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R. c. Hawkins, [1996] 3 R.C.S. 1043

 

Kevin Roy Hawkins et Claude Morin                                              Appelants

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                          Intimée

 

Répertorié:  R. c. Hawkins

 

No du greffe:  24633, 24634.

 

1996:  18 mars; 1996:  28 novembre.

 

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

 

en appel de la cour d’appel de l’ontario

 

Droit criminel ‑‑ Preuve ‑‑ Témoins ‑‑ Habilité à témoigner et contraignabilité  ‑‑ Conjoints ‑‑ Policier accusé d’entrave à la justice pour avoir présumément  fourni des renseignements confidentiels au président d’un club de motards  ‑‑ Petite amie du policier témoin à charge principal à l'enquête préliminaire ‑‑ Mariage du policier et de son amie avant le procès ‑‑ Juge du procès concluant que le témoin n’est pas habile à témoigner au procès ‑‑ La règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner devrait‑elle être modifiée dans les circonstances de l'espèce?

 


Droit criminel ‑‑ Preuve ‑‑ Témoins ‑‑ Témoignage recueilli antérieurement‑‑ Policier accusé d’entrave à la justice pour avoir présumément  fourni des renseignements confidentiels au président d’un club de motards  ‑‑ Petite amie du policier témoin à charge principal à l'enquête préliminaire ‑‑ Mariage du policier et de son amie avant le procès ‑‑ Juge du procès concluant que le témoin n’est pas habile à témoigner au procès ‑‑ Le ministère public aurait‑il dû être autorisé à lire à titre de preuve au procès le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire conformément à l'art. 715  du Code criminel ?  ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 715 .

 

Droit criminel ‑‑ Preuve ‑‑ Ouï‑dire ‑‑ Exceptions à la règle du ouï‑dire ‑‑  Policier accusé d’entrave à la justice pour avoir présumément  fourni des renseignements confidentiels au président d’un club de motards  ‑‑ Petite amie du policier témoin à charge principal à l'enquête préliminaire ‑‑ Mariage du policier et de son amie avant le procès ‑‑ Juge du procès concluant que le témoin n’est pas habile à témoigner au procès‑‑ Le ministère public aurait‑il dû être autorisé à lire à titre de preuve au procès le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire en application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire?  ‑‑ Les déclarations antérieures du témoin satisfont‑elles aux exigences de nécessité et de fiabilité?

 


À la suite d'une enquête interne, le ministère public croyait que H, un policier, avait, en contrepartie d'une somme d'argent, donné au coaccusé M, ancien président d’un club de motards, des renseignements confidentiels au sujet d'une surveillance du club par la police.  Le principal témoin à l'enquête du ministère public était G, la petite amie de H.  À l'enquête préliminaire, le ministère public a assigné G à titre de témoin habile à témoigner et contraignable et celle‑ci a fait des déclarations sous serment qui incriminaient H.  Cependant, peu de temps après, G a retenu les services d'un avocat et demandé à témoigner de nouveau.  Cette demande a été accordée et, dans son témoignage subséquent, G a rétracté des parties importantes de ses déclarations antérieures, fournissant relativement aux événements en question des explications qui contredisaient directement ce qu'elle avait auparavant affirmé devant le tribunal.  À la fin de l'enquête préliminaire et avant le procès, G et H se sont mariés.  Le juge du procès a conclu que G n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant en raison de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  Après le jugement sur la requête, le ministère public a décidé de ne pas présenter de preuve à l'appui d'une déclaration de culpabilité.  Le jury a donc rendu des verdicts imposés d'acquittement relativement aux deux accusés.  La Cour d'appel à la majorité a reconnu que le témoin n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant, mais a statué que son témoignage aurait pu être admis conformément à l'art. 715  du Code criminel  ou subsidiairement en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire formulée dans les arrêts Khan, Smith, et B. (K.G.).  La cour a annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

 

Arrêt (les juges Sopinka, McLachlin et Major sont dissidents):  Les pourvois sont rejetés.

 

(1)               La règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner ne devrait pas être modifiée dans les circonstances de l'espèce.

 

(2)               Le témoignage de G à l'enquête préliminaire ne peut être lu à titre de preuve au procès en vertu de l'art. 715  du Code criminel .

 


(3)               Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory et Iacobucci (les juges Sopinka, McLachlin et Major sont dissidents): le témoignage de G à l'enquête préliminaire peut être lu en preuve au procès en application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 

                                                        _____________

 

(1)  L’inhabilité du conjoint

 


Les circonstances en l'espèce ne justifient pas la modification de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  Le juge du procès et la Cour d'appel ont eu raison de conclure que G n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant au procès puisqu'elle avait contracté avec H un mariage valide et authentique.  Selon la règle de common law, un conjoint est inhabile à témoigner dans des procédures criminelles dans lesquelles l'autre conjoint est un accusé, sauf si l'accusation concerne la personne, la liberté ou la santé du conjoint témoin.  Même si la règle traditionnelle a été modifiée par l’art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada , mises à part ces exceptions, la règle générale de common law que le conjoint d'un accusé, qu’il soit ou non disposé à le faire, est inhabile à témoigner contre l'accusé pour le poursuivant s’applique toujours.  En common law, il est bien reconnu que, selon la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, un conjoint ne peut pas témoigner relativement à des événements qui se sont produits tant avant que pendant le mariage.  Certes, notre Cour s’est montrée disposée à adapter et à élargir la portée des règles de common law de façon à tenir compte de l’évolution sociale globale, mais il est clair que les tribunaux n’apporteront que des changements progressifs à la common law.  Par contre, il convient de laisser au législateur le soin d’apporter au droit des changements complexes dont les conséquences sont incertaines.  Les deux changements proposés par le ministère public ‑‑ c’est‑à‑dire qu’un conjoint serait habile à témoigner si le mariage a été célébré après la délivrance d’une dénonciation ou d’une mise en accusation et, subsidiairement, dans le cas où une personne accusée épouse un témoin dans le but d’empêcher qu’il soit assigné par le poursuivant ‑‑ loin d’être progressifs, porteraient atteinte au fondement même de la règle traditionnelle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Un mariage contracté après l’attestation sous serment d’un acte d’accusation peut être parfaitement valide et authentique, et il peut effectivement créer un lien matrimonial qu’il vaut la peine de protéger.  De même, un mariage motivé par un désir de bénéficier de l’application de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner peut néanmoins être un mariage véritable qui mérite la protection de la loi.

 

(2) L’article 715 du Code criminel

 


La Cour d’appel a commis une erreur en concluant que le témoignage de G à l’enquête préliminaire pouvait être lu à titre de preuve en application de l’art. 715  du Code criminel .  Dans son libellé actuel, l’art. 715 prévoit que lorsqu’une personne qui a témoigné au cours d’un procès antérieur sur la même inculpation ou qui a témoigné au cours d’un examen de l’inculpation ou lors de l’enquête préliminaire, refuse de prêter serment ou de témoigner ou si elle est décédée, est aliénée, est trop malade pour voyager ou pour témoigner ou est absente du Canada, son témoignage peut être lu à titre de preuve dans les procédures, sans autre preuve.  Ce témoignage doit aussi avoir été reçu en présence de l’accusé.  Cependant, même si le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire satisfait à ces critères, l’art. 715 permet au juge du procès de conserver le pouvoir discrétionnaire résiduel d’écarter ce témoignage.  Le mariage de G ne peut de toute évidence servir de motif pour admettre les transcriptions du témoignage reçu à l’enquête préliminaire puisqu’il ne représente pas un refus de témoigner:  la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner empêche un conjoint de témoigner, quel que soit le choix du conjoint.

 

(3)  L’exception de principe à la règle du ouï‑dire

 

Le juge en chef Lamer et les juges Gonthier, Cory et Iacobucci:  La Cour d'appel a eu raison de conclure que le témoignage de G fourni à l’enquête préliminaire pouvait être admis comme preuve de la véracité de son contenu par application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire reconnue en common law.  La preuve au procès de déclarations faites par un témoin dans une procédure décisionnelle antérieure représente une forme de ouï‑dire.   En vertu de l’analyse moderne fondée sur des principes pour définir les exceptions à la règle du ouï‑dire, une déclaration relatée sera admissible comme preuve de la véracité de son contenu si elle satisfait aux deux exigences de «nécessité» et de «fiabilité».  Ces deux exigences permettent de minimiser les dangers normalement associés à la preuve d’une déclaration extrajudiciaire.  Conformément à l’esprit de cette analyse moderne, la double exigence de «nécessité» et de «fiabilité» doit toujours être appliquée avec souplesse.  Si une déclaration relatée satisfait à ces deux exigences, le juge du procès peut la soumettre au juge des faits, sous réserve des garanties appropriées et des mises en garde quant au poids à lui accorder.  Par ailleurs,  cette conception moderne devrait aussi être appliquée d'une façon qui préserve et renforce l'intégrité des règles de preuve traditionnelles.  Par conséquent, la nouvelle analyse du ouï‑dire ne devrait pas permettre l'admission de déclarations que leur auteur, eût‑il été disponible et habile à témoigner, n’aurait pas pu présenter directement en preuve dans sa déposition en raison de l’application d’une règle d’admissibilité.

 


Conformément à l'analyse moderne fondée sur des principes, il sera nécessaire de se servir d’une preuve par ouï‑dire lorsque l’auteur de la déclaration ne peut témoigner au procès et que la partie n'est pas en mesure d'obtenir une preuve de qualité similaire d'une autre source.  En l’espèce, aux fins de l'application du critère de la nécessité, G ne pouvait témoigner pour le compte du ministère public.  Le poursuivant ne pouvait assigner G à témoigner en raison de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, et il n'existait aucun autre moyen de présenter au tribunal une preuve d'une valeur similaire.  L’exigence de fiabilité sera remplie si la déclaration relatée a été faite dans des circonstances qui fournissent des garanties suffisantes de sa fiabilité.  Tout particulièrement, les circonstances doivent neutraliser les dangers en matière de preuve qui ont de tout temps été associés au ouï‑dire.  Le critère de la fiabilité vise un seuil de fiabilité et non une fiabilité absolue.  Il continue d’appartenir au juge des faits de se prononcer sur la fiabilité absolue de la déclaration et le poids à lui accorder.  Un témoignage recueilli à une enquête préliminaire permettra généralement de satisfaire à ce critère de seuil de fiabilité puisqu'il fournit suffisamment de garanties de fiabilité.  Les circonstances entourant ce témoignage, tout particulièrement l'existence d'un serment ou d'une affirmation et la possibilité de contre‑interrogatoire au moment de la déclaration font plus que contrebalancer l'impossibilité pour le juge des faits d'observer le comportement du témoin en cour.  L'absence du témoin au procès influe sur le poids et non sur l'admissibilité du témoignage.  Les déclarations de G à l'enquête préliminaire satisfont au critère de la fiabilité.  Elles ont été faites sous serment à une enquête préliminaire régulièrement constituée et G a pu, au moment précis de ces déclarations, être contre‑interrogée par les avocats des deux accusés.  De plus, les déclarations de G ont été transcrites dans des circonstances qui appuient leur authenticité.

 


Même dans le cas où une déclaration relatée particulière satisfait aux critères de la nécessité et de la fiabilité en vertu de l'analyse réformée, cette déclaration est toujours assujettie au pouvoir discrétionnaire résiduel que possède le juge d'exclure la déclaration lorsque sa valeur probante est faible et que l'accusé pourrait subir un préjudice indu.  Le juge du procès n’aurait pas dû en l’espèce exercer son pouvoir discrétionnaire d’exclure de la preuve le témoignage de G recueilli à l’enquête préliminaire.  Le risque de préjudice indu découlant du témoignage de G n’était pas  beaucoup plus important que l’éventuelle valeur probante de cette preuve au procès.  Le témoignage antérieur de G n’était pas dépourvu de valeur probante à cause de ses contradictions internes.  La simple existence d’une rétractation ne constitue pas un motif d’exclure le témoignage d’une personne.  De plus, les nombreuses influences extérieures exercées sur G n’ont pas privé son témoignage de son éventuelle valeur probante.  Malgré les contradictions dans le témoignage de G et les influences extérieures qu’elle a subies, le juge des faits peut fort bien accorder une valeur probante importante aux déclarations qu’elle a faites à l'enquête préliminaire.  Enfin, la réception du témoignage antérieur de G en application d’une exception de principe à la règle du ouï‑dire n’entraînerait pas de préjudice ou d’iniquité indus pour H.  Aucune preuve n’a été présentée indiquant de quelle façon l’admission du témoignage que G a fourni à l’enquête préliminaire porterait préjudice à l’accusé et au procès.  De plus, l’admission des déclarations ne nuirait pas à la relation de H avec G.  Si G était contrainte à témoigner au procès pour le poursuivant ultérieurement à son mariage avec H, l'harmonie conjugale serait effectivement compromise.  Cependant, le lien matrimonial ne serait pas mis en danger si le poursuivant ne faisait que lire à titre de preuve le témoignage que G a volontairement donné dans le cours d'une procédure décisionnelle avant le mariage.

 


Dans la pondération des considérations, et nonobstant celles qui touchent l’«iniquité» envers l’accusé relativement à sa relation matrimoniale, le risque de préjudice découlant de l'admission du témoignage de G recueilli à l'enquête préliminaire n'avait pas beaucoup plus de poids que l'éventuelle valeur probante de ce témoignage au procès.  Le juge du procès n'aurait pas dû exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel d’exclure le témoignage de G et les transcriptions auraient dû être soumises au juge des faits, sous réserve de mises en garde et de directives appropriées.  Il va sans dire que le ministère public serait tenu de présenter au juge des faits dans son intégralité le témoignage de G recueilli à l'enquête préliminaire.

 

Les juges La Forest et L’Heureux‑Dubé:  Pour déterminer si les déclarations faites par un conjoint avant le procès peuvent être admises comme preuve de leur contenu à titre d’exceptions à la règle du ouï‑dire, la question préliminaire est de savoir si la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner empêche l’admission d’une telle preuve.  Si la réponse est négative, la question de l’«équité» au cas par cas ne se pose pas.  La preuve obtenue du  témoin dans cette affaire, par le biais du témoignage rendu à l’enquête préliminaire, s’intègre plutôt facilement dans l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.  Puisqu’elle n’a pas été constituée d’une façon qui contrevient à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, il n’y a pas lieu d’en empêcher l’admission.

 


La règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner n’empêche pas l’admission des déclarations extrajudiciaires d’un conjoint.  Cette règle est ancrée dans la common law et, par conséquent, sa portée est soumise à l’interprétation des tribunaux.  L’inhabilité d’un témoin n’empêche pas nécessairement l’admission de son témoignage par un autre moyen.  Les principes qui régissent la preuve lorsqu’ils permettent de restreindre le processus de recherche de la vérité doivent être soigneusement conçus de façon à ne pas aller au‑delà de ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif qu’ils visent.  Deux motifs de principe survivent et appuient la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner:  empêcher que soit menacée l’harmonie conjugale, et éviter la répugnance naturelle à forcer un conjoint à témoigner et à devoir assister à ce «spectacle» devant le tribunal.  Comme la seconde justification est sans importance si la preuve d’un conjoint est présentée par application d’une exception à la règle du ouï‑dire, il reste à déterminer si l’harmonie conjugale justifie une règle d’exclusion complète de telles déclarations antérieures au procès.

 

La justification de l’harmonie conjugale devient beaucoup moins convaincante si la preuve est déposée par l’intermédiaire d’une tierce partie, et non par le conjoint dans la boîte aux témoins.  Premièrement, le conjoint qui fait la déclaration n’a pas à subir le stress d’avoir à décider s’il doit témoigner ou non, puisque ce choix a déjà été fait au moment du procès et que le ministère public cherche à faire admettre la déclaration.  Deuxièmement, les conjoints n’auront pas à subir l’épreuve du témoignage au procès ni celle de se trouver face à face l’un comme accusateur et l’autre comme accusé.  Enfin, la majeure partie des effets accablants sur le mariage se seront déjà fait sentir avant le procès.  D’un côté de la balance se trouve cette menace réduite pour l’harmonie conjugale, et de l’autre, deux justifications urgentes qui militent fortement en faveur de l’admission d’une telle preuve:  la reconnaissance que la règle de l’inhabilité du conjoint porte sérieusement atteinte à la liberté de choix individuel, et le fait que le procès est avant tout un exercice de recherche de la vérité.

 

Toutes ces préoccupations font résolument pencher la balance en faveur de l’admission de la preuve.  La nécessité de permettre aux personnes de choisir en toute liberté de parler et l’importance de la recherche de la vérité dans un procès destiné à réparer les torts causés à la société l’emportent sur tout besoin qui existerait d’empêcher la menace réduite à l’harmonie conjugale dans le cas où la déclaration est antérieure au procès.  Il n’est pas absolument nécessaire de trancher la question de l’habilité à témoigner puisque, en l’espèce, le témoin ne veut clairement pas témoigner.

 


Le juge La Forest:  L’habilité à témoigner, qu’il n’est pas, à strictement parler, nécessaire d’examiner puisque l’épouse ne veut pas témoigner en l’espèce, soulèverait des questions d’un tout autre ordre de celles soulevées par la contraignabilité.  Une règle qui interdit à un conjoint de témoigner lorsqu’il le désire soulève de sérieuses questions quant à savoir si elle porte abusivement atteinte aux droits à la liberté et à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés .  Une telle atteinte devrait être justifiée d’une façon qui s’apparente à celle qui est suivie dans le cas d’une prétendue violation, dans un texte législatif, de droits garantis par la Charte .  En ce qui concerne le témoignage volontaire de l’épouse à l’enquête préliminaire, s’il s’agit de ouï‑dire, elle est admissible en vertu de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.  S’il ne s’agit pas de ouï‑dire, c’est une preuve fort pertinente et il n’y a aucun motif de la rejeter:  elle n’est pas visée par la règle de l’immunité conjugale, et les considérations favorables à l’admission de cette preuve en application de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire militent contre son exclusion en vertu de la règle générale relative au pouvoir discrétionnaire décrite dans Corbett et Potvin.

 


Les juges Sopinka, McLachlin et Major (dissidents):  L'exception de principe à la règle du ouï‑dire, que la majorité crée afin que puissent être acceptées en preuve des déclarations relatées par des conjoints inhabiles à témoigner, viole la politique de l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada  en ce sens qu'elle force les conjoints à témoigner l'un contre l'autre.  La common law reconnue à l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada  a pour principaux objectifs de préserver l'harmonie conjugale et d'éviter la répugnance naturelle à laquelle donne lieu le témoignage d'une personne contre un accusé qui est son conjoint.  Bien que la politique qui sous‑tend l’art. 4  puisse sembler aller à l'encontre de la recherche de la vérité, au nom de l'harmonie conjugale, elle est intégrée à une loi, la Loi sur la preuve au Canada , dont les dispositions en réaffirment le principe.  Par conséquent, s'il y a une modification à lui apporter, il incombe clairement au législateur fédéral de s'en charger.  L'utilisation du témoignage antérieur de G pour obtenir une déclaration de culpabilité contre H violerait la politique à la base de l'art. 4  et pourrait détruire un mariage par ailleurs réussi.  Il en est ainsi, que le témoignage soit recueilli au procès ou qu'il soit recueilli à l'enquête préliminaire avant le mariage et déposé au procès.  L'utilisation de cet élément de preuve va à l'encontre tant de la lettre que de l'esprit de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Le ministère public ne pourrait présenter par un témoignage direct la preuve qu’il  tente de présenter au moyen d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.  G ne pourrait pas témoigner au procès.  Y déposer le témoignage qu'elle a fourni à l'enquête préliminaire équivaut à la forcer à témoigner contre son mari.  C'est là agir indirectement pour déroger à l'interdiction reconnue par l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada .  Il ne devrait pas être permis au ministère public, au moyen d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, de présenter une preuve de moindre qualité lorsqu'il lui est interdit, en vertu de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, de présenter le témoignage direct de ce conjoint.  Une telle mesure violerait la loi et serait contraire à la politique explicite de la loi.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci

 


Arrêts mentionnés:  R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S.  740; R. c. Hawkins (1991), 52 O.A.C. 114, conf. par [1992] 3 R.C.S. 463; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Lord Audley's Case (1631), Hutt. 115, 123 E.R. 1140; Bentley c. Cooke (1784), 3 Doug. K.B. 422, 99 E.R. 729; R. c. Bissell (1882), 1 O.R. 514; Pedley c. Wellesley (1829), 3 C. & P. 558, 172 E.R. 545; R. c. Lonsdale (1973), 15 C.C.C. (2d) 201; Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980); Hoskyn c. Metropolitan Police Commissioner, [1979] A.C. 474; Gosselin c. The King (1903), 33 R.C.S. 255; Re Spencer and The Queen (1983), 145 D.L.R. (3d) 344, conf. par [1985] 2 R.C.S. 278; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; R. c. McGinty (1986), 27 C.C.C. (3d) 36; Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Lutwak c. United States, 344 U.S. 604 (1953); R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525; R. c. Snelgrove (1906), 12 C.C.C. 189; Cuff c. Frazee Storage & Cartage Co. (1907), 14 O.L.R. 263; Caufield c. The King (1926), 48 C.C.C. 109; R. c. Thompson, [1982] 1 All E.R. 907;  Wright c. Doe d. Tatham (1834), 1 Ad. & E. 3,   110 E.R  1108; R. c. Beeston (1854), Dears. 405, 169 E.R. 782; R. c. Lee (1864) 4 F. & F. 63, 176 E.R. 468; R. c. Hall (P.B.), [1973] 1  Q.B. 496; Walkertown (Town) c. Erdman (1894), 23 R.C.S. 352; R. c. Scaife (1851), 2 Den. 281, 169 E.R. 505; R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764; R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595; R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829; Ohio c. Roberts, 448 U.S. 56 (1980); R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; R. c. Clarke (1993), 82 C.C.C. (3d) 377, conf. par (1994), 95 C.C.C. (3d) 275, autorisation de pourvoi refusée, [1995] 3 R.C.S. vi; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577.

