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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197

Date : 20140612

Dossier : 35353

 

Entre :

Canadian Artists’ Representation/Front des artistes canadiens et

Regroupement des artistes en arts visuels du Québec

Appelants

et

Musée des beaux-arts du Canada

Intimé

- et -

Writers Guild of Canada, Canadian Screenwriters Collection Society,

Société du droit de reproduction des auteurs, compositeurs et

éditeurs du Canada et SODRAC 2003 Inc.

Intervenantes

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 31)

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver et Wagner)

 

Appel entendu et jugement rendu : Le 14 mai 2014

Motifs déposés : Le 12 juin 2014

 

 

 


carfac c. musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197

Canadian Artists’ Representation/Front des artistes canadiens et

Regroupement des artistes en arts visuels du Québec                                 Appelants

c.

Musée des beaux‑arts du Canada                                                                       Intimé

et

Writers Guild of Canada,

Canadian Screenwriters Collection Society,

Société du droit de reproduction des auteurs,

compositeurs et éditeurs du Canada et

SODRAC 2003 Inc.                                                                                  Intervenantes

Répertorié : Front des artistes canadiens c. Musée des beaux‑arts du Canada

2014 CSC 42

No du greffe : 35353.

Audition et jugement : 14 mai 2014.

Motifs déposés : 12 juin 2014.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Droit de la culture et du divertissement — Statut de l’artiste — Droit d’auteur — Négociation collective — Obligation de négocier de bonne foi — Les associations d’artistes sont‑elles empêchées de négocier des tarifs minimums pour l’utilisation d’œuvres artistiques existantes dans des accords négociés en vertu de la Loi sur le statut de l’artiste ? — Le fait de permettre l’inclusion, dans des accords-cadres, de tarifs minimums pour l’octroi des droits d’auteur sur des œuvres existantes entre‑t‑il en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur ? — La conclusion du Tribunal selon laquelle le Musée des beaux‑arts du Canada n’avait pas négocié de bonne foi était‑elle raisonnable? — Norme de contrôle — Loi sur le statut de l’artiste, L.C. 1992, ch. 33 Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42 .

                    La Loi sur le statut de l’artiste  (« LSA  ») régit les relations de travail entre les artistes et certaines institutions fédérales qui ont recours aux services d’artistes pour obtenir une prestation. La LSA  prévoit l’accréditation d’associations chargées de défendre les intérêts des artistes d’un secteur déterminé et de négocier, avec des institutions, des accords‑cadres qui énoncent les « dispositions relatives aux conditions minimales pour les prestations de services des artistes et à des questions connexes ». En 2003, le CARFAC et le RAAV, des associations d’artistes accréditées pour représenter les artistes canadiens en arts visuels, ont entrepris conjointement la négociation d’un accord‑cadre avec le Musée des beaux‑arts du Canada (« MBAC »). Ces négociations se sont poursuivies pendant quatre ans jusqu’à ce que le MBAC obtienne un avis juridique et se fonde sur celui‑ci pour refuser d’inclure dans l’accord‑cadre des tarifs minimums pour la concession de licences ou la cession des droits d’auteur sur des œuvres artistiques existantes. Les négociations ont avorté à cause de la position du MBAC à cet égard. Le CARFAC et le RAAV ont déposé au Tribunal canadien des relations professionnelles artistes‑producteurs une plainte portant que le MBAC n’avait pas négocié de bonne foi.

