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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167

Date : 20140606

Dossier : 35246

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Frederick Anderson

Intimé

et

Directeur des poursuites pénales du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Nouveau-Brunswick,

procureur général de la Colombie-Britannique,

David Asper Centre for Constitutional Rights et

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.

Intervenants

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 64)

Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Cromwell,  Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


r. c. anderson, 2014 CSC 41, [2014] R.C.S. 167

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Frederick Anderson                                                                                             Intimé

et

Directeur des poursuites pénales du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Nouveau-Brunswick,

procureur général de la Colombie-Britannique,

David Asper Centre for Constitutional Rights et

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.                                               Intervenants

Répertorié : R. c. Anderson

2014 CSC 41

No du greffe : 35246.

2014 : 19 mars; 2014 : 6 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de terre-neuve-et-labrador

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne — Droit criminel — Détermination de la peine — Délinquants autochtones — Peine minimale obligatoire — Accusé reconnu coupable une cinquième fois de conduite avec facultés affaiblies — Demande d’une peine minimale obligatoire par le procureur du ministère public — Lorsque le ministère public demande une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies, l’art. 7 de la Charte exige-t-il qu’il prenne en considération le statut d’Autochtone d’un accusé? — La prise en considération du statut d’Autochtone est-elle un principe de justice fondamentale? — La décision de demander une peine minimale obligatoire relève-t-elle du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites? — Norme de contrôle applicable aux décisions du ministère public — Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 253(1) b), 255(1) a)(iii), 727(1).

                    L’accusé a été reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies. Une peine minimale de 30 jours d’emprisonnement est infligée pour une deuxième infraction, et pour une infraction subséquente la peine minimale est de 120 jours d’emprisonnement. Ces peines minimales obligatoires ne sont infligées que si le ministère public avise l’accusé, avant tout plaidoyer, de son intention de demander une peine plus sévère. Le procureur du ministère public a signifié un avis de son intention de demander une peine plus sévère puisque l’accusé avait déjà été reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies à quatre reprises. Le juge du procès a estimé qu’en signifiant l’avis à l’accusé sans prendre en considération son statut d’Autochtone, le procureur du ministère public avait contrevenu à l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . L’accusé a été condamné à une peine discontinue de 90 jours d’emprisonnement. La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté contre la peine.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et une peine d’emprisonnement de 120 jours est substituée à la peine infligée, avec sursis de ce qui reste à courir de la peine conformément à la concession du ministère public.

                    Le pourvoi soulève deux questions. (1) L’art. 7  de la Charte  oblige-t-il le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’il prend des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge — en l’espèce, la décision de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies?  (2) La décision de produire l’avis relève-t-elle du pouvoir discrétionnaire « essentiel » en matière de poursuites et, dans l’affirmative, quelle est la norme selon laquelle elle peut être révisée?

Aucune obligation constitutionnelle

                    Les procureurs du ministère public ne sont pas tenus par la Constitution de prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils décident s’il y a lieu de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies, et ce, pour deux raisons.

                    Premièrement, même si, selon le principe de justice fondamentale, une peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant, le devoir d’infliger une peine proportionnée incombe aux juges et non aux procureurs du ministère public. Le principe de la proportionnalité exige du juge qu’il prenne en considération les facteurs systémiques ou historiques, y compris le statut d’Autochtone, qui peuvent influer sur la culpabilité du délinquant. Aucun principe de droit ne permet d’assimiler les rôles distincts du juge et du procureur dans le processus de détermination de la peine.

                    Deuxièmement, le principe de justice fondamentale que l’accusé demande à notre Cour de reconnaître ne respecte pas le critère qui régit les principes de justice fondamentale. Un principe de justice fondamentale doit satisfaire aux conditions suivantes : il doit s’agir d’un principe juridique; il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Le principe que propose l’accusé ne satisfait pas à la deuxième condition puisqu’il est contraire à une approche reconnue depuis longtemps et fortement enracinée en ce qui concerne le partage de la responsabilité entre le procureur du ministère public et les tribunaux. Ce principe élargirait considérablement la portée du contrôle judiciaire des décisions discrétionnaires des poursuivants et mettrait en danger le caractère accusatoire de notre système de justice pénale en ouvrant la porte à la surveillance judiciaire des nombreuses décisions que prennent quotidiennement les procureurs du ministère public.

Pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

                    Les décisions des procureurs du ministère public visent soit l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, soit la stratégie ou la conduite devant le tribunal. Après l’arrêt de notre Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, il y a eu une certaine confusion quant au sens à donner à l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » et le droit est devenu nébuleux à cet égard. En particulier, l’emploi de l’expression « au cœur de » dans Krieger a donné lieu à une définition étroite du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Le présent pourvoi nous donne l’occasion de le clarifier.

                    L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression large. Elle renvoie à toutes les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci. Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites justifie une grande déférence. Il ne doit pas être susceptible d’une remise en cause systématique par les tribunaux. Par principe, compte tenu du partage des pouvoirs, les tribunaux n’interviennent pas dans le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par contre, la stratégie et la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal sont assujetties à la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure. La déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, mais notre système fait preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats. L’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge relativement à la stratégie ou à la conduite d’une partie devant le tribunal.

                    Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire s’il y a eu abus de procédure. La règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la conduite du ministère public est inacceptable et compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice. Avant que le ministère public soit tenu de justifier sa décision, il incombe à l’accusé d’établir, par prépondérance des probabilités, l’existence d’une preuve suffisante qu’une allégation relative à l’abus de procédure peut être examinée.

                    La production de l’avis relevait du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. En l’absence totale de preuve pour l’étayer, l’argument de l’accusé fondé sur l’abus de procédure doit être rejeté.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3; arrêts expliqués : Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. Gill, 2012 ONCA 607, 112 O.R. (3d) 423; distinction d’avec les arrêts : R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; United States of America c. Leonard, 2012 ONCA 622, 112 O.R. (3d) 496, autorisation d’appel refusée, [2013] 1 R.C.S. v; arrêts mentionnés : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749; R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; Sriskandarajah c. États-Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688; R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 , 15(1) .

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 92 , 94 , 95 , 151 , 152 , 253(1) , 255 , 267 b ) , 271 , 344 , 718.1 , 718.2 , 727(1) .

Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, ch. 19, art. 5 , 6 .

Loi sur l’extradition , L.C. 1999, ch. 18, art. 44(1) a).