 

Citée par le juge L’Heureux‑Dubé

 


Arrêt non suivi: Ivey c. United States, 344 F.2d 770 (1965); arrêts mentionnés:  R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; United States c. Archer, 733 F.2d 354 (1984); R. c. Kobussen (1995), 130 Sask. R. 147; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; R.  c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980); United States c. Tsinnijinnie, 601 F.2d 1035 (1979); United States c. Brown, 605 F.2d 389 (1979); United States c. Doughty, 460 F.2d 1360 (1972); United States c. Cleveland, 477 F.2d 310 (1973); United States c. Chapman, 866 F.2d 1326 (1989); United States c. Donlon, 909 F.2d 650 (1990); Ballard c. State, 311 S.E.2d 453 (1984); R. c. McKinnon (1989), 70 C.R. (3d) 10; R. c. Jean, [1980] 1 R.C.S. 400, conf. (1979), 7 C.R. (3d) 338; Lloyd c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 645; R. c. Andrew (1986), 26 C.C.C. (3d) 111; Rumping c. Director of Public Prosecutions, [1962] 3 All E.R. 256; R. c. Smithies (1832), 5 C. & P. 332, 172 E.R. 999; R. c. Bartlett (1837), 7 C. & P. 832, 173 E.R. 362; R. c. Czipps (1979), 48 C.C.C. (2d) 166.

 

Citée par le juge La Forest

 

Arrêts mentionnés:  R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525.

 

Citée par le juge Major (dissident)

 

R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R.  c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829; Ivey c. United States, 344 F.2d 770 (1965); R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. Kobussen (1995), 130 Sask. R. 147; Trammel v.United States, 445 U.S. 40 (1980).

 

Lois et règlements cités

 

Acte concernant les devoirs des juges de paix, hors des sessions, relativement aux personnes accusées de délits poursuivables par voie d’accusation, S.C. 1869, ch. 30, art. 30.

 

Acte modifiant de nouveau l’Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1906, ch. 10, art. 1.

 

Administration of Justice Act (No. 1) (R.‑U.), 11 & 12 Vict., ch. 42, art. 17.

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 d ) .

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , art. 8(3) , 120 a ) , 139(2) , 465(1) c), 691(2) a), 715  [mod. 1994, ch. 44, art. 77].

 

Federal Rules of Evidence, règle 804b)(1).


Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. (1985), ch. C‑5 , art. 4  [mod. ch. 19 (3e suppl.)], 16, 17.

 

Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.‑U.), 1984, ch. 60, art. 80.

 

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78‑172, par. 4(3) [aj. DORS/84‑140, Annexe, art. 1(1)].

 

 

Doctrine citée

 

Canada.  Commission de réforme du droit.  Rapport sur la preuve.  Ottawa:  La Commission, 1975.

 

Canada.  Commission de réforme du droit.  Section de recherche sur le droit de la preuve.  Document préliminaire no 1, L’habilité et la contrainte à témoigner.  Ottawa: Commission de réforme du droit du Canada, 1972.

 

Cross and Tapper on Evidence, 8th ed.  By Colin Tapper.  London:  Butterworths, 1995.

 

Groupe de travail fédéral‑provincial sur l'uniformisation des règles de preuve.  Rapport du groupe de travail fédéral-provincial sur l’uniformisation des règles de preuve.  Cow ansille: Yvon Blais, 1983.

 

Louisell, David W., and Christopher B. Mueller.  Federal Evidence.  Rochester, New York:  Lawyers Co‑operative Publishing Co., 1985.

 

McCormick on Evidence, vol. 2, 4th ed.  By John William Strong, general editor.  St. Paul, Minn.:  West Publishing, 1992.

 

Medine, David.  “The Adverse Testimony Privilege:  Time to Dispose of a ‘Sentimental Relic’” (1988), 67 Oreg. L. Rev. 519.

 

Phipson on Evidence, 14th ed.  By M. N. Howard, Peter Crane and Daniel A. Hochberg.  London:  Sweet & Maxwell, 1990.

 

Regan, Milton C. Jr.  “Spousal Privilege and the Meanings of Marriage” (1995), 81 Va. L. Rev. 2045.

 

Schiff, Stanley A.  Evidence in the Litigation Process, 4th ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1993.

 

Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant.  The Law of Evidence in Canada.  Toronto:  Butterworths, 1992.

 

Wigmore, John Henry.  Evidence in Trials at Common Law, vol. 8.  Revised by John T. McNaughton.  Boston:  Little, Brown, 1961.

 


POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1995), 37 C.R. (4th) 229, 22 O.R. (3d) 193, 96 C.C.C. (3d) 503, 79 O.A.C. 241, qui a accueilli l’appel interjeté par le ministère public contre les acquittements imposés des appelants relativement à des accusations de complot en vue d’entraver la justice et de l’appelant Hawkins relativement à des accusations d'avoir par corruption accepté de l'argent et d'avoir entravé la justice.  Pourvois rejetés, les juges Sopinka, McLachlin et Major sont dissidents.

 

Peter B. Hambly, pour l’appelant Hawkins.

 

Harald A. Mattson, pour l’appelant Morin.

 

Catherine Cooper et Jamie Klukach, pour l’intimée.

 

 

\\Le Juge en chef et le juge Iacobucci\\

 

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Gonthier, Cory et Iacobucci rendu par

 


1                 Le Juge en chef et le juge Iacobucci ‑‑ Le coappelant Kevin Roy Hawkins était un policier au service du corps de police régional de Waterloo. À la suite d'une enquête interne sur Hawkins menée en 1987 et 1988, le ministère public croyait que Hawkins avait, en contrepartie d'une somme d'argent, donné au coappelant Claude Morin, ancien président du club de motards Satan’s Choice, des renseignements confidentiels au sujet d'une surveillance du club par la police.  La principale témoin à l'enquête du ministère public était Cherie Graham, la petite amie de Hawkins.  À l'enquête préliminaire, le ministère public a assigné Graham à titre de témoin habile à témoigner et contraignable et, au cours de l’interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire, celle-ci a fait des déclarations sous serment qui incriminaient Hawkins.  Cependant, peu de temps après avoir comparu, Graham a retenu les services d'un avocat et demandé à témoigner de nouveau.  Cette demande a été accordée et, dans son témoignage subséquent, Graham a rétracté des parties importantes de ses déclarations antérieures, fournissant relativement aux événements en question des explications qui contredisaient directement ce qu'elle avait auparavant affirmé devant le tribunal.  À la fin de l'enquête préliminaire et avant le procès, Graham et Hawkins se sont mariés.

 

2                 La question soulevée dans les présents pourvois est de savoir si le ministère public pouvait assigner Graham à témoigner au procès et, dans la négative, si le ministère public aurait dû être autorisé à lire à titre de preuve, au procès, le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire. Le juge du procès a conclu que Graham n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant en raison de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  La Cour d'appel à la majorité a reconnu que Graham n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant, mais a statué que son témoignage aurait pu être admis conformément à l'art. 715  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , ou en vertu de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire élaborée dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, et R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740.  Le juge minoritaire aurait admis la preuve par une modification de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner, de sorte qu'un conjoint ne serait inhabile à témoigner que s'il était marié à la personne accusée au moment de l'accusation.

 


3                 À notre avis, les circonstances en l'espèce ne justifient pas la modification de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  Le juge du procès et la Cour d'appel ont eu raison de conclure que Graham n'était pas habile à témoigner pour le poursuivant au procès puisqu'elle avait contracté avec le coappelant Hawkins un mariage valide et authentique.  La Cour d'appel a eu tort de conclure que le témoignage de Graham à l'enquête pouvait être lu à titre de preuve conformément à l'art. 715  du Code criminel .  Cependant, à notre avis, la Cour d'appel a eu raison de conclure que le témoignage pouvait être admis comme preuve de la véracité de son contenu par application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire reconnue en common law.  Les déclarations de Graham à l'enquête préliminaire satisfont aux exigences de nécessité et de fiabilité formulées dans les arrêts Khan, Smith et B. (K.G.).  Le juge du procès bénéficiait d'un pouvoir discrétionnaire résiduel pour écarter les déclarations antérieures de Graham, mais nous ne sommes pas convaincus que le risque de préjudice pour Hawkins et Morin l'emporte sur la valeur probante des déclarations.  Le ministère public avait le droit de présenter ces déclarations au juge des faits, sous réserve de considérations et de directives appropriées relativement à leur valeur.  En conséquence, nous sommes d'avis de rejeter les pourvois et de confirmer l’ordonnance visant la tenue d’un nouveau procès.

 

I.  Les faits et la procédure

 

 


4                 Au début des années 80, on avait confié au coappelant, l'agent Kevin Roy Hawkins, la tâche de recueillir des renseignements sur les activités de clubs de motards, tout particulièrement de celles du club Satan’s Choice, qui opéraient dans la région de Kitchener‑Waterloo.  À l'époque, le coappelant Claude Morin était le président du club à Kitchener.  À l'issue d'une enquête interne sur Hawkins, le ministère public croyait  que Hawkins avait fourni à Morin des renseignements confidentiels au sujet d’une surveillance exercée par la police sur les activités de trafic qui auraient eu lieu au club, et que Hawkins avait reçu de Morin un pot‑de‑vin de 5 000 $ pour son aide.  Les renseignements fournis par Cherie Graham constituaient la pierre angulaire de l'enquête.

 

5                 Cherie Graham était une danseuse à l'hôtel Breslau de Kitchener.  Hawkins l’a rencontrée à cet hôtel en mars 1984.  Il était marié à l'époque, mais il a bientôt quitté son épouse pour emménager avec Graham.  Dans les années qui ont suivi, le couple s’est lancé dans plusieurs entreprises financières conjointes, dont la gestion d'une beignerie et l'achat et la vente de maisons.

 

6                 Cependant, la relation du couple était tumultueuse et explosive et a été marquée par une série de séparations et de réconciliations.  En mars 1987, Graham a confié à deux amis (des policiers) que Hawkins l'agressait physiquement.  Elle leur a aussi dit que Hawkins avait des rapports louches avec Morin.  Sur le fondement de ces renseignements, la police a commencé à enquêter sur Hawkins.

 

7                 Le 22 juin 1987, à la suite d'autres menaces reçues de Hawkins, Graham a officiellement communiqué avec la police et elle a été interrogée par le sergent Doug Lawrence.  Pendant la conversation enregistrée, Graham a divulgué d'autres détails au sujet des rapports entre Hawkins et Morin.  Plus particulièrement, elle a  mentionné que Hawkins avait reçu de Morin une somme de 5 000 $ en échange de renseignements concernant les enquêtes policières en cours et que Hawkins s'attendait à recevoir une autre somme de 7 000 $ à 10 000 $ relativement à une opération de drogue prévue.  Le 28 novembre 1987, Graham a de nouveau rencontré le sergent Lawrence.  Au cours de la brève conversation (également enregistrée) qu'ils ont eue, Graham a dans l'ensemble confirmé ses déclarations antérieures.  Elle a aussi dit que Hawkins avait de plus en plus de soupçons à son égard et qu'elle craignait pour sa sécurité.

 


8                 Les 29 et 30 novembre, Hawkins a parlé à l'inspecteur J. MacDonald au téléphone.  Il lui a demandé si Graham deviendrait un témoin non contraignable s’il l’épousait.  Une semaine plus tard, Hawkins a fait une demande similaire au sergent d'état‑major Koniuch et les deux hommes ont conclu que les conjoints étaient des témoins habiles à témoigner, mais non contraignables pour témoigner l'un contre l'autre.  Hawkins a alors dit à Koniuch:  [traduction] «Je crois bien que je vais devoir l’épouser».

 

9                 Le 29 janvier 1988, Hawkins et Morin ont été accusés conjointement de complot en vue d’entraver la justice, en contravention de l'al. 465(1) c) et du par. 139(2)  du Code criminel .  Hawkins a également été accusé d'avoir par corruption accepté de l'argent et d'avoir entravé la justice en contravention de l'al. 120a) et du par. 139(2) du Code.  Au cours des mois qui ont suivi, Graham et Hawkins sont demeurés en contact et se sont rencontrés pour examiner la possibilité de se marier comme moyen d'empêcher Graham de témoigner au procès.

 

10               À la fin de mars, Hawkins, son avocat et Graham se sont rencontrés pour examiner les effets du mariage sur l'habilité à témoigner et la contraignabilité de Graham pour le poursuivant.  Le 16 juin 1988, Hawkins a parlé à l'agent Stuebing d'une possibilité d’épouser Graham pour qu'elle devienne inhabile à témoigner pour le poursuivant.

 

11               En juillet 1988, Graham a rompu avec Hawkins pour participer au programme de protection des témoins.

 


12               Une enquête préliminaire a été convoquée pour les 7 et 8 septembre 1988.  Le ministère public a assigné Graham comme témoin habile à témoigner et contraignable.  Sous serment, Graham a décrit la relation violente qu'elle avait avec Hawkins, et a répété le contenu des deux conversations qu'elle avait eues avec le  sergent Lawrence.  Elle a tout particulièrement témoigné que Hawkins et Morin étaient des amis.  Morin appelait fréquemment Hawkins à la maison pendant la soirée et Hawkins sortait pour aller le rencontrer.  Graham a affirmé quun soir Hawkins est revenu à la maison avec une enveloppe contenant 5 000 $.  Il lui a dit que cette somme lui avait été remise par Morin en contrepartie de renseignements concernant la surveillance policière.  Elle a affirmé que Hawkins lui avait dit qu'il s'attendait à recevoir de Morin une autre somme de 7 000 $ à 10 000 $ relativement à une opération de stupéfiants, mais que cette opération n'avait finalement pas eu lieu.  Graham a également témoigné que Hawkins avait apporté à la maison des photographies de motards ainsi que des dossiers de police sur des motards particuliers, et qu'il les avait remis à Morin.  Enfin, elle a reconnu avoir déjà examiné avec Hawkins la possibilité de se marier comme moyen d'empêcher sa comparution devant le tribunal.  Graham a été contre‑interrogée par quatre avocats de la défense (les avocats des deux appelants et les avocats de deux autres accusés), et elle a maintenu le fond de ses déclarations.  Son témoignage a été transcrit, mais il n'a pas été complètement enregistré sur bandes sonores.

 

13                Le 3 octobre 1988, Graham a retenu les services d'un avocat indépendant et a demandé au tribunal d'être de nouveau assignée comme témoin.  Le juge a accédé à la demande malgré l'objection du ministère public, et l'enquête s'est poursuivie le 19 janvier et le 20 février 1989.  Entre-temps, Graham a abandonné le programme de protection des témoins et s'est réconciliée avec Hawkins.  Le couple a acheté une maison ensemble, mais Hawkins a continué de vivre dans un appartement séparé.  En décembre, un tribunal a rendu une ordonnance interdisant à Hawkins de communiquer avec Graham, mais il semble qu'elle ait néanmoins continué de communiquer avec Hawkins.

 


14                Lors de sa deuxième comparution à l'enquête préliminaire, Graham a rétracté la majeure partie de son témoignage antérieur relativement aux man{oe}uvres frauduleuses que Hawkins aurait fomentées avec Morin.  Elle a expliqué que la police l'avait préparée pour la majeure partie de son témoignage antérieur et pour les conversations enregistrées qu'elle avait eues avec le sergent Lawrence.  Elle na pas rétracté ses déclarations antérieures sur la crainte qu'elle avait de Hawkins, sur les menaces d'agression, de violence et de mort qu'il avait proférées à son endroit, sur ses rapports d'amitié avec Morin ni sur les discussions qu'elle avait eues avec Hawkins selon lesquelles le mariage constituait un moyen de l'empêcher de témoigner au procès.

 

15               Hawkins et Morin ont été renvoyés à procès le 21 mars 1989.  Une semaine plus tard, Hawkins et Graham ont obtenu une licence de mariage et ils se sont mariés le 31 mars 1989.  À la date de l'audition devant notre Cour, le couple était toujours marié.

 

II.  Les dispositions législatives pertinentes

 

 

16               A.   Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 

 

715. (1)  Lorsque, au procès d'un accusé, une personne qui a témoigné au cours d'un procès antérieur sur la même inculpation ou qui a témoigné au cours d'un examen de l'inculpation contre l'accusé ou lors de l'enquête préliminaire sur l'inculpation, refuse de prêter serment ou de témoigner, ou si sont établis sous serment des faits dont il est raisonnablement permis de conclure que la personne, selon le cas:

 

a)  est décédée;

 

b)  est depuis devenue aliénée et est aliénée;

 

c)  est trop malade pour voyager ou pour témoigner;


d)  est absente du Canada,

 

et s'il est établi que son témoignage a été reçu en présence de l'accusé, ce témoignage peut être lu à titre de preuve dans les procédures, sans autre preuve, à moins que l’accusé n’établisse qu’il n’a pas eu l’occasion voulue de contre-interroger le témoin.

 

B.                Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. (1985), ch. C‑5 

 

4. (1)  Toute personne accusée d'infraction, ainsi que, sauf disposition contraire du présent article, le conjoint de la personne accusée, est habile à témoigner pour la défense, que la personne ainsi accusée le soit seule ou conjointement avec une autre personne.

(2)  Le conjoint d'une personne accusée soit d'une infraction visée au paragraphe 50(1) de la Loi sur les jeunes contrevenants, ou à l'un des articles 151 , 152 , 153 , 155  ou 159 , des paragraphes 160(2)  ou (3)  ou des articles 170  à 173 , 179 , 212 , 215 , 218 , 271  à 273 , 280  à 283 , 291  à 294  ou 329  du Code criminel , soit de la tentative d'une telle infraction, est un témoin habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant sans le consentement de la personne accusée.

 

(3)  Nul ne peut être contraint de divulguer une communication que son conjoint lui a faite durant leur mariage.

 

(4)  Le conjoint d'une personne accusée d'une infraction visée à l'un des articles 220 , 221 , 235 , 236 , 237 , 239 , 240 , 266 , 267 , 268  ou 269  du Code criminel , lorsque le plaignant ou la victime est âgé de moins de quatorze ans, est un témoin habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant sans le consentement de la personne accusée.

 

(5)  Le présent article n'est pas applicable au cas où le conjoint d'une personne accusée d'une infraction peut, d'après la common law, être appelé à témoigner sans le consentement de cette personne.

 

(6)  Le défaut de la personne accusée, ou de son conjoint, de témoigner ne peut faire le sujet de commentaires par le juge ou par l'avocat du poursuivant.

 


III.  Les juridictions inférieures

 

A.                La Cour de district de l’Ontario ‑‑ Requête

 

17               Dans une requête préliminaire entendue par le juge LeSage (maintenant juge  en chef adjoint de la Cour de l’Ontario), le ministère public a cherché à faire déclarer que Graham était un témoin habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant.  Le ministère public a dit que le mariage était une [traduction] «façade» et visait seulement à faire en sorte que Graham ne puisse être assignée comme témoin à charge au procès.  Subsidiairement, le ministère public a affirmé que le témoignage antérieur de Graham à l'enquête préliminaire était admissible en vertu de l'art. 715 du Code.

 

18               Le 27 juillet 1990, le juge LeSage a rejeté la requête.  Il a conclu que le mariage était [traduction] «valable et légitime» et n’était pas une «façade».  Par ailleurs, il a statué que l'art. 715 ne pouvait être utilisé pour contourner la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  Relativement à une autre requête déposée par les appelants, le juge LeSage a, le 24 décembre 1990, ordonné un arrêt des procédures sur le fondement d'un délai déraisonnable.  Cependant, la Cour d'appel de l'Ontario a ultérieurement annulé cet arrêt des procédures et renvoyé l'affaire à la Division générale pour audition:  (1991), 52 O.A.C. 114; conf. par [1992] 3 R.C.S. 463.

 

B.  La Cour de l'Ontario (Division générale) ‑- Le procès

 


19               Au début du procès, le juge Philp a entendu une nouvelle requête visant à faire déclarer Graham témoin habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant.  Bien que le ministère public ait abandonné sa position initiale et reconnu que le mariage était authentique, il soutenait que la règle traditionnelle de common law ne devrait pas s’appliquer puisque l'une des fins du mariage était de faire obstacle à l'administration de la justice.  À l'appui de sa position, le ministère public se fondait sur les renseignements que Hawkins avait demandés à ses collègues et sur l'admission par Graham à l'enquête préliminaire que le couple avait discuté du mariage comme moyen d'empêcher sa comparution au procès.  Le ministère public a aussi continué d’affirmer que, même si Graham n'était pas un témoin habile et contraignable, le témoignage qu’elle a fourni à l'enquête préliminaire devrait être admis en vertu de l'art. 715 du Code, ou en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 

20               Le juge Philp a rejeté la requête.  À son avis, Graham n'était ni habile à témoigner ni contraignable pour le poursuivant.  Il a reconnu le changement progressif que notre Cour avait apporté à la règle de common law dans l'arrêt R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, mais il a refusé de créer une nouvelle exception à cette règle dans un cas où l'accusé avait contracté un [traduction] «mariage de convenance».  Il a conclu qu'une telle exception serait contraire à l'objet même de l'inhabilité à témoigner du conjoint, qui est [traduction] «de préserver l'harmonie conjugale et d'empêcher la répugnance naturelle qu’éprouve une personne à témoigner contre un accusé qui est son conjoint».

