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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Ontario (Sécurité communautaire et Services correctionnels) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2014 CSC 31, [2014] 1 R.C.S. 674

Date : 20140424

Dossier : 34949

 

Entre :

Ministère de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels

Appelant

et

Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée

Intimée

- et -

Procureur général du Canada et Commissaire à l’information du Canada

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

Les juges Cromwell et Wagner (avec l’accord des juges LeBel, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis)

 

 

 


Ontario (Sécurité communautaire et Services correctionnels) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2014 CSC 31, [2014] 1 R.C.S. 674

Ministère de la Sécurité communautaire et

des Services correctionnels                                                                              Appelant

c.

Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée                     Intimée

et

Procureur général du Canada et

Commissaire à l’information du Canada                                                 Intervenants

Répertorié : Ontario (Sécurité communautaire et Services correctionnels) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée)

2014 CSC 31

No du greffe : 34949.

2013 : 5 décembre; 2014 : 24 avril.

Présents : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Accès à l’information — Exceptions — Disposition traitant du caractère confidentiel — Demande de divulgation du nombre de délinquants inscrits au registre des délinquants sexuels qui résident dans des régions désignées par les trois premiers caractères des codes postaux de l’Ontario — Rejet de la demande par une institution gouvernementale sur la base d’exceptions prévues par la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée — Divulgation ordonnée par la Commissaire à l’information et à la vie privée — Norme de contrôle applicable à cette décision — La Commissaire a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en interprétant la loi applicable? — La Commissaire a-t-elle appliqué la bonne norme de preuve à l’égard des exceptions reposant sur le risque de préjudices? — Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31, art. 14, 67 — Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, ch. 1, art. 10, 13.

                    Une demande a été présentée au ministère de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels (« Ministère ») afin qu’il divulgue le nombre de délinquants inscrits à son registre des délinquants sexuels qui résident dans les régions désignées par les trois premiers caractères des codes postaux de l’Ontario.  Ce registre est créé et maintenu sous le régime de la Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels (« Loi Christopher »).  Le Ministère et la police gardent confidentiels les renseignements contenus dans le registre.  Le Ministère a refusé de communiquer les renseignements demandés en invoquant des exceptions relatives à l’application de la loi et à la protection des renseignements personnels prévues par la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.  La Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée (« Commissaire ») a conclu que les exceptions ne s’appliquaient pas et a ordonné la divulgation des renseignements demandés.  Sa décision a été confirmée au terme d’un contrôle judiciaire et d’un appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    La Commissaire n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire en ordonnant la communication des renseignements demandés.  La norme de contrôle applicable est la décision raisonnable.  La Commissaire devait interpréter la Loi Christopher dans le but précis de déterminer si celle-ci renfermait une disposition traitant du caractère confidentiel qui l’emporte sur la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.  Cette tâche était intimement liée à ses fonctions essentielles.  La Commissaire a raisonnablement conclu que le Ministère n’avait pas suffisamment démontré que la communication de ces renseignements permettrait d’identifier des délinquants, et qu’il n’avait pas non plus établi suffisamment le risque de préjudice que les exceptions visent à empêcher.

                    La Commissaire n’a pas accordé un droit d’accès incompatible avec l’une ou l’autre des lois pertinentes.  Le paragraphe 67(2) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée ne prévoit pas expressément qu’une disposition en matière de confidentialité contenue dans la Loi Christopher l’emporte et, bien que l’art. 10 de la Loi Christopher constitue une disposition traitant de confidentialité, ni l’art. 10 ni aucune autre partie de la Loi Christopher ne l’emportent sur la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.  Il ressort des mentions expresses de cette loi dans la Loi Christopher que le législateur a tenu compte de la façon dont ces deux lois s’appliquent ensemble.  Si le législateur avait voulu que la disposition de la Loi Christopher relative à la confidentialité l’emporte, il aurait employé des termes explicites en ce sens.  Ni l’article 13 de la Loi Christopher ni l’application conjuguée de cette loi avec la Loi sur les services policiers n’excluent l’application de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.  La Commissaire n’a pas interprété de façon trop restrictive les exceptions relatives à l’application de la loi prévues aux al.14(1)e) et 14(1)l) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.  Eu égard à la preuve et aux arguments qui lui ont été présentés, elle a à juste titre porté son attention sur la question de savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que la communication demandée permette d’identifier des délinquants sexuels ou de découvrit l’adresse de leur domicile.  Comme les exceptions relatives à l’application de la loi ne s’appliquent pas, le pouvoir discrétionnaire de refuser la divulgation d’un document en vertu de l’art. 14 de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée ne s’applique pas.

                    La Commissaire n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en ce qui concerne la norme de preuve applicable à l’égard des exceptions relatives à l’application de la loi.  Il n’existe aucune différence de fond entre la notion de « risque vraisemblable de préjudice probable » et celle des « motifs raisonnables de croire » qu’un préjudice se produira.  Le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » ne fait qu’exprimer la nécessité d’établir que la divulgation occasionnera un risque de préjudice selon une norme qui est beaucoup plus exigeante qu’une simple possibilité ou conjecture, mais qui n’atteint cependant pas celle d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation occasionnera effectivement un tel préjudice.  Le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » devrait être utilisé chaque fois que le législateur emploie la formule « risquerait vraisemblablement de ».  La Commissaire a raisonnablement conclu que le Ministère n’avait pas établi que le document demandé pouvait être utilisé pour identifier des délinquants sexuels ou que sa divulgation susciterait chez les délinquants sexuels la crainte subjective d’être identifiés, laquelle entraînerait une diminution du taux de conformité à la Loi Christopher

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; arrêts mentionnés : ordonnance PO-2312, 2004 CanLII 56430; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815; Ontario (Information and Privacy Commissioner, Inquiry Officer) c. Ontario (Minister of Labour, Office of the Worker Advisor) (1999), 46 O.R. (3d) 395; Ontario (Minister of Transportation) c. Cropley (2005), 202 O.A.C. 379; Ontario (Ministre des Finances) c. Ontario (Bureau du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2012 ONCA 125, 109 O.R. (3d) 767; Ontario (Minister of Health and Long-Term Care) c. Ontario (Assistant Information and Privacy Commissioner) (2004), 73 O.R. (3d) 321; Ontario (Attorney General) c. Pascoe (2002), 166 O.A.C. 88; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; ordonnance PO-2518, 2006 CanLII 50861; ordonnance PO-3157, 2013 CanLII 28809; Chesal c. Nova Scotia (Attorney General), 2003 NSCA 124, 219 N.S.R. (2d) 139; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 R.C.S. 66.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 .

Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, ch. 1, préambule, art. 2, 3, 10, 11(1), (2), 13.

Loi de 1994 sur l’intégrité des députés, L.O. 1994, ch. 38, art. 29(2).

Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, L.O. 1997, ch. 25, ann. B, art. 56(9).

Loi de 1997 sur le programme Ontario au travail, L.O. 1997, ch. 25, ann. A, art. 75(9).

Loi sur l’accès à l’information , L.R.C. 1985, ch. A-1, art. 20(1) c).

Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31, art. 2(1) « renseignements personnels », partie II, 10, 12 à 22, partie III, 39(2), 42(1)e), 67.

Loi sur les mines, L.R.O. 1990, ch. M.14, art. 145(11).

Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, art. 41(1.1), (1.2).

Règl. de l’Ont. 69/01, art. 2(1).

Règl. de l’Ont. 265/98, art. 2.