                    Le Tribunal a conclu que la concession de licences ou la cession des droits d’auteur sur des œuvres existantes pouvait être l’objet de tarifs minimums prévus dans des accords‑cadres négociés en vertu de la LSA , pourvu que ces accords ne lient pas les sociétés de gestion constituées sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur . Toujours selon le Tribunal, le MBAC a omis de négocier de bonne foi en adoptant une position inflexible fondée uniquement sur un seul avis juridique, et il aurait dû savoir que le CARFAC/RAAV la rejetterait. Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par le MBAC, décidant que permettre aux parties à des accords‑cadres d’imposer des tarifs minimums pour des œuvres existantes entrerait en conflit avec la Loi sur le droit   d’auteur . Étant donné cette conclusion, la Cour d’appel a estimé que le MBAC n’avait pas omis de négocier de bonne foi.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

                    La conclusion du Tribunal était raisonnable. Son interprétation de la LSA  n’était pas contraire au sens ordinaire de cette loi. La Cour d’appel fédérale n’avait aucune raison d’infirmer la conclusion du Tribunal selon laquelle les tarifs minimums pour l’octroi des droits d’auteur des artistes sur des œuvres existantes peuvent être inclus dans les accords‑cadres. En outre, si l’on conclut que de tels tarifs minimums sont exclus des accords‑cadres, la LSA  aurait une incidence limitée sur la réalisation de la reconnaissance expresse, par le législateur, de l’importance pour les artistes de recevoir une indemnisation pour l’utilisation, et notamment le prêt public, de ces œuvres. 

                    La négociation collective engagée par des associations d’artistes relativement aux accords‑cadres visant la concession de licences ou la cession des droits d’auteur sur des œuvres existantes ne contredit aucune disposition de la Loi sur le droit d’auteur . L’établissement d’un tarif minimum pour l’utilisation d’œuvres existantes n’a d’incidence sur aucun des droits conférés aux titulaires de droits d’auteur aux termes de l’art. 3  de la Loi sur le droit d’auteur , et les accords‑cadres ne lient pas non plus les sociétés de gestion régies par cette loi.

                    Le Tribunal a examiné en profondeur le droit en matière de négociation de bonne foi et analysé en détail la preuve présentée par les parties à cet égard. Il a conclu que le MBAC n’avait pas négocié de bonne foi. Dans l’appréciation de la raisonnabilité, il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve examinée par le Tribunal. Vu les conclusions de fait du Tribunal, sa décision ne peut être qualifiée de déraisonnable.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339.

Lois et règlements cités

Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable , L.C. 2012, ch. 19, art. 532 .

Loi sur le droit d’auteur , L.R.C. 1985, ch. C‑42, art. 2  « société de gestion », 3, 13(4), 70.1, 70.13, 70.15.

Loi sur le statut de l’artiste , L.C. 1992, ch. 33, art. 2 e ) , 5  « accord‑cadre », « association d’artistes », « producteur », 6(2), 7, 9(3), 25 à 27, 32, 33(1), 44.

Doctrine et autres documents cités

Sullivan, Ruth.  Sullivan on the Construction of Statutes, 5th ed. Markham, Ont. : LexisNexis, 2008.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Noël, Pelletier et Trudel), 2013 CAF 64, 443 N.R. 121, 54 Admin. L.R. (5th) 1, [2013] A.C.F. no 261 (QL), 2013 CarswellNat 508, qui a infirmé une décision du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes‑producteurs, 2012 TCRPAP 053 (http://decisia.lexum.com/cirb-ccri/saa-lsa/fr/item/8107/index.do), [2012] D.T.C.R.P.A.P. no 1 (QL),  2012 CarswellNat 4332. Pourvoi accueilli.

                    David Yazbeck, Michael Fisher et Wassim Garzouzi, pour les appelants.

                    Guy P. Dancosse, c.r., Sophie Roy‑Lafleur et Guy Régimbald, pour l’intimé.

                    Joshua S. Phillips et Karen Ensslen, pour les intervenantes Writers Guild of Canada et Canadian Screenwriters Collection Society.

                    Colette Matteau, pour les intervenantes la Société du droit de reproduction des auteurs, compositeurs et éditeurs du Canada et SODRAC 2003 Inc.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              Le juge Rothstein — Il est question en lespèce de létendue de la négociation collective autorisée par une loi propre au secteur artistique et de la relation entre cette loi et la Loi sur le droit d  auteur , L.R.C. 1985, ch. C‑42 .

