Jugements de la Cour suprême

    Informations sur la décision

  • Intitulé
    Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan
  • Collection
    Jugements de la Cour suprême
  • Date
    2015-01-30
  • Référence neutre
    2015 CSC 4
  • Recueil
    [2015] 1 RCS 245
  • Numéro de dossier
    35423
  • Juges
    McLachlin, Beverley; LeBel, Louis; Abella, Rosalie Silberman; Rothstein, Marshall; Cromwell, Thomas Albert; Karakatsanis, Andromache; Wagner, Richard
  • En appel de
    Saskatchewan
  • Sujets
    Droit constitutionnel
  • Notes
    Renseignements sur les dossiers de la Cour : 35423

Contenu de la décision

  

 

COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245

Date : 20150130

Dossier : 35423

 

Entre :

Saskatchewan Federation of Labour (pour son propre compte et

au nom des syndicats et travailleurs de la province de la Saskatchewan),

Syndicat uni du transport, section locale 588, Syndicat canadien des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 397, Syndicat canadien de la fonction publique, sections locales 7 et 4828, Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier et ses sections locales, Health Sciences Association of Saskatchewan, Alliance internationale des employés de scène, de théâtre et de cinéma des États-Unis, de ses territoires et du Canada, sections locales 295, 300 et 669, Fraternité internationale des ouvriers en électricité, sections locales 529, 2038 et 2067, Saskatchewan Government and General Employees’ Union, Saskatchewan Joint Board Retail, Wholesale and Department Store Union, Saskatchewan Provincial Building & Construction Trades Council, Teamsters, Local 395, United Mine Workers of America, Local 7606, Syndicat international des travailleurs unis de la métallurgie, du papier et de la foresterie, du caoutchouc, de la fabrication, de l’énergie, des services et industries connexes et ses sections locales et University of Regina Faculty Association

Appelants

et

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Saskatchewan

Intimée

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, Saskatchewan Union of Nurses, SEIU-West, United Nurses of Alberta, Alberta Federation of Labour, Institut professionnel de la fonction publique du Canada, Canadian Constitution Foundation, Association des pilotes d’Air Canada, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Conseil du patronat du Québec, Conseil canadien des employeurs, Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, British Columbia Teachers’ Federation, Hospital Employees’ Union, Congrès du travail du Canada, Alliance de la Fonction publique du Canada, Alberta Union of Provincial Employees, Confédération des syndicats nationaux, Regina Qu’Appelle Regional Health Authority, Cypress Regional Health Authority, Five Hills Regional Health Authority, Heartland Regional Health Authority, Sunrise Regional Health Authority, Prince Albert Parkland Regional Health Authority, Saskatoon Regional Health Authority, Syndicat national des employées et employés généraux du secteur public, Société canadienne des postes et Air Canada

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 103)

 

Motifs conjoints dissidents en partie :

(par. 104 à 176)

 

La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Cromwell et Karakatsanis)

 

Les juges Rothstein et Wagner

 

 

 


saskatchewan federation of labour c. saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245

Saskatchewan Federation of Labour

(pour son propre compte et au nom des syndicats

et travailleurs de la province de la Saskatchewan),

Syndicat uni du transport, section locale 588,

Syndicat canadien des employées et

employés professionnels et de bureau, section locale 397,

Syndicat canadien de la fonction publique,

sections locales 7 et 4828,

Syndicat canadien des communications,

de l’énergie et du papier et ses sections locales,

Health Sciences Association of Saskatchewan,

Alliance internationale des employés de

scène, de théâtre et de cinéma des États-Unis,

de ses territoires et du Canada, sections locales 295, 300 et 669,

Fraternité internationale des ouvriers en électricité,

sections locales 529, 2038 et 2067,

Saskatchewan Government and General Employees’ Union,

Saskatchewan Joint Board Retail,

Wholesale and Department Store Union,

Saskatchewan Provincial Building & Construction Trades Council,

Teamsters, Local 395, United Mine Workers of America,

Local 7606, Syndicat international des travailleurs

unis de la métallurgie, du papier et de la foresterie,

du caoutchouc, de la fabrication,

de l’énergie, des services et industries connexes et

ses sections locales, et University of Regina Faculty Association                Appelants

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Saskatchewan                   Intimée

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta,

procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador,

Saskatchewan Union of Nurses,

SEIU-West,

United Nurses of Alberta,

Alberta Federation of Labour,

Institut professionnel de la fonction publique du Canada,

Canadian Constitution Foundation,

Association des pilotes d’Air Canada,

Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique,

Conseil du patronat du Québec,

Conseil canadien des employeurs,

Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes,

Association internationale des machinistes et

des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale,

British Columbia Teachers’ Federation,

Hospital Employees’ Union,

Congrès du travail du Canada,

Alliance de la Fonction publique du Canada,

Alberta Union of Provincial Employees,

Confédération des syndicats nationaux,

Regina Qu’Appelle Regional Health Authority,

Cypress Regional Health Authority,

Five Hills Regional Health Authority,

Heartland Regional Health Authority,

Sunrise Regional Health Authority,

Prince Albert Parkland Regional Health Authority,

Saskatoon Regional Health Authority,

Syndicat national des employées et employés généraux du secteur public,

Société canadienne des postes et Air Canada                                           Intervenants

Répertorié : Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan

2015 CSC 4

No du greffe : 35423.

2014 : 16 mai; 2015 : 30 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté d’association — Droit de grève — Salariés de l’État — Stare decisis — L’article 2d) de la Charte protège-t-il le droit de grève? — L’interdiction faite aux salariés qui assurent des services essentiels de prendre part à une grève entrave-t-elle substantiellement le droit à un processus véritable de négociation collective et contrevient-elle ainsi à l’art. 2d) de la Charte? — Dans l’affirmative, l’atteinte est-elle justifiée par application de l’article premier de la Charte? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d)  — Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2.

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté d’association — Loi provinciale modifiant le processus d’accréditation, et dispositions portant sur les communications de l’employeur avec ses salariés — Les mesures législatives contreviennent-elles à l’art. 2d)  de la Charte ? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d)  — Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26.

                    En décembre 2007, le gouvernement fraîchement élu de la Saskatchewan a déposé deux projets de loi, The Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2 (PSESA), et The Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26, qui ont été adoptés en mai 2008. La PSESA est le premier régime législatif de la Saskatchewan à limiter l’exercice du droit de grève des salariés du secteur public qui assurent des services essentiels. Elle interdit unilatéralement aux « salariés [désignés] qui assurent des services essentiels » de prendre part à une grève. Ces salariés doivent continuer d’exercer leurs fonctions conformément aux conditions établies par la convention collective la plus récente. Nul mécanisme véritable n’est prévu pour dénouer l’impasse des négociations collectives.

                    La Trade Union Amendment Act, 2008 modifie le processus de certification syndicale par l’accroissement du pourcentage d’appui requis de la part des salariés et par la réduction de la période d’obtention par écrit de cet appui. Elle modifie également les règles sur les communications de l’employeur avec ses salariés.

                    En juillet 2008, la Saskatchewan Federation of Labour et d’autres syndicats ont contesté la constitutionnalité de la PSESA et de la Trade Union Amendment Act, 2008. Le juge de première instance a conclu que le droit de grève est une liberté fondamentale protégée par l’al. 2 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et que l’interdiction de la grève par la PSESA entrave substantiellement l’exercice des droits que garantit l’al. 2d) aux salariés du secteur public en cause. Il a en outre estimé que l’interdiction totale de la grève par la PSESA ne porte pas atteinte le moins possible aux droits constitutionnels et que son effet n’est pas proportionné à son objectif, de sorte qu’elle n’est pas sauvegardée par application de l’article premier de la Charte . Le juge a suspendu l’effet de sa déclaration d’invalidité pendant un an. Il a par ailleurs conclu que les changements apportés par la Trade Union Amendment Act, 2008 au processus d’accréditation et aux communications permises à l’employeur ne contreviennent pas à l’al. 2d).

                    La Cour d’appel de la Saskatchewan a accueilli à l’unanimité l’appel interjeté par le gouvernement de la Saskatchewan relativement à la constitutionnalité de la PSESA. Elle a rejeté l’appel de la décision selon laquelle la Trade Union Amendment Act, 2008 ne contrevient pas à l’al. 2 d )  de la Charte .

                    Arrêt (les juges Rothstein et Wagner sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli relativement à la PSESA. L’interdiction de la grève par la PSESA entrave substantiellement le droit à un processus véritable de négociation collective et contrevient donc à l’al. 2 d )  de la Charte . L’atteinte n’est pas justifiée par application de l’article premier. L’effet de la déclaration d’invalidité est suspendu pendant un an. L’appel visant la Trade Union Amendment Act, 2008 est rejeté.

                    La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell et Karakatsanis : Dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective. Il n’est pas seulement dérivé du droit à la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Advenant la rupture de la négociation de bonne foi, la faculté de cesser collectivement le travail est une composante nécessaire du processus grâce auquel les travailleurs peuvent continuer de participer véritablement à la poursuite de leurs objectifs liés au travail. Le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un processus véritable de négociation collective.

                    Dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391, la Cour reconnaît que les valeurs inhérentes à la Charte  que sont « [l]a dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie » confirment la protection du droit à un processus véritable de négociation collective dans les limites de l’al. 2d). Le droit de grève est essentiel à la réalisation de ces valeurs par voie de négociation collective, car il permet aux travailleurs de cesser le travail de manière concertée en cas d’impasse de cette négociation collective. En recourant à la grève, les travailleurs s’unissent pour participer directement au processus de détermination de leurs salaires, de leurs conditions de travail et des règles qui régiront leur vie professionnelle. Ainsi, le recours possible à la grève fait en sorte que les travailleurs peuvent, par leur action concertée, refuser de travailler aux conditions imposées par l’employeur. Cette action concertée à l’occasion d’une impasse se veut une affirmation de la dignité et de l’autonomie personnelle des salariés pendant leur vie professionnelle.

                    Le droit de grève favorise aussi l’égalité dans le processus de négociation. La Cour reconnaît depuis longtemps les inégalités marquées qui façonnent les relations entre employeurs et salariés, ainsi que la vulnérabilité des salariés dans ce contexte. La grève ne garantit pas en soi qu’un conflit de travail sera réglé d’une certaine manière, ni même du tout, mais elle permet aux travailleurs de négocier davantage sur un pied d’égalité relativement à leurs conditions de travail.

                    Adoptée aux États-Unis en 1935, la Loi Wagner a établi un modèle de relations de travail qui a inspiré les régimes législatifs partout au Canada. Les gouvernements fédéral et provinciaux ont adopté ce modèle parce qu’ils ont reconnu le besoin fondamental des travailleurs de participer à la réglementation de leur milieu de travail. Le modèle fondé sur la Loi Wagner visait entre autres à réduire le recours à la grève en veillant à ce que les parties se livrent à une véritable négociation collective. Or, il n’est pas le seul à reconnaître le droit de grève. La plupart des modèles de relations de travail le font parce que la faculté de cesser collectivement le travail aux fins de la négociation des conditions de travail — le droit de grève, en somme — constitue une composante essentielle de la poursuite d’objectifs liés au travail par les travailleurs.

                    Les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne commandent également la protection du droit de grève en tant qu’élément d’un processus véritable de négociation collective. Le Canada est partie à des instruments internationaux qui protègent expressément le droit de grève. Outre ces engagements exprès, d’autres sources confirment la protection du droit de grève que reconnaît le droit international. De nombreux pays dotés de lois du travail étrangères au modèle fondé sur la Loi Wagner protègent le droit de grève.

                    Il appert de ce tour d’horizon historique, international et jurisprudentiel qu’un processus véritable de négociation collective exige que les salariés puissent participer à un arrêt collectif du travail aux fins de la détermination de leurs conditions de travail par une convention collective. La faculté de cesser collectivement le travail pendant la négociation d’une convention collective constitue donc — et a toujours constitué — le minimum irréductible de la liberté d’association dans les relations de travail au Canada.

                    Pour savoir s’il y a atteinte à la liberté garantie par l’al. 2 d )  de la Charte , il faut déterminer si, dans un cas donné, la limitation législative du droit de grève entrave substantiellement le droit à un processus véritable de négociation collective. L’interdiction que fait la PSESA aux salariés désignés de prendre part à une grève aux fins de la négociation de leurs conditions de travail satisfait à cette condition, si bien qu’il y a atteinte à la liberté garantie par l’al. 2 d )  de la Charte .

                    L’atteinte à la liberté que garantit cet alinéa n’est pas justifiée par application de l’article premier. L’ininterruption des services publics essentiels constitue à l’évidence un objectif urgent et réel, mais la question décisive en l’espèce est celle de savoir si les moyens retenus par l’État portent atteinte le moins possible ou non aux droits constitutionnels en cause, c’est-à-dire s’ils sont ou non soigneusement adaptés de façon que l’atteinte aux droits n’aille pas au delà de ce qui est nécessaire.

                    Le fait qu’un service est offert uniquement par le secteur public ne mène pas inévitablement à la conclusion qu’il est à juste titre considéré comme « essentiel ». La PSESA confère à l’employeur public le pouvoir unilatéral de décider que des services essentiels seront assurés, ainsi que celui de déterminer la manière dont ils le seront, y compris les catégories de salariés qui continueront d’exercer leurs fonctions pendant l’arrêt de travail, le nombre et le nom des salariés de chacune des catégories et, dans le cas d’un employeur public autre que le gouvernement de la Saskatchewan, les services essentiels qui seront assurés. Seul le nombre de salariés qui demeureront au travail peut être révisé par la Saskatchewan Labour Relations Board. Même lorsqu’il est interdit à un salarié de prendre part à une grève, les dispositions de la PSESA ne limitent pas ses fonctions à la seule prestation des services essentiels. Elles vont au delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour assurer la prestation ininterrompue des services essentiels durant une grève.

                    La PSESA ne prévoit pas non plus d’autre moyen véritable (tel l’arbitrage) de mettre fin à l’impasse des négociations. Lorsque le droit de grève est limité d’une manière qui entrave substantiellement le droit à un processus véritable de négociation collective, il doit être remplacé par l’un ou l’autre des mécanismes véritables de règlement des différends qui sont couramment employés en relations de travail. Les salariés du secteur public qui assurent des services essentiels exercent des fonctions dont le caractère unique est susceptible de militer en faveur d’un mécanisme moins perturbateur que la grève lorsque la négociation collective se heurte à une impasse, mais ces fonctions ne sauraient justifier l’absence de tout mécanisme de règlement des différends.

                    Le pouvoir unilatéral de l’employeur public de décider que des services essentiels seront assurés durant un arrêt de travail et de déterminer la manière dont ils le seront, à l’exclusion de tout mécanisme de contrôle approprié, sans compter l’absence d’un mécanisme véritable de règlement des différends, justifie la conclusion selon laquelle la PSESA porte atteinte plus qu’il n’est nécessaire aux droits constitutionnels en cause. Il est donc inconstitutionnel.

                    Par contre, la Trade Union Amendment Act, 2008 ne contrevient pas à l’al. 2d). Les modifications qu’elle apporte au processus d’accréditation ou de désaccréditation d’un agent négociateur, ainsi qu’aux règles applicables aux communications de l’employeur avec ses salariés, n’entravent pas de manière substantielle la liberté d’association.

                    Les juges Rothstein et Wagner (dissidents en partie) : Notre Cour ne devrait pas s’immiscer dans l’élaboration de politiques par les élus en constitutionnalisant le droit de grève sur le fondement de la liberté d’association que garantit l’al. 2 d )  de la Charte . Comme les autres protections que la loi accorde aux travailleurs, le droit de grève d’origine législative rend compte de l’équilibre complexe établi par les législateurs entre les intérêts respectifs des employeurs, des salariés et du public. Protéger constitutionnellement le droit de grève a pour effet non seulement de bouleverser cet équilibre délicat, mais aussi de limiter le pouvoir des législateurs en les privant de la souplesse nécessaire au maintien de cet équilibre.

                    C’est au législateur démocratiquement élu qu’il revient d’établir le juste équilibre entre les intérêts économiques et sociaux qui s’opposent dans le domaine des relations de travail. Notre Cour reconnaît depuis longtemps que, lorsqu’il s’agit de prendre des décisions de politique générale, il appartient au législateur et non aux tribunaux de mettre en balance les intérêts concurrents, spécialement en ce qui concerne la politique socio-économique. Le pouvoir législatif a besoin d’une marge de manœuvre pour adapter la loi à l’évolution du contexte et des valeurs sociales. Un entrelacement complexe d’intérêts, de droits et d’obligations interreliés caractérise les relations de travail au Canada, lesquelles ont de grandes répercussions sur la société canadienne. Il n’appartient pas à la Cour de transformer en diktat constitutionnel tout choix de politique générale qu’elle tient pour valable. La déférence judiciaire s’impose afin que les tribunaux ne rompent pas l’équilibre en usurpant les attributions des organes législatif et exécutif.

                    Constitutionnaliser le droit de grève réduit la marge de manœuvre de l’État, entrave sa faculté de mettre en balance les intérêts des travailleurs et ceux des citoyens en général et empiète sur la fonction et les attributions de l’État. Conférer la protection constitutionnelle au droit de grève est de nature à créer une grande incertitude dans le monde des relations de travail, car toute limitation du droit de grève par le législateur sera dès lors tenue pour inconstitutionnelle. Par la consécration constitutionnelle d’une conception large du droit de grève, les juges majoritaires ligotent l’État et l’empêchent de donner suite à l’évolution des besoins et de la réalité dans le monde bouillonnant des relations de travail.

                    La constitutionnalisation du droit de grève consacre une interprétation politique de la notion de « justice au travail » qui favorise les intérêts des salariés au détriment de ceux des employeurs, voire du public. Si les salariés se voient conférer des droits constitutionnels, les employeurs, eux, se voient imposer des obligations constitutionnelles. Les employeurs et le public ont autant droit à la justice que les salariés : la véritable justice au travail se soucie des intérêts de tous les intéressés. Dans le secteur public, la grève est un outil politique. La population s’attend à la prestation de services publics, en particulier ceux qui sont essentiels. Les syndicats tentent donc de faire pression sur l’État pour qu’il accède à certaines demandes en échange de la reprise du travail. Les conflits de travail du secteur public revêtent un caractère unique en ce que l’État, en tant qu’employeur, doit tenir compte du fait que les sommes supplémentaires requises pour accéder aux demandes des salariés seront prélevées sur les fonds publics.

                    Il est erroné d’affirmer que, sans le droit de grève, le droit constitutionnel de négocier collectivement perd tout son sens. Ce n’est pas la menace d’un arrêt de travail qui incite les parties à négocier de bonne foi. C’est l’obligation en ce sens que prévoient la loi et, depuis l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, la Constitution, non le recours possible à un moyen de pression, qui force l’employeur à négocier de bonne foi. Le droit de grève d’origine législative permet aux employeurs et aux salariés d’exercer leurs pouvoirs économiques et politiques. Or, en constitutionnalisant seulement la faculté des salariés d’exercer ces pouvoirs, les juges majoritaires rompent l’équilibre délicat des relations de travail au Canada et font obstacle à une véritable justice au travail.

                    La conclusion selon laquelle le droit de grève constitue une composante indispensable de la négociation collective est incompatible avec la jurisprudence récente. La notion de négociation collective définie par notre Cour dans les arrêts Health Services, Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, et Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3, ne donne en rien à penser que les salariés jouissent du droit constitutionnel de faire la grève et que l’employeur a l’obligation constitutionnelle de protéger les emplois des grévistes. Les conditions auxquelles on peut rompre avec un jugement antérieur sont strictes. Si la jurisprudence relative à l’al. 2d) a évolué depuis la trilogie en droit du travail, ni cette évolution, ni un quelconque changement dans les relations de travail au Canada ne justifient que l’on s’écarte de la jurisprudence de notre Cour. Au contraire, l’évolution du droit permet de conclure que le droit à la liberté d’association ne commande pas la constitutionnalisation du droit de grève car la jurisprudence récente relative à l’al. 2d) reconnaît déjà le droit à un processus véritable de négociation collective de bonne foi.