Doctrine et autres documents cités

Code, Michael. « Judicial Review of Prosecutorial Decisions : A Short History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg » (2009), 34 Queen’s L.J. 863.

Frater, Robert J. Prosecutorial Misconduct. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2009.

Vanek, David. « Prosecutorial Discretion » (1988), 30 Crim. L.Q. 219.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador (le juge en chef Green et les juges Welsh et Rowe), 2013 NLCA 2, 331 Nfld. & P.E.I.R. 308, 1027 A.P.R. 308, 41 M.V.R. (6th) 194, 275 C.R.R. (2d) 127, 295 C.C.C. (3d) 262, [2013] 4 C.N.L.R. 209, [2013] N.J. No. 13 (QL), 2013 CarswellNfld 11, qui a confirmé une décision du juge English de la Cour provinciale relative à la détermination de la peine, 2011 NLPC 1709A00569. Pourvoi accueilli.

                    Iain R. W. Hollett, pour l’appelante.

                    Derek Hogan et Darlene Neville, pour l’intimé.

                    David Schermbrucker et Carole Sheppard, pour l’intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada.

                    Philip Perlmutter et Lorna Bolton, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Kathryn A. Gregory et Cameron Gunn, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.

                    Joyce DeWitt-Van Oosten, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Kent Roach et Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                    Jonathan Rudin et Emily Hill, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Moldaver —

I.              Introduction

[1]                              Le présent pourvoi soulève la question suivante : les procureurs du ministère public sont-ils tenus par la Constitution de prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils décident s’il y a lieu de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies?  À mon avis, il faut répondre à cette question par la négative.  Aucun principe de justice fondamentale n’appuie l’existence d’une telle obligation constitutionnelle.  En l’absence d’une telle obligation, la décision du poursuivant est une question de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et les tribunaux ne peuvent contrôler cette décision que s’il y a eu abus de procédure.

[2]                              Le pourvoi dont nous sommes saisis a pour objet un régime de peines minimales obligatoires de sévérité croissante pour les infractions de conduite avec facultés affaiblies.  Ces peines minimales obligatoires sont prévues à l’art. 255  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46  (« Code  »).  Selon le par. 727(1)  du Code , les peines minimales obligatoires prévues à l’art. 255 ne sont infligées que si le ministère public avise l’accusé, avant tout plaidoyer, de son intention de demander une peine plus sévère du fait de condamnations antérieures (l’« avis ») et présente, à l’audience de détermination de la peine, une preuve de la signification de l’avis.  En l’espèce, le débat porte sur la décision discrétionnaire du ministère public de produire l’avis à l’audience de détermination de la peine.

[3]                              L’intimé, M. Anderson, plaide que le ministère public a l’obligation constitutionnelle, aux termes de l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés , de prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé lorsqu’il décide de produire ou non l’avis.  Selon M. Anderson, pour les besoins de la détermination de la peine, la prise en considération du statut d’Autochtone est un principe de justice fondamentale.  Il s’ensuit que le ministère public doit prendre en considération ce statut lorsqu’il prend des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge. 

[4]                              Le ministère public nie l’existence d’une telle obligation.  Il plaide que la décision de produire l’avis relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  En conséquence, la décision ne peut être révisée que s’il y a eu abus de procédure.  Le ministère public plaide en outre que si les peines minimales obligatoires prévues dans un régime législatif empêchent un juge d’infliger une peine appropriée et juste qui soit conforme au principe fondamental de proportionnalité, il y a lieu de contester le régime en tant que tel et non l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qui l’a fait entrer en jeu.

[5]                              Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Constitution n’oblige aucunement les procureurs du ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’ils produisent l’avis.  S’agissant d’une question de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, la décision ne peut être révisée que pour abus de procédure. 

II.           Contexte

[6]                              Monsieur Anderson a été accusé de conduite avec une alcoolémie supérieure à 80 milligrammes par 100 millilitres de sang, une infraction prévue à l’al. 253(1) b) du Code .  Avant de plaider coupable, il s’est vu signifier un avis.  Il a appris par la suite que le ministère public entendait faire la preuve de l’avis à l’audience de détermination de la peine.  Puisqu’il s’agissait pour M. Anderson d’une cinquième condamnation pour conduite avec facultés affaiblies, la production de l’avis signifiait qu’il allait être passible, aux termes du sous-al. 255(1)a)(iii) du Code , d’une peine minimale obligatoire d’au moins 120 jours d’emprisonnement.

A.           Cour provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador, 2011 NLPC 1709A00569

[7]                              Avant l’audience de détermination de la peine, M. Anderson a déposé une requête fondée sur la Charte  dans laquelle il a plaidé que les par. 255(1)  et 727(1)  du Code  violent l’art. 7  de la Charte  parce que [traduction] « [les dispositions] ont pour effet conjugué de transférer au poursuivant une fonction judiciaire, à savoir l’établissement d’une peine minimale dans une affaire donnée » (jugement sur la requête, par. 21).  Il a également plaidé que le régime législatif violait le par. 15(1)  de la Charte  parce qu’il privait un Autochtone de la possibilité de plaider en faveur d’une sanction autre que l’incarcération dans un cas approprié.

[8]                              En première instance, le juge English de la Cour provinciale a accueilli les arguments fondés sur la Charte  soulevés par M. Anderson et a conclu que les atteintes à l’art. 7 et au par. 15(1) ne pouvaient se justifier au sens de l’article premier de la Charte .  Le juge a statué que, pour assurer la conformité à l’art. 7  de la Charte , le ministère public devait dans tous les cas, y compris ceux mettant en cause des délinquants non autochtones, justifier pourquoi il s’appuyait sur l’avis.  Pour ce qui est de la violation du par. 15(1), il a déclaré que le régime législatif était inopérant à l’égard des délinquants autochtones.  Ayant jugé qu’il n’était pas lié par les peines minimales énoncées au par. 255(1), le juge du procès a condamné M. Anderson à une peine discontinue de 90 jours d’emprisonnement, suivie de deux ans de probation. Une interdiction de conduire durant cinq ans a également été imposée.