I.              Contexte et historique

[2]                              La Loi sur le statut de l  artiste , L.C. 1992, ch. 33  (« LSA  »), a pour objet « létablissement et la mise en œuvre dun régime de relations de travail entre producteurs et artistes » (art. 7), les « producteurs » ne sentendant que de certaines institutions fédérales et entreprises de radiodiffusion qui ont recours aux services dartistes en vue dobtenir une prestation (art. 5 « producteur » et al. 6(2)a)). La LSA  prévoit laccréditation d« associations dartistes » chargées de défendre les intérêts professionnels et socio‑économiques des artistes dun secteur déterminé (art. 5 « association dartistes » et art. 25 à 27). Les associations dartistes accréditées négocient, avec un producteur ou une association de producteurs, des « accords‑cadres » qui énoncent les « dispositions relatives aux conditions minimales pour les prestations de services des artistes et à des questions connexes » (art. 5 « accord‑cadre »). Une fois signés, les accords‑cadres lient tous les artistes du secteur déterminé — quils adhèrent officiellement ou non à lassociation dartistes — dans leurs rapports avec ce producteur ou cette association de producteurs, à lexception des « employés » ou « fonctionnaires » au sens de la LSA  pour ce qui est des activités qui relèvent de leurs fonctions (par. 9(3) et 33(1) et art. 44). À toutes les époques pertinentes en lespèce, le Tribunal canadien des relations professionnelles artistes‑producteurs (« Tribunal ») était le tribunal administratif chargé de lapplication et de lexécution de la LSA  (en 2012, cette responsabilité a été confiée au Conseil canadien des relations industrielles en vertu de la Loi sur l  emploi, la croissance et la prospérité durable , L.C. 2012, ch. 19, art. 532 ). Des associations dartistes accréditées par le Tribunal ont négocié près de 180 accords‑cadres, dont bon nombre portaient sur des questions de droit dauteur.

[3]                              La Loi sur le droit d  auteur  renferme plusieurs dispositions qui sont pertinentes en lespèce. Larticle 2 définit une « société de gestion » (parfois appelée « société de perception des droits dauteur ») comme une association, société ou personne morale autorisée — notamment par voie de cession, licence ou mandat — à se livrer à la gestion collective du droit dauteur au profit des artistes (entre autres). Les sociétés de gestion doivent soit administrer un système doctroi de licences pour un répertoire dœuvres par lequel elles déterminent les modalités selon lesquelles elles autoriseront lutilisation de ces œuvres, soit percevoir et répartir les redevances payables par les utilisateurs de ces œuvres aux termes de la Loi sur le droit d  auteur . La Société du droit de reproduction des auteurs, compositeurs et éditeurs du Canada (« SODRAC »), intervenante en lespèce, est une société de gestion au sens de cette loi.

[4]                              Les droits dauteur cédés ou concédés par licence exclusive à la société de gestion doivent respecter lexigence de la Loi sur le droit d  auteur  selon laquelle les cessions ou licences exclusives en question doivent être rédigées par écrit et signées par le titulaire du droit dauteur ou par son agent (par. 13(4)). Les sociétés de gestion peuvent fixer des tarifs pour lutilisation de ces droits dauteur (art. 70.1 et 70.13). La Commission du droit dauteur est chargée dhomologuer ces tarifs (art. 70.15).

[5]                              Le Canadian Artists Representation/Front des artistes canadiens (« CARFAC ») et le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (« RAAV ») sont les associations dartistes accréditées pour représenter, respectivement, les artistes canadiens en arts visuels à lextérieur du Québec et dans cette province. En 2003, ils ont entrepris conjointement la négociation dun accord‑cadre visé par la LSA  avec le Musée des beaux‑arts du Canada (« MBAC »). Létablissement de tarifs minimums payables par le MBAC pour lutilisation dœuvres existantes dartistes en arts visuels comptait parmi les points que le CARFAC/RAAV cherchait à négocier. Le MBAC a exprimé des réserves quant à linclusion dans laccord‑cadre de tels tarifs minimums, disant quil allait demander un avis juridique sur cette question. Il sest néanmoins engagé, au cours des quatre années suivantes, dans la négociation dun projet daccord‑cadre qui traitait des œuvres existantes.