Doctrine et autres documents cités

Benedet, Janine.  « A Victim-Centred Evaluation of the Federal Sex Offender Registry » (2012), 37 Queen’s L.J. 437.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Sharpe et Epstein), 2012 ONCA 393, 292 O.A.C. 335, [2012] O.J. No. 2575 (QL), 2012 CarswellOnt 7088, qui a confirmé une décision des juges Aston, Low et Hourigan, 2011 ONSC 3525, 282 O.A.C. 199, [2011] O.J. No. 2805 (QL), 2011 CarswellOnt 5227, laquelle avait confirmé l’ordonnance PO-2811, 2009 CanLII 43354.  Pourvoi rejeté.

                    Sara Blake, Christopher Thompson et Nadia Laeeque, pour l’appelant.

                    William S. Challis et David Goodis, pour l’intimée.

                    Christine Mohr, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Richard G. Dearden, Diane Therrien et Michael De Santis, pour l’intervenante la Commissaire à l’information du Canada.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                     Les juges Cromwell et Wagner  —

I.          Vue d’ensemble

[1]                              La principale question soumise à la Cour concerne l’interaction entre la loi ontarienne sur l’accès à l’information et le registre confidentiel des délinquants sexuels de cette province (« registre »).  Une demande a été faite en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31 (« LAIPVP »), en vue d’obtenir du ministère de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels (« Ministère ») qu’il divulgue le nombre de délinquants inscrits à son registre qui résident dans les régions désignées par les trois premiers caractères des codes postaux de l’Ontario (qui correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler les « régions de tri d’acheminement » ou RTA).  Les renseignements contenus dans le registre, qui a été créé et qui est maintenu sous le régime de la Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, ch. 1 (« Loi Christopher »), sont confidentiels et ne peuvent être communiqués qu’au Ministère et à la police pour l’application de la loi.  À cet égard, le registre ontarien est différent de celui d’autres provinces et territoires, qui sont publics.  Cette différence tient à un choix politique manifeste motivé par la conviction que le fait de garder les renseignements confidentiels pour l’application de la loi incitera les contrevenants à se conformer aux exigences en matière d’enregistrement et de déclaration et aidera à contrer le phénomène des justiciers.

[2]                              Le Ministère a refusé de communiquer les renseignements demandés en invoquant des exceptions relatives à l’application de la loi et à la protection des renseignements personnels, mais sa décision a été infirmée par la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée (« Commissaire »), qui en a ordonné la divulgation.  La Commissaire a conclu que le registre était assujetti à la LAIPVP et qu’aucune des exceptions invoquées par le Ministère ne s’appliquait.  Les renseignements demandés n’étaient pas des renseignements personnels visés par une exception, parce qu’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils permettent d’identifier un individu s’ils étaient communiqués.  Les exceptions relatives à l’application de la loi fondées sur le risque de préjudice qu’a invoquées le Ministère ne s’appliquaient pas, parce que la preuve n’établissait pas l’existence d’un risque vraisemblable de préjudice ou de motifs raisonnables de croire que leur communication présenterait une menace.  La décision de la Commissaire a été confirmée par la Cour divisionnaire de l’Ontario dans le cadre d’un contrôle judiciaire et, en appel, par la Cour d’appel de l’Ontario.

[3]                              Le Ministère soutient devant la Cour que la Commissaire a interprété et appliqué la LAIPVP d’une manière incompatible avec la Loi Christopher et qu’elle a imposé une norme de preuve trop exigeante pour ce qui est des exceptions à la communication.  Une question additionnelle a été soulevée au sujet de la norme de contrôle applicable à la décision de la Commissaire.

[4]                              Nous estimons que la Commissaire n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire en ordonnant la communication des renseignements demandés.  Elle a examiné avec soin les interactions entre la Loi Christopher et la LAIPVP et a raisonnablement conclu que la communication de ces renseignements ne permettrait pas d’identifier des délinquants ou de connaître l’adresse de leur domicile, ajoutant que le Ministère n’avait pas suffisamment démontré le risque de préjudice que les exceptions invoquées visent à empêcher.  Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi, mais, comme la Commissaire l’a demandé, le tout sans dépens.

II.       Faits et historique judiciaire

A.       Le cadre législatif : la Loi Christopher et la LAIPVP

(1)      La Loi Christopher

[5]                              En 2001, la Loi Christopher est entrée en vigueur en Ontario.  Il s’agissait de la première loi créant un registre des délinquants sexuels au Canada.  Cette loi a été adoptée à la suite d’une recommandation formulée par un jury dans le cadre d’une enquête du coroner menée en 1993 sur l’enlèvement, l’agression sexuelle et le meurtre, par un délinquant sexuel déjà condamné, d’un garçon de 11 ans nommé Christopher Stephenson.  Cette loi, qui poursuit des objectifs à la fois préventifs et curatifs, crée un régime d’enregistrement obligatoire des délinquants sexuels dans le but de protéger la société, de diminuer la récidive, d’améliorer la sécurité du public et d’offrir un outil d’enquête important à la police (préambule de la Loi Christopher; J. Benedet, « A Victim-Centred Evaluation of the Federal Sex Offender Registry » (2012), 37 Queen’s L.J. 437).

[6]                              Selon l’art. 2 de la Loi Christopher, le Ministère doit créer et tenir un registre dans lequel figurent les nom, date de naissance et adresse des délinquants sexuels, ainsi que les infractions sexuelles pour lesquelles ils purgent ou ont purgé une peine ou dont ils ont été déclarés coupables ou déclarés non responsables criminellement pour cause de troubles mentaux.  Les autres renseignements à inscrire au registre sont prévus par règlement (Règl. de l’Ont. 69/01, par. 2(1)).  Parmi ces renseignements, mentionnons des photographies du délinquant et son signalement, l’adresse et le numéro de téléphone de son lieu de travail, l’adresse de toute résidence secondaire, ainsi que le nom et l’adresse de tout établissement d’enseignement où le délinquant est ou était inscrit, fréquente ou a fréquenté ou travaille ou a travaillé.  On trouve dans le registre des renseignements fournis directement par le délinquant, ainsi que des renseignements obtenus des gouvernements fédéral et provinciaux.  Ces renseignements sont informatisés et la police y a accès partout sur le territoire de la province.

[7]                              Les délinquants sexuels inscrits sont tenus de se présenter chaque année à la police et de l’aviser sans délai de tout changement d’adresse (art. 3 de la Loi Christopher).  L’omission de se conformer à la Loi Christopher constitue une infraction aux termes de son par. 11(1).

[8]                              Le Ministère et la police gardent confidentiels les renseignements contenus dans le registre.  Le caractère confidentiel du registre le distingue des registres accessibles au public qui existent aux États-Unis (voir Benedet, p. 442 et  470).  On justifie la confidentialité des renseignements contenus dans le registre en expliquant qu’on incite ainsi les délinquants à se conformer aux exigences en matière d’enregistrement et de déclaration, ce qui en fait un outil d’application de la loi plus utile, tout en réduisant le risque qu’un préjudice soit infligé aux délinquants par des citoyens qui s’octroieraient un rôle de justicier.

(2)      La LAIPVP

[9]                              La LAIPVP reconnaît un droit général d’accès à l’information régie par une institution (terme défini par la Loi et désignant les divers organismes gouvernementaux et organismes connexes), sauf si le document demandé est visé par l’une des exceptions énumérées aux art. 12 à 22 (par. 10(1)).  Parmi ces dernières, il existe une exception obligatoire applicable aux « renseignements personnels » de tiers, que la LAIPVP définit entre autres comme des « [r]enseignements consignés ayant trait à un particulier qui peut être identifié » (par. 2(1)).  La LAIPVP prévoit également des exceptions discrétionnaires se rapportant à l’application de la loi, notamment lorsqu’il est raisonnable de s’attendre à ce que la divulgation ait pour effet de « constituer une menace à la vie ou à la sécurité physique d’un agent d’exécution de la loi ou d’une autre personne » ou de « faciliter la perpétration d’un acte illégal ou d’entraver la répression du crime » (al. 14(1)e) et 14(1)l)).  Les exceptions relatives à l’application de la loi ont pour objet de protéger le public et d’assurer l’application efficace de la loi.