B.            Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador, 2013 NLCA 2, 331 Nfld. & P.E.I.R. 308

[9]                              La Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a rejeté l’appel du ministère public.  À l’unanimité, la cour a statué que la production de l’avis par le ministère public à l’audience de détermination de la peine, sans que soit pris en considération le statut d’Autochtone de l’accusé, rendait l’audience de détermination de la peine fondamentalement injuste, entraînant une violation de l’art. 7  de la Charte .  Selon la cour, il n’y aurait aucune violation de l’art. 7 si l’énoncé de politique du ministère public[1] relatif à la décision de produire l’avis renfermait une directive particulière indiquant que le statut d’Autochtone du délinquant doit être pris en considération.  L’absence d’une telle directive et le fait que le ministère public n’avait pas expliqué sa décision de produire l’avis en l’espèce ont amené la cour à conclure à une violation de l’art. 7  de la Charte .

[10]                          La cour était partagée quant à la manière de qualifier la décision de produire l’avis.  La juge Welsh estimait qu’il s’agissait d’un pouvoir discrétionnaire « essentiel » du poursuivant; selon le juge en chef Green et le juge Rowe, cette décision [traduction] « ne relevait pas d’une fonction essentielle du poursuivant » : par. 49 (soulignement omis).  En définitive, cette divergence de vues n’a pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire et l’appel du ministère public a été rejeté.

III.        Dispositions législatives applicables

[11]                          Le paragraphe 253(1)  du Code  énonce l’infraction de conduite avec facultés affaiblies :

                         253. (1) [Capacité de conduite affaiblie] Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, d’un bateau, d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux-ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants :

                            a) lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue;

                            b) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.

[12]                          L’article 255  du Code  prévoit les peines minimales obligatoires de sévérité croissante dans les cas de conduite avec facultés affaiblies.  Pour les besoins du présent pourvoi, la partie pertinente de l’art. 255 est la suivante :

                         255. (1) [Peine] Quiconque commet une infraction prévue à l’article 253 ou 254 est coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou par mise en accusation et est passible :

                          a)   que l’infraction soit poursuivie par mise en accusation ou par procédure sommaire, des peines minimales suivantes :

                                  (i) pour la première infraction, une amende minimale de mille dollars,

                                  (ii) pour la seconde infraction, un emprisonnement minimal de trente jours,

                                  (iii) pour chaque infraction subséquente, un emprisonnement minimal de cent vingt jours;

[13]                          Le paragraphe 727(1)  du Code  énonce l’obligation d’aviser l’accusé de l’intention du ministère public de demander la peine minimale obligatoire :

                         727. (1) [Condamnations antérieures] Sous réserve des paragraphes (3) et (4), lorsque le délinquant est déclaré coupable d’une infraction pour laquelle une peine plus sévère peut être infligée du fait de condamnations antérieures, aucune peine plus sévère ne peut lui être infligée de ce fait à moins que le poursuivant ne convainque le tribunal que le délinquant, avant d’enregistrer son plaidoyer, a reçu avis qu’une peine plus sévère serait demandée de ce fait.

[14]                          L’alinéa 718.2 e )  du Code  dispose :

718.2 [Principes de détermination de la peine] Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :

. . .

                           e)    l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.

[15]                          Enfin, l’art. 7  de la Charte  est libellé ainsi :

7.    Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

IV.        Questions en litige

[16]                          Le présent pourvoi soulève deux questions. (1) L’art. 7  de la Charte  oblige-t-il le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’il prend des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge — en l’espèce, la décision de demander une peine minimale obligatoire pour conduite avec facultés affaiblies?  (2) La décision de produire l’avis relève-t-elle du pouvoir discrétionnaire « essentiel » en matière de poursuites et, dans l’affirmative, quelle est la norme selon laquelle elle peut être révisée?

[17]                          Il convient d’expliquer brièvement le lien qui unit ces deux questions avant de les analyser.  L’intimé soutient que tous les représentants de l’État (y compris les procureurs du ministère public) doivent prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’une décision porte atteinte à la liberté d’un Autochtone.  Il s’agit selon lui d’un principe de justice fondamentale.  Si cet argument est retenu, il n’importe pas que la décision relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Le principe de justice fondamentale — qu’il convient peut-être mieux de qualifier d’obligation constitutionnelle — s’appliquerait en tout état de cause.  Comme nous le verrons plus en détail, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’est pas la solution au manquement à une obligation constitutionnelle.  Si, par contre, l’argument de l’intimé est rejeté, la distinction entre, d’une part, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et, d’autre part, la stratégie et la conduite devant la cour, revêt de l’importance car la qualification influe sur la norme de contrôle applicable à la décision. 

V.           Analyse

A.           L’article 7  de la Charte  oblige-t-il le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’il prend des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge?

[18]                          Monsieur Anderson plaide que la prise en considération du statut d’Autochtone dans la détermination de la peine est un principe de justice fondamentale qui s’applique à tous les représentants de l’État, y compris les procureurs du ministère public.  Il s’ensuit que les procureurs du ministère public sont tenus par la Constitution de prendre en considération le statut d’Autochtone d’un accusé lorsqu’ils prennent une décision discrétionnaire qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge, y compris la décision de produire l’avis.  Au soutien de cet argument, M. Anderson invoque l’al. 718.2 e )  du Code , ainsi que les décisions de notre Cour dans R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, et R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433.

[19]                          Le ministère public plaide que l’argument de M. Anderson étend la portée de l’al. 718.2 e )  du Code  au-delà des fins qu’il est censé servir.  Selon le ministère public, une directive législative adressée aux juges chargés de la détermination de la peine ne saurait être transformée en une obligation constitutionnelle imposée au ministère public de prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’il prend une décision discrétionnaire qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge.

[20]                          À mon avis, l’argument de M. Anderson doit être rejeté pour deux raisons.  Premièrement, cet argument confond le rôle du poursuivant et celui du juge chargé de déterminer la peine car il impose au poursuivant un devoir qui n’appartient qu’au juge — le devoir d’infliger une peine proportionnée.  Deuxièmement, le principe de justice fondamentale que M. Anderson cherche à faire reconnaître ne satisfait pas au critère énoncé dans R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3, qui régit les principes de ce genre.

(1)         Il appartient au juge d’infliger une peine proportionnée

[21]                          Comme l’a indiqué le juge LeBel au nom des juges majoritaires de notre Cour dans Ipeelee, « [l]a proportionnalité représente la condition sine qua non d’une sanction juste » et un principe de justice fondamentale : par. 36-37.  La proportionnalité signifie que la peine doit être « proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (Ipeelee, par. 39 (italiques omis); voir également l’art. 718.1  du Code ).  « [L]es facteurs systémiques et historiques [notamment le statut d’Autochtone] peuvent influer sur la culpabilité du délinquant, [c’est-à-dire le degré de responsabilité du délinquant] dans la mesure où ils mettent en lumière son degré de culpabilité morale » : Ipeelee, par. 73.