[6]                              En 2007, le MBAC a obtenu un avis juridique sur lequel il sest appuyé pour affirmer que le CARFAC/RAAV navait pas le pouvoir de négocier des accords‑cadres prévoyant des tarifs minimums pour la concession de licences ou la cession des droits dauteur sur des œuvres existantes car il navait pas obtenu lautorisation écrite de tous les artistes visés par les accords‑cadres. Sur le fondement de cet avis, le MBAC a présenté un projet révisé daccord‑cadre dans lequel toutes les mentions dœuvres existantes avaient été supprimées. Après avoir tenté à quelques reprises de discuter davantage de cette question, le CARFAC/RAAV a déposé au Tribunal une plainte portant que le MBAC avait violé lart. 32  de la LSA  en ne négociant pas de bonne foi.

[7]                              Le Tribunal a conclu que la concession de licences ou la cession des droits dauteur sur des œuvres existantes pouvait être lobjet de tarifs minimums prévus dans des accords‑cadres, et que le MBAC navait pas négocié de bonne foi (2012 TCRPAP 053). Le Tribunal a conclu que, dans ses décisions précédentes, il avait reconnu que les accords‑cadres pouvaient inclure des tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes, et que linclusion de questions touchant aux droits dauteur était devenue la norme dans le secteur culturel. Il a affirmé que la LSA  complétait la Loi sur le droit d  auteur , et que les associations dartistes pouvaient négocier un accord‑cadre en vertu de la LSA , pourvu que cet accord ne lie pas les sociétés de gestion constituées sous le régime de la Loi sur le droit d  auteur  (par. 99‑104).

[8]                              Pour ce qui est de lart. 32  de la LSA , qui oblige les associations dartistes et les producteurs à négocier de bonne foi, le Tribunal a conclu que le MBAC avait manqué à cette obligation en présentant un projet révisé daccord‑cadre où il nétait nullement question de lutilisation dœuvres artistiques existantes « sans avis préalable » (par. 147) — contrairement à sa pratique habituelle de négociation avec le CARFAC/RAAV — sans solution de rechange raisonnable, et en sappuyant uniquement sur un seul avis juridique. La position du MBAC sur les tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes était inflexible, et le MBAC aurait dû savoir que le CARFAC/RAAV la rejetterait. Appliquant larrêt de notre Cour dans Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369 (« Royal Oak Mines »), le Tribunal a conclu que le MBAC avait violé lart. 32  de la LSA  en ne négociant pas de bonne foi (par. 147‑152). Il a ordonné au MBAC de se conformer à la LSA , détablir un calendrier des négociations avec le CARFAC/RAAV et de présenter des rapports mensuels au Tribunal (par. 171‑173).

[9]                              Les juges majoritaires de la Cour dappel fédérale ont accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par le MBAC. Se fondant sur la norme de contrôle de la décision correcte, ils ont décidé que permettre linclusion, dans des accords‑cadres, de tarifs minimums pour des œuvres existantes entrerait en conflit avec la Loi sur le droit d  auteur , car seuls les titulaires du droit dauteur peuvent limiter lexercice de ce droit (2013 CAF 64, 443 N.R. 121, par. 101). Ils ont conclu que le droit dauteur navait pas été cédé par écrit au CARFAC/RAAV par les artistes de leurs secteurs comme le prescrit le par. 13(4)  de la Loi sur le droit d  auteur , de sorte que le CARFAC/RAAV ne pouvait aucunement limiter lexercice par ces artistes de leurs droits dauteur (par. 111). En revanche, un accord‑cadre peut porter sur un contrat visant des œuvres commandées parce quil nexiste aucun droit dauteur lorsque lartiste signe pareil contrat. De plus, loctroi de licence ou la cession du droit dauteur sur une œuvre existante est simplement un transfert de bien; il ne sagit pas dun service ou « [dune] questio[n] connex[e] » suivant la définition d« accord‑cadre » dans la LSA  (par. 102‑108). Par conséquent, les tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes ne sauraient être inclus dans les accords‑cadres. Étant donné cette conclusion, les juges majoritaires ont estimé que le MBAC navait pas omis de négocier de bonne foi (par. 115).