 


21               Le juge Philp a aussi conclu que le témoignage de Graham à l'enquête préliminaire ne pouvait être admis en vertu de l'art. 715 du Code.  À son avis, l'inhabilité à témoigner du conjoint applicable à Graham n'équivalait pas à un refus de témoigner, comme l'exige la disposition en question.  Subsidiairement, il a affirmé que l'admission du témoignage serait inéquitable pour Hawkins.  Il a par conséquent décidé d'exercer le pouvoir discrétionnaire, maintenu par l'art. 715, d'exclure la preuve qui pourrait causer un préjudice indu à l'accusé.  Le préjudice résulterait du fait qu'il serait difficile pour le juge des faits de juger de la véracité des déclarations de Graham à partir de transcriptions écrites ou de l'écoute de bandes sonores.  Le juge Philp a également statué qu'il serait inéquitable de permettre au ministère public de lire à titre de preuve le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire alors que ce témoignage ne pourrait être admis s'il était déposé directement.

 

22               Enfin, le juge Philp a statué que le témoignage antérieur de Graham ne pouvait être admis en application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, conformément aux arrêts Khan, Smith et B. (K.G.).  Le juge du procès était convaincu qu’il avait été satisfait à l'exigence de nécessité, mais il n'était pas persuadé que le témoignage antérieur recueilli à l'enquête préliminaire était suffisamment fiable.  Il était tout particulièrement troublé par le fait que le jury n'aurait pas eu l'occasion d'observer le comportement et l'expression de Graham à la barre.  Par ailleurs, il a fait ressortir la nature contradictoire de ses déclarations successives, ainsi que les nombreuses influences extérieures qui ont peut‑être contaminé à jamais son témoignage.  Il a affirmé:

 

[traduction] . . . en raison des événements qui ont abouti à la formulation des deux versions des faits, soit le rôle de la police, celui de M. Hawkins, les nombreuses menaces proférées contre Mme Graham, les raclées dont elle a été victime, les promesses que lui aurait apparemment faites la police, le rôle apparent de la police dans l'obtention des déclarations et du témoignage subséquent de Graham au cours du mois de septembre pendant qu'elle bénéficiait du programme de protection des témoins, et la rétractation subséquente qu’elle a faite en janvier après avoir passé un certain temps avec son époux, je ne puis conclure à l'existence de l'élément de fiabilité nécessaire pour que son témoignage antérieur puisse être lu à titre de preuve au procès.

 


Il a affirmé que les déclarations, même si elles répondaient aux exigences de fiabilité et de nécessité, devraient néanmoins être écartées parce que le risque de préjudice l'emportait sur la valeur probante du témoignage.  De plus, à son avis, la création en l'espèce d'une exception de principe irait à l'encontre de l'objet de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner et compromettrait l'harmonie du mariage de l'accusé.

 

23               Après le jugement sur la requête, le ministère public a décidé de ne pas présenter de preuve à l'appui d'une déclaration de culpabilité.  Le 25 mai 1993, le jury a donc rendu des verdicts imposés d'acquittement relativement aux deux appelants.

 

C.                La Cour d’appel de l’Ontario (1995), 37 C.R. (4th) 229

 

1.    Le juge Arbour (avec l’appui du juge Galligan)

 

24               Le 28 février 1995, la Cour d'appel de l'Ontario à la majorité a accueilli l'appel.  Le juge Arbour a conclu que Graham était un témoin inhabile à témoigner et non contraignable contre Hawkins, puisque leur mariage existait toujours.  À son avis, dans la mesure où le mariage n'était ni frauduleux ni une façade, les conjoints mariés ont droit à tous les avantages juridiques que comporte l'union.  Elle a rejeté l'invitation du ministère public de créer une exception à la règle de common law.

 


25               Cependant, le juge Arbour a déterminé que le témoignage antérieur de Graham à l'enquête préliminaire pouvait être admis en vertu de l'art. 715 du Code.  Elle était d'avis que la décision de Graham d’épouser Hawkins équivalait à un [traduction] «refus de témoigner», puisque «[Graham] s’est délibérément mise hors de portée du tribunal» (p. 242).  Contrairement au juge du procès, le juge Arbour était convaincue que l'admission des déclarations en vertu de l'art. 715 ne serait pas inéquitable pour l'accusé.  Selon elle, il n'était pas inéquitable pour le jury d'examiner les déclarations contradictoires même s'il n'avait pas eu l'occasion d'observer le comportement de Graham à la barre.  Par ailleurs, l'admission de ces déclarations en application de l'art. 715 n'aurait pas pour effet de contrevenir indirectement à l’objet de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Comme elle l'explique (aux pp. 243 et 244):  [traduction] «Cherie Graham ne peut être assignée à témoigner par le ministère public.  Cependant, il ne s'ensuit pas que son témoignage est inadmissible s’il peut être présenté au tribunal par un autre moyen.»

 

26               Subsidiairement, le juge Arbour était convaincue que les déclarations pouvaient être admises en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire conformément aux arrêts Khan, Smith, et B. (K.G.).  Il a été satisfait en l’espèce au double critère de la nécessité et de la fiabilité.  Le juge a reconnu qu'il était raisonnablement nécessaire d'admettre la preuve par ouï‑dire de Graham parce qu'elle ne pouvait pas témoigner au procès.  Pour ce qui est de la fiabilité, en dépit des graves contradictions dans le témoignage de Graham, le juge Arbour a fait ressortir que, [traduction] «lorsque la fiabilité est utilisée comme une condition de l'admissibilité de la preuve par ouï‑dire, ce critère ne doit pas être confondu avec la fiabilité ou la véracité ultimes de la déclaration relatée» (p. 245).  L'examen de la fiabilité doit plutôt mettre l'accent sur les garanties circonstancielles de fiabilité, tout particulièrement, la possibilité de contre‑interrogatoire au moment précis de la déclaration, l’assermentation et la présence de l'auteur de la déclaration devant le tribunal.  Bien que l'admission du témoignage antérieur de Graham ne réponde pas à la troisième garantie circonstancielle de fiabilité, le juge Arbour a néanmoins conclu que les déclarations étaient suffisamment fiables (aux pp. 249 et 250):

 


[traduction]  La preuve que [le ministère public] a cherché à faire admettre en l'espèce était une déclaration sous serment fidèlement enregistrée, qui a donné lieu au contre‑interrogatoire voulu par les avocats des intimés en présence de ces derniers.  Je ne veux pas exagérer l'importance du contre‑interrogatoire.  Une simple possibilité de contre‑interrogatoire peut suffire à rendre la déclaration admissible, comme c'est le cas en vertu de l'art. 715 du Code.  Il y a eu en l’espèce un contre‑interrogatoire complet.  En conséquence, le seul danger possible du ouï‑dire qui empêcherait l'admissibilité d'une déclaration est ce que l'on a appelé la «présence du témoin» dans l'arrêt B. (K.G.).  Vu les garanties circonstancielles de fiabilité d'une déclaration qui a été faite sous serment et a donné lieu à un contre‑interrogatoire, ce facteur seul ne suffit pas, à mon avis, à offrir un principe sur le fondement duquel pourrait être écartée l'admissibilité du témoignage de Cherie Graham.  Si elle était décédée, était devenue malade, avait quitté le pays ou avait déclaré en cour qu’elle aurait refusé de témoigner, le ministère public aurait eu le droit de présenter le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire sans avoir à en démontrer la «fiabilité».  À mon avis, il n'y a rien dans les principes sur lesquels se fonde la règle du ouï‑dire, qui commande un résultat différent en l'espèce.  [Je souligne.]

 

27               Elle a rejeté l'argument selon lequel l'admission de ce témoignage en vertu d'une exception de principe serait inéquitable pour l'accusé, déclarant que Hawkins pouvait toujours, au besoin, assigner Graham à témoigner (à la p. 250):

 

[traduction]  À mon avis, on ne peut défendre l'argument selon lequel un accusé est traité inéquitablement s’il est privé d’une occasion de contre‑interroger un témoin que lui seul peut assigner.

 

En conséquence, sous réserve de directives appropriées au jury, le juge Arbour aurait permis que le témoignage de Graham soit lu à titre de preuve au procès.

 

2.  Le juge Weiler (motifs concordants quant au résultat)

 


28               Le juge Weiler aurait aussi accueilli l'appel, mais pour des motifs différents.  Elle a tout d'abord examiné l'art.   4  de la Loi sur la preuve au Canada , et a fait ressortir qu'il ne ratifiait pas la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner, mais qu'il présume plutôt de son existence et en restreint l'application aux circonstances décrites aux par. (2) et (4).  Le paragraphe 4(5)  permet à un conjoint d'être appelé à témoigner sans le consentement de l'autre conjoint dans le cas où la common law permet une exception à la règle de l'inhabilité à témoigner d'un conjoint.  Comme notre Cour le mentionne dans l'arrêt Salituro, précité, ces exceptions reconnues en common law ne sont pas statiques, mais évoluent avec le temps.

 

29               Le juge Weiler a affirmé qu'il y avait deux valeurs contradictoires en jeu:  l'intérêt du public dans un procès équitable et le maintien de l'harmonie conjugale.  Vu qu'elle a rejeté l'argument que le témoignage de Graham pouvait être admis conformément à l'art. 715, elle a conclu que la seule façon d'assurer l'équité du procès était de rendre Graham habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant.  Cette conclusion nécessitait une modification de la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.

 

30               Selon le juge Weiler, le moment du mariage est une considération pertinente dans l'application de la règle de l'habilité à témoigner.  Elle renvoie au par. 4(5)  de la Loi sur la preuve au Canada :

 

Le présent article n'est pas applicable au cas où le conjoint d'une personne accusée d'une infraction peut, d'après la common law, être appelé à témoigner sans le consentement de cette personne.

 

À son avis, le sens ordinaire de cette disposition indique que la règle de l'inhabilité à témoigner des conjoints ne devrait s'appliquer qu'aux personnes qui étaient mariées à l'époque où l’un des deux conjoints a été accusé.  Puisque Hawkins a épousé Graham après la mise en accusation, le juge Weiler a conclu que le ministère public pouvait la contraindre à témoigner.

 


31               Cependant, la règle modifiée aurait pour effet de limiter le témoignage du conjoint aux conversations qui ont eu lieu avant le mariage.  La règle de l'habilité à témoigner serait ainsi compatible avec le privilège relatif aux conjoints reconnu au par. 4(3)  de la Loi sur la preuve au Canada .

 

32               Contrairement aux juges majoritaires, le juge Weiler a refusé d'admettre le témoignage antérieur de Graham par application de l'art. 715.  Elle a conclu que le texte de cet article ne pouvait être interprété de façon à inclure un témoin rendu inhabile en raison de sa [traduction] «condition ou [de son] état» (p. 268).

 

33               Le juge Weiler a ensuite conclu que les déclarations faites par Graham à l'enquête préliminaire ne pouvaient être lues à titre de preuve en raison d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.  À son avis, les déclarations ne satisfont pas au critère de seuil de fiabilité formulé dans les arrêts Smith et B. (K.G.).  Plus particulièrement, les déclarations ne fournissent pas suffisamment de garanties circonstancielles de fiabilité:  le serment n'avait apparemment eu aucune incidence sur la véracité du témoignage de Graham à l'enquête préliminaire, et le juge des faits serait dans l'impossibilité d'évaluer le comportement de Graham au procès.

 

34               Les coappelants se pourvoient de plein droit devant notre Cour contre l'annulation d'un acquittement sur le fondement de l'al. 691(2)a) du Code.

 

IV.  Les questions en litige

 

35               1.    La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en statuant que la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner ne devrait pas être modifiée dans les circonstances de l'espèce?

 


2.                La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en statuant que les transcriptions du témoignage de Graham à l'enquête préliminaire pouvaient être lues à titre de preuve au procès conformément à l'art. 715  du Code criminel ?

 

3.                La Cour d'appel de l'Ontario a‑t‑elle commis une erreur en statuant que le témoignage de Graham à l'enquête préliminaire était admissible en application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire?

 

V.  Analyse

 

A.                La règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner devrait‑elle être modifiée?

 

36               Selon la règle de common law, un conjoint est inhabile à témoigner dans des procédures criminelles dans lesquelles l'autre conjoint est un accusé, sauf si l'accusation concerne la personne, la liberté ou la santé du conjoint témoin.  Voir par exemple Lord Audley's Case (1631), Hutt. 115, 123 E.R. 1140, à la p. 1141; Bentley c. Cooke (1784), 3 Doug. K.B. 422, 99 E.R. 729; R. c. Bissell (1882), 1 O.R. 514 (B.R.).  La règle traditionnelle a été modifiée par l'adoption de la Loi sur la preuve au Canada .  Le paragraphe 4(1) de cette loi rend un conjoint habile à témoigner pour l'accusé dans un procès criminel, et le par. 4(2)  rend le conjoint à la fois habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant pour certaines infractions qui concernent généralement la santé et la sécurité du conjoint témoin.  Cependant, mises à part ces exceptions, la Loi maintient par ailleurs la règle générale de common law que le conjoint d'un accusé, qu’il soit ou non disposé à témoigner, est inhabile à témoigner contre l'accusé pour le poursuivant.


37               En common law, il est bien reconnu que, selon la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, un conjoint ne peut pas témoigner relativement à des événements qui se sont produits tant avant que pendant le mariage:  Pedley c. Wellesley (1829), 3 C. & P. 558, 172 E.R. 545.  Voir Wigmore on Evidence (rév. McNaughton 1961), vol. 8, au § 2230.  Plus récemment, la Cour d'appel de l'Alberta a mis ce principe en évidence dans R. c. Lonsdale (1973), 15 C.C.C. (2d) 201.  Citant les règles de common law qui continuent d'être reconnues en vertu du par. 4(5)  de la Loi sur la preuve au Canada , le  juge Sinclair, s'exprimant au nom de la Cour d'appel, a conclu à la p. 203 que le poursuivant ne peut assigner le conjoint d'une personne accusée comme témoin habile à témoigner relativement à des événements qui se sont produits avant le mariage.

 

38               De nombreuses justifications ont été avancées à l’appui de cette règle dans l’histoire de la common law, mais seulement deux d’entre elles semblent avoir survécu jusqu’à nos jours.  Comme l’a initialement fait remarquer lord Coke dans Institutes of the Laws of England, la première justification de la règle est qu’elle favorise les confidences conjugales et protège l’harmonie conjugale.  La seconde est que la règle empêche l’indignité d’avoir à forcer le conjoint d’une personne accusée à participer aux poursuites dirigées contre l’accusé.  Wigmore décrit cette dernière justification comme [traduction] «la répugnance naturelle qu’éprouve toute personne honnête à forcer la femme ou le mari à se faire l’instrument de la condamnation de l’autre et à forcer le coupable à subir l’humiliation de se voir condamner par les paroles de son partenaire de vie intime» (en italique dans l’original):  Wigmore on Evidence, op. cit., vol. 8, § 2228, à la p. 217.

 


39               Cependant, comme notre Cour l’a reconnu dans Salituro, précité, aux pp. 672 et 673, de sérieuses critiques ont été formulées à l’endroit de ces deux justifications de la règle traditionnelle qui subsistent toujours.  On a dit de cette règle qu’elle était arbitraire parce qu’elle exclut les autres relations familiales, et désuète parce qu’elle repose sur des notions périmées du mariage.  Ce qui est peut‑être le plus important de signaler est que rendre une personne incapable de témoigner sur le seul fondement de son état matrimonial la dépouille d’aspects importants de son autonomie.  Comme l’affirme le juge Iacobucci s’exprimant au nom de notre Cour, à la p. 673:

 

À mon avis, les raisons d'être de la règle posent une difficulté plus fondamentale.  En effet, les arguments invoqués à son appui sont incompatibles avec le respect de la liberté individuelle, précepte central de l'ordre juridique et moral établi dans notre pays depuis l'adoption de la Charte .  [. . .] Or, la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner engendre un conflit entre la liberté qu'a une personne de choisir de témoigner ou non et les intérêts de la société à ce que le lien du mariage soit préservé.

 


40               Certains ont proposé une autre analyse selon laquelle une personne pourrait être déclarée habile à témoigner contre son conjoint, mais non contraignable.  Le Royaume‑Uni a récemment entériné une telle règle en adoptant l’art. 80 de la Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.‑U.), 1984, ch. 60.  Pour un examen de cette loi, voir Cross and Tapper on Evidence (8e éd. 1995), aux pp. 236 à 240; Phipson on Evidence (14e éd. 1990), aux pp. 154 et 155.  La Cour suprême des États‑Unis a adopté une modification similaire de la règle de common law.  En effet, la cour a statué qu’en vertu des Federal Rules of Evidence, un conjoint est habile à témoigner mais non contraignable pour le poursuivant, le conjoint témoin ayant le privilège de refuser de témoigner contre l’autre:  Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980).  Voir Uniform Rules of Evidence, règle 504.  Au Canada, le Groupe de travail fédéral‑provincial sur l'uniformisation des règles de preuve a aussi recommandé l'abolition de la règle traditionnelle en faveur d'une règle moderne qui rend un conjoint habile à témoigner mais non contraignable pour le poursuivant:  Rapport du groupe de travail fédéral‑provincial sur l’uniformisation des règles de preuve (1983), aux pp. 285 à 290, par. 92(1).  Voir aussi, Commission de réforme du droit, Rapport sur la preuve (1975), aux pp. 100 à 102 (Code de la preuve, aux art. 54 à 57) (recommandation que le conjoint d’un accusé soit habile à témoigner mais non contraignable si la valeur du témoignage l’emporte sur toute rupture possible de cette relation).

 


41               Une autre possibilité, reconnue dans Salituro, précité, à la p. 676, est celle que le conjoint d'une personne accusée soit déclaré à la fois habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant.  Cela serait compatible avec la règle générale de common law selon laquelle l’habilité à témoigner suppose la contraignabilité.  Voir Hoskyn c. Metropolitan Police Commissioner, [1979] A.C. 474 (H.L.), à la p. 484, lord Wilberforce, et à la p. 500, lord Edmund‑Davies.  Au Canada, voir Gosselin c. The King (1903), 33 R.C.S. 255, aux pp. 276 et 277 (le conjoint de l’accusé était à la fois habile à témoigner et contraignable pour le poursuivant, avant l’adoption de l’Acte modifiant de nouveau l’Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1906, ch. 10, art. 1); Re Spencer and The Queen (1983), 145 D.L.R. (3d) 344 (C.A. Ont.), à la p. 351, conf. par [1985] 2 R.C.S. 278; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, à la p. 522, le juge Iacobucci  («la règle générale voulant que tout témoin soit contraignable»), et aux pp. 619 et 620, le juge Sopinka.  La Commission de réforme du droit du Canada a déjà fait valoir que rendre le conjoint à la fois habile à témoigner et contraignable permettrait de libérer le témoin de la sérieuse tension d’avoir à choisir de témoigner contre son partenaire de vie.  La Commission a également dit qu’une telle analyse permettrait d’allonger la liste artificiellement circonscrite des infractions définies aux par. 4(2)  et 4(4)  de la Loi sur la preuve au Canada .  Voir Section de recherche sur le droit de la preuve, document préliminaire no 1, L’habilité et la contrainte à témoigner (1972), aux pp. 7 à 9.  On a aussi prétendu qu’une telle conception réduirait la fréquence de la violence conjugale puisque le conjoint accusé ne pourrait pas faire violence à son partenaire habile à témoigner pour le dissuader de témoigner.  Voir R. c. McGinty (1986), 27 C.C.C. (3d) 36 (C.A.T.Y.), à la p. 60.  À notre avis, on peut affirmer que ces deux conceptions ‑‑ du fait qu’elles donnent au conjoint d’un accusé le choix de témoigner contre son partenaire ‑‑ favorisent davantage la protection du lien matrimonial ainsi que l’autonomie et la dignité de la personne.

 

42               Même si ces autres conceptions de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner peuvent favoriser l’autonomie et la dignité d’une personne en tant que  conjoint, nous sommes d’avis qu’il n’appartient pas aux tribunaux, mais plutôt au législateur fédéral, d’apporter des changements importants à la règle.

 

43               La règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner est demeurée pratiquement inchangée depuis quelque 350 ans.  L’intimée a soutenu que les tribunaux disposent d’une latitude importante dans l’application de cette règle.  Certes, notre Cour s’est montrée disposée à adapter et à élargir la portée des règles de common law de façon à tenir compte de l’évolution sociale globale (voir par exemple Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Khan, précité), mais il est clair que les tribunaux n’apporteront que des changements progressifs à la common law.  Par exemple, le changement apporté dans l’arrêt Salituro n’a pas porté atteinte aux justifications initiales à la base de la règle de common law, soit l’harmonie conjugale et la répugnance à témoigner.  Comme notre Cour l’affirme à la p. 674:

 

Lorsque les conjoints sont séparés irrémédiablement, il n'y a pas de lien du mariage à protéger et nous nous trouvons en présence seulement d'une règle qui limite l'habilité d'une personne à témoigner.

 

Par contre, il convient de laisser au législateur le soin d’apporter au droit des changements complexes dont les conséquences sont incertaines.

 


44               Sur le fondement des critiques formulées à l’endroit de la règle de common  law, dont il a été question ci‑dessus, l’intimée a avancé deux arguments.  Premièrement, le ministère public a préconisé une modification de la règle traditionnelle dans le sens de la démarche proposée par le juge Weiler de la Cour d’appel, c’est‑à‑dire qu’un conjoint serait habile à témoigner si le mariage a été célébré après la délivrance d’une dénonciation ou d’une mise en accusation. Subsidiairement, l’intimée a invité notre Cour à créer une exception à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner dans le cas où une personne accusée épouse un témoin dans le but d’empêcher qu’il soit assigné par le poursuivant.

