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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514

 

Date : 20140725

Dossier : 35375

Entre :

Commission des normes du travail

Appelante

et

Asphalte Desjardins inc.

Intimée

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 72)

Le juge Wagner (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

 

 

 


comm. normes du travail c. asphalte desjardins, 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514

Commission des normes du travail                                                               Appelante

c.

Asphalte Desjardins inc.                                                                                    Intimée

Répertorié : Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc.

2014 CSC 51

No du greffe : 35375.

2014 : 28 mars; 2014 : 25 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit de l’emploi — Contrats — Contrat de travail à durée indéterminée — Obligation de donner un délai de congé — Salarié ayant donné délai de congé à son employeur afin de mettre fin au contrat de travail à une date ultérieure — Employeur mettant fin au contrat de travail avant date de départ annoncée par salarié — L’employeur qui reçoit un délai de congé d’un salarié peut-il mettre fin au contrat de travail avant l’expiration du délai, sans avoir à lui-même donner un délai de congé ou à verser une indemnité qui en tient lieu? — Code civil du Québec, art. 2091, 2092 — Loi sur les normes du travail, RLRQ, ch. N-1.1, art. 82, 83.

                    Le salarié en cause travaillait pour son employeur depuis 1994. Le vendredi 15 février 2008, le salarié remet à son employeur un avis de démission annonçant qu’il compte mettre fin à son contrat de travail le 7 mars 2008, soit trois semaines plus tard. Le lundi 18 février, n’ayant pas réussi à convaincre le salarié de demeurer en poste, l’employeur décide, sans autre formalité, de mettre fin au contrat de travail dès le lendemain, soit le 19 février 2008, plutôt que le 7 mars 2008 — la date de départ annoncée par le salarié.

                    L’appelante, la Commission des normes du travail (« Commission »), réclame pour le compte du salarié une indemnité équivalente à trois semaines de préavis, ce qui correspond au délai de congé donné par le salarié dans sa lettre de démission. La Commission réclame également, dans la même proportion, la valeur monétaire du congé annuel. Elle a eu gain de cause en Cour du Québec, mais elle a été déboutée en Cour d’appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

                    Le présent pourvoi soulève la question de l’interaction des dispositions du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et de la Loi sur les normes du travail eu égard à l’effet d’un délai de congé dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée. Une interprétation concordante des dispositions en cause s’impose puisqu’elles s’inscrivent dans le même contexte, à savoir la cessation des relations de travail.

                    Une partie peut sans motif mettre fin unilatéralement à un contrat de travail à durée indéterminée, à la condition toutefois de donner un délai de congé (c’est-à-dire un préavis) raisonnable à son cocontractant conformément à l’art. 2091 C.c.Q. L’obligation de donner un délai de congé qu’impose l’art. 2091 C.c.Q. s’applique tant au salarié qu’à l’employeur, et ce, pour toute la durée du contrat.

                    Aux principes édictés par le Code civil s’ajoutent les normes formulées par la Loi sur les normes du travail, dont celle à l’art. 82 qui impose à l’employeur l’obligation de donner un préavis écrit au salarié lorsque l’employeur est celui qui met fin au contrat de travail. Cette disposition précise la durée du préavis en fonction des années de service du salarié. À défaut de préavis, l’employeur doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente conformément à l’art. 83 de la Loi sur les normes du travail. La Loi sur les normes du travail, dans le contexte du présent pourvoi, vient préciser les obligations de l’employeur et, vu son objectif, il y a lieu de l’interpréter de manière large et libérale.

                    Le contrat de travail à durée indéterminée ne prend pas fin au moment même où le délai de congé est donné conformément à l’art. 2091 C.c.Q. Le libellé de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail confirme que le contrat de travail à durée indéterminée ne prend pas fin au moment même de la remise du préavis. Il est acquis qu’il n’y a pas résiliation automatique du contrat dès réception d’un délai de congé et que la relation contractuelle continue jusqu’à la date prévue par le délai de congé donné par le salarié ou l’employeur. En conséquence, même après que l’une des parties au contrat de travail à durée indéterminée a donné un délai de congé à son cocontractant, chaque partie demeure tenue de respecter les obligations qui lui incombent en vertu du contrat de travail jusqu’à l’expiration de ce délai. Cela comprend l’obligation de donner un délai de congé en vertu de l’art. 2091 C.c.Q. qui s’impose à celui qui souhaite à son tour mettre fin au contrat avant l’expiration du délai de congé donné par l’autre.

                    Il est inopportun de traiter de la question de l’effet du délai de congé sous l’angle de la renonciation. Le fait de donner un délai de congé annonce la fin du contrat de travail : il ne permet pas de déroger au principe selon lequel une partie ne peut unilatéralement cesser d’exécuter ses obligations contractuelles au détriment des droits de l’autre partie. L’argument fondé sur la renonciation au délai de congé dans ce contexte est une fiction irrecevable. L’employeur qui précipite la fin du contrat après qu’un salarié lui a donné un délai de congé n’effectue pas une « renonciation », mais bien une résiliation unilatérale du contrat de travail, ce qui n’est autorisé que suivant les modalités prévues par la loi (art. 1439 et 2091 C.c.Q.).

                    En somme, un employeur qui reçoit d’un salarié le délai de congé prévu à l’art. 2091 C.c.Q. ne peut mettre fin unilatéralement au contrat de travail à durée indéterminée sans donner à son tour un délai de congé ou une indemnité qui en tient lieu. Le délai de congé donné par le salarié n’a pas pour effet de libérer immédiatement les parties de leurs obligations respectives découlant du contrat de travail. Si l’employeur refuse de laisser le salarié fournir sa prestation de travail et de le rémunérer pendant le délai de congé, il se trouve à « mettre fin au contrat » au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail.

                    Par ailleurs, l’art. 2092 C.c.Q. ne constitue pas une exception à la règle suivant laquelle une partie doit dans tous les cas, comme le veut l’art. 2091 C.c.Q., remettre un délai de congé à son cocontractant si elle désire mettre fin unilatéralement au contrat sans motif. En réalité, l’art. 2092 C.c.Q. ne cible pas le délai de congé en tant que tel, mais bien le droit du salarié de réclamer une indemnité lorsqu’un tel délai est insuffisant. Il est inexact de conclure que l’absence d’une disposition équivalente pour l’employeur signifie que ce dernier peut « renoncer » au délai de congé que lui donne le salarié.

                    Enfin, il convient de retenir la distinction entre des circonstances comme celles de la présente espèce et celles où un salarié démissionne sur-le-champ en offrant néanmoins de rester à l’emploi pendant un certain temps, auquel cas, si l’employeur souhaite effectivement que le salarié quitte sur-le-champ, il y a rencontre des volontés, et le délai de congé n’est pas nécessaire puisqu’un contrat à durée indéterminée peut prendre fin de l’accord des parties. Dans un tel cas, l’art. 2092 C.c.Q. ne trouve pas application, puisque la fin de l’emploi n’est pas alors le fruit d’un acte unilatéral de l’employeur. De plus, il ne serait pas question de l’indemnité prévue aux art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail, puisque la fin du contrat résulterait d’une entente entre les parties : il serait impossible de conclure que l’employeur a mis fin au contrat.