[22]                          Le principe fondamental de la proportionnalité a été codifié. L’article 718.1  du Code  prévoit que « [l]a peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. »  L’article 718.2  du Code  énumère les nombreux facteurs que doivent prendre en considération les juges chargés de la détermination de la peine pour que celle-ci soit juste et équitable, en accord avec le principe fondamental de la proportionnalité.  Le statut d’Autochtone constitue l’un de ces facteurs et il est mentionné à l’al. 718.2e).

[23]                          Dans l’arrêt Gladue, notre Cour a examiné en détail l’al. 718.2 e )  du Code , notant qu’il a été édicté pour remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes et encourager les juges à aborder la détermination de la peine selon une approche corrective : par. 93.  La Cour a expliqué que « les juges devraient porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones parce que ces circonstances sont particulières, et différentes de celles dans lesquelles se trouvent les non-autochtones » (Gladue, par. 37 (soulignement omis)).  La Cour a estimé que, aux termes de l’al. 718.2e), un juge doit prendre en considération « (A) les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux, [et] (B) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou ses attaches autochtones » : Gladue, par. 66.

[24]                          L’alinéa 718.2e) est également au cœur de l’analyse dans Ipeelee.  Dans cet arrêt, la Cour a fait remarquer que les principes énoncés dans Gladue se rapportent à la question ultime de savoir en quoi consiste une peine juste et appropriée et aident le juge à établir une peine conforme au principe fondamental de la proportionnalité.  L’omission du juge chargé de déterminer la peine de tenir compte des circonstances particulières propres aux délinquants autochtones viole donc à la fois les obligations légales qui incombent au juge aux termes des art. 718.1  et 718.2  du Code , et le principe de justice fondamentale suivant lequel les peines doivent être proportionnées : Ipeelee, par. 87.

[25]                          Fait important, il est question, dans Gladue et Ipeelee, des obligations qui incombent aux juges chargés de la détermination de la peine d’établir une peine proportionnée à l’égard des délinquants autochtones.  Dans ces arrêts, il n’est nullement fait mention du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et ces arrêts n’étayent pas l’argument de M. Anderson selon lequel les poursuivants doivent prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’ils prennent une décision qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge.  L’argument de M. Anderson assimile le devoir du juge à celui du poursuivant, mais aucun principe de droit ne permet d’assimiler leurs rôles distincts dans le processus de détermination de la peine.  Il appartient au juge d’infliger la peine; il lui appartient également d’établir une peine proportionnée, sans s’écarter des paramètres juridiques applicables.  Si un régime de peine minimale obligatoire oblige un juge à infliger une peine disproportionnée, il y aurait lieu de contester le régime.

[26]                          Je ne suis pas arrivé à cette conclusion sans tenir compte de l’arrêt United States of America c. Leonard, 2012 ONCA 622, 112 O.R. (3d) 496, autorisation d’appel refusée, [2013] 1 R.C.S. v, un arrêt invoqué par M. Anderson.  Dans cette affaire, les États-Unis demandaient l’extradition de deux Canadiens autochtones.  Le juge Sharpe a conclu qu’avant de décider d’extrader ou non les accusés, le ministre de la Justice était tenu de prendre en considération leur statut d’Autochtone, et il a fait remarquer que

                  [traduction]  les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue ne se limitent pas à la détermination de la peine en matière pénale mais doivent être pris en considération par tous « les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice » (Gladue, par. 65) chaque fois que la liberté d’un Autochtone est en jeu dans un procès criminel et des instances connexes, notamment une procédure d’extradition.  [par. 85]

[27]                          M. Anderson prétend que, tout comme le ministre de la Justice dans Leonard, les procureurs du ministère public devraient être tenus de prendre en considération le statut d’Autochtone parce que ce sont des « décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice » (Gladue, par. 65).  En toute déférence, je ne saurais être d’accord.  L’extrait de Leonard sur lequel s’appuie M. Anderson ne doit pas être pris hors contexte.  Aux termes de l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition , L.C. 1999, ch. 18 , le ministre de la Justice doit refuser d’extrader une personne si « l’extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ».  Comme le fait remarquer le juge Sharpe, le fait de décider si l’extradition serait injuste ou tyrannique oblige le ministre de la Justice à comparer la peine qui serait vraisemblablement infligée dans un autre pays et la peine qui serait vraisemblablement imposée au Canada, une tâche qu’il est impossible d’accomplir sans se reporter aux principes établis dans Gladue.  Comme l’a expliqué le juge Sharpe, l’exercice légitime du pouvoir discrétionnaire du ministre dans ce contexte

                    [traduction]  requiert la détermination du résultat que donneraient vraisemblablement des poursuites intentées au pays et la comparaison de ce résultat avec l’issue probable dans le pays étranger si la personne recherchée était extradée.  Dans le cas d’un délinquant autochtone, je ne vois pas comment l’on peut faire cette détermination et cette comparaison sans se reporter aux principes établis dans Gladue.  [par. 87]

[28]                          Par conséquent, je suis d’avis que l’arrêt Leonard n’étaye pas l’application beaucoup plus large de l’arrêt Gladue que M. Anderson cherche à obtenir.

(2)         Le critère de l’arrêt R. c. D.B. n’est pas respecté

[29]                          Une autre raison explique pourquoi l’argument avancé par M. Anderson sur le fondement de l’art. 7 doit être rejeté.  Le principe de justice fondamentale que M. Anderson demande à notre Cour de reconnaître — à savoir que les procureurs du ministère public doivent prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé avant de prendre des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge — ne respecte pas le critère qui régit les principes de justice fondamentale.  Comme la juge Abella l’a fait remarquer au nom des juges majoritaires dans D.B., par. 46, un principe de justice fondamentale doit satisfaire aux conditions suivantes : (1) il doit s’agir d’un principe juridique; (2) il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice; (3) il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.  Voir aussi Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 8.

