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R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13

 

Michael Feeney                                                                                 Appelant

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                          Intimée

 

Répertorié:  R. c. Feeney

 

No du greffe:  24752.

 

1996:  11 juin; 1997:  22 mai.*

 

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

 

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

 

Droit criminel ‑‑ Arrestation ‑‑ Arrestation sans mandat effectuée dans un domicile ‑‑ Policiers entrant par la force dans le domicile ‑‑ Absence de motif subjectif ou objectif de conclure que le suspect a commis un acte criminel ‑‑ Arrestation effectuée après la découverte d’éléments de preuve ‑‑ Conditions pour qu’une arrestation soit valide.

 


Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Droit à un avocat ‑‑ Mise en garde lue lors de l’arrestation sans qu’aucune mention ne soit faite du droit de consulter immédiatement un avocat ou d’obtenir un numéro de téléphone sans frais pour appeler un avocat de garde ‑‑ Y a-t-il eu violation des droits de l’accusé à l’assistance immédiate d’un avocat? ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b) .

 

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Fouille, perquisition et saisie -- Policiers à la recherche d’une personne soupçonnée de crime grave -- Policiers entrant dans un domicile sans être invités et sans mandat -- Y a-t-il eu violation du droit à la vie privée de l’accusé? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 8 .

 

Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Admissibilité de la preuve ‑‑ Accusé interrogé faisant une déclaration après avoir reçu lecture d’une mise en garde, mais avant d’avoir eu la possibilité de consulter un avocat ‑‑ Prise d’empreintes digitales effectuée après l’arrestation ‑‑ Objets saisis au domicile ‑‑ Graves violations de la Charte  ‑‑ L’utilisation des éléments de preuve serait‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2) .

 


Au cours d’une enquête sur un meurtre en 1991, les policiers sont entrés sans permission chez l’accusé qui demeurait dans une remorque d’entreposage.  Ne recevant pas de réponse, ils sont entrés, ont réveillé l’accusé, lui ont touché la jambe et lui ont ordonné de se lever, puis l’ont amené à l’avant de la remorque où il y avait plus de lumière.  Les policiers l’ont arrêté après avoir vu du sang sur sa chemise.  Après avoir informé l’accusé de son droit à l’assistance d’un avocat, mais non de son droit de consulter immédiatement un avocat, les policiers lui ont posé quelques questions auxquelles il a répondu.  Sa chemise a été saisie et il a été amené au détachement de la police où d’autres déclarations et ses empreintes digitales ont été recueillies avant qu’il ait consulté un avocat.  Les policiers ont saisi de l’argent, des cigarettes et des chaussures en vertu d’un mandat obtenu sur la foi de la perquisition initiale dans la remorque (la chemise et les chaussures), de l’interrogatoire initial (les chaussures) et de l’interrogatoire effectué par la suite au détachement (l’argent sous le matelas).

 

L’accusé a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré et son appel a été rejeté à l’unanimité.  Il s’agit, en l’espèce, de décider si la police a, en enquêtant sur l’accusé, violé son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives, garanti par la Charte  (art. 8 ), et son droit, en cas d'arrestation ou de détention, d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit (al. 10b)), et, dans l’affirmative, quels éléments de preuve, s’il en est, devraient être écartés en vertu du par. 24(2).

 

Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents):  Le pourvoi est accueilli.

 

Les juges La Forest, Sopinka, Cory, Iacobucci et Major:  Sous le régime de la common law antérieure à la Charte , l’arrestation sans mandat effectuée à la suite d’une entrée par la force dans des lieux privés est légale a) si le policier qui l’effectue a des motifs raisonnables de croire que la personne recherchée est sur les lieux, b) si une annonce régulière est faite, c) si le policier croit qu’il y a des motifs raisonnables d’effectuer l’arrestation, et d) si, objectivement, il existe des motifs raisonnables et probables d’effectuer l’arrestation.  Sauf en cas d’urgence, les policiers devraient donner avis de leur présence en frappant ou en sonnant à la porte, donner avis de leur autorité en s’identifiant comme des policiers chargés d’appliquer la loi, et donner avis du but de leur visite, en énonçant un motif légitime d’entrer.  De plus, avant d’entrer par la force, ils doivent au moins avoir demandé la permission d’entrer et avoir essuyé un refus.

 


La condition subjective pour effectuer une arrestation n’a pas été remplie et son absence a rendu l’arrestation illégale même selon la common law en vigueur avant l’adoption de la Charte .  Le policier qui a procédé à l’arrestation ne croyait pas avoir des motifs raisonnables de l’effectuer avant d’entrer par la force.  Cette conclusion est étayée par le témoignage du policier et par le fait qu’il n’a arrêté l’accusé qu’après avoir aperçu la chemise tachée de sang.  Il n’est pas possible d’invoquer uniquement une norme objective, étant donné que son ajout aux conditions à remplir pour qu’une arrestation soit valide en common law n’a pas remplacé la condition subjective.  En fait, il serait incompatible avec l’esprit de la Charte de permettre à un policier d’effectuer une arrestation sans mandat même s’il ne croit pas à l’existence de motifs raisonnables d’y procéder.

 

La question de savoir s’il existait objectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation avant l’entrée dans la remorque peut faire l’objet d’un examen par notre Cour.  Le juge du procès a commis une erreur de droit en tenant compte d’un facteur non pertinent (la préservation d’éléments de preuve) et en n’expliquant pas pourquoi le policier chargé de l’enquête avait eu tort de conclure à l’inexistence de motifs de procéder à une arrestation avant d’entrer dans la remorque.

 


Le critère objectif est de savoir si une personne raisonnable, mise à la place du policier, aurait cru à l’existence de motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation.  Toute conclusion qu’on ne satisfait pas au critère subjectif implique généralement qu’on ne satisfait pas au critère objectif, sauf si l’on juge que la norme appliquée par le policier est excessivement élevée.  Une arrestation ne peut pas être effectuée que pour fins d’enquête seulement, mais s’il existe subjectivement et objectivement des motifs d’y procéder, le fait que la police ait l’intention de poursuivre l’enquête et qu’elle le fasse n’invalide pas l’arrestation.  On n’a pas satisfait au critère objectif, peu importe le point de vue du policier.

 

Le critère de l’arrêt Landry relativement aux arrestations sans mandat, qui consiste essentiellement à établir l’équilibre, d’une part, entre le fait d’aider la police à protéger la société, et d’autre part, les droits à la vie privée que possèdent les citoyens qui se trouvent dans leur maison, ne s’applique plus.  Il doit être adapté aux valeurs de la Charte  qui, malgré la grande importance qui est accordée à la sécurité et à l’intimité du foyer en common law, accroissent considérablement la consécration juridique de l’intimité du foyer.  En général, le droit à la vie privée l’emporte désormais sur le droit de la police et les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont interdites.

 

En général, un mandat est requis pour effectuer une arrestation dans une maison d’habitation.  Il y a des exceptions en ce qui concerne le caractère abusif des perquisitions sans mandat visant à trouver des choses.  Une perquisition sans mandat respecte l’art. 8 si elle est autorisée par la loi, et si la loi et la manière dont la perquisition est effectuée sont raisonnables.  Dans le cas d’une prise en chasse, le droit à la vie privée doit céder le pas à l’intérêt qu’a la société à garantir une protection policière suffisante.

 


Un mandat d’arrestation seulement constitue une protection insuffisante des droits du suspect à la vie privée.  Bien que le Code criminel  n’exige pas l’autorisation préalable des fouilles ou perquisitions visant à trouver une personne, les perquisitions sans mandat visant à trouver des personnes ne sont pas acceptables.  Les droits à la vie privée garantis par la Charte  exigent que la police obtienne généralement une autorisation judiciaire préalable d’entrer dans une maison d’habitation pour y arrêter la personne recherchée.  Si le Code ne prescrit pas expressément, à l’heure actuelle, un mandat contenant une telle autorisation préalable, il y a lieu de l’interpréter comme s’il renfermait une telle disposition.  Bien que l’absence d’une telle disposition puisse avoir une profonde influence sur le pouvoir d’arrestation en common law, elle ne saurait contrecarrer un droit constitutionnel du particulier.  La création d’une procédure d’obtention d’une telle autorisation préalable permet de dissiper la crainte qu’un suspect puisse se réfugier de façon permanente dans une maison d’habitation.

 

Les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont généralement interdites.  Avant de procéder à une telle arrestation, le policier doit obtenir l’autorisation judiciaire de l’effectuer au moyen d’un mandat l’autorisant à entrer, à cette fin, dans la maison d’habitation.  Un tel mandat ne sera décerné que s’il existe des motifs raisonnables d’effectuer une arrestation et des motifs raisonnables de croire que la personne sera à l’adresse indiquée, assurant ainsi aux droits à la vie privée du particulier, en cas d’arrestation, la protection requise par notre Cour à l’égard des fouilles, perquisitions et saisies.  Exiger un mandat préalablement à l’arrestation permet d’éviter l’analyse après coup du caractère raisonnable d’une intrusion, et permet d’éviter, au lieu d’y remédier après coup, les arrestations attentatoires aux droits garantis, non fondées sur des motifs raisonnables et probables.

 

Le mandat n’est pas la seule condition pour assurer la protection de la vie privée; l’entrée par la force dans une maison d’habitation, pour y effectuer une arrestation en vertu d’un mandat relatif à un acte criminel, doit être précédée d’une annonce régulière.  Il y a exception dans le cas d’une prise en chasse.  Notre Cour n’a pas encore pleinement abordé la question de savoir s’il existe une exception pour les situations d’urgence en général.

 


L’arrestation était illégale à la fois parce que les conditions pour effectuer une arrestation sans mandat en vertu de l’art. 495 du Code n’étaient pas remplies, et parce que, de toute façon, les policiers ne peuvent procéder à des arrestations sans mandat dans une maison privée que dans des circonstances exceptionnelles, qui n’existaient pas ici.  Par conséquent, l’entrée dans la remorque et la fouille et la saisie du vêtement de l’accusé violaient l’art. 8  de la Charte .

 

L’exigence qu’une personne soit informée des droits que lui garantit l’al. 10b) s’applique dès sa mise en détention ou en état d’arrestation.  Il y a détention au sens de l’art. 10  de la Charte  lorsqu’un agent de la paix restreint la liberté d’action d’une personne au moyen d’une sommation ou d’un ordre.  En l’espèce, il y a eu détention dès que le policier a touché la jambe de l’accusé et lui a ordonné de sortir du lit.  L’accusé n’a reçu aucune mise en garde à ce moment‑là et il y a donc eu violation des droits que lui garantissait l’al. 10b).