                    Les organismes internationaux ne s’entendent pas quant à savoir si les instruments internationaux en matière de droit du travail et de droits de la personne protègent ou non le droit de grève. L’état actuel du droit international sur le recours à la grève est incertain et n’offre pas de repères qui permettent à la Cour de décider si ce droit constitue ou non un élément essentiel de la liberté d’association.

                    Le droit de grève n’est pas nécessaire à la protection constitutionnelle de la liberté d’association. Par conséquent, la PSESA, qui limite le droit de grève des travailleurs du secteur public assurant des services essentiels, ne porte pas atteinte au droit à une négociation collective véritable garantie par l’al. 2 d )  de la Charte . Le régime de grève contrôlée qu’elle établit ne prive pas dans les faits les associations qui représentent les salariés du secteur public en cause du droit de présenter des observations à l’employeur et de les voir prises en compte et débattues de bonne foi, ni n’entrave substantiellement l’exercice de ce droit. Elle facilite la consultation entre employeurs et syndicats sur la désignation des services essentiels et, selon la preuve offerte en l’espèce, il y a eu négociation de bonne foi. La seule allégation voulant que la loi n’offre pas de mécanisme adéquat de règlement des différends ne permet pas de conclure à la violation des droits protégés par l’al. 2 d )  de la Charte ; cet alinéa ne garantit pas le droit à pareil mécanisme. En outre, la grève n’a pas pour objectif de garantir le déroulement d’une négociation collective véritable, mais bien d’exercer une pression politique sur l’employeur. Enfin, l’équilibre établi par le gouvernement de la Saskatchewan est éminemment raisonnable. Le gouvernement fédéral et ses homologues provinciaux doivent respecter l’engagement constitutionnel de « fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels » (Loi constitutionnelle de 1982 , al. 36(1) c ) ). Le gouvernement de la Saskatchewan ne peut donc pas s’en remettre à des décisions arbitrales susceptibles de faire en sorte que la province n’ait plus les moyens de donner suite à son engagement. Il a conçu un cadre législatif unique afin d’assurer à la collectivité la prestation continue de services essentiels pendant un conflit de travail. La Cour devrait déférer aux choix politiques de l’État dans l’établissement d’un équilibre entre les intérêts respectifs des employeurs, des employés et du public.

                    La Trade Union Amendment Act, 2008 ne porte pas atteinte au droit à la liberté d’association.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Rejeté : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; arrêts mentionnés : Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Perrault c. Gauthier (1898), 28 R.C.S. 241; Canadian Pacific Railway Co. c. Zambri, [1962] R.C.S. 609; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733; Gagnon c. Foundation Maritime Ltd., [1961] R.C.S. 435; S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156; Re Service Employees’ International Union, Local 204 and Broadway Manor Nursing Home (1983), 4 D.L.R. (4th) 231; Williams c. Aristocratic Restaurants (1947) Ltd., [1951] R.C.S. 762; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157; Re Alberta Union of Provincial Employees and the Crown in Right of Alberta (1980), 120 D.L.R. (3d) 590; Demir c. Turquie, no 34503/97, CEDH 2008-V; Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, 21 avril 2009 (HUDOC); National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. United Kingdom, no 31045/10, 8 avril 2014 (HUDOC); Attorney-General c. National Labour Court, [1995-6] Isr. L.R. 149; New Histadrut General Workers’ Union c. State of Israel (2006), 25 I.L.L.R. 375; Koach La Ovdim c. Jerusalem Cinematheque (2009), 29 I.L.L.R. 329; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367.

Citée par les juges Rothstein et Wagner (dissidents en partie)

                    S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Plourde c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465; Syndicat canadien de la Fonction publique c. Conseil des relations du travail (Nouvelle-Écosse), [1983] 2 R.C.S. 311; Perfection Foods Limited c. Retail Wholesale Dairy Worker Union, Local 1515 (1986), 57 Nfld. & P.E.I.R. 147; David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; J.B. c. Canada, Communication no 118/1982 (1986), Doc. N.U. CCPR/C/OP/2, Sélection de décisions du Comité des droits de l’homme prises en vertu du Protocole facultatif, vol. 2 (1991), p. 36; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Turp c. Canada (Justice), 2012 CF 893, [2014] 1 R.C.F. 439; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016.

Lois et règlements cités

Acte des Associations Ouvrières, 1872, S.C. 1872, c. 30.

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 2 b ) , d).

Code canadien du travail , L.R.C. 1985, c. L-2, art. 50 a ) , 88.1 , 89 .

Code du travail, RLRQ, c. C-27, art. 53.

Constitution de l’Afrique du Sud, art. 23(2).

Constitution de l’Espagne, art. 28(2).

Constitution de l’Italie, art. 40.

Constitution de la France, préambule § 7.

Constitution du Portugal, art. 57.

Labour Act, R.S.P.E.I. 1988, c. L-1, art. 22(a).

Labour Relations Act, R.S.N.L. 1990, c. L-1, art. 71.

Labour Relations Code, R.S.A. 2000, c. L-1, art. 60(1)(a).

Labour Relations Code, R.S.B.C. 1996, c. 244, art. 11(1).

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 36(1) c ) .

Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, c. 1, ann. A, art. 17.

Loi de 2002 sur la protection des employés agricoles, L.O. 2002, c. 16.

Loi sur les relations du travail, C.P.L.M., c. L10, art. 62.

Loi sur les relations industrielles, L.R.N.-B. 1973, c. I-4, art. 1(1) « négociations collectives ».

National Labor Relations Act, 49 Stat. 449 (1935) (modifiée et codifiée au 29 U.S.C. §§ 151-169).

Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2, art. 2(c) « essential services », (i) « public employer », 6, 7(2), 9(2), 18.

Public Service Essential Services Regulations, R.R.S., c. P-42.2, règl. 1, ann., Tableau 1.

Trade Union Act, R.S.N.S. 1989, c. 475, art. 35(a).

Trade Union Act, R.S.S. 1978, c. T-17 [abr. 2013, c. S-15.1, art. 10-11], art. 2(b).

Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26, art. 3, 6, 7, 11.

Traités et autres instruments internationaux

Charte de l’Organisation des États Américains, R.T. Can. 1990 no 23, art. 45c).

Charte sociale européenne, S.T.E. no 35 [révisée S.T.E. no 163], art. 6(4).

Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 68 R.T.N.U. 17, art. 3(1).

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 [la Convention européenne des droits de l’homme], art. 11.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 22.

Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, art. 8(1), (2), (3).

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (le juge en chef Klebuc et les juges Richards, Ottenbreit, Caldwell et Herauf), 2013 SKCA 43, 414 Sask. R. 70, 575 W.A.C. 70, 361 D.L.R. (4th) 132, 280 C.R.R. (2d) 187, [2013] 6 W.W.R. 453, 227 C.L.R.B.R. (2d) 1, 2013 CLLC ¶220-032, [2013] S.J. No. 235 (QL), 2013 CarswellSask 252 (WL Can.), qui a infirmé en partie une décision du juge Ball, 2012 SKQB 62, 390 Sask. R. 196, 254 C.R.R. (2d) 288, [2012] 7 W.W.R. 743, 211 C.L.R.B.R. (2d) 1, 2012 CLLC ¶220-016, [2012] S.J. No. 49 (QL), 2012 CarswellSask 64 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie, les juges Rothstein et Wagner sont dissidents en partie.

                    Rick Engel, c.r., Craig D. Bavis et Peter Barnacle, pour les appelants.

                    Graeme G. Mitchell, c.r., Barbara C. Mysko et Katherine M. Roy, pour l’intimée.

                    Mark R. Kindrachuk, c.r., et Sean Gaudet, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Robert E. Charney et Sarah Wright, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Caroline Renaud et Amélie Pelletier Desrosiers, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

                    Keith Evans, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Roderick Wiltshire, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Chantelle MacDonald Newhook, pour l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador.

                    Gary L. Bainbridge et Marcus R. Davies, pour l’intervenant Saskatchewan Union of Nurses.

                    Drew S. Plaxton, pour l’intervenant SEIU-West.

                    Argumentation écrite seulement par Ritu Khullar, c.r., et Vanessa Cosco, pour les intervenantes United Nurses of Alberta et Alberta Federation of Labour.

                    Argumentation écrite seulement par Peter C. Engelmann et Colleen Bauman, pour l’intervenant l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada.

                    Darryl Cruz et Brandon Kain, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    Steve Waller et Christopher Rootham, pour l’intervenante l’Association des pilotes d’Air Canada.

                    Lindsay M. Lyster, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique.

                    Argumentation écrite seulement par Louise Laplante, Nancy Ménard-Cheng et Sébastien Beauregard, pour l’intervenant le Conseil du patronat du Québec.

                    John D. R. Craig et Christopher D. Pigott, pour l’intervenant le Conseil canadien des employeurs.

                    Paul J. J. Cavalluzzo et Adrienne Telford, pour les intervenants le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes et l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale.

                    Joseph J. Arvay, c.r., et Catherine J. Boies Parker, pour les intervenants British Columbia Teachers’ Federation and Hospital Employees’ Union.

                    Argumentation écrite seulement par Steven Barrett et Ethan Poskanzer, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.

                    Andrew Raven et Andrew Astritis, pour l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada.

                    Patrick G. Nugent et Tamara Friesen, pour l’intervenant Alberta Union of Provincial Employees.

                    Éric Lévesque et Benoît Laurin, pour l’intervenante la Confédération des syndicats nationaux.

                    Evert van Olst, c.r., et Leah Schatz, pour les intervenantes Regina Qu’Appelle Regional Health Authority, Cypress Regional Health Authority, Five Hills Regional Health Authority, Heartland Regional Health Authority, Sunrise Regional Health Authority, Prince Albert Parkland Regional Health Authority et Saskatoon Regional Health Authority.

                    Paul Champ et Bijon Roy, pour l’intervenant le Syndicat national des employées et employés généraux du secteur public.

                    Argumentation écrite seulement par Brian W. Burkett, pour les intervenantes la Société canadienne des postes et Air Canada.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Cromwell et Karakatsanis rendu par

[1]                              La juge Abella Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 (le « Renvoi relatif à l’Alberta »), notre Cour statue que la liberté d’association garantie par l’al. 2 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés  ne protège ni le droit de négociation collective, ni le droit de grève. Vingt ans plus tard, dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391, la Cour décide que l’al. 2d) protège le droit des salariés de prendre part à un processus véritable de négociation collective. La portée de ce droit s’accroît ensuite dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 R.C.S. 3, où la Cour reconnaît que ce processus véritable comprend le droit des salariés de se regrouper en vue d’atteindre des objectifs liés au travail, de faire des représentations collectives à leur employeur et de les voir prises en compte de bonne foi, ce qui comprend l’accès à une voie de recours pour le cas où l’employeur ne négocierait pas de bonne foi. Et plus récemment, dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 3, la Cour reconnaît qu’un processus de négociation collective ne peut être véritable lorsque les salariés n’ont pas la liberté de choix et l’indépendance voulues pour décider de leurs intérêts collectifs et les poursuivre. Ce parcours fait ressortir une inclination croissante à favoriser la justice au travail.

[2]                              La question en litige est celle de savoir si l’interdiction faite aux salariés désignés de prendre part à une grève aux fins de la négociation de leurs conditions de travail entrave substantiellement leur droit à un processus véritable de négociation collective et, de ce fait, porte atteinte aux droits que leur garantit l’al. 2 d )  de la Charte . La question de savoir si d’autres formes d’arrêt collectif du travail sont protégées ou non par cette disposition n’a pas à être tranchée en l’espèce.

[3]                              L’histoire, la jurisprudence et les obligations internationales du Canada confirment que, dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective. Otto Kahn-Freund et Bob Hepple l’ont d’ailleurs reconnu :

                    [traduction]  Le pouvoir des travailleurs de cesser le travail équivaut à celui de la direction de cesser la production, de la réorienter, de la déplacer. Le régime juridique qui supprime la liberté de grève met les salariés à la merci de l’employeur. Là réside tout simplement l’essentiel.

(Laws Against Strikes (1972), p. 8)

Le droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Le temps me paraît venu de le consacrer constitutionnellement.

[4]                              Les salariés du secteur public sont tout autant visés. Ceux d’entre eux qui assurent des services essentiels ont certainement des fonctions dont le caractère unique est susceptible de militer en faveur d’un mécanisme moins perturbateur que la grève lorsque la négociation collective se heurte à une impasse, mais ne saurait justifier l’absence de tout mécanisme de règlement des différends. Parce qu’elle supprime le droit de grève d’un certain nombre de salariés sans le remplacer par un tel mécanisme, la loi saskatchewanaise en cause est inconstitutionnelle.

Contexte

[5]                              Le 19 décembre 2007, le gouvernement fraîchement élu de la Saskatchewan a déposé deux projets de loi qui forment l’assise du pourvoi : The Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2 (PSESA), et The Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26. Ces textes législatifs ont été adoptés le 14 mai 2008.

[6]                              Avant l’adoption de la Public Service Essential Services Act, le législateur de la Saskatchewan intervenait de manière ponctuelle lorsqu’une grève survenait dans le secteur public. Sans dispositions applicables en la matière, il était souvent difficile d’assurer la prestation adéquate de services essentiels pendant un conflit de travail. En avril 1999, par exemple, 8 400 membres de la Saskatchewan Union of Nurses ont fait la grève à la grandeur de la province, et de nombreux établissements de santé n’ont plus été en mesure d’offrir aux patients des soins indispensables. De même, en 2001, des salariés du secteur de la santé représentés par le Syndicat canadien de la fonction publique ont cessé le travail et compromis ainsi sérieusement la prestation de soins de santé. Le juge de première instance a souligné ce qui suit à cet égard :

                    [traduction]  Au fur et à mesure que la grève se poursuivait, l’effet sur les services de santé s’accentuait. Dans la seule région de Regina, les interventions non urgentes étaient annulées, les patients étaient envoyés dans d’autres provinces et il n’y avait pas d’attribution de lits permanents, non plus que de lits réservés aux soins de convalescence, aux soins palliatifs ou au service de relève. L’accès aux soins de longue durée était lui aussi suspendu. Toutes les activités d’aide de jour ou de popote roulante étaient annulées. Quatre-vingt-huit lits étaient fermés à l’hôpital général de Regina, qui fonctionnait à 75 pour 100 de sa capacité, et 110 lits étaient fermés à l’hôpital Pasqua, qui fonctionnait à seulement 54 pour 100 de sa capacité. Le nombre de blocs opératoires était passé de huit à un à l’hôpital général de Regina, et de sept à un à l’hôpital Pasqua. Il s’agissait des deux seuls hôpitaux de la ville où des activités chirurgicales avaient lieu. Le centre de santé des femmes était fermé, et au service des patients hospitalisés du centre de réadaptation Wascana, cinq lits réservés aux enfants étaient fermés, en plus de huit lits réservés aux adultes. [par. 147]

De plus, de décembre 2006 à février 2007, le Saskatchewan Government and General Employees’ Union a fait la grève légalement. Un grand nombre d’employés de la voirie, de préposés au déneigement et d’employés des services correctionnels ont pris part au moyen de pression, ce qui a fait craindre pour la sécurité publique.

[7]                              Par suite de ces événements, le gouvernement provincial nouvellement élu a entrepris en 2007 la mise en œuvre d’un régime de services essentiels dans la province. La PSESA est le premier régime législatif de la Saskatchewan à réglementer et à limiter l’exercice du droit de grève des salariés du secteur public qui assurent des [traduction] « services essentiels ». Elle s’applique à tout « employeur public » de la Saskatchewan et à tout « salarié » d’un employeur public représenté par un syndicat.

[8]                              La PSESA interdit aux [traduction] « salariés [désignés] qui assurent des services essentiels » de prendre part à un arrêt de travail. En cas de grève, ces salariés doivent continuer d’exercer « leurs fonctions [. . .] conformément aux conditions établies par la convention collective la plus récente », et ils ne peuvent refuser de le faire « sans excuse valable ». L’inobservation de l’une ou l’autre des dispositions de la PSESA constitue une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et rend passible d’une amende dont le montant s’accroît chaque jour où l’infraction se poursuit.

[9]                              La PSESA définit largement les [traduction] « services essentiels » :

                [traduction]

al. 2(c)

(i)    dans le cas de services fournis par un employeur public autre que le gouvernement de la Saskatchewan, les services nécessaires pour permettre à l’employeur public d’empêcher, selon le cas :

 

(A)     la mise en danger de la vie, de la santé ou de la sécurité;

 

(B)     la destruction ou la détérioration grave de machines, de matériel ou de locaux;

 

(C)     l’endommagement grave de l’environnement;

 

(D)     la perturbation des tribunaux de la Saskatchewan;

 

(ii)   dans le cas de services fournis par le gouvernement de la Saskatchewan, les services qui

(A)     répondent aux critères énoncés au sous-alinéa (i) et

 

(B)     qui sont visés par règlement[1];

[10]                          Le terme [traduction] « employeur public » est défini comme suit :

[traduction]

al. 2(i)

(i)    le gouvernement de la Saskatchewan;

 

(ii)   une société d’État au sens de la Crown Corporations Act, 1993;

 

(iii)  un office régional de la santé au sens de la loi intitulée The Regional Health Services Act;

 

(iv)  un affilié au sens de la Regional Health Services Act;

 

(v)   la Saskatchewan Cancer Agency prorogée en vertu de la Cancer Agency Act;

 

(vi)  l’Université de Regina;

 

(vii) l’Université de la Saskatchewan;

 

(viii) la Saskatchewan Polytechnic;

 

(ix)  une municipalité;

 

(x)   un conseil au sens de la loi intitulée The Police Act, 1990;

 

(xi)  tout autre organisme, personne ou agence, ou catégorie d’organismes, de personnes ou d’agences :

 

           (A)       qui fournit un service essentiel au public et

 

           (B)       qui est visée par règlement;

[11]                          L’employeur public et le syndicat doivent négocier un [traduction] « accord sur les services essentiels » qui détermine la manière dont les services publics seront assurés advenant un arrêt de travail. S’ils n’y parviennent pas, l’employeur public a le pouvoir de désigner unilatéralement, au moyen d’un « avis », les services publics qui sont tenus pour essentiels et les catégories de salariés qui doivent continuer d’exercer leurs fonctions durant un arrêt de travail, ainsi que de préciser les noms et le nombre des salariés de chacune de ces catégories. L’employeur public peut à tout moment donner un nouvel avis à l’effet d’augmenter ou de diminuer le nombre de salariés tenus d’assurer des services essentiels.

[12]                          Lorsque l’employeur est le gouvernement de la Saskatchewan, les services essentiels sont visés par règlement.

[13]                          La Saskatchewan Labour Relations Board (la Commission) possède une compétence limitée qui lui permet de réviser le nombre de salariés d’une catégorie tenus d’exercer leurs fonctions lors d’une grève, mais elle ne peut aucunement examiner si un service est essentiel ou non, déterminer quelles catégories de salariés assurent véritablement des services essentiels ou si les salariés choisis par l’employeur pour exercer leurs fonctions pendant la grève l’ont été de manière raisonnable ou non.

[14]                          La Trade Union Amendment Act, 2008 est la seconde loi en cause dans le pourvoi. Elle a resserré les conditions d’accréditation d’un syndicat en faisant passer de 25 à 45 p. 100 le pourcentage des salariés qui doivent donner leur appui par écrit, en ramenant de six à trois mois la période au cours de laquelle ces appuis doivent être ainsi obtenus et en supprimant l’octroi automatique de l’accréditation lorsque plus de 50 p. 100 des salariés donnaient leur appui par écrit avant le dépôt de la demande. La Commission n’a plus de pouvoir discrétionnaire pour décider si, lors d’un scrutin de représentation, le vote doit être secret ou non.

[15]                          La Trade Union Amendment Act, 2008 a également abaissé le pourcentage d’appui des salariés requis pour la révocation de l’accréditation. La loi antérieure intitulée The Trade Union Act, R.S.S. 1978, c. T-17 (abrogée par S.S. 2013, c. S-15.1), établissait le processus par lequel les membres d’une unité de négociation pouvaient demander la révocation de l’accréditation d’un syndicat à titre d’agent négociateur. La Trade Union Amendment Act, 2008 a modifié cette disposition en ramenant de 50 p. 100 plus un à 45 p. 100 le pourcentage d’appui — obtenu au préalable et par écrit — nécessaire à cette fin. La période au cours de laquelle l’appui doit être donné par écrit est passée de six à trois mois. 