[10]                          Le juge Pelletier, dissident, aurait rejeté la demande de contrôle judiciaire. Se fondant sur la norme de contrôle de la décision raisonnable, il a conclu que les accords‑cadres pouvaient inclure des tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes. Loctroi à un producteur du droit dutiliser une œuvre existante est analogue au service fourni par les hôtels et les agences de location dautomobiles qui permettent à autrui dutiliser leur bien (par. 83). Linterprétation donnée par le Tribunal à lexpression « prestations de services » était donc raisonnable (par. 86). Le fait quune association dartistes négocie des tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes nen fait pas lagent des artistes aux fins de concession dune licence à un producteur (par. 85). Le choix daccorder ou non une licence à un producteur appartient toujours au titulaire du droit dauteur et non à lassociation dartistes. Les accords‑cadres ne sappliquent pas aux œuvres dont le droit dauteur a été cédé à une société de gestion comme la SODRAC; ils sappliquent uniquement lorsque seul lartiste a le droit daccorder des licences pour lutilisation de son œuvre, doù labsence de conflit entre la LSA et la Loi sur le droit d  auteur  (par. 87).

[11]                          Le juge Pelletier a également conclu que le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que le MBAC navait pas négocié de bonne foi. Le MBAC avait adopté une position inflexible qui ne pourrait, à sa connaissance, jamais être acceptée par le CARFAC/RAAV, sur la seule foi dun avis juridique et malgré les quatre années quil avait passées à négocier de tels tarifs. La pratique ayant cours dans le secteur dactivités consistait à inclure les questions touchant au droit dauteur dans les accords‑cadres. Appliquant Royal Oak Mines, le juge Pelletier a conclu quune appréciation objective des faits étayait la conclusion du Tribunal selon laquelle le MBAC navait pas négocié de bonne foi (par. 71‑76).

II.           Analyse

[12]                          Je suis davis daccueillir le pourvoi et de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

A.           La norme de contrôle

[13]                          La norme de la décision raisonnable est présumée sappliquer lorsquun tribunal administratif interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie. La LSA  sapplique notamment aux « auteurs dœuvres artistiques [. . .] au sens de la Loi sur le droit d  auteur  », ce qui oblige le Tribunal à interpréter et à appliquer cette loi (LSA , sous‑al. 6(2)b)(i)). Aucune des exceptions à cette présomption dassujettissement à la norme de la décision raisonnable ne sapplique. Aucune question constitutionnelle nest en jeu. Le pourvoi ne soulève aucune véritable question de compétence, surtout au vu de la mise en garde de notre Cour qui appelle à donner une interprétation restrictive à cette catégorie de questions lorsquun tribunal administratif interprète sa loi constitutive ou des lois étroitement liées à son mandat (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 34). Il ny a en lespèce aucune question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui ne relève pas du champ dexpertise du Tribunal. Enfin, toutes les parties, les intervenantes et le Tribunal ne contestent pas que les accords‑cadres visés par la LSA  ne sappliquent pas aux sociétés de gestion régies par la Loi sur le droit d  auteur . Par conséquent, aucune question de délimitation des compétences respectives du Tribunal et de la Commission du droit dauteur ne se pose sérieusement. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

B.            Les accords‑cadres peuvent inclure les œuvres existantes

[14]                          Pour décider si les accords‑cadres négociés en vertu de la LSA  peuvent prévoir des tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes, il faut interpréter la LSA et se demander si elle entre en conflit avec la Loi sur le droit d  auteur .