 

L’accusé n’a pas eu de possibilité suffisante de recourir à un avocat.  Il n’a pas eu accès à un téléphone avant d’être interrogé; le policier lui a fait la mise en garde dans la remorque, où il n’y avait pas de téléphone.  Il a simplement demandé à l’accusé s’il comprenait ses droits et, après que celui-ci lui eut indiqué qu’il les comprenait, le policier lui a posé des questions au sujet du sang sur sa chemise et ses chaussures.  Ces agissements policiers ont violé les droits garantis à l’accusé par l’al. 10b).

 

La police a découvert l’existence de la somme d’argent, des cigarettes et des chaussures par suite de la violation de l’art. 8 et de l’al. 10 b )  de la Charte , et, sans ces violations, elle n’aurait eu aucune raison d’obtenir un mandat l’autorisant à procéder à la seconde perquisition.  En conséquence, la perquisition et la saisie effectuées en vertu du mandat ont-elles aussi violé l’art. 8.  Toute distinction entre la constitutionnalité de la seconde perquisition et celle de l’entrée initiale dans la remorque serait factice.

 


Il a été jugé que la prise d’empreintes digitales accessoire à une arrestation légale ne viole pas la Charte .  En l’espèce, toutefois, l’arrestation était illégale et comportait diverses violations de la Charte .  Obliger l’accusé à fournir des empreintes digitales dans le présent contexte violait l’art. 8  de la Charte , du fait que cela impliquait une fouille et une saisie relatives au corps de l’accusé, à l’égard duquel, tout au moins quand l’arrestation n’est pas légale, les attentes en matière de vie privée sont nettement élevées.  Les procédures accessoires et consécutives à une arrestation illégale, qui empiètent sur les attentes raisonnables en matière de vie privée qu’a la personne arrêtée, violent l’art. 8.

 

La première étape de l’analyse concernant l’équité du procès consiste à déterminer si la preuve en cause a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  La preuve est obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même lorsque l’accusé, en violation de ses droits garantis par la Charte , est forcé de s’incriminer sur l’ordre de l’État au moyen d’une déclaration, de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles.

 

Les déclarations dans la remorque, celles faites au détachement, ainsi que les empreintes digitales ont été obtenues en mobilisant l’accusé contre lui‑même et sont donc inadmissibles en preuve parce qu’elles nuiraient à l’équité du procès.  La chemise tachée de sang, les chaussures, les cigarettes et l’argent n’étaient pas des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même, et même si leur utilisation ne compromettrait pas l’équité du procès, ces éléments de preuve doivent être analysés en fonction des deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt Collins qui peuvent exiger leur exclusion.

 


Les violations commises en l’espèce étaient très graves.  La question de savoir si les violations ont été commises de bonne foi est un indice de gravité.  Le fait que la violation de la Charte  a été commise sans autorisation légale est un indice de mauvaise foi.  Vu le mépris systématique des droits de l’accusé, la saisie de la chemise, des chaussures, des cigarettes et de l’argent comportait de très graves violations de la Charte .  Le grave mépris des droits garantis à l’accusé par la Charte  porte à croire que l’utilisation de la preuve obtenue nuirait davantage à la considération dont jouit l’administration de la justice que leur exclusion.

 

On ne devrait faire preuve d’aucune retenue particulière à l’égard de l’un ou l’autre des jugements des tribunaux d’instance inférieure quant à leurs conclusions sur le par. 24(2).  Premièrement, ni l’un ni l’autre n’ont conclu à l’existence d’une violation concernant la saisie des éléments de preuve en question, et cette erreur de droit a vraisemblablement influé sur leur conclusion subsidiaire que les violations, si tant est qu’elles aient existé, n’étaient pas graves.  Deuxièmement, le juge du procès a conclu à tort que la police avait agi de bonne foi.  Troisièmement, les motifs du juge du procès et de la Cour d’appel étaient si brefs et non étayés qu’il était difficile de dire si d’autres erreurs avaient été commises.

 

Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin (dissidents):  Une entrée sans mandat dans des lieux est présumée abusive et contraire à l’art. 8  de la Charte , mais cette présomption peut être réfutée a) si la perquisition était autorisée par la loi, b) si la loi autorisant la perquisition n’a rien d’abusif et c) si la perquisition n’a pas été effectuée d’une manière abusive.

 


L’entrée dans les lieux était autorisée accessoirement à une arrestation légale.  Quatre conditions sont nécessaires pour procéder à une arrestation légale dans des lieux privés:  (1) il doit s’agir d’un acte criminel, (2) la personne arrêtée doit avoir commis l’infraction en question, ou l’agent de la paix doit avoir des motifs raisonnables et probables de croire que la personne a commis l’infraction, (3) il doit exister des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée se trouve dans les lieux, et (4) il faut qu’une annonce régulière ait été faite avant d’entrer.  Il n’est pas contesté, en l’espèce, qu’on a satisfait aux premier et troisième critères.

 

Pour effectuer une arrestation, le policier doit croire subjectivement à l’existence de motifs raisonnables et probables et cette croyance doit aussi pouvoir se justifier objectivement.  Une personne raisonnable possédant les connaissances du policier aurait eu peu de difficulté à croire que l’accusé avait commis l’infraction en question.  Il faut tenir compte de l’incidence combinée des faits au regard du contexte particulier de la présente affaire.

 

Des normes différentes peuvent s’appliquer au milieu rural et au milieu urbain.  Le juge du procès a montré qu’il tenait compte de la nature des renseignements obtenus et du contexte dans lequel ils ont été découverts.

 

Un agent de la paix doit, avant d’effectuer une arrestation sans mandat, avoir une croyance subjective qu’il existe des motifs raisonnables et probables d’y procéder.  D’après la preuve, le policier avait cette croyance subjective.  Le policier qui tente d’appliquer cette norme ne devrait pas être tenu à la stricte exactitude d’un avocat ou du juge de paix qui décerne un mandat.  L’existence de motifs raisonnables et probables est une norme juridique susceptible d’interprétation, et constitue fondamentalement une notion de «bon sens» qui devrait comprendre l’expérience du policier.

 


Au moment d’entrer dans une maison privée, les policiers n’ont pas à se concentrer uniquement sur l’arrestation et peuvent entrer, comme en l’espèce, dans le but subsidiaire d’enquêter afin de disculper ou d’impliquer le suspect.  L’élément clé d’une arrestation est l’existence de motifs raisonnables et probables.  Les policiers ne sont pas obligés d’effectuer une arrestation dans tous les cas.  Au contraire, il est tout à fait acceptable que les policiers entrent dans les lieux dans le but de procéder à une arrestation, tout en reconnaissant que les éléments de preuve découverts à cet endroit pourraient bien dissiper leur conviction raisonnable.  En cherchant à confirmer leur conviction raisonnable, les policiers peuvent éviter de recourir à la procédure la plus envahissante (une arrestation) en lui substituant d’abord la procédure la moins envahissante (la fouille ou perquisition).  Il n’est pas inapproprié de poursuivre une enquête après qu’une arrestation a été effectuée.

 

Aucun avis du but de la visite n’a été donné avant d’entrer.  Une telle omission ne porte pas nécessairement un coup fatal à l’arrestation.  Si les policiers ne peuvent pas s’annoncer en raison du refus de la personne recherchée de venir à la porte, leur obligation de fournir un avis complet est suspendue et ils peuvent entrer dans les lieux.  L’obligation de donner avis du but de leur visite renaît lorsqu’il devient possible de ce faire, c’est‑à‑dire une fois qu’ils rencontrent quelqu’un à qui ils peuvent donner avis.  La seule manière efficace de respecter l’exigence d’avis, en l’espèce, était de suspendre cet avis jusqu’à ce que l’accusé soit en mesure de le recevoir.  Le policier ayant effectué l’arrestation a informé l’accusé du but de sa visite et a décliné de nouveau son identité dès le moment où il était possible de le faire.

 


La règle qui autorise les arrestations sans mandat dans une maison privée est raisonnable dans certaines circonstances.  Le pouvoir d’effectuer une arrestation constitue un élément très important de l’application de la loi.  Il n’est pas réaliste de dire que les policiers ne peuvent jamais entrer sans mandat dans des lieux privés pour y effectuer une arrestation.  La capacité des policiers de capturer des personnes soupçonnées d’activités criminelles et de préserver des éléments de preuve nécessaires à leur condamnation serait grandement diminuée.  De plus, la prise en chasse n’est pas le seul cas où les policiers sont autorisés à entrer dans une maison d’habitation.  Il y aura d’autres circonstances où la menace pour la société et le danger de voir contrecarrer des objectifs importants d’application de la loi l’emporteront sur les préoccupations relatives à la vie privée.

 

On a toujours jugé que la situation d’urgence constitue une exception à la notion de l’inviolabilité du domicile.  La crainte véritable que la preuve du crime se perde peut constituer la situation d’urgence nécessaire pour pouvoir effectuer une entrée sans mandat.  La question de savoir si cette situation d’urgence existe ou non est une conclusion de fait qui relève du juge du procès.  En l’espèce, le juge du procès et la Cour d’appel étaient d’avis qu’il existait un risque grave que des éléments de preuve soient détruits, si les policiers n’entraient pas immédiatement dans la remorque pour arrêter l’accusé.

 

La suggestion selon laquelle les policiers auraient pu se contenter de surveiller la remorque en attendant d’obtenir un mandat ne tient pas compte de la distance  à parcourir et du délai qui aurait, par conséquent, été nécessaire pour obtenir un mandat en l’espèce.  La nature du crime est aussi un facteur important à prendre en considération.  Il est plus urgent d’enquêter rapidement dans un cas de crime de violence.

 


Les policiers sont entrés légalement dans la remorque pour y arrêter l’accusé; ils avaient donc le droit d’effectuer une fouille ou perquisition accessoire à l’arrestation, et de saisir des éléments de preuve.  Le pouvoir d’effectuer une fouille ou perquisition accessoire à une arrestation est bien établi en common law et a également résisté à l’examen fondé sur la Charte .  De même, la prise d’empreintes digitales effectuée accessoirement à une arrestation légale ne viole pas la Charte .