[16]                          Enfin, la communication par l’employeur [traduction] « de faits ou d’opinions à ses salariés » lorsque ceux-ci exercent les droits que leur confère la Trade Union Amendment Act, 2008 n’est plus considérée comme une « pratique déloyale ».

[17]                          En juillet 2008, la Saskatchewan Federation of Labour et d’autres syndicats ont contesté la constitutionnalité de la PSESA et de la Trade Union Amendment Act, 2008. Le Saskatchewan Union of Nurses, le Syndicat canadien de la fonction publique, le Service Employees International Union-West et le Saskatchewan Government and General Employees’ Union ont ensuite contesté dans des instances distinctes la constitutionnalité de la seule PSESA.

[18]                          En première instance, le juge Ball statue sur les deux séries d’instances en application de l’al. 2 d )  de la Charte . À son avis, la décision des juges majoritaires de la Cour dans le Renvoi relatif à l’Alberta est supplantée par les arrêts Health Services et Fraser dans lesquels la Cour se prononce sur la portée de l’al. 2 d )  de la Charte  et conclut que cet alinéa protège également le droit d’agir de manière concertée en vue de la réalisation d’objectifs liés au travail. Après avoir reconnu que la Cour n’a pas encore directement examiné si l’al. 2d) protège le droit de grève ou non, le juge Ball conclut néanmoins que [traduction] « le droit de grève est une liberté fondamentale protégée par l’al. 2 d )  de la Charte  ».

[19]                          Il opine donc que l’interdiction de la grève par la PSESA entrave substantiellement l’exercice des droits que garantit l’al. 2d) aux salariés du secteur public en cause. Il reconnaît que le droit canadien et le droit international permettent de limiter ou de supprimer le droit de grève des salariés qui assurent des services essentiels. Cependant, à l’issue d’une analyse approfondie et réfléchie, il estime que l’interdiction totale de la grève par la PSESA ne porte pas atteinte le moins possible aux droits constitutionnels et que son effet n’est pas proportionné à son objectif, et ce, pour les raisons suivantes :

                     La Saskatchewan n’a pas tenu une véritable consultation ou négociation sur la PSESA et le Public Service Essential Services Regulations.

                     La PSESA ne permet pas aux parties de négocier de bonne foi la désignation de services essentiels, car l’une d’elles peut imposer ses choix à l’autre.

                     Le terme [traduction] « service essentiel » est « très largement » défini. Faute d’un accord avec le syndicat, l’employeur peut décider unilatéralement en quoi il consiste.

                     La définition du terme [traduction] « employeur public » est elle aussi trop large. Nul élément de preuve n’établit que les salariés de certains des employeurs publics désignés assurent vraiment des services essentiels.

                     Le pouvoir de l’employeur public de déterminer, lors d’un arrêt de travail, quelles personnes assureront les services essentiels et la manière dont elles le feront est unilatéral, et son exercice n’exige pas la consultation du syndicat.

                     Il n’était pas nécessaire d’accorder à l’employeur public un pouvoir de décision unilatéral. Nul motif n’a été invoqué pour refuser au syndicat la possibilité de faire valoir son point de vue sur la désignation des salariés appelés à assurer les services essentiels.

                     La PSESA va au delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour garantir la prestation ininterrompue de services essentiels durant une grève.

                     La PSESA restreint plus le droit de grève que les dispositions apparentées des autres ressorts canadiens et elle ne prévoit ni un mécanisme de révision, ni quelque autre moyen de régler des questions liées au travail.

[20]                          L’effet de la déclaration d’invalidité est suspendu pendant un an.

[21]                          En revanche, dans son analyse du second régime législatif, celui établi par la Trade Union Amendment Act, 2008, le juge Ball conclut que les dispositions ne portent pas atteinte aux droits garantis par l’al. 2d). Même s’il reconnaît que les changements apportés au processus d’accréditation ont pour effet de réduire les chances qu’un syndicat soit accrédité, il conclut que l’al. 2d) n’exige pas l’adoption de dispositions qui permettent aux syndicats d’obtenir aisément leur accréditation, mais [traduction] « empêche l’adoption de dispositions qui font obstacle au vœu librement exprimé par les salariés dans l’exercice des droits qu’il garantit à ces derniers ».

[22]                          S’agissant de l’élargissement de ce que l’employeur est autorisé à communiquer aux salariés, le juge Ball estime que permettre à l’employeur de communiquer des faits et des opinions se concilie avec la liberté d’expression que lui garantit l’al. 2 b )  de la Charte . Il conclut que la disposition pertinente a pour objet et pour effet de seulement permettre à l’employeur de communiquer avec les salariés d’une manière qui n’entrave pas leur exercice du droit de négocier collectivement.

[23]                          La Cour d’appel de la Saskatchewan accueille à l’unanimité l’appel interjeté par le gouvernement de la Saskatchewan relativement à la constitutionnalité de la PSESA. Elle conclut que [traduction] « [l]a jurisprudence de la cour sur la liberté d’association a évolué ces dernières années, mais que les changements survenus ne sont pas assez importants ou manifestes pour qu’elle puisse statuer que le droit de grève est protégé par l’al. 2 d )  de la Charte  ». Elle rejette l’appel de la décision du juge de première instance selon laquelle la Trade Union Amendment Act, 2008 ne porte pas atteinte au droit garanti par l’al. 2 d )  de la Charte .

[24]                          Je me range à l’avis du juge de première instance. De pair avec le droit de s’associer, de s’exprimer par l’entremise de l’agent négociateur de leur choix et de négocier collectivement avec leur employeur par l’entremise de cet agent, le droit de grève des salariés est indispensable à la protection du processus véritable de négociation collective pour l’application de l’al. 2d). Comme le fait observer le juge, sans le droit de grève, [traduction] « le droit constitutionnel de négocier collectivement perd tout son sens ».

[25]                          Lorsque le législateur limite le droit de grève d’une manière qui entrave substantiellement un processus véritable de négociation collective, il doit le remplacer par l’un ou l’autre des mécanismes véritables de règlement des différends couramment employés en relations de travail. La loi qui prévoit un tel mécanisme de rechange voit sa justification accrue au regard de l’article premier de la Charte . À mon avis, l’absence d’un tel mécanisme dans la PSESA représente ce qui, en fin de compte, rend les restrictions apportées par celle-ci inadmissibles sur le plan constitutionnel.

Analyse

[26]                          L’article 2  de la Charte  garantit ce qui suit :

        2.      Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

 

. . .

        d)      liberté d’association.

[27]                          Le juge de première instance invoque l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative à l’al. 2d) pour s’écarter de l’opinion charnière des juges majoritaires dans le Renvoi relatif à l’Alberta.

[28]                          Dans l’arrêt Health Services, l’élargissement de l’objet de l’al. 2d) amène la Cour à conclure que « l’al. 2d) devrait être interprété comme ayant pour effet de protéger le droit d’employés de s’associer en vue d’atteindre des objectifs [liés] au [. . .] travail par un processus de négociation collective » (par. 87). Ce faisant, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel estiment qu’aucune des raisons exposées par les juges majoritaires dans le Renvoi relatif à l’Alberta — qui exclut la négociation collective du champ d’application de la disposition — « ne résist[e] à l’examen et [que] le raisonnement à l’origine de l’exclusion des activités purement collectives de la protection de l’al. 2d) a été écarté dans Dunmore » (Health Services, par. 36).

[29]                          Dans l’arrêt Fraser, notre Cour réaffirme que, pour l’application de l’al. 2d), un processus véritable doit, à tout le moins, englober le droit des salariés de se regrouper en vue de poursuivre des objectifs liés au travail, de faire des représentations collectives à l’employeur et de les voir prises en compte de bonne foi, ce qui comprend l’accès à une voie de recours advenant que l’employeur ne négocie pas de bonne foi.

[30]                          Dans le tout récent arrêt Police montée, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel résument comme suit l’évolution de l’interprétation de l’al. 2d) par la Cour :

                         La jurisprudence sur la liberté d’association garantie par l’al. 2 d )  de la Charte  [compte] deux périodes importantes. La première s’est caractérisée par une interprétation restrictive de la liberté d’association. La seconde a, pour sa part, graduellement privilégié une interprétation généreuse et fondée sur l’objet de la garantie constitutionnelle.

. . .

                        . . . après une période initiale marquée par une réticence à reconnaître toute la portée de la liberté d’association en matière de relations de travail, la jurisprudence a évolué vers une approche généreuse de cette liberté. Cette approche visait essentiellement à encourager l’épanouissement individuel et la réalisation collective des objectifs humains, dans le respect des valeurs démocratiques, à la lumière des « origines historiques des concepts enchâssés » dans l’al. 2d) . . .  [par. 30 et 46]

[31]                          Ils confirment que la liberté d’association garantie à l’al. 2d) vise à protéger « l’autonomie collective des employés contre le pouvoir supérieur de l’administration » afin de permettre le déroulement d’un processus véritable de négociation collective (par. 82).

[32]                               Étant donné la rupture fondamentale d’avec le Renvoi relatif à l’Alberta concernant la portée de l’al. 2d), le juge de première instance était fondé de déroger à celle-ci et d’examiner les questions au regard de l’interprétation actualisée de l’al. 2d) par notre Cour (Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 42).

[33]                          Les motifs de dissidence du juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta ont contribué au caractère plus « généreux » de la jurisprudence récente. Après avoir reconnu que l’association « a toujours joué un rôle vital dans la protection des besoins et des intérêts essentiels des travailleurs » (p. 368) et que les obligations internationales du Canada au chapitre des droits de la personne commandent la protection tant de la formation de syndicats que des activités fondamentales de ceux qui sont formés, dont la négociation collective et la grève, le juge en chef Dickson conclut que « la protection constitutionnelle efficace des intérêts des associations de travailleurs dans le processus de négociation collective requiert la protection concomitante de leur liberté de cesser collectivement de fournir leurs services, sous réserve de l’article premier de la Charte  » (p. 371). (Voir également Perrault c. Gauthier (1898), 28 R.C.S. 241, p. 256, et Canadian Pacific Railway Co. c. Zambri, [1962] R.C.S. 609, p. 618 et 621.)

[34]                          L’histoire du recours à la grève au Canada et ailleurs dans le monde appuie son opinion.

[35]                          La Cour renvoie d’ailleurs à cette histoire dans Health Services :

                    En Angleterre, dès la fin du Moyen-Âge, les travailleurs se regroupaient pour demander de meilleures conditions de travail. Ils présentaient des pétitions au Parlement, réclamant des lois leur accordant de meilleurs salaires ou d’autres conditions de travail plus avantageuses. Peu après, ils ont commencé à organiser des grèves (M.-L. Beaulieu, Les Conflits de Droit dans les Rapports Collectifs du Travail (1955), p. 29-30). [par. 45]

[36]                          Dans l’Angleterre du 19e siècle, la grève exposait à des sanctions pénales du fait que la common law l’assimilait à un complot criminel, comme en faisaient foi les Combination Acts (lois sur la coalition) de 1799 et 1800. Même lorsque certaines formes de syndicalisme et de négociation collective ont été légalisées par la Combination Act de 1825, la grève est demeurée un acte criminel (Health Services, par. 47-48). La situation a perduré en Angleterre [traduction] « jusqu’à ce que, au cours de la décennie 1870, une mesure législative supprime le caractère pénal de tout acte non violent associé à un moyen de pression » (Simon Deakin et Gillian S. Morris, Labour Law (6e éd. 2012), p. 8).

[37]                          Le droit britannique du travail a influencé l’évolution de notre droit du travail jusqu’à la décennie 1940, mais on ignore dans quelle mesure les restrictions apportées à l’action concertée au Royaume-Uni ont réellement été adoptées et appliquées au Canada (Health Services, par. 43 et 50). Voici ce qu’écrivent Judy Fudge et Eric Tucker au sujet de la situation canadienne :

                    [traduction]  Les règles et principes régissant les coalitions s’appliquaient à la dimension collective de la grève, mais leur teneur réelle au Canada au début et au milieu du 19e siècle est encore plus obscure que l’applicabilité des règles et principes régissant les rapports entre employeur et employé. Cependant, quel que soit l’état du droit positif, les historiens ne relèvent aucune affaire dans laquelle des travailleurs auraient été condamnés sous le régime du droit applicable aux coalitions uniquement pour avoir fait la grève. En outre, il ne fait aucun doute que le recours des travailleurs à la grève pour améliorer leurs conditions de travail s’est fermement implanté durant cette période.

(« The Freedom to Strike in Canada : A Brief Legal History » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 333, p. 340-341)

[38]                          On sait cependant que les travailleurs ont pris part à des grèves bien avant que le Canada ne se dote d’un régime moderne de relations de travail. On considérait que la grève et la négociation collective allaient de pair puisque tous deux [traduction] « émanaient des actions de la classe ouvrière; les travailleurs y ont eu recours afin d’améliorer leur sort au tout début du capitalisme canadien, au dix-neuvième siècle » (Geoffrey England, « Some Thoughts on Constitutionalizing the Right to Strike » (1988), 13:2 Queen’s L.J. 168, p. 175. Voir également Gilles Trudeau, « La grève au Canada et aux États-Unis : d’un passé glorieux à un avenir incertain » (2004), 38 R.J.T. 1; Claude D’Aoust et François Delorme, « The Origin of the Freedom of Association and of the Right to Strike in Canada : An Historical Perspective » (1981), 36 Relat. ind. 894; Bryan D. Palmer, « Labour Protest and Organization in Nineteenth-Century Canada, 1820-1890 » (1987), 20 Le Travail 61; Fudge et Tucker).

[39]                          La reconnaissance du rôle crucial de la grève a finalement mené à sa décriminalisation. En 1872, le législateur canadien a entrepris de lever l’interdiction criminelle de l’action concertée par l’adoption de l’Acte des Associations Ouvrières, 1872, S.C. 1872, c. 30. En 1892, après une série de réformes législatives, les syndicats cessaient enfin de voir leurs activités [traduction] « tenues pour criminelles » (George W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶ 1.80). Le Parlement a reconnu l’importance de cette réforme législative pour les travailleurs :

                    [Par l’adoption de l’Acte des Associations Ouvrières, 1872], le Parlement canadien a reconnu la valeur des activités collectives pour les individus dans le contexte des relations du travail. Comme l’a déclaré sir John A. Macdonald à la Chambre des communes, l’Acte des Associations ouvrières, 1872 visait à soustraire les syndicats à l’application des lois en vigueur considérées comme [traduction] « incompatibles avec l’esprit de liberté individuelle » (Débats de la Chambre des communes, vol. III, 5e sess., 1re lég., 7 mai 1872, p. 392, passage cité par M. Chartrand, « The First Canadian Trade Union Legislation : An Historical Perspective » (1984), 16 R.D. Ottawa 267, p. 267).

(Health Services, par. 52)

[40]                          La juge en chef McLachlin et le juge LeBel expliquent en outre dans l’arrêt Health Services :

                    Avant l’adoption du modèle légal contemporain des relations du travail, la majorité des grèves s’expliquaient par le désir des travailleurs d’amener l’employeur à reconnaître le syndicat et à négocier collectivement avec lui (D. Glenday et C. Schrenk, « Trade Unions and the State : An Interpretative Essay on the Historical Development of Class and State Relations in Canada, 1889-1947 » (1978), 2 Alternate Routes 114, p. 128; M. Thompson, « Wagnerism in Canada : Compared to What? », dans Actes du XXXIe Congrès de l’Association canadienne des relations industrielles (1995), 59, p. 60; C. D. Baggaley, A Century of Labour Regulation in Canada (février 1981), Cahier de recherche no 19, préparé par le Conseil économique du Canada, p. 57). [par. 54]

[41]                          Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, [2013] 3 R.C.S. 733, par. 35, la Cour fait observer que « [l]es syndicats canadiens recourent aux grèves et aux lignes de piquetage pour exercer des pressions économiques et négocier avec les employeurs depuis plus d’un siècle ».

[42]                          Adoptée aux États-Unis en 1935, la Loi Wagner a établi un modèle de relations de travail qui a inspiré les régimes législatifs partout au Canada. Les gouvernements fédéral et provinciaux ont adopté ce modèle parce qu’ils ont « reconnu le besoin fondamental des travailleurs de participer à la réglementation de leur milieu de travail » et, ce faisant, ils « ont confirmé la validité de l’objectif central des luttes syndicales depuis des siècles, que le mouvement syndical a atteint pendant la période de laissez-faire en déclenchant des grèves : le droit de négocier collectivement avec les employeurs » (Health Services, par. 63). Le modèle fondé sur la Loi Wagner visait donc entre autres à réduire le recours à la grève en veillant à ce que les parties se livrent à une véritable négociation collective.

[43]                          Dans l’arrêt Health Services, notre Cour fait remarquer que le « nombre sans précédent de grèves, causées en grande partie par le refus des employeurs de reconnaître les syndicats et de négocier collectivement avec eux, a amené les gouvernements à adopter le modèle [. . .] américain fondé sur la Loi Wagner » (par. 54). En établissant des droits de négociation protégés par la loi, la législation moderne [traduction] « vise à favoriser la paix industrielle dans l’intérêt des citoyens en incitant à la négociation collective et aux mesures de conciliation plutôt qu’à la grève pour régler les conflits de travail » (Gagnon c. Foundation Maritime Ltd., [1961] R.C.S. 435, p. 443-444, le juge Ritchie).

[44]                          Au Canada, la législation moderne du travail a donc limité le recours à certaines formes de grève et remplacé la liberté des travailleurs de cesser collectivement le travail par le droit de se syndiquer et celui de négocier collectivement, tous deux légalement protégés. Les professeurs Judy Fudge et Eric Tucker font observer que ce modèle garantit aux travailleurs le droit de négocier collectivement en contrepartie de la limitation de leur liberté de grève :

                    [traduction]  La perte de la liberté de faire la grève pour obtenir la reconnaissance syndicale s’est accompagnée de l’établissement d’une procédure d’accréditation qui permet aux salariés d’être représentés par un syndicat au terme d’un processus démocratique et qui oblige l’employeur à reconnaître un syndicat accrédité et à négocier de bonne foi avec lui. La perte de la liberté de grève pendant la durée de la convention collective a été compensée par le droit de faire respecter les dispositions de la convention au moyen de l’arbitrage obligatoire. Et, bien sûr, l’imposition de la conciliation avant tout recours à la grève [. . .] a aussi été compensée par le gel des dispositions de la convention. Enfin, le nouveau régime a également accordé aux travailleurs un droit de grève au sens où l’entendait Hohfeld, c’est-à-dire qu’il a interdit à l’employeur de résilier le contrat de travail d’un travailleur pour le seul motif qu’il a fait la grève. Le droit de reprendre le travail a une portée qui varie d’un ressort à l’autre, mais dans la plupart des cas, il protège l’emploi du travailleur en grève. [p. 350]

[45]                          Selon George W. Adams, [traduction] « [t]outes les lois consacrent l’obligation de reporter l’exercice du droit de lock-out et du droit de grève jusqu’à l’épuisement de tous les mécanismes de règlement » (¶ 1.250). Le compromis établi par le modèle de relations de travail fondé sur la Loi Wagner, qui limite l’exercice du droit de grève pour mettre l’accent sur le règlement négocié de questions liées au travail, reste au cœur des relations de travail au Canada. Ce n’est certes pas le seul modèle existant, mais c’est celui qui s’applique au pays et qui doit être examiné à la loupe au regard de l’al. 2d).

[46]                          Il importe toutefois de souligner que la reconnaissance du droit de grève n’est pas propre au seul modèle Wagner; elle est de la plupart des modèles de relations de travail. Et lorsque l’histoire montre l’importance de la grève pour le bon fonctionnement d’un modèle de relations de travail en particulier, comme c’est le cas du modèle fondé sur la Loi Wagner, on ne doit pas s’étonner que la suppression du droit de grève légal soit considérée comme une entrave substantielle à la négociation collective véritable. En effet, on reconnaît depuis longtemps que le pouvoir des travailleurs de cesser collectivement le travail aux fins de la négociation de leurs conditions de travail — le droit de grève, en somme — constitue une composante essentielle de la poursuite, par les travailleurs, d’objectifs liés au travail. Comme l’indique le professeur H. D. Woods dans le rapport décisif qu’il a déposé en 1968, « [a]ccepter un régime de négociation collective, c’est implicitement reconnaître le droit de recours aux sanctions économiques » (Les relations du travail au Canada : Rapport de l’Équipe spécialisée en relations de travail (1969), p. 192). La grève fait partie intégrante du régime canadien de relations du travail et elle est devenue partie intégrante de notre régime démocratique”» (p. 142 et 193).