 

45               Les deux changements proposés, loin d’être progressifs, porteraient atteinte au fondement même de la règle traditionnelle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Un mariage contracté après l’attestation sous serment d’un acte d’accusation peut être parfaitement valide et authentique, et il peut effectivement créer un lien matrimonial qu’il vaut la peine de  protéger.  En outre, comme nous l’avons fait remarquer, l’exception proposée va à l’encontre du principe établi selon lequel la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner s’applique à un témoignage relativement à des événements qui précèdent le mariage (c.‑à‑d. des événements antérieurs au mariage même si ce mariage a été célébré après le dépôt des accusations formelles).

 


46               De même, un mariage motivé par un désir de bénéficier de l’application de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner peut néanmoins être un mariage véritable qui mérite la protection de la loi.  Il est depuis longtemps reconnu en common law qu’un conjoint a le droit de compter sur les avantages de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner même si l’une des fins du mariage était d’empêcher qu’un témoignage soit rendu devant un tribunal.  Voir par exemple Wigmore on Evidence, op. cit., au §2230; Cross and Tapper on Evidence, op. cit., à la p. 236 (la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner s’applique [traduction] «quel que puisse avoir été le motif du mariage»).

 

47               En l’espèce, le ministère public a reconnu que le mariage entre Hawkins et Graham est authentique.  Lors de l’audition devant notre Cour, le couple était marié depuis presque sept ans.  On n’a présenté aucune preuve établissant que les deux conjoints avaient omis de s’acquitter de leurs obligations réciproques de soins et de soutien.  Dans les circonstances, rendre Graham contraignable pour le poursuivant  risquerait de compromettre la véritable harmonie conjugale du couple et d’aller à l’encontre de l’objet de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Sur ce point, nous faisons état de la position du juge du procès:

 

[traductionCependant, en l’espèce, j’ai du mal à me convaincre qu’il n’existe pas en ce moment un mariage valide et réussi; pour ce motif, la nécessité de préserver l’harmonie conjugale existe toujours et elle doit être une préoccupation de premier plan.  [. . . ]  Je suis également préoccupé par la question de savoir si l’exception soulevée en l’espèce entraînerait des difficultés et des répercussions dans le mariage apparemment réussi du témoin et de l’accusé.

 

L’établissement d’une telle exception, permettant ainsi à Graham de témoigner, serait contraire à l’objet de la règle de common law, qui est de préserver l’harmonie conjugale et d’empêcher la répugnance naturelle qu’éprouve une personne à témoigner contre un accusé qui est son conjoint.  Une telle exception l’inciterait à se parjurer pour préserver son mariage ou favoriserait, si les déclarations sont exactes, une rupture du mariage.  [Je souligne.]

 

48               L’un ou l’autre des changements proposés à la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner constituerait beaucoup plus qu’un changement progressif du droit.  Un tel changement est sans précédent et comporte des conséquences incertaines.  Comme l’a affirmé le juge du procès:

 


[traduction] . . . je suis d’avis que l’établissement de la nouvelle exception demandée entraînerait des conséquences incertaines qui échapperaient complètement au contrôle des tribunaux.

 

49               Qui plus est, le changement préconisé par l’intimée serait irréalisable.  Il obligerait les tribunaux à examiner les motifs du mariage en l’espèce.  En l’absence d’une preuve que le mariage était une façade, nous ne voyons pas comment un tribunal peut commencer à vérifier les motifs du mariage.  Rien ne justifie une telle vérification, sauf s’il existe une preuve concrète que le mariage n’était pas légalement valide.  Les cours de justice et les tribunaux administratifs ne peuvent examiner cette question des plus personnelles que dans des circonstances précises et restreintes prévues par un législateur provincial ou le législateur fédéral, par exemple dans le contexte de l’immigration (voir le par. 4(3) du Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78‑172, qui prévoit qu’un citoyen canadien ne peut parrainer un conjoint dans le cas où celui‑ci «s’est marié principalement dans le but d’obtenir l’admission au Canada à titre de membre de la catégorie de la famille et non avec l’intention de vivre en permanence avec son conjoint»).

 

50               Nous tenons à souligner que la situation pourrait être différente si la preuve établissait clairement que le seul but du mariage était d’échapper à la responsabilité criminelle en rendant un témoin principal non contraignable et que les partenaires n’avaient aucune intention de s’acquitter de leurs obligations mutuelles de soins et de soutien.  Dans ces circonstances, le mariage serait une «façade» et le tribunal pourrait alors décider de tenir compte de ce facteur.  Par exemple, dans  Lutwak c. United States, 344 U.S. 604 (1953), la Cour suprême des États‑Unis a statué que le conjoint d’un accusé ne pouvait invoquer la règle de l’inhabilité à témoigner puisque la preuve démontrait clairement que les parties n’avaient pas l’intention de vivre ensemble comme conjoints.  Cependant, ce n’est pas le cas du mariage contracté par Hawkins et Graham.


51               Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’accord avec le juge du procès et la Cour d’appel à la majorité pour dire que la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner ne devrait pas être modifiée en l’espèce.  Graham n’était pas habile à témoigner pour le poursuivant et, en conséquence, son témoignage de vive voix ne pouvait être admis au procès.  Nous ne nous prononçons pas sur la question de savoir si, même si elle avait été habile à témoigner, Graham aurait aussi été contraignable.  Cependant, il reste à examiner si son témoignage aurait pu être admis par un autre moyen.

 

B.                Le témoignage de Graham à l’enquête préliminaire peut‑il être lu à titre de preuve au procès en application de l’art. 715  du Code criminel ?

 

52               À supposer que Graham soit jugée inhabile à témoigner au procès, le ministère public cherche subsidiairement à faire lire à titre de preuve, en vertu de l’art. 715  du Code criminel , son témoignage recueilli à l’enquête préliminaire.

 


53               Larticle 715 trouve son origine dans lActe concernant les devoirs des juges de paix, hors des sessions, relativement aux personnes accusées de délits poursuivables par voie daccusation, S.C. 1869, ch. 30, art. 30.  La première version de lart. 715 sinspirait dun texte législatif anglais comparable relatif à ladmission de témoignages recueillis à lenquête préliminaire.  Voir Administration of Justice Act (No. 1), 11 & 12 Vict., ch. 42, art. 17 (1848).  Dans son libellé actuel, lart. 715 prévoit que lorsquune personne qui a témoigné au cours dun procès antérieur sur la même inculpation ou qui a témoigné au cours dun examen de linculpation ou lors de lenquête préliminaire, refuse de prêter serment ou de témoigner ou si elle est décédée, est aliénée, est trop malade pour voyager ou pour témoigner ou est absente du Canada, son témoignage peut être lu à titre de preuve dans les procédures, sans autre preuve.  Ce témoignage doit aussi avoir été reçu en présence de l’accusé. Cependant, même si le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire satisfait à ces critères, l’art. 715 permet au juge du procès de conserver le pouvoir discrétionnaire résiduel d’écarter ce témoignage:  R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525.

 

54               Le mariage de Graham ne peut de toute évidence servir de motif pour admettre les transcriptions du témoignage reçu à l’enquête préliminaire.  Le mariage de Graham et de Hawkins ne représente pas un refus de témoigner:  la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner empêche un conjoint de témoigner, quel que soit le choix du conjoint.  En fait, rien ne permet de savoir si Graham aurait refusé de témoigner; elle aurait pu choisir de témoigner pour la défense.

 

55               Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis que la Cour d’appel à la majorité a commis une erreur en statuant que les transcriptions du témoignage de Graham à l’enquête préliminaire pouvaient être lues à titre de preuve au procès conformément à l’art. 715  du Code criminel .  Il n’est donc pas nécessaire d’exprimer une opinion sur la nature du pouvoir discrétionnaire résiduel que possède le juge du procès d’écarter un témoignage antérieur en vertu de l’art. 715, et d’examiner si ce pouvoir discrétionnaire résiduel aurait dû par ailleurs être exercé en l’espèce.  Cependant, nous ne croyons pas que notre conclusion quant à l’application de l’art. 715 exclue forcément la possibilité d’admettre les transcriptions en vertu de la common law.

 


56               À première vue, l’art. 715 n’indique pas si le législateur avait l’intention d’écarter les principes préexistants de common law applicables à l’admission d’un témoignage antérieur.  Certains arrêts du début du siècle laissent entendre que cette disposition était en fait exhaustive, c’est‑à‑dire que seul l’art. 715 permettrait que soit admis dans un procès criminel des témoignages recueillis antérieurement.  Voir R. c. Snelgrove (1906), 12 C.C.C. 189 (C.S.N.‑É.); Cuff c. Frazee Storage & Cartage Co. (1907), 14 O.L.R. 263 (C. div.); Caufield c. The King (1926), 48 C.C.C. 109 (B.R. Qué.).  Dans l’affaire Snelgrove, la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a fait valoir deux motifs distincts à l’appui de cette interprétation:  premièrement, que le Code criminel  est généralement considéré comme une loi exhaustive de nature pénale; deuxièmement, que l’article qui a précédé le par. 8(3) du Code (qui maintient les justifications et les excuses reconnues en common law) écartait implicitement d’autres règles de common law.  Cependant, le professeur Schiff affirme que le caractère exhaustif de l’art. 715 demeure une question discutable:  Evidence in the Litigation Process (4e éd. 1993), aux pp. 431 et 432, notes 13 et 14.  Voir aussi The Law of Evidence in Canada, à la p. 274, note 420.

 

57               À notre avis, l’interprétation à retenir est que l’art. 715 ne constitue pas un «code exhaustif» régissant l’admissibilité d’un témoignage recueilli à l’enquête préliminaire.  Comme l’a fait remarquer Schiff, op. cit., à la p. 431, la disposition a initialement été modelée sur l’Administration of Justice Act (1848) du Royaume‑Uni, et les tribunaux britanniques ont statué de façon constante que cette loi et celles qui lui ont succédé n’écartaient pas la common law.  Voir par exemple R. c. Thompson, [1982] 1 All E.R. 907 (C.A.), à la p. 912.  En outre, cette interprétation est compatible avec la façon dont le Code criminel  traite du droit de la preuve.  Les infractions matérielles précises prévues au Code présument l’existence d’un ensemble de règles de preuve tirées de la common law.  Bien que le Code modifie et abolisse certaines règles, il le fait seulement dans certains cas précis et emploie des termes à cet effet.  Par conséquent, si le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire ne satisfait pas aux exigences d’admissibilité en vertu de l’art. 715, le juge du procès peut toujours examiner si ce témoignage peut quand même être lu à titre de preuve en application des principes de la common law.

 


C.                Le témoignage de Graham à l’enquête préliminaire peut‑il être lu à titre de preuve au procès en application d’une exception de principe à la règle du ouï‑dire?

 

58               Le point de vue couramment admis dans les pays de common law est que la preuve au procès de déclarations faites par un témoin dans une procédure décisionnelle antérieure («témoignage antérieur») représente une forme de ouï‑dire.  Cependant, dans l’histoire, Wigmore a été le grand adversaire de ce point de vue.  En effet, Wigmore préconisait fortement une définition du ouï‑dire axée sur l’impossibilité de contre‑interroger l’auteur de la déclaration.  Partant du fait que la personne qui témoigne à l’enquête préliminaire peut être contre‑interrogée au moment de la déclaration, Wigmore a soutenu que sont admissibles quant au fond les déclarations faites par une personne dans d’autres procédures décisionnelles au cours desquelles cette personne a pu être contre‑interrogée, ces déclarations ne constituant alors pas du ouï‑dire.

 

59               Cependant, la vaste majorité des auteurs ne sont pas d’accord avec Wigmore et sont d’avis que le témoignage reçu dans des procédures antérieures correspond à une définition élargie de la règle du ouï‑dire.  Voir Cross and Tapper on Evidence, op. cit., à la p. 721; McCormick on Evidence (4e éd. 1992), vol. 2 au §301; Phipson on Evidence, à la p. 931; The Law of Evidence in Canada, à la p. 270.

 


60               Nous sommes aussi d’avis qu’un témoignage antérieur correspond à la définition de la règle du ouï‑dire.  Dans le passé, notre Cour a généralement refusé d’adopter une définition unique et exhaustive de la règle du ouï‑dire, de crainte qu’une telle définition ne puisse circonscrire tous les cas où une déclaration extrajudiciaire présenterait  un ou plusieurs des dangers traditionnels du ouï‑dire (soit l’absence de serment, l’absence de contre‑interrogatoire au moment précis de la déclaration et l’absence de preuve quant au comportement).  Voir  Smith, à la p. 924.  Le témoignage de l’auteur d’une déclaration dans une procédure antérieure comporte à première vue l’un des dangers du ouï‑dire parce que le juge des faits ne peut évaluer le comportement de cette personne au procès.  En fait, si un tel témoignage ne constituait pas du ouï‑dire, il ne serait pas nécessaire d’avoir des dispositions comme l’art. 715 puisque le témoignage antérieur serait dans toutes les circonstances admissible quant au fond, même si son auteur était par ailleurs disponible pour témoigner.

 

61               Quelle que soit la caractérisation à donner à ce témoignage antérieur, la common law a toujours été disposée à admettre cette preuve, soit parce qu’elle ne constituait pas du ouï‑dire soit parce qu’elle constituait une exception à la règle du ouï‑dire dans des circonstances précises où l’auteur de la déclaration n’était généralement pas disponible pour témoigner au procès.

 

62               Tôt dans l’histoire de la common law, les tribunaux britanniques ont statué qu’un témoignage reçu dans une procédure antérieure pouvait être lu à titre de preuve dans une procédure civile ultérieure qui opposerait les mêmes parties et au cours de laquelle le témoin pourrait être contre‑interrogé:  Wright c. Doe d. Tatham (1834), 1 Ad. & E. 3, 110 E.R. 1108, aux pp. 18 et 19, le juge en chef Tindal.  Les tribunaux ont également statué qu’un témoignage antérieur pouvait être lu à titre de preuve dans une procédure criminelle ultérieure comme preuve de la véracité de son contenu si l’auteur de la déclaration est décédé avant le procès:  R. c. Beeston (1854), Dears. 405, 169 E.R. 782 (C.C.A.); R. c. Lee (1864), 4 F. & F. 63, 176 E.R. 468. Voir R. c. Hall (P.B.), [1973] 1 Q.B. 496 (C.A.), à la p. 504, le juge Forbes.  Voir l’analyse que fait le juge Wilson de la situation de la common law dans l’arrêt Potvin, précité, à la p. 540.

 


63               Au Canada, l’arrêt de principe sur l’admission dans une procédure civile d’un témoignage antérieur semble être Walkertown (Town) c. Erdman (1894), 23 R.C.S. 352.  Dans cet arrêt, le demandeur avait intenté une action contre la ville et un interrogatoire de bene esse avait eu lieu avant le procès.  Cependant, M. Erdman était ensuite décédé et son épouse avait intenté une action distincte contre la ville.  Même en l’absence d’une règle législative, notre Cour a statué que le dossier de l’interrogatoire était admissible parce que la ville avait eu la possibilité de contre‑interroger M. Erdman (et elle l’avait fait) et que les deux actions portaient sur les mêmes questions.

 

64               Dans certaines décisions anciennes, on avait indiqué qu’un témoignage antérieur ne pouvait être admis à titre de preuve dans un procès criminel que dans le cas où le témoin n’était pas disponible pour cause de décès ou [traduction] «à l’instigation» de la cour:  R. c. Scaife (1851), 2 Den. 281, 169 E.R. 505, à la p. 507.  Toutefois, dans des décisions plus récentes, les tribunaux se sont montrés disposés à admettre une telle preuve dans des circonstances de «non‑disponibilité» autres que le décès.  Voir Thompson, précité, aux pp. 912 et 913 (témoignage antérieur admis dans un cas de maladie).  Voir aussi Cross and Tapper on Evidence, à la p. 721; Phipson on Evidence, à la p. 933.

 

65               Cependant, au Canada, l’évolution de la règle de common law concernant la réception d’un témoignage antérieur dans des procédures criminelles a été interrompue par l’adoption de la disposition qui a précédé l’art. 715 du Code peu après la Confédération.  À notre avis, la démarche à suivre serait d’examiner si le témoignage de Graham recueilli à l’enquête préliminaire aurait dû être admis en vertu d’une exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 


66               Dans les arrêts Khan et Smith, notre Cour a signalé le début d’une analyse moderne fondée sur des principes pour définir les exceptions à la règle du ouï‑dire.  Notre Cour a rejeté la méthode traditionnelle de la common law fondée sur des catégories d’exceptions rigides à la règle du ouï‑dire en faveur d’une méthode plus souple qui cherche à donner effet aux objets qui sous‑tendent la règle.  Comme l’affirme le juge en chef Lamer dans Smith, à la p. 932:

 

. . . l'arrêt Khan doit être considéré non pas comme un cas d'espèce, mais plutôt comme une expression particulière des principes fondamentaux qui sous‑tendent la règle du ouï‑dire et ses exceptions.  Ce qui importe, à mon avis, c'est que l'arrêt Khan s'est écarté d'une conception de la preuve par ouï‑dire caractérisée par une interdiction générale de la réception d'une telle preuve, sous réserve d'un nombre restreint de catégories d'exceptions définies, et qu'il représente une évolution vers une conception régie par les principes qui sous‑tendent la règle ainsi que ses exceptions.

 

Vu les conclusions formulées par notre Cour dans B. (K.G.)., précité, et, plus récemment, dans R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764, cette nouvelle analyse est devenue fermement ancrée dans notre jurisprudence.

 

67               En vertu de cette analyse réformée, une déclaration relatée sera admissible comme preuve de la véracité de son contenu si elle satisfait aux deux exigences de «nécessité» et de «fiabilité».  Ces deux exigences permettent de minimiser les dangers normalement associés à la preuve d’une déclaration extrajudiciaire, soit l’absence de serment ou d’affirmation, l’impossibilité pour le juge des faits d’évaluer le comportement de l’auteur, et l’absence de contre‑interrogatoire au moment précis où la déclaration a été faite.

 

68               Conformément à l’esprit de cette analyse moderne, la double exigence de «nécessité» et de «fiabilité» doit toujours être appliquée avec souplesse.  Comme l’a  fait ressortir le juge en chef Lamer dans U. (F.J.), à la p. 787:

 


Il ressort des arrêts Khan et Smith que la preuve par ouï‑dire sera admissible quant au fond lorsqu'elle est nécessaire et suffisamment fiable.  Il y est également dit qu'on doit interpréter de façon souple tant la nécessité que la fiabilité, tenant compte des circonstances de l'affaire et veillant à ce que notre nouvelle façon d'aborder le ouï‑dire ne devienne pas en soi une analyse rigide de catégories.

 

Si une déclaration relatée satisfait à ces deux exigences, le juge du procès peut la soumettre au juge des faits, sous réserve des garanties appropriées et des mises en garde quant au poids à lui accorder.

 

69               Par ailleurs, comme notre Cour l'a fait ressortir dans B. (K.G.), cette conception moderne devrait aussi être appliquée d'une façon qui préserve et renforce l'intégrité des règles de preuve traditionnelles.  Par conséquent, la nouvelle analyse du ouï‑dire ne devrait pas permettre l'admission de déclarations que leur auteur, eût‑il été disponible et habile à témoigner, naurait pas pu présenter directement en preuve dans sa déposition en raison de lapplication dune règle dadmissibilité.  Comme la affirmé le juge en chef Lamer à la p. 784 dans son examen de l'application de l'analyse formulée dans les arrêts Khan et Smith à l'utilisation en preuve des déclarations antérieures incompatibles:

 

. . . ne seraient admissibles que les déclarations antérieures incompatibles qui auraient été admissibles si elles constituaient la seule déposition du témoin.  C'est‑à‑dire que, si le témoin n'aurait pas pu faire la déclaration au procès au cours de son interrogatoire principal ou de son contre‑interrogatoire, pour quelque raison que ce soit, elle ne saurait être admissible indirectement, en application de la règle réformée relative aux déclarations antérieures incompatibles.  [Je souligne.]

 


À des fins d'illustration, le Juge en chef présente aux pp. 784 à 786 deux catégories de déclarations qu'un témoin n’aurait pas pu faire au cours de sa déposition s'il était en mesure de témoigner au procès:  les déclarations relatées qui en soi ne correspondent pas à une exception reconnue à la règle du ouï‑dire, et les déclarations (si leur auteur est un représentant de l'État) reprenant un aveu obtenu en contravention du droit d’un accusé de garder le silence conformément à l'arrêt R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595.  Dans ces deux situations, l'auteur n’aurait pas pu présenter ces déclarations à titre de preuve de fond dans sa seule déposition en raison de l’application d'une règle d'exclusion.  En conséquence, en l'absence de l'auteur de la déclaration au procès, l'analyse fondée sur des principes ne devrait pas être appliquée indirectement de façon à permettre l'admission de ces déclarations comme preuve de leur véracité.

 

70               À la lumière de ces principes, nous examinerons si le témoignage de Graham à l'enquête préliminaire est suffisamment nécessaire et fiable pour en permettre la réception au cours d'un procès criminel subséquent, en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 

1.  La nécessité

 

71               Conformément à l'analyse fondée sur des principes que notre Cour a formulée, il sera nécessaire de se servir d’une preuve par ouï‑dire lorsque l’auteur de la déclaration ne peut témoigner au procès et que la partie n'est pas en mesure d'obtenir une preuve de qualité similaire d'une autre source:  B. (K.G.), à la p. 796.  Conformément à une définition souple du critère de la nécessité, il n'existe aucun motif de restreindre les causes de non‑disponibilité de l’auteur d’une déclaration à une liste prédéterminée.  Voici comment Wigmore formule le critère de la nécessité (Wigmore on Evidence, op. cit., au §1421):

 

[traduction] (1)  Il se peut que l'auteur de la déclaration présentée soit maintenant décédé, hors du ressort, aliéné ou, pour quelque autre motif, non disponible aux fins de la vérification.  [En italique dans l’original; je souligne.]