 

Le mandat a été obtenu régulièrement même en supposant que l’entrée initiale était illégale.  Lorsqu’un mandat est obtenu en partie sur la foi d’une preuve viciée, et en partie sur la foi d’une preuve obtenue régulièrement, la cour doit déterminer si le mandat aurait été délivré sur la seule foi de la preuve obtenue régulièrement.  En l’espèce, le juge du procès a statué que, avant que les policiers entrent dans la remorque et y arrêtent l’accusé, il existait des motifs raisonnables et probables de croire que l’accusé était le coupable.  Cette décision est suffisante pour que l’on puisse déduire qu’un mandat de perquisition aurait pu être décerné régulièrement sur la seule foi des renseignements obtenus avant l’arrestation.

 

Vu la conclusion que l’arrestation était légale, il n’y a pas eu violation des art. 7  et 9  de la Charte .

 

Les policiers ont rempli les obligations que leur imposait l’al. 10b).  Au moment de l’arrestation ou de la mise en détention de l’accusé, ils ne sont pas obligés de lui faire lecture des droits qui lui sont garantis par l’al. 10b).  Les policiers doivent plutôt avoir la latitude d’évaluer et de maîtriser la situation et de déterminer s’il existe une situation potentiellement dangereuse.  Le délai qui s’est écoulé en l’espèce est minime.  On ne saurait dire qu’il y a eu violation de la Charte  à cause de ce bref délai.

 


L’alinéa 10b) impose les obligations suivantes aux policiers chargés d’appliquer la loi:  (1) informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde; (2) si la personne détenue a indiqué qu’elle voulait exercer ce droit, lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger); (3) s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (encore une fois, sauf en cas d’urgence ou de danger).  Les deuxième et troisième obligations participent de l’obligation de mise en application et ne prennent naissance que si la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit à l’assistance d’un avocat.  Cette obligation ne prend donc naissance que si la personne détenue l’invoque.

 

Il n’était pas nécessaire d’examiner le par. 24(2).  Toutefois, s’il avait été nécessaire de le faire, l’exclusion de ces éléments de preuve déconsidérerait manifestement l’administration de la justice vu la situation d’urgence et la gravité du crime.

 

Le juge en chef Lamer (dissident):  Il y a accord, pour l’essentiel, avec les motifs exposés par le juge Lambert de la Cour d’appel.  Les motifs et la conclusion ne doivent pas être interprétés comme ne concordant pas avec les principes de l’arrêt R. c. Stillman, exposés dans les motifs du juge Sopinka.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Sopinka

 


Arrêts examinés:  Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158; Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739; R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145; R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; arrêts mentionnés:  R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291; Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2; Dumbell c. Roberts, [1944] 1 All E.R. 326; Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2; Semayne’s Case (1604), 5 Co. Rep. 91a, 77 E.R. 194; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Pozniak, [1994] 3 R.C.S. 310; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138; R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297.

 

Citée par le juge L’Heureux-Dubé (dissidente)

 


R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Debot, [1989] 2 R.C.S. 1140, conf. (1986), 30 C.C.C. (3d) 207; Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739; R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145; R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241; R. c. Wilson, [1990] 1 R.C.S. 1291; R. c. Grunwald, [1991] B.C.J. No. 235 (QL); R. c. Zastowny (1992), 76 C.C.C. (3d) 492; R. c. Breton (1994), 74 O.A.C. 99; Illinois c. Gates, 462 U.S. 213 (1983); People c. Simon, 290 P.2d 531 (1955); Rawlings c. Kentucky, 448 U.S. 98 (1980); R. c. Charlton (1992), 15 B.C.A.C. 272; R. c. Miller, [1988] 1 R.C.S. 230, conf. (1986), 25 C.C.C. (3d) 554; R. c. Jenkins, [1992] O.J. No. 672 (QL); R. c. Bennett, [1996] O.J. No. 4137 (QL); R. c. Dupuis (1994), 162 A.R. 197; R. c. Anderson (1996), 49 C.R. (4th) 305; Payton c. New York, 445 U.S. 573 (1980); R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297; Lyons c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633; United States c. Reid, 69 F.3d 1109 (1995); United States c. Scroger, 98 F.3d 1256 (1996); United States c. Wicks, 995 F.2d 964 (1993), cert. refusé, 114 S.Ct. 482 (1993); R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; People c. Johnson, 637 P.2d 676 (1981); People c. Williams, 641 N.E.2d 296 (1994); State c. Storvick, 428 N.W.2d 55 (1988); State c. Gonsalves, 553 A.2d 1073 (1989); People c. Smith, 604 N.E.2d 858 (1992); R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Cobham, [1994] 3 R.C.S. 360; R. c. Latimer, [1997] 1 R.C.S.  217, conf. (1995), 99 C.C.C. (3d) 481; R. c. Lorincz (1995), 9 M.V.R. (3d) 186; R. c. Louden, [1995] B.C.J. No. 2446 (QL); R. c. Anderson (1984), 10 C.C.C. (3d) 417; R. c. Sabourin (1984), 13 C.C.C. (3d) 68; R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869; R. c. Baig, [1987] 2 R.C.S. 537; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190.

 

Citée par le juge en chef Lamer (dissident)

 

R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 8 , 9 , 10 b ) , 24(2) .

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , art. 495(1) a), b), c) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 75] (auparavant S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 450).

 

Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, art. 10.

 

 

Doctrine citée

 

 

Canada.  Commission de réforme du droit.  Document de travail 41. L’arrestation.      Ottawa:  La Commission, 1985.

 

Fontana, James A.  The Law of Search and Seizure in Canada, 3rd ed.  Toronto: Butterworths, 1992.

 

LaFave, Wayne R.  Search and Seizure: A Treatise on the Fourth Amendment, vol. 3,         3rd ed.  St. Paul:  West Publishing Co., 1996.

 

Parker, Graham.  «Developments in Criminal Law:  The 1985‑86 Term» (1987), 9 Sup. Ct. L. Rev. 247.

 


Slobogin, Christopher.  «Testilying: Police Perjury and What to Do About It» (1996), 67           U. Colo. L. Rev. 1037.

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1995), 54 B.C.A.C. 228, 88 W.A.C. 228, qui a rejeté l’appel interjeté contre la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Leggatt, siégeant avec jury.  Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

 

Charles Lugosi, pour l’appelant.

 

William F. Ehrcke, pour l’intimée.

 

//Le Juge en chef//

 

Version française des motifs rendus par

 

1                 Le Juge en chef (dissident) ‑‑ J’ai pris connaissance des motifs de mes collègues les juges L’Heureux-Dubé et Sopinka, auxquels je suis incapable de souscrire.  Je suis d’accord avec le juge L’Heureux-Dubé quant au résultat, mais essentiellement pour  les motifs exposés par le juge Lambert de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1995), 54 B.C.A.C. 228.

 

2                 Mes motifs et ma conclusion ne doivent pas être interprétés comme ne concordant pas de quelque façon que ce soit avec les principes de l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, exposés dans les motifs du juge Sopinka.  Je souscris à ces principes tels qu’ils y sont énoncés.  Mon désaccord concerne leur application aux faits de la présente affaire.

 


3                 Je rejetterais donc le pourvoi.

 

//Le juge Sopinka//

 

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

 

4                 Le juge Sopinka ‑‑ Le présent pourvoi concerne un certain nombre de violations de la Charte canadienne des droits et libertés  commises durant l’enquête policière sur le décès de Frank Boyle, battu à mort à Likely, en Colombie‑Britannique, en juin 1991.  Sur la foi d’informations, les policiers sont entrés sans permission dans la maison de l’appelant, une remorque d’entreposage qu’il occupait conformément à un accord conclu avec sa s{oe}ur et son conjoint de fait, ont détenu l’appelant, fouillé ses vêtements et, quand ils ont vu du sang sur sa chemise, l’ont arrêté.  Après avoir informé l’appelant de son droit à l’assistance d’un avocat, au moyen d’une mise en garde qui, selon lui, était insuffisante, les policiers lui ont posé quelques questions auxquelles il a répondu.  Sa chemise a été saisie et il a été amené au détachement de la GRC à Williams Lake où d’autres déclarations et ses empreintes digitales ont été recueillies avant qu’il ait consulté un avocat.

 

5                 L’appelant a soutenu que la police avait violé les art. 7 , 8  et 9  et l’al. 10 b )  de la Charte .  À mon avis, elle a effectivement violé l’art. 8 et l’al. 10b) et la preuve recueillie par suite de ces violations aurait dû être écartée en vertu du par. 24(2)  de la Charte .  Vu ces conclusions, il n’est pas nécessaire d’examiner si d’autres dispositions de la Charte  ont été violées.

 


Les faits

 

6                 Le samedi 8 juin 1991, vers 8 h 20, le corps de Frank Boyle, âgé de 85 ans, a été trouvé dans sa résidence du chemin Cedar Creek à Likely, en Colombie‑Britannique.  Il était décédé à la suite d’une attaque violente au cours de laquelle cinq coups lui avaient été assenés sur la tête, chacun suffisant pour le tuer, au moyen d’une barre de fer ou d’un objet semblable.  Bien que l’heure exacte du décès n’ait pas pu être déterminée, il avait été vu vivant pour la dernière fois le soir précédent.  Le policier chargé de l’enquête a remarqué des éclaboussures de sang partout dans la résidence de Boyle et la présence de cigarettes de marque Sportsman sur les lieux.

 

7                 Munis des renseignements fournis par plusieurs observateurs, les trois enquêteurs de la police se sont rendus sur les lieux d’un accident de voiture impliquant le véhicule de Boyle, soit une camionnette rouge de marque Datsun, et survenu à environ un demi‑kilomètre à l’ouest de sa résidence.  Deux résidents locaux, Kelly Spurn et Cindy Potter, ont communiqué de nouveaux renseignements aux policiers.  Cindy Potter leur a dit avoir aperçu la camionnette de Boyle dans le fossé, à 6 h 45 le matin même.  De plus, elle a dit avoir vu quelqu’un, qu’elle a appelé Michael, marcher vers l’est le long du chemin Cedar Creek quelques minutes plus tôt, tenant une bière ou une tasse de café à la main.  Le policier chargé de l’enquête a témoigné que Kelly Spurn lui avait dit que l’appelant vivait sur sa propriété, qu’il avait louée à la s{oe}ur de l’appelant, Angela Feeney, et à son conjoint de fait Dale Russell.  Spurn a suggéré à la police d’aller parler à Russell.  Spurn a témoigné avoir dit à la police qu’il avait présumé que c’était l’appelant qui avait eu un accident avec la camionnette, parce que les traces de pneu et le lieu de l’accident correspondaient à ceux qu’il avait observés lors d’un accident antérieur qui avait impliqué, le même matin, l’appelant et un camion à plate‑forme bleu.