[30]                          Le principe que propose M. Anderson ne satisfait pas à la deuxième condition selon laquelle il doit exister un consensus sur le fait que ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice.  En fait, le principe proposé est contraire à une approche reconnue depuis longtemps et fortement enracinée en ce qui concerne le partage de la responsabilité entre le procureur du ministère public et les tribunaux. 

[31]                          Il faut d’abord reconnaître que le principe que propose M. Anderson élargirait énormément la portée du contrôle judiciaire des décisions des poursuivants.  Ce faisant, il met en danger le caractère accusatoire de notre système de justice pénale en entravant les procureurs du ministère public dans l’exécution de leur travail et en ouvrant la porte à la surveillance judiciaire des nombreuses décisions que prennent quotidiennement les procureurs du ministère public.  Comme l’a fait remarquer le ministère public, les situations où les décisions du ministère public peuvent limiter l’éventail des sanctions que peut infliger le juge chargé de la détermination de la peine — et donc sa faculté de prendre en compte l’al. 718.2e) — sont nombreuses : m.a., par. 145.  C’est le cas notamment des décisions suivantes : porter des accusations qui entraînent une peine minimale obligatoire alors que d’autres infractions connexes n’entraînent aucune peine minimale obligatoire (p. ex., invoquer l’art. 95 plutôt que les art. 92  ou 94  du Code ); intenter une poursuite par voie de mise en accusation plutôt que par procédure sommaire lorsque des peines minimales obligatoires sont prescrites (p. ex. les infractions prévues aux art. 151 , 152  et 271  du Code ); intenter une poursuite par voie de mise en accusation, plutôt que par procédure sommaire, lorsque cette décision exclut la possibilité d’une condamnation avec sursis (p. ex. l’infraction prévue à l’al. 267 b )  du Code ).  En outre, plusieurs dispositions du Code et de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, ch. 19 , entraînent l’application d’une peine minimale obligatoire lorsque le ministère public décide de faire la preuve d’une circonstance aggravante — c’est le cas de la preuve qu’une arme à feu a été utilisée dans la perpétration de l’infraction (p. ex. l’art. 344  du Code ; les art. 5  et 6  de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ).  À l’instar des autres exemples susmentionnés, la décision de faire la preuve de la circonstance aggravante limite l’éventail des peines que peut infliger le juge.

[32]                          Indépendamment du nombre considérable de décisions qui donneraient ouverture au contrôle judiciaire, la décision du ministère public de demander une peine minimale obligatoire — comme nous le verrons — est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Il existe depuis longtemps une réticence fortement enracinée à permettre le contrôle judiciaire automatique de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.  Comme elle l’a affirmé dans R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, p. 411, la Cour « a déjà reconnu que le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale ».  Et comme la juge L’Heureux-Dubé l’a fait remarquer au nom des juges majoritaires de la Cour dans R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, « le ministère public ne peut fonctionner à titre de poursuivant devant le tribunal tout en étant également assujetti à sa surveillance générale.  Pour sa part, le tribunal ne peut à la fois superviser l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite et agir à titre d’arbitre impartial de l’affaire qui lui est soumise » (p. 627).  L’imposition d’une obligation très générale qui donne ouverture à la révision automatique de toutes les décisions susmentionnées va à l’encontre de nos traditions constitutionnelles.  Il ne peut s’agir là d’un principe considéré comme essentiel au bon fonctionnement de notre système de justice.

[33]                          En résumé, le principe de justice fondamentale que fait valoir M. Anderson doit être rejeté.

B.            La décision du ministère public de produire l’avis à l’égard d’un délinquant autochtone peut-elle être révisée?

[34]                          Ayant conclu que la Constitution n’oblige pas le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé lorsqu’il prend une décision qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge, il s’agit maintenant de déterminer si la décision du ministère public de produire l’avis peut être révisée d’une autre façon et, dans l’affirmative, selon quelle norme.

Contrôle des décisions du ministère public

[35]                          Le contrôle judiciaire des décisions du ministère public peut se faire suivant deux voies distinctes.  L’analyse différera selon qu’il s’agit de contrôler (1) l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, ou (2) la stratégie ou la conduite devant le tribunal.

[36]                          Toutes les décisions du ministère public sont susceptibles de révision s’il y a eu abus de procédure.  Toutefois, ainsi que je vais l’expliquer, l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites peut être révisé en cas d’abus de procédure seulement.  Par contre, la stratégie ou la conduite devant le tribunal peut être l’objet d’un contrôle plus large.  La cour peut exercer sa compétence inhérente en vue de faire respecter sa propre procédure, même en l’absence d’abus de procédure.

a)            Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[37]                          Notre Cour a affirmé à maintes reprises que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est un élément essentiel au bon fonctionnement de la justice criminelle : Beare, p. 410; R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749, p. 758-762; R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113, par. 19.  Dans Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339, par. 47, notre Cour a estimé que l’importance fondamentale du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites « tient à la défense de l’intérêt public, et non à la protection des droits individuels des procureurs de la Couronne, car elle permet à ces derniers de prendre des décisions discrétionnaires dans l’exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d’ingérence judiciaire ou politique et de s’acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de [traduction] “représentants de la justice” ».  Plus récemment, dans Sriskandarajah c. États-Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609, par. 27, la Cour a fait remarquer que « [l]e pouvoir discrétionnaire du poursuivant est non seulement conforme aux principes de justice fondamentale, mais il représente un mécanisme essentiel d’application efficace du droit criminel ».

[38]                          Malheureusement, après l’arrêt de notre Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, il y a eu une certaine confusion quant au sens à donner à l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » et le droit est devenu nébuleux à cet égard.  Le présent pourvoi nous donne l’occasion de le clarifier.

[39]                          Dans Krieger, notre Cour a décrit de la façon suivante le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :

                        L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression technique.  Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d’un procureur du ministère public, mais vise l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices.  [par. 43]

[40]                          La Cour donne ensuite les exemples suivants du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites : intenter ou non des poursuites relativement à une accusation portée par la police; ordonner un arrêt des procédures dans le cadre de poursuites privées ou publiques; accepter un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave; se retirer complètement de procédures criminelles; prendre en charge des poursuites privées (par. 46).  La Cour ajoute ce qui suit :

                        Fait important, le point commun entre les divers éléments du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est le fait qu’ils comportent la prise d’une décision finale quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part.  Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites vise les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci.  Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites, c’est-à-dire celles qui ont trait à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui.  [Je souligne; soulignements dans l’original omis; par. 47.]

