie de cas.

Pour qu’une décision de la Commission soit de portée générale ou ne vise qu’une catégorie de cas, elle doit, par déduction nécessaire, trancher des questions de droit.

[75]                          Nulle part dans la LRTFP  n’est‑il « clairement établi que le législateur a voulu soustraire l’application de la Charte  à la compétence [de la Commission] » (Conway, par. 81).

[76]                          Comme je l’expliquerai plus loin, la Commission avait à la fois le pouvoir et l’obligation de statuer sur les arguments de Mme Bernard fondés sur la Charte .

(2)         Les décisions IPFPC 1, IPFPC 2 et IPFPC 3 ont été rendues dans le cadre de la même affaire

[77]                          Le gouvernement et le syndicat prétendent que les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte  ne devraient pas être entendus parce qu’ils se rapportent à la conclusion tirée par la Commission dans IPFPC 1, une décision qu’elle n’a pas contestée par voie de contrôle judiciaire et qui, selon eux, outrepassait le pouvoir de réexamen de la Commission. 

[78]                          Contrairement à leurs prétentions, la conclusion tirée par la Commission dans IPFPC 1 n’est pas à l’abri d’une analyse.  Bien que Mme Bernard ne l’ait pas directement contestée, cette décision a été rendue dans le cadre de la même affaire que celle qui a donné lieu aux décisions IPFPC 2 et IPFPC 3.  La Commission a, à maintes reprises, qualifié la décision dans IPFPC 1 de « décision provisoire » (IPFPC 1, par. 1) ou d’« ordonnance provisoire » (IPFPC 2, par. 2).  En outre, la conclusion qu’elle a tirée dans la décision IPFPC 1 — selon laquelle l’employeur doit communiquer « une partie » des renseignements sur ses employés à un agent négociateur — est, par déduction nécessaire, incorporée à la décision IPFPC 2, qui clarifiait le contenu exact de cette obligation de communication. 

[79]                          La décision de Mme Bernard de contester la décision IPFPC 2 par voie de contrôle judiciaire ne visait pas à contourner les voies procédurales appropriées.  Bien au contraire, comme elle n’était pas partie à l’instance IPFPC 1 et qu’elle a seulement été avisée de la décision IPFPC 2 par courriel — lequel incluait un hyperlien vers la décision de la Commission et l’informait que l’employeur devait maintenant communiquer à l’IPFPC les coordonnées résidentielles de ses employés —, Mme Bernard a pris des mesures tout à fait logiques.

[80]                          La Cour d’appel fédérale a elle‑même reconnu le problème procédural auquel faisait face Mme Bernard.  En effet, dans l’arrêt Bernard I, elle a souligné, en ce qui concerne la décision IPFPC 1, qu’« [a]ucun des employés assujettis à la formule Rand n’a été avisé de la demande, et aucune chance ne leur a été donnée d’intervenir dans le débat » (par. 9).  La cour a aussi reconnu que Mme Bernard n’a pas contesté la décision IPFPC 1 en présentant une demande de contrôle judiciaire « étant donné qu’elle n’en avait pas connaissance à l’époque » (par. 20). 

[81]                          Mme Bernard a soulevé ses arguments fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte  trois fois au cours de l’affaire.  Elle attend toujours une réponse.  Contrairement à ce que prétendent les intimés, notre Cour ne devrait pas refuser de répondre pour la simple raison — qui est erronée à mon avis — qu’elle aurait dû contester la décision IPFPC 1, et non la décision IPFPC 2.

[82]                          Quoi qu’il en soit, la contestation de Mme Bernard fondée sur l’al. 2 d )  de la Charte  vise essentiellement la précision apportée dans la décision IPFPC 2 selon laquelle l’employeur doit communiquer les adresses et les numéros de téléphone résidentiels de ses employés à l’agent négociateur, et non la conclusion générale tirée dans la décision IPFPC 1 selon laquelle l’employeur doit communiquer « une partie » des coordonnées de ses employés à l’agent négociateur.  Mme Bernard a reconnu que « [l]’IPFPC a le droit d’obtenir certaines coordonnées, à savoir les adresses et les numéros de téléphone au travail » (IPFPC 3, par. 130).  En outre, dans les observations qu’elle a présentées pendant l’audience de réexamen, elle a demandé que la Commission modifie son ordonnance du 18 juillet 2008 — c’est‑à‑dire, IPFPC 2de sorte que « seuls les adresses et les numéros de téléphone au travail devraient être fournis » plutôt que les adresses et numéros de téléphone résidentiels (IPFPC 3, par. 141).