 


8                 Lorsque les policiers sont arrivés à la propriété de Spurn où habitaient Dale Russell, Angela Feeney et l’appelant, Russell leur a dit que l’appelant avait volé un camion sur la propriété de Spurn plus tôt ce matin‑là, et qu’il l’avait retrouvé non loin de la résidence de Boyle, exactement là où la camionnette de Boyle a été trouvée par la suite.  Il a également dit que l’appelant était rentré chez lui à 7 h après avoir passé la nuit à boire, et qu’il était en train de dormir dans la remorque située derrière sa résidence.

 

9                 Le policier chargé de l’enquête s’est rendu à la remorque sans fenêtre et a frappé à la porte en criant [traduction] «Police».  Ne recevant pas de réponse, il est entré dans la remorque, tenant à la main son pistolet pointé vers le sol, s’est approché du lit de l’appelant, lui a secoué la jambe et a dit:  [traduction] «Je veux te parler.»  Le policier lui a ensuite demandé de se lever et de se rendre à l’avant de la remorque où il y avait plus de lumière.  Le policier a témoigné avoir agi ainsi pour vérifier s’il y avait des taches de sang sur les vêtements de l’appelant.  Il a reconnu qu’il avait peut‑être touché à l’appelant en le conduisant vers la porte.  Il a remarqué des éclaboussures de sang sur tout le devant des vêtements de l’appelant et a demandé à un autre policier de lui lire ses droits en ces termes ((1995), 54 B.C.A.C. 228, à la p. 230):

 

[traduction] J’ai le devoir de vous informer que vous avez le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat.  Vous avez le droit de téléphoner à l’avocat de votre choix.  Vous avez également droit aux conseils gratuits d’un avocat de garde de l’aide juridique qui peut vous expliquer le Régime d’aide juridique.  Si vous voulez appeler un avocat de garde de l’aide juridique, je peux vous fournir un numéro de téléphone.  Comprenez-vous?  [. . .]  Vous n’êtes pas obligé de dire quoi que ce soit, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve.

 


10               L’appelant a été arrêté et on lui a demandé s’il comprenait ses droits.  D’abord, il n’a pas répondu, puis lorsqu’on lui a posé de nouveau la question, il a dit (à la p. 230):  [traduction] «Bien sûr, pensez-vous que je suis illettré?», ou quelque chose du genre.  Le policier chargé de l’enquête lui a immédiatement demandé d’expliquer la présence de sang sur lui, ce à quoi il a répondu qu’il avait reçu une balle de base‑ball au visage la veille.  Quand on lui a demandé s’il avait porté une certaine paire de chaussures la veille, l’appelant a répondu que c’était la seule paire qu’il possédait.  La conversation a également porté sur un paquet de cigarettes Sportsman observé dans la remorque.

 

11               L’appelant a été conduit au véhicule de la police où le tee-shirt qu’il portait a été saisi.  Il a été amené au détachement de la GRC à Williams Lake.  Vers midi, il a tenté en vain, à plusieurs reprises, de communiquer avec un avocat.  À 12 h 17, il a laissé à l’avocat un message dans lequel il lui demandait de le rappeler.  À 12 h 23, l’appelant a subi un alcootest, sans qu’on lui ait dit qu’il pouvait refuser de le subir.  Il a été gardé sous observation dans une cellule pendant plus de huit heures.  À 21 h 10, deux détectives ont commencé à interroger l’appelant.  Ce dernier a déclaré, à la p. 231:  [traduction] «Je devrais avoir un avocat», mais l’interrogatoire s’est poursuivi.  Il a admis avoir frappé Boyle et volé des cigarettes, de la bière et de l’argent dans sa maison, et il a dit avoir dissimulé l’argent sous son matelas dans la remorque.  La police a ensuite obtenu un mandat de perquisition l’autorisant à saisir les chaussures, les cigarettes Sportsman et l’argent sous le matelas.  L’appelant a de nouveau été interrogé pendant environ une heure et demie, à 3 h 05 le 9 juin.  Il n’avait toujours pas consulté un avocat.  Le lundi 10 juin à 9 h 25, puis de nouveau à 10 h 54, l’on a prélevé les empreintes digitales de l’appelant.  Entre ces deux séances de prise d’empreintes, il a rencontré un avocat pour la première fois depuis son arrestation.

 

12               En définitive, l’appelant a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré, à l’issue d’un procès par jury devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.  La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté son appel à l’unanimité.

 


Les dispositions législatives pertinentes

 

13                      Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 

 

495. (1)  Un agent de la paix peut arrêter sans mandat:

 

a) une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel;

 

Charte canadienne des droits et libertés 

 

8.  Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

. . .

 

10.  Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention:

 

                                                                   . . .

 

b)  d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit; . . .

 

. . .

24.  . . .

 

(2)  Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 


Juridictions inférieures

 

Cour suprême de la Colombie‑Britannique (voir‑dire)

 

14                           Pour décider de l’admissibilité des articles saisis, le juge Leggatt a d’abord fait remarquer que Likely était une petite localité d’environ 300 âmes.  Il a également souligné qu’il y a peu, voire pas, de circulation sur le chemin Cedar Creek [traduction] «à cette heure‑là» (vraisemblablement aux petites heures, au moment où Potter a vu «Michael» marcher le long du chemin), et qu’il aurait été très exceptionnel d’y voir un accident et d’apercevoir l’accusé s’éloigner des lieux.  Prenant toutes les circonstances en considération, le juge Leggatt a conclu qu’il y avait objectivement des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation et que celle-ci était légale tant sous le régime du Code que sous celui de la Charte .  Étant donné que l’arrestation était légale, la saisie de la chemise de l’appelant l’était autant, de même que la perquisition accessoire à l’arrestation.  Le juge Leggatt a également statué que des omissions techniques dans le mandat de perquisition ne justifiaient pas d’écarter la preuve obtenue par la suite grâce au mandat.

 

15                           Le juge Leggatt a dit que, si ses conclusions sur l’entrée, l’arrestation, la perquisition accessoire et le mandat de perquisition étaient erronées, alors la preuve devrait être utilisée en vertu du par. 24(2)  de la Charte  et de l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265:  écarter cette preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.  Pour en arriver à cette conclusion, le juge Leggatt a souligné notamment l’urgence de la situation, la bonne foi des policiers et le fait que des éléments de preuve matérielle étaient en cause.

 


16                           Le juge du procès a ensuite examiné les déclarations initiales que l’appelant avait faites lors de son arrestation.  Il a statué que, lorsque ce dernier a reçu la mise en garde fondée sur l’al. 10 b )  de la Charte , il avait nettement compris qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat, mais ne l’avait pas fait valoir à ce moment‑là.  En conséquence, le juge du procès a conclu que ces déclarations initiales étaient admissibles.  Au cas où il se serait trompé en tirant cette conclusion, le juge a dit qu’écarter ces éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice.

 

17                           Quant aux deux autres déclarations plus longues faites à la police au moment où l’appelant était détenu à Williams Lake, le juge du procès a souligné que ce dernier avait tenté à trois reprises d’invoquer son droit à l’assistance d’un avocat (quand il est arrivé à Williams Lake, il a laissé un message destiné à un avocat et, durant les deux interrogatoires ultérieurs, il a indiqué qu’il souhaitait la présence d’un avocat), mais la police a passé outre à ce droit et l’a interrogé même si aucun avocat n’était encore présent.  Le juge Leggatt a conclu que cette atteinte au droit de l’appelant à l’assistance d’un avocat était très grave et a décidé que l’utilisation des déclarations plus longues serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.  En conséquence, il a jugé que les déclarations plus longues étaient inadmissibles.  Toutefois, les éléments de preuve matérielle obtenus grâce au mandat de perquisition décerné sur la foi des renseignements contenus dans les déclarations inadmissibles étaient admissibles suivant le critère de la preuve matérielle énoncé dans l’arrêt Collins.  Le juge Leggatt a également statué que l’alcootest avait été administré après que l’appelant eut tenté d’invoquer son droit à l’assistance d’un avocat et que, puisqu’il ne satisfaisait pas au critère de la preuve matérielle énoncé dans l’arrêt Collins, il était donc inadmissible.  Il a ajouté que tous les autres éléments de preuve étaient admissibles.

 


Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1995), 54 B.C.A.C. 228

 

18                      Au sujet de la prétention de l’appelant que la police a violé ses droits garantis par la Charte , le juge Lambert dit ceci, à la p. 234:  [traduction] «Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’examiner chacune des violations de la Charte  qui auraient été commises en l’espèce.  Chacune d’elles fait l’objet d’une jurisprudence abondante et de quelques belles notions analytiques.  Parce qu’il n’est pas nécessaire de le faire, il n’est pas souhaitable de le faire.»  La cour a souligné qu’il y avait eu une attaque sauvage dans une petite localité et que la police avait le devoir de protéger les citoyens.  Les policiers avaient donc le devoir de trouver et de neutraliser l’assassin, et de rassembler des éléments de preuve pour s’assurer eux-mêmes et assurer autrui que l’assassin avait été appréhendé.  Le juge Lambert a dit que la police faisait face à une situation qui pouvait être qualifiée de situation d’urgence exigeant une réponse immédiate.  En outre, il était réellement possible que des éléments de preuve, en particulier des taches de sang, soient détruits.

 


19                      La cour a décidé, à la p. 234, que la perquisition dans la remorque était légale au sens des [traduction] «ajouts reconnus» à la règle voulant qu’une fouille ou perquisition soit fondée sur des motifs raisonnables et probables.  Ces ajouts sont les cas où il y a urgence ou situation d’urgence, ou lorsqu’il y a nécessité de prendre des mesures immédiates pour empêcher la destruction d’éléments de preuve.  Le juge Lambert a dit qu’il n’était pas nécessaire d’examiner un principe particulier relatif à une cause précise, qui soit moins qu’un motif raisonnable et probable, justifiant l’entrée et la perquisition.  Les considérations touchant l’urgence, la situation urgente ou le risque de destruction d’éléments de preuve avaient aussi pour effet de légaliser la détention de l’appelant dans son lit, si on peut vraiment parler de détention, et l’ordre qui lui a été intimé de se rendre à la porte de la remorque de manière à être mieux en mesure de l’inspecter.

 

20                      Le juge Lambert a dit que, même s’il y avait eu des violations de la Charte , eu égard à l’ensemble des circonstances, il conclurait que les éléments de preuve obtenus grâce à la conduite de la police sont admissibles car leur utilisation n’aurait pas déconsidéré l’administration de la justice.