                    En l’espèce, les circonstances entourant la démission du salarié n’étaient pas ambiguës. En remettant une lettre annonçant sa démission, le salarié n’a pas mis fin au contrat immédiatement : il s’est plutôt conformé aux exigences de l’art. 2091 C.c.Q. et a annoncé à son employeur la fin de leur relation contractuelle dans un futur rapproché. En demandant au salarié de quitter avant la date annoncée, l’employeur a mis fin au contrat de façon unilatérale sans délai de congé suffisant, manquant ainsi à l’obligation que lui imposait l’art. 2091 C.c.Q., et, par voie de conséquences, cela a déclenché l’application des art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail. Le salarié n’ayant pas réclamé la pleine indemnité prévue à ces dispositions, il est préférable de laisser pour plus tard la question de décider si la durée du préavis prévue à l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, et l’indemnité équivalente à l’art. 83, relèvent de l’ordre public de direction ou de protection.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : ChemAction inc. c. Clermont, 2008 QCCQ 7353 (CanLII); Commission des normes du travail c. 9063-1003 Québec inc., 2009 QCCQ 2969 (CanLII); Commission des normes du travail c. S2I inc., [2005] R.J.D.T. 200; Commission des normes du travail c. Compogest inc., 2003 CanLII 39374; Martin c. Compagnie d’assurances du Canada sur la vie, [1987] R.J.Q. 514; Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28, [2010] 2 R.C.S. 61; Commission des normes du travail c. Centre de décoration des sols inc., 2009 QCCQ 2587 (CanLII); Commission des normes du travail c. Commission scolaire de Laval, 2003 CanLII 42505; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; IBM Canada ltée c. D.C., 2014 QCCA 1320 (CanLII); Atwater Badminton and Squash Club Inc. c. Morgan, 2014 QCCA 998 (CanLII); Aksich c. Canadian Pacific Railway, 2006 QCCA 931, [2006] R.J.D.T. 997; Nurun inc. c. Deschênes, 2004 CanLII 27918; Isidore Garon ltée c. Tremblay, 2006 CSC 2, [2006] 1 R.C.S. 27; Garcia Transport Ltée c. Cie Trust Royal, [1992] 2 R.C.S. 499; Commission des normes du travail c. Quesnel, [1999] J.Q. no 6966 (QL); Transforce inc. c. Baillargeon, 2012 QCCA 1495, [2012] R.J.Q. 1626.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, art. 1380, 1439, 2085 à 2097, 2086, 2087, 2088, 2091, 2092, 2094.

Loi sur les normes du travail, RLRQ, ch. N-1.1, art. 82, 83, 114.

Doctrine et autres documents cités

Béliveau, Nathalie-Anne, avec la collaboration de Marc Ouellet. Les normes du travail, 2e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2010.

Gagnon, Robert P. Le droit du travail du Québec, 7e éd., mis à jour par Langlois Kronström Desjardins, sous la direction de Yann Bernard et autres. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2013.

Lluelles, Didier, et Benoît Moore. Droit des obligations, 2e éd. Montréal : Thémis, 2012.

Morin, Fernand. « Démission et congédiement : la difficile parité des règles de droit applicables à ces deux actes » (2013), 43 R.G.D. 637.

Morin, Fernand, et autres. Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2010.

Québec. Ministère de la Justice. Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société. Québec : Publications du Québec, 1993.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Pelletier, Bich et Fournier), 2013 QCCA 484, [2013] AZ-50948335, [2013] J.Q. no 2366 (QL), 2013 CarswellQue 2371, qui a infirmé une décision du juge Massol, 2010 QCCQ 7473, [2010] R.J.D.T. 935, [2010] AZ-50668866, [2010] J.Q. no 8693 (QL), 2010 CarswellQue 9152. Pourvoi accueilli.

                    Robert Rivest et Jessica Laforest, pour l’appelante.

                    Claude J. Denis et Frédérick Langlois, pour l’intimée.

                    Le jugement de la Cour a été rendu par

[1]                              Le juge Wagner — Le présent pourvoi porte sur le délai de congé servant à mettre fin à un contrat de travail à durée indéterminée. Plus particulièrement, il s’agit de trancher la question de savoir si l’employeur qui reçoit un délai de congé d’un salarié peut mettre fin au contrat de travail avant l’expiration du délai, sans avoir à lui-même donner un délai de congé ou à verser une indemnité qui en tient lieu. Je suis d’avis de répondre par la négative à cette question et d’accueillir le pourvoi, et voici pourquoi.

I.          Le contexte

[2]                              Les faits de l’espèce ne sont pas contestés. Le salarié en cause, M. Daniel Guay, travaillait pour l’intimée, Asphalte Desjardins inc., depuis 1994. Cette dernière œuvre dans le domaine du pavage et tire ses revenus de contrats avec des municipalités et le gouvernement provincial. Il existe une certaine concurrence dans le domaine et les contrats sont généralement attribués au moyen d’appels d’offres. Monsieur Guay occupait le poste de directeur de projets et avait accès à des renseignements confidentiels, y compris les prix proposés par l’entreprise dans ses soumissions ainsi que les coûts de réalisation des travaux par celle-ci.

[3]                              Le vendredi 15 février 2008, M. Guay remet à Asphalte Desjardins un avis de démission annonçant qu’il compte mettre fin à son contrat de travail le 7 mars 2008, soit trois semaines plus tard. En remettant son avis de démission, M. Guay précise qu’il quitte pour travailler chez un concurrent, lequel lui offre des conditions salariales plus avantageuses. Il souligne également que le délai de trois semaines sera suffisant pour finaliser les dossiers et assurer une transition ordonnée avec son successeur.

[4]                              Le lundi 18 février, certains dirigeants d’Asphalte Desjardins tentent de convaincre M. Guay de demeurer en poste, mais sans succès. Asphalte Desjardins décide donc, sans autre formalité, de mettre fin au contrat de travail dès le lendemain, soit le 19 février 2008, plutôt que le 7 mars 2008 — la date de départ annoncée par M. Guay.

[5]                              L’appelante, la Commission des normes du travail (« Commission »), réclame pour le compte de M. Guay une indemnité équivalente à trois semaines de préavis, ce qui correspond au délai de congé donné par M. Guay dans sa lettre de démission, nonobstant l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, RLRQ, ch. N-1.1, qui lui donne droit à un préavis de quatre semaines en sa qualité de salarié justifiant de cinq à dix ans de service continu. La Commission réclame également, dans la même proportion, la valeur monétaire du congé annuel.

II.       Historique judiciaire

A.       Cour du Québec, 2010 QCCQ 7473, [2010] R.J.D.T. 935

[6]                              Le juge Massol accueille la demande de la Commission, à l’exception de sa réclamation pour obtenir une somme forfaitaire de 20 p. 100 pour son compte en vertu de l’art. 114 de la Loi sur les normes du travail. En condamnant Asphalte Desjardins aux sommes réclamées en guise de préavis et de congé annuel, le juge Massol rappelle que l’employeur qui entend se séparer d’un salarié l’ayant avisé qu’il compte démissionner à une date future devra lui-même fournir un préavis à ce salarié ou lui verser une indemnité qui en tient lieu s’il entend mettre fin au contrat de travail avant la date de prise d’effet de la démission. En d’autres termes, le salarié a le droit d’être rémunéré pendant la période comprise entre l’avis de démission et la prise d’effet de celle-ci (par. 35).

[7]                              Selon le juge Massol, il y a lieu de faire la distinction entre, d’une part, un salarié qui annonce son intention de démissionner à une date déterminée (comme en l’espèce) et, d’autre part, un salarié qui annonce son intention de démissionner sur-le-champ tout en offrant de travailler pendant un certain temps (comme dans l’affaire ChemAction inc. c. Clermont, 2008 QCCQ 7353 (CanLII), par. 37 et suiv.). Dans la présente affaire, comme la lettre de démission de M. Guay indiquait clairement qu’il quitterait son poste le 7 mars 2008, le juge Massol conclut que M. Guay formulait plus qu’une offre de demeurer à l’emploi d’Asphalte Desjardins pendant les trois semaines précédant la date de son départ.