[47]                          Pour Bob Hepple, [traduction] « la grève, comme arme de dernier recours, constitue une soupape de sûreté essentielle, une sanction qui vise l’obtention d’une participation véritable » (« The Right to Strike in an International Context » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 133, p. 139).

[48]                          Dans l’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., [2002] 1 R.C.S. 156, on résume avec à-propos l’idée que la grève, même si elle constitue un moyen de pression économique redoutable, constitue néanmoins une composante cruciale de la promotion de la paix industrielle et partant, socio-économique :

                         Les conflits de travail peuvent toucher des secteurs importants de l’économie et avoir des répercussions sur des villes, des régions et, parfois, sur le pays tout entier. Il peut en résulter des coûts importants pour les parties et le public. Néanmoins, notre société en est venue à reconnaître que ces coûts sont justifiés eu égard à l’objectif supérieur de la résolution des conflits de travail et du maintien de la paix économique et sociale. Désormais, elle accepte aussi que l’exercice de pressions économiques, dans les limites autorisées par la loi, et l’infliction d’un préjudice économique lors d’un conflit de travail représentent le prix d’un système qui encourage les parties à résoudre leurs différends d’une manière acceptable pour chacune d’elles (voir, de manière générale, G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 1-11 à 1-15). [par. 25]

[49]                          Comme l’écrit Gilles Trudeau, « [l]a grève est au centre même du système de relations industrielles qui a prévalu pendant la majeure partie du 20e siècle [. . .] au Canada » (p. 5). C’est son importance comme sanction économique ou menace de sanction économique qui amène le juge en chef Dickson à conclure dans le Renvoi relatif à l’Alberta, comme je le mentionne précédemment, que « la protection constitutionnelle efficace des intérêts des associations de travailleurs dans le processus de négociation collective requiert la protection concomitante de leur liberté de cesser collectivement de fournir leurs services, sous réserve de l’article premier de la Charte  » (p. 371).

[50]                          Dans l’arrêt S.D.G.M.R., où ils reconnaissent que la grève, du fait qu’elle exerce une pression économique sur l’employeur, constitue un moyen légitime et fondamental d’atteindre des objectifs liés au travail, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel conviennent en outre de la nécessité inéluctable que les salariés puissent cesser collectivement le travail :

                    . . . il arrive que des négociations cessent et que des conflits menacent la paix dans les relations du travail. On a alors accepté que, le cas échéant, les syndicats et les employeurs puissent légitimement exercer, dans une certaine mesure, des pressions économiques les uns sur les autres en vue de résoudre le différend qui les oppose. En conséquence, les salariés jouissent du droit de cesser de fournir leurs services, ce qui cause un préjudice économique directement à leur employeur et indirectement aux tiers qui font affaire avec lui. [Italiques ajoutés; par. 24.]

[51]                          Les données historiques qui précèdent révèlent que même si la grève a fait l’objet parfois de protections, parfois d’interdictions, la faculté des salariés de cesser le travail de manière concertée est depuis longtemps essentielle à la négociation collective véritable. Or, la protection offerte par l’al. 2d) ne dépend pas seulement ou principalement du profil historique et juridique du droit de grève. En fait, le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un processus véritable de négociation collective.

[52]                          Dans ce contexte et à cette fin, la grève constitue une mesure unique et fondamentale. Dans Re Service Employees’ International Union, Local 204 and Broadway Manor Nursing Home (1983), 4 D.L.R. (4th) 231 (H.C.J. Ont.), le juge Galligan fait ressortir l’importance de la grève dans le processus de négociation collective :

                         [traduction] . . . la liberté d’association se double d’une sanction susceptible de convaincre l’employeur de reconnaître les représentants des travailleurs et de négocier véritablement avec eux. Cette sanction correspond à la liberté de grève. Grâce à celle-ci, les travailleurs disposent, par l’entremise de leur syndicat, du pouvoir de convaincre l’employeur de reconnaître leur syndicat et de négocier avec lui. 

                         . . . Sans cette sanction, la liberté d’association n’a plus de valeur car les travailleurs n’ont plus de moyen utile de forcer l’employeur à reconnaître leurs représentants et à négocier avec eux. La raison d’être de la formation d’un syndicat par des travailleurs cesse dès lors d’exister. C’est pourquoi j’estime que la suppression de la liberté de grève rend vaine la liberté des travailleurs de se syndiquer. [Italiques ajoutés; p. 249.]

[53]                          Dans l’arrêt Health Services, la Cour reconnaît que les valeurs inhérentes à la Charte  que sont « [l]a dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie » confirment la protection du droit à un processus véritable de négociation collective dans les limites de l’al. 2d) (par. 81). Plus récemment, dans l’arrêt Police montée, elle s’en remet à ces mêmes valeurs pour confirmer que la protection d’un processus véritable de négociation collective exige que les employés puissent poursuivre leurs objectifs et que l’alinéa vise essentiellement à protéger

                    l’individu contre « tout isolement imposé par l’État dans la poursuite de ses fins » [. . .] Cette garantie permet de protéger les individus contre des entités plus puissantes. En s’unissant pour réaliser des objectifs communs, des personnes sont capables d’empêcher des entités plus puissantes de faire obstacle aux buts et aux aspirations légitimes qu’elles peuvent avoir. Le droit à la liberté d’association confère donc certains pouvoirs aux groupes vulnérables et les aide à corriger les inégalités au sein de la société. Il protège ainsi les groupes marginalisés et favorise la formation d’une société plus équitable. [par. 58]

[54]                          Le droit de grève est essentiel à la réalisation de ces valeurs et de ces objectifs par voie de négociation collective, car il permet aux travailleurs de cesser le travail de manière concertée en cas d’impasse de cette négociation collective. En recourant à la grève, les travailleurs s’unissent pour participer directement au processus de détermination de leurs salaires, de leurs conditions de travail et des règles qui régiront leur vie professionnelle (Fudge et Tucker, p. 334). Ainsi, le recours possible à la grève fait en sorte que les travailleurs peuvent, par leur action concertée, refuser de travailler aux conditions imposées par l’employeur. Cette action concertée directe lors d’une impasse se veut une affirmation de la dignité et de l’autonomie personnelle des salariés pendant leur vie professionnelle.

[55]                          La grève — le « moteur » de la négociation collective — favorise aussi l’égalité dans le processus de négociation (England, p. 188). La Cour reconnaît depuis longtemps les inégalités marquées qui façonnent les relations entre employeurs et salariés, ainsi que la vulnérabilité des salariés dans ce contexte. Dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le juge en chef Dickson fait observer ce qui suit :

                        L’association a toujours joué un rôle vital dans la protection des besoins et des intérêts essentiels des travailleurs. Au cours de l’histoire, les travailleurs se sont associés pour surmonter leur vulnérabilité individuelle face à l’employeur. [p. 368]

Et, dans l’arrêt Police montée, la Cour confirme :

                    . . . l’al. 2d) vise à la fois à empêcher que des personnes — qui, isolées, demeureraient impuissantes — soient opprimées par des entités plus puissantes et à accroître leur influence par l’exercice d’un pouvoir collectif. Or, cette double fonction de l’al. 2d) ne peut être plus évidente que dans le cadre des relations de travail. En effet, les employés, agissant individuellement, ne disposent habituellement pas du pouvoir de négocier et de poursuivre des objectifs relatifs à leurs conditions de travail avec un employeur plus puissant. Seul le regroupement en association en vue de négocier collectivement — qui augmente ainsi leur pouvoir de négociation — permet à des employés de poursuivre véritablement leurs objectifs relatifs à leurs conditions de travail.

                        Le droit à un processus véritable de négociation collective constitue donc un élément nécessaire du droit de poursuivre collectivement et de manière véritable des objectifs relatifs au travail [. . .] Un processus de négociation collective n’aura toutefois pas un caractère véritable s’il empêche les employés de poursuivre leurs objectifs. [par. 70-71]

Judy Fudge et Eric Tucker relèvent que c’est [traduction] « l’éventualité de la grève qui permet aux travailleurs de négocier leurs conditions de travail presque sur un pied d’égalité avec l’employeur » (p. 333). Sans le droit de grève, [traduction] « la négociation risque de n’être qu’un vœu pieux » (Professeur Michael Lynk, opinion d’expert sur les services essentiels, par. 20; d.a., vol. III, p. 145).

[56]                          Dans leurs motifs de dissidence, mes collègues laissent entendre que l’al. 2d) ne devrait pas protéger le recours à la grève comme élément d’un processus véritable de négociation collective parce que « la véritable justice au travail se souci[e] des intérêts de tous les intéressés » (par. 125), y compris l’employeur. Soit dit en tout respect, en tenant essentiellement pour équivalents le pouvoir des salariés et celui des employeurs, ils méconnaissent la réalité des relations de travail et font abstraction du déséquilibre fondamental des forces en présence que la législation moderne du travail s’est toujours efforcée de corriger. Cela nous ramène inexorablement au sophisme aphoristique d’Anatole France : « La loi, dans un grand souci d’égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain. »

[57]                          Faire la grève ne garantit pas en soi qu’un conflit de travail sera réglé d’une certaine manière, ni même du tout. Le juge de première instance reconnaît que la grève peut faire pression sur les deux parties au conflit pour qu’elles négocient de bonne foi. Elle permet toutefois aux salariés de négocier davantage sur un pied d’égalité avec l’employeur (voir Williams c. Aristocratic Restaurants (1947) Ltd., [1951] R.C.S. 762, p. 780; Police montée, par. 70-71).

[58]                          Qui plus est, même s’il est préférable de considérer le droit de grève sous l’angle de la liberté d’association, l’activité expressive dans le contexte du travail est directement liée au droit que l’al. 2 d )  de la Charte  garantit aux travailleurs de s’associer en vue de poursuivre des objectifs communs (Fraser, par. 38; Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 30). La grève a pour effet de « transporter sur la place publique le débat sur les conditions de travail imposées par un employeur » (Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 28). Le juge Cory le reconnaît également dans l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901 :

                    La grève est souvent le seul moyen dont disposent les syndiqués pour rendre public et faire valoir le bien-fondé de leur position à l’égard des questions en litige. Il est essentiel que les travailleurs et la direction soient tous les deux en mesure de faire valoir leur position afin que le public comprenne parfaitement les questions et puisse opter pour la partie qui mérite son appui. De tout temps, à ce chapitre, la direction a eu accès beaucoup plus facilement aux médias que les syndicats. À certains moments, ceux-ci n’avaient d’autre choix que de déclencher une grève et de faire connaître leur position au public au moyen d’un piquetage pacifique. C’est souvent le cas aujourd’hui. [p. 916]

[59]                          Le juge en chef Dickson fait d’ailleurs observer que « [l]a nature même d’une grève, sa raison d’être, est d’influencer l’employeur par une action commune qui serait inefficace si elle était exercée par une seule personne » (Renvoi relatif à l’Alberta, p. 371).

[60]                          Par contre, les autres mécanismes de règlement des différends ne relèvent généralement pas de l’association et peuvent en fait nuire avec le temps à l’efficacité du processus de négociation collective (Bernard Adell, Michel Grant et Allen Ponak, Strikes in Essential Services (2001), p. 8). Ces mécanismes peuvent permettre d’échapper aux conséquences néfastes de la grève en cas d’impasse des négociations, mais comme le signale le juge en chef Dickson dans l’arrêt SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, ils ne permettent pas, de la même manière, de réaliser ce que protègent les valeurs et les objectifs qui sous-tendent la liberté d’association :

                    . . . comme je l’ai souligné dans le Renvoi relatif [à l’Alberta], le droit de négocier collectivement et, partant, celui de faire la grève, ne mettent pas en jeu que des intérêts purement économiques des travailleurs [. . .] Même si, jusqu’à maintenant, les législateurs canadiens ne semblent pas avoir découvert un autre mode de règlement des conflits de travail qui tienne aussi bien compte des intérêts collectifs des salariés que le mécanisme traditionnel de la grève et du lock-out . . . [p. 476-477]

C’est pourquoi dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le juge en chef Dickson se prononce sur les autres mécanismes de règlement des différends non pas au regard de l’al. 2d), mais dans le cadre de son analyse fondée sur l’article premier (p. 374-375).

[61]                          La faculté des travailleurs de cesser collectivement le travail pendant la négociation d’une convention collective constitue donc — et a toujours constitué — le [traduction] « minimum irréductible » de la liberté d’association dans les relations de travail au Canada (Paul Weiler, Reconcilable Differences : New Directions in Canadian Labour Law (1980), p. 69).

[62]                          Les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne commandent également la protection du droit de grève en tant qu’élément d’un processus véritable de négociation collective. Ces obligations ont amené le juge en chef Dickson à faire observer ce qui suit :

                    . . . il existe un consensus manifeste au sein des organes décisionnels de l’[Organisation internationale du Travail] suivant lequel la [Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 68 R.T.N.U. 17 (1948)] ne se borne pas uniquement à protéger la formation des syndicats mais protège leurs activités fondamentales, soit la négociation collective et le droit de grève. [Renvoi relatif à l’Alberta, p. 359]

[63]                          À l’époque du Renvoi relatif à l’Alberta, les engagements internationaux du Canada invoqués par le juge en chef Dickson n’ont pas convaincu un nombre suffisant de ses collègues de se rallier à lui, de sorte que son opinion est demeurée dissidente, mais l’approche du Juge en chef s’est révélée être un repère magnétique ces dernières années.

[64]                          Dans R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, le juge LeBel confirme que, en interprétant la Charte , la Cour « a tenté d’assurer la cohérence entre son interprétation de la Charte , d’une part, et les obligations internationales du Canada et les principes applicables du droit international, d’autre part » (par. 55). Puis, dans Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 3 R.C.S. 157, par. 23, la Cour confirme qu’« il faut présumer que la Charte  accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne ».

[65]                          Étant donné cette présomption, les obligations internationales du Canada militent nettement en faveur de la reconnaissance d’un droit de grève protégé par l’al. 2d). Le Canada est partie à deux instruments qui protègent expressément le droit de grève. L’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, auquel le Canada a adhéré en 1976, dispose que « [l]es États parties au présent Pacte s’engagent à assurer [. . .] d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays »; voir également l’affidavit du professeur Patrick Macklem (rapport d’expert) en date du 21 décembre 2010. Pour le juge en chef Dickson, la réserve portant que ce droit doit être exercé conformément au droit interne paraît autoriser sa réglementation, mais non sa suppression législative (Renvoi relatif à l’Alberta, p. 351, où il cite l’arrêt Re Alberta Union of Provincial Employees and the Crown in Right of Alberta (1980), 120 D.L.R. (3d) 590 (B.R. Alb.), p. 597; voir également Hepple, p. 138).

[66]                          De plus, en 1990, seulement deux ans après que la Cour s’est prononcée dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le Canada a signé et ratifié la Charte de l’Organisation des États Américains, R.T. Can. 1990 no 23, dont le paragraphe c) de l’article 45 dispose :

                    Les employeurs et les travailleurs, ruraux ou urbains, ont le droit de s’associer librement pour la défense et la promotion de leurs intérêts, notamment le droit de négociation collective et le droit de grève, l’attribution de la personnalité juridique à ces associations et la protection de leur liberté et de leur indépendance, conformément à la législation pertinente;

[67]                          Outre ces deux engagements exprès, d’autres sources tendent à confirmer la protection du droit de grève que reconnaît le droit international. Le Canada adhère à la Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du Travail (OIT), qu’il a ratifiée en 1972. Bien que la Convention (no 87) ne renvoie pas expressément au droit de grève, les organismes de contrôle d’application de l’OIT, dont le Comité de la liberté syndicale et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, reconnaissent que le droit de grève est indissociable du droit de regroupement en syndicat que protège la convention (voir Pierre Verge et Dominic Roux, « L’affirmation des principes de la liberté syndicale, de la négociation collective et du droit de grève selon le droit international et le droit du travail canadien : deux solitudes? », dans Pierre Verge, dir., Droit international du travail : Perspectives canadiennes (2010), 437, p. 460; Janice R. Bellace, « The ILO and the right to strike » (2014), 153 Rev. int. trav. 29, p. 30. Pour la Commission d’experts, la grève est « un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir et pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux » (Liberté syndicale et négociation collective (1994), par. 147; Jean-Michel Servais, « ILO Law and the Right to Strike » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 147, p. 150).

[68]                          Les États signataires du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels se voient empêcher par la Convention (no 87) de « prendre des mesures législatives portant atteinte — ou d’appliquer la loi de façon à porter atteinte — aux garanties prévues dans [cette] convention » (Paragraphe 3 de l’article 8 du PIDESC, qui renvoie à la Convention (no 87)). Le Comité de la liberté syndicale résume comme suit les principes liés au droit de grève :

                    521. Le comité a toujours reconnu aux travailleurs et à leurs organisations le droit de grève comme moyen légitime de défense de leurs intérêts économiques et sociaux.

                    522. Le droit de grève est un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir et pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux.

                    523. Le droit de grève est un corollaire indissociable du droit syndical protégé par la convention no 87.

. . .

                    526. Les intérêts professionnels et économiques que les travailleurs défendent par le droit de grève se rapportent non seulement à l’obtention de meilleures conditions de travail ou aux revendications collectives d’ordre professionnel, mais englobent également la recherche de solutions aux questions de politique économique et sociale et aux problèmes qui se posent à l’entreprise, et qui intéressent directement les travailleurs. [Citations omises.]

(OIT, La liberté syndicale : Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du BIT (5e éd. rév. 2006))

[69]                          Même si, à strictement parler, elles n’ont pas d’effet obligatoire, les décisions du Comité de la liberté syndicale ont une force persuasive considérable et elles ont été citées avec approbation et largement reprises à l’échelle mondiale par les cours de justice, les tribunaux administratifs et d’autres décideurs, y compris notre Cour (Lynk, par. 9; Health Services, par. 76; Renvoi relatif à l’Alberta, p. 354-355, le juge en chef Dickson). Le Comité de la liberté syndicale a vu s’accroître avec le temps la pertinence et le caractère persuasif de ses décisions dans l’usage et dans la pratique et, au sein de l’OIT, c’est à lui principalement qu’il a incombé de délimiter le droit de grève (Bellace, p. 62. Voir aussi Roy J. Adams, « The Supreme Court, Collective Bargaining and International Law : A Reply to Brian Langille » (2008), 14 C.L.E.L.J. 317, p. 321; Neville Rubin, en consultation avec Evance Kalula et Bob Hepple, dir., Code of International Labour Law : Law, Practice and Jurisprudence, vol. I, Essentials of International Labour Law (2005), p. 31).

[70]                          Le Canada est également partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (PIDCP), auquel sont incorporées la Convention (no 87) et les obligations qu’elle crée (voir le paragraphe 3 de l’article 22; Tonia Novitz, « Connecting Freedom of Association and the Right to Strike : European Dialogue with the ILO and its Potential Impact » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 465, p. 472; Roy J. Adams, p. 324).

[71]                          Par ailleurs, un consensus se dégage à l’échelle internationale en ce qui concerne la nécessité du droit de grève pour une négociation collective véritable. La Cour européenne des droits de l’homme partage désormais cet avis. Ainsi, après avoir conclu dans l’arrêt Demir c. Turquie [GC], no 34503/97, CEDH 2008-V que la liberté d’association prévue à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221, protège le droit de négocier collectivement, elle a ensuite estimé, dans l’arrêt Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, 21 avril 2009 (HUDOC), par. 24, que c’est le droit de grève qui garantit l’exercice réel du droit de négocier collectivement :

                    Or ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon les modalités non contraires à l’article 11, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres [. . .] La grève, qui permet à un syndicat de faire entendre sa voix, constitue un aspect important pour les membres d’un syndicat dans la protection de leurs intérêts [. . .] La Cour note également que le droit de grève est reconnu par les organes de contrôle de l’Organisation internationale du travail (OIT) comme le corollaire indissociable du droit d’association syndicale protégé par la Convention C87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (pour la prise en compte par la Cour des éléments de droit international autres que la Convention, voir Demir et Baykara . . .). Elle rappelle que la Charte  sociale européenne reconnaît aussi le droit de grève comme un moyen d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective.