[10]                          L’article 67 de la LAIPVP prévoit que celle-ci a généralement priorité sur toute disposition d’une autre loi qui traite du caractère confidentiel :

                        67  (1)  Sauf disposition contraire expresse du paragraphe (2) ou d’une autre loi, la présente loi l’emporte sur toute disposition d’une autre loi qui traite du caractère confidentiel.

[11]                          À la lumière du par. 67(1), une institution ne peut refuser de communiquer un document demandé en vertu de la LAIPVP en invoquant le fait que sa loi constitutive l’oblige à garder confidentiels les renseignements contenus dans le document demandé.  Le paragraphe 67(2) énumère des dispositions précises traitant du caractère confidentiel qui l’emportent sur la LAIPVP.  On n’y trouve aucune des dispositions de la Loi Christopher.

B.       Contexte factuel

[12]                          Une personne a, en vertu de la LAIPVP, demandé au Ministère de lui communiquer la liste des trois premiers caractères des codes postaux de l’Ontario (RTA) ainsi que le nombre correspondant de délinquants sexuels inscrits au registre dans chacune des régions en question.  Chaque RTA couvre un territoire géographique déterminé et le nombre de RTA varie d’une région à l’autre.  À titre d’exemple, la ville d’Ottawa compte 40 RTA, tandis que la ville de Dryden n’en a qu’une.  En Ontario, le nombre d’habitants par RTA varie de moins de 400 à plus de 110 000 personnes.  La population moyenne par RTA en Ontario est d’environ 25 000 habitants.

[13]                          Le Ministère a refusé l’accès aux documents demandés en invoquant les exceptions relatives à l’application de la loi et à la protection des renseignements personnels prévues aux al. 14(1)e) et 14(1)l), au par. 21(1), et aux al. 21(2)e), 21(2)f) et 21(2)h) de la LAIPVP.  L’auteur de la demande a interjeté appel de la décision du Ministère auprès de la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée le 21 août 2008.  La Commissaire a reçu les observations du Ministère, et notamment un affidavit du surintendant Truax, de la Police provinciale de l’Ontario, ainsi que les observations de l’auteur de la demande.  Dans son affidavit, le surintendant Truax a signalé le taux élevé de conformité des délinquants inscrits au registre ontarien (plus de 96 p. 100) et a dit croire que ce taux élevé était attribuable en partie au caractère confidentiel du registre.  Il a exprimé la crainte que les délinquants sexuels n’entrent [traduction] « dans la clandestinité » par crainte des justiciers et il a également évoqué un certain malaise social général qui nuirait aux rapports entre les délinquants sexuels, la police et le public (m.a., par. 25).

C.       Décisions

(1)      Décision de la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, ordonnance PO-2811, 2009 CanLII 43354 

[14]                          Le 7 août 2009, l’arbitre principal John Higgins a ordonné au Ministère de communiquer à l’auteur de la demande le document demandé.  Par souci de clarté, nous appellerons cette décision la « décision de la Commissaire ».

[15]                          La Commissaire s’est d’abord demandé si la Loi Christopher avait pour effet d’exclure l’application de la LAIPVP.  L’article 67 de la LAIPVP précise que, sauf disposition contraire expresse d’une autre loi, la LAIPVP l’emporte sur toute disposition d’une autre loi qui traite du caractère confidentiel.  Il s’agissait donc de décider si l’art. 10 de la Loi Christopher prévoyait expressément le contraire.  L’article 10 indique que, sous réserve de la collecte, de la conservation et de l’utilisation des renseignements obtenus du registre pour des fins précises d’application de la loi et pour certains employés, nul ne doit divulguer à quiconque « les renseignements qu’il obtient du registre des délinquants sexuels ou qu’il reçoit dans l’exercice des fonctions que lui confère la présente loi ».

[16]                          La Commissaire a cité un appel antérieur (ordonnance PO-2312, 2004 CanLII 56430 (CIPVP ON)) dans lequel l’ancien commissaire adjoint avait décidé que l’art. 10 de la Loi Christopher ne constituait pas une disposition en matière de confidentialité qui l’emportait sur la LAIPVP, parce que son libellé n’était pas suffisamment précis et qu’il ne portait pas directement sur les demandes présentées en vertu de la LAIPVP, mais bien sur la divulgation de renseignements obtenus par la police dans le cadre des fonctions que lui confie la Loi Christopher.  La Commissaire a souscrit à la conclusion tirée dans l’ordonnance PO-2312 suivant laquelle l’art. 10 de la Loi Christopher ne constituait pas une disposition en matière de confidentialité qui l’emportait sur la LAIPVP.  La Commissaire a donc conclu que les renseignements demandés étaient assujettis à la LAIPVP et que le registre, en tant que document dont le Ministère avait la garde ou le contrôle, était assujetti aux dispositions en matière d’accès ainsi qu’au régime d’exceptions établi aux art. 12 à 22 de la LAIPVP.  En conséquence, la question à laquelle la Commissaire devait répondre était de déterminer si le document demandé était soustrait au droit général d’accès prévu à l’art. 10 de la LAIPVP (p. 4-5).

[17]                          La Commissaire a fait observer que l’auteur de la demande ne réclamait pas l’accès à toute la base de données, mais uniquement à une liste de RTA et au nombre de délinquants sexuels inscrits habitant dans chacune d’elles.  Elle a donc conclu que les renseignements n’étaient pas des « renseignements personnels » au sens du par. 2(1) de la LAIPVP, parce qu’ils ne permettaient pas raisonnablement d’identifier des individus inscrits au registre et qu’ils n’étaient donc pas soustraits à la communication pour ce motif en application de l’art. 21 de la LAIPVP (p. 3).

[18]                          La Commissaire s’est ensuite penchée sur les exceptions en matière d’application de la loi fondées sur le risque de préjudice qui sont prévues aux al. 14(1)e) et 14(1)l) de la LAIPVP.  Ces exceptions s’appliquent dans les cas où l’on démontre qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que la divulgation ait pour effet de constituer une menace à la vie ou à la sécurité physique d’un agent chargé de l’application de la loi ou d’une autre personne ou de faciliter la perpétration d’un acte illégal ou d’entraver la répression du crime.

[19]                          Dans le cas de l’al. 14(1)e), la Commissaire a conclu que le Ministère n’avait pas démontré l’existence de motifs raisonnables de croire que la divulgation présenterait une menace.  Elle a examiné l’argument du Ministère suivant lequel, en recoupant les renseignements demandés avec d’autres renseignements accessibles au public, il était possible de repérer le lieu de résidence du délinquant sexuel, de même que l’argument selon lequel de multiples demandes faisant état de déplacements du délinquant pourraient permettre de l’identifier.  La Commissaire a également examiné les craintes exprimées par le Ministère au sujet du phénomène des justiciers, du harcèlement dont le délinquant sexuel pourrait faire l’objet, de l’éventuelle baisse de la conformité aux exigences en matière de déclaration et, enfin, de la récidive.  La Commissaire a relevé que tous les arguments du Ministère dépendaient de la possibilité d’identifier le délinquant et qu’elle avait déjà conclu que l’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’un individu puisse être identifié si le document était communiqué (p. 11-14).  La Commissaire a expressément souligné qu’elle n’obligeait pas le Ministère à démontrer que le préjudice était probable, ajoutant que, dans le cas qui nous occupe, l’on n’avait pas satisfait même au critère moins exigeant de l’existence de motifs raisonnables de croire que la communication causerait un préjudice (p. 14-15).