[8]                              À cet égard, le juge Massol souligne que le salarié peut choisir le moment à partir duquel la cessation du lien d’emploi prendra effet. Ce choix doit être respecté dès lors que le salarié se conforme à l’obligation imposée par l’art. 2091 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») de donner un délai de congé. Le juge Massol conclut qu’« [e]n définitive, si l’employeur bénéficie d’une protection, celui-ci ne peut y renoncer au détriment des droits propres du salarié » (par. 49).  

B.       Cour d’appel du Québec, 2013 QCCA 484 (CanLII)

(1)      Motifs majoritaires de la juge Bich (auxquels souscrit le juge Fournier)

[9]                              Sous la plume de la juge Bich, la majorité de la Cour d’appel du Québec accueille l’appel d’Asphalte Desjardins et rejette l’action de la Commission. Selon la majorité, le délai de congé prévu à l’art. 2091 C.c.Q. a pour but de protéger la partie qui reçoit le délai de congé en lui permettant « de pallier les inconvénients découlant d’une rupture [du contrat de travail] qu’elle ne peut ni contrer ni empêcher » (par. 55). Reconnaissant que le délai de congé peut, en pratique, comporter un certain avantage pour la partie qui le donne, la majorité estime toutefois qu’il ne s’agit pas là de l’objectif poursuivi par l’art. 2091 C.c.Q. Selon la majorité, le délai de congé n’est pas « porteur d’une obligation synallagmatique qui lierait la partie qui le reçoit » (par. 56), si bien qu’un salarié ne peut imposer à l’employeur l’obligation de respecter intégralement le délai de congé qu’il lui donne. De même, un salarié ne peut être contraint de respecter jusqu’à la toute fin un délai de congé « travaillé » que lui donnerait son employeur, et s’il décide de partir plus tôt, le même salarié ne peut être tenu de donner un délai de congé à son tour ou encore d’indemniser l’employeur (par. 58).

[10]                          La majorité ajoute par ailleurs que le délai de congé prévu à l’art. 2091 C.c.Q. n’est pas non plus une condition d’exercice de la faculté de résiliation unilatérale, qui déterminerait la validité de celle-ci : en son absence, la résiliation n’est pas nulle, et le droit du cocontractant se limite à celui d’être indemnisé du préjudice découlant du fait de ne pas avoir reçu un délai de congé (par. 59).

[11]                          L’objet, le but et la nature de l’obligation de donner un délai de congé amènent a priori à conclure que la partie qui reçoit le délai de congé peut y renoncer (par. 60). La majorité souligne cependant qu’en raison du risque d’abus que cela peut entraîner pour le salarié, le législateur a édicté une mesure de protection à son intention à l’art. 2092 C.c.Q. en interdisant toute renonciation à son droit à une indemnité en cas de délai de congé insuffisant ou de résiliation abusive. La majorité fait remarquer que cette interdiction — qui n’est édictée qu’à l’égard du salarié — témoigne qu’à défaut de l’art. 2092 C.c.Q., une renonciation au délai de congé serait effectivement possible (par. 61-62). La majorité fait également observer que l’interdiction établie à l’art. 2092 C.c.Q. n’est pas absolue, et qu’un salarié peut, à certaines conditions, renoncer au délai de congé que doit lui donner l’employeur. Bref, selon la majorité, tant le salarié (à certaines conditions) que l’employeur (sans condition) peut renoncer au bénéfice du délai de congé (par. 63-65).

[12]                          La majorité rappelle que, de façon générale, le contrat de travail se poursuit pendant le délai de congé, sauf si la partie qui reçoit le délai de congé y renonce (par. 66). Elle ajoute cependant que la renonciation de l’employeur au délai de congé que lui donne le salarié ne peut être considérée comme mettant fin au contrat au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail. À partir du moment où le salarié donne le délai de congé, le sort du contrat de travail est « irrémédiablement fixé » (par. 70). Le délai de congé ne fait que retarder l’effet de la décision unilatérale du salarié de mettre fin au contrat : « La renonciation de l’employeur à ce préavis ne peut changer le fait ni les conséquences juridiques de celui-ci » (par. 70). En d’autres termes, une démission ne devient pas un congédiement par voie de renonciation de l’employeur au délai de congé.

[13]                          Quant à la distinction entre la situation où un salarié annonce son intention de démissionner à une date ultérieure et celle où un salarié annonce son intention de démissionner sur-le-champ tout en offrant de demeurer à l’emploi un certain temps, elle est rejetée par la majorité. Selon la majorité, dans un cas comme dans l’autre, l’employeur peut renoncer au délai de congé sans entraîner pour autant l’application de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail (par. 74). Cette disposition, malgré son emploi de l’expression « mettre fin » au contrat de travail, ne vise pas à protéger le salarié en cas de démission, mais plutôt les situations dans lesquelles le contrat de travail est rompu à l’initiative de l’employeur (par. 77-80).

[14]                          Dans un autre ordre d’idées, la majorité est d’avis qu’il n’y a pas lieu de remettre en question la pratique selon laquelle l’employeur peut, à sa convenance, résilier immédiatement le contrat en versant au salarié une indemnité au lieu de donner un délai de congé. Selon la majorité, l’application des motifs dissidents du juge Pelletier mettrait en péril cette pratique (par. 82). 

[15]                          En somme, la majorité de la Cour d’appel conclut que l’employeur peut librement renoncer au délai de congé que le salarié démissionnaire est tenu de lui donner en vertu de l’art. 2091 C.c.Q., et que ce faisant, il ne met pas fin au contrat de travail au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, qui n’a pas d’application en pareil cas (par. 84).

[16]                          La majorité invite finalement le législateur à intervenir afin de changer l’état du droit quant à l’applicabilité de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail dans un tel cas de figure, puisqu’elle reconnaît que dans certaines circonstances cela pourrait mener à des résultats injustes pour le salarié (par. 85-86).

(2)      Motifs dissidents du juge Pelletier

[17]                          Le juge Pelletier aurait pour sa part rejeté l’appel et confirmé le jugement de première instance. Il souligne que cette affaire soulève « le problème de l’interaction des articles 82 et 83 de la Loi [sur les normes du travail] avec les règles de droit commun prévues au Code civil du Québec, notamment celles découlant des articles 2091 et 2092 C.c.Q. » (par. 10). Selon lui, afin d’aborder ce problème, il est nécessaire de se reporter au 15 février 2008, et il rappelle que le juge de première instance a conclu qu’à cette date, M. Guay avait clairement indiqué à Asphalte Desjardins qu’il continuerait de fournir sa prestation de travail jusqu’au 7 mars 2008 (par. 23). En raison de cette conclusion, le juge Pelletier est d’avis que cette affaire se distingue de l’affaire ChemAction, en ce que M. Guay n’a pas offert à Asphalte Desjardins une alternative qui aurait permis à celle-ci, à son choix, de mettre fin immédiatement et de façon consensuelle aux obligations mutuelles découlant du contrat de travail (par. 24-25).

[18]                          En l’espèce, il n’y a pas eu selon le juge Pelletier rencontre des volontés quant à la terminaison immédiate du lien d’emploi (par. 25). Le juge Pelletier souligne à cet égard qu’Asphalte Desjardins ne plaide pas que M. Guay a consenti à la cessation immédiate du contrat de travail. Elle soutient plutôt que l’avis de démission remis par ce dernier donnait à l’entreprise l’occasion de renoncer unilatéralement à la prestation de travail pour le temps à écouler jusqu’au 7 mars 2008, et que cette renonciation lui permettait de se libérer de son obligation de payer à M. Guay son salaire (par. 26). Au soutien de cette prétention, Asphalte Desjardins invoque expressément la notion de remise au sens du Code civil du Québec. Or, selon le juge Pelletier, il ne peut y avoir remise, puisqu’une remise de dette est un contrat synallagmatique nécessitant l’accord des deux parties (par. 27). Le juge Pelletier ajoute que, dans la meilleure des hypothèses pour Asphalte Desjardins, il s’agirait d’une renonciation ayant accessoirement un effet libérateur pour l’une et l’autre des parties (par. 28).