(Voir également National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. United Kingdom, no 31045/10, 8 avril 2014 (HUDOC).)

[72]                          En Allemagne, même si les dispositions qui régissent les relations de travail ne sont pas fondées sur la Loi Wagner, les tribunaux estiment eux aussi que le recours à la grève est protégé lorsqu’il complémente la négociation collective, c’est-à-dire lorsque la grève vise la conclusion d’une convention collective et que son exercice est proportionné à cet objectif (Hepple, p. 135; Manfred Weiss et Marlene Schmidt, Labour Law and Industrial Relations in Germany (4e éd. rév. 2008), par. 484-486).

[73]                          Les tribunaux israéliens tiennent également la liberté d’association pour un droit fondamental dérivé du droit à la dignité humaine. Ils ont statué que la liberté d’association englobe le droit de se syndiquer, le droit de négocier collectivement et le droit de faire la grève (Attorney-General c. National Labour Court, [1995-6] Isr. L.R. 149 (H.C.J.), p. 162; New Histadrut General Workers’ Union c. State of Israel (2006), 25 I.L.L.R. 375, par. 10; Koach La Ovdim c. Jerusalem Cinematheque (2009), 29 I.L.L.R. 329, p. 331; Guy Davidov, « Judicial Development of Collective Labour Rights — Contextually » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 235, p. 241).

[74]                          La grève comme moyen d’action concertée est protégée dans de nombreux pays dotés de lois du travail étrangères au modèle fondé sur la Loi Wagner (J.-M. Servais, p. 148). De plus, maints pays ont expressément intégré le droit de grève à leur Constitution, y compris la France (Constitution de 1946, § 7 du préambule), l’Italie (Constitution de 1948, art. 40), le Portugal (Constitution de 1976, art. 57), l’Espagne (Constitution de 1978, par. 28(2)) et l’Afrique du Sud (Constitution de 1996, par. 23(2)) (B. Hepple, p. 135). De même, la Charte sociale européenne reconnaît l’importance de la liberté de grève aux fins d’une négociation collective véritable (S.T.E. no 35, 1961 (révisée S.T.E. no 163, 1996), paragraphe 4 de l’article 6).

[75]                          Ce tour d’horizon historique, international et jurisprudentiel me convainc que l’interprétation de l’al. 2d) est aujourd’hui celle que préconisait le juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta, à savoir qu’un processus véritable de négociation collective exige que les salariés puissent cesser collectivement le travail aux fins de la détermination de leurs conditions de travail par voie de négociation collective. Advenant la rupture de la négociation de bonne foi, la faculté de cesser collectivement le travail est une composante nécessaire du processus par lequel les salariés peuvent continuer de participer véritablement à la poursuite de leurs objectifs liés au travail. Dans le présent dossier, supprimer le droit de grève revient à entraver substantiellement l’exercice du droit à un processus véritable de négociation collective.

[76]                          Dans leurs motifs de dissidence, mes collègues nous exhortent cependant à déférer au législateur pour déterminer la portée de l’al. 2d). La Cour a maintes fois rappelé que les droits énoncés dans la Charte  doivent être interprétés généreusement (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Je ne vois pas du tout pourquoi l’al. 2d) devrait être interprété autrement (Health Services, par. 26; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, par. 162; Police montée, par. 47). Lorsqu’il s’agit de statuer sur la constitutionnalité d’une mesure, la déférence s’entend d’une conclusion, non d’une démarche analytique. Elle joue certes un rôle pour l’application de l’article premier, de sorte que, lorsqu’une disposition est justifiée en raison de sa proportionnalité, le choix du législateur est respecté. Or, le contrôle constitutionnel vise précisément à déterminer si une disposition législative respecte la Charte  ou non. Si la déférence devient la pierre angulaire du respect de la Charte , à quoi bon se livrer à un examen judiciaire?

[77]                          Cela nous amène au test qui permet de déterminer s’il y a ou non atteinte au droit garanti à l’al. 2d). Le droit de grève est protégé en raison de sa fonction unique dans le processus de négociation collective. Dans Health Services, la Cour dit de cet alinéa qu’il empêche l’État d’entraver substantiellement la faculté des travailleurs d’agir de manière concertée par l’entremise de leur syndicat afin d’exercer une influence véritable sur leurs conditions de travail dans le cadre d’un processus de négociation collective (par. 90). La juge en chef McLachlin et le juge LeBel confirment d’ailleurs ce qui suit dans Police montée :

                         L’équilibre nécessaire à la poursuite véritable d’objectifs relatifs au travail peut être rompu de maintes façons. Des lois et des règlements peuvent restreindre les sujets susceptibles de faire l’objet de négociation ou imposer des résultats arbitraires. Ils peuvent interdire l’action collective des employés sans offrir de mesures de protection adéquate en compensation et réduire ainsi leur pouvoir de négociation. [. . .] Quelle que soit la nature de la restriction, il faut essentiellement déterminer si les mesures en question perturbent l’équilibre des rapports de force entre les employés et l’employeur que l’al. 2d) vise à établir, de telle sorte qu’elles interfèrent de façon substantielle avec un processus véritable de négociation collective . . . [Italiques ajoutés; par. 72.]

[78]                          Le test consiste alors à déterminer si, dans un cas donné, l’entrave législative au droit de grève équivaut ou non à une entrave substantielle à la négociation collective. Il appert que la PSESA satisfait à cette condition en ce qu’elle empêche les salariés désignés de se livrer à tout arrêt de travail dans le cadre du processus de négociation. Sa justification doit donc être démontrée au regard de l’article premier de la Charte .

[79]                          L’ininterruption des services publics essentiels constitue à l’évidence un objectif urgent et réel. Les syndicats le reconnaissent et conviennent en outre avec le juge de première instance qu’il doit exister un lien rationnel entre l’objectif de l’État — assurer la prestation ininterrompue de services essentiels — et [traduction] « la structure fondamentale de la loi, notamment les sanctions imposées aux salariés et à leurs syndicats pour faire en sorte que ceux-ci respectent ses dispositions ».

[80]                          J’estime que la question décisive en l’espèce est celle de savoir si les moyens retenus par l’État portent atteinte le moins possible ou non aux droits constitutionnels en cause, c’est-à-dire si la mesure législative est ou non « soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire » (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160).

[81]                          Le juge de première instance conclut que les dispositions de la PSESA [traduction] « vont au delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour assurer la prestation ininterrompue de services essentiels durant une grève ». J’abonde dans le même sens. Le pouvoir unilatéral de l’employeur public de décider que des services essentiels seront assurés durant un arrêt de travail et de déterminer la manière dont ils le seront, à l’exclusion de tout mécanisme de contrôle approprié, sans compter l’absence d’un véritable mécanisme de règlement des différends, justifie la conclusion du juge selon laquelle la PSESA porte atteinte plus qu’il n’est nécessaire aux droits garantis par l’al. 2d).

[82]                          Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, la juge L’Heureux-Dubé explique en quoi, dans le secteur public, la grève met en jeu des considérations bien particulières :

                    Lorsque des « fonctionnaires » font la grève, les pressions exercées sur l’employeur ne sont pas essentiellement financières, comme dans le secteur privé, mais découlent plutôt de l’interruption de services dont la société dépend pour les activités quotidiennes de ses membres. Tandis que les consommateurs peuvent tout simplement s’adresser à une autre source pour obtenir des biens et des services fournis par l’entreprise privée, il peut être impossible ou très difficile et très onéreux d’obtenir d’autres services en remplacement de ceux visés par les régimes spéciaux. [par. 32]

[83]                          Voilà pourquoi le juge de première instance reconnaît en l’espèce que [traduction] « le principe selon lequel il est inacceptable de mettre en péril la santé et la sécurité d’autrui pour régler un différend lors d’une négociation collective dans le secteur public est bien établi au Canada ».

[84]                          Il importe cependant de se rappeler la mise en garde du juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta, à savoir qu’il faut bien définir les « services essentiels » :

                    Il est [. . .] nécessaire de définir les « services essentiels » d’une manière qui soit conforme aux normes justificatrices énoncées à l’article premier. La logique de l’article premier, dans les présentes circonstances, exige qu’un service essentiel soit un service dont l’interruption menacerait de causer un préjudice grave au public en général ou à une partie de la population. Dans le contexte d’un argument relatif à un préjudice non économique, je conclus que les décisions du Comité de la liberté syndicale du B.I.T. [Bureau international du Travail] sont utiles et convaincantes. Ces décisions ont toujours défini un service essentiel comme un service « dont l’interruption pourrait mettre en péril la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans la totalité de la population » (La liberté syndicale : Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du B.I.T., précité). À mon avis, et sans tenter d’en donner une liste exhaustive, les personnes essentielles au maintien et à l’application de la primauté du droit et à la sécurité nationale seraient aussi incluses dans le champ des services essentiels. Le simple inconvénient subi par des membres du public ne constitue pas un motif du ressort des services essentiels justifiant l’abrogation du droit de grève. [Italiques ajoutés; p. 374-375.]

[85]                          En d’autres termes, le fait qu’un service est offert uniquement par le secteur public ne mène pas inévitablement à la conclusion qu’il est à juste titre considéré comme « essentiel ». Dans certaines circonstances, il se peut bien que la population soit privée d’un service à cause d’une grève sans être pour autant privée d’un service essentiel qui justifie la limitation du droit de grève pendant les négociations. Comme le dit le juge de première instance Ball :

                         [traduction]  . . . les services assurés par les travailleurs du secteur public ne sont pas tous essentiels. On ne saurait faire droit à la prétention selon laquelle, par exemple, le travail de chacun des salariés de tous les ministères, de tous les organismes et sociétés d’État, dans tous les villages et les villes, et de tous les établissements d’enseignement, correspond à un service si essentiel que son interruption mettrait en péril la santé et la sécurité de la collectivité. Peut-on dire que la collectivité serait en danger si les salariés des casinos et de la société des alcools de la Saskatchewan cessaient le travail afin d’appuyer leur demande d’augmentation de salaire? [par. 96]

[86]                          Le droit international fait également état de la nécessité de limiter précisément tant le droit de grève des salariés qui assurent des services essentiels que, de façon concomitante, les services qui peuvent à juste titre être qualifiés d’« essentiels ». Le juge de première instance signale :

                         [traduction]  Le droit international reconnaît également la nécessité de limiter le droit de grève des travailleurs qui assurent des services essentiels [. . .] La jurisprudence relative à l’application de la Convention no 87 de l’OIT, du PIDESC [sic] et du PIDCP est constante. Voici ce qu’en conclut le professeur Patrick Macklem :

                          Chacun de ces instruments a été interprété comme garantissant le droit de grève, et l’organe chargé de son contrôle d’application a insisté sur le fait que le droit de grève ne peut être limité ou supprimé que dans le cas :

a)     des salariés de la fonction publique qui exercent un pouvoir au nom de l’État,

 

b)    de services essentiels au sens strict (c’est-à-dire dont l’interruption pourrait mettre en péril soit la vie d’une partie ou de la totalité de la population, soit sa sécurité ou sa santé personnelles, ou

c)     d’une urgence nationale extrême, mais seulement pendant une période limitée.

(Paragraphe 127, citant l’extrait de l’affidavit de Patrick Macklem daté du 21 décembre 2010.)

Voir également Lynk, par. 19-20; Verge et Roux, p. 461-462. Pour ce qui concerne les services essentiels en général, l’OIT reconnaît que [traduction] « les salariés de certaines catégories ne devraient pas être privés du droit de grève puisque l’interruption de leur travail ne compromet pas dans les faits la vie, la sécurité ou la santé des citoyens » (Servais, p. 154).

[87]                          Or, suivant la PSESA, la détermination des salariés auxquels le droit de vote est retiré parce qu’ils assurent des services essentiels relève du pouvoir discrétionnaire unilatéral de l’employeur. Le régime dispose que l’employeur public et le syndicat tentent d’abord de négocier un accord sur les services essentiels. Aux termes du par. 6(2), l’employeur doit [traduction] « informer le syndicat » des services qu’il juge essentiels au sens de la PSESA. Lorsque l’employeur est le gouvernement de la Saskatchewan, les services essentiels sont visés par règlement, ce qui exclut tout débat sur ce qui constitue ou non un service essentiel. Par conséquent, il n’est même pas certain que, suivant le régime, la désignation de certains services jugés essentiels fera nécessairement l’objet de la négociation d’un accord.

[88]                          Qui plus est, le par. 7(2) de la PSESA prévoit que, dans un accord sur les services essentiels, le nombre de salariés de chacune des catégories [traduction] « est établi sans égard à la disponibilité d’autres personnes pour fournir les services essentiels ». Le juge de première instance tire la conclusion suivante :

                    [traduction]  L’objet manifeste du par. 7(2) est de faire en sorte que les gestionnaires et les administrateurs non syndiqués n’aient pas à subir les inconvénients et les pressions auxquels ils seraient normalement exposés lors d’un arrêt de travail. Or, si des membres compétents du personnel sont disponibles pour fournir les services requis, il importe peu qu’il s’agisse de gestionnaires ou d’administrateurs. En fait, le par. 7(2) va à l’encontre de la prestation ininterrompue de services essentiels lors d’un arrêt de travail. [par. 192]

[89]                          Lorsque les parties ne peuvent parvenir à un accord, le par. 9(2) de la PSESA confère à l’employeur public le pouvoir unilatéral de décider que des services essentiels seront assurés ainsi que celui de déterminer la manière dont ils le seront, y compris les catégories de salariés qui continueront d’exercer leurs fonctions pendant l’arrêt de travail, le nombre et le nom des salariés de chacune des catégories et, dans le cas d’un employeur public autre que le gouvernement de la Saskatchewan, les services essentiels qui seront assurés. Le juge de première instance fait observer que, [traduction] « [p]armi les désignations unilatérales de l’employeur public fondées sur le par. 9(2), une seule — le nombre de salariés qui demeureront au travail — peut être révisée par la [Saskatchewan Labour Relations Board ou la Commission]. » Nulle compétence n’est conférée à celle-ci pour qu’elle examine des aspects importants de la désignation unilatérale de l’employeur intervenue pour assurer des services essentiels, comme la question de savoir si un service en particulier est essentiel ou non ou si, selon la classification des fonctions, il y a prestation de services vraiment essentiels.

[90]                          La preuve n’étaye pas la thèse de la Saskatchewan selon laquelle l’objectif d’assurer la prestation continue de services essentiels requiert l’octroi d’un pouvoir décisionnel exercé de manière unilatérale et non concertée. De plus, la foi qu’elle met dans l’aptitude de l’employeur public à prendre de justes décisions risque de sacrifier sur l’autel des aspirations le droit à un processus véritable de négociation collective. Les obstacles auxquels s’est heurtée la négociation collective au cours du siècle dernier ne justifient pas un tel optimisme.

[91]                          Même lorsqu’il est interdit à un salarié de prendre part à une grève, les dispositions de la PSESA ne limitent pas ses fonctions à la seule prestation des services essentiels. L’alinéa 18(1)(a) dispose que, en cas d’arrêt de travail, tous les salariés qui assurent des services essentiels continuent d’accomplir [traduction] « [leurs] fonctions conformément aux conditions établies dans la convention collective la plus récente » et qu’ils ne peuvent s’en abstenir « sans une excuse légitime » (par. 18(2)). Exiger de ces salariés la prestation de services tant essentiels que non essentiels durant une grève les empêche de participer véritablement à la poursuite d’objectifs liés au travail et de contribuer à définir les modalités de ce processus.

[92]                          Tous ces éléments s’ajoutent à l’inexistence d’un processus de règlement des différends à la fois impartial et efficace qui permette de contester les désignations de l’employeur public fondées sur le par. 9(2) de la loi, une inexistence particulièrement préoccupante au vu de la grande latitude accordée à l’employeur public pour définir les services essentiels. Rappelons que le Comité de la liberté syndicale de l’OIT tient pour essentiels les services qui préviennent une « menace évidente et imminente pour la vie, la sécurité et la santé dans tout ou partie de la population » (La liberté syndicale, par. 581). Définir les « services essentiels » pour l’application de la PSESA exige de faire preuve de jugement dans la détermination des situations où, par exemple, la vie, la santé, la sécurité ou le souci environnemental justifie la désignation de services essentiels. Or, la PSESA permet à l’employeur de soupeser seul ces considérations fondamentales, les salariés ne disposant d’aucun mécanisme efficace de règlement des différends qui permette la révision de désignations contestées de l’employeur.

[93]                          La PSESA ne prévoit pas non plus d’autre moyen véritable (tel l’arbitrage) de mettre fin à l’impasse des négociations. Paul Weiler explique de manière convaincante en quoi l’existence d’un tel moyen est indispensable aux salariés qui assurent des services essentiels :

                    [traduction] Lorsque l’obligation d’assurer des services jugés essentiels à la sécurité publique enlève tout son mordant à l’action syndicale de telle sorte que les mesures de grève autorisées privent le syndicat de tout rapport de force important, ce dernier devrait pouvoir recourir à son gré à l’arbitrage. [Italique omis; p. 237.]

[94]                          Le juge en chef Dickson n’est évidemment pas insensible au profond déséquilibre qui survient à la table de négociation lorsqu’un syndicat se voit retirer le droit de grève sans pouvoir recourir à un mécanisme véritable de règlement des différends liés à la négociation collective :

                    Manifestement, si le droit de grève devait être refusé et s’il n’était remplacé par aucun moyen efficace et juste de résoudre les conflits de travail, les employés se verraient refuser tout apport susceptible d’assurer des conditions de travail équitables et décentes et le droit des relations de travail s’en trouverait faussé entièrement à l’avantage de l’employeur. C’est pour cette raison que l’interdiction législative de la grève doit s’accompagner d’un mécanisme de règlement des différends par un tiers. Je suis d’accord avec ce que dit l’Alberta International Fire Fighters Association à la p. 22 de son mémoire, savoir que [traduction] « Il est généralement reconnu qu’employeurs et employés doivent être sur un pied d’égalité en situation de grève ou d’arbitrage obligatoire lorsque le droit de grève est retiré ». Le but d’un tel mécanisme est d’assurer que la perte du pouvoir de négociation par suite de l’interdiction législative des grèves est compensée par l’accès à un système qui permet de résoudre équitablement, efficacement et promptement les différends mettant aux prises employés et employeurs. [Italiques ajoutés.]

(Renvoi relatif à l’Alberta, p. 380)

[95]                          Le juge de première instance compare la PSESA à d’autres régimes de relations de travail au Canada qui prévoient des services essentiels, et il se dit frappé de constater à quel point les dispositions de la PSESA sont les plus restrictives :

                    [traduction] . . . au Canada, aucune autre loi sur les services essentiels n’interdit le droit de grève aussi largement et de manière aussi importante que la [PSESA], et de loin. Aucune autre loi en la matière ne limite autant l’accès à un mécanisme indépendant et efficace de règlement des différends qui permette la révision de la désignation par l’employeur des travailleurs qui assurent des services essentiels et, lorsque cette désignation revient à empêcher l’exercice véritable du droit de grève, ne limite autant l’accès à un mécanisme indépendant et efficace de règlement des différends en général. . .

                         Les lois canadiennes qui suppriment le droit de grève des pompiers et des policiers — dont le caractère essentiel des fonctions est indéniable — prévoient toujours, en contrepartie, l’accès à l’arbitrage pour le règlement des conflits de travail. Il en est de même des lois qui interdisent la grève aux travailleurs des services hospitaliers. Bien que ces lois recourent à différentes méthodes pour déterminer à quelles conditions et de quelle manière un tel accès doit être accordé, il demeure qu’elles en prévoient toujours un.