 

21                      Après avoir étudié et repoussé les arguments de l’appelant au sujet de son état d’ébriété (une question qui n’est pas soulevée dans le présent pourvoi), la cour a statué que l’aspect informationnel de la mise en garde faite au moment de l’arrestation était conforme à l’arrêt Bartle de notre Cour (R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173).  Pour ces motifs, la cour a rejeté l’appel.  Je souligne ici que l’intimée n’a pas invoqué les motifs de la Cour d’appel dans sa plaidoirie.  L’analyse qui suit ne porte sur ces motifs que dans la mesure où ils recoupent les arguments de l’intimée.

 

Les questions en litige

 

22               1.    La police a‑t‑elle violé l’art. 8  de la Charte  en enquêtant sur l’appelant?

 

2.                La police a‑t‑elle violé l’al. 10 b )  de la Charte  en enquêtant sur l’appelant?

 

3.                Quels éléments de preuve, s’il en est, devraient être écartés en vertu du par. 24(2)  de la Charte ?

 


Analyse

 

La légalité de l’arrestation

 

23                      Pour soutenir que la conduite de la police en l’espèce n’a pas violé la Charte , l’intimée s’est appuyée fortement sur la légalité de l’arrestation.  Comme l’arrestation était légale, selon cet argument, la perquisition et les saisies accessoires à cette arrestation étaient légales et conformes à la Charte , selon l’arrêt Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158.  Dans les paragraphes qui suivent, je vais d’abord examiner si l’arrestation était légale selon les règles de common law relatives aux arrestations effectuées dans une maison d’habitation.  Ensuite, je vais examiner si les règles de common law ne sont plus adéquates à la lumière de la Charte .  Je conclus que l’arrestation était illégale tant en vertu des règles de common law qu’en vertu de la Charte .

 

Le droit antérieur à la Charte  en matière d’arrestation dans une maison d’habitation

 

24                      En exposant le droit relatif aux arrestations dans une maison d’habitation à la suite d’une entrée par la force, l’arrêt Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739, à la p. 744, précise que la règle suivante s’applique:

 

On ne peut entrer contre la volonté du tenancier de maison que si a) il existe des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée est sur les lieux et b) une annonce régulière est faite avant d’entrer.

 


Toutefois, cet arrêt ne visait que les arrestations effectuées en vertu d’un mandat.  Dans R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145, notre Cour à la majorité a décidé que la police peut entrer sans permission dans une maison privée pour y effectuer une arrestation sans mandat, si les exigences de l’arrêt Eccles, précité, et celles de l’art. 450 [maintenant l’art. 495] du Code sont respectées.  Rappelons-nous que l’al. 495(1)a) prévoit:

 

495. (1)  Un agent de la paix peut arrêter sans mandat:

 

a)  une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel;

 

Cet alinéa énonce la condition subjective d’une arrestation sans mandat:  l’agent de la paix doit lui‑même croire à l’existence de motifs raisonnables.  Une condition objective a été ajoutée dans R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241:  pour que l’arrestation sans mandat soit légale, il doit y avoir des motifs raisonnables et probables de l’effectuer.  Si l’on combine les arrêts Eccles, Landry et Storrey, ainsi que l’art. 495, on en tire la proposition suivante:  l’arrestation sans mandat effectuée à la suite d’une entrée par la force dans des lieux privés est légale a) si le policier qui l’effectue a des motifs raisonnables de croire que la personne recherchée est sur les lieux, b) si une annonce régulière est faite, c) si le policier croit qu’il y a des motifs raisonnables d’effectuer l’arrestation, et d) si, objectivement, il existe des motifs raisonnables et probables d’effectuer l’arrestation.  Je vais étudier chacune de ces conditions à tour de rôle et les appliquer à la présente affaire.

 

a)    Motifs raisonnables de croire que l’appelant était dans la remorque

 

25                      Étant donné que Russell lui avait dit que l’appelant était dans la remorque, le policier avait des motifs raisonnables de croire qu’il s’y trouvait.

 


b)    Annonce régulière

 

26                      L’arrêt Eccles, précité, énonce la condition suivante relative aux annonces préalables à l’entrée sans permission dans des lieux privés:  sauf en cas d’urgence, les policiers devraient donner avis de leur présence en frappant ou en sonnant à la porte, donner avis de leur autorité en s’identifiant comme des policiers chargés d’appliquer la loi, et donner avis du but de leur visite, en énonçant un motif légitime d’entrer.  De plus, avant d’entrer par la force, ils doivent au moins avoir demandé la permission d’entrer et avoir essuyé un refus.  En l’espèce, les policiers ont frappé et crié «Police», mais l’entrée ne leur a pas été refusée et ils n’ont pas non plus annoncé le but de leur visite avant d’entrer par la force.  L’intimée justifie ces vices d’annonce apparents en faisant remarquer qu’il n’y avait eu aucune réponse puisque l’appelant dormait, et en affirmant que l’urgence de la situation et la crainte de destruction d’éléments de preuve justifiaient une annonce assez brève.  À mon avis, ce moyen de défense est inadéquat dans une large mesure.  Comme je vais le conclure plus loin, cette situation ne semblait pas être plus urgente que toute autre situation qui suit de près un crime grave.  Toutefois, peu importe que l’on ait ou non satisfait à l’exigence d’annonce, j’estime que les conditions subjectives et objectives d’une arrestation légale n’ont pas été remplies.  Il n’est donc pas nécessaire d’apporter une réponse définitive à la question de l’annonce.

 

c)    Motifs subjectifs

 

27                      À mon avis, il est clair que la condition subjective n’a pas été remplie en l’espèce.  Le policier chargé de l’enquête qui a frappé et est entré, le sergent Madrigga, a témoigné en contre‑interrogatoire qu’il ne croyait pas avoir des motifs raisonnables d’arrêter l’appelant quand il est entré dans la remorque.  Prenons le passage suivant du témoignage:


 

[traduction]

 

Q    Et à ce moment‑là, quand vous vous dirigiez vers la remorque, n’aviez‑vous pas l’intention d’arrêter M. Feeney?

 

R     Non, je voulais juste vérifier ses allées et venues.

 

Q    Et, bien entendu, vous n’aviez pas de mandat vous autorisant à l’arrêter?

 

R     Non, je n’en avais pas.

 

Q    Parce qu’essentiellement il n’y aurait pas eu assez de renseignements pour obtenir un mandat?

 

R     C’est exact.

 

Plus tard, l’échange suivant a eu lieu au cours du contre‑interrogatoire:

 

[traduction]

 

Q    Et à partir du moment où vous êtes entré dans la remorque, rien ne laissait croire que vous laisseriez M. Feeney sortir et s’en aller?

 

R     Si je n’avais pas d’autre preuve.  Si -- quand je suis entré et je lui ai parlé, si rien ne m’indiquait qu’il était impliqué dans cela, je ‑‑ n’étais pas très sûr d’avoir des motifs de l’arrêter à ce moment‑là, mais je devais vérifier parce que des gens m’avaient demandé de le faire ou m’avaient dit que cet individu se trouvait dans les parages.

 

Q    Très bien, alors voyons si nous nous entendons sur quelque chose.  Quand vous êtes entré dans la remorque, vous ne pensiez pas avoir des motifs de l’arrêter, mais quand vous avez aperçu les éclaboussures de sang sur lui après l’avoir regardé, c’est pourquoi vous avez dit ‑‑

 

R     J’avais des motifs de soupçonner qu’il pouvait avoir été impliqué, Monsieur, et il y aurait eu négligence de ma part si je n’avais pas vérifié cela.

 

Q    Ah mais je ne conteste pas cela, Sergent.  Mais vous n’aviez pas de motifs de l’arrêter?

 

R     Pas pour l’arrêter à ce moment‑là.

 


Ce témoignage semble régler la question, mais l’intimée a fait valoir que d’autres témoignages indiquent que le sergent Madrigga croyait vraiment subjectivement qu’il avait des motifs raisonnables de procéder à une arrestation.  Par exemple, l’intimée a renvoyé au témoignage suivant:

 

[traduction]

 

Q    Par ailleurs, qu’est‑ce qui vous a fait croire que vous pouviez entrer?

 

R     Eh bien, j’avais, dans l’idée, Monsieur, que j’avais, quant à moi, j’avais un suspect.  Si, comme je l’ai dit, il était sorti quand j’ai frappé à la porte, je ne serais pas entré.  Cependant, deux personnes avaient dit qu’il était dans les parages.  Dale m’avait dit qu’un de ses véhicules avait été abandonné pratiquement au même endroit où le véhicule de M. Boyle l’a été un peu plus tard, comme si M. (sic) ou Dale avait déplacé son véhicule, puis qu’un autre y avait été abandonné, ce qui fait que M. Feeney se trouvait justement là.  Je sais qu’il s’était éloigné de là peu après.  Quant à moi, cela constituait ‑‑

 

Le sergent Madrigga a été interrompu à ce moment‑là, mais l’intimée a soutenu qu’on peut déduire qu’il croyait avoir des motifs raisonnables d’entrer dans la remorque et d’arrêter l’appelant.

 

28                      Je ne puis accepter l’argument de l’intimée sur ce point.  Premièrement, celle‑ci se fonde sur des déductions douteuses du témoignage du policier, alors que l’appelant peut simplement attirer l’attention sur le témoignage franc du policier selon lequel il ne croyait pas avoir des motifs raisonnables de procéder à une arrestation.  Tout compte fait, son témoignage laisse entrevoir l’absence de croyance subjective.  Deuxièmement, si le policier croyait avoir des motifs raisonnables d’arrêter l’appelant avant d’entrer, pourquoi ne l’a‑t‑il arrêté qu’après avoir aperçu les taches de sang sur sa chemise?  Tant ses paroles que ses actions semblent indiquer qu’il ne croyait pas avoir des motifs raisonnables de procéder à une arrestation quand il est entré par la force dans la remorque.


 

29                      En examinant la légalité de l’arrestation effectuée en l’espèce selon le droit en vigueur avant l’adoption de la Charte , le juge du procès n’a pas bien tenu compte de l’absence de croyance subjective au caractère raisonnable des motifs d’effectuer une arrestation.  Le juge Leggatt a présenté le critère du caractère raisonnable comme étant un critère objectif:  dans la mesure où il existait objectivement des motifs raisonnables et probables, la norme est respectée.  Voici ce qu’il a dit:

 

[traduction] Le critère est, en réalité, le suivant:  une personne raisonnable mise à la place du policier croirait à l’existence de motifs raisonnables.  C’est un critère objectif.