[41]                          Depuis l’arrêt Krieger, la distinction entre le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, d’une part, et la stratégie et la conduite, d’autre part, a donné du fil à retordre aux tribunaux.  L’emploi de l’expression « au cœur de » dans Krieger a donné lieu à une définition étroite du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, malgré la formulation libérale employée dans Krieger pour définir l’expression, à savoir : « . . . les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci » (par. 47).  La difficulté à définir l’expression a également semé la confusion quant à la norme de contrôle applicable à l’appréciation de décisions données du ministère public.

[42]                          Le présent pourvoi illustre bien les deux problèmes.  Rappelons que la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador était partagée quant à la manière de qualifier la décision du ministère public de produire l’avis.  La juge Welsh a statué que la décision en cause relevait du pouvoir discrétionnaire [traduction] « essentiel » en matière de poursuites, alors que le juge en chef Green et le juge Rowe (s’appuyant sur l’arrêt R. c. Gill, 2012 ONCA 607, 112 O.R. (3d) 423, par. 54-56), ont estimé qu’il s’agissait d’une décision stratégique qui [traduction] « ne relevait donc pas de ce pouvoir essentiel » (par. 49).

[43]                          La cour était également divisée quant à la norme de contrôle applicable.  La juge Welsh a statué que la distinction entre les décisions essentielles et celles qui ne l’étaient pas n’avait pas de conséquences, puisque, dans les deux cas, les décisions pouvaient être révisées selon la même norme de contrôle — la norme énoncée dans Gill, où la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la décision de produire l’avis pouvait être révisée si l’une des conditions suivantes était remplie : (1) la décision a porté atteinte à l’intégrité de l’administration de la justice; (2) elle a eu pour effet de rendre la procédure de détermination de la peine fondamentalement inéquitable; (3) elle était arbitraire; (4) elle a donné lieu à une restriction de la liberté de l’accusé qui était exagérément disproportionnée à l’intérêt qu’a l’État à prendre une mesure donnée (Gill, par. 59).  Le juge en chef Green et le juge Rowe n’étaient pas de cet avis.  Selon eux, les décisions stratégiques (les décisions « non essentielles ») pouvaient être révisées selon la norme énoncée dans Gill, alors que le pouvoir discrétionnaire « essentiel » en matière de poursuites n’était susceptible de révision que s’il y avait eu abus de procédure.  Les points de vue divergents en l’espèce, et dans beaucoup d’autres affaires, montrent bien que la règle de droit en la matière laisse à désirer.

[44]                          En vue de clarifier la règle, je crois que nous devons d’abord reconnaître que l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression large qui renvoie à toutes « les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci » (Krieger, par. 47).  Comme notre Cour l’a fait remarquer à maintes reprises, « [l]e pouvoir discrétionnaire [en matière de poursuites] renvoie à la discrétion exercée par le procureur général dans les affaires qui relèvent de sa compétence relativement à la poursuite d’infractions criminelles » (Krieger, par. 44, citant Power, p. 622, citant D. Vanek, « Prosecutorial Discretion » (1988), 30 Crim. L.Q. 219, p. 219 (je souligne)).  Bien qu’il soit sans doute impossible de dresser une liste exhaustive des décisions qui relèvent de la nature et de l’étendue des poursuites, nous pouvons ajouter, outre ceux donnés dans Krieger, les exemples suivants : la décision de répudier une entente sur le plaidoyer (comme dans R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566); la décision d’introduire une demande de déclaration de délinquant dangereux; la décision de procéder par voie de mise en accusation directe; la décision de porter des accusations alléguant la perpétration de plusieurs infractions; la décision de négocier sur un plaidoyer; la décision de procéder par voie sommaire ou par voie de mise en accusation; la décision d’interjeter appel.  Toutes ces décisions ont trait à la nature et à l’étendue des poursuites.  Comme on peut le voir, plusieurs découlent de dispositions du Code  même, y compris la décision en l’espèce de produire l’avis.

[45]                          En résumé, l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » renvoie à un vaste éventail de décisions que peut prendre un poursuivant.  Cela dit, il faut prendre soin de faire la distinction entre les questions qui relèvent de ce pouvoir et les obligations constitutionnelles.  La distinction entre le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et les obligations constitutionnelles du ministère public a été faite dans Krieger, où était en cause l’obligation du poursuivant de communiquer la preuve pertinente à l’accusé :

                        Dans l’arrêt Stinchcombe, précité, notre Cour a conclu que le ministère public est tenu de communiquer à la défense tous les renseignements pertinents.  Par conséquent, bien que le procureur du ministère public conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer des renseignements non pertinents, la communication d’éléments de preuve pertinents est affaire non pas de pouvoir discrétionnaire mais plutôt d’obligation de sa part.  [Je souligne; par. 54.]

Manifestement, le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de porter atteinte aux droits que la Charte  garantit à un accusé.  Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne protège aucunement le procureur du ministère public qui ne s’est pas acquitté de ses obligations constitutionnelles, par exemple celle de communiquer adéquatement la preuve à la défense.

(i)      La norme de contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[46]                          Les nombreuses décisions que sont appelés à prendre les procureurs du ministère public dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne doivent pas être susceptibles d’une remise en cause systématique par les tribunaux.  Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que les décisions prises dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites sont différentes de celles prises par l’exécutif : voir M. Code , « Judicial Review of Prosecutorial Decisions : A Short History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg » (2009), 34 Queen’s L.J. 863, p. 867.  Si les tribunaux n’interviennent pas dans le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, c’est « par principe, compte tenu du partage des pouvoirs, de l’efficacité du système de justice criminelle », et parce qu’ils reconnaissent que ce pouvoir discrétionnaire « se prête particulièrement mal au contrôle judiciaire » : Power, p. 623.  Dans Krieger, la Cour a examiné la théorie du partage des pouvoirs en tant que fondement de la retenue dont les tribunaux font preuve à l’égard du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :

                    Dans notre système gouvernemental, c’est le souverain qui a le pouvoir de poursuivre ses sujets.  Les autres organes du gouvernement ne peuvent pas modifier une décision que le procureur général ou l’un de ses mandataires a prise dans l’exercice du pouvoir que le souverain lui a délégué.  Par conséquent, les tribunaux [et] les autres membres de l’exécutif [. . .] font preuve de retenue à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. [par. 45]

[47]                          Notre Cour a aussi souligné les problèmes pratiques particuliers liés à la révision systématique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :

                    La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l’objet d’une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l’origine de la décision de poursuivre.  Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l’intégrité de notre système de poursuites.  [par. 32]

[48]                          Manifestement, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites justifie une grande déférence.  Toutefois, il n’est pas à l’abri de toute surveillance judiciaire. Notre Cour a affirmé à maintes reprises que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire s’il y a eu abus de procédure : Krieger, par. 32; Nixon, par. 31; Miazga, par. 46.