                         Une raison d’ordre pratique explique pourquoi les lois qui interdisent la grève prévoient presque toujours l’accès à un mécanisme indépendant et efficace de règlement des différends. En effet, un tel mécanisme sert de soupape de sûreté et empêche l’accumulation dangereuse de tensions non résolues dans les relations de travail.

[96]                          Vu l’ampleur des services essentiels que l’employeur peut désigner unilatéralement à l’exclusion de tout contrôle indépendant et l’absence d’un autre moyen à la fois adéquat, indépendant et efficace de mettre fin à l’impasse de la négociation collective, le juge de première instance a certes raison de conclure que le régime ne porte pas atteinte le moins possible aux droits constitutionnels en cause. En somme, elle porte atteinte aux droits que l’al. 2d) garantit aux salariés désignés de manière bien plus étendue et marquée qu’il n’est nécessaire pour atteindre son objectif d’assurer la prestation ininterrompue de services essentiels.

[97]                          La Public Service Essential Services Act est donc inconstitutionnelle.

[98]                          Les syndicats font valoir subsidiairement que la PSESA entrave la liberté d’expression garantie à l’al. 2 b )  de la Charte  en ce qu’elle limite la faculté des salariés qui assurent des services essentiels de prendre part à une grève. Puisque je conclus que la limitation du recours à la grève porte atteinte aux droits des salariés du secteur public garantis à l’al. 2d), point n’est besoin d’examiner leur thèse au regard de l’al. 2b).

[99]                          S’agissant de la Trade Union Amendment Act, 2008, notre Cour reconnaît depuis longtemps que la liberté d’association protège « le droit [des salariés] d’adhérer à l’association de leur choix et, indépendamment de la direction, de faire valoir leurs intérêts » (Police montée, par. 112; voir Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, par. 30). Dans l’arrêt Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367, la Cour affirme que « l’al. 2d) protège la liberté de constituer une association, de la maintenir et d’y appartenir » (p. 402) et, dans l’arrêt Health Services, elle rappelle que l’al. 2d) garantit aux salariés « le droit de s’unir » (par. 89).

[100]                      Je conviens toutefois avec le juge de première instance — et avec la Cour d’appel, qui confirme sa conclusion — qu’en introduisant des modifications au processus par lequel un syndicat obtient (ou perd) la qualité d’agent négociateur, la Trade Union Amendment Act, 2008 n’entrave pas de manière substantielle la liberté des travailleurs de former des associations et d’y adhérer. Qui plus est, le juge de première instance constate, après confrontation des exigences de cette loi et de celles d’autres régimes législatifs sur les relations de travail au Canada, que leur respect n’est pas difficile au point d’entraver substantiellement la liberté d’association des travailleurs.

[101]                      Je conviens également avec lui que permettre à l’employeur de communiquer [traduction] « des faits et des opinions à ses salariés » ne rend pas inacceptable l’équilibre obtenu, à condition que la communication soit faite

                    [traduction]  sans porter atteinte à la faculté des salariés d’exercer leurs droits de négociation collective conformément à leur volonté librement exprimée.

[102]                      Je suis donc d’avis de confirmer la conclusion selon laquelle la Trade Union Amendment Act, 2008 ne contrevient pas aux droits garantis à l’al. 2 d )  de la Charte .

[103]                      Vu ma conclusion selon laquelle la PSESA est inconstitutionnelle, je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi des syndicats avec dépens devant toutes les cours et de suspendre la déclaration d’invalidité pendant un an. Je suis aussi d’avis de rejeter le pourvoi relatif à la Trade Union Amendment Act, 2008, mais sans dépens, étant donné les circonstances.

                    Version française des motifs des juges Rothstein et Wagner rendus par

                     Les juges Rothstein et Wagner (dissidents en partie)

I.              Introduction

[104]                      Dans la présente affaire, la Cour doit examiner si le droit de grève est protégé par l’al. 2 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés . Les syndicats appelants contestent The Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2 (la « PSESA »), une loi de la Saskatchewan limitant le droit de grève des travailleurs du secteur public qui assurent des services essentiels. Les juges majoritaires estiment que ces travailleurs ont un droit de grève garanti par la Constitution. Nous ne sommes pas de leur avis.

[105]                      Dans l’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel font la mise en garde suivante au nom des juges unanimes de la Cour :

                         La détermination du juste équilibre entre employeurs et syndicats est une question délicate et essentiellement politique. Le point d’équilibre peut varier selon le climat des relations du travail d’une région à l’autre. Il s’agit du genre de question que le législateur est mieux en mesure de trancher que les tribunaux. Le domaine des relations du travail est complexe et changeant, et les tribunaux devraient hésiter à établir des règles simplistes. [par. 85]

Aujourd’hui, 13 années plus tard, les juges majoritaires de la Cour font abstraction de ces sages propos pour arriver à leur conclusion. Ils se font forts de déterminer « [le] juste équilibre entre employeurs et syndicats » même si, de nos jours, cet équilibre ne constitue pas moins une question délicate et politique qu’en 2002. À notre humble avis, en constitutionnalisant le droit de grève, les juges majoritaires s’immiscent à tort dans l’élaboration de politiques par les élus.

[106]                      Dans la trilogie sur le droit du travail, notre Cour rejette fermement l’idée que le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle au Canada (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 (le « Renvoi relatif à l’Alberta »); AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460 (les trois arrêts formant la « trilogie en droit du travail »)). Puis, dans les arrêts Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, et Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, la Cour nie l’existence d’un droit constitutionnel à un processus de règlement des différends malgré l’évolution de la jurisprudence relative à l’al. 2d). Les juges majoritaires (au par. 1) écartent aujourd’hui ces arrêts et d’autres pour attribuer à l’al. 2 d )  de la Charte  un objectif de « justice au travail » à sens unique. Ils accroissent ainsi la portée du droit à la liberté d’association au point de la dissocier totalement du libellé de l’al. 2d).

[107]                      Le droit de grève d’origine législative, tout comme les autres protections que la loi accorde aux travailleurs, rend compte de l’équilibre complexe établi par les législateurs entre les intérêts respectifs des employeurs, des employés et du public. Protéger constitutionnellement le droit de grève a pour effet non seulement de bouleverser cet équilibre délicat, mais aussi de limiter le pouvoir des législateurs en les privant de la souplesse nécessaire au maintien de cet équilibre. Force nous est donc d’exprimer notre dissidence.

II.           Analyse

A.           L’alinéa 2d)  de la Charte  ne garantit pas le droit de grève

[108]                      Les juges majoritaires prétendent ne vouloir reconnaître l’atteinte à un droit garanti par l’al. 2 d )  de la Charte  que lorsque « l’interdiction faite aux salariés désignés de prendre part à une grève aux fins de la négociation de leurs conditions de travail entrave substantiellement leur droit à un processus véritable de négociation collective » (par. 2). Ils minimisent l’incidence de leur décision en affirmant qu’il n’y a protection que dans la mesure où l’inexistence du droit de grève entrave le droit à une négociation collective véritable, lequel a déjà été reconnu par notre Cour dans les arrêts Health Services, Fraser et Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3. Or, il appert de leurs motifs considérés globalement que nos collègues entendent en fait créer un droit constitutionnel autonome de recours à la grève.

[109]                      Les juges majoritaires disent maintes fois du droit de grève qu’il constitue une composante « essentielle », « cruciale » et « nécessaire » d’une négociation collective véritable. Ils ajoutent qu’il est « indispensable à la protection du processus véritable de négociation collective pour l’application de l’al. 2d) » (par. 24). S’il s’agit d’une composante nécessaire à la négociation collective véritable, il ne s’appliquera pas seulement au cas par cas. Logiquement, toute limitation du droit de grève contreviendra à l’al. 2 d )  de la Charte . Sauf le respect dû à nos collègues, voir dans leurs motifs la simple reconnaissance du droit à la négociation collective véritable, c’est faire abstraction de la teneur de leur opinion.

(1)         Le droit de grève historique qu’invoquent les juges majoritaires ne justifie pas la constitutionnalisation du droit de grève moderne d’origine législative

[110]                      Les juges majoritaires tentent de justifier leur décision de reconnaître aujourd’hui la constitutionnalité du droit de grève en s’appuyant sur la longue histoire du recours à ce moyen de pression. Nul ne conteste que la common law permet au salarié de refuser de travailler (voir G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶ 11.90; H. W. Arthurs, « Tort Liability for Strikes in Canada : Some Problems of Judicial Workmanship » (1960), 38 R. du B. can. 346, p. 349).

[111]                      Or, les juges majoritaires confondent ce droit que reconnaît la common law de cesser le travail et le droit de grève moderne d’origine législative, lequel impose des obligations à l’employeur : [traduction] « Traditionnellement, la common law ne prévoit pas un “droit” de grève qui s’accompagne de l’obligation corrélative de l’employeur de ne pas user de représailles contre le salarié, mais elle reconnaît une “liberté” de grève » (B. Oliphant, « Exiting the Freedom of Association Labyrinth : Resurrecting the Parallel Liberty Standard Under 2(d) & Saving the Freedom to Strike » (2012), 70:2 R.D.U.T. 36, p. 41). Ainsi, la common law n’empêche pas l’employeur de congédier les travailleurs en grève ou d’embaucher des briseurs de grève pour exercer leurs fonctions (voir B. Langille, « What Is a Strike? » (2009-2010), 15 C.L.E.L.J. 355, p. 368-369).

[112]                      Le droit de grève historique issu de la common law est une composante fondamentale de notre système de droit en ce qu’il rend l’idée que le salarié n’est pas tenu de continuer le travail dans des conditions qu’il juge insatisfaisantes, nul législateur ne pouvant réduire une personne ou un groupe de personnes à la servitude. Les juges majoritaires font observer à juste titre que « le recours possible à la grève fait en sorte que les travailleurs peuvent, par leur action concertée, refuser de travailler aux conditions imposées par l’employeur » (par. 54). Cependant, ils ne constitutionnalisent pas ce droit historique fondamental, mais bien l’obligation qui empêche l’employeur de congédier les salariés qui cessent le travail et d’embaucher des briseurs de grève.

[113]                      Pour reprendre les mots du juge Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan, maintenant Juge en chef, les juges majoritaires invoquent [traduction] « le droit de grève contemporain, un droit qui est étroitement lié à un régime législatif, qui y est intégré et qui y est défini » (2013 SKCA 43, 414 Sask. R. 70, par. 61(en italique dans l’original)). Ce régime législatif n’est prévu ni à l’al. 2 d )  de la Charte , ni par ailleurs en droit constitutionnel canadien.

(2)         Les tribunaux doivent faire preuve de déférence dans le domaine des relations de travail

[114]                      La Charte et les droits qu’elle garantit doivent certes être interprétés généreusement, mais notre Cour a rappelé qu’il « importe de ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; voir aussi Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157, par. 19, la juge Abella). Nos collègues soutiennent que déférer au choix du législateur compromet la fonction du contrôle judiciaire (par. 76). Ils oublient que, dans l’ordre constitutionnel canadien, chacun des organes du gouvernement exerce un pouvoir qui lui est propre. La déférence judiciaire s’impose afin que les tribunaux ne rompent pas l’équilibre en usurpant les pouvoirs des organes législatif et exécutif.

[115]                      Notre Cour reconnaît depuis longtemps que, lorsqu’il s’agit de prendre des décisions de politique générale, il appartient au législateur et non aux tribunaux de mettre en balance les intérêts qui s’opposent. Comme l’affirme la Cour dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493 :

                    Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle-même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux-mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux. [Nous soulignons; par. 136.]

[116]                      Cela se révèle spécialement exact en matière de politique socio-économique. Le pouvoir législatif a besoin d’une marge de manœuvre pour adapter la loi à l’évolution du contexte et des valeurs sociales. Un entrelacement complexe d’intérêts, de droits et d’obligations interreliés caractérise les relations de travail au Canada, et celles-ci ont de grandes répercussions sur la société canadienne. Nos collègues croient manifestement à l’opportunité du choix de politique générale de reconnaître le droit de grève comme tel et de protéger les emplois des travailleurs qui l’exercent. Or, il n’appartient pas à la Cour de transformer en diktat constitutionnel tout choix de politique générale tenu pour valable par la majorité de ses juges. En l’occurrence, les juges majoritaires écartent le choix du législateur concernant l’exercice du droit de grève et, ce faisant, ils imposent des obligations constitutionnelles à des tiers employeurs et limitent les droits de ces derniers. La possibilité pour l’État d’établir un équilibre entre les intérêts opposés des salariés, des employeurs et des citoyens en est réduite. Invoquer une liberté constitutionnelle pour imposer une limite à un tiers malgré l’absence dans la Constitution d’un libellé clair en ce sens pourrait compromettre l’ordre constitutionnel canadien.

[117]                      Dans leur justification de la mise à l’écart du choix de politique générale du gouvernement, les juges majoritaires omettent de reconnaître les garanties constitutionnelles dont bénéficient déjà les salariés. Se reportant aux préoccupations du juge en chef Dickson dans les arrêts de la trilogie en droit du travail (et même à des auteurs français du 19e siècle), ils font abstraction de l’évolution marquée qu’a connue la jurisprudence relative à l’al. 2 d )  de la Charte . Notre Cour a affirmé nombre de fois que cette disposition garantit le droit à la négociation collective véritable (voir Health Services, Fraser et Police montée). Dès lors, sans le droit de grève, le droit à la négociation collective ne peut aucunement « perd[re] tout son sens » comme le prétendent les juges majoritaires (par. 24). Ce droit constitutionnel n’avait pas encore vu le jour lorsque le juge en chef Dickson a rédigé ses motifs dans la trilogie en droit du travail, et certainement pas dans la France fin de siècle. Les juges majoritaires constitutionnalisent un choix politique, ce qui va carrément à l’encontre de ce qu’affirme la Cour au sujet de l’al. 2d) dans le récent arrêt Police montée : « Ce droit garantit [. . .] un processus plutôt qu’un résultat ou que l’accès à un modèle particulier de relations de travail » (par. 67).

[118]                      C’est au législateur démocratiquement élu qu’il revient d’établir le juste équilibre entre les intérêts économiques et sociaux qui s’opposent dans le monde du travail. La grève est l’un des nombreux éléments pris en compte dans cet équilibre des forces établi par le législateur. Il est toujours dans l’intérêt public d’échapper à de longs conflits de travail, et l’intérêt public lié aux relations de travail s’accroît lorsque l’État ou le secteur privé assurent des services essentiels, voire chaque fois que l’État est l’employeur.

[119]                      Les répercussions des grèves dans le secteur public en Saskatchewan avant l’adoption de la PSESA — dont font état les juges majoritaires — montrent les effets potentiellement dévastateurs d’une grève qui touche des services essentiels dans les domaines de la santé et de la sécurité des citoyens (par. 6). Vu l’obligation de l’État de défendre l’intérêt public et son engagement envers l’électorat à s’en acquitter, il est raisonnable qu’un régime législatif limite pareille grève préjudiciable. À l’importance d’un tel régime législatif s’ajoute l’engagement des gouvernements fédéral et provinciaux de « fournir à tous les Canadiens, à un niveau acceptable, les services publics essentiels » (al. 36(1) c )  de la Loi constitutionnelle de 1982 ). Par la constitutionnalisation du droit de grève, nos collègues réduisent la marge de manœuvre des législateurs et leur faculté de mettre en balance l’intérêt des travailleurs et celui des citoyens en général.

[120]                      Au fil des ans, les gouvernements ont mis les régimes de relations de travail au diapason des réalités nouvelles. La décision des juges majoritaires de constitutionnaliser une conception particulière de la grève a pour conséquence l’imposition d’obligations à autrui et fait fi de l’intérêt public. Elle empiète ainsi sur la fonction et les attributions de l’État. Ce n’est pas à une cour de justice, mais bien à l’État, qu’il incombe d’adapter les lois aux situations nouvelles afin d’établir un équilibre entre les intérêts respectifs des employeurs, des salariés et des citoyens. Accorder la protection constitutionnelle à certains volets du droit de grève moderne d’origine législative prive l’État de la souplesse nécessaire à l’adaptation de la législation du travail.

[121]                      Au Canada, les régimes de négociation collective prévus par la loi s’inspirent de la National Labor Relations Act, 49 Stat. 449 (1935), 29 U.S.C. §§ 151-169, des États-Unis (la « Loi Wagner »). Ce modèle a été adopté en réponse au « nombre sans précédent de grèves, causées en grande partie par le refus des employeurs de reconnaître les syndicats et de négocier collectivement avec eux » (Health Services, par. 54). Les dispositions inspirées de la Loi Wagner limitent la faculté des travailleurs de faire la grève, mais donnent accès à des procédures qui accroissent la stabilité et la prévisibilité. Par exemple, la liberté de recourir à la grève pour obtenir la reconnaissance d’un syndicat a été troquée contre un processus démocratique d’accréditation syndicale, et la possibilité de faire la grève pendant la durée d’un contrat de travail, contre un processus d’arbitrage obligatoire qui permet de faire respecter les dispositions de la convention collective. Les différents législateurs ont créé un équilibre, qu’ils ont rajusté depuis, entre les intérêts qui s’opposent dans le monde du travail par l’imposition de limites à chacune des parties en cause.

[122]                      Au Canada, les relations de travail sont étroitement réglementées, une réalité que met d’autant plus en évidence le droit des travailleurs de faire la grève. Dans la plupart des régimes applicables, les salariés ne peuvent faire la grève que s’ils satisfont à des conditions bien précises. À titre d’exemple, le Code canadien du travail , L.R.C. 1985, c. L-2 , n’autorise généralement la grève que lorsque la convention collective est échue, que le syndicat a donné un avis à l’employeur, qu’il n’y a pas eu de négociation ou qu’aucune convention collective n’a été conclue, que le ministre du Travail a reçu un avis l’informant du différend ou qu’il a pris certaines mesures prévues au Code, que le délai prescrit a expiré ou que, à l’issue d’un vote de grève au scrutin secret tenu par le syndicat, la majorité des salariés votants ont approuvé la grève (voir art. 88.1 et 89). Ces conditions font en sorte que certaines activités, telle la grève visant la reconnaissance d’un syndicat ou la grève de soutien, ne sont pas autorisées.

[123]                      Conférer la protection constitutionnelle au droit de grève est de nature à créer une grande incertitude dans le monde du travail. Au Canada, la faculté des travailleurs de faire la grève et les limitations dont elle est l’objet sont essentielles à l’équilibre entre les intérêts respectifs des employeurs, des salariés et des citoyens. La décision des juges majoritaires fera en sorte que soit tenue pour inconstitutionnelle toute limitation du droit de grève par le législateur, ce qui est fort préoccupant dans la mesure où toutes les lois du travail renferment des dispositions qui limitent considérablement l’exercice de ce droit. Les gouvernements devront-ils justifier toutes ces limitations au regard de l’article premier de la Charte  sans égard à l’enracinement de celles-ci dans les relations de travail au Canada? Quelle sera la portée réelle de ce droit de grève qui jouira désormais de la protection constitutionnelle? Malgré notre interprétation commune voulant que les droits garantis par la Charte  s’appliquent à tous les Canadiens dans leur ensemble, les juges majoritaires auront-ils créé une liberté fondamentale que seuls pourront exercer les salariés de l’État et 17 p. 100 des travailleurs syndiqués du secteur privé? (R. J. Adams, Labour Left Out : Canada’s Failure to Protect and Promote Collective Bargaining as a Human Right (2006), p. 19). Les travailleurs qui ne sont pas parties à une convention collective pourront-ils exercer ce nouveau droit? Les juges majoritaires esquivent ces questions fondamentales.

[124]                      Ces questions laissées sans réponses sont de nature à justifier la déférence judiciaire. L’exercice du droit absolu de recourir à la grève que consacrent les juges majoritaires s’accompagnera d’effets importants difficiles à prévoir et auxquels il sera encore plus difficile de remédier une fois le droit constitutionnalisé. Par la consécration constitutionnelle du droit de grève, nos collègues ligotent l’État et l’empêchent de donner suite à l’évolution des besoins et de la réalité dans le monde bouillonnant des relations de travail.