 

Peu importe qu’il ait eu raison ou non de conclure que la norme objective était respectée, ce avec quoi j’exprime mon désaccord plus loin, le juge du procès a commis une erreur en invoquant uniquement une norme objective.  L’article 495 prévoit clairement que l’agent de la paix ne peut arrêter une personne que s’il croit, pour des motifs raisonnables, qu’elle a commis un acte criminel.  Une norme objective a été ajoutée dans l’arrêt Storrey, précité, mais elle n’a pas remplacé la condition subjective:  voir Storrey, précité, à la p. 250.  En fait, il serait incompatible avec l’esprit de la Charte de permettre à un policier d’effectuer  une arrestation sans mandat même s’il ne croit pas à l’existence de motifs raisonnables d’y procéder.  Par conséquent, l’absence de croyance subjective rendait l’arrestation illégale dans le cas qui nous occupe, indépendamment de l’existence de motifs objectifs de l’effectuer et de l’incidence de la Charte  sur les pouvoirs de la police d’entrer sans mandat dans une maison d’habitation pour y effectuer une arrestation.

 


d)    Motifs objectifs

 

30                      La conclusion d’un juge du procès sur la question de savoir si, objectivement, il existait des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation comporte, de toute évidence, un élément factuel important et les cours d’appel doivent donc faire preuve de retenue à l’égard de celle‑ci.  Dans la présente affaire, j’estime que, en concluant qu’il existait des motifs objectifs de procéder à une arrestation, le juge du procès a commis deux erreurs de principe qui justifient l’examen de sa conclusion.  Premièrement, il a tenu compte de facteurs non pertinents quant à la question des motifs raisonnables et probables.  À propos du critère objectif, il a affirmé:

 

[traduction] Je le répète, c’est à mon sens un critère objectif.  Vu les circonstances que j’ai décrites, la nécessité de préserver des éléments de preuve, l’indication claire que l’accusé était le principal suspect, je crois que l’arrestation a été faite conformément au Code criminel  et à la Charte .  [Je souligne.]

 

Pour conclure qu’il existait des motifs raisonnables et probables, le juge du procès a tenu compte de la nécessité de préserver des éléments de preuve.  À mon avis, il a commis une erreur de droit en prenant en considération la nécessité de préserver des éléments de preuve pour décider si, objectivement, de tels motifs existaient.  La nécessité de préserver des éléments de preuve n’a aucune pertinence logique avec la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation.  Le juge a donc commis une erreur de droit et son opinion quant à l’existence de motifs raisonnables et probables peut faire l’objet d’un examen en appel.

 


31                      Même si le juge du procès n’avait pas commis d’erreur en tenant compte de la nécessité de préserver des éléments de preuve, il a, selon moi, commis l’erreur de ne pas apprécier le témoignage du policier chargé de l’enquête à la remorque.  Le juge du procès a fait remarquer que le sergent Madrigga avait témoigné que ce n’est qu’après avoir aperçu du sang sur l’appelant qu’il a cru avoir des motifs suffisants pour l’arrêter, mais il n’a pas fait allusion à ce témoignage en concluant que des motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation existaient avant l’entrée dans la remorque.  Pour conclure que de tels motifs existaient objectivement, il faut conclure qu’il était déraisonnable pour le policier sur les lieux de tirer une autre conclusion.  Le juge du procès n’a toutefois pas expliqué pourquoi il avait rejeté le témoignage du policier à cet égard.  À mon avis, une telle omission de clarifier les motifs de sa conclusion que l’on satisfaisait au critère objectif constituait une erreur de droit.  Dans R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, le juge McLachlin affirme, au nom de la Cour, à la p. 665:

 

Il n’y a pas lieu d’interpréter cet énoncé comme imposant au juge du procès l’obligation positive de démontrer, dans ses motifs, qu’il a apprécié entièrement chaque aspect de la preuve pertinente.  Il vise non pas le cas où le juge du procès n’a pas fait allusion à des difficultés posées par la preuve, mais plutôt celui où les motifs du juge du procès démontrent qu’il n’a pas saisi un point important ou qu’il a choisi de ne pas en tenir compte, ce qui amènerait à conclure que le juge des faits n’a pas rendu un verdict raisonnable.

 

Le juge Major a expliqué ce passage dans R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291.  Au nom de la Cour à la majorité, il s’exprime ainsi, à la p. 318:

 

Le passage ci‑dessus ne signifie pas que les juges du procès ne sont jamais tenus d’exposer leurs motifs.  Il ne veut pas dire non plus qu’ils sont toujours tenus de le faire.  Selon les circonstances d’une affaire donnée, il peut être souhaitable que le juge du procès explique ses conclusions.  Les tribunaux d’appel n’interviendront pas lorsque les motifs montrent que le juge du procès a examiné les questions importantes d’une affaire, ou lorsque les motifs du juge du procès ressortent clairement du dossier ou que la preuve est telle qu’il n’est pas nécessaire d’exposer des motifs.  De même, dans des cas comme la présente affaire, où il y a des éléments de preuve embrouillés et contradictoires, le juge du procès devrait exposer des motifs expliquant ses conclusions.

 


32                      En l’espèce, le policier chargé de l’enquête ne croyait pas à l’existence de motifs raisonnables de procéder à une arrestation avant d’entrer dans la remorque.  J’estime que le juge du procès était tenu de motiver sa conclusion sur les motifs raisonnables et probables.  Or, pour expliquer pourquoi il n’a pas tenu compte de ce témoignage, ou pourquoi il a considéré déraisonnable le sergent Madrigga, il a simplement dit que [traduction] «[v]u les circonstances», le critère objectif était respecté.  Essentiellement, le juge du procès a simplement exposé sa conclusion, et non ses motifs.  Comme on peut le lire dans Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2, à la p. 14, «[s]’il se dégage du dossier, ainsi que des motifs de jugement, qu’il y a eu omission d’apprécier des éléments de preuve pertinents et, plus particulièrement, qu’on a fait entièrement abstraction de ces éléments, le tribunal chargé de révision doit alors intervenir.»  Étant donné le témoignage du policier chargé de l’enquête, j’estime que  l’absence de motifs était une erreur de droit.

 

33                      J’ai conclu que le juge du procès a commis une erreur de droit en tenant compte d’un facteur non pertinent, soit la préservation d’éléments de preuve, et en n’expliquant pas pourquoi le policier chargé de l’enquête avait eu tort de conclure à l’inexistence de motifs de procéder à une arrestation avant d’entrer dans la remorque.  En conséquence, la question de savoir s’il existait objectivement des motifs raisonnables de procéder à une arrestation avant l’entrée dans la remorque peut faire l’objet d’un examen par notre Cour.

 


34                      À mon avis, comme semblait l’indiquer l’absence de croyance subjective chez le policier, la condition qu’il existe objectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation avant d’entrer par la force n’est pas remplie.  Le critère objectif énoncé dans l’arrêt Storrey, précité, est de savoir si une personne raisonnable, mise à la place du policier, aurait cru à l’existence de motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation.  Toute conclusion qu’on ne satisfait pas au critère subjectif implique généralement qu’on ne satisfait pas au critère objectif, sauf si l’on juge que la norme appliquée par le policier est excessivement élevée.

 

35                      De toute façon, j’estime qu’on n’a pas satisfait au critère objectif, peu importe le point de vue du policier.  Une arrestation ne peut pas être effectuée que pour fins d’enquête seulement, mais s’il existe subjectivement et objectivement des motifs d’y procéder, le fait que la police ait l’intention de poursuivre l’enquête et qu’elle le fasse n’invalide pas l’arrestation:  voir Storrey, précité.  La police peut procéder à l’arrestation légale qui lui permet de poursuivre son enquête, comme dans l’affaire Storrey où la police avait arrêté un suspect dans le but de le faire participer à une séance d’identification, mais il faut, comme condition préalable fondamentale, que la police ait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation avant de l’effectuer, que l’enquête soit en cours ou non, particulièrement lorsqu’elle est faite en l’absence des garanties que le processus d’obtention d’un mandat offre au citoyen.  Comme l’affirme le juge Cory dans Storrey, à la p. 249:

 

Il ressort clairement du par. 450(1) [par. 495(1)] que la police devait avoir des motifs raisonnables et probables de croire que l’appelant avait commis l’infraction de voies de fait graves, sans quoi elle ne pouvait l’arrêter.  En l’absence de cette importante mesure protectrice, même la société la plus démocratique ne pourrait que trop facilement devenir la proie des abus et des excès d’un État policier.  Afin de sauvegarder la liberté des citoyens, le Code criminel  exige que la police, lorsqu’elle tente d’obtenir un mandat d’arrestation, démontre à un officier de justice qu’elle a des motifs raisonnables et probables de croire que la personne à arrêter a perpétré l’infraction.  Dans le cas d’une arrestation sans mandat, il importe encore davantage que la police établisse l’existence de ces mêmes motifs raisonnables et probables justifiant l’arrestation.  [Je souligne.]

 

Ou, comme le dit le lord juge Scott dans Dumbell c. Roberts, [1944] 1 All E.R. 326 (C.A.), à la p. 329:


[traduction]  Le pouvoir qu’ont les agents de police d’arrêter une personne sans mandat, que ce soit en common law parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction majeure (felony), ou en vertu d’une loi parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction mineure (misdemeanour), pourvu toujours que leurs soupçons reposent sur des motifs raisonnables, constitue une protection précieuse pour la collectivité; mais, comme il se prête facilement aux abus, ce pouvoir peut, loin de la protéger, se révéler dangereux pour la collectivité . . .

 

Quand ils procèdent à une arrestation sans mandat, les policiers ont sans doute le devoir d’être prompts à déceler la possibilité qu’un crime ait été commis, mais ils se devraient tout autant de prendre garde de ne pas confondre l’innocent avec le coupable. [. . .]  Je ne dis pas qu’il incombe aux policiers d’essayer d’établir l’innocence; ce n’est pas leur rôle; mais ils devraient agir en considérant qu’il se peut que les soupçons qu’ils ont à première vue ne soient pas fondés.