Cependant, comme notre Cour l'a indiqué dans B. (K.G.), aux pp. 797 et 798, la déclaration peut quand même satisfaire au critère de la nécessité dans quelques cas où son auteur n'est pas disponible dans un sens strictement physique.  Voir par exemple R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, au par. 20, le juge McLachlin.

 

72               Pour les fins des présents pourvois, il suffira de conclure qu’un témoignage reçu à l'enquête préliminaire satisfait au critère de la nécessité si son auteur n'est généralement pas disponible pour témoigner au procès.  Sans restreindre le contenu précis de la «non‑disponibilité», les catégories d'absence reconnues à l'art. 715 ‑‑ plus particulièrement le décès, la maladie et l’aliénation ‑- sont utiles pour déterminer dans quelles circonstances il sera suffisamment nécessaire d'envisager l'admission d’un témoignage antérieur.

 

73               En l'espèce, aux fins de l'application du critère de la nécessité, nous sommes convaincus que Graham ne pouvait témoigner pour le compte du ministère public.  Le poursuivant ne pouvait assigner Graham à témoigner en raison de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, et il n'existait aucun autre moyen de présenter au tribunal une preuve d'une valeur similaire.  Dans Khan, à la p. 548, et dans Rockey, précité, au par. 20, notre Cour a de la même façon conclu qu’il serait satisfait au critère de la nécessité dans le cas où un enfant qui a fait une déclaration était, en droit, inhabile à témoigner de vive voix au procès.

 

2.  La fiabilité

 


74               L’exigence de fiabilité sera remplie si la déclaration relatée a été faite dans des circonstances qui fournissent des garanties suffisantes de sa fiabilité.  Tout particulièrement, les circonstances doivent neutraliser les dangers en matière de preuve qui ont de tout temps été associés au ouï‑dire.  Comme l’a expliqué notre Cour dans B. (K.G.), à la p. 787:

 

L'évolution des exceptions à la règle du ouï‑dire reconnues en common law donne à entendre que l'admissibilité du ouï‑dire repose sur l'existence de certains autres faits ou circonstances qui remplacent le serment, la présence à l'audience et le contre‑interrogatoire, ou qui en tiennent lieu.

 

75               Le critère de la fiabilité vise un seuil de fiabilité et non une fiabilité absolue.  La tâche du juge du procès se limite à déterminer si la déclaration relatée en question renferme suffisamment d’indices de fiabilité pour fournir au juge des faits une base satisfaisante pour examiner la véracité de la déclaration. Plus particulièrement, le juge doit cerner les dangers spécifiques du ouï‑dire auxquels donne lieu la déclaration et déterminer ensuite si les faits entourant cette déclaration offrent suffisamment de garanties circonstancielles de fiabilité pour contrebalancer ces dangers.  Il continue d’appartenir au juge des faits de se prononcer sur la fiabilité absolue de la déclaration et le poids à lui accorder.

 


76               Nous sommes convaincus qu’un témoignage recueilli à une enquête préliminaire permettra généralement de satisfaire à ce critère de seuil de fiabilité puisqu'il fournit suffisamment de garanties de fiabilité.  En effet, au cours d’une enquête préliminaire, les questions en litige et les parties seront exactement les mêmes qu’au procès.  Les dangers du ouï‑dire associés au témoignage dans une telle procédure décisionnelle sont minimes.  À l'enquête préliminaire, le témoignage est fait sous serment et la partie adverse a la possibilité de contre‑interroger le témoin au moment de la déclaration.  La seule faiblesse que comporte ce témoignage est l'absence de son auteur devant le juge des faits.  Comme notre Cour l'a fait ressortir dans B. (K.G.), à la p. 792, l'impossibilité pour le juge des faits d'observer le comportement de l'auteur de la déclaration à la barre peut porter atteinte à sa capacité de juger de sa crédibilité:

 

Quand le témoin est à la barre, le juge des faits peut observer ses réactions aux questions, ses hésitations, il peut voir s'il est catégorique, etc.  Fait plus important, qui subsume tous ces facteurs, le juge peut évaluer la relation entre celui qui pose les questions et le témoin, et mesurer dans quelle mesure le témoignage est le produit de l'interrogatoire.  Ces observations et indications subtiles ne ressortent pas d'une transcription lue à l'audience par un avocat sur un ton monocorde et faisant totalement abstraction du climat de l'échange.

 

77               Cependant, l'existence de ce seul danger n'a pas une incidence fatale sur le seuil de fiabilité du témoignage antérieur.  Dans les arrêts Smith et Khan, le juge des faits n'avait pas pu observer le comportement de l'auteur de la déclaration, mais notre Cour a néanmoins conclu que d'autres indices de fiabilité contrebalançaient ce désavantage.  En fait, un grand nombre des exceptions à la règle du ouï‑dire, feront en sorte que le juge des faits sera dans l'impossibilité d'observer l'auteur de la déclaration à la barre.  Voir par exemple Ares c. Venner, précité (exception relative aux dossiers d'entreprise).  À notre avis, ce danger limité est plus que contrebalancé par les garanties circonstancielles de fiabilité propres à la procédure décisionnelle de nature accusatoire que constitue l'enquête préliminaire.  Les déclarations à une enquête préliminaire sont faites sous serment ou affirmation en présence de la partie adverse, et leur exactitude est attestée par une transcription écrite signée par le juge.  Fait plus important, l’auteur peut être contre‑interrogé au moment précis de la déclaration et, comme l’a dit le juge Arbour, la partie contre qui la preuve par ouï‑dire est présentée peut assigner comme témoin, au procès, l’auteur de la déclaration extrajudiciaire déposée.  En fait, il est difficile de songer à des circonstances plus fiables dans lesquelles une personne peut faire une déclaration extrajudiciaire qui est ensuite déposée en preuve.

 


78               À cet égard, il vaut la peine de répéter qu'à l'origine, on était disposé en common law à admettre un témoignage antérieur dans certaines circonstances, acceptant ainsi implicitement la fiabilité générale malgré l'absence de l'auteur de la déclaration.  Aux États‑Unis et en Grande‑Bretagne, le législateur estime qu'un témoignage reçu à l'enquête préliminaire est suffisamment fiable pour en permettre la réception quant au fond au procès.  En Grande‑Bretagne, le Parlement a codifié la position historique de la common law dans plusieurs lois.  Voir Cross and Tapper on Evidence, à la p. 721.  Aux États‑Unis la règle 804(b)(1) des Federal Rules of Evidence permet l'utilisation du témoignage antérieur d'un témoin absent par application d'une exception à la règle du ouï‑dire pourvu que la partie adverse ait eu la possibilité de contre‑interroger l'auteur de la déclaration.  La Cour suprême des États‑Unis a souligné les [traduction] «garanties de fiabilité qu’offre le déroulement même de l’enquête préliminaire»:  Ohio c. Roberts, 448 U.S. 56 (1980), à la p. 73.  McCormick a affirmé que [traduction] «peu d'exceptions [à la règle du ouï‑dire] sont à la hauteur pour ce qui est de la fiabilité de déclarations faites lors d'un témoignage antérieur»:   McCormick on Evidence, à la p. 322.

 

79               Pour ces motifs, nous sommes d'avis qu’un témoignage enregistré lors d'une enquête préliminaire comporte suffisamment de garanties de fiabilité pour permettre au juge des faits d'en faire une utilisation quant au fond au cours du procès.  Les circonstances entourant ce témoignage, tout particulièrement l'existence d'un serment ou d'une affirmation et la possibilité de contre‑interrogatoire au moment de la déclaration font plus que contrebalancer l'impossibilité pour le juge des faits d'observer le comportement du témoin en cour.  L'absence du témoin au procès influe sur le poids et non sur l'admissibilité du témoignage.

 


80               En l'espèce, Graham a fait ses déclarations sous serment à une enquête préliminaire régulièrement constituée et a pu, au moment précis de ces déclarations, être contre‑interrogée par les avocats de Hawkins et de Morin (possibilité dont ils paraissent s’être vigoureusement prévalus en l’espèce).  De plus, les déclarations de Graham ont été transcrites dans des circonstances qui appuient leur authenticité.  Par conséquent, nous sommes d'avis que les déclarations de Graham à l'enquête préliminaire satisfont au critère de la fiabilité.

 

81               Le juge du procès a statué que le témoignage de Graham à l'enquête préliminaire était tellement peu fiable en soi qu'il ne satisfaisait pas au critère du seuil de fiabilité énoncé dans les arrêts Khan, Smith et B. (K.G.).  À son avis, la valeur de ce témoignage était irrémédiablement viciée vu ses contradictions internes et les nombreuses menaces et promesses dont Graham a fait l’objet au cours de l'enquête.  Nous ne sommes pas d'accord avec l'application que le juge du procès fait de l'analyse fondée sur des principes.  Ces considérations se rapportent à la valeur probante même du témoignage de Graham, et donc à la question de la «fiabilité absolue» et non à celle du «seuil de fiabilité».  Comme nous l'avons déjà fait ressortir, l'application du critère du seuil de fiabilité se limite à un examen des circonstances ayant entouré la prise des déclarations antérieures, de façon à déterminer si elles comportent suffisamment de garanties de fiabilité pour contrebalancer les dangers traditionnels du ouï‑dire.  Cependant, les questions du poids et de la valeur probante des déclarations d'une personne peuvent être pertinentes relativement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge d'exclure la preuve.  C'est pourquoi nous reportons l'analyse des conclusions du juge sur la plausibilité fondamentale du témoignage de Graham à notre examen du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal.

 


3.  Les conclusions initiales

 

82               Lorsqu’un témoignage reçu à une enquête préliminaire n'est pas admissible en application de l'art. 715 du Code, il peut encore être admissible quant au fond au procès subséquent en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, dans la mesure où les déclarations antérieures du témoin satisfont à la double exigence de «nécessité» et de «fiabilité».  À notre avis, les déclarations faites à l'enquête seront généralement nécessaires au procès si le témoin ne peut plus témoigner.  En outre, ces déclarations antérieures seront généralement fiables si elles ont été faites sous serment et accompagnées d'une possibilité de contre‑interrogatoire dans le cadre d'une procédure décisionnelle qui favorise la recherche de la vérité.  Par conséquent, conformément à l'analyse formulée dans les arrêts Khan, Smith et B. (K.G.), le juge du procès peut permettre au juge des faits d’examiner ces déclarations pour déterminer la véracité de leur contenu si le témoin avait pu présenter ces déclarations à titre de témoin habile à témoigner et présent au procès, selon les règles ordinaires d’admissibilité de la preuve.  Au besoin, le juge du procès devrait faire une mise en garde appropriée au jury quant au poids devant être accordé à ces déclarations vu l'absence du témoin en cour.  Le juge du procès continue, bien entendu, de disposer du pouvoir discrétionnaire résiduel d'écarter ces déclarations si leur valeur probante a moins de poids que le risque de préjudice.

 


83               Pour les fins des présents pourvois, nous n'avons pas à décider si un témoignage fait lors d'une procédure décisionnelle antérieure autre qu'une enquête préliminaire peut, en vertu d'une exception de principe à la règle du oui‑dire, être reçu en preuve dans un procès criminel.  Voir par exemple, R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, aux pp. 852 à 855, le juge Cory (l'admissibilité d'une déposition antérieure en l'absence d'un contre‑interrogatoire dans le contexte de poursuites relatives à des crimes de guerre).  De même, il n’est pas nécessaire de déterminer si le témoignage reçu lors de l'enquête préliminaire dans le cadre d'une procédure criminelle peut être lu à titre de preuve dans un procès criminel distinct (c.‑à‑d. un procès pour une accusation différente ou contre un accusé différent).  Enfin, nous n'avons pas examiné en l’espèce si un témoignage fourni à l'enquête préliminaire peut être admis comme preuve de fond à titre de déclaration antérieure incompatible conformément aux principes formulés dans les arrêts B. (K.G.) et U. (F.J.) ni dans quelles circonstances il pourrait y avoir une telle admission.  Voir R. c. Clarke (1993), 82 C.C.C. (3d) 377 (C. Ont. (Div. gén.)), conf. par (1994), 95 C.C.C. (3d) 275 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1995] 3 R.C.S. vi.

 

84               En l'espèce, nous sommes convaincus que les déclarations que Graham a faites à l'enquête préliminaire les 7 et 8 septembre 1988, le 19 janvier et le 20 février 1989 sont suffisamment nécessaires et fiables pour que le ministère public puisse, en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, les utiliser quant au fond au cours du procès.  Nous statuons aussi que la majeure partie des déclarations de Graham était régulièrement admissible à titre de témoignage direct fourni à l'enquête préliminaire.  Les déclarations incriminantes qu’elle a faites étaient essentiellement des aveux faits par une partie à l’instance («Hawkins m'a dit X»), exception reconnue à la règle du ouï‑dire.  Dans la mesure où certaines des déclarations de Graham peuvent avoir été reçues de façon irrégulière à l'enquête compte tenu des règles ordinaires d’admissibilité de la preuve, elles ne devraient pas être admises au procès dans le cadre de l'analyse fondée sur des principes en matière de ouï‑dire.  En conséquence, au cours du nouveau procès, les coappelants pourront sur ce fondement s'opposer à la réception de certaines déclarations données.

 


4.  Le pouvoir discrétionnaire résiduel du juge du procès

 

85               Il reste à déterminer si, en vertu de son pouvoir discrétionnaire résiduel en common law, le juge du procès aurait dû néanmoins exclure le témoignage de Graham recueilli à l'enquête préliminaire.  Même dans le cas où une déclaration relatée particulière satisfait aux critères de la nécessité et de la fiabilité en vertu de l'analyse réformée, cette déclaration est toujours assujettie au pouvoir discrétionnaire résiduel que possède le juge d'exclure la déclaration lorsque «sa valeur probante est faible et que l'accusé pourrait subir un préjudice indu»:  Smith, précité, à la p. 937.  L'existence de ce pouvoir discrétionnaire est, bien entendu, constitutionnalisée par l’inscription du droit à un procès équitable à l'al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, à la p. 579.  De plus, comme le juge McLachlin l'a fait ressortir dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 610, il faut interpréter le «préjudice» d'une façon large de façon à englober à la fois le préjudice causé à l'accusé et celui causé au procès même.

 


86               Dans son examen du pouvoir discrétionnaire résiduel prévu à l'art. 715 et de l'analyse fondée sur des principes, le juge du procès s’est dit d’avis que l'admission au procès des transcriptions du témoignage antérieur de Graham causerait un préjudice indu au coappelant Hawkins.  Il a soutenu que la valeur probante du témoignage de Graham était faible compte tenu des contradictions directes qu’il contenait et des nombreuses influences extérieures qui avaient été exercées sur elle.  Il a aussi affirmé que cette valeur probante se trouvait davantage diminuée en raison de l'impossibilité pour le juge des faits d'évaluer la crédibilité de Graham à la barre.  Par ailleurs, le juge du procès a conclu que la réception de cette preuve serait inéquitable pour Hawkins puisqu'elle porterait indirectement atteinte à l'application de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner et compromettrait l'harmonie de son mariage «heureux» avec Graham.  La Cour d'appel à la majorité n'était pas d'accord, statuant que l'admission de ce témoignage en vertu d'une exception de principe n'aurait pas d'effet inéquitable sur les coappelants Hawkins et Morin.

 

87               Nous concluons que le juge du procès n’aurait pas dû exercer son pouvoir discrétionnaire d’exclure de la preuve le témoignage de Graham recueilli à l’enquête préliminaire.  À notre avis, le risque de préjudice indu découlant du témoignage de Graham n’était pas  beaucoup plus important que l’éventuelle valeur probante de cette preuve au procès.

 

a)  La valeur probante

 

88               Nous tenons tout d’abord à préciser que nous ne croyons pas que le témoignage antérieur de Graham était dépourvu de valeur probante à cause de ses contradictions internes.  À notre avis, la simple existence d’une rétractation ne constitue pas un motif d’exclure le témoignage d’une personne.  En fait, si tel n’était pas le cas, il serait difficile de voir comment une déclaration antérieure incompatible qui satisfait aux exigences des arrêts B. (K.G.) et U. (F.J.) pourrait ne pas être exclue en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel du juge du procès.  Dans une situation typique de rétractation à la barre, le juge des faits pourra observer la déposition contradictoire du témoin au cours tant de l’interrogatoire principal que du contre‑interrogatoire.  Malgré les contradictions internes d’un tel témoignage, le juge des faits peut raisonnablement conclure, sur le fondement de lensemble de la preuve, qu’il y a lieu de retenir la version initiale du témoin plutôt que la rétractation subséquente, ou vice versa.

 


89               En l’espèce, nous sommes d’avis que, même en l’absence de Graham devant le tribunal, les transcriptions du témoignage qu’elle a rendu à l’enquête préliminaire ont une valeur probante pour déterminer si les coappelants ont commis ou non les infractions reprochées.  Le juge des faits pourra toujours examiner le contenu de la transcription du témoignage de Graham, y compris son choix de termes et ses hésitations verbales, tant lors de l’interrogatoire principal que du contre‑interrogatoire.  Lorsqu’il examinera ces transcriptions par rapport aux autres éléments de preuve présentés par le ministère public, le juge des faits pourra encore raisonnablement conclure que l’une des versions contradictoires devrait être préférée à l’autre.  De plus, le témoignage de Graham à l’enquête préliminaire a une valeur probante quant aux autres questions sur lesquelles elle ne s'est pas contredite (par exemple, la tendance à la violence de Hawkins et la connaissance générale que Hawkins avait de Morin).

 

90               Enfin, nous ne croyons pas que les nombreuses influences extérieures exercées sur Graham aient privé son témoignage de son éventuelle valeur probante. Nous ne sommes pas convaincus que les nombreuses personnes qui ont exercé des pressions sur Graham ont à ce point influé sur son témoignage qu'elle était pour ainsi dire devenue le pantin d'intérêts extérieurs.  Par ailleurs, il n'existait aucune preuve que la police ou Hawkins ait obtenu son témoignage par des promesses directes ou par la contrainte.  Bref, malgré les contradictions dans le témoignage de Graham et les influences extérieures qu’elle a subies, nous croyons que le juge des faits peut fort bien accorder une valeur probante importante aux déclarations qu’elle a faites à l'enquête préliminaire.  Sur le fondement de ses conclusions quant à la crédibilité, le juge des faits est en fin de compte libre d'exclure certaines parties du témoignage antérieur ou de le rejeter en totalité.  Cependant, nous ne sommes pas convaincus que le témoignage de Graham était tellement vicié et avait une valeur probante si faible qu'un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées serait incapable d’en tirer des conclusions.

 


b)  Le préjudice et l’iniquité

 

91               Le juge du procès a conclu que l'admission du témoignage antérieur de Graham causerait un préjudice indu à Hawkins puisqu'il se trouverait alors effectivement privé de la protection légale dont il bénéficie en vertu de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Plus particulièrement, le juge Philp a posé comme raisonnement que si, par respect pour l'harmonie conjugale de Hawkins, le ministère public ne peut assigner Graham comme témoin habile à témoigner au procès, alors ce même respect devrait empêcher le ministère public de lire à titre de preuve le témoignage reçu de Graham à l'enquête préliminaire.

 

92               Par contre, la Cour d'appel n'était pas d'avis que la situation était inéquitable pour l'accusé.  Comme l'a affirmé le juge Arbour (aux pp. 243 et 244):  «Cherie Graham ne peut être assignée à témoigner par le ministère public.  Cependant, il ne s'ensuit pas que son témoignage est inadmissible s'il peut être présenté au tribunal par un autre moyen».

 


93               Nous tenons tout d’abord à signaler qu’aucune preuve n’a été présentée indiquant de quelle façon l’admission du témoignage que Graham a fourni à l’enquête préliminaire porterait préjudice à l’accusé et au procès.  C’est là le seul genre de préjudice qui est pertinent pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire.  Cependant, jusqu’ici, on s’est préoccupé de savoir si l’admission des déclarations de Graham entraînerait une «iniquité» et nuirait à la relation de l’accusé avec celle-ci.  À cet égard, nous sommes d'accord avec les conclusions de la Cour d'appel.  La réception du témoignage antérieur de Graham en application d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire n’entraînerait pas d’iniquité indue pour le coappelant.  L'admission des transcriptions au procès n'irait pas à l'encontre de la protection offerte en vertu de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Cette règle sert à protéger le double intérêt de l'appelant, soit celui de préserver l'harmonie conjugale et d'éviter la «répugnance naturelle» de Hawkins à voir sa conjointe témoigner contre lui pendant qu’ils sont mariés.  Cependant, ni l'un ni l'autre de ces intérêts n'est menacé en l'espèce.

 

94               Si Graham était contrainte à témoigner au procès pour le poursuivant ultérieurement à son mariage avec Hawkins, l'harmonie conjugale serait effectivement compromise.  Cependant, nous ne croyons pas que le lien matrimonial serait mis en danger si le poursuivant ne faisait que lire à titre de preuve le témoignage que Graham a volontairement donné dans le cours d'une procédure décisionnelle avant le mariage.