(3)         La Cour ne doit pas constitutionnaliser un parti pris politique en matière de relations de travail

[125]                      Au nom de la « justice au travail » et en se fondant sur une conception des relations entre employeurs et salariés qui date du 19e siècle, nos collègues adhèrent à une interprétation politique de cet objectif qui favorise les intérêts des salariés au détriment de ceux des employeurs, voire du public. Si les salariés se voient conférer des droits constitutionnels, les employeurs, eux, se voient imposer des obligations constitutionnelles. Les employeurs et le public ont autant droit à la justice que les salariés — la véritable justice au travail se souciant des intérêts de tous les intéressés.

[126]                      Dans l’arrêt Plourde c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465, le juge Binnie nous exhorte à « éviter [. . .] d’accorder à une partie (les salariés) un avantage disproportionné parce que les salariés négocient par l’entremise de leur syndicat (et peuvent en conséquence invoquer la liberté d’association) alors que les employeurs, dans la plupart des cas, négocient individuellement » (par. 57), des propos qui font écho à ceux tenus par la Cour dans l’arrêt Pepsi-Cola. Aussi, dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le juge McIntyre met en garde contre le danger de trop restreindre le pouvoir discrétionnaire du législateur en matière de droit du travail, et ses propos valent autant aujourd’hui qu’en 1987 :

                    Le droit du travail [. . .] constitue un sujet d’importance fondamentale, mais aussi extrêmement délicat. Il est fondé sur un compromis politique et économique entre d’une part, le syndicalisme, qui constitue une force socio-économique fort puissante, et d’autre part, le patronat, qui constitue une force socio-économique tout aussi puissante. L’équilibre entre ces deux forces est fragile et la sécurité et le bien-être de la population en général dépendent du maintien de cet équilibre. [. . .] Manifestement il n’existe pas de juste équilibre qui puisse satisfaire de façon permanente les deux groupes, tout en sauvegardant l’intérêt public. L’ensemble du processus est fondamentalement dynamique et instable. Il faut [. . .] faire preuve de prudence lorsqu’on se demande si une protection constitutionnelle devrait être accordée à l’un des aspects de ce processus dynamique et changeant, tout en abandonnant les autres sujets aux pressions sociales du jour. [Nous soulignons; p. 414.]

Les juges majoritaires demeurent sourds à ces sages appels à la retenue.

[127]                      Dans le secteur privé, la grève constitue une arme économique et donne lieu à un affrontement dont l’issue tient à la durée pendant laquelle l’employeur peut renoncer en tout ou en partie à ses activités, et les salariés à leur rémunération. Dans le secteur public, la grève est un outil politique. La population s’attend à la prestation de services publics, en particulier ceux qui sont essentiels. Les syndicats tentent donc de faire pression sur l’État pour qu’il accède à certaines demandes en échange de la reprise du travail. Les conflits de travail du secteur public revêtent également un caractère unique en ce que l’État, en tant qu’employeur, doit tenir compte du fait que les sommes supplémentaires requises pour accéder aux demandes des salariés seront prélevées sur les fonds publics. Statuer que l’al. 2 d )  de la Charte  protège le recours à une arme économique ou politique donnée, à savoir le droit de grève, de pair avec les obligations faites à l’employeur et la ponction sur les ressources publiques, fait manifestement pencher la balance contre l’employeur et contre le public, et ne respecte pas la fonction importante d’un législateur démocratiquement élu dans l’établissement d’un équilibre entre les intérêts complexes qui s’opposent en matière de relations de travail. Le législateur peut, par l’adoption d’un régime législatif, effectuer des réglages lorsque les circonstances l’exigent (p. ex., légiférer pour forcer le retour au travail ou pour restreindre le droit de grève par la désignation de travailleurs tenus d’assurer des services essentiels). Lorsque le droit de grève est protégé par la Constitution, le législateur élu se heurte à un obstacle indu qui l’empêche d’établir cet équilibre.

(4)         Le droit de grève n’est pas une composante indispensable du droit à la négociation collective selon la définition retenue par la Cour

[128]                      Pour les juges majoritaires, « le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective » et « [il] n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable » (par. 3). De telles affirmations contredisent expressément le droit à la négociation collective véritable que la Cour a récemment reconnu et défini dans les arrêts Health Services et Fraser.

[129]                      Dans l’arrêt Fraser, les juges majoritaires expliquent que l’al. 2 d )  de la Charte  protège le droit à la négociation collective, c’est-à-dire à « un processus qui permet aux employés de formuler des observations et d’obtenir leur examen de bonne foi par l’employeur, qui doit en outre participer à un dialogue véritable à leur sujet » (par. 54). Le droit à la négociation collective, au sens où l’entend la Cour, n’englobe pas un droit constitutionnel des salariés de faire la grève qui se double de l’interdiction constitutionnelle faite à l’employeur d’embaucher des briseurs de grève ou de son obligation constitutionnelle de reprendre les salariés après la grève.

[130]                      Dans le même arrêt, les juges formant la majorité concluent qu’il n’est pas nécessaire d’accorder la protection constitutionnelle au processus de règlement des différends. Selon l’interprétation de la Cour, la Loi de 2002 sur la protection des employés agricoles (Ontario), L.O. 2002, c. 16 (« LPEA »), oblige notamment l’employeur à examiner de bonne foi les observations de ses salariés. Les juges majoritaires relèvent que, pour « la ministre[,] [. . .] la LPEA ne vise pas [traduction] “l’application de la négociation collective aux travailleurs agricoles” », mais ils affirment que l’on peut

                    en déduire que la LPEA n’instaure pas le modèle Wagner, prédominant en matière de négociation collective, ou qu’elle ne fait pas bénéficier les travailleurs agricoles du régime de la [Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, c. 1, ann. A]. Toutefois, ces commentaires ne signifient pas que la ministre voulait priver ces employés du droit de négociation collective garanti à l’al. 2d). [par. 106]

Même si la LPEA ne prévoyait aucun mécanisme de règlement des différends et obligeait seulement l’employeur à examiner de bonne foi les observations des salariés, la Cour conclut que la Loi ne porte pas atteinte au droit garanti à l’al. 2 d )  de la Charte  (par. 107).

[131]                      Nos collègues font abstraction des conclusions de notre Cour dans l’arrêt Fraser. Dans la présente affaire, le juge de première instance affirme — et les juges majoritaires conviennent — que sans le droit de grève, [traduction] « le droit constitutionnel de négocier collectivement perd tout son sens » (2012 SKQB 62, 390 Sask. R. 196, par. 92; motifs des juges majoritaires, par. 24). Sauf leur respect, cette affirmation est simplement erronée, car ce n’est pas la menace d’un arrêt de travail qui incite les parties à négocier de bonne foi. Avant l’arrêt Health Services, différentes lois sur les relations de travail obligeaient l’employeur à négocier de bonne foi (voir p. ex. l’obligation que prévoient actuellement le Code canadien du travail , al. 50 a ) , la Loi de 1995 sur les relations de travail (Ontario), L.O. 1995, c. 1, ann. A, art. 17; la Trade Union Act (Saskatchewan), R.S.S. 1978, c. T-17, al. 2(b); le Labour Relations Code (Colombie-Britannique), R.S.B.C. 1996, c. 244, par. 11(1); le Labour Relations Code (Alberta), R.S.A. 2000, c. L-1, al. 60(1)(a); la Loi sur les relations du travail (Manitoba), C.P.L.M., c. L10, art. 62; le Code du travail (Québec), RLRQ, c. C-27, art. 53; la Labour Relations Act (Terre-Neuve-et-Labrador), R.S.N.L. 1990, c. L-1, art. 71; la Loi sur les relations industrielles (Nouveau-Brunswick), L.R.N.-B. 1973, c. I-4, par. 1(1) (définition du terme « négociations collectives »); la Trade Union Act (Nouvelle-Écosse), R.S.N.S. 1989, c. 475, al. 35(a) (voir Syndicat canadien de la Fonction publique c. Conseil des relations du travail (Nouvelle-Écosse), [1983] 2 R.C.S. 311), et la Labour Act (Île-du-Prince-Édouard), R.S.P.E.I. 1988, c. L-1, al. 22(a) (voir Perfection Foods Limited c. Retail Wholesale Dairy Worker Union, Local 1515 (1986), 57 Nfld. & P.E.I.R. 147)). Depuis l’arrêt Health Services, son obligation est constitutionnalisée. C’est l’obligation prévue par la loi — aujourd’hui devenue obligation constitutionnelle —, et non le recours possible à un moyen de pression, qui force l’employeur à négocier de bonne foi. Affirmer que, sans l’existence concomitante d’un processus constitutionnalisé de règlement des différends, le droit constitutionnel à la négociation collective perd tout son sens et revient à dire que les individus ne peuvent jamais faire valoir leurs droits devant les tribunaux ou d’autres décideurs publics.

[132]                      L’objectif de la grève n’est pas de protéger un droit qui était légal et qui est désormais constitutionnel. Il est plutôt d’exercer une pression économique ou politique afin que l’employeur accède aux demandes du syndicat. Voici ce que disent les juges majoritaires de la Cour dans Fraser :

                         . . . la Constitution [n’exige pas] que les législateurs, dans tous les cas et pour tous les secteurs d’activité, adoptent des lois établissant un modèle uniforme de relations de travail. Selon la Cour d’appel, ce modèle imposerait l’obligation de négocier de bonne foi, reconnaîtrait les principes du monopole syndical et du vote majoritaire et prévoirait un mécanisme pour dénouer les impasses des négociations et résoudre les différends relatifs à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective [. . .] Or, c’est l’activité associative qui est protégée, et non un processus ou un résultat particulier. [par. 47]

[133]                      Lorsque le droit de grève était seulement conféré par la loi, employeurs et salariés disposaient de moyens de pression pour exercer leurs pouvoirs économiques et politiques. Dans certaines circonstances, les salariés avaient un droit de grève, et l’employeur un droit de lock-out. Même après que la négociation collective véritable eut obtenu la protection constitutionnelle, chacune des deux parties était tenue de faire preuve de bonne foi à la table de négociation. Dans l’arrêt Health Services, les juges majoritaires de la Cour signalent que le droit des salariés de négocier collectivement « implique que l’employeur et les employés se rencontrent et négocient de bonne foi en vue de réaliser leur objectif commun d’accommodement par des moyens pacifiques et productifs » (par. 90; voir également Fraser, par. 40). Or, en constitutionnalisant la faculté des salariés d’exercer une pression économique ou politique, les juges majoritaires rompent l’équilibre délicat des relations de travail au Canada et font obstacle à une véritable justice au travail.

[134]                      Les juges majoritaires font valoir que les salariés doivent avoir accès à une « voie de recours advenant que l’employeur ne négocie pas de bonne foi » (par. 29). Lorsque l’employeur ne négocie pas de bonne foi, les travailleurs ont bel et bien un recours, car ils peuvent se pourvoir en application de la disposition législative pertinente ou, dans certains cas, sur le fondement de l’al. 2 d )  de la Charte , ce qui a été le cas dans l’affaire Health Services.

[135]                      La conclusion des juges majoritaires selon laquelle le droit de grève constitue « une composante indispensable » de la négociation collective (par. 3) est incompatible avec la jurisprudence récente. La notion de négociation collective définie par notre Cour dans les arrêts Health Services, Fraser et Police montée ne donne en rien à penser que les salariés jouissent du droit constitutionnel de faire la grève et que l’employeur a l’obligation constitutionnelle de protéger les emplois des grévistes.

[136]                      Contrairement à l’opinion exprimée dans l’arrêt Fraser, les juges majoritaires soutiennent aujourd’hui que « [l]e droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, [mais qu’]il en constitue une composante indispensable » (par. 3). Ils ajoutent toutefois que le droit de grève jouit d’une protection seulement parce qu’il « constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective » (par. 3). Il s’ensuit nécessairement que ce droit est effectivement dérivé — le droit de grève est protégé seulement parce qu’il est dérivé du droit à la négociation collective, lequel est lui-même dérivé de la protection accordée à la liberté d’association (voir Fraser, par. 46, 54, 66 et 99). Nous le répétons, la portée du droit à la liberté d’association s’en trouve dès lors exagérée au point où elle n’a plus rien à voir avec le libellé même de l’al. 2 d )  de la Charte .

(5)         La Cour devrait s’abstenir en l’espèce de rompre avec ses décisions antérieures

[137]                      Dans notre système de justice, le respect des décisions antérieures assure la certitude du droit. Lorsqu’on écarte un précédent, on induit les citoyens en erreur sur le droit applicable. Dans l’arrêt David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161, la Cour d’appel de l’Ontario, par la voix du juge Laskin, fait judicieusement observer que [traduction] « [l]es valeurs qui fondent le principe du stare decisis sont bien connues : cohérence, certitude, prévisibilité et saine administration de la justice. [. . .] Suivre la jurisprudence [. . .] promeut la légitimité et la recevabilité du droit prétorien et, ce faisant, accroît l’apparence de justice » (par. 119-120).

[138]                      C’est pourquoi les conditions auxquelles on peut rompre avec un jugement antérieur sont strictes (voir Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 44; Fraser, par. 57). Pour savoir s’il est satisfait à ces conditions, le tribunal doit mettre en balance la certitude et la justesse (Bedford, par. 47). Le juge Binnie fait d’ailleurs observer dans l’arrêt Plourde qu’« [i]l serait regrettable, en l’absence de circonstances impérieuses, qu’une décision [. . .] de la Cour perde sa valeur de précédent avec le départ de l’un ou de plusieurs des juges qui y ont participé » (par. 13).

[139]                      Pour arriver à leur conclusion, les juges majoritaires rompent avec d’importantes décisions de la Cour. Il y a 27 ans, dans la trilogie en droit du travail, notre Cour a jugé que l’al. 2d) ne protégeait pas le droit de grève. Les juges majoritaires infirment aujourd’hui cette conclusion (par. 77). Les arrêts de la trilogie ne sont pas les seuls qu’ils écartent. En statuant que l’al. 2 d )  de la Charte  protège désormais le droit à un mécanisme de règlement des différends (la grève), nos collègues se dissocient également de la conclusion tirée par la Cour dans l’arrêt Fraser il y a moins de quatre ans, à savoir que la liberté d’association « n’oblige pas les parties à conclure une convention ou à accepter des clauses particulières ni ne garantit un mécanisme légal de règlement des différends permettant de dénouer les impasses » (par. 41).

[140]                      En outre, lorsqu’ils critiquent sévèrement les choix de politique législative de la Saskatchewan dans le domaine des relations de travail, les juges majoritaires font abstraction de la mise en garde de la Cour dans l’arrêt Pepsi-Cola, à savoir qu’établir le délicat équilibre politique entre les intérêts qui s’opposent en matière de relations de travail devrait relever du législateur, non des tribunaux (par. 85).

[141]                      Dans l’arrêt Bedford, la Cour explique qu’un tribunal inférieur peut s’éloigner des décisions des juridictions d’appel lorsqu’il s’agit de trancher une question de droit nouvelle ou qu’une modification importante de la situation ou de la preuve est survenue :

                         À mon avis, le juge du procès peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure; il s’agit alors d’une nouvelle question de droit. De même, le sujet peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne. [par. 42]

En l’espèce, ni l’évolution de la jurisprudence relative à l’al. 2d), ni un quelconque changement dans les relations de travail au Canada ne justifient la décision du juge de première instance de s’écarter de la jurisprudence de notre Cour.

[142]                      Les juges majoritaires concluent qu’il est satisfait aux conditions strictes auxquelles on peut rompre avec la conclusion sur le droit de grève tirée dans trilogie en droit du travail au motif que « [c]e tour d’horizon historique, international et jurisprudentiel » indique que « l’interprétation de l’al. 2d) est aujourd’hui celle que préconisait le juge en chef Dickson [dissident] dans le Renvoi relatif à l’Alberta » (par. 75). Sauf leur respect, les sources qu’ils invoquent à l’appui de l’existence d’une telle modification de la situation ne permettent pas de revenir sur les nombreux arrêts de notre Cour en la matière.

[143]                      Bon nombre des sources invoquées par les juges majoritaires existaient lorsque la Cour a rendu les arrêts formant la trilogie en droit du travail. Par exemple, l’histoire de la grève au Canada et à l’étranger que les juges majoritaires relatent aux par. 36 à 55 faisait partie du dossier de la Cour lorsqu’elle a entendu les appels de la trilogie. Ces données historiques ne sauraient aujourd’hui étayer un résultat complètement différent de celui auquel est parvenue la Cour en 1987. La condition voulant qu’un précédent ne puisse être écarté que si « une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne » (Bedford, par. 42) n’est manifestement pas respectée.

[144]                      La jurisprudence relative à l’al. 2d) a certes suffisamment évolué pour que l’on puisse y voir une « évolution importante du droit » (Bedford, par. 42), mais cette mutation ne permet pas d’écarter la conclusion tirée dans les arrêts de la trilogie en droit du travail, à savoir qu’il n’existe pas de droit de grève protégé par la Constitution. Au contraire, l’évolution du droit depuis 1987 permet de conclure que le droit à la liberté d’association ne commande pas la constitutionnalisation du droit de grève. Cela tient au fait que la jurisprudence récente relative à l’al. 2d) reconnaît déjà un droit à la négociation collective qui protège la faculté des travailleurs syndiqués « d’exercer une véritable influence sur les conditions de travail par l’entremise d’un processus de négociation collective menée de bonne foi » et qui exige que « l’employeur et les employés se rencontrent et négocient de bonne foi en vue de réaliser leur objectif commun d’accommodement par des moyens pacifiques et productifs » (Health Services, par. 90).

[145]                      Au cours des années qui ont suivi le Renvoi relatif à l’Alberta, la Cour a bien précisé que le droit à la négociation collective garanti par l’al. 2 d )  de la Charte  n’englobe aucun processus de règlement des différends prévu par la loi. Plus récemment, dans l’arrêt Fraser, les juges majoritaires se sont exprimés comme suit :

                         Dès lors, l’arrêt Health Services n’étaye pas l’opinion de la Cour d’appel de l’Ontario en l’espèce, selon laquelle la Constitution exige que les législateurs, dans tous les cas et pour tous les secteurs d’activité, adoptent des lois établissant un modèle uniforme de relations du travail. Selon la Cour d’appel, ce modèle imposerait l’obligation de négocier de bonne foi, reconnaîtrait les principes du monopole syndical et du vote majoritaire et prévoirait un mécanisme pour dénouer les impasses des négociations et résoudre les différends relatifs à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective . . . [par. 47]

[146]                      Dans le présent pourvoi, les juges majoritaires affirment que l’absence prétendue d’un mécanisme de règlement des différends dans la PSESA « représente ce qui, en fin de compte, rend les restrictions apportées [au droit de grève] inadmissibles sur le plan constitutionnel » (par. 25).

[147]                      Or, conclure à l’existence du droit à la grève (ou, sinon, à un processus de règlement des différends prévu par la loi) contredit expressément l’arrêt Fraser dans lequel la Cour statue que l’al. 2 d )  de la Charte  ne requiert pas l’établissement par la loi d’un processus de règlement des différends (par. 41). L’évolution de la jurisprudence relative à l’al. 2d) depuis 1987 ne permet pas de contredire les décisions mêmes qui jalonnent cette évolution.

[148]                      Plus déroutante encore est l’opinion de nos collègues selon laquelle, dans Fraser, notre Cour réaffirme que, pour l’application de l’al. 2 d )  de la Charte , un processus véritable doit englober quelque « voie de recours advenant que l’employeur ne négocie pas de bonne foi » (par. 29). Ils s’expriment en ce sens malgré la teneur explicitement contraire de cet arrêt (voir Fraser, par. 41). Du fait de leur interprétation erronée, ils écartent cette décision sans le reconnaître.

[149]                      L’interprétation « généreuse » de l’al. 2 d )  de la Charte  à laquelle renvoient les juges majoritaires au par. 33 de leurs motifs n’autorise pas la Cour à repousser indéfiniment les limites de la liberté d’association. En soumettant en l’espèce le législateur à des contraintes constitutionnelles, les juges majoritaires méconnaissent le principe du stare decisis, ainsi que la certitude et la prévisibilité que ce principe est censé promouvoir.

(6)         Le droit international n’est pas décisif en ce qui concerne la teneur de l’al. 2 d )  de la Charte 

[150]                      Contrairement à ce que soutiennent les juges majoritaires, le droit international n’offre pas de repères qui permettent à la Cour de décider si le droit de grève bénéficie ou non de la protection de l’al. 2 d )  de la Charte . Il y a au moins une raison majeure à cela : l’état actuel du droit international sur le recours à la grève est incertain.