[20]                          En ce qui concerne l’exception prévue à l’al. 14(1)l) ― faciliter la perpétration d’un acte illégal ou entraver la répression du crime ―, la Commissaire a mentionné que sa conclusion selon laquelle on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit possible d’identifier un délinquant si le document demandé était communiqué suffisait pour trancher aussi les arguments du Ministère fondés sur cette exception.  La Commissaire n’était pas convaincue qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la divulgation des renseignements demandés ait pour effet de faciliter la perpétration d’un acte illégal ou d’entraver la répression du crime (p. 15-17).

[21]                          Comme elle a conclu qu’aucune des exceptions ne s’appliquait, la Commissaire a ordonné la communication du document (p. 17).

(2)      Cour divisionnaire, 2011 ONSC 3525, 282 O.A.C. 199

[22]                          La demande de contrôle judiciaire du Ministère a été rejetée par de brefs motifs prononcés à l’audience.  Le Ministère ne contestait que les conclusions tirées par la Commissaire en ce qui concerne les exceptions relatives à l’application de la loi prévues aux al. 14(1)e) et 14(1)l).

(3)      Cour d’appel, 2012 ONCA 393, 292 O.A.C. 335

[23]                          Le second appel du Ministère a également été rejeté.  La Cour d’appel s’est dite d’accord avec la Cour divisionnaire pour conclure que la décision de la Commissaire était raisonnable.  Elle a souligné que le Ministère avait présenté peu d’éléments de preuve, sinon aucun, tendant à démontrer que les renseignements demandés pourraient être utilisés pour découvrir où habitent les délinquants sexuels ou susciter chez ces derniers l’impression subjective que cette possibilité existe, ce qui entraînerait une baisse de la conformité aux exigences du registre.  La Cour d’appel a conclu que la Commissaire avait appliqué le bon critère et que la preuve appuyait ses conclusions de fait.

III.    Questions en litige

[24]                          Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la Commissaire?

B.  La Commissaire a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en accordant un droit d’accès à des fins incompatibles avec la Loi Christopher ou la LAIPVP?

C.  La Commissaire a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire dans l’interprétation des exceptions de la LAIPVP relatives à l’application de la loi en appliquant une norme élevée à satisfaire pour démontrer qu’on pouvait raisonnablement prévoir qu’il soit porté préjudice dans l’avenir à la sécurité des citoyens et à la capacité de la police de réprimer le crime?

[25]                          Nous aborderons ces questions à tour de rôle.

IV.    Analyse

A.       Norme de contrôle

[26]                          La Cour autant que les juridictions ontariennes ont jugé que les décisions du commissaire portant sur l’interprétation et l’application des exceptions à la divulgation prévues par la LAIPVP étaient, en règle générale, assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, p. ex., Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 70; Ontario (Information and Privacy Commissioner, Inquiry Officer) c. Ontario (Minister of Labour, Office of the Worker Advisor) (1999), 46 O.R. (3d) 395 (C.A.) (« Worker Advisor »), par. 18; Ontario (Minister of Transportation) c. Cropley (2005), 202 O.A.C. 379, cité dans l’arrêt Ontario (Ministre des Finances) c. Ontario (Bureau du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2012 ONCA 125, 109 O.R. (3d) 767, par. 14; Ontario (Minister of Health and Long-Term Care) c. Ontario (Assistant Information and Privacy Commissioner) (2004), 73 O.R. (3d) 321 (C.A.), par. 26-47; Ontario (Attorney General) c. Pascoe (2002), 166 O.A.C. 88, par. 3).  De plus, la Cour a affirmé à maintes reprises que la norme de la décision raisonnable s’applique en général lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat (voir, p. ex., Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 28).  Le Ministère concède ce point, mais soutient que, comme la Commissaire a également interprété la Loi Christopher, laquelle n’est pas sa loi constitutive, la norme de la décision correcte devrait plutôt s’appliquer.

[27]                          Nous ne sommes pas de cet avis.  La Commissaire était contrainte d’interpréter la Loi Christopher afin d’appliquer la LAIPVP.  Elle devait interpréter la Loi Christopher dans le but précis de déterminer si celle-ci renferme, aux termes de l’art. 67 de la LAIPVP, une « disposition [. . .] expresse » qui « traite du caractère confidentiel » et qui prévoit qu’elle l’emporte sur la LAIPVP.  Cette tâche était intimement liée aux fonctions essentielles que lui conférait la LAIPVP en matière d’accès à l’information et de protection de la vie privée et supposait qu’elle interprète des dispositions de la Loi Christopher « étroitement liées » à ses fonctions.  En conséquence, la norme de la décision raisonnable s’applique.

B.       Objets de la LAIPVP et de la Loi Christopher

[28]                          Le Ministère soutient que la Commissaire a accordé un droit d’accès incompatible avec les objectifs de la Loi Christopher et du droit d’accès prévu par la LAIPVP.  Le Ministère fait valoir trois arguments à ce sujet.  Nous les examinerons à tour de rôle.

(1)      La Loi Christopher renferme-t-elle une disposition en matière de confidentialité qui l’emporte sur la LAIPVP?

[29]                          Comme nous l’avons déjà signalé, l’art. 67 de la LAIPVP prévoit que cette loi l’emporte sur toute disposition d’une autre loi qui « traite du caractère confidentiel », sauf disposition contraire expresse du par. (2) ou d’une autre loi.  Comme la Loi Christopher n’est pas mentionnée au par. 67(2), la question qui se pose est de savoir si la Loi Christopher renferme une « disposition [. . .] expresse » qui traite du caractère confidentiel et qui prévoit qu’elle l’emporte sur la LAIPVP.

[30]                          Le Ministère soutient que la Commissaire s’est servi de l’art. 67 de la LAIPVP pour s’autoriser à faire abstraction de la Loi Christopher, ajoutant qu’il n’était pas nécessaire de recourir à l’art. 67, puisque ces deux lois ne sont pas en conflit (m.a., par. 68).  Le Ministère fait par ailleurs valoir que la Loi Christopher renferme effectivement une « disposition [. . .] expresse » prévoyant que la LAIPVP ne l’emporte pas, comme l’exige le par. 67(1) de la LAIPVP.  Suivant le Ministère, la Loi Christopher renferme une telle disposition par suite de l’effet combiné des par. 10(1), 10(2) et 11(2), de l’art. 13 et du par. 41(1.1) de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15.  Ces questions n’ont, semble-t-il, jamais été soulevées clairement jusqu’ici dans le cadre du présent litige.

[31]                          La Commissaire a toutefois signalé que, dans le cadre d’un appel antérieur, le Ministère avait soutenu que l’art. 10 de la Loi Christopher était une disposition qui traitait du caractère confidentiel et qui l’emportait sur la LAIPVP.  Cet argument a été rejeté dans le pourvoi en question au motif que, bien qu’il constitue une disposition traitant de confidentialité, l’art. 10 ne prévoit pas expressément qu’il l’emporte sur la LAIPVP.  La Commissaire a souscrit à cette même analyse dans le cas qui nous occupe.  Nous estimons qu’il s’agit là d’une conclusion raisonnable. 