[49]                          Dans la jurisprudence portant sur le contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, le type de comportement de la poursuite qui constitue un abus de procédure a été décrit de diverses façons. Dans Krieger, notre Cour a employé l’expression « conduite répréhensible flagrante » (par. 49).  Dans Nixon, la Cour a estimé que la règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la décision du ministère public « min[e] l’intégrité du processus judiciaire » ou « rend le procès inéquitable » (par. 64).  La Cour a également fait état, dans son analyse, de « motif illégitime » et de « mauvaise foi » (par. 68).

[50]                          Indépendamment des termes employés, l’abus de procédure s’entend essentiellement d’une conduite du ministère public qui est inacceptable et qui compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice.  Les décisions du ministère public motivées par des préjugés à l’égard des Autochtones répondraient certainement à ce critère.

[51]                          En résumé, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure.  Le critère énoncé dans Gill qu’a appliqué la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a été élaboré à une époque où, après l’arrêt Krieger, la distinction entre ce qui relève du pouvoir discrétionnaire « essentiel » et ce qui relève du pouvoir « non essentiel » n’allait pas de soi pour les tribunaux.  Avec égards, il n’y a pas lieu de retenir le critère énoncé dans Gill dans la mesure où il laisse entendre qu’une conduite qui ne va pas jusqu’à l’abus de procédure peut justifier le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

(ii)     Le fardeau initial de preuve

[52]                          Il incombe au demandeur de prouver par prépondérance des probabilités qu’il y a eu abus de procédure : Cook, par. 62; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 69, la juge L’Heureux-Dubé; R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 19.  Toutefois, en raison de la nature unique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites — notamment le fait que le ministère public sera habituellement (voire toujours) la seule partie qui saura pourquoi une décision donnée a été prise ― notre Cour a reconnu dans Nixon que lorsque le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est contesté, le ministère public peut être tenu de justifier sa décision lorsque le demandeur établit l’existence d’une preuve suffisante : par. 60.

[53]                          Dans Nixon, notre Cour énonce les raisons suivantes pour lesquelles il doit exister « une preuve suffisante » avant que l’allégation relative à l’abus de procédure puisse être examinée :

                             . . . l’imposition aux tribunaux d’une exigence selon laquelle ils doivent d’abord se prononcer quant à l’utilité de la tenue d’une enquête fondée sur la Charte  n’a rien de nouveau : R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343.  Il faut également satisfaire à des critères préliminaires semblables dans d’autres domaines du droit criminel; ils ne constituent pas une anomalie.  Des conditions préliminaires peuvent être imposées uniquement pour des raisons pragmatiques.  Comme la Cour l’a fait remarquer dans Pires (par. 35) :

                             Pour que notre système de justice fonctionne, les juges qui président les procès doivent être en mesure de veiller au bon déroulement des instances.  L’un des mécanismes leur permettant d’y arriver est le pouvoir de refuser de procéder à une audition de la preuve lorsque la partie qui en fait la demande est incapable de démontrer qu’il est raisonnablement probable que cette audience aidera à résoudre les questions soumises au tribunal.

                             Hormis de telles considérations pragmatiques, il existe de bonnes raisons d’imposer un fardeau initial au demandeur qui prétend qu’un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites constitue un abus de procédure.  Comme de telles décisions échappent généralement à la compétence du tribunal, il ne suffit pas d’entreprendre un examen pour qu’un demandeur puisse faire une simple allégation d’abus de procédure.  [Je souligne; par. 61-62.]

[54]                          L’arrêt Nixon portait sur la répudiation d’une entente sur le plaidoyer par le ministère public.  Notre Cour a affirmé que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer est « un événement rare et exceptionnel » qui répond au critère préliminaire de preuve et justifie un examen du bien-fondé de la décision du ministère public : Nixon, par. 63.  En fait, il ressortait de la preuve dans Nixon que seulement deux autres ententes sur le plaidoyer avaient déjà été répudiées en Alberta.  En conséquence, la Cour a affirmé ce qui suit :

                    . . . dans la mesure où la Couronne est la seule partie au courant de l’information, c’est à elle qu’il incombe d’exposer au tribunal les circonstances et les motifs qui sous-tendent sa décision de répudier l’entente.  En d’autres termes, la Couronne doit expliquer au tribunal pourquoi et comment elle est parvenue à la décision de ne pas respecter l’entente qu’elle avait pourtant conclue.  En bout de ligne, c’est au demandeur qu’il revient d’établir qu’il y a eu abus de procédure et, comme il a déjà été discuté, il doit satisfaire à un critère rigoureux.  Cependant, le peu, voire l’absence d’explications de la Couronne, le cas échéant, constitue un facteur qui milite fortement en faveur de la thèse du demandeur qui cherche à établir qu’il y a eu abus de procédure.  [par. 63]

[55]                          Le fait d’obliger le demandeur à établir l’existence d’une preuve suffisante avant que la cour entreprenne l’examen des motifs qui sous-tendent l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites respecte la présomption selon laquelle ce pouvoir est exercé de bonne foi : Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 95.  Notre Cour a confirmé cette approche dans Sriskandarajah, par. 27, où elle a dit que « sauf preuve de sa mauvaise foi ou du caractère inapproprié de ce qui l’a animé, le poursuivant n’est pas tenu de motiver sa décision » (je souligne).