[19]                          Le juge Pelletier rappelle que conformément à l’art. 2091 C.c.Q. une partie doit donner un délai de congé à son cocontractant si elle souhaite mettre fin au contrat unilatéralement. La cessation d’un contrat de travail à durée indéterminée qui découle de la volonté d’une seule des parties ne survient pas dès l’annonce de la décision, car la période correspondant au délai de congé doit s’écouler. Cette règle vaut tant pour l’employeur que pour le salarié (par. 31). Le juge Pelletier précise que l’art. 2092 C.c.Q. frappe de nullité absolue une renonciation à l’avance par le salarié à son droit d’obtenir réparation du préjudice qui résulterait du non-respect par l’employeur de l’obligation imposée par l’art. 2091 C.c.Q. (par. 32). Il indique toutefois que rien n’empêche les parties de convenir librement de la fin immédiate de leur relation contractuelle, auquel cas l’art. 2092 C.c.Q. ne trouve pas application « parce que la fin de l’emploi n’est pas le fruit du geste unilatéral de l’employeur » (par. 34).

[20]                          Le juge Pelletier ajoute également qu’à son avis, il est inapproprié d’analyser le problème en cause sous l’angle de la renonciation puisque le contrat de travail entre les parties demeurait applicable pendant le délai de congé, et que seule une entente entre les parties, et non un geste unilatéral, pouvait les libérer de leurs obligations (par. 36). En l’espèce, Asphalte Desjardins a mis fin unilatéralement au lien d’emploi le 19 février 2008 au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, entraînant ainsi les conséquences prescrites à l’art. 83 de ladite Loi (par. 37).

[21]                          Le juge Pelletier avance deux autres arguments au soutien de son raisonnement. Premièrement, selon lui, la thèse d’Asphalte Desjardins signifie que « la démission faite conformément à l’art. 2091 C.c.Q. emporterait, pour le salarié, une renonciation à l’avance à son droit d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit » (par. 39 (italique omis)). Or, une telle renonciation est expressément interdite par l’art. 2092 C.c.Q. Deuxièmement, selon le juge Pelletier, le respect par le salarié de son obligation énoncée à l’art. 2091 C.c.Q. ne peut emporter pour lui la perte de la protection que lui procurent les art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail et la compensation minimale qui y est prévue, peu importe que l’on puisse ou non qualifier le geste unilatéral de l’employeur de « congédiement » (par. 40).

[22]                          Finalement, le juge Pelletier est d’avis qu’Asphalte Desjardins, ayant mis fin au lien d’emploi au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, est débitrice de l’obligation prévue à l’art. 83 (par. 44). Il reconnaît qu’en vertu de l’art. 82, M. Guay aurait eu droit à quatre semaines de préavis. Cependant, compte tenu du consentement donné par M. Guay à la résiliation du contrat à partir du 7 mars 2008, et tenant pour acquis que l’on puisse inférer le consentement d’Asphalte Desjardins à cette même date, le juge Pelletier conclut que l’obligation de payer une indemnité afférente au délai de congé a pris fin à cette date : « Dit autrement, à compter du 7 mars 2008, ce n’est plus le seul congédiement qui explique la terminaison du contrat d’emploi, c’est aussi l’accord des parties. La prise d’effet du consentement respectif des parties à mettre fin à leur entente vient aussi, en quelque sorte, mettre un terme à l’application des articles 82 et 83 de la Loi à l’égard des droits et obligations nés du lien d’emploi » (par. 45).

III.    Question en litige

[23]                          Le pourvoi soulève la question suivante : Dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée, un employeur qui a reçu un délai de congé d’un salarié est-il autorisé par la loi à mettre fin au contrat avant l’expiration de ce délai, sans être tenu de donner à son tour à ce salarié un délai de congé ou une indemnité qui en tient lieu?

IV.    Analyse

[24]                          Je suis d’avis de retenir en partie les motifs exposés par le juge Pelletier, d’accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement de première instance.

[25]                          D’emblée, je souligne que par ses motifs, la majorité de la Cour d’appel du Québec met en relief une certaine confusion sur la notion de délai de congé, sur ses effets et sur les événements qui permettent de conclure à la cessation d’un contrat de travail. Ce faisant, la Cour d’appel a écarté un courant jurisprudentiel bien établi en première instance au Québec en matière de relations de travail, suivant lequel l’employeur ne peut renoncer au délai de congé sans entraîner pour autant l’application des art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail (voir, à titre d’exemple, Commission des normes du travail c. 9063-1003 Québec inc., 2009 QCCQ 2969 (CanLII); Commission des normes du travail c. S2I inc., [2005] R.J.D.T. 200 (C.Q.); Commission des normes du travail c. Compogest inc., 2003 CanLII 39374 (C.Q.)). Ce courant jurisprudentiel n’est toutefois pas unanime. Dans ChemAction, la Cour du Québec a décidé que l’employeur peut renoncer au délai de congé donné par le salarié, que cette renonciation ne transforme pas une démission en congédiement, et que ladite démission est immédiate, si bien que le salarié ne peut alors exiger une indemnité, que ce soit celle prévue à l’art. 83 de la Loi sur les normes du travail ou celle prévue à l’art. 2092 C.c.Q. 

[26]                          Il va de soi qu’une décision d’une cour d’appel qui renverse un courant jurisprudentiel dominant en première instance n’est pas pour ce seul motif contestable en droit. Au contraire, il est du ressort d’une cour d’appel de procéder ainsi. Après tout, il y a toujours une première fois dans l’évolution du droit. Cela dit, on ne peut néanmoins ignorer l’impact d’un revirement aussi radical dans un domaine du droit dont les contours sont non seulement façonnés par des règles du droit civil, mais également tributaires de dispositions législatives spécifiques et exclusives aux relations de travail, d’où l’importance du présent pourvoi.

[27]                          J’estime opportun de rappeler d’abord certains principes et normes applicables aux contrats de travail à durée indéterminée, et d’aborder ensuite la question du délai de congé mettant fin à de tels contrats.

A.       Principes et normes applicables au contrat de travail à durée indéterminée

[28]                          Le contrat de travail est un contrat synallagmatique, créant des obligations à la charge de chaque partie (art. 1380 C.c.Q.), et en vertu duquel le salarié s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle de l’employeur (art. 2085 C.c.Q.). À cet égard, les art. 2085 à 2097 du Code civil établissent le droit commun qui encadre le contrat de travail et ajoutent au régime général du droit des obligations. Le contrat de travail peut être à durée déterminée ou indéterminée (art. 2086 C.c.Q.). L’employeur s’engage à permettre au salarié d’exécuter la prestation de travail et à lui verser une rémunération, tout en protégeant sa santé, sa sécurité et sa dignité (art. 2087 C.c.Q.). Le salarié, quant à lui, est tenu d’exécuter sa prestation de travail avec prudence, diligence et loyauté (art. 2088 C.c.Q.).

[29]                          De manière plus générale, l’art. 1439 C.c.Q. énonce le principe de l’irrévocabilité du contrat, lequel ne peut être résilié unilatéralement par l’une des parties que pour les causes reconnues par la loi ou de l’accord des parties. Les parties au contrat doivent donc notamment en respecter la durée. Ce principe vaut également pour les contrats à durée indéterminée, comme celui en cause en l’espèce. Les auteurs D. Lluelles et B. Moore indiquent ainsi que « le contrat à durée indéterminée est, en principe, autant irrévocable que le contrat à durée déterminée. [. . .] Il ne saurait être question qu’un contractant révoque le contrat soudainement, brutalement et immédiatement » (Droit des obligations (2e éd. 2012), p. 1218-1219).