 

95               Lorsque l'on examine la chronologie des événements et la conduite des parties, il est difficile de croire, d'un point de vue conceptuel ou pratique, que le témoignage de Graham a causé un désaccord durable entre les conjoints.  L'enquête préliminaire a eu lieu les 7 et 8 septembre 1988.  Graham a comparu volontairement à titre de témoin pour le poursuivant.  Elle a plus tard comparu de nouveau à la reprise de l'enquête au début de 1989 et a partiellement rétracté son témoignage précédent.  Elle n'a pas rétracté ses déclarations antérieures relatives à la crainte qu'elle avait de Hawkins, à ses menaces de violence, à l'amitié qui existait entre Hawkins et Morin, aux menaces de mort que Hawkins avait proférées à son égard et à la possibilité de mariage dont elle avait discuté avec Hawkins comme moyen de l'empêcher de témoigner au procès.  Malgré ce témoignage incriminant de Graham, Hawkins l'a néanmoins épousée le 31 mars 1989.  Si ce témoignage antérieur n'a pas irrémédiablement détruit leur liaison romantique et amoureuse avant le mariage, il est difficile de voir, compte tenu de toutes les circonstances, comment la production des transcriptions précises de ce témoignage aurait maintenant cet effet.

 


96               Par ailleurs, il est difficile de voir comment l'admission des transcriptions créerait une «répugnance naturelle» relativement au mariage.  Selon l’explication que Wigmore a donnée de cette deuxième justification, toujours valide, de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, la loi doit éviter la rigueur sur le plan humain que constituerait le fait de permettre au conjoint d’un accusé de témoigner pour venir en aide au poursuivant.  Cependant, puisque le ministère public ne peut assigner ni contraindre Graham à témoigner, celle‑ci n'est pas forcée et la menace d'une scène répugnante se trouve évitée. Bref, l'application de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire n'irait pas à l'encontre des objets qui sous‑tendent la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.

 

c)  Conclusion

 

97               Dans la pondération des considérations, et nonobstant celles qui touchent l’«iniquité» envers l’accusé relativement à sa relation matrimoniale, le risque de préjudice découlant de l'admission du témoignage de Graham recueilli à l'enquête préliminaire n'avait pas beaucoup plus de poids que l'éventuelle valeur probante de ce témoignage au procès.  Le juge du procès n'aurait pas dû exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel d’exclure le témoignage de Graham et les transcriptions auraient dû être soumises au juge des faits, sous réserve de mises en garde et de directives appropriées.  Il va sans dire que le ministère public serait tenu de présenter au juge des faits dans son intégralité le témoignage de Graham recueilli à l'enquête préliminaire (c.‑à‑d. au cours de ses deux comparutions).  Nous répétons qu'il appartient au juge des faits de juger de la crédibilité de Graham aux divers moments de l'enquête et du poids devant finalement être accordé à son témoignage.

 


VI.  Conclusions et dispositif

 

98               Nous sommes arrivés aux conclusions qui suivent.  La Cour d'appel a eu raison de conclure que Graham était inhabile à témoigner pour le poursuivant et que les faits en l'espèce ne permettaient pas de faire une exception à la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.  Cependant, en toute déférence, la Cour d'appel a commis une erreur en statuant que les transcriptions du témoignage reçu de Graham à l'enquête préliminaire pouvaient être lues à titre de preuve en vertu de l'art. 715  du Code criminel .  Mais la Cour d'appel a eu raison de conclure subsidiairement que l'essentiel des transcriptions pouvait être lu en preuve en common law en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire.  La réception de ces transcriptions au procès ne serait inéquitable pour aucun des coappelants.  Le ministère public avait le droit de présenter les transcriptions au juge des faits comme preuve de la véracité de leur contenu, sous réserve de considérations et de directives appropriées relativement à leur poids.

 

99               Nous sommes en conséquence d'avis de rejeter les pourvois et de confirmer l'ordonnance visant la tenue d'un nouveau procès.

 

\\Le juge La Forest\\

 

Version française des motifs rendus par

 

100             Le juge La Forest ‑‑ Je suis d’accord avec le juge L’Heureux‑Dubé, mais je voudrais simplement ajouter deux observations.

 


101             La première a trait à la question de savoir si l’épouse est un témoin habile à témoigner et contraignable.  Comme l’affirme le juge L’Heureux‑Dubé, l’épouse ne veut pas témoigner en l’espèce et nous n’avons, à strictement parler, qu’à examiner la question de la contraignabilité.  L’habilité à témoigner soulèverait des questions d’un tout autre ordre.  Une règle qui interdit à un conjoint de témoigner lorsqu’il le désire soulève de sérieuses questions quant à savoir si elle porte abusivement atteinte aux droits à la liberté et à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés .  Une telle atteinte devrait, à mon avis, être justifiée d’une façon qui s’apparente à celle qui est suivie dans le cas d’une prétendue violation, dans un texte législatif, de droits garantis par la Charte ; voir mes commentaires dans R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, aux pp. 891 et 892.  À mon avis, cet exercice semblerait soulever un défi fort important, mais qui pourrait être évité par une adaptation de la common law qui aurait pour effet de restreindre l’application de la règle aux cas de contrainte.

 

102             Ma seconde observation concerne le témoignage volontaire de l’épouse à l’enquête préliminaire.  Je n’ai pas à examiner s’il s’agit ou non de ouï‑dire.  Si c’est le cas, je suis d’accord que cette preuve est admissible en vertu de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.  Si ce n’est pas le cas, c’est une preuve fort pertinente et je ne vois aucun motif de la rejeter: elle n’est pas visée par la règle de l’immunité conjugale, et les considérations favorables à l’admission de cette preuve en application de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire militent contre son exclusion en vertu de la règle générale relative au pouvoir discrétionnaire décrite dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, et R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525.

 

\\Le juge L’Heureux-Dubé\\

 

Les motifs suivants ont été rendus par

 

 


103             Le juge L’Heureux‑Dubé ‑‑ Les présents pourvois soulèvent la question de la portée et de l’étendue de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner en matière pénale.  J’ai lu les motifs de mes collègues et, comme le Juge en chef et le juge Iacobucci, j’estime qu’il y a lieu de rejeter les pourvois quoique pour des motifs différents.  Je désire aussi ajouter des commentaires sur ce que je considère être la principale question en litige en l’espèce:  quand les déclarations faites par un conjoint avant procès peuvent‑elles être admises comme preuve de leur contenu à titre d’exceptions à la règle du ouï‑dire?

 

 

104             Avant d’examiner cette question, je tiens à préciser que je suis essentiellement d’accord avec le Juge en chef et le juge Iacobucci relativement aux deux premières questions soulevées.  En ce qui concerne la question de savoir si l’épouse de l’appelant pouvait ici être contrainte à témoigner, je suis d’accord que la règle de common law ne devrait pas être modifiée pour permettre au ministère public de la contraindre à témoigner vu la preuve de l’existence d’un mariage valide entre l’appelant et son épouse.  Je suis également d’avis que l’art. 715  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , ne permet pas d’admettre en preuve le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire dans la présente cause.

 

 


105             Il reste donc à déterminer si les déclarations faites à l’enquête préliminaire par un témoin qui n’était pas encore à cette époque l’épouse de l’appelant --mais qui l’est devenue par la suite -- peuvent, néanmoins, être admises à titre d’exception à la règle du ouï‑dire que notre Cour a formulée dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, et R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740.  Le Juge en chef et le juge Iacobucci sont d’avis que le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire est à la fois fiable et nécessaire, satisfaisant ainsi aux critères d’admission de la preuve par ouï‑dire.  Je suis d’accord avec cette conclusion.  Leur divergence de vues avec le juge Major consiste à savoir si la preuve devrait, malgré les indices de fiabilité et de nécessité, être néanmoins écartée comme allant à l’encontre de l’esprit et de l’objet de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.

 

106             L’une et l’autre des opinions abordent cette question résiduaire fort différemment.  Le Juge en chef et le juge Iacobucci l’examinent du point de vue de l’«équité».  Ils concluent finalement que le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire sur cette base pour écarter la preuve mais qu’il a eu tort de le faire.  L’équité exige apparemment, selon l’interprétation qu’ils lui donnent, qu’un accusé soit en mesure d’établir que son mariage subirait un préjudice incompatible avec les objectifs sous-jacents à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Comme ce fait n’a pas été établi en l’espèce, le Juge en chef et le juge Iacobucci estiment que la preuve aurait dû  à bon droit être admise.

 

107             Le juge Major aborde cette question à partir d’une perspective tout à fait différente.  À son avis, la question du pouvoir discrétionnaire n’a pas à être considérée.  Il estime que le ministère public est forclos de présenter la preuve par ouï-dire d’un conjoint.  Selon lui, puisque le principe à la base de la règle de common law vise à empêcher les conjoints de témoigner l’un contre l’autre, cette règle ne devrait pas s’appliquer uniquement au témoignage en cour; en fait, elle devrait empêcher un conjoint d’aider à faire déclarer l’autre coupable, quelle que soit la façon dont la preuve est présentée.

 


108             Bien que je ne puisse souscrire aux conclusions du juge Major, je préfère son approche.  L’admission d’un témoignage par application d’une exception à la règle du ouï‑dire ne devrait en aucune façon être liée à l’application d’un concept abstrait d’«iniquité» envers l’accusé.  À mon avis, il n’est pas loisible à un accusé de soutenir qu’il sera inéquitablement déclaré coupable simplement parce qu’une règle de preuve ‑‑ en l’espèce, la  règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner ‑‑ ne s’appliquait pas en sa faveur.  La position du Juge en chef et du juge Iacobucci présente aussi nombre de difficultés sur le plan de la preuve.  Dans la plupart des cas la détermination de l’«iniquité» ne serait que pure spéculation en ce qui a trait au risque de préjudice que l’admission d’une déclaration, faite par un conjoint antérieurement au procès, aurait sur le mariage d’un accusé.  Il serait pratiquement impossible de prédire ce risque de préjudice:  David Medine, «The Adverse Testimony Privilege:  Time to Dispose of a “Sentimental Relic”» (1988), 67 Oreg. L. Rev. 519, à la p. 555.  Une analyse cas par cas de la perturbation théorique du mariage d’un accusé ne constitue tout simplement pas une façon appropriée de régler ce problème.

 

109             Je suis d’accord avec le juge Major que la question préliminaire est de savoir si la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner empêche l’admission d’une telle preuve.  Si la réponse est négative, la question de l’«équité» cas par cas ne se pose pas.  Je tiens à préciser que cette question a été examinée à fond aux États‑Unis ainsi que par des tribunaux d’instance et que l’analyse suivie a toujours été celle que j’ai exposée; voir par exemple:  United States c. Archer, 733 F.2d 354 (5th Cir. 1984); R. c. Kobussen (1995), 130 Sask. R. 147 (B.R.).

 


110             Dans l’examen de cette question, il est essentiel de tenir la question du ouï‑dire analytiquement séparée de celle de l’habilité à témoigner des conjoints.  Par exemple, en l’espèce, le ministère public a légalement obtenu une preuve d’un témoin par le biais du témoignage rendu à l’enquête préliminaire.  Par application de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, le ministère public ne pouvait assigner cette personne à témoigner au procès.  Néanmoins, la déclaration existait toujours sous une forme tangible, et l’on a tenté de la mettre en preuve.  En général, de telles déclarations ne peuvent être mises en preuve au procès en raison de la règle du ouï‑dire, mais elles peuvent l’être lorsque la preuve est visée par une exception reconnue.  C’est une façon appropriée de déposer une preuve et, si le témoignage recueilli à l’enquête préliminaire n’est pas interdit en vertu de la règle du ouï‑dire, il devrait être admis, sauf dans le cas où une autre règle de preuve l’en empêche.

 

111             À la lumière de cette approche, j’ai de la difficulté à comprendre pourquoi le juge Major indique à plusieurs reprises qu’il est préoccupé par le fait que l’admission de cette preuve se fait «indirectement».  En toute déférence, l’admission d’une preuve par application d’une exception à la règle du ouï‑dire se fait toujours «indirectement», et notre Cour a constamment décidé que c’était une façon permissible de le faire.  De toute évidence, s’il était possible de présenter directement la preuve, le ministère public n’aurait pas à se servir d’une exception à la règle du ouï‑dire.  Il n’y a rien de fondamentalement mauvais à utiliser une preuve existante.  Le juge Major affirme qu’accepter une preuve de ouï-dire équivaut à «force[r] les conjoints à témoigner l’un contre l’autre» (par. 153).  Je ne saurais souscrire à cette conclusion.  En l’espèce, par exemple, le témoin n’a manifestement pas été «forcé» à témoigner.  Au contraire, elle est allée à la police et a elle‑même offert de témoigner.  Je ne vois pas comment l’admission de ce témoignage à titre de ouï‑dire lui confère soudainement un caractère coercitif.  La situation est tout à fait différente dans le cas d’une véritable contrainte.  Dans ces cas, la preuve par ouï‑dire sera souvent écartée puisqu’elle ne répondra pas au critère de fiabilité nécessaire à son admission.  Je répète qu’une preuve admissible prima facie ne devrait être écartée que si une autre règle de preuve a préséance et en forclos l’admission.

 


112             Le juge Major reconnaît que la preuve est ici digne de foi et manifestement «nécessaire», mais qu’elle ne devrait pas être admise par application de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire, puisque le témoignage ne pouvait être obtenu directement du témoin.  À l’appui de sa proposition, il cite un extrait des motifs du Juge en chef dans B. (K.G.), précité, à la p. 784:

 

. . .  je ferais mienne l’exigence incorporée dans le projet d’article de la Commission de réforme du droit du Canada et dans la Civil Evidence Act 1968 de l’Angleterre, selon laquelle ne seraient admissibles que les déclarations antérieures incompatibles qui auraient été admissibles si elles constituaient la seule déposition du témoin.  C’est‑à‑dire que, si le témoin n’aurait pas pu faire la déclaration au procès au cours de son interrogatoire principal ou de son contre‑interrogatoire, pour quelque raison que ce soit, elle ne saurait être admissible indirectement, en application de la règle réformée relative aux déclarations antérieures incompatibles.

 

Se fondant sur cet extrait, le juge Major conclut que les déclarations extrajudiciaires n’auraient pas dû être déposées en preuve:

 

Bien que la règle ait été énoncée par le juge en chef Lamer en rapport avec les déclarations antérieures incompatibles et traitée comme une question préliminaire, elle peut être appliquée à l’espèce.  Le juge Weiler de la Cour d’appel de l’Ontario était aussi de cet avis, à la p. 269 C.R. de ses motifs:

 

[traduction]  Si Graham était assignée à témoigner contre Hawkins à son procès (sans modification de la common law), elle ne pourrait faire aucune déclaration parce qu’elle serait considérée inhabile.  En ce sens, le témoignage ne satisferait pas à la condition préalable à l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire établie par l’arrêt K.G.B.  On ne peut accepter indirectement en preuve des déclarations que le témoin ne pourrait pas faire au procès.

 

Le ministère public tente de présenter une preuve, au moyen d’une exception de principe à la règle du ouï‑dire, qu’il ne pourrait présenter par un témoignage direct.  C’est là agir indirectement pour déroger à l’interdiction reconnue par l’art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada .

 


113             Je suis en profond désaccord avec cette position.  À mon avis, si l’on poussait cette logique à l’extrême, on éliminerait complètement toute exception à la règle du ouï‑dire.  Si le ministère public tente de déposer un témoignage sous forme de ouï‑dire, c’est qu’il n’est pas en mesure d’obtenir directement ce témoignage. Par exemple, dans une situation du type Khan, l’enfant témoin est tout d’abord déclaré inhabile à témoigner, et ne peut, en conséquence, témoigner directement.  Suivant le raisonnement du juge Major, le ministère public ne devrait pas alors être en mesure de tenter de faire admettre la preuve par ouï-dire des déclarations de l’enfant puisqu’il ne peut y avoir directement accès.  Il s’agit là d’une proposition fort particulière et contraire à l’objet même de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.  Comme l’affirment à bon droit le Juge en chef et le juge Iacobucci, l’analyse de la question du ouï‑dire vise surtout à déterminer si la déclaration aurait pu être faite par le témoin, eût‑il été disponible et habile à témoigner au procès.  L’arrêt  B. (K.G.) n’appuie tout simplement pas la proposition pour laquelle le juge Major la cite.

 

114             À mon avis, cette preuve s’intègre plutôt facilement dans l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.  Il reste donc à examiner la question de fond soit si la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner empêche l’admission des déclarations extrajudiciaires d’un conjoint.  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il faut répondre par la négative à cette question.

 

La philosophie sous-jacente à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner

 


115             La raison pour laquelle un conjoint ne peut témoigner pour le poursuivant découle de la règle de common law relative à l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Cette règle a été abondamment critiquée, notamment dans l’arrêt récent R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; voir aussi John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 616.  Néanmoins, elle est au moins tacitement reconnue par l’art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. (1985), ch. C-5 .  Je n’irais toutefois pas aussi loin que le juge Major lorsqu’il affirme que:  «[l]’article 4 fait en sorte que les conjoints, qui seraient par ailleurs des témoins crédibles et qui pourraient rendre un témoignage pertinent, ne déposent jamais» (par. 152).  Je conviens plutôt avec le Juge en chef et le juge Iacobucci que cette règle est ancrée dans la common law et, par conséquent, que sa portée est soumise à l’interprétation des tribunaux; voir aussi l’ouvrage du professeur Schiff, Evidence in the Litigation Process (4e éd. 1993), à la p. 212.

 

116             La question fondamentale en l’espèce est, par conséquent, de déterminer quelle est exactement la portée de cette règle.  L’inhabilité à témoigner d’un conjoint empêche‑t‑elle simplement le témoignage au procès ou vise‑t‑elle à écarter tout élément de preuve fourni par un conjoint?  La première partie de la réponse à cette question ressort clairement de la jurisprudence.  À l’instar du juge Major, je suis d’avis que l’inhabilité d’un témoin n’empêche pas nécessairement l’admission de son témoignage par un autre moyen:  Khan, précité; R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829.   À vrai dire, c’est la raison sous‑jacente de l’inhabilité à témoigner qui détermine si la preuve d’un témoin inhabile peut être admise par le recours au témoignage d’une tierce partie.

 

117             À cet égard, je note que l’on n’a apparemment jamais examiné au Canada la possibilité d’admettre des déclarations faites par un conjoint antérieurement au procès.  L’appelant semble demander à la Cour d’élargir la portée de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner pour empêcher non seulement le témoignage d’un conjoint devant le tribunal mais aussi l’utilisation de ses déclarations extrajudiciaires.  Si tel doit être le cas, cet élargissement doit être justifié; en outre, cette conclusion doit s’analyser au regard de la position moderne relativement à l’inhabilité du conjoint.  Comme l’a affirmé le juge Iacobucci dans Salituro, précité, à la p. 673:

 


Or, la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner engendre un conflit entre la liberté qu’a une personne de choisir de témoigner ou non et les intérêts de la société à ce que le lien du mariage soit préservé.

 

 

Même si le juge Iacobucci a affirmé qu’il n’avait pas, pour les fins de Salituro, à trancher le conflit, je suis d’avis qu’avant de décider s’il y a lieu d’admettre de telles déclarations extrajudiciaires, un certain tour d’horizon s’impose. 

 

118             Il faut ajouter que la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner doit aussi être examinée en fonction de l’objectif du procès, soit la recherche de la vérité.  Comme je l’ai dit à maintes reprises, le rôle primordial d’un procès est avant tout la recherche de la vérité:  voir par exemple, R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206.  Les principes qui régissent la preuve lorsqu’ils permettent de restreindre le processus de recherche de la vérité doivent être soigneusement conçus de façon à ne pas aller au‑delà de ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif qu’ils visent.  Sur ce point, je partage l’opinion du juge en chef Burger des États‑Unis, qui, dans Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980), aux pp. 50 et 51, une décision sur la portée de l’habilité à témoigner d’un conjoint, a affirmé:

 

[traduction]  Les règles et les privilèges d’exclusion de témoignage vont à l’encontre du principe fondamental selon lequel «le public [. . .] a le droit d’entendre le témoignage d’une personne».  United States c. Bryan, 339 U.S. 323, à la p. 331 (1950).  C’est pourquoi ils doivent être interprétés d’une façon stricte et acceptés «dans les seuls cas où l’intérêt public d’autoriser un refus de témoigner ou d’écarter des éléments de preuve pertinents transcende le principe normalement prédominant de l’utilisation de tous les moyens rationnels pour faire valoir la vérité.»  Elkins c. United States, 364 U.S. 206, à la p. 234 (1960) (le juge Frankfurter, dissident).  Accord United States c. Nixon, 418 U.S. 683, aux pp.709 et 710 (1974).

 


119             Cela dit, j’examinerai maintenant la règle elle-même et sa philosophie sous-jacente.  Dans Salituro, précité, à la p. 672, le juge Iacobucci a examiné les diverses justifications de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner et a affirmé:

 

L’inhabilité générale de la femme à témoigner pour ou contre son mari a été reconnue dans l’affaire Lord Audley (1631), Hutt. 115, 123 E.R. 1140, à la p. 1141. 

 

                                                                   . . .

 

Depuis lors, au moins quatre justifications différentes ont été avancées à l’appui de la règle dont deux seulement ont survécu jusqu’à nos jours.  La plus importante est que la règle protège l’harmonie conjugale.  Le danger que présente à cet égard le témoignage du conjoint a été évoqué pour la première fois par lord Coke, et mis en lumière plus récemment dans l’arrêt que la Cour d’appel a prononcé en l’espèce, ainsi que dans les arrêts R. v. Bailey et R. v. Sillars, précités.  La seconde raison parfois mentionnée est ce que Wigmore a appelé [traduction] «la répugnance naturelle qu’éprouve toute personne honnête à forcer la femme ou le mari à se faire l’instrument de la condamnation de l’autre» (Wigmore on Evidence (McNaughton rev. 1961), vol. 8, p. 217, § 2228 (en italique dans l’original)).