 


36                      À mon avis, les policiers n’ont pas tenu compte de cet avertissement quand ils sont entrés dans la remorque et ont arrêté l’appelant.  Les faits saillants qu’ils connaissaient avant d’entrer dans la remorque sont les suivants:  a) il semblait que le camion de Boyle avait été volé avant d’être accidenté, et Cindy Potter a prétendu avoir vu «Michael» marcher près du lieu de l’accident, b) Kelly Spurn a dit à la police qu’il supposait que l’appelant avait eu un accident avec le camion de Boyle étant donné qu’il avait eu un accident plus tôt le même matin à peu près au même endroit avec un autre camion, et c) Dale Russell a dit à la police que l’appelant était entré chez lui vers 7 h après avoir passé la nuit à boire et que l’appelant avait déjà eu un accident avec un véhicule à l’endroit où le camion de Boyle a été trouvé.  Selon moi, ces faits ne constituaient pas des motifs raisonnables et probables d’arrêter l’appelant pour le meurtre de Boyle.  La question de savoir si l’appelant avait été ou non impliqué dans deux accidents de camion semblables, ou s’il se pouvait qu’il ait volé le camion de Boyle ne suscite pas des motifs raisonnables et probables de croire qu’il a assassiné Boyle.  Il se peut que ces éléments de preuve aient fait naître des soupçons sur l’appelant, mais ces faits ne justifient pas en soi une arrestation.  Quand les policiers sont entrés dans la remorque, il n’existait pas de motifs objectivement raisonnables et probables de procéder à une arrestation, par opposition à des motifs d’avoir des soupçons à première vue.

 

e)    Conclusion sur l’arrestation légale

 

37                      Il est douteux que la police ait satisfait à l’exigence d’annonce avant d’entrer par la force dans la remorque pour y effectuer une arrestation sans mandat.  Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question, à mon avis, puisque l’exigence que le policier croie qu’il a des motifs raisonnables d’effectuer une arrestation, avant d’entrer par la force dans des lieux privés, n’a pas été respectée.  L’omission de satisfaire à ce critère subjectif est suffisante pour rendre l’arrestation illégale.  Toutefois, même si on avait satisfait au critère subjectif, il n’existait pas de motifs objectivement raisonnables et probables d’effectuer une arrestation avant l’entrée par la force dans la remorque.  Ainsi, l’arrestation était illégale et ne pouvait pas justifier l’entrée dans la maison de l’appelant, indépendamment de l’incidence de la Charte  sur le droit d’entrer dans une maison d’habitation pour y effectuer une arrestation.  En tout état de cause, même si la police avait respecté les normes énoncées dans Landry et les autres arrêts, une arrestation sans mandat dans les circonstances de la présente affaire, effectuée à la suite d’une entrée par la force, n’est plus légale compte tenu de la Charte .  C’est la question que je vais maintenant étudier.

 


Le droit ultérieur à la Charte  en matière d’arrestation dans une maison d’habitation

 

a)    Principes de common law

 

38                      Comme nous l’avons vu, l’arrêt Landry, précité, énonce le droit applicable en matière d’arrestation sans mandat effectuée à la  suite d’une entrée par la force dans une maison d’habitation.  Bien qu’elle ait été tranchée en 1986, l’affaire avait pris naissance avant l’entrée en vigueur de la Charte , comme la Cour à la majorité a pris soin de le souligner à la p. 165.  À mon avis, la Charte  laisse entendre que le critère établi dans l’arrêt Landry relativement aux arrestations sans mandat ne s’applique plus.  Avant d’aborder cette question, il est utile de commencer par examiner à fond les principes qui sous‑tendent les motifs de l’arrêt Landry lui‑même.

 

39                      Le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, a commencé son analyse de l’art. 450 [maintenant l’art. 495] du Code par un examen de la jurisprudence relative aux arrestations sans mandat, en insistant en particulier sur l’arrêt Eccles, précité.  Il a cité, aux pp. 156 et 157, l’extrait suivant de la p. 743 de l’arrêt Eccles, qu’il a invoqué dans Landry pour aider à déterminer la sanction en common law des arrestations sans mandat:

 

Pour ces principes, nous remontons à la vieille Common Law, à 1604, et à l’affaire de Semayne [(1604), 5 Co. Rep. 91a, 77 E.R. 194], dans laquelle le principe, si fermement consacré par notre jurisprudence, que la maison du commun des mortels est son palais, a été exprimé [. . .]  Cela, donc, est le principe de base, aussi important de nos jours que dans les temps bibliques (Deutéronome 24:10) ou au dix‑septième siècle.  Mais il est des occasions où l’intérêt d’un particulier dans la sécurité de sa maison doit céder le pas à l’intérêt public, lorsque le grand public a un intérêt dans l’acte judiciaire à exécuter.  Le criminel n’est pas à l’abri d’une arrestation dans son propre foyer ou dans celui d’un de ses amis.  C’est ainsi que dans l’arrêt Semayne on a imposé une restriction au concept du «château», la Cour décidant que:

 


[traduction]  Dans toutes les affaires où le Roi est partie, le shérif (si les portes ne sont pas ouvertes) peut s’introduire par bris dans la maison de la partie, soit pour l’arrêter, soit pour autrement exécuter l’acte judiciaire du R., si autrement il ne peut pas entrer.  Mais avant qu’il ne pénètre par bris dans la maison, il doit signifier le motif de sa venue, et faire une demande qu’on ouvre les portes . . .

 

Selon le juge en chef Dickson, la jurisprudence établissait que l’arrestation sans mandat dans une maison d’habitation est légale si les conditions suivantes sont remplies:  le policier croit, pour des motifs raisonnables et probables, que la personne à arrêter a commis un acte criminel; il existe des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée est dans les lieux; une annonce régulière est faite avant d’entrer.

 

40                      Le juge en chef Dickson a également conclu qu’il y avait de bonnes raisons de principe de maintenir le droit tel qu’il existait.  L’une des raisons justifiant l’arrestation sans mandat dans une maison d’habitation était, selon lui, l’absence d’autres moyens d’arrêter un suspect qui s’est réfugié dans une maison privée.  Le juge en chef Dickson s’exprime en ces termes, à la p. 160:

 

La politique qui sous‑tend les arrêts sur cette question, qu’ils soient anciens ou plus récents, est claire et impérieuse:  ceux qui commettent des infractions ne devraient être nulle part à l’abri de l’arrestation.  Bien que le Code criminel  habilite un juge de paix à lancer, lorsqu’on établit qu’il y a des motifs valables de le faire, un mandat autorisant de rechercher des choses, il n’existe pas de pouvoir de délivrer un mandat autorisant de rechercher une personne.  Si la police n’était pas investie du pouvoir de procéder à des arrestations dans des lieux privés, un criminel pourrait bénéficier chez lui ou chez quelqu’un d’autre d’une protection absolue et permanente contre l’application de la loi.

 


41                      Le juge en chef Dickson a conclu, en outre, qu’il y avait de sérieuses raisons pratiques de ne pas obliger la police à toujours obtenir un mandat d’arrestation avant d’entrer dans une maison privée pour y effectuer une arrestation.  Il a exposé divers scénarios, comme le cas où le policier est témoin d’un crime ou arrive sur les lieux peu après et ne connaît pas le nom du suspect qu’il a vu se réfugier dans une maison d’habitation, qui montrent qu’il est pratiquement impossible et peu souhaitable d’obtenir un mandat avant d’entrer par la force à un endroit.  Dans Landry, comme dans d’autres arrêts portant sur la question, il s’agissait d’établir l’équilibre, d’une part, entre le fait d’aider la police à protéger la société, et d’autre part, les droits à la vie privée que possèdent les citoyens qui se trouvent dans leur maison.  Le juge en chef Dickson conclut, à la p. 161, que les conditions de l’arrestation sans mandat, qu’énonce la Cour à la majorité, permettent d’atteindre le juste équilibre:

 

Ces limites sérieuses imposées au travail efficace de la police et la protection du public doivent être soupesées par rapport à l’ingérence que constitue l’arrestation d’une personne dans une maison ou un appartement.  Cette ingérence est soigneusement délimitée et restreinte par l’obligation d’avoir des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée est dans les lieux, et l’obligation de donner avis de sa présence, de son pouvoir et de l’objet de sa présence.  Ces obligations minimisent l’empiétement que constitue l’arrestation dans un domicile et permettent au contrevenant de conserver sa dignité et sa vie privée en répondant à la porte et en se rendant.

 

b)    La Charte

 

42                      À mon avis, les conditions fixées dans Landry pour les arrestations sans mandat ont une portée excessive au regard de la Charte .  Comme nous l’avons vu, l’arrêt Landry reposait, dans une large mesure, sur l’équilibre entre la vie privée et l’efficacité de la protection policière, mais comme je vais maintenant tenter de le démontrer, l’insistance sur la vie privée a pris beaucoup d’importance au Canada sous le régime de la Charte .  En conséquence, le critère de l’arrêt Landry doit être adapté aux valeurs de la Charte .

 


43                      Il ne fait aucun doute que la common law a toujours accordé beaucoup d’importance à la sécurité et à l’intimité du foyer.  Cette importance s’est manifestée dès le dix-septième siècle, comme le montre l’affaire Semayne (1604), 5 Co. Rep. 91a, 77 E.R. 194, et plus récemment dans des arrêts comme Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2, où on a décidé que des policiers étaient entrés illégalement dans la maison de Colet, un abri rudimentaire, puisqu’ils étaient autorisés expressément non pas à y perquisitionner pour trouver des armes, mais seulement à les saisir.  En fait, le juge La Forest a fondé son opinion dissidente dans l’arrêt Landry, précité, sur la protection que la loi accorde à la sécurité du domicile, tirant de son analyse approfondie de la doctrine la conclusion que les arrestations sans mandat dans les maisons d’habitation sont illégales:  voir aussi Graham Parker, «Developments in Criminal Law:  The 1985‑86 Term» (1987), 9 Sup. Ct. L. Rev. 247.  Malgré son importance antérieure, la consécration juridique de l’intimité du foyer s’est toutefois considérablement accrue avec l’adoption de la Charte .  L’article 8 fait obstacle aux fouilles, perquisitions et saisies abusives. Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, l’arrêt charnière en ce qui a trait à l’art. 8, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), analyse ainsi, au nom de la Cour, l’incidence de la Charte  sur les fouilles, perquisitions et saisies (à la p. 158):

 

À mon avis, les droits protégés par l’art. 8 ont une portée plus large que ceux qui sont énoncés dans l’arrêt Entick v. Carrington [(1765), 19 St. Tr. 1029, 1 Wils. K.B. 275; une affaire de common law touchant les perquisitions et l’intrusion].  L’article 8 est une disposition constitutionnelle enchâssée.  Les textes législatifs ne peuvent donc pas empiéter sur cet article de la même façon que sur la protection offerte par la common law.  En outre, le texte de l’article ne le limite aucunement à la protection des biens ni ne l’associe au droit applicable en matière d’intrusion.  Il garantit un droit général à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives.