(1)         Les « prestations de services des artistes » comprennent lutilisation dœuvres existantes

[15]                          La première question quil faut se poser est de savoir si le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que les « prestations de services des artistes » mentionnées dans la définition d« accord‑cadre » dans la LSA  comprennent les prestations dœuvres existantes.

[16]                          Je suis daccord avec le juge Pelletier pour dire quil ny a aucune raison dinfirmer la conclusion du Tribunal sur ce point. Linterprétation donnée par le Tribunal à lexpression « prestations de services des artistes » nest pas contraire à son sens ordinaire. De fait, lanalogie que fait le juge Pelletier avec le service fourni par les hôtels et les agences de location dautomobiles pour lutilisation de leur bien est convaincante. De plus, aucune disposition de la LSA  ne permet de traiter les œuvres commandées différemment des œuvres existantes.

[17]                          La définition des artistes qui sont liés par la LSA  comporte trois grandes catégories, dont la première regroupe les « auteurs dœuvres artistiques [. . .] au sens de la Loi sur le droit d  auteur  » (LSA , sous‑al. 6(2)b)(i)). Pour répondre à cette définition, lartiste doit avoir déjà créé lœuvre artistique dont il est lauteur. Si la LSA nétait pas censée sappliquer aux œuvres existantes, ce volet de la définition serait dénué de sens. Il serait illogique que la LSA  sapplique aux artistes en raison de leur création de ces œuvres, mais ne permette pas lapplication des accords‑cadres négociés sous son régime à ces mêmes œuvres. À défaut dêtre concluante, la mention au sous‑al. 6(2)b)(i) des auteurs dœuvres au sens de la Loi sur le droit d  auteur  donne fortement à penser que les accords‑cadres étaient censés sappliquer aux œuvres existantes.

[18]                          Si lon conclut que la prestation dœuvres existantes est exclue des accords‑cadres autorisés par la LSA , cette loi aurait une incidence limitée — du moins en ce qui concerne les artistes en arts visuels — sur la réalisation de la reconnaissance expresse, par le législateur, de limportance pour les artistes « de recevoir une indemnisation pour lutilisation, et notamment le prêt public, de leurs œuvres » (LSA , al. 2 e ) ). Les tarifs pour lutilisation dœuvres existantes représentent la principale question qui intéresse les artistes en arts visuels voulant être rémunérés pour leur travail, et non pas une question accessoire. Le MBAC a reconnu quil commandait rarement des œuvres, [traduction] « peut‑être une fois tous les cinq ans ». Linstallation, les conférences et les visites guidées sont des services accessoires qui non seulement ne procurent vraisemblablement pas une source de revenu suffisant pour rémunérer comme il se doit les artistes pour leur travail, mais qui peuvent aussi tous être fournis par dautres personnes que le créateur de lœuvre artistique. En effet, même sils peuvent être considérés comme des « questions connexes » suivant la définition d« accord‑cadre » à lart. 5, ils ne pourraient sans doute pas, dans bien des cas, être considérés comme une « prestation » au sens de lal. 6(2) a) de la LSA , et ils ne constitueraient alors pas un service artistique principal susceptible dêtre inclus dans un accord‑cadre.

[19]                          Pour ces motifs, la conclusion du Tribunal selon laquelle les « prestations de services des artistes » comprennent la cession ou la concession de licence dun droit dauteur était raisonnable. Par conséquent, les tarifs minimums pour loctroi des droits dauteur des artistes sur des œuvres existantes peuvent être inclus dans les accords‑cadres négociés en vertu de la LSA .

(2)         La LSA et la Loi sur le droit d  auteur  nentrent pas en conflit lune avec lautre

[20]                          La seconde question à traiter est de savoir si la conclusion susmentionnée — à savoir que les « prestations de services des artistes » comprennent loctroi des droits dauteur sur des œuvres existantes — crée un conflit avec la Loi sur le droit d  auteur .