 

Deux justifications n’ont pas survécu, savoir que le conjoint n’est pas habile à témoigner parce que le mari et la femme ne forment en droit qu’une seule personne (conception qui prévalait encore au XVIIIe siècle), et parce que leurs intérêts sont identiques.

 


120             Comme le fait ressortir le juge Iacobucci, les premières justifications de la règle imposaient une règle solide et absolue de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Essentiellement, il n’était pas prudent de faire témoigner un conjoint au procès et il fallait veiller à ce qu’il ne présente aucune preuve, car on la jugeait manifestement non digne de foi.  De même, si le conjoint et l’accusé devaient être considérés comme «une seule» personne, il aurait été injuste de contraindre cette «unité» à témoigner pour faire déclarer coupable l’une des personnes en faisant partie.  Ces deux justifications totalement discréditées aujourd’hui étaient, bien entendu, fondées sur des notions archaïques du rôle de la femme dans la société et dans le mariage.  Cependant, si elles existaient encore de nos jours et étaient justifiables, je n’aurais aucune difficulté à conclure que des déclarations extrajudiciaires ne peuvent être admises au procès.  Cette logique s’appliquerait de toute évidence à la situation dont nous sommes saisis.  Puisque ces justifications n’ont pas un fondement solide, nous ne les reconnaissons évidemment plus ni ne les utilisons.

 

121             Ce qu’il en reste ce sont donc les deux motifs de principe qui lui survivent et qui appuient la règle: (1) empêcher que soit menacée l’harmonie conjugale, et (2) éviter la répugnance naturelle à forcer un conjoint à témoigner, et devoir assister à ce «spectacle» devant le tribunal.  Comme le Juge en chef et le juge Iacobucci l’affirment avec raison, cette seconde justification ne nous préoccupe tout simplement pas si la preuve d’un conjoint est présentée par application d’une exception à la règle du ouï‑dire.  Par conséquent, il reste à déterminer si l’harmonie conjugale justifie une règle d’exclusion complète de telles déclarations antérieures au procès.

 

122             Cette question a été étudiée à fond aux États‑Unis.  Mon collègue le juge Major affirme que l’harmonie conjugale se trouve compromise autant par le témoignage d’un conjoint que par le dépôt en preuve de déclarations extrajudiciaires faites par un conjoint.  Il souscrit ensuite à l’opinion exprimée par la Court of Appeals for the Fifth Circuit des É.‑U. dans l’arrêt Ivey c. United States, 344 F.2d 770 (1965), à la p. 772:

 

[traduction]  Le témoignage [que rend une personne sous forme de ouï‑dire] rapportant ce que [l’épouse de l’accusé] lui a dit au sujet de [la] participation [de l’accusé] dans l’importation viole non seulement la règle contre le ouï‑dire, mais aussi la règle contre le témoignage d’une personne contre son conjoint.

 

                                                                   . . .

 

On pourrait tout aussi bien permettre à l’épouse de témoigner en cour contre son mari, tant qu’à admettre en preuve une déclaration extrajudiciaire qu’elle a faite contre lui.

 


123             À noter, toutefois, que l’arrêt cité à l’appui de cette proposition ne fait plus jurisprudence aux États‑Unis.  En fait, pratiquement chaque tribunal qui l’a examiné a explicitement décidé de ne pas le suivre.  Comme un tribunal l’a fait remarquer, on a distingué l’arrêt Ivey [traduction] «jusqu’à ce qu’il sombre dans l’oubli»:  United States c. Archer, précité, à la p. 358.  Les tribunaux américains ont essentiellement conclu que l’introduction d’une déclaration faite  antérieurement au procès n’a pas le même effet que le témoignage d’un conjoint lors du procès.  Je suis également de cet avis.

 

124             Bien entendu, les règles de droit relatives à l’inhabilité d’un conjoint à témoigner appliquées aux États‑Unis sont sensiblement différentes de celles qui existent au Canada, et ce, depuis que la Cour suprême des États‑Unis a statué, dans  Trammel, précité, que le privilège du conjoint témoin, plutôt que de constituer une interdiction absolue, conférait au témoin éventuel le pouvoir discrétionnaire de l’invoquer.  (Voir Milton C. Regan, Jr., «Spousal Privilege and the Meanings of Marriage» (1995), 81 Va. L. Rev. 2045, pour un exposé des règles de droit applicables dans divers États américains.)  Néanmoins, même avant l’arrêt Trammel, à l’époque où leurs règles de droit étaient pratiquement identiques aux nôtres et où les conjoints étaient généralement inhabiles à témoigner pour le poursuivant, les tribunaux américains ont conclu qu’il y avait lieu d’admettre la preuve par ouï-dire des déclarations d’un conjoint.

 

125             Dans United States c. Tsinnijinnie, 601 F.2d 1035 (9th Cir. 1979), le poursuivant a tenté de présenter la preuve par ouï-dire d’une déclaration, par ailleurs admissible, de l’épouse de l’accusé.  Malgré les objections de l’accusé, le tribunal a décidé d’admettre cette déclaration, ayant convenu que les justifications du privilège du témoin conjoint ne s’appliquaient tout simplement pas lorsque la preuve était admise par l’intermédiaire d’une tierce partie (aux pp. 1038 et 1039):


[traduction]  . . . nous devrions examiner si l’on servirait les objectifs du privilège en le rendant applicable au témoignage d’une tierce partie.  L’arrêt Hawkins c. United States, [358 U.S. 74 (1958)], a exposé deux justifications à l’appui du privilège du conjoint:  préserver l’harmonie conjugale et éviter le spectacle d’opposer un conjoint à l’autre.  Il est peu probable que l’exclusion de déclarations extrajudiciaires d’un conjoint serve l’un ou l’autre de ces objectifs.

 

Dans United States c. Mackiewicz, 401 F.2d 219 (2d Cir. 1968), [. . .] le tribunal avait admis des déclarations relatées dans lesquelles un époux impliquait son épouse.  Les conjoints étaient codéfendeurs et l’admission aurait pu être justifiée à titre d’aveux de complices; cependant, la Second Circuit a examiné si le privilège relatif au conjoint était applicable au témoignage d’une tierce partie.  Elle a conclu qu’il ne l’était pas parce que l’incidence sur l’harmonie conjugale serait de peu d’importance.

 

Il ne s’agit pas d’un cas où le poursuivant a assigné l’époux à témoigner.  S’il avait témoigné dans ces circonstances, il y aurait eu atteinte à la règle de common law.  Cependant, en l’espèce, nous sommes à une étape seulement du véritable témoignage.  Il n’y a donc aucun risque que le témoignage d’un conjoint contre l’autre nous répugne; voir McCormick,  Evidence § 66.  Et il n’y a aucun risque d’aggravation des frictions matrimoniales [. . .] vu l’utilité du rôle tampon que joue la tierce partie qui fait les remarques.

 

                                                                   . . .

 

Nous reconnaissons que l’application du privilège relatif au conjoint ne devrait pas être élargie de façon à empêcher un témoin de rapporter des paroles agitées prononcées par un conjoint.  Les avantages susceptibles de découler d’une telle application élargie ne peuvent justifier l’exclusion d’éléments de preuve qui sont pertinents et souvent fort probants.

 

Ce raisonnement a été suivi à maintes reprises:  United States c. Archer, précité;  United States c. Brown, 605 F.2d 389 (8th Cir. 1979); United States c. Doughty, 460 F.2d 1360 (7th Cir. 1972); United States c. Cleveland, 477 F.2d 310 (7th Cir. 1973); United States c. Chapman, 866 F.2d 1326 (11th Cir. 1989); United States c. Donlon, 909 F.2d 650 (1st Cir. 1990); Ballard c. State, 311 S.E.2d 453 (Ga. 1984).

 

126             De même, les professeurs Louisell et Mueller ont décrit ainsi l’état de la jurisprudence américaine dans Federal Evidence (1985), vol. 2, aux pp. 874 et 875:

 


[traduction]  De toute évidence, le privilège n’interdit pas de présenter en preuve les déclarations extrajudiciaires d’un conjoint: Pourvu que les déclarations soient pertinentes, qu’elles ne relèvent pas de l’autre privilège relatif au conjoint (le privilège des communications entre conjoints ‑‑ examiné dans la section qui suit), que les objections au ouï‑dire aient été récusées, et que la preuve de ces déclarations ait  été faite par le témoignage d’une tierce partie, elles ne peuvent être écartées en application du privilège du conjoint témoin. Aucune personne mariée ne jouit du privilège d’empêcher son conjoint de faire des déclarations publiques qui sont contraires à ses intérêts, et lorsque les déclarations d’un conjoint sont déposées en preuve contre l’autre en cour, les pressions qui en résultent sur le mariage et les atteintes à la dignité humaine se rattachent, pour le moins que l’on puisse dire, autant au comportement extrajudiciaire du conjoint qu’au procès même.

 

127             Je suis d’accord avec ces conclusions.  La principale justification de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner perd une grande partie de sa force si la preuve est déposée par l’intermédiaire d’une tierce partie, et non par le conjoint dans la boîte aux témoins, et ceci pour plusieurs raisons.  Premièrement, le conjoint qui fait la déclaration n’a pas à subir le stress d’avoir à décider s’il doit témoigner ou non, puisque ce choix a déjà été fait au moment du procès et que le ministère public cherche à faire admettre la déclaration.  En conséquence, le conjoint n’est pas mis dans une situation où il doit venir incriminer son conjoint au procès.  Il n’existe aucune des pressions internes ou externes, en soi préjudiciables à l’harmonie conjugale, qu’on rencontre dans le cas où un conjoint doit décider soit de présenter un témoignage accablant soit de se laisser accuser d’outrage au tribunal.  Deuxièmement, les conjoints n’auront pas à subir l’épreuve du témoignage au procès ni celle de se trouver face à face l’un comme «accusateur» et l’autre comme «accusé».  Enfin, comme le font ressortir Louisell et Mueller, la majeure partie des effets accablants sur le mariage se seront déjà fait sentir avant le procès.  Dans la majorité des cas, le lien matrimonial aura été rompu au moment de la déclaration ou, inversement, il continuera d’exister au procès et ne s’en trouvera pas diminué par l’introduction de la preuve:  Trammel, précité, à la p. 52.

 


128             Je reconnais qu’il existe encore un certain risque de préjudice pour l’harmonie conjugale du couple.  À ce sujet, il importe de signaler que nous n’avons pas de théorie indépendante de l’harmonie conjugale dont l’effet serait de préserver un mariage au détriment de l’obtention d’une preuve.  Il est bien établi que la police peut, dans le cadre d’une enquête, solliciter la coopération du conjoint d’un accusé pour l’établissement de la preuve à charge:  R. c. McKinnon (1989), 70 C.R. (3d) 10 (C.A. Ont.); United States c. Archer, précité, à la p. 358.  De toute évidence, lorsque la police obtient l’aide d’un témoin au cours d’une enquête qui mène à la condamnation d’un conjoint, une telle situation ne saurait être meilleure pour l’harmonie conjugale que le témoignage du conjoint au procès; pourtant, ce type de témoignage a traditionnellement été admis.

 

129             En outre, la conclusion du juge Major est également incompatible avec les arrêts antérieurs de notre Cour.  Dans R. c. Jean, [1980] 1 R.C.S. 400, la Cour a, dans une décision succincte, confirmé intégralement les motifs du juge Moir de la Cour d’appel de l’Alberta (1979), 7 C.R. (3d) 338.  Cette affaire portait sur l’interception électronique de conversations entre un homme et son épouse.  Même si les déclarations des conjoints ont finalement été écartées en application de la disposition législative en cause, tous les juges ont reconnu que la preuve aurait été admissible en common law puisqu’il [traduction] «semblerait logique de dire qu’il importerait peu comment la conversation a été entendue ou interceptée si la personne qui a entendu la conversation, ou la bande  magnétique, pouvait être assignée devant le tribunal» (p. 352).

 


130             De même, dans Lloyd c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 645, notre Cour a confirmé les principes formulés dans Jean, bien qu’une fois de plus elle ait écarté la preuve en application d’une disposition législative précise.  Dans cette affaire, les conjoints avaient été accusés de complot en vue de faire le trafic d’un stupéfiant.  Le ministère public avait obtenu par écoute électronique la preuve d’une conversation entre les conjoints, que l’accusé cherchait à faire écarter.  Dans ses motifs, le juge McIntyre (avec l’appui des juges Martland et Lamer (maintenant Juge en chef)), dissident mais non sur ce point, a fait les commentaires qui suivent relativement au par. 4(3)  de la Loi sur la preuve au Canada , qui accorde une exemption aux communications entre époux (aux pp. 654 et 655):

 

L’exemption que crée le par. 4(3) protège contre la divulgation obligatoire de communications entre époux.  Il va de soi, cependant, que le conjoint qui a reçu la communication, bien qu’il puisse ne pas être contraint de la divulguer, a toute liberté de le faire s’il le veut.  Il est donc évident que l’exemption, c’est‑à‑dire le droit de choisir de divulguer ou de ne pas divulguer la communication, est propre au conjoint qui reçoit cette communication, et il est tout aussi évident, suivant les termes de l’art. 4, que l’exemption appartient à un conjoint qui témoigne en cour.  En d’autres termes, il s’agit d’une exemption à l’égard des dépositions orales, qui donne un droit de ne pas communiquer des éléments de preuve, mais on ne peut prétendre que les renseignements eux‑mêmes sont exemptés de communication.  [Je souligne.]

 

Voir aussi R. c. Andrew (1986), 26 C.C.C. (3d) 111 (C.S.C.‑B.); United States c. Archer, précité, à la p. 358.

 

131             Dans The Law of Evidence in Canada, op. cit., aux pp. 684 et 685, voici comment Sopinka, Lederman et Bryant résument succinctement la question:

 

[traduction]  Une tierce partie qui a volontairement ou accidentellement entendu ou intercepté une communication entre deux conjoints, d’une autre façon que par écoute électronique effectuée par un organisme de l’État, est autorisée à témoigner relativement à cette communication et peut être contrainte à le faire.

 

 

 


132             Je constate que le même raisonnement a été suivi au Royaume‑Uni.  Dans l’affaire Rumping c. Director of Public Prosecutions, [1962] 3 All E.R. 256 (H.L.), l’accusé avait envoyé une lettre à son épouse dans laquelle il avait fait certains aveux.  Cette lettre a été interceptée et déposée en preuve contre lui.  La Chambre des lords a examiné la jurisprudence ancienne pour déterminer l’étendue du privilège relatif aux communications entre époux.  Les faits étaient fort différents de ceux en l’espèce, car dans Rumping, c’est l’accusé qui était l’auteur des communications extrajudiciaires.  Néanmoins, lord Morris a examiné la jurisprudence du XIXe siècle, et a découvert des décisions dans lesquelles aurait également été admis le témoignage concernant des communications par des conjoints non accusés, à condition que le témoignage ait été rendu par une tierce partie:  R. c. Smithies (1832), 5 C. & P. 332, 172 E.R. 999; R. c. Bartlett (1837), 7 C. & P. 832, 173 E.R. 362.  Au moment où ont été rendues ces décisions, un conjoint n’était évidemment pas un témoin habile à témoigner.  Lord Morris a conclu en disant (aux pp. 268, 271 et 276):

 

[traduction]  [Les prétentions de l’appelant] font entrer en jeu une prétention additionnelle, qui doit maintenant être examinée, selon laquelle, en common law, il y avait deux règles distinctes: celle voulant que, à part ce que j’appellerais la règle générale de common law selon laquelle un conjoint était inhabile à témoigner contre l’autre conjoint, il existait une règle distincte voulant que personne ne puisse témoigner relativement à des communications entre époux. 

 

Vos Seigneuries, bien qu’il existe amplement de jurisprudence confirmant la règle générale selon laquelle, en common law, les époux ne peuvent témoigner pour ou contre l’autre, je n’en trouve aucune qui appuierait la règle distincte dont il est fait mention.

 

                                                                   . . .

 

Bien que, sous réserve de certaines exceptions, la règle générale de common law s’appliquait aux affaires criminelles, la jurisprudence qui existe semble nier plutôt qu’appuyer l’existence d’une règle invoquée au nom de l’appelant.  [. . .]  [D]ans R. c. Bartlett, une décision semblable à celle de R. c. Smithies a été rendue.  Alors qu’un prisonnier était sous garde, son épouse est venue dans la salle, et on a proposé de déposer en preuve ce qu’elle avait dit en sa présence.  Une objection a été formulée pour le motif que, puisque l’épouse ne pouvait être interrogée sous serment contre le prisonnier, ce qu’elle avait dit ne pouvait pas être déposé en preuve contre lui.  L’objection a été rejetée.

 

                                                                   . . .

 


Vos Seigneuries, une étude de la jurisprudence et des dispositions législatives m’amène à la conclusion qu’il n’y a jamais eu en common law de règle selon laquelle personne ne pouvait témoigner quant aux communications entre mari et femme pendant le mariage.

 

Voir également les motifs de lord Hodson, aux pp. 278 et 279.

 

133             Même si ces décisions portaient sur une question quelque peu différente soit le privilège relatif aux communications entre époux, le raisonnement suivi demeure incompatible avec celui du juge Major.  Il s’agit dans chaque cas d’un conjoint qui a fait, lors de conversations avec l’accusé, des déclarations que l’on a admises comme preuve à charge dans les cas où une disposition législative ne l’interdisait pas.  Selon le juge Major, ces déclarations ne pourraient jamais être admises, non pas parce qu’elles sont protégées par un privilège, mais parce qu’elles seraient écartées par application d’une règle élargie de l’inhabilité d’un conjoint à témoigner.  À mon avis, ce raisonnement est tout simplement incompatible avec la jurisprudence courante.

 

134             En résumé, je suis d’avis que la justification de l’harmonie conjugale devient beaucoup moins convaincante lorsque, antérieurement au procès, un conjoint fait des déclarations en présence de tierces parties.  D’un côté de la balance se trouve cette menace réduite pour l’harmonie conjugale, et de l’autre, deux justifications urgentes qui militent fortement en faveur de l’admission d’une telle preuve.  Il y a tout d’abord la reconnaissance que cette règle porte sérieusement atteinte à la liberté de choix individuel.  Comme l’affirme le juge Iacobucci dans Salituro, précité, à la p. 673, cette liberté est le «précepte central de l’ordre juridique et moral établi dans notre pays depuis l’adoption de la Charte .»  L’idée maîtresse de cette règle va à l’encontre de la notion qu’une personne est libre de faire les choix qu’elle veut.

 


135             De même, Sopinka, Lederman et Bryant, auteurs de The Law of Evidence in Canada, op. cit., ont affirmé, à la p. 616:

 

[traduction]  Quoi qu’il en soit, le conjoint n’est pas toujours, de façon générale, habile à témoigner ni contraignable comme témoin à charge.  Ceci semble une position archaïque, tout au moins pour ce qui est de l’habilité à témoigner.  Premièrement, il existe une distinction injustifiée entre les relations de fait et les relations conjugales légitimes.  Deuxièmement, c’est une position paternaliste.  Si l’un des conjoints désire témoigner contre l’autre, pourquoi la société devrait‑elle déterminer qu’il est dans l’intérêt de cette relation que le témoignage ne soit pas reçu?  Comme l’affirme le professeur McCormick [McCormick on Evidence (2e éd. 1972), § 65, aux pp. 145 et 146]:

 

On a parfois défendu le privilège sur le fondement qu’il protège l’harmonie familiale.  Mais l’harmonie familiale est presque toujours chose du passé lorsque le conjoint est prêt à aider la poursuite.  Le privilège est une survivance archaïque de la mystique religieuse et d’une façon d’envisager la relation conjugale qui est aujourd’hui dépassée. [Je souligne.]

 

 

136             Deuxièmement, nous ne devons pas oublier que le procès est avant tout un exercice de recherche de la vérité.  La règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner a été qualifiée d’«ironie juridique» puisqu’elle empêche l’État d’avoir accès à un témoignage probant et pertinent en raison d’un principe social extrinsèque.  Comme l’a affirmé David Medine, loc. cit., aux pp. 545 et 546, résumant la théorie d’un commentateur bien connu en matière de droit de la preuve:

 

[traduction]  Wigmore a aussi constaté l’existence d’une certaine ironie dans l’équilibre entre l’intérêt de la société et celui des conjoints.  Si A a fait tort à B et que le témoignage du conjoint de A est nécessaire pour établir ce tort, est‑ce un principe logique que de vouloir protéger le mariage de A au détriment de la capacité de B de faire la preuve de ce tort?  Selon certains commentateurs, le privilège ne protège rien de plus que l’auteur d’un préjudice qui en invoque l’application.

 


137             À mon avis, toutes ces préoccupations font résolument pencher la balance en faveur de l’admission de la preuve.  Le préjudice causé à l’harmonie conjugale du fait de l’admission d’un témoignage sous forme de ouï-dire se trouve considérablement réduit dans le cas où la déclaration est antérieure au procès.  À cet égard, la nécessité de permettre aux personnes de choisir en toute liberté de parler et l’importance de la recherche de la vérité dans un procès destiné à réparer les torts causés à la société l’emportent sur tout besoin qui existerait d’empêcher cette menace réduite.