[30]                          La faculté de résiliation unilatérale fondée sur un texte de loi « est un privilège exceptionnel, voué à une application stricte » (Lluelles et Moore, p. 1198). En matière de contrat de travail, le Code civil prévoit deux cas de figure où une partie peut mettre fin unilatéralement à la relation contractuelle. Premièrement, une partie peut résilier unilatéralement le contrat de travail pour motif sérieux sans donner de préavis (art. 2094 C.c.Q.), qu’il s’agisse d’un contrat à durée déterminée ou d’un contrat à durée indéterminée. Deuxièmement, comme dans le cas qui nous occupe, une partie peut sans motif mettre fin unilatéralement à un contrat de travail à durée indéterminée, à la condition toutefois de donner un délai de congé (c’est-à-dire un préavis) raisonnable à son cocontractant conformément à l’art. 2091 C.c.Q., lequel se lit comme suit :

2091. Chacune des parties à un contrat à durée indéterminée peut y mettre fin en donnant à l’autre un délai de congé.

 

Le délai de congé doit être raisonnable et tenir compte, notamment, de la nature de l’emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il s’exerce et de la durée de la prestation de travail.

[31]                          Il convient également de noter, puisque ceci revêt une importance capitale pour l’issue du présent pourvoi, que l’obligation de donner un délai de congé imposée par l’art. 2091 C.c.Q. s’applique tant au salarié qu’à l’employeur, et ce, pour toute la durée du contrat.

[32]                          Aux principes édictés par le Code civil s’ajoutent les normes formulées par la Loi sur les normes du travail, laquelle vise à corriger le déséquilibre des forces entre employeur et salarié en établissant des normes minimales à l’intention des salariés au moyen de dispositions d’ordre public (Martin c. Compagnie d’assurances du Canada sur la vie, [1987] R.J.Q. 514 (C.A.), p. 517; Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28, [2010] 2 R.C.S. 61, par. 6-8). Les normes suppléent à la toile de fond établie par les dispositions du Code civil.

[33]                          Parmi ces normes figure celle exprimée à l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, imposant à l’employeur l’obligation de donner un préavis écrit au salarié lorsque l’employeur est celui qui met fin au contrat de travail. Cette disposition précise la durée du préavis en fonction des années de service du salarié. À défaut de préavis, l’employeur doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente conformément à l’art. 83 de la Loi sur les normes du travail. Les articles 82 et 83 se lisent comme suit :

82. Un employeur doit donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail ou de le mettre à pied pour six mois ou plus.

 

Cet avis est d’une semaine si le salarié justifie de moins d’un an de service continu, de deux semaines s’il justifie d’un an à cinq ans de service continu, de quatre semaines s’il justifie de cinq à dix ans de service continu et de huit semaines s’il justifie de dix ans ou plus de service continu.

 

. . .

 

Le présent article n’a pas pour effet de priver un salarié d’un droit qui lui est conféré par une autre loi.

 

83. L’employeur qui ne donne pas l’avis prévu à l’article 82 ou qui donne un avis d’une durée insuffisante doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente à son salaire habituel, sans tenir compte des heures supplémentaires, pour une période égale à celle de la durée ou de la durée résiduaire de l’avis auquel il avait droit.

 

. . .

[34]                          L’objectif de l’art. 82 est de prévenir le salarié que le lien d’emploi sera bientôt rompu et de lui consentir un délai raisonnable pour lui permettre de se trouver un nouvel emploi (voir, à titre d’exemple, Commission des normes du travail c. Centre de décoration des sols inc., 2009 QCCQ 2587 (CanLII), par. 38; Commission des normes du travail c. Commission scolaire de Laval, 2003 CanLII 42505 (C.Q.), par. 15). La Loi sur les normes du travail n’impose pas de tels délais minimums quant à la durée d’un préavis donné par le salarié, qui est tout de même tenu de fournir un délai de congé « raisonnable » selon l’art. 2091 C.c.Q. s’il souhaite mettre fin de façon unilatérale au contrat de travail à durée indéterminée. Cette asymétrie n’est pas surprenante dans la mesure où la Loi sur les normes du travail vise à protéger les salariés en tant que personnes vulnérables de la société, une réalité maintes fois reconnue (Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 93; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1051).

[35]                          Les parties peuvent d’un commun accord convenir d’allonger la durée minimale du préavis établie par la Loi sur les normes du travail. De plus, même en l’absence d’une telle stipulation au contrat, il est possible qu’un salarié puisse, en application de l’art. 2091 C.c.Q., avoir droit à un délai de congé plus long que celui prévu à l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail. En effet, la règle cardinale en matière de résiliation unilatérale du contrat de travail est la remise d’un délai de congé raisonnable qui tient compte, notamment, de la nature de l’emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il s’exerce et de la durée de la prestation de travail. Sans pour autant suggérer qu’il s’agit d’une durée maximale, la jurisprudence reconnaît des délais de congé de 9, 12, 15, 18, voire 24 mois, dans certaines circonstances (R. P. Gagnon, Le droit du travail du Québec (7e éd. 2013), p. 166; IBM Canada ltée c. D.C., 2014 QCCA 1320 (CanLII), par. 39; Atwater Badminton and Squash Club Inc. c. Morgan, 2014 QCCA 998 (CanLII), par. 17; Aksich c. Canadian Pacific Railway, 2006 QCCA 931, [2006] R.J.D.T. 997, par. 124).

[36]                          Ayant fait ce tour d’horizon des principes et normes applicables au contrat de travail à durée indéterminée, il y a lieu de rappeler que le présent pourvoi soulève la question de l’interaction des dispositions du Code civil et de la Loi sur les normes du travail eu égard à l’effet du délai de congé. À mon avis, une interprétation concordante des dispositions du Code civil et de la Loi sur les normes du travail en cause s’impose, puisqu’elles s’inscrivent toutes dans le même contexte, à savoir la cessation des relations de travail. Le Code civil tisse la toile de fond des relations contractuelles entre le salarié et l’employeur en milieu de travail et il établit le droit commun applicable à toutes les parties liées par un contrat de travail. La Loi sur les normes du travail, dans le contexte du présent pourvoi, vient préciser les obligations de l’employeur et, vu son objectif, il y a lieu de l’interpréter de manière large et libérale.

B.       L’effet du délai de congé

[37]                          La Cour d’appel du Québec dans le jugement dont appel (tant la majorité que la dissidence), à l’instar de la doctrine, reconnaît à juste titre que le contrat de travail à durée indéterminée ne prend pas fin au moment même où le délai de congé est donné conformément à l’art. 2091 C.c.Q. (par. 31, 66 et 70; voir également Nurun inc. c. Deschênes, 2004 CanLII 27918 (C.A. Qué.), par. 44). Le libellé de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail confirme également que le contrat de travail à durée indéterminée ne prend pas fin au moment même de la remise du préavis : « Un employeur doit donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail . . . » Néanmoins, en l’espèce, la majorité de la Cour d’appel est d’avis que le sort du contrat de travail est « irrémédiablement fixé à compter du moment où le salarié annonce sa démission » (par. 70).