[83]                          Durant sa plaidoirie, le gouvernement a soutenu que Mme Bernard aurait dû intenter une action distincte pour soulever ses arguments fondés sur la Charte .  Cet argument est toutefois incompatible avec le fait que la Cour a reconnu que les demandeurs peuvent « faire valoir les droits et les libertés que leur garantit la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée » (Conway, par. 79).

(3)         L’arrêt Bernard I ne limitait pas la compétence de la Commission

[84]                          À mon humble avis, la Commission, dans IPFPC 3, et la Cour d’appel fédérale, dans Bernard II, ont commis une erreur en concluant que cette dernière, dans Bernard I, avait restreint la compétence de la Commission à « [la détermination des] coordonnées personnelles que l’ARC peut communiquer à l’IPFPC sans porter atteinte aux droits conférés à Mme Bernard par la Loi sur la protection des renseignements personnels  » et l’avait empêchée d’examiner les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte  (Bernard II, par. 31; voir aussi IPFPC 3, par. 9 et 158).

[85]                          Dans Bernard I, la Cour d’appel fédérale a simplement indiqué qu’« il serait prématuré d’examiner les questions concernant l’atteinte aux droits à la liberté d’association de Mme Bernard » (par. 45 (je souligne)).  En lisant ce passage dans son contexte, il est clair qu’elle voulait dire qu’il serait prématuré pour elle, la cour, d’examiner la question de la Charte , puisqu’elle renvoyait l’affaire à la Commission et lui ordonnait de statuer à nouveau.  Autrement dit, la Cour d’appel fédérale a reconnu que les questions relatives à la Charte  pouvaient être examinées à juste titre, mais seulement après que la Commission eut définitivement déterminé les coordonnées que l’employeur devait communiquer.

[86]                          L’emploi du mot « prématuré » dans Bernard I ne peut être interprété logiquement que d’une seule façon : soit que la Cour d’appel fédérale s’attendait à ce que la question relative à l’al. 2 d )  de la Charte  soit examinée à un certain moment au cours des procédures.  Comme cette question était inextricablement liée à celle de savoir quels renseignements devaient être communiqués, la Commission, dans le contexte du réexamen, était le forum qui devait être saisi.

[87]                          Suivant le critère établi dans l’arrêt Conway pour déterminer si un tribunal administratif a compétence pour entendre des allégations fondées sur la Charte , il faut se demander si le législateur a clairement exclu l’examen de ces questions de la compétence du tribunal.  Conclure qu’une cour de révision peut exclure un aspect aussi fondamental de la compétence d’un tribunal irait à l’encontre de l’arrêt Conway.

[88]                          En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec l’allusion faite par la Cour d’appel fédérale dans Bernard II selon laquelle, si la Commission avait analysé les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte  dans IPFPC 3, cela aurait constitué un réexamen non autorisé de la décision IPFPC 1 (par. 31).  Comme je l’ai déjà expliqué, cette décision a été rendue dans le cadre de la même affaire que les décisions IPFPC 2 et IPFPC 3.  En outre, les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte  visent tout autant la décision IPFPC 2 rendue par la Commission. Mme Bernard ne demande pas à la Commission de réviser IPFPC 1; elle tente simplement de faire valoir son droit de voir tranchés ses arguments fondés sur la Charte .

[89]                          L’intimé IPFPC prétend que, comme la Cour d’appel fédérale a interprété, dans Bernard II, l’ordonnance qu’elle avait elle‑même rendue dans Bernard I, la Cour devrait s’en remettre à la décision rendue dans Bernard II selon laquelle la Commission ne pouvait pas examiner les questions relatives à la Charte .

[90]                          Or, l’interprétation de l’ordonnance qui a été prononcée dans Bernard I n’a pas à faire l’objet d’un contrôle empreint de déférence de la part de notre Cour.  D’ailleurs, celle‑ci est chargée d’examiner les décisions de tribunaux d’instance inférieure en ce qui a trait à des questions de droit de portée générale suivant la norme de la décision correcte, et non en se fondant sur des hypothèses quant à l’intention de ces tribunaux comme l’affirment mes collègues au par. 35.  Il n’y a donc aucune raison de s’en remettre à l’opinion de la Cour d’appel fédérale dans Bernard II en ce qui concerne son interprétation de la décision rendue dans Bernard I.  Quoi qu’il en soit, même dans le cadre d’un contrôle empreint de déférence, il est évident qu’un résultat ayant pour effet de priver Mme Bernard de la possibilité de présenter ses arguments fondés sur la Charte  dans le cadre de telles procédures — comme cela serait le cas par suite de l’application de la décision rendue dans Bernard II — serait tout simplement déraisonnable.