 

138             Je suis consciente du fait que ma conclusion laisse aussi planer de sérieux doutes du moins sur l’aspect «inhabilité» de la règle interdisant aux conjoints de témoigner dans un procès criminel.  Dans le cas où un conjoint est disposé à témoigner au procès, il se pourrait bien que la justification de l’harmonie conjugale ne soit pas suffisante pour empêcher ce choix individuel.  C’est la conclusion à laquelle est arrivée la Cour suprême des États‑Unis dans Trammel, précité.  La contraignabilité de ce témoin est évidemment une toute autre question.

 

139             Cependant, je n’ai pas à trancher aujourd’hui la question de l’habilité à témoigner. En l’espèce, le témoin ne veut clairement pas témoigner et les parties ont strictement basé leurs arguments sur ce fait.  En outre, pour trancher les présents pourvois, je n’avais pas à examiner l’impact possible de la justification fondée sur la répugnance naturelle liée au témoignage d’un conjoint au procès. En fait, il y aura lieu de considérer ce facteur avec celui que pose la menace plus sérieuse pour l’harmonie du mariage à laquelle donnerait lieu le fait d’autoriser un conjoint à témoigner au procès.

 


140             Le maintien de la règle de l’inhabilité à témoigner donnerait à mon avis un résultat étrange, en ce qu’un conjoint désireux de témoigner pourrait le faire hors cour, mais ne pourrait pas témoigner au procès. À mon avis, cette position insoutenable démontre aussi que ce domaine du droit renferme:  [traduction] «d’importantes incompatibilités et a vraiment besoin d’être rationalisé par le législateur»; selon le juge Morden dans R. c. Czipps (1979), 48 C.C.C. (2d) 166 (C.A. Ont.), à la p. 172.  Cet énoncé, formulé il y a plus de 15 ans, continue de résonner de nos jours et il serait sage d’en tenir compte.

 

Conclusion

 

141             La preuve dans cette affaire n’a pas été constituée d’une façon qui contrevienne à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner et, par conséquent, il n’y a pas lieu d’en forclore l’admission.  De même, il n’est pas nécessaire de décider cas par cas  si l’admission du témoignage risquerait d’être «inéquitable» pour le mariage de l’appelant.  Je trancherais les pourvois de la façon proposée par le Juge en chef et le juge Iacobucci.

 

\\Le juge Major\\

 

Version française des motifs des juges Sopinka, McLachlin et Major rendus par

 

142                    Le juge Major (dissident) -- Je suis d'accord avec les motifs du Juge en chef et du juge Iacobucci, à l'exception de deux points.  Le premier a trait à l'utilisation qu'ils font de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire pour ainsi déroger à la politique générale qui sous‑tend l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. (1985), ch. C-5 .  Le second a trait à leur intervention à l’encontre du pouvoir discrétionnaire résiduel du juge du procès d’écarter des éléments de preuve.

 

143                    Étant donné ma position sur le premier point, je suis d'avis d'accueillir les pourvois et il n'est donc pas nécessaire que je traite du second point.


144                    L'appelant Hawkins et l'autre prévenu ont été accusés conjointement de complot en vue d’entraver la justice.  Hawkins a également été accusé d'avoir par corruption accepté de l'argent et d'avoir entravé la justice.   Graham, la petite amie de Hawkins, a rendu un témoignage compromettant contre lui à l'enquête préliminaire.  Par la suite, elle a déposé à nouveau à l'enquête préliminaire et rétracté en grande partie son témoignage précédent.  Avant le procès, Hawkins et Graham se sont mariés.  Se fondant sur la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner qui sous‑tend l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada , le juge du procès a conclu que Graham ne pouvait pas être contrainte à témoigner au procès contre son mari, l'appelant.  Le ministère public a ensuite cherché à utiliser la transcription de la déposition faite par Graham à l'enquête préliminaire avant le mariage.  Le juge du procès n'a pas permis que cette transcription soit versée en preuve.

 

145                    La Cour d'appel de l'Ontario a renversé la décision du juge du procès, étant d'avis d'admettre la transcription: (1995), 37 C.R. (4th) 229, 22 O.R. (3d) 193, 96 C.C.C. (3d) 503, 79 O.A.C. 241.  Le juge Arbour a fondé sa décision d'accepter la preuve, tant sur l'art. 715  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , que sur une exception de principe à la règle du ouï‑dire.  Dans ses motifs concordants, le juge Weiler s'est dite d'avis de modifier la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner, de manière à permettre au ministère public de contraindre Graham à témoigner, mais elle estimait que l’admissibilité du témoignage antérieur ne pouvait reposer sur aucune des raisons invoquées par le juge Arbour.  Au moment  de l'audition devant notre Cour, le couple était encore marié.

 


146                    La règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner fait partie de la common law depuis plus de 200 ans.  Dans son état actuel, la règle, confirmée mais légèrement modifiée par l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada , rend le conjoint d'un accusé inhabile à témoigner pour le poursuivant contre son conjoint.  On a fait valoir devant notre Cour que la règle devrait en l'espèce faire l'objet d'une modification progressive, comme celle apportée par l'arrêt R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, afin de permettre au ministère public de contraindre Graham à témoigner contre son mari.   Tout comme mes collègues (au par. 45 de leurs motifs), je suis d’avis que les «changements proposés, loin d’être progressifs, porteraient atteinte au fondement même de la règle traditionnelle de l’inhabilité du conjoint à témoigner».  Je conviens également que rendre Graham contraignable pour le compte du ministère public risquerait de compromettre l'harmonie véritable du couple.  Le Juge en chef et le juge Iacobucci ont raison de conclure qu'il ne faut pas modifier la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner.

 

147                    Je suis d'accord avec le Juge en chef et le juge Iacobucci pour dire que l'art. 715  du Code criminel  ne s'applique pas aux faits de l'espèce.  Il est inexact de qualifier le fait que Graham a épousé Hawkins de refus de témoigner.  La common law la rend inhabile à témoigner, quel que soit son choix.

 

148                    Je ne suis pas d'accord avec leur conclusion selon laquelle les faits de l'espèce permettent d'invoquer une exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 

Dérogation à la règle de l'inhabilité du conjoint à témoigner

 

149                    Pour utiliser des éléments de preuve en vertu d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, il faut satisfaire à deux exigences:  la nécessité et la fiabilité.  Mes collègues concluent, au par. 73 de leurs motifs, que la première exigence est facilement respectée:

 


En l'espèce, aux fins de l’application du critère de la nécessité, nous sommes convaincus que Graham ne pouvait témoigner pour le compte du ministère public.  Le poursuivant ne pouvait assigner Graham à témoigner en raison de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, et il n'existait aucun autre moyen de présenter au tribunal une preuve d'une valeur similaire.  Dans Khan, à la p. 548, et dans Rockey, précité, au par. 20, notre Cour a de la même façon conclu qu’il serait satisfait au critère de la nécessité dans le cas où un enfant qui a fait une déclaration était, en droit, inhabile à témoigner de vive voix au procès.

 

Ce raisonnement ne semble pas tenir compte du fait que tant dans R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, que dans R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, le juge McLachlin, ce qui a créé la nécessité d'utiliser le ouï‑dire était l'art. 16  de la Loi sur la preuve au Canada , et non, comme en l'espèce, la common law sous‑tendant l'art. 4.  Ces articles ont des objectifs qui correspondent à des politiques différentes et doivent être traités différemment lors de l'analyse relative à l'exigence de nécessité aux fins de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire.

 

150                    Par souci de commodité, je reproduis les parties pertinentes des articles en question:

 

4. (1)  Toute personne accusée d'infraction, ainsi que, sauf disposition contraire du présent article, le conjoint de la personne accusée, est habile à témoigner pour la défense, que la personne ainsi accusée le soit seule ou conjointement avec une autre personne.

 

16. (1)  Avant de permettre le témoignage d'une personne âgée de moins de quatorze ans ou dont la capacité mentale est mise en question, le tribunal procède à une enquête visant à déterminer si:

 

a) d'une part, celle‑ci comprend la nature du serment ou de l'affirmation solennelle;

 

b) d'autre part, celle‑ci est capable de communiquer les faits dans son témoignage.

 

 


                          (2)  La personne visée au paragraphe (1) qui comprend la nature du serment ou de l'affirmation solennelle et qui est capable de communiquer les faits dans son témoignage témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle.

 

                          (3)  La personne visée au paragraphe (1) qui, sans comprendre la nature du serment ou de l'affirmation solennelle, est capable de communiquer les faits dans son témoignage peut, malgré qu'une disposition d'une loi exige le serment ou l'affirmation, témoigner en promettant de dire la vérité.

 

                          (4)  La personne visée au paragraphe (1) qui ne comprend pas la nature du serment ou de l'affirmation solennelle et qui n'est pas capable de communiquer les faits dans son témoignage ne peut témoigner.

 

151                    La politique qui sous‑tend l'art. 16 vise à garantir que les personnes qui témoignent en sont capables et qu'elles diront vraisemblablement la vérité.  L'article déclare inhabiles à témoigner certaines personnes qui pourraient être appelées à le faire, parce que la loi met en doute leur capacité de contribuer à la recherche de la vérité.  Cependant, des déclarations particulières de ces personnes inhabiles à témoigner peuvent avoir été faites dans le passé dans des circonstances telles que le tribunal puisse être raisonnablement sûr de leur véracité.  Normalement, ces déclarations extrajudiciaires sont comme telles écartées de la preuve en vertu de la règle du ouï‑dire.  Dans Khan et Rockey, notre Cour a utilisé une exception de principe à la règle du ouï‑dire afin que ces déclarations particulières soient versées en preuve grâce à un témoignage de ouï‑dire, parce qu'il existait des garanties circonstancielles de fiabilité.  L'élément de nécessité, requis pour qu'on puisse utiliser ces déclarations, est l'inhabilité des témoins au sens de l'art. 16.  En faisant une exception à la règle du ouï‑dire, le tribunal obéit en fait à la politique générale de l'art. 16 en s'assurant que la recherche de la vérité inclut ces éléments de preuve fiables, qui ne seraient normalement pas utilisés en cour.

 


152                    Par contre, la common law reconnue à l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada  a pour principaux objectifs de préserver l'harmonie conjugale et d'éviter la répugnance naturelle à laquelle donne lieu le témoignage d'une personne contre un accusé qui est son conjoint.  La politique générale sous‑jacente à l'art. 4  est très différente de celle qui sous‑tend l'art. 16.   L'article 4  fait en sorte que les conjoints, qui seraient par ailleurs des témoins crédibles et qui pourraient rendre un témoignage pertinent, ne déposent jamais.  Cette politique peut sembler aller à l'encontre de la recherche de la vérité, au nom de l'harmonie conjugale.  Cependant, elle est intégrée à une loi, la Loi sur la preuve au Canada , dont les dispositions en réaffirment le principe.  Par conséquent, s'il y a une modification à lui apporter, il incombe clairement au législateur fédéral de s'en charger.

 

153                    L'exception de principe à la règle du ouï‑dire, que mes collègues créent afin que puissent être acceptées en preuve des déclarations relatées par des conjoints inhabiles à témoigner, viole la politique de l'art. 4 en ce sens qu'elle force les conjoints à témoigner l'un contre l'autre.  Cela équivaut à rendre cette exception plus libérale, par un moyen détourné.  Il ne devrait pas en être ainsi.  Il est clair que le témoignage direct, la meilleure forme de preuve, est interdit en salle d'audience pour des considérations de principe.  Nous ne devrions pas faire appel au principe même qui interdit le témoignage direct pour permettre la production d'un ouï‑dire, preuve d'une qualité moindre.

 

154                    Je ne puis accepter que l'utilisation de ce témoignage ne pourrait avoir d'effet préjudiciable sur le mariage de Hawkins et Graham.  Il a été admis qu'il ne s'agit pas d'une «façade», mais d'un mariage qui dure depuis plus de sept ans.  Les conjoints ont rempli leurs obligations mutuelles de soins et de soutien.  L'utilisation du témoignage antérieur de Graham pour obtenir une déclaration de culpabilité contre Hawkins violerait la politique à la base de l'art. 4 et pourrait détruire un mariage par ailleurs réussi.

 


155                    Il en est ainsi, que le témoignage soit recueilli au procès ou qu'il soit recueilli à l'enquête préliminaire avant le mariage et déposé au procès.  Le fait que le témoignage existait avant le mariage crée tout au plus une distinction superficielle.  L'utilisation de cet élément de preuve va à l'encontre tant de la lettre que de l'esprit de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Mes collègues admettent qu'il ne s'agit pas d'un cas où la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner devrait être modifiée.  Cette conclusion devrait tout autant s'appliquer au témoignage que Graham a rendu à l'enquête préliminaire.

 

156                    Je souscris à l'opinion exprimée par la Court of Appeal for the Fifth Circuit des État‑Unis dans Ivey c. United States, 344 F.2d 770 (1965), à la p. 772:

 

[traduction]  Le témoignage [que rend une personne sous forme de ouï‑dire] rapportant ce que [l'épouse de l'accusé] lui a dit au sujet de [la] participation [de l'accusé] dans l'importation viole non seulement la règle contre le ouï‑dire, mais aussi la règle contre le témoignage d'une personne contre son conjoint.

 

                                                                   . . .

 

On pourrait tout aussi bien permettre à l'épouse de témoigner en cour contre son mari, tant qu'à admettre en preuve une déclaration extrajudiciaire qu'elle a faite contre lui.  [Je souligne.]

 

157                    Il ne s'agit pas d'une nouvelle question.  Dans Wigmore on Evidence (rév. McNaughton 1961), vol. 8, au §2232, les auteurs font le commentaire suivant:

 

[traduction]  On peut soutenir que ce qui fait l'objet d'un privilège, c'est le dépôt d'un témoignage, quelle que soit sa forme, par l'un des conjoints contre l'autre.  La déclaration relatée, qu'elle soit orale ou documentaire, constitue le dépôt d'un témoignage.  Par conséquent, il devrait s'ensuivre que ces formes de témoignages font l'objet d'un privilège de même importance qu'une déposition faite à la barre.

 

 


Ces auteurs traitent, dans cette partie de leur ouvrage, de l'utilisation d'exceptions à la règle du ouï‑dire en général.  Il est important de le souligner.  Lorsque la preuve est écartée pour des considérations de principe, ce principe ne devrait pas servir de fondement à l'utilisation de cette preuve au moyen de la méthode indirecte proposée par mes collègues.

 

158                    Au §2232, cité ci‑dessus, les auteurs renvoient au §2325, qui porte sur le privilège du secret professionnel de l'avocat et qui affirme:

 

[traduction]  Il est clair que le privilège ne permettrait pas que l'on se dérobe à la règle par l'utilisation des divulgations extrajudiciaires volontaires de l'avocat.  Même en supposant qu'elles soient de quelque façon utilisables en dépit de la règle du ouï‑dire, ces divulgations constitueraient également une violation du privilège s'il les faisait volontairement à l'audience.  Si la divulgation dont il s'agit est la remise d'un document confidentiel à un tiers, il y a tout autant lieu de s'y opposer, sans qu'il soit besoin de faire intervenir la règle du ouï‑dire.

 

 

On peut difficilement soutenir qu'il puisse être satisfait à l'exigence de nécessité de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire si l'accusé invoque le privilège du secret professionnel de l'avocat relativement à un «élément» de ouï‑dire. Il est peu probable que mes collègues considéreraient même la possibilité d'utiliser l'exception de principe.  Cela minerait la politique qui sous‑tend le privilège.  De même, en l'espèce, l'utilisation de l'exception de principe déroge à la politique qui sous‑tend la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.

 

159                    Notre Cour a déjà examiné un argument de ce genre.  Dans R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, le juge en chef Lamer a analysé les conditions préalables à l'utilisation de déclarations antérieures incompatibles en vertu de l'exception de principe à la règle du ouï‑dire (à la p. 784):

 


. . . je ferais mienne l'exigence incorporée dans le projet d'article de la Commission de réforme du droit du Canada et dans la Civil Evidence Act 1968 de l'Angleterre, selon laquelle ne seraient admissibles que les déclarations antérieures incompatibles qui auraient été admissibles si elles constituaient la seule déposition du témoin.  C'est‑à‑dire que, si le témoin n'aurait pas pu faire la déclaration au procès au cours de son interrogatoire principal ou de son contre‑interrogatoire, pour quelque raison que ce soit, elle ne saurait être admissible indirectement, en application de la règle réformée relative aux déclarations antérieures incompatibles.

 

Bien que la règle ait été énoncée par le juge en chef Lamer en rapport avec les déclarations antérieures incompatibles et traitée comme une question préliminaire, elle peut être appliquée à l'espèce.  Le juge Weiler de la Cour d'appel de l'Ontario était aussi de cet avis, à la p. 269 C.R. de ses motifs:

 

[traduction]  Si Graham était assignée à témoigner contre Hawkins à son procès (sans modification de la common law), elle ne pourrait faire aucune déclaration parce qu'elle serait considérée inhabile.  En ce sens, le témoignage ne satisferait pas à la condition préalable à l'admissibilité de la preuve par ouï‑dire établie par l'arrêt K.G.B.  On ne peut accepter indirectement en preuve des déclarations que le témoin ne pourrait pas faire au procès.

 

 

Le ministère public tente de présenter, au moyen d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, une preuve qu'il ne pourrait présenter par un témoignage direct.  C'est là agir indirectement pour déroger à l'interdiction reconnue par l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada .  Graham ne pourrait pas témoigner au procès.  Y déposer le témoignage qu'elle a fourni à l'enquête préliminaire équivaut à la forcer à témoigner contre son mari.

 


160                    Il semble y avoir peu de jurisprudence canadienne sur la question.  Toutefois, la même situation s'est présentée presque en même temps en Saskatchewan.  Dans l'affaire R. c. Kobussen (1995), 130 Sask. R. 147 (B.R.), la petite amie de l'accusé a témoigné à l'enquête préliminaire.  Ils se sont mariés avant le procès.  Étant donné qu'elle était inhabile à témoigner contre son mari au procès, le ministère public a tenté de déposer en preuve la transcription de son témoignage à l'enquête préliminaire.  Le juge Baynton, invoquant l'extrait cité ci‑dessus des motifs du juge en chef Lamer dans B. (K.G.), a affirmé que la règle réformée relative aux déclarations antérieures incompatibles ne devrait pas être appliquée de manière à accepter des éléments de preuve qui ne pourraient pas faire partie d'un témoignage direct, et il a ensuite affirmé (à la p. 152):

 

[traduction]  Si ce principe ou cette condition d'utilisation de la preuve s'applique en général aux déclarations relatées et pas seulement à celles qui constituent des déclarations antérieures incompatibles, on peut faire valoir que le ministère public, en versant en preuve le témoignage que Mme Myden a rendu à l'enquête préliminaire, fait indirectement ce qu'il ne peut faire directement au procès.  Une règle de preuve (pas seulement la règle du ouï‑dire traditionnelle, mais une règle de common law relative à l'habilité et à la contraignabilité souvent appelée par la jurisprudence et la doctrine «privilège relatif aux conjoints») empêche le ministère public de faire témoigner Mme Myden au procès.  Si le témoignage qu'elle a rendu à l'enquête préliminaire était accepté en preuve, cela équivaudrait, à bien des égards, à la faire témoigner pour le compte du ministère public au procès de son mari.  C'est cette déposition au procès que la common law et l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada  interdisent.

 

                                                                   . . .

 

Si la déposition d'un conjoint comme témoin lors d'un procès est interdite ou fait l'objet d'un privilège, il semble alors contraire aux principes du «privilège relatif aux conjoints» (qui a rapport non seulement à la contraignabilité, mais aussi à l'habilité) que le témoignage d'un conjoint puisse quand même être déposé par le ministère public en vertu d’une règle d'admissibilité plus libérale du ouï‑dire.

 

 

Le juge Baynton a vu clairement que l'utilisation d'une exception à la règle du ouï‑dire constituerait une dérogation à la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner. 

 


161                    Dans l'arrêt Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980), la Cour suprême des États‑Unis a modifié la règle de common law rendant le conjoint inhabile à témoigner afin de donner au conjoint témoin, plutôt qu'au conjoint accusé, le droit de décider de témoigner ou non.  Cette modification ne portait que sur la common law, et ne constituait pas une dérogation à un texte de loi comme l'art. 4  de la Loi sur la preuve au Canada .  J'ai déjà mentionné que je suis d’accord avec mes collègues pour dire que nous ne devrions pas modifier la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner.  Nous ne devrions pas non plus déroger à la règle au moyen d'une exception au ouï‑dire.

 

162                    Il ne devrait pas être permis au ministère public, au moyen d'une exception de principe à la règle du ouï‑dire, de présenter une preuve de moindre qualité (la transcription du témoignage de Graham fourni à l'enquête préliminaire), lorsqu'il lui est interdit, en vertu de la règle de l’inhabilité du conjoint à témoigner, de présenter le témoignage direct de ce conjoint.  Une telle mesure violerait la loi et serait contraire à la politique explicite de la loi.  Je suis d'avis de rétablir la décision du juge Philp d'écarter ce témoignage.

 

163                    Il se peut que la politique écartant le témoignage du conjoint ne serve pas l'intérêt de la société.  Si c'est le cas, il semble évident que le changement à opérer est du domaine législatif.

 

164                    Je suis d'avis d'accueillir les pourvois et de rétablir la décision du juge Philp.

 

Pourvois rejetés, les juges Sopinka, McLachlin et Major sont dissidents.

 

Procureur de l’appelant Hawkins:  Peter B. Hambly, Kitchener (Ontario).

 

Procureur de l’appelant Morin:  Harald A. Mattson, Kitchener (Ontario).

 

Procureurs de l’intimée:  Catherine A. Cooper et Jamie Klukach, Toronto.

 

 

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