[38]                          Il est acquis qu’il n’y a pas résiliation automatique du contrat dès réception d’un délai de congé et qu’au contraire, la relation contractuelle continue jusqu’à la date prévue par le délai de congé donné par le salarié ou l’employeur. En conséquence, même après que l’une des parties au contrat de travail à durée indéterminée a donné un délai de congé à son cocontractant, chaque partie demeure tenue de respecter les obligations qui lui incombent en vertu du contrat de travail jusqu’à l’expiration de ce délai. Cela comprend l’obligation de donner un délai de congé en vertu de l’art. 2091 C.c.Q. qui s’impose à celui qui souhaite à son tour mettre fin au contrat avant l’expiration du délai de congé donné par l’autre. Il y a donc lieu de rejeter la prétention suivant laquelle, en remettant un délai de congé, la situation juridique des parties se « cristalliserait », ce délai ne faisant que retarder la fin de l’emploi en reportant la date du départ du salarié. Le délai de congé ne met pas fin sur-le-champ au contrat de travail pour n’en préserver que les conditions de travail pendant l’écoulement du délai. C’est le contrat de travail lui-même, dans son entièreté, qui continue d’exister jusqu’à l’expiration du délai de congé.

[39]                          À l’instar du juge Pelletier, il m’apparaît inopportun de traiter de la question de l’effet du délai de congé sous l’angle de la renonciation. Le fait de donner un délai de congé annonce la fin du contrat de travail : il ne permet pas de déroger au principe selon lequel une partie ne peut unilatéralement cesser d’exécuter ses obligations contractuelles au détriment des droits de l’autre partie. L’argument fondé sur la renonciation au délai de congé dans ce contexte est une fiction irrecevable.

[40]                          L’employeur qui précipite la fin du contrat après qu’un salarié lui a donné un délai de congé n’effectue pas une « renonciation », mais bien une résiliation unilatérale du contrat de travail, ce qui n’est autorisé que suivant les modalités prévues par la loi (art. 1439 et 2091 C.c.Q.). En « renonçant » au délai de congé qu’un salarié lui donne, l’employeur empêche le salarié de fournir sa prestation de travail et cesse de le rémunérer, manquant ainsi aux obligations contractuelles auxquelles il est tenu jusqu’à l’expiration du délai de congé. En l’espèce, comme l’exprime avec justesse le juge Pelletier, au par. 36 de ses motifs, « [j]usqu’à ce que cette date arrive, seule une entente, et non un geste unilatéral, [peut] libérer les parties de leurs obligations. »

[41]                          En somme, un employeur qui reçoit d’un salarié le délai de congé prévu à l’art. 2091 C.c.Q. ne peut mettre fin unilatéralement au contrat de travail à durée indéterminée sans donner à son tour un délai de congé ou une indemnité qui en tient lieu. Le délai de congé donné par le salarié n’a pas pour effet de libérer immédiatement les parties de leurs obligations respectives découlant du contrat de travail. Si l’employeur refuse de laisser le salarié fournir sa prestation de travail et de le rémunérer pendant le délai de congé, il se trouve à « mettre fin au contrat » au sens de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail.

[42]                          Contrairement à la majorité de la Cour d’appel, je ne peux me résoudre à conclure que le principe général selon lequel le contrat se poursuit pendant le délai de congé connaît une exception lorsque la partie qui reçoit le délai de congé y renonce. Avec égards, si on accepte cette conclusion, il faut également reconnaître que c’est la partie qui « renonce » au bénéfice du délai de congé qui met fin unilatéralement au contrat, avec les conséquences que cela emporte pour l’employeur.

[43]                          Je suis d’accord avec la juge Bich lorsqu’elle affirme, au nom de la majorité de la Cour d’appel, que le délai de congé n’est pas porteur d’une obligation synallagmatique qui lierait la partie qui le reçoit (par. 56). C’est en raison du contrat de travail à durée indéterminée que les parties ont des obligations réciproques : ayant été avisée de la date à laquelle une partie souhaite mettre fin à ce contrat conformément à l’art. 2091 C.c.Q., la partie cocontractante qui s’y oppose (en l’occurrence l’employeur) devra à son tour donner un délai de congé conformément à l’art. 2091 C.c.Q.

[44]                          Bien sûr, on ne peut « imposer » à l’employeur le délai de congé décidé unilatéralement par le salarié. Un employeur peut refuser qu’un salarié se présente sur les lieux de travail pour la durée du délai, mais il doit néanmoins le rémunérer pour cette période, dans la mesure où le délai de congé fourni par le salarié est raisonnable. L’employeur peut également choisir de mettre fin au contrat moyennant un délai de congé raisonnable ou une indemnité correspondante, le tout conformément à l’art. 2091 C.c.Q. et en vertu des art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail (F. Morin, « Démission et congédiement : la difficile parité des règles de droit applicables à ces deux actes » (2013), 43 R.G.D. 637, p. 651; voir également F. Morin et autres, Le droit de l’emploi au Québec (4e éd. 2010), par. II-179; N.-A. Béliveau, avec la collaboration de M. Ouellet, Les normes du travail (2e éd. 2010), p. 364).

(1)      La réciprocité de l’obligation de donner un délai de congé imposée par l’art. 2091 C.c.Q.

[45]                          Au paragraphe 58 de ses motifs, la majorité de la Cour d’appel en arrive à la conclusion suivante au sujet de l’obligation de donner un délai de congé :

Ainsi, le salarié ne peut imposer à l’employeur de respecter intégralement le préavis que le premier, unilatéralement, donne au second; pareillement, lorsque c’est l’employeur qui résilie le contrat et donne un délai de congé « travaillé » au salarié, celui-ci ne peut pas être contraint, à mon avis, de le respecter jusqu’à la toute fin et, s’il décide de partir plus tôt, il ne peut certainement pas être tenu de donner à son tour un préavis de ce départ anticipé ou d’indemniser l’employeur qui comptait sur ses services jusqu’à la fin du délai de congé. [Je souligne.]

[46]                          L’obligation de donner un délai de congé énoncée à l’art. 2091 C.c.Q. incombe de manière égale aux deux contractants. La réciprocité de cette obligation signifie que, contrairement à ce que conclut la majorité de la Cour d’appel, le salarié qui cesse de fournir sa prestation de travail après avoir reçu un délai de congé « travaillé » de son employeur (plutôt qu’une indemnité qui en tient lieu) et qui ne donne pas de délai de congé à son tour, manque à ses obligations contractuelles et s’expose à une action en dommages-intérêts. En réalité, une telle conséquence pour le salarié est plutôt théorique, étant donné la nécessité pour l’employeur de prouver que la situation lui cause un préjudice. Néanmoins, si l’employeur était en mesure de démontrer l’existence d’un préjudice découlant du manquement du salarié à ses obligations contractuelles, le fait que ce dernier ait reçu un délai de congé de l’employeur ne saurait empêcher l’employeur d’exercer un recours contre ce salarié. Un salarié ayant reçu un délai de congé reste, comme l’employeur, tenu à ses obligations contractuelles.

[47]                          Certes, comme il s’agit d’un contrat intuitu personae, l’on ne saurait forcer le salarié à exécuter le contrat en nature s’il souhaite quitter l’entreprise. Il n’en demeure pas moins qu’il sera à son tour tenu de donner un délai de congé raisonnable pour respecter les prescriptions de l’art. 2091 C.c.Q.

(2)      Le délai de congé au bénéfice des deux parties

[48]                          Tel que noté précédemment, la majorité de la Cour d’appel souligne que le délai de congé a pour but de permettre « à la partie qui le reçoit de pallier les inconvénients découlant d’une rupture qu’elle ne peut ni contrer ni empêcher » (par. 55 (en italique dans l’original)). Selon la majorité, bien que le délai de congé puisse en pratique comporter des avantages pour la partie qui le donne — du fait, à titre d’exemple, qu’elle ménage ainsi une période de transition —, il ne s’agit pas là de l’objet de l’art. 2091 C.c.Q., qui vise plutôt la protection du cocontractant (par. 55).