C.            La Cour devrait examiner les arguments fondés sur l’al. 2d) et sur l’art. 8  de la Charte 

[91]                          Les intimés prétendent que, même si le défaut par la Commission d’entendre les arguments de Mme Bernard fondés sur la Charte  constituait une erreur de droit, la Cour ne devrait pas statuer sur ces arguments puisqu’ils soulèvent de nouvelles questions.  Selon eux, ces arguments devraient plutôt être renvoyés à la Commission pour qu’elle les examine à nouveau.  Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord.

[92]                          Je reconnais que la Commission et la Cour d’appel fédérale n’ont pas examiné les arguments de Mme Bernard fondés sur la Charte  et que la Cour n’a pas coutume de trancher les questions qui n’ont pas été traitées par les tribunaux d’instance inférieure.  Cependant, ce n’est pas une règle obligatoire dans tous les cas.

[93]                          Au paragraphe 38 de l’arrêt Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, la Cour a énoncé le critère à deux volets qui permet de déterminer si une cour d’appel peut examiner un argument qui n’a pas été traité par les tribunaux d’instance inférieure.  L’argument constitue‑t‑il une « nouvelle question » en appel?  Si oui, la preuve versée au dossier et les intérêts de la justice justifient‑ils que le tribunal applique l’exception à la règle générale empêchant qu’une nouvelle question soit soulevée en appel?

(1)         Les arguments de Mme Bernard fondés sur la Charte  ne sont pas de nouvelles questions

[94]                          La Cour doit d’abord déterminer si les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2d) et sur l’art. 8  de la Charte  sont de « nouvelles questions » en appel — c’est‑à‑dire des questions qui sont « différente[s] sur les plans juridique et factuel » de celles soulevées devant les tribunaux d’instance inférieure (Quan, par. 39).  Dès le départ, Mme Bernard a présenté — ou a essayé de présenter — ses arguments fondés sur l’al. 2 d )  de la Charte .  Elle l’a déjà fait dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire qui a donné lieu à l’arrêt Bernard I, devant la Commission dans IPFPC 3, puis devant la Cour d’appel fédérale dans Bernard II.

[95]                          S’agissant de l’art. 8  de la Charte , l’intimé IPFPC lui-même — dans sa réponse à la demande d’autorisation d’interjeter appel présentée par Mme Bernard — a indiqué que Mme Bernard avait présenté un argument fondé sur l’art. 8 de la Charte devant les tribunaux d’instance inférieure (mémoire, par. 53).  On peut donc penser qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle question.  Cependant, dans son mémoire d’appel, l’IPFPC a souligné qu’aucun argument de la sorte n’avait jamais été présenté (par. 96).

[96]                          Même si les arguments de Mme Bernard fondés sur l’al. 2d) et sur l’art. 8  de la Charte  étaient considérés comme de « nouvelles questions », le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Quan renforce l’idée que la Cour devrait statuer sur ces arguments.

(2)         La preuve versée au dossier et l’intérêt de la justice justifient l’application d’une exception à la règle empêchant qu’une nouvelle question soit soulevée en appel

[97]                          Le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Quan consiste à déterminer si la preuve versée au dossier et l’intérêt de la justice justifient l’application d’une exception à la règle générale empêchant qu’une nouvelle question soit soulevée en appel (par. 38; voir aussi Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 5).  À mon avis, les circonstances de l’espèce justifient l’application de l’exception.

a)      Preuve versée au dossier

[98]                          En l’espèce, la preuve versée au dossier est suffisante pour permettre à la Cour d’examiner la question relative à l’al. 2 d )  de la Charte .  Les motifs de la Commission et de la Cour d’appel fédérale reflètent le fait que Mme Bernard a présenté cet argument à trois reprises : Bernard I (par. 24), IPFPC 3 (par. 9) et Bernard II (par. 29).  Mme Bernard demande maintenant à la Cour de se prononcer.  Les intimés sont des parties bien informées qui ont eu amplement l’occasion de répondre à la question constitutionnelle relative à l’al. 2 d )  de la Charte  formulée par la Cour.  En outre, ils n’ont jamais affirmé qu’ils subiraient un préjudice si la Cour statuait sur cette question. 