[21]                          Il faut présumer quau moment où il a rédigé la LSA , le législateur connaissait la Loi sur le droit d  auteur  et voulait éviter tout conflit entre ces deux lois (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 205 et 325). La mention explicite de la Loi sur le droit d  auteur  au sous‑al. 6(2)b)(i) de la LSA  appuie cette présomption en lespèce. En labsence de preuve démontrant quil existe un conflit ou quune de ces lois est censée énoncer de manière exhaustive le droit applicable, il faut lire les deux lois en corrélation de façon à ce quelles puissent sappliquer de manière complémentaire.

[22]                          La négociation collective engagée par des associations dartistes comme le CARFAC/RAAV sous le régime de la LSA  relativement aux accords‑cadres visant des œuvres artistiques existantes ne contredit aucune disposition de la Loi sur le droit d  auteur . Les associations dartistes ne sont que des agents négociateurs. Elles nont ni acquis ni accordé, notamment par voie de cession ou de licence exclusive, quelque intérêt de propriété que ce soit sur le droit dauteur dun artiste, et elles ne prétendent pas le faire (voir Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20, par. 26‑28). Pour cette raison, le par. 13(4)  de la Loi sur le droit d  auteur , suivant lequel les cessions et les licences exclusives de droits dauteur doivent être rédigées par écrit, ne sapplique pas.

[23]                          Une association dartistes a pour fonction de négocier avec les producteurs afin de fixer ce qui est analogue au salaire minimum de tout artiste qui peut accepter de fournir son œuvre à un producteur. Létablissement dun tarif minimum pour lutilisation dœuvres existantes na dincidence sur aucun des droits conférés aux titulaires de droits dauteur aux termes de lart. 3  de la Loi sur le droit d  auteur . Dans certaines situations, le tarif minimum peut influer sur les conditions, sil en est, auxquelles des artistes accorderont à un producteur le droit dutiliser leurs œuvres, cest‑à‑dire empêcher un artiste de le faire si aucun producteur nest disposé à lui offrir le montant minimum prescrit par laccord‑cadre applicable. Toutefois, la décision daccorder ou non le droit dutiliser une œuvre appartient en définitive au titulaire du droit dauteur.

[24]                          Linterprétation qui précède nest pas incompatible avec les dispositions de la Loi sur le droit d  auteur  relatives aux sociétés de gestion. Comme l’avocat du CARFAC/RAAV la reconnu à laudience, les tarifs minimums des œuvres existantes ne sappliquent pas aux sociétés de gestion comme la SODRAC, et ne les lient pas. Les sociétés de gestion ont le pouvoir de fixer les tarifs des œuvres dont elles sont titulaires du droit dauteur, sous réserve de lapprobation de la Commission du droit dauteur. Cependant, la LSA et la jurisprudence du Tribunal sont claires, et aucune des parties au présent pourvoi nest en désaccord : les accords‑cadres ne lient pas les sociétés de gestion. La LSA  ne régit que les relations de travail entre les producteurs qui relèvent du gouvernement fédéral, au sens de la loi, et les artistes, dans la mesure où ils choisissent de conserver leurs droits dauteur.

[25]                          Les artistes ont donc deux possibilités quand ils traitent avec les producteurs relevant du gouvernement fédéral pour lutilisation de leurs œuvres existantes. Premièrement, ils peuvent céder ou concéder par licence leur droit dauteur à une société de gestion ou nommer cette société comme leur agent autorisé. Dans ce cas, les tarifs fixés sous le régime de la Loi sur le droit d  auteur , et non sous celui de la LSA et de tout accord‑cadre conclu pour leur secteur, sappliqueront aux œuvres en question. Deuxièmement, ils peuvent traiter directement avec le producteur, auquel cas ils seront liés par tout accord‑cadre applicable au titre de la LSA . Dans ce dernier cas, les artistes peuvent soit accepter les tarifs minimums et les conditions énoncés dans les accords‑cadres et les contrats types, soit tenter de négocier des tarifs supérieurs ou des conditions plus favorables.