[49]                          Or, le délai de congé n’est pas donné au seul bénéfice de la personne qui le reçoit. En effet, peu importe qui met fin au contrat, le délai de congé peut être avantageux pour les deux parties : Lorsqu’il est donné par le salarié, ce dernier compte sur le délai pour les besoins de sa planification financière, alors que l’employeur peut l’utiliser pour atténuer les inconvénients que la démission de son salarié pourrait entraîner. De même, lorsque le délai de congé est donné par l’employeur, ce dernier peut profiter de la période de transition correspondant au délai pour finaliser certains dossiers du salarié, alors que le salarié en fera usage pour s’ajuster financièrement et se trouver un nouvel emploi, le cas échéant.

[50]                          En somme, je suis d’avis que le délai de congé sert non seulement les intérêts de celui qui le reçoit, mais aussi ceux de celui qui le donne, et ce, dans des cas de figure qui sont loin d’être aussi exceptionnels que le laissent entendre les motifs de la majorité de la Cour d’appel à cet égard. Contrairement à la majorité de la Cour d’appel, j’en arrive à la conclusion que le délai de congé n’est pas qu’au seul bénéfice de celui qui le reçoit, mais bien au bénéfice des deux parties au contrat de travail.

(3)      La protection conférée au salarié en vertu de l’art. 2092 C.c.Q.

[51]                          L’article 2092 C.c.Q. interdit la renonciation au droit du salarié à une indemnité en ces termes :

2092. Le salarié ne peut renoncer au droit qu’il a d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit, lorsque le délai de congé est insuffisant ou que la résiliation est faite de manière abusive.

[52]                          L’article 2092 C.c.Q. rend impossible pour le salarié de renoncer à la réparation du préjudice qui découlerait, notamment, d’un délai de congé insuffisant. Autrement dit, l’art. 2092 C.c.Q. empêche l’employeur de limiter sa responsabilité. Cette disposition frappe de nullité toute clause du contrat de travail par laquelle le salarié renoncerait à l’indemnité à laquelle il aurait droit si l’employeur mettait fin au contrat de façon unilatérale sans délai de congé suffisant.

[53]                          Il s’agit d’une disposition de protection d’ordre public et le salarié — la partie en faveur de laquelle la disposition a été édictée — ne peut renoncer au droit en cause qu’une fois qu’il est acquis (Isidore Garon ltée c. Tremblay, 2006 CSC 2, [2006] 1 R.C.S. 27, par. 60; Garcia Transport Ltée c. Cie Trust Royal, [1992] 2 R.C.S. 499, p. 530-531).

[54]                          L’article 2092 C.c.Q. ne constitue pas une exception à la règle suivant laquelle une partie doit dans tous les cas, comme le veut l’art. 2091 C.c.Q., remettre un délai de congé à son cocontractant si elle désire mettre fin unilatéralement au contrat sans motif. En réalité, l’art. 2092 C.c.Q. ne cible pas le délai de congé en tant que tel, mais bien le droit du salarié de réclamer une indemnité lorsqu’un tel délai est insuffisant. Les commentaires du ministre de la Justice à l’égard de l’art. 2092 C.c.Q. sont éloquents : « Cet article a pour but d’accorder un droit au salarié. Tout comme le salaire, l’indemnité est un élément vital et, par conséquent, s’envisage comme tenant lieu d’élément essentiel à ce contrat. Il a paru raisonnable de prohiber toute renonciation à l’indemnité; cet article est donc d’ordre public » (Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1315 (je souligne)).

[55]                          En commentant la portée de l’art. 2092 C.c.Q., les auteurs F. Morin et autres soulignent qu’« [i]l s’agit là d’une incapacité de protection [. . .] qui vise uniquement le salarié et lui assure le droit à une indemnité suffisante » (Le droit de l’emploi au Québec, par. II-37 (je souligne)). L’article 2092 C.c.Q. ne porte donc pas sur un droit de recevoir un délai de congé, c’est-à-dire une période réelle de travail, mais bien sur son équivalent en numéraire.

[56]                          L’article 2092 C.c.Q. confirme également la légitimité de la pratique par laquelle l’employeur remet une indemnité au salarié s’il veut mettre fin au contrat de façon immédiate, puisqu’il consacre le droit du salarié d’obtenir une indemnité s’il ne reçoit pas un délai de congé suffisant.

[57]                          Contrairement à ce qui est énoncé dans les motifs de la majorité de la Cour d’appel, l’art. 2092 C.c.Q. ne vise pas les situations où un salarié renoncerait au délai de congé, mais plutôt celles où le salarié renoncerait à l’indemnité en tenant lieu. La Cour d’appel s’exprime ainsi :

     Paradoxalement, toutefois, le fait que le législateur, à l’article 2092 C.c.Q., empêche ainsi le salarié de renoncer au délai de congé raisonnable ou à l’indemnité qui en tient lieu confirme qu’à défaut de cet empêchement, une telle renonciation est possible. Et c’est bien parce qu’elle l’est qu’on a voulu l’interdire au salarié. S’il en était autrement, en effet, il n’aurait pas été nécessaire d’édicter cet interdit.

 

     Je note par ailleurs que, selon la jurisprudence, l’article 2092 C.c.Q. n’énonce pas une prohibition absolue : le salarié peut en effet renoncer au préavis que doit lui donner l’employeur qui résilie le contrat, et ce, à condition que cette renonciation survienne après la rupture du contrat et selon certaines exigences. Cela étant, je ne vois pas pourquoi il serait interdit à l’employeur de renoncer de son côté au préavis que lui donne le salarié démissionnaire, tout comme il me semblerait incongru de l’empêcher d’y renoncer par avance (par exemple par une stipulation contractuelle convenue au moment de la conclusion du contrat, qui permettrait au salarié de démissionner sans préavis). [Je souligne; italique dans l’original omis; par. 62-63.]

[58]                          Avec égards, ce raisonnement a contrario de la majorité de la Cour d’appel ne peut être retenu. Le fait que le législateur a édicté une mesure de protection en faveur du salarié à l’art. 2092 C.c.Q. démontre tout simplement que, sans cette disposition, il serait possible pour le salarié de dégager l’employeur de son obligation de payer une telle indemnité, notamment à l’étape de la négociation du contrat de travail. Il s’agit d’une possibilité que le législateur a voulu écarter en raison de la vulnérabilité du salarié par rapport à l’employeur.

[59]                          Comme l’art. 2092 C.c.Q. traite de la renonciation à l’indemnité à laquelle le salarié a droit dans les cas où le délai de congé est insuffisant (ou la résiliation faite de manière abusive), il est inexact de conclure que l’absence d’une disposition équivalente pour l’employeur signifie que ce dernier peut « renoncer » au délai de congé que lui donne le salarié. L’interdiction édictée à l’art. 2092 C.c.Q. ne sous-entend pas qu’autrement, comme le laisse entendre la majorité de la Cour d’appel, la possibilité de renoncer au délai de congé de l’art. 2091 C.c.Q. est la règle « par défaut ».

[60]                          Avec égards, je suis d’avis que la majorité de la Cour d’appel commet une erreur lorsqu’elle confond la renonciation à l’indemnité avec la renonciation au délai de congé dans son analyse de l’art. 2092 C.c.Q. Cette disposition ne saurait d’ailleurs empêcher un salarié de renoncer au délai de congé : on ne peut forcer en principe un individu à exécuter un contrat intuitu personae en nature. C’est l’équivalent en numéraire — l’indemnité — qui est visé à l’art. 2092 C.c.Q.