[99]                          De même, les intimés ont répondu sur le fond aux prétentions de Mme Bernard fondées sur l’art. 8  de la Charte  dans les observations écrites qu’ils ont présentées à la Cour et n’ont pas prétendu qu’ils subiraient un préjudice si la Cour statuait sur la question.

b)      Intérêt de la justice

[100]                      Mme Bernard a tenté, de façon méthodique, de faire valoir ses arguments fondés sur la Charte , mais la Commission et la Cour d’appel fédérale ont constamment refusé de les examiner.  Selon le principe énoncé dans l’arrêt Conway, les tribunaux ont le pouvoir et le devoir « d’examiner et d’appliquer la Constitution, y compris la Charte  » (par. 77 (je souligne)).  Si l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour n’avait pas été accordée, Mme Bernard aurait été entièrement privée de son droit de voir ses arguments fondés sur l’al. 2 d )  et l’art. 8  de la Charte  traités dans le cadre de l’affaire dont la Commission et la Cour d’appel fédérale ont été saisies.

[101]                      Il est donc dans l’intérêt de la justice que la Cour examine maintenant ces arguments.

(3)         Il n’y a pas eu violation de la liberté de ne pas s’associer garantie par l’al. 2d

[102]                      Malgré le point de vue exprimé au par. 35 selon lequel l’argument de Mme Bernard fondé sur l’al. 2 d )  de la Charte  « n’[a] manifestement aucun fondement », mes collègues ne balaient pas tout simplement cet argument du revers de la main.  Ils expliquent pourquoi il y a lieu de le rejeter en l’espèce.  Si la Commission avait fait de même, nous ne serions pas ici aujourd’hui.

[103]                      La Cour a énoncé le test relatif à la liberté de ne pas s’associer garantie par l’al. 2 d )  de la Charte  dans Lavigne c.  Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211 et dans R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209.  Deux critères distincts se dégagent de ces arrêts.

[104]                      Selon le premier critère (le « critère de la conformité idéologique »), que la majorité des juges de la Cour ont appliqué dans l’arrêt Advance Cutting, le demandeur doit démontrer qu’il a été forcé de s’associer et d’adhérer à une forme de conformité idéologique.

[105]                      Le deuxième critère (le « critère de la liberté ») requiert une association forcée et une atteinte au droit à la liberté.  La question de savoir si un tel critère s’applique ou non dans le contexte d’une revendication fondée sur l’al. 2 d )  de la Charte  n’a pas été tranchée de manière définitive.  Même si, dans Advance Cutting, la majorité des juges ont invoqué en obiter le critère de la liberté (voir les motifs du juge Bastarache, par. 33, et ceux du juge LeBel, par. 221), seul le juge Iacobucci l’a appliqué, l’adoptant à la place du critère de la conformité idéologique (par. 284-285).  Pour les motifs énoncés ci‑après, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de l’existence d’un tel critère.

a)      Le critère de la conformité idéologique 

[106]                      Il n’est pas satisfait au premier volet du critère de la conformité idéologique, soit l’existence d’une association forcée.

[107]                      Je conviens avec les juges Abella et Cromwell que le simple fait de communiquer l’adresse et le numéro de téléphone résidentiels de Mme Bernard à l’agent négociateur ne peut pas être considéré comme une association forcée.  Pour déclencher l’application des protections garanties par l’al. 2 d )  de la Charte , une personne doit être obligée de poser un des actes d’association suivants : constituer une association, y appartenir, la maintenir ou y participer (Lavigne, p. 323, le juge La Forest).  Or, la communication des renseignements ordonnée par la Commission permettrait tout au plus à l’agent négociateur de communiquer avec Mme Bernard par téléphone, par courrier ou en personne — elle ne serait aucunement obligée d’accorder une importance accrue à ces formes anodines de communication et de s’associer.  Elle pourrait, par exemple, raccrocher le téléphone, jeter le courrier ou fermer la porte d’entrée.  Les décisions de la Commission n’ont pas eu pour effet d’enlever à Mme Bernard la liberté de refuser de s’associer.  Comme le juge La Forest l’a souligné dans l’arrêt Lavigne, la liberté de ne pas s’associer n’est pas un « droit à l’isolement » (p. 320).