[32]                          Le législateur ontarien s’est intéressé à l’interaction entre la LAIPVP et la Loi Christopher (m.a., par. 73), comme en fait foi la mention expresse de la LAIPVP dans certaines dispositions de la Loi Christopher.  À titre d’exemple, le par. 10(4) prévoit que la divulgation de renseignements personnels faite par la police en vertu des par. 10(2) et 10(3) est réputée être conforme à l’al. 42(1)e) de la LAIPVP (lequel précise à son tour qu’une institution ne doit pas divulguer les renseignements personnels dont elle a la garde, sauf pour se conformer à une loi du législateur).  Il ressort de ces mentions expresses de la LAIPVP que le législateur a tenu compte de la façon dont ces deux lois s’appliqueraient ensemble, ainsi que de la possibilité de conflit.  L’article 67 de la LAIPVP est le mécanisme retenu par le législateur afin de résoudre tout conflit éventuel.

[33]                          On ne trouve toutefois dans la Loi Christopher aucune disposition en matière de confidentialité qui prévoit expressément que la LAIPVP ne l’emporte pas sur la Loi Christopher, comme l’exige le par. 67(1) de la LAIPVP.  Voici comment est libellée la disposition de la Loi Christopher traitant du caractère confidentiel des renseignements recueillis, soit le par. 10(1) :

                        10. (1)  Sous réserve des paragraphes (2) et (3), nul ne doit divulguer à quiconque les renseignements qu’il obtient du registre des délinquants sexuels ou qu’il reçoit dans l’exercice des fonctions que lui confère la présente loi si ce n’est comme celle-ci le prévoit.

Si le législateur avait voulu que la disposition de la Loi Christopher relative à la confidentialité l’emporte sur la LAIPVP, il aurait facilement pu employer des termes explicites en ce sens.  Or, on ne trouve au par. 10(1) aucune formule de ce genre.  Le fait que le par. 11(2) de la Loi Christopher érige en infraction la contravention à l’art. 10 n’offre pas le degré de précision exigé par le par. 67(1) de la LAIPVP.

[34]                          Lorsque, dans d’autres lois, le législateur souhaitait que la LAIPVP ne l’emporte pas, il a employé des mots précis pour manifester clairement cette intention.  À titre d’exemple, le par. 29(2) de la Loi de 1994 sur l’intégrité des députés, L.O. 1994, ch. 38, dispose : « Le paragraphe (1) l’emporte sur la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée » (voir également la Loi sur les mines, L.R.O. 1990, ch. M.14, par. 145(11); la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, L.O. 1997, ch. 25, ann. B, par. 56(9); la Loi de 1997 sur le programme Ontario au travail, L.O. 1997, ch. 25, ann. A, par. 75(9)).  Un tel libellé ne laisse aucun doute quant à sa signification.  Or, il brille par son absence dans la Loi Christopher.

[35]                          Le Ministère a par ailleurs soutenu que le par. 10(2) de la Loi Christopher et le par. 41(1.1) de la Loi sur les services policiers énoncent des règles exhaustives en matière de divulgation (m.a., par. 70).  Le paragraphe 10(2) de la Loi Christopher, qui se veut une exception à la disposition du par. 10(1) relative à la confidentialité, prévoit que la police peut recueillir, conserver et utiliser des renseignements obtenus du registre à toute fin prévue par le par. 41(1.1) de la Loi sur les services policiers.  Le paragraphe 41(1.1), quant à lui, précise que « [m]algré toute autre loi, le chef de police [. . .] peut divulguer des renseignements personnels sur des particuliers conformément aux règlements. »  Cette divulgation de renseignements peut être accomplie notamment pour protéger le public ou les victimes d’actes criminels lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne risque fortement de causer un préjudice à autrui (par. 41(1.2) de la Loi sur les services policiers; Règl. de l’Ont. 265/98, art. 2).  Ces dispositions ont pour effet conjugué de permettre à la police de divulguer des renseignements personnels sur un délinquant sexuel lorsqu’elle croit que ce dernier risque de causer un préjudice à autrui, et ce, malgré les mécanismes de protection des renseignements personnels prévus par « toute autre loi », par exemple la LAIPVP.  Les renseignements en litige dans la présente affaire ne sont pas des renseignements personnels.  Ces dispositions conjuguées n’excluent pas expressément l’application de la LAIPVP.

[36]                          Le Ministère soutient en outre ― apparemment pour la première fois devant la Cour ― que l’art. 13 de la Loi Christopher constitue une « disposition contraire expresse » au sens du par. 67(1) de la LAIPVP (m.a., par. 72).  Selon nous, cet argument n’est pas fondé : l’art. 13 mentionne explicitement la LAIPVP, mais non en ce qui concerne les dispositions de la Loi Christopher qui traitent de confidentialité.  Le paragraphe 13(1) de la Loi Christopher est libellé ainsi :

                        13. (1)  Des renseignements personnels peuvent être recueillis, conservés, divulgués et utilisés conformément à la présente loi malgré la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée et la Loi sur l’accès à l’information municipale et la protection de la vie privée.

Il est difficile de concevoir en quoi il s’agit d’une « disposition [. . .] qui traite du caractère confidentiel ».  Le paragraphe 13(1) autorise la collecte, la conservation, la divulgation et l’utilisation de renseignements plutôt que d’empêcher ces activités.  De plus, rien au par. 13(1) ne donne à penser que la LAIPVP ne l’emporte pas sur les dispositions de la Loi Christopher en matière de confidentialitéD’ailleurs, le par. 13(1) se rapporte à la partie III de la LAIPVP, qui porte sur la protection de la vie privée.  En réalité, le par. 13(1) permet la collecte, la conservation, la divulgation et l’utilisation de renseignements personnels concernant les délinquants sexuels malgré les mécanismes de protection prévus par la LAIPVP dont les délinquants sexuels pourraient autrement se prévaloir.  Non seulement cette exception au mécanisme de protection prévu par la partie III de la LAIPVP n’a-t-elle rien à voir avec le présent pourvoi, qui concerne le droit d’accès prévu à la partie II de la LAIPVP, mais il est évident que le document demandé en l’espèce ne renferme pas de renseignements personnels.  Le paragraphe 13(1) est donc inapplicable dans les circonstances de la présente affaire.

[37]                          Le paragraphe 13(2) de la Loi Christopher prévoit expressément que le par. 39(2) de la LAIPVP, qui exige que l’on avise le particulier dont les renseignements personnels sont recueillis, ne s’applique pas.  Là encore, comme il concerne des renseignements personnels, ce paragraphe n’est pas pertinent pour les besoins de l’espèce et il n’est d’aucune utilité pour la thèse du Ministère.  De plus, cette mention spécifique et limitée de la LAIPVP tend à indiquer que, dans les cas où la Loi Christopher est censée l’emporter sur d’autres aspects du régime établi par la LAIPVP, le législateur a employé des mots précis pour exprimer clairement cette intention.  L’argument que le Ministère tire de l’art. 13 de la Loi Christopher doit donc être rejeté.

[38]                          Nous écartons la thèse du Ministère et sommes d’avis que la Commissaire a raisonnablement conclu que la Loi Christopher ne renferme aucune disposition en matière de confidentialité prévoyant expressément qu’elle l’emporte sur la LAIPVP.  En conséquence, le document est assujetti à la LAIPVP et à son régime d’exceptions.