[151]                      Il faut user de prudence lorsque l’état actuel du droit international se prête à des interprétations contradictoires. Comme nous l’expliquons plus loin, les organismes internationaux ne s’entendent pas sur la question de savoir si les instruments internationaux sur le droit du travail et les droits de la personne protègent ou non le droit de grève. Si la Cour décide de s’appuyer sur des interprétations non contraignantes de conventions internationales, elle ne doit pas retenir que les interprétations qui étayent ses conclusions.

[152]                      À titre d’exemple, les juges majoritaires soutiennent que la Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du Travail (« OIT »), 68 R.T.N.U. 17 (« Convention (no 87) »), confirme la protection du droit de grève à l’échelle internationale (par. 67), alors que ce droit ne figure ni dans le texte de la convention, ni dans la Constitution de l’OIT (en ligne), ni dans la Déclaration de Philadelphie (qui porte sur les buts et objectifs de l’OIT) (voir l’annexe de la Constitution de l’OIT). Le paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention (no 87) protège le droit des organisations de travailleurs et d’employeurs de « formuler leur programme d’action », mais la question de savoir si ce droit comprend celui de faire la grève est l’objet de débats.

[153]                      Les organismes de l’OIT eux-mêmes ne s’entendent pas sur l’interprétation de la Convention (no 87) de l’OIT. Le Comité de la liberté syndicale et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations reconnaissent l’existence d’un droit de grève dans la Convention (no 87) (La liberté syndicale : Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du BIT (5e éd. rév. 2006), par. 520; L. Swepston, « Droits de l’homme et liberté syndicale : évolution sous le contrôle de l’OIT » (1998), 137 Rev. int. trav. 187, p. 206; S. Regenbogen, « The International Labour Organization and Freedom of Association : Does Freedom of Association Include the Right to Strike? » (2012), 16 C.L.E.L.J. 385, p. 404). Or, ces organismes n’exercent pas de fonctions judiciaires et ne veillent pas au respect des obligations prévues dans les conventions de l’OIT — le Comité de la liberté syndicale est un organisme d’enquête et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, qui se situe au premier palier de la procédure de contrôle de l’OIT, s’en tient à la formulation d’observations (B. A. Langille, « Can We Rely on the ILO? » (2006-2007), 13 C.L.E.L.J. 273, p. 285 et 287; N. Valticos et G. von Potobsky, International Labour Law (2e éd. rév. 1995), par. 661-662). La Commission de l’application des normes de la Conférence constitue le second palier de la procédure de contrôle. Cette commission tripartite composée de représentants de l’État, du patronat et des travailleurs n’est pas parvenue à un consensus sur l’inclusion du droit de grève dans la liberté d’association (Regenbogen, p. 398-399 et 404; Valticos et von Potobsky, par. 663-664; Conférence internationale du Travail, 102e sess., Commission de l’application des normes de la conférence : Extraits du compte rendu des travaux (2013)).

[154]                      Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (« PIDCP »), ne prévoit pas expressément le droit de grève. Bien que le paragraphe 1 de l’article 22 protège la liberté d’association, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, qui reçoit et examine les plaintes concernant le respect des obligations prévues par le PIDCP, a estimé que l’article 22 ne protège pas le droit de grève (J.B. c. Canada, Communication no 118/1982 (1986), publié dans Doc. N.U. CCPR/C/OP/2, Sélection de décisions du Comité des droits de l’homme prises en vertu du Protocole facultatif, vol. 2 (1991), p. 36, par. 6.4). Le paragraphe 3 de l’article 22 renvoie expressément à la Convention (no 87) de l’OIT, mais faute d’accord quant à savoir si elle protège ou non le droit de grève, ce seul renvoi ne peut être la source de ce droit.

[155]                      Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3 (« PIDESC »), à l’alinéa d) du paragraphe 1 de son article 8, protège jusqu’à un certain point le droit de grève dans la mesure où il prévoit expressément l’application possible de restrictions dans le cas des travailleurs du secteur public. Le paragraphe 2 de l’article 8 dispose en effet que « [l]e présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique. » À supposer même qu’un droit de grève général soit reconnu à l’échelle internationale, ce qui est loin d’être avéré, la limitation éventuelle de ce droit conformément au paragraphe 2 de l’article 8 montre que les mesures contestées ne sont pas exclues.

[156]                      Du droit international ne se dégage donc aucun consensus net selon lequel le droit de grève constitue un élément essentiel de la liberté d’association.

[157]                      Par ailleurs, selon la Cour, les obligations qui lient le Canada en droit international importent au premier chef dans son interprétation de la Charte . Dans l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, le juge LeBel souligne que « [l]orsque le libellé exprès de la Charte  le permet, la détermination de la portée de celle-ci doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international » (par. 56 (nous soulignons)). De même, dans l’arrêt Divito, la juge Abella affirme en reprenant les motifs de la juge en chef McLachlin et du juge LeBel dans Health Services (par. 70) qu’« il faut présumer que la Charte  accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne » (par. 23 (nous soulignons)). S’il est vrai que d’autres sources de droit international peuvent avoir force persuasive dans les cas qui s’y prêtent, il convient de leur reconnaître une valeur moins grande que celle des sources qui lient le Canada (voir p. ex. P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 36-39 à 36-43; P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 427-433).

[158]                      Les juges majoritaires signalent que le droit de grève est inscrit dans la constitution de nombreux pays étrangers, ainsi que dans la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221 (1950), et dans la Charte sociale européenne (S.T.E. no 35, 1961, révisée S.T.E. no 163, 1996) (par. 71 et 74). Cependant, l’inclusion expresse du droit de grève dans d’autres constitutions et chartes que les nôtres ne saurait influencer la Cour dans son interprétation de la « liberté d’association » prévue à l’al. 2d). Le fait que le droit de grève ne soit pas expressément prévu dans la Charte  — dont l’adoption est postérieure à celle de bon nombre des constitutions citées par les juges majoritaires — est plutôt de nature à indiquer que les législateurs fédéral et provinciaux ont voulu écarter ce droit (voir Renvoi relatif à l’Alberta, p. 414-416).

[159]                      Il existe une bonne raison d’accorder peu d’importance aux instruments internationaux auxquels le Canada n’est pas partie. C’est au gouvernement, non aux tribunaux, qu’il appartient d’assujettir le Canada à des obligations internationales (voir Hogg, p. 11-2 à 11-4). Le contrôle judiciaire et l’application du droit international ne devraient pas offrir des moyens détournés d’empiéter sur la prérogative du gouvernement en matière d’affaires étrangères (voir Turp c. Canada (Justice), 2012 CF 893, [2014] 1 R.C.F. 439; Hogg, p. 1-20). De plus, leur mise en relief du droit international se révèle particulièrement problématique étant donné le contexte historique unique dans lequel ont évolué les relations de travail dans les différents pays.

[160]                      Le droit international n’est d’aucune aide à la Cour pour déterminer si la liberté d’association prévue à l’al. 2 d )  de la Charte  englobe le droit de grève.

B.            La PSESA ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’al. 2d)  de la Charte 

[161]                      Pour les motifs qui précèdent, l’al. 2 d )  de la Charte  ne garantit pas le droit de grève. Il nous faut toutefois examiner si la PSESA porte néanmoins atteinte au droit à un processus véritable de négociation collective garanti par l’al. 2d). Soit dit en tout respect, nous croyons que ce n’est pas le cas.

[162]                      Les juges majoritaires rompent avec le critère qui permet de déterminer si une loi porte atteinte ou non au droit constitutionnel de négocier collectivement et que la Cour énonce très clairement dans l’arrêt Fraser.

[163]                      Le régime de « grève contrôlée » établi par la PSESA ne prive pas dans les faits les associations qui représentent les salariés du secteur public en cause du droit de présenter des observations à l’employeur et de les voir prises en compte et débattues de bonne foi, ni n’entrave substantiellement l’exercice de ce droit. Il y a trois raisons à cela. Il appert de la preuve qu’il y a eu négociation collective de bonne foi dans le cadre établi par la PSESA; dans les arrêts Fraser et Health Services, la Cour nie l’existence d’un droit à un mécanisme de règlement des différends; la grève n’a pas pour objectif de garantir le déroulement d’une négociation collective véritable, mais bien d’exercer une pression politique et économique sur l’employeur. Par ailleurs, si le gouvernement de la Saskatchewan limite la compétence de la Labour Relations Board (la « Commission »), elle le fait de bonne foi et sa décision est justifiée. Les travailleurs de la Saskatchewan qui assurent des services essentiels n’ont pas besoin d’un droit de grève pour faire respecter les droits qu’ils tirent de l’al. 2d).

[164]                      Premièrement, la PSESA facilite la consultation entre employeurs et syndicats sur la désignation des services essentiels. Le droit à la négociation collective protégé à l’al. 2d) ne garantit pas l’obtention d’un résultat donné (Fraser, par. 45), mais il appert de la conclusion d’accords sur les services essentiels dans le secteur public sous le régime de la PSESA que le droit à une négociation collective véritable n’a fait l’objet d’aucune entrave substantielle dans la province. La première convention collective intervenue après l’entrée en vigueur de la PSESA entre la Public Service Commission (la « PSC ») et le Saskatchewan Government and General Employees’ Union (le « SGEU ») pour la période 2009-2012 a été signée seulement huit mois après l’expiration de la convention précédente, soit dans un délai d’au moins trois mois inférieur au délai habituel. La PSC et le SGEU, de même que la PSC et le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 600, ont également conclu des accords sur les services essentiels. En août 2010, lAssociation of Health Organizations de la Saskatchewan s’est entendue avec le Syndicat canadien de la fonction publique, le Service Employees International Union et le SGEU sur le texte de conventions collectives qui ont ensuite été entérinées.

[165]                      Qui plus est, l’art. 6 de la PSESA exige que les employeurs du secteur public négocient avec les syndicats afin de conclure un accord sur les services essentiels. Selon la preuve, ils se sont acquittés de cette obligation de bonne foi. À titre d’exemple, le juge de première instance conclut que les municipalités urbaines, l’Université de Regina et l’Université de la Saskatchewan ont toutes véritablement consulté les syndicats (par. 189). En fait, le gouvernement de la Saskatchewan a surpassé les exigences du par. 6(3) de la PSESA : la PSC a consulté le SGEU en vue de déterminer quels services (hormis ceux liés à la santé et à la sécurité) seraient tenus pour essentiels suivant le Public Service Essential Services Regulations, R.R.S., c. P-42.2, règl. 1. À la suite de ces consultations, nombre de modifications ont été apportées au Règlement.

[166]                      Deuxièmement, dans les arrêts Health Services et Fraser, la Cour statue que l’al. 2d) ne garantit pas le droit à un mécanisme de règlement des différends. À elles seules, les allégations voulant que la PSESA n’offre aucun mécanisme adéquat de règlement des différends ne permettent pas en l’espèce de conclure à la violation des droits protégés par l’al. 2d). Comme le fait observer en dissidence le juge Rothstein dans l’arrêt Police montée, l’écart entre l’opinion des juges majoritaires et celle qui sous-tend l’arrêt Fraser est encore plus déconcertant dans la mesure où, dans cette autre affaire, les travailleurs agricoles à qui la Cour n’a pas jugé nécessaire d’accorder l’accès à un mécanisme de règlement des différends étaient bien plus vulnérables que ne le sont les préposés aux services publics qui s’adressent aujourd’hui à la Cour.

[167]                      Enfin, les appelants soutiennent que la Cour doit déférer à la conclusion du juge de première instance selon laquelle, lorsque les travailleurs ne peuvent recourir à la grève, on ne peut être assuré qu’il y aura négociation collective de bonne foi. Nous le répétons, cette affirmation dénature l’objectif premier d’une grève, à savoir exercer une pression politique et économique, et non faire en sorte qu’il y ait négociation collective de bonne foi, ce que garantit la loi et, depuis l’arrêt Health Services, l’al. 2 d )  de la Charte .

[168]                      L’équilibre établi par le législateur en Saskatchewan est éminemment raisonnable. La portée restreinte du pouvoir de révision de la Commission se justifie dans le contexte de la prestation de services essentiels lorsque la santé, la sûreté et la sécurité du public sont en jeu. Rappelons que le gouvernement de la Saskatchewan, de même que le gouvernement fédéral et ses homologues provinciaux, doivent respecter l’engagement constitutionnel de « fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels » (al. 36(1) c )  de la Loi constitutionnelle de 1982 ). Le gouvernement de la Saskatchewan ne peut donc pas s’en remettre à des décisions arbitrales susceptibles de faire en sorte que la province n’ait plus les moyens de donner suite à son engagement. Or, c’est exactement ce que font craindre la constitutionnalisation du droit de grève et la conclusion portant que la limitation de ce droit n’est justifiée qu’en présence d’un « autre moyen véritable (tel l’arbitrage) de mettre fin à l’impasse des négociations » (motifs majoritaires, par. 93). Le gouvernement de la Saskatchewan avait le droit de conclure que l’arbitrage obligatoire pouvait compromettre l’objectif de la PSESA, à savoir la prestation continue des services essentiels durant un conflit de travail.

[169]                      L’État se distingue de l’entreprise privée en ce qu’il ne peut ni se retirer d’un secteur d’activité économique et cesser d’assurer le service essentiel en cause, ni confier la prestation du service à une administration dont le coût de la main-d’œuvre est inférieur, ni faire véritablement faillite et fermer tout bonnement ses portes. La reconnaissance de cette contrainte est essentielle dans l’examen de la décision de la Saskatchewan de limiter jusqu’à un certain point le pouvoir de révision de la Commission.

[170]                      La PSESA ne porte pas atteinte au droit des préposés aux services essentiels à un processus véritable de négociation collective de bonne foi. La preuve révèle qu’il y a eu négociation collective de bonne foi sous le régime de la PSESA, les arrêts Health Services et Fraser confirment que l’al. 2d) ne garantit pas le droit à un mécanisme de règlement des différends et le but d’une grève dans le secteur public est d’exercer une pression politique, non de garantir une négociation collective véritable, ce que font déjà la loi et la Constitution. Le droit de grève n’est pas nécessaire à la protection de la liberté d’association garantie à l’al. 2d).

[171]                      Le gouvernement de la Saskatchewan a conçu un cadre législatif unique afin d’assurer à la collectivité la prestation continue de services essentiels pendant un conflit de travail. La Cour devrait déférer à ses choix politiques dans l’établissement d’un équilibre entre les intérêts respectifs des employeurs, des employés et du public et lui permettre ainsi de s’acquitter de son obligation constitutionnelle de fournir de tels services.

[172]                      Lorsqu’ils concluent que la PSESA viole le droit à la négociation collective véritable, nos collègues se gardent d’appliquer le critère de l’entrave substantielle établi récemment par la Cour dans un dossier relatif à l’al. 2d). Dans l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, même si elle tranche au regard du critère de l’« [entrave] substantielle », la formation majoritaire demeure consciente de « l’impossibilité » pour les travailleurs agricoles appelants d’exercer les droits garantis par l’al. 2d) (par. 25 (soulignement omis) et 48). Dans l’arrêt Health Services, la formation majoritaire s’exprime dans le même sens : « [i]l doit être établi qu’il serait pratiquement impossible d’exercer la liberté constitutionnelle en question » (par. 34). Dans Fraser, la Cour opine que « [l]a question demeure celle de savoir si la loi ou la mesure gouvernementale contestée rend impossible l’action collective visant la réalisation d’objectifs liés au travail » (par. 46). C’est sur cette toile de fond qu’a vu le jour le critère de l’entrave substantielle. Nos collègues en font aujourd’hui abstraction et appliquent un critère moins strict dans le cadre de leur analyse constitutionnelle.

[173]                      Comme la PSESA ne porte pas atteinte aux droits garantis à l’al. 2 d )  de la Charte , il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse fondée sur l’article premier.

C.            La PSESA ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’al. 2b)  de la Charte 

[174]                      Les appelants invoquent l’al. 2b) à titre subsidiaire et soutiennent que la PSESA porte atteinte à la liberté d’expression des travailleurs en ce qu’elle limite leur faculté de participer à une grève. Il ne convient pas de se prononcer sur ce point, le dossier n’étant pas suffisamment étoffé pour le faire. Comme devant la Cour d’appel, leur thèse fondée sur l’al. 2b) est avancée [traduction] « à titre très accessoire » (par. 72). Alors qu’ils offrent une argumentation détaillée sur l’application de l’al. 2d), les appelants étayent bien peu leur thèse fondée sur l’al. 2b). Il serait inopportun de se prononcer sur le point constitutionnel soulevé à défaut d’arguments substantiels à l’appui.

D.           La loi intitulée The Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26, ne contrevient pas à l’al. 2d)  de la Charte 

[175]                      Nous convenons avec les juges majoritaires que la Trade Union Amendment Act, 2008 (« TUAA ») ne porte pas atteinte à la liberté d’association. Modifier le processus d’accréditation et de révocation de l’accréditation et permettre à l’employeur de communiquer [traduction] « des faits et des opinions à ses salariés » (TUAA, art. 6) ne fait pas obstacle à un processus véritable de négociation collective, ni n’entrave substantiellement ce processus.

III.        Conclusion

[176]                      Ni la PSESA ni la TUAA ne portent atteinte aux droits garantis par l’al. 2 d )  de la Charte . Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens et de répondre comme suit aux questions constitutionnelles :

1.         La Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2, en tout ou en partie, viole-t-elle l’al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Non.

2.         Dans l’affirmative, s’agit-il d’une violation constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Il est inutile de répondre à la question.

3.         La Public Service Essential Services Act, S.S. 2008, c. P-42.2, en tout ou en partie, viole-t-elle l’al. 2 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Non.

4.         Dans l’affirmative, s’agit-il d’une violation constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Il est inutile de répondre à la question.

5.         Les articles 3, 6, 7 et 11 de la Trade Union Amendment Act, 2008, S.S. 2008, c. 26, en tout ou en partie, violent-ils l’al. 2 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Non.

6.         Dans l’affirmative, s’agit-il d’une violation constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Il est inutile de répondre à la question.

                    Pourvoi accueilli en partie avec dépens, les juges Rothstein et Wagner sont dissidents en partie.

                    Procureurs des appelants : Gerrand Rath Johnson, Regina; Victory Square Law Office, Vancouver; The W Law Group, Saskatoon.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Saskatoon.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador : Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, St. John’s.

                    Procureurs de l’intervenant Saskatchewan Union of Nurses : Bainbridge Jodouin Cheecham, Saskatoon.

                    Procureurs de l’intervenant SEIU-West : Plaxton & Company, Saskatoon.

                    Procureurs des intervenants United Nurses of Alberta et Alberta Federation of Labour : Chivers Carpenter, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenant l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des pilotes d’Air Canada : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Moore Edgar Lyster, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenant le Conseil du patronat du Québec : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenant le Conseil canadien des employeurs : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.

                    Procureurs des intervenants le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes et l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale : Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish, Toronto.

                    Procureurs des intervenants British Columbia Teachers’ Federation et Hospital Employees’ Union : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant Alberta Union of Provincial Employees : Nugent Law Office, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante la Confédération des syndicats nationaux : Laroche Martin, Montréal.

                    Procureurs des intervenantes Regina Qu’Appelle Regional Health Authority, Cypress Regional Health Authority, Five Hills Regional Health Authority, Heartland Regional Health Authority, Sunrise Regional Health Authority, Prince Albert Parkland Regional Health Authority et Saskatoon Regional Health Authority : Saskatoon Regional Health Authority, Saskatoon; MacPherson Leslie & Tyerman, Saskatoon.

                    Procureurs de l’intervenant le Syndicat national des employées et employés généraux du secteur public : Champ & Associates, Ottawa.

                    Procureurs des intervenantes la Société canadienne des postes et Air Canada : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.

 



[1]   Le service « visé par règlement » dont il est question au sous-al. 2(c)(ii) figure au Tableau 1 de l’annexe du Public Service Essential Services Regulations, R.R.S., c. P-42.2, règl. 1, entré en vigueur en 2009.