[108]                      Mme Bernard prétend que la possibilité qu’il y ait du piquetage secondaire chez elle, par suite de la communication de son adresse résidentielle, viole le droit qui lui est conféré par l’al. 2 d )  de la Charte .  La Cour a effectivement conclu que le piquetage secondaire est, à première vue, légal : S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156, par. 67.  Le piquetage secondaire n’est toutefois plus légal s’il comporte une conduite délictuelle ou criminelle (par. 3).  La Cour irait donc à l’encontre de l’arrêt Pepsi‑Cola si elle affirmait que la simple possibilité de piquetage secondaire — une activité légale à première vue — chez Mme Bernard viole le droit à la liberté de ne pas s’associer que lui garantit l’al. 2d).

[109]                      Vu cette conclusion, la Cour n’a pas à se pencher sur le second volet du critère.  Cependant, Mme Bernard n’a pas non plus démontré que les ordonnances de la Commission constituaient une forme de conformité idéologique forcée.  La question est donc de savoir si « l’activité a pour effet d’associer l’individu à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement » (Lavigne, p. 344, la juge McLachlin, maintenant Juge en chef).  Un simple contact n’équivaut pas à une telle contrainte. 

b)      Le critère de la liberté

[110]                      À supposer, sans en décider, que notre droit reconnaît que la liberté de ne pas s’associer fondée sur l’al. 2 d )  de la Charte  peut être revendiquée relativement au critère de la liberté décrit précédemment, le premier volet du critère — l’existence de l’association forcée — n’a pas été établi.  Cet argument doit donc être rejeté.

(4)         Il n’y a pas violation de l’art. 8  de la Charte 

[111]                      Mme Bernard prétend que le fait que l’employeur ait communiqué ses coordonnées personnelles sans son consentement constitue une saisie illégale en application de l’art. 8  de la Charte .

[112]                      Je souscris à la prétention du procureur général du Canada selon laquelle, eu égard à [traduction] « l’ensemble des circonstances », Mme Bernard n’avait pas une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée relativement aux renseignements personnels que l’employeur a transmis à l’agent négociateur (mémoire du procureur général du Canada, par. 69; voir aussi R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 40).  L’objet de la prétendue saisie se limite à l’adresse et au numéro de téléphone résidentiels de Mme Bernard.  On peut présumer que Mme Bernard a un droit direct et une attente subjective en matière de respect de la vie privée à l’égard de ces renseignements.  Cependant, dans les circonstances de l’espèce, Mme Bernard n’a pas démontré que les adresses et les numéros de téléphone résidentiels des employés peuvent raisonnablement être considérés comme faisant partie d’« un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » qui tendent à « révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » (R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293; cité dans Cole, par. 45).  L’attente subjective en matière de respect de la vie privée que possède Mme Bernard à l’égard de ces renseignements n’était donc pas objectivement raisonnable.  La communication à l’agent négociateur de son adresse et de son numéro de téléphone résidentiels ne déclenche pas l’application de la protection garantie par l’art. 8  de la Charte .

[113]                      Quoi qu’il en soit, comme l’employeur de Mme Bernard a communiqué à l’agent négociateur, qui est une organisation syndicale, ses coordonnées résidentielles — qu’elle avait volontairement fournies à l’employeur (m.a., par. 86) —, il ne peut s’agir d’une « saisie » aux fins de l’application de l’art. 8  de la Charte .  Comme le juge La Forest l’a souligné dans l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417 : « L’article 8 a été conçu pour accorder une protection contre les actions de l’État et de ses mandataires » (p. 431).  Le syndicat n’est pas l’État, ni un de ses mandataires.

IV.        Dépens

[114]                      Comme la Commission et la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur de droit en refusant d’entendre les arguments de Mme Bernard fondés sur la Charte  et de se prononcer sur ceux-ci, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, mais seulement à l’égard de l’ordonnance d’adjudication des dépens rendue par la Cour d’appel fédérale selon laquelle Mme Bernard doit verser les dépens au procureur général du Canada et à l’IPFPC.  À tous autres égards, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.  Compte tenu des circonstances, les parties devraient assumer leurs propres dépens devant la Cour.

                    Pourvoi rejeté sans dépens, les juges Rothstein et Moldaver sont dissidents en partie.

                    Elizabeth Bernard, pour son propre compte.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureurs de l’intimé l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Ottawa.

                    Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : McCarthy Tétrault, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada : Supreme Advocacy, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats d’employeurs : McLennan Ross, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Dewart Gleason, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Alberta Federation of Labour : Chivers Carpenter, Edmonton.

                    Procureurs des intervenantes Coalition of British Columbia Businesses et Merit Canada : Heenan Blaikie, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante la Commission des relations de travail dans la fonction publique : Torys, Toronto.

 

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