(2)      L’exception relative à l’application de la loi

[39]                          Le Ministère affirme que la Commissaire a interprété de façon trop restrictive les exceptions relatives à l’application de la loi et qu’elle a accordé une trop grande importance à la question de savoir si la communication des renseignements demandés permettrait d’identifier des délinquants sexuels inscrits au registre.  Comme l’explique le Ministère, [traduction] « [b]ien que l’identification d’un individu puisse causer [les préjudices mentionnés dans les exceptions relatives à l’application de la loi], ces conséquences peuvent se produire même en l’absence de toute identification.  Les inquiétudes que suscite la présence, dans le quartier, d’un délinquant sexuel inscrit au registre peuvent, indépendamment de son identité, créer un malaise au sein de la collectivité et entraîner l’action de justiciers » (m.a., par. 44).

[40]                          La réponse brève mais complète à cette prétention est qu’elle n’est appuyée par aucun des éléments de preuve ou arguments qui ont été soumis à la Commissaire.  Cette dernière a porté son attention sur la question de savoir si la communication risquait de révéler l’identité ou le lieu de résidence de délinquants sexuels parce qu’il s’agissait là de l’élément essentiel des arguments que le Ministère lui avait soumis.  Ces arguments reposaient sur le fait qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la communication du document permette d’identifier des délinquants sexuels ou de connaître l’adresse de leur domicile.  Plus précisément, dans ses arguments, le Ministère mentionnait le risque relatif à l’identification par le public, à l’établissement du lieu de résidence du délinquant sexuel et au fait que l’établissement de son lieu de résidence permettrait d’identifier ce dernier.

[41]                          L’argumentation du Ministère n’était pas axée sur le malaise général que susciterait au sein de la population le défaut d’identification d’un délinquant sexuel donné ou de son lieu de résidence, et elle ne portait pas non plus sur la « crainte subjective » des délinquants sexuels d’être identifiés.  Le Ministère parlait plutôt de la crainte liée à la possibilité objective que le délinquant soit identifié.  Quant au malaise créé au sein de la population, le surintendant Truax n’y fait allusion qu’une seule fois dans son affidavit.

[42]                          Dans la mesure où le Ministère affirme également que la Commissaire a commis une erreur en se limitant à déterminer si la communication risquait de dévoiler l’identité du délinquant sexuel plutôt que d’indiquer aussi l’endroit où il se trouve, nous sommes d’avis que cette distinction ne peut se justifier sur le plan logique : le fait de repérer le lieu de résidence d’un délinquant sexuel est intimement lié à la possibilité d’identifier le délinquant sexuel lui-même.  En tout état de cause, la Commissaire n’a pas commis pareille erreur.  Elle s’est effectivement demandé si la communication du document permettrait de savoir où habite un délinquant sexuel donné, et de l’identifier ainsi.  La Commissaire a comparé cette demande à un pourvoi antérieur (ordonnance PO-2518, 2006 CanLII 50861 (CIPVP ON)) dans lequel elle avait refusé la divulgation des codes postaux intégraux des délinquants sexuels au motif que cette divulgation aurait permis à la population [traduction] « de localiser, à cinq ou six maisons près, le lieu de résidence d’un délinquant », ce qui permettrait raisonnablement de savoir où se trouve le délinquant sexuel (p. 8).  La Commissaire a estimé que la divulgation des RTA n’était pas comparable (p. 10).

[43]                          La décision de la Commissaire ne nuit pas aux objectifs recherchés par les exceptions relatives à l’application de la loi — protéger le public et assurer l’efficacité des services de police —, et la Commissaire a par ailleurs tenu compte de ces exceptions.  Elle n’a pas restreint de façon déraisonnable la portée des exceptions relatives à l’application de la loi prévues aux al. 14(1)e) et 14(1)l).

(3)      Pouvoir discrétionnaire

[44]                          Le Ministère affirme également que l’exception prévue à l’art. 14 de la LAIPVP lui confère le pouvoir discrétionnaire de communiquer le document demandé.  L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire implique que l’on soupèse les objectifs du droit d’accès prévu par la LAIPVP (l’information des citoyens et la démocratie) avec ceux que vise l’exception (l’efficacité des services policiers et la sécurité publique) (m.a., par. 75-77).  Selon le Ministère, un des facteurs importants dont il y a lieu de tenir compte dans cette pondération est l’objectif visé par l’auteur de la demande, un objectif qui, suivant le Ministère, ne favorise ni la démocratie ni l’efficacité des services policiers ou la sécurité du public (m.a., par. 80).

[45]                          Cet argument ne tient pas compte du fait que ce pouvoir discrétionnaire n’existe que lorsque l’exception s’applique et, comme nous le verrons, la Commissaire a raisonnablement conclu qu’elle ne s’appliquait pas.  Ainsi que la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, par. 48, le pouvoir discrétionnaire du Ministère n’entre en jeu que lorsqu’il a été conclu que l’exception s’applique.  Le Ministère n’avait en fait aucun pouvoir discrétionnaire à exercer en vertu de l’art. 14 de la LAIPVP dans le cas qui nous occupe, parce que, comme nous le verrons sous peu, cette exception ne s’appliquait pas.  L’argument du Ministère suivant lequel la Commissaire a négligé de s’interroger sur l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire est dénué de fondement.

(4)      Conclusion sur la deuxième question

[46]                          Les arguments invoqués par le Ministère au sujet de la façon dont la Commissaire a abordé l’interaction entre la LAIPVP et la Loi Christopher doivent être rejetés.

C.       Norme de preuve applicable aux exceptions de la LAIPVP relatives à l’application de la loi fondées sur le risque de préjudice

[47]                          Le Ministère soutient que la Commissaire n’a pas appliqué la norme de preuve adéquate en ce qui concerne les exceptions prévues par la LAIPVP qui reposent sur le risque de préjudice.  Le texte de l’art. 14 de la LAIPVP dispose ainsi :

                         14  (1)  La personne responsable peut refuser de divulguer un document s’il est raisonnable de s’attendre à ce que la divulgation ait pour effet, selon le cas :

                         a)     de faire obstacle à une question qui concerne l’exécution de la loi;

                                . . .

                         e)     de constituer une menace à la vie ou à la sécurité physique d’un agent d’exécution de la loi ou d’une autre personne;

                                . . .

                         l)     de faciliter la perpétration d’un acte illégal ou d’entraver la répression du crime.

[48]                          Relativement à l’exception prévue à l’al. 14(1)l), qui concerne le fait d’entraver la répression du crime, la Commissaire a jugé que le Ministère doit fournir [traduction] « des éléments de preuve “détaillés et convaincants” établissant l’existence d’un “risque vraisemblable de préjudice” » (p. 11).  La Commissaire a précisé qu’il ne suffirait pas de soumettre des éléments de preuve ne démontrant qu’un risque hypothétique de préjudice.  Passant ensuite à l’al. 14(1)e), qui porte sur la menace à la vie d’autrui, la Commissaire a jugé que le Ministère « doit fournir des éléments de preuve démontrant qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la divulgation présenterait une menace » (ibid. (nous soulignons)).

[49]                          La Cour divisionnaire et la Cour d’appel ont toutes les deux conclu qu’il n’y avait aucune raison de modifier la décision de la Commissaire.