C.            Lobligation de négocier de bonne foi

[26]                          L’avocat du MBAC a confirmé à laudience que, si la Cour concluait à la possibilité dinclure dans les accords‑cadres les tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes, le MBAC serait disposé à négocier ces tarifs. Puisque cest essentiellement ce que demande le CARFAC/RAAV en lespèce, il nest pas nécessaire dexaminer en profondeur la question de savoir si le MBAC a omis de négocier de bonne foi.

[27]                          Le Tribunal sest concentré sur « la manière dont les négociations ont été menées », bien quil ait aussi examiné le contenu des négociations (par. 121 (je souligne)). Il a exposé en détail dans ses motifs les faits qui lui permettent de conclure que le MBAC navait pas négocié de bonne foi (par. 122‑152). En bref, le Tribunal a conclu que, même si le MBAC avait exprimé quelques préoccupations en juin 2003, il na pas cherché avant octobre 2007 à exclure du projet daccord‑cadre les tarifs minimums des œuvres existantes sur la foi de son interprétation de la Loi sur le droit d  auteur .

[28]                          Compte tenu de ces faits, le Tribunal a signalé que le MBAC avait dérogé à la pratique établie par les parties ― qui consistait à séchanger des projets daccord‑cadre avant leurs réunions ― lorsquil a présenté son projet révisé daccord‑cadre tout de suite après que lavis juridique quil avait obtenu a été abordé la première fois (par. 123, 136, 138‑139 et 147). Le Tribunal a conclu que « présenter une proposition [qui excluait de laccord‑cadre les tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes] ou adopter une position inflexible alors que lon devrait savoir que lautre partie ne pourra jamais laccepter constitue nécessairement un manquement à cette obligation de négocier de bonne foi » (par. 151).

[29]                          Il appert des motifs du Tribunal que celui‑ci a examiné en profondeur les faits et le droit en matière de négociation de bonne foi. Devant notre Cour, le MBAC a invoqué certains faits à lappui de son argument quil navait pas manqué à son obligation de négocier de bonne foi. Le Tribunal a démontré dans ses motifs quil avait connaissance de ces faits, à savoir que le MBAC avait exprimé des réserves à propos de linclusion de tarifs minimums pour lutilisation dœuvres existantes dans un accord‑cadre négocié, quil sétait appuyé sur un avis juridique pour refuser dinclure de tels tarifs minimums dans laccord‑cadre, et quil sétait dit disposé à négocier des solutions de rechange et autres questions à régler après avoir présenté le projet révisé daccord‑cadre (par. 124 et 140‑142). Le Tribunal a néanmoins conclu que le MBAC navait pas négocié de bonne foi.

[30]                          Dans lappréciation de la raisonnabilité, il nappartient pas aux tribunaux judiciaires de soupeser à nouveau la preuve examinée par le tribunal administratif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 64, le juge Binnie). Vu les conclusions de fait du Tribunal, sa décision ne saurait être qualifiée de déraisonnable.

III.        Conclusion

[31]                          Le pourvoi est accueilli et lordonnance du Tribunal est rétablie. Les appelants, le CARFAC et le RAAV, ont droit aux dépens devant notre Cour et la Cour dappel fédérale.

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs des appelants : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

                    Procureurs de l’intimé : Lapointe Rosenstein Marchand Melançon, Montréal; Gowlings, Ottawa.

                    Procureurs des intervenantes Writers Guild of Canada et Canadian Screenwriters Collection Society : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto.

                    Procureurs des intervenantes la Société du droit de reproduction des auteurs, compositeurs et éditeurs du Canada et SODRAC 2003 Inc. : Matteau Poirier avocats inc., Montréal.

 

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