(4)      Le délai de congé ou un accord en vue de mettre fin au contrat

[61]                          Il convient de retenir la distinction entre des circonstances comme celles de la présente espèce et celles où un salarié démissionne sur-le-champ en offrant néanmoins de rester à l’emploi pendant un certain temps. Cette distinction m’apparaît avoir une incidence juridique et, contrairement à la majorité de la Cour d’appel, je suis d’avis qu’elle va au-delà d’une « sémantique de circonstance » (motifs de la Cour d’appel, par. 73). Faire abstraction de cette distinction enlève une mesure de flexibilité à l’analyse relative à la fin de la relation de travail. Certes, le délai de congé est une obligation qui, jusqu’à son expiration (et jusqu’à expiration du contrat), incombe tant à l’employeur qu’au salarié, mais les deux parties peuvent par ailleurs très bien convenir, si elles le désirent, de mettre fin immédiatement au contrat, et ainsi se soustraire à l’obligation de donner un délai de congé (voir, à titre d’exemple, Commission des normes du travail c. Quesnel, [1999] J.Q. no 6966 (QL) (C.Q.)).

[62]                          Le salarié qui avise son employeur qu’il entend démissionner sur-le-champ, mais offre néanmoins de rester un certain temps, doit comprendre et accepter que l’employeur peut ne pas se prévaloir du droit de recevoir un délai de congé : si l’employeur souhaite effectivement que le salarié quitte sur-le-champ, il y a rencontre des volontés, et le délai de congé n’est pas nécessaire puisqu’un contrat à durée indéterminée peut prendre fin de l’accord des parties (art. 1439 C.c.Q.). Dans un tel cas, l’art. 2092 C.c.Q. — qui interdit au salarié de renoncer à son droit d’obtenir une indemnité — ne trouve pas application, puisque la fin de l’emploi n’est pas alors le fruit d’un acte unilatéral de l’employeur. De plus, il ne serait pas question de l’indemnité prévue aux art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail, puisque la fin du contrat résulterait d’une entente entre les parties : il serait impossible de conclure que l’employeur a mis fin au contrat.

[63]                          Il existe donc une distinction juridique importante entre une telle situation factuelle et celle dont il est question en l’espèce. Je reconnais, à l’instar de la majorité de la Cour d’appel, que les salariés ne s’expriment pas toujours avec toute la clarté voulue lorsqu’ils communiquent à leur employeur leur décision par ailleurs souvent difficile de quitter leur emploi. Cela n’élimine pas pour autant la différence fondamentale entre les deux scénarios. 

(5)      Considérations d’ordre pratique

[64]                          Je tiens à souligner que les conséquences pratiques de la décision majoritaire de la Cour d’appel sont indésirables. Les salariés — qui sont déjà des parties vulnérables — seraient effectivement exposés au risque de perdre leur salaire du simple fait qu’ils doivent se conformer à l’art. 2091 C.c.Q. lorsqu’ils souhaitent mettre fin à leur contrat de travail à durée indéterminée. Qui plus est, cela fait fi de l’art. 2092 C.c.Q., lequel interdit expressément toute renonciation à l’avance de la part du salarié à recevoir une indemnité en cas de délai de congé insuffisant. Si certains salariés refuseront de se placer dans une telle situation de vulnérabilité, la décision de la majorité de la Cour d’appel les encourage à quitter leur emploi subrepticement, sans donner de délai de congé à leur employeur.

[65]                          Ce résultat n’est certes pas souhaitable, et la majorité de la Cour d’appel le reconnaît d’ailleurs avec sagesse et justesse avant de suggérer l’intervention du législateur. Une intervention législative n’est cependant pas nécessaire car une interprétation concordante des dispositions pertinentes du Code civil et de la Loi sur les normes du travail permet d’éviter adéquatement un tel résultat.

C.       Application aux faits de l’espèce

[66]                          En l’espèce, les circonstances entourant la démission de M. Guay n’étaient pas ambiguës. Le 15 février 2008, en remettant une lettre annonçant sa démission devant prendre effet le 7 mars 2008, M. Guay n’a pas mis fin au contrat immédiatement : il s’est plutôt conformé aux exigences de l’art. 2091 C.c.Q. et a annoncé à son employeur la fin de leur relation contractuelle dans un futur rapproché.

[67]                          À compter du 15 février 2008, et ce, jusqu’au 7 mars 2008, tant M. Guay qu’Asphalte Desjardins demeuraient créanciers et débiteurs des obligations découlant du contrat de travail à durée indéterminée, dont la fin était fixée au 7 mars 2008. En demandant à M. Guay de quitter le 19 février 2008, Asphalte Desjardins a cessé d’exécuter les obligations qui lui incombaient en vertu du contrat de travail : c’est-à-dire, permettre à M. Guay de fournir sa prestation de travail et le rémunérer (art. 2087 C.c.Q.). M. Guay était pourtant disposé à fournir sa prestation de travail jusqu’au 7 mars 2008. En agissant ainsi, Asphalte Desjardins a mis fin au contrat de façon unilatérale sans délai de congé suffisant, manquant ainsi à l’obligation que lui imposait l’art. 2091 C.c.Q., et, par voie de conséquences, cela a déclenché l’application des art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail.

[68]                          Il importe peu, à cet égard, que M. Guay ait déjà obtenu un autre emploi et que ce nouvel employeur ait accepté que celui-ci entre en fonction plus tôt, étant donné la décision d’Asphalte Desjardins de précipiter la fin du contrat. En règle générale, outre les cas de fraude ou de complot en vue de nuire, un tiers tel qu’Asphalte Desjardins par rapport au contrat de travail entre M. Guay et son nouvel employeur ne peut en tirer avantage et ainsi être libéré de ses propres obligations (Transforce inc. c. Baillargeon, 2012 QCCA 1495, [2012] R.J.Q. 1626, par. 75). 

[69]                          Suivant les délais minimums prescrits au deuxième alinéa de l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, un salarié qui justifie de cinq à dix ans de service continu, comme M. Guay, a droit à un préavis de quatre semaines lorsque l’employeur met fin au contrat de travail. M. Guay avait lui-même donné un délai de congé de trois semaines, ayant clairement indiqué le 15 février 2008 qu’il quitterait ses fonctions le 7 mars 2008. C’est ce que réclame la Commission en son nom — une indemnité équivalente aux trois semaines de délai de congé. Il n’a donc pas réclamé la pleine indemnité prévue aux art. 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail.

[70]                          Le juge Pelletier aurait accordé une indemnité équivalente à trois semaines en se basant sur la rencontre des volontés des parties : à partir du 7 mars 2008, ce n’était plus le seul geste unilatéral de l’employeur qui expliquait la fin du contrat d’emploi, mais bien l’accord des parties (par. 45). Bien qu’intuitivement séduisante, cette approche pose problème dans la mesure où elle attribue à l’employeur l’intention de mettre fin au contrat le 7 mars 2008. Or, il est difficile d’adhérer à ce raisonnement, car Asphalte Desjardins désirait clairement que M. Guay quitte le 19 février 2008.

[71]                          À mon avis, il est préférable de laisser pour plus tard la question de décider si la durée du préavis prévue à l’art. 82 de la Loi sur les normes du travail, et l’indemnité équivalente à l’art. 83, relèvent de l’ordre public de direction ou de protection. La demande de la Commission devant nous est bien circonscrite et cette question n’a pas fait l’objet d’un débat en bonne et due forme devant les instances judiciaires et n’a pas été soulevée ni plaidée par les parties devant la Cour. Il ne m’apparaît pas opportun, dans les circonstances, de se prononcer sur cet aspect.  

 

V.       Conclusion

[72]                          Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens. La Commission peut réclamer pour M. Guay une indemnité de délai de congé équivalente à trois semaines de salaire, ainsi que la somme due au titre du congé annuel, le tout conformément au montant total déterminé par le juge de première instance. 

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : Rivest, Tellier, Paradis, Montréal.

                    Procureurs de l’intimée : Claude J. Denis, Laval; Deveau, Bourgeois, Gagné, Hébert & associés, Gatineau.

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