[50]                          Le Ministère conteste toutefois la norme de preuve que la Commissaire a retenue.  Il prétend que la Commissaire a mal appliqué la norme de preuve décrite par la Cour dans l’arrêt Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23.  Dans cette affaire, la Cour était appelée à interpréter l’al. 20(1) c) de la Loi sur l’accès à l’information , L.R.C. 1985, ch. A-1 , qui oblige l’institution fédérale concernée à refuser la communication de renseignements « dont la divulgation risquerait vraisemblablement de causer des pertes ou profits financiers appréciables à un tiers ou de nuire à sa compétitivité ».  L’étendue du risque de préjudice était donc formulée en des termes identiques à ceux employés dans la version anglaise de la LAIPVP (« could reasonably be expected to »).  Dans un arrêt unanime, la Cour a confirmé la justesse de la formulation du critère, à savoir celle du « risque vraisemblable de préjudice probable », formulation appliquée depuis longtemps par les cours fédérales (par. 206).  Le Ministère soutient que la Commissaire aurait plutôt dû appliquer ce qu’il qualifie de norme de preuve moins exigeante, en l’occurrence celle des « motifs raisonnables de croire », que les tribunaux de l’Ontario et d’autres provinces ont généralement appliquée pour interpréter des dispositions législatives analogues.

[51]                          Le premier problème que pose cet argument est la prémisse sur laquelle il repose.  L’argument du Ministère suppose qu’il existe une différence de fond entre la notion de « risque vraisemblable de préjudice probable » et celle des « motifs raisonnables de croire » qu’un préjudice se produira.  Il s’agit d’une prémisse que nous ne pouvons pas accepter (voir, p. ex., l’ordonnance PO-3157, 2013 CanLII 28809 (CIPVP ON), par. 48).

[52]                          Il importe de se rappeler que ces expressions ne sont que de simples tentatives visant à expliquer ou à préciser le sens de dispositions législatives identiques.  Les cours d’appel provinciales qui n’ont pas retenu le critère dit du « risque vraisemblable de préjudice probable » craignaient qu’il donne à penser que le préjudice requis devait être probable (voir, p. ex., Worker Advisor, par. 24-25; Chesal c. Nova Scotia (Attorney General), 2003 NSCA 124, 219 N.S.R. (2d) 139, par. 37).  Comme la Cour l’a affirmé dans Merck Frosst, il y a lieu d’interpréter la présence du mot « probable » dans cette expression eu égard au reste de la phrase : un « risque vraisemblable » de préjudice probable suffit.  Le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » ne fait qu’« exprime[r] la nécessité d’établir que la divulgation occasionnera un risque de préjudice selon une norme qui est beaucoup plus exigeante que la simple possibilité ou conjecture, mais qui n’atteint cependant pas celle d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation occasionnera effectivement un tel préjudice » (par. 206).

[53]                          Lorsqu’on envisage la question sous cet angle, on constate qu’il n’existe en pratique aucune différence en ce qui a trait à la norme évoquée par ces deux nouvelles formulations du critère prévu par la loi ou par les précisions sur ce critère.  Puisque les critères prévus par la loi sont exprimés en des termes semblables dans les lois fédérale et provinciales sur l’accès à l’information, il est préférable de ne donner qu’une seule interprétation à ces termes (Merck Frosst, par. 195) :

                        Je ne suis pas convaincu que nous devrions modifier la façon dont les cours fédérales formulent ce critère depuis si longtemps.  En effet, une telle modification aurait également une incidence sur d’autres dispositions, car plusieurs autres exceptions prévues par la Loi sont formulées d’une façon semblable à l’al. 20(1)c), notamment celles relatives à la conduite des affaires fédéro-provinciales (art. 14), à la conduite des affaires internationales et à la défense du Canada (art. 15), aux enquêtes (art. 16), à la sécurité des individus (art. 17), et aux intérêts économiques du Canada (art. 18).  De plus, comme le souligne l’intimé, le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » a été appliqué relativement à un certain nombre de lois provinciales en matière d’accès à l’information libellées en des termes similaires.  Par conséquent, l’interprétation législative de ce critère est importante tant en ce qui concerne l’application de nombreuses exceptions prévues dans la Loi fédérale que celle de diverses lois provinciales libellées en des termes similaires.  [Nous soulignons.]

[54]                          Dans l’arrêt Merck Frosst, la Cour a adopté le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable », et c’est celui que l’on devrait utiliser chaque fois que le législateur emploie la formule « risquerait vraisemblablement de » dans une loi sur l’accès à l’information.  Ainsi que la Cour l’a souligné dans Merck Frosst, la loi vise à trouver un juste milieu entre ce qui est probable et ce qui est simplement possible.  Une institution doit démontrer qu’il existe « davantage » ou « beaucoup plus » qu’une simple possibilité de préjudice pour atteindre ce juste milieu (par. 197 et 199).  Cette analyse est évidemment contextuelle et la quantité et la qualité des éléments de preuve à produire pour satisfaire à cette norme dépendent en dernier ressort de la nature de la question en cause, ainsi que de la « probabilité ou de l’improbabilité intrinsèque des faits allégués [et] de la gravité des allégations ou de leurs conséquences » (Merck Frosst, par. 94, citant l’arrêt F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 40).

[55]                          Aucun des arguments invoqués par le Ministère pour justifier une approche différente ne nous paraît convaincant.  À titre d’exemple, le Ministère affirme que, bien qu’il convienne de mettre en balance le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » avec les intérêts des tiers, le critère moins exigeant proposé par la LAIPVP traduit la nécessité plus grande d’assurer la sécurité de la personne, un des intérêts en jeu énumérés à l’art. 14 (m.a., par. 88).  Cet argument suppose toutefois qu’il existe en pratique une certaine différence entre les deux formulations, une hypothèse que nous avons déjà écartée.

[56]                          Le Ministère se fonde également sur la différence qui existe entre la version française de la loi ontarienne et celle de la loi fédérale.  Cet argument ne nous paraît toutefois pas convaincant.  À l’article 14 de la LAIPVP, les mots « s’il est raisonnable de s’attendre à » de la version française correspondent aux mots « could reasonably be expected to » de la version anglaise.  On peut comparer cette formulation avec celle que l’on trouve dans la version française de l’al. 20(1) c) de la Loi sur l’accès à l’information  fédérale , qui emploie les mots suivants pour exprimer le même texte anglais : « des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de causer des pertes . . . »

[57]                          Cette divergence entre la version française de la loi ontarienne et celle de la loi fédérale n’appuie toutefois pas la thèse du Ministère suivant laquelle le législateur entendait utiliser une norme différente.  La formule « s’il est raisonnable de s’attendre à » est une traduction directe de l’expression « could reasonably be expected to » de la version anglaise.  On voit donc mal comment une traduction aussi proche du texte anglais pourrait exprimer un sens différent de celui-ci.  Les modifications apportées en 2002 à la version française de la loi ontarienne confirment cette position, car elles précisaient bien qu’il n’était pas nécessaire de faire la preuve d’un risque de préjudice probable (dans sa version antérieure, l’art. 14 était ainsi libellé : « . . . si la divulgation devait avoir pour effet probable . . . »).  La version française actuelle de l’art. 14 de la LAIPVP confirme amplement le critère du « risque vraisemblable de préjudice probable ».

[58]                          Le Ministère soutient également que l’expression « motifs raisonnables de croire » adoptée en Ontario correspond bel et bien au critère de l’« appréhension raisonnée de préjudice » qui est appliqué dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés Suivant le Ministère, cette similitude serait cohérente, étant donné que l’art. 14 et l’article premier visent les mêmes types de préjudices causés à la société.  En toute déférence, nous estimons que l’analogie que le Ministère fait avec la Charte  ne convient pas dans le présent contexte.  Ainsi que le souligne la Commissaire, lorsque le Ministère interprète les exceptions prévues par la LAIPVP, il ne joue pas un rôle en matière de politiques analogue à celui que joue le législateur lorsque ce dernier adopte des lois.  De plus, comme nous l’avons déjà décidé, l’interprétation que les responsables d’institution font des exceptions ne commande aucune déférence (voir, p. ex., Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 R.C.S. 66, par. 17).