[56]                          Enfin, je note que la teneur d’une politique ou d’une ligne directrice du ministère public peut être pertinente lorsqu’une cour examine une contestation de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Les énoncés de politique ou les lignes directrices peuvent éclairer le débat sur la question de savoir si la conduite d’un procureur du ministère public était appropriée dans les circonstances particulières.  Voir R. J. Frater, Prosecutorial Misconduct (2009), p. 259.  Par exemple, la décision d’un procureur du ministère public qui semble contrevenir à une politique ou à une ligne directrice du ministère public peut fournir une preuve susceptible d’aider le demandeur à satisfaire le critère préliminaire de preuve.  Toutefois, comme le souligne dans ses observations le directeur des poursuites pénales du Canada, intervenant, les politiques et les lignes directrices du ministère public n’ont pas force de loi et ne peuvent elles-mêmes faire l’objet, dans l’abstrait, d’un examen fondé sur la Charte  : voir R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, par. 45 (traitant des guides de pratiques policières).

b)            Stratégie et conduite devant le tribunal

[57]                          Selon l’arrêt Krieger, la deuxième catégorie de décisions du ministère public susceptibles de contrôle judiciaire a trait « à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal » : par. 47.  Comme la Cour l’affirme dans Krieger, « [c]es décisions relèvent [. . .] de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui » (par. 47).

[58]                          Une cour supérieure possède la compétence inhérente de veiller au bon fonctionnement des rouages de la cour : R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 26.  De même, afin d’exercer sa fonction judiciaire, un tribunal d’origine législative possède des pouvoirs inhérents qui découlent du pouvoir de la cour de maîtriser sa propre procédure : Cunningham, par. 18.  Cette compétence comprend le pouvoir de sanctionner les avocats qui font fi des décisions ou des ordonnances, ou qui affichent un comportement inacceptable, par exemple des retards, l’incivilité, le contre-interrogatoire abusif, un exposé introductif ou une plaidoirie finale inopportuns, ou une entorse au code vestimentaire.  Les sanctions peuvent inclure l’ordonnance de se conformer, l’ajournement, la prorogation de délai, la mise en garde, la condamnation aux dépens, le rejet de demandes et les procédures d’outrage au tribunal.

[59]                          Bien que la déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, notre système accusatoire fait effectivement preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats.  Autrement dit, bien que les tribunaux puissent sanctionner la conduite des parties au litige, ils doivent généralement s’abstenir de s’immiscer dans la conduite du litige en tant que tel.  Dans R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, par. 36-37, notre Cour explique pourquoi les juges doivent être très prudents avant de s’immiscer dans des décisions tactiques :

                    Dans un système de justice criminelle accusatoire, les juges instruisant les procès doivent, à moins de circonstances exceptionnelles, déférer aux décisions tactiques des avocats [. . .] [L]’avocat sera habituellement mieux placé que le juge du procès pour apprécier l’opportunité d’une décision tactique particulière en fonction de sa stratégie globale.  Le juge du procès, lui, doit agir en arbitre impartial du litige dont il est saisi; plus un juge remet en question ou annule les décisions d’un avocat, plus il risque de s’écarter, en apparence ou dans les faits, de son rôle d’arbitre neutre et de devenir l’avocat de l’une des parties. . .

                             Il en résulte que le juge du procès devrait rarement décider de son propre chef de remettre en question les décisions tactiques d’un avocat, et encore moins être tenu de le faire.  Bien sûr, il doit toujours « s’assure[r] que le procès reste équitable et se déroule conformément aux lois pertinentes et aux principes de justice fondamentale » : Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, par. 68.

[60]                          Le procureur du ministère public a le droit d’avoir une stratégie de procès et de la modifier en cours de route, pourvu que la modification n’entraîne aucune iniquité pour l’accusé : Jolivet, par. 21.  De même, comme notre Cour l’a affirmé récemment dans R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83, un juge peut exceptionnellement passer outre à une décision stratégique du ministère public afin d’empêcher une violation de la Charte .

[61]                          Enfin, comme pour toute prise de décision du ministère public, les stratégies ou la conduite dans la salle d’audience peuvent équivaloir à un abus de procédure, mais l’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge comme c’est le cas pour les décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

VI.        Conclusion

[62]                          Dans les dispositions applicables du Code , le législateur a expressément conféré au ministère public le pouvoir discrétionnaire de produire l’avis à l’audience de détermination de la peine.  Ce pouvoir discrétionnaire est conforme à nos traditions constitutionnelles.  Comme le souligne le ministère public, la production de l’avis n’est pas simplement une décision quant aux observations qui seront faites à l’audience de détermination de la peine (m.a., par. 119).  La production de l’avis modifie fondamentalement l’étendue de la poursuite — particulièrement l’étendue du risque auquel l’accusé est exposé.  À cet égard, la décision du ministère public de produire l’avis est analogue à la décision de porter des accusations qui entraînent une peine minimale obligatoire alors que d’autres infractions connexes n’entraînent aucune peine minimale obligatoire, à la décision d’intenter une poursuite par mise en accusation, plutôt que par procédure sommaire, lorsque diverses peines minimales obligatoires sont prescrites, et à la décision d’intenter une poursuite par mise en accusation plutôt que par procédure sommaire, lorsque cette décision exclut la possibilité d’infliger certaines peines.

[63]                          Pour ces motifs, je conclus que la production de l’avis relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Par conséquent, elle n’est susceptible de contrôle judiciaire que s’il y a eu abus de procédure.  En l’absence totale de preuve pour l’étayer, l’argument fondé sur l’abus de procédure invoqué par M. Anderson doit être rejeté.

[64]                          Enfin, je note que la contestation de la constitutionnalité du régime législatif sur le fondement du par. 15(1)  de la Charte  n’a pas été avancée devant notre Cour.  Les présents motifs ne signifient pas que j’accepte l’analyse ou la conclusion du juge de première instance à l’égard de cette question.

[65]                          Je suis en conséquence d’avis d’accueillir le pourvoi.  L’ordonnance de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador est annulée et une peine d’emprisonnement de 120 jours est substituée à la peine infligée, avec sursis de ce qui reste à courir de la peine conformément à la concession du ministère public.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, St. John’s.

                    Procureur de l’intimé : Newfoundland and Labrador Legal Aid Commission, St. John’s.

                    Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.  : Aboriginal Legal Services of Toronto Legal Clinic, Toronto.

 



[1] Les énoncés de politique visent à aider les procureurs du ministère public dans l’exercice de leurs fonctions.  En l’espèce, un énoncé de politique du ministère public traitait de la décision de produire ou non l’avis.  L’énoncé de politique prévoyait que [traduction] « la signification de l’avis doit être prise en considération dans tous les cas, à la lumière de toutes les circonstances de l’infraction et des antécédents et de la situation du délinquant » (motifs de la Cour d’appel, par. 19 (soulignement omis)). L’énoncé de politique ne mentionnait pas particulièrement le statut d’Autochtone.

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