[59]                          La Commissaire a expressément mentionné que le Ministère devait uniquement démontrer qu’il avait des « motifs raisonnables de croire » pour appliquer l’exception se rapportant à la menace à la vie.  Toujours selon la Commissaire, il faut présenter des [traduction] « éléments de preuve détaillés et convaincants » pour démontrer l’existence d’un « risque vraisemblable de préjudice » dans le cas de l’exception relative à la répression du crime.  La Commissaire a jugé que des « conjectures quant à un préjudice possible » ne suffiraient pas (p. 11).  Après avoir examiné les arguments du Ministère, la Commissaire a conclu que « les observations du Ministère, y compris l’affidavit qui a été souscrit, ne permett[ai]ent pas raisonnablement de croire que la divulgation présente[rait] une menace » (p. 14).  Elle a ajouté que la possibilité d’identification ― et même de présumée identification ― du délinquant était « trop faible pour satisfaire même à la norme de preuve moins exigeante établie dans l’arrêt Office of the Worker Advisor, précité, en ce qui concerne l’alinéa 14(1)e) » (p. 15).  Évidemment, comme nous l’avons déjà signalé, cette « norme de preuve moins exigeante » n’existe pas et la Commissaire voulait simplement dire qu’il n’était pas nécessaire qu’on lui démontre la probabilité qu’un préjudice soit causé.  De fait, la Commissaire a ensuite souligné qu’il n’était pas nécessaire « que le Ministère fasse la preuve de la probabilité d’un préjudice; il lui suffit de démontrer l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un préjudice sera causé, ce qui n’a pas été établi en l’espèce » (ibid.).  Considérées globalement, ces affirmations décrivent correctement la norme de preuve applicable.

[60]                          Pour ce qui est de l’application de la norme en question, la Commissaire a conclu que le Ministère n’avait pas soumis d’éléments de preuve précis pour expliquer comment on pourrait identifier des délinquants sexuels en recoupant les renseignements contenus dans le document demandé avec d’autres renseignements.  Nous estimons qu’il s’agit là d’une conclusion raisonnable.  L’examen de la preuve du Ministère démontre que le dossier n’appuie guère ses prétentions.  Le Ministère a fourni à la Commissaire plusieurs articles de journaux relatant des incidents violents, mais tous ces articles portaient sur des situations dans lesquelles des délinquants sexuels avaient effectivement été identifiés à l’aide de renseignements personnels accessibles au public (p. ex., par la consultation en ligne de registres détaillés qui existent ailleurs qu’en Ontario).  Le Ministère a également fourni des études générales peu convaincantes au sujet de « l’identifiabilité ».  Ces études ne traitaient pas des faits propres à la présente affaire. 

[61]                          En ce qui concerne l’imprévisibilité des renseignements que l’on pourrait obtenir à l’avenir sur Internet, la Commissaire a, malgré les prétentions du Ministère, expressément conclu que l’identification des délinquants sexuels ne serait [traduction] « nullement » facilitée par les recoupements que l’on pourrait faire entre le nombre de délinquants habitant dans une RTA déterminée et tout autre renseignement accessible au public (p. 8 (soulignement omis)).  Il convient par ailleurs de souligner que le Ministère n’a fait que vaguement allusion à l’imprévisibilité résultant de l’évolution de l’Internet et qu’il n’a fourni aucun détail sur la façon dont pareille identification pourrait se réaliser.  Compte tenu de la nature du dossier dont la Commissaire était saisie, ses conclusions étaient raisonnables.

[62]                          La Commissaire a également dit ne pas croire que [traduction] « même de multiples demandes visant à connaître le nombre de délinquants dans chaque RTA pourrait entraîner la possibilité raisonnable qu’un délinquant soit identifié » (p. 8). Elle a signalé qu’en tout état de cause, elle ne traitait pas de demandes multiples et qu’elle n’était pas au courant de l’existence d’une série de telles demandes (ibid.).  Là encore, il s’agit d’une conclusion qu’il lui était raisonnablement loisible de tirer au vu du dossier.

[63]                          Le Ministère a affirmé que la divulgation du dossier susciterait chez les délinquants sexuels la [traduction] « crainte subjective » d’être identifiés et que cette crainte entraînerait à son tour une diminution du taux de conformité.  Comme nous l’avons déjà expliqué, l’argument relatif à la « crainte subjective » ne semble pas avoir été avancé devant la Commissaire.  Le Ministère a effectivement soumis à la Commissaire un affidavit du surintendant Truax, qui établissait un lien entre la croyance des délinquants que les renseignements personnels les concernant soient divulgués au public et leur désir qui en découlerait d’entrer « dans la clandestinité » sous l’effet de la peur, ce qui irait à l’encontre des objectifs importants de l’instauration du registre.  Le point de vue d’un délinquant quant à ce risque, qu’il soit raisonnable ou non, pourrait donc fort bien être pertinent pour décider si les exceptions relatives à l’application de la loi fondées sur le risque de préjudice s’appliquent.

[64]                          La preuve présentée par le Ministère ne permet cependant pas de croire que la divulgation des renseignements demandés en l’espèce pourrait avoir pour effet de susciter une crainte subjective de ce genre.  Dans son affidavit, le surintendant Truax parle de la crainte que risque d’engendrer la publication de renseignements personnels contenus dans le registre.  Or, les renseignements en cause ici ne sont pas des « renseignements personnels ».  Si le Ministère entend se fonder sur l’argument selon lequel la divulgation de renseignements non personnels peut susciter une crainte subjective risquant vraisemblablement d’entraîner l’inobservation des exigences du registre — une crainte qui, pourrait-on soutenir, relève de l’exception relative à l’application de la loi —, il doit présenter des éléments de preuve étayant cette thèse.  Il ne l’a pas fait et, vu l’insuffisance d’éléments au dossier appuyant cette thèse, la conclusion à laquelle est parvenue la Commissaire sur ce point était raisonnable.

[65]                          Nous sommes d’accord avec les tribunaux ontariens pour affirmer que la Commissaire n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle judiciaire en appliquant la norme de preuve adéquate aux exceptions relatives à l’application de la loi sur laquelle se fondait le Ministère.

[66]                          En résumé, la Commissaire a appliqué de façon raisonnable la norme de preuve appropriée dans sa décision.  Elle a tenu compte du fait que l’efficacité du registre dépend de son caractère confidentiel.  Il lui fallait toutefois pondérer ce facteur avec l’intérêt du public à maintenir des institutions gouvernementales transparentes.  En recherchant un équilibre entre ces deux intérêts opposés, la Commissaire a décidé que les risques évoqués par le Ministère étaient trop faibles et qu’ils n’étaient pas suffisamment étayés par la preuve pour permettre de conclure à l’existence d’un risque vraisemblable de préjudice probable.  Cette conclusion était raisonnable.

[67]                          En fait, la décision de 17 pages de la Commissaire était bien motivée, en plus d’être transparente et intelligible.  La Commissaire y expose longuement les arguments du Ministère et elle les examine d’une manière équitable.  Puisque la Commissaire est une experte en matière de protection de la vie privée et de demandes d’accès à l’information, ses décisions commandent la déférence en l’absence d’une conclusion déraisonnable n’appartenant pas aux issues possibles et acceptables.  Or, le Ministère n’a pas réussi à démontrer qu’une telle erreur avait été commise.

V.       Dispositif

[68]                          Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi, mais, comme la Commissaire l’a demandé, le tout sans dépens.

                    Pourvoi rejeté sans dépens.

                    Procureur de l’appelant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Commissaire à l’information du Canada : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.

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