 


Le fait d’avoir mis l’accent, dans le droit en matière de fouilles et de perquisition, non plus sur l’intrusion et les droits de propriété fondamentaux, mais sur le caractère raisonnable de la fouille ou perquisition en cause, a eu une incidence importante sur la façon de trancher l’affaire Hunter.  Dans cette affaire, il était question de dispositions de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, qui permettaient d’effectuer des fouilles, perquisitions et saisies sur l’ordre de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce.  La Cour suprême a décidé que les fouilles, perquisitions et saisies ne pouvaient être effectuées qu’une fois obtenue l’autorisation d’un organisme judiciaire indépendant qui a examiné le caractère raisonnable de la fouille ou perquisition et de la saisie projetées.  Le juge Dickson affirme, à la p. 160:

 

Si la question à résoudre en appréciant la constitutionnalité des fouilles et des perquisitions effectuées en vertu de [la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions] était de savoir si en fait le droit du gouvernement d’effectuer une fouille ou une perquisition donnée l’emporte sur celui d’un particulier de résister à l’intrusion du gouvernement dans sa vie privée, il y aurait alors lieu de déterminer la prépondérance des droits en concurrence après que la perquisition a été effectuée.  Cependant, une telle analyse après le fait entrerait sérieusement en conflit avec le but de l’art. 8.  Comme je l’ai déjà dit, cet article a pour but de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l’État dans leur vie privée.  Ce but requiert un moyen de prévenir les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu’elles ne se produisent et non simplement un moyen de déterminer, après le fait, si au départ elles devaient être effectuées.  Cela ne peut se faire, à mon avis, que par un système d’autorisation préalable et non de validation subséquente.  [Souligné dans l’original.]

 

44                      À mon avis, l’arrêt Hunter est utile pour analyser la présente affaire.  Dans Landry, l’analyse était fondée sur l’équilibre entre le droit à la vie privée du particulier qui est dans sa maison et le droit de la société à l’efficacité de la protection policière.  Notre Cour a décidé que le second droit l’emportait et que les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation étaient acceptables dans certaines circonstances.  Quoique cette conclusion ait été discutable à l’époque, j’estime que la protection accrue de la vie privée au foyer sous le régime de la Charte  fait pencher la balance du côté du premier droit:  en général, le droit à la vie privée l’emporte sur le droit de la police et les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont interdites.


 

45                      Cette conclusion est compatible non seulement avec la façon générale dont on traite la vie privée dans Hunter, mais aussi avec les répercutions particulières du droit à la vie privée que l’on trouve dans cette affaire.  La Cour, dans l’arrêt Hunter, a décidé qu’une perquisition et une saisie violaient l’art. 8, sauf s’il y avait eu autorisation préalable.  Le but de la Charte  est de prévenir les atteintes abusives au droit à la vie privée, et non de les distinguer des atteintes raisonnables au moyen d’une analyse après coup.  Si l’arrêt Landry devait être suivi maintenant que la Charte  est en vigueur, il en résulterait l’anomalie suivant laquelle une autorisation judiciaire préalable serait nécessaire pour porter atteinte à la vie privée d’un particulier lorsqu’il s’agirait de chercher quelque chose, mais aucune autorisation préalable ne serait requise dans le cas d’une intrusion visant à effectuer une arrestation.  L’anomalie s’accentue lorsqu’on examine l’arrêt Cloutier c. Langlois, précité, dans lequel notre Cour a décidé qu’une fouille accessoire à une arrestation légale ne viole pas l’art. 8.  Si on conjugue cette proposition à celle voulant qu’une arrestation sans mandat dans une maison d’habitation soit légale, on peut en venir à conclure qu’une perquisition sans mandat dans une maison d’habitation est légale dans la mesure où elle est assortie d’une arrestation légale.  Pareille conclusion est nettement contraire à l’arrêt Hunter où il a été décidé que les perquisitions sans mandat sont abusives à première vue.  Je conclus qu’en général un mandat est requis pour effectuer une arrestation dans une maison d’habitation.

 


46                      Je reconnais qu’il y a des exceptions en ce qui concerne le caractère abusif des perquisitions sans mandat visant à trouver des choses.  Une perquisition sans mandat respecte l’art. 8 si elle est autorisée par la loi, et si la loi et la manière dont la perquisition est effectuée sont raisonnables.  Dans R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, par exemple, notre Cour a décidé que l’art. 10 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, qui prévoyait qu’un agent de la paix pouvait effectuer une perquisition sans mandat dans des lieux autres qu’une maison d’habitation, dans la mesure où il croyait, pour des motifs raisonnables, qu’une infraction relative à des stupéfiants avait été commise, était compatible avec l’art. 8  de la Charte , si on lui donnait une interprétation atténuée de façon à autoriser les perquisitions sans mandat seulement dans des situations d’urgence.  Dans le présent contexte où une personne est recherchée, il y a aussi des exceptions à l’interdiction de la Charte  visant les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation.  En effet, ces exceptions répondent à l’argument de principe du juge en chef Dickson concernant l’entrave à l’efficacité des enquêtes policières.

 


47                      Le juge en chef Dickson a fait observer que l’exigence d’un mandat pourrait gravement entraver le travail des policiers.  Il a cité l’exemple du policier qui arrive sur les lieux peu après qu’un contrevenant se soit introduit dans une maison privée.  Au moment où le policier aura découvert le nom du suspect et obtenu un mandat, le criminel aura trouvé refuge ailleurs.  À mon sens, il existe, en pareil cas, une exception à la règle générale voulant que les arrestations sans mandat dans une maison privée soient interdites.  Dans le cas d’une prise en chasse, le droit à la vie privée doit céder le pas à l’intérêt qu’a la société à garantir une protection policière suffisante.  Dans l’arrêt R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802, notre Cour a conclu explicitement que c’était le cas.  Dans cette affaire, un policier avait pris en chasse une personne qu’il avait vue brûler plusieurs signaux d’arrêt, lorsque celle-ci s’est réfugiée dans un appartement.  Le policier a annoncé sa présence, a fini par entrer dans l’appartement sans permission et a arrêté la personne en cause.  Il s’agissait de savoir notamment si l’arrêt Landry s’appliquait dans l’affaire Macooh étant donné que le suspect était recherché relativement à une infraction autre qu’un acte criminel, mais notre Cour a conclu que le policier avait agi en vertu du pouvoir, bien établi en common law, que les policiers ont d’entrer dans des lieux privés pour procéder à une arrestation dans le cadre d’une prise en chasse.  Le principe qui sous‑tend cette règle ressort de l’extrait suivant de l’opinion dissidente du juge La Forest dans Landry, à la p. 179, que notre Cour cite et approuve dans Macooh:

Comme nous l’avons vu, la common law attache un grand prix à la sécurité et au caractère privé du foyer.  Les situations où elle autorisait l’entrée de policiers sans le consentement du propriétaire ou de l’occupant étaient toutes des cas où il était évident que l’entrée s’imposait.  Par exemple, l’entrée pour prévenir un meurtre est manifestement justifiée.  De même l’entrée alors qu’on a pris le fugitif en chasse.  Outre la nature manifestement pratique de cette façon d’aborder la question lorsque l’agent de police a pris quelqu’un en chasse, il a lui‑même connaissance des faits qui justifient l’entrée; il agit en vertu d’une connaissance personnelle.

 

Dans le cas d’une prise en chasse, l’intérêt de la société dans l’application efficace de la loi l’emporte sur le droit à la vie privée et la police peut entrer dans une maison d’habitation pour y effectuer une arrestation sans mandat.  Toutefois, l’obligation supplémentaire qui incombe à la police d’obtenir un mandat pour entrer par la force dans une maison privée en vue d’y effectuer une arrestation, bien qu’elle ne soit pas justifiée dans le cas d’une prise en chasse, vaut bien, en général, la protection supplémentaire qu’elle apporte au droit à la vie privée dans les maisons d’habitation.  Je reporte à un autre jour l’examen de la question de savoir si une situation d’urgence autre que la prise en chasse peut justifier une entrée sans mandat en vue d’effectuer une arrestation.  Je ne suis pas d’accord avec ma collègue le juge L’Heureux-Dubé pour dire qu’une situation d’urgence justifie généralement nécessairement une entrée sans mandat -- à mon sens, la question est entière.  Comme pour les autres questions dans ses motifs, je constate qu’en tirant sa conclusion, elle cite, aux par. 153 et 154, une opinion dissidenteR. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, le juge L’Heureux-Dubé.

 


48                      Bien que j’aie décidé qu’il faut avoir obtenu préalablement un mandat pour entrer dans une maison d’habitation afin d’y effectuer une arrestation, je n’ai pas encore précisé le type de mandat qui est requis.  À mon avis, un mandat d’arrestation seulement constitue une protection insuffisante des droits du suspect à la vie privée.  Je partage l’avis du juge en chef Dickson lorsqu’il affirme, à la p. 162 de l’arrêt Landry, qu’il est douteux qu’un mandat d’arrestation soit utile pour préserver la vie privée:

 

De toute façon, je ne peux pas saisir comment un mandat d’arrestation peut être perçu comme une solution à la question du pouvoir d’intrusion de la police qui est accessoire à l’arrestation.  Le mandat est une autorisation judiciaire d’arrêter et ne contient aucun pouvoir exprès d’intrusion.  On doit fournir au juge de paix des motifs raisonnables et probables d’arrestation, mais il n’entend aucune preuve sur la probabilité ou autre que le contrevenant puisse être trouvé à un endroit donné.  Il n’y a donc aucune bonne raison pour que la présence ou l’absence d’un mandat d’arrestation ait un effet sur le droit de faire une arrestation à un endroit ou à l’autre.

 

Le juge en chef Dickson a conclu que, puisqu’un mandat d’arrestation ne serait pas utile pour préserver la vie privée et puisqu’il n’y avait (et qu’il n’y a) aucune disposition du Code qui autorise les fouilles ou perquisitions en vue de trouver une personne, les arrestations sans mandat dans les maisons d’habitation étaient acceptables; sinon, les suspects pourraient trouver un refuge permanent dans une maison d’habitation.  Tout en convenant qu’un mandat d’arrestation ne préserve pas suffisamment la vie privée, je ne suis pas d’accord pour dire que, puisque le Code n’exige pas l’autorisation préalable des fouilles ou perquisitions visant à trouver une personne, les perquisitions sans mandat visant à trouver des personnes sont acceptables.  À mon avis, les droits à la vie privée garantis par la Charte  exigent que la police obtienne généralement une autorisation judiciaire préalable d’entrer dans une maison d’habitation pour y arrêter la personne recherchée.  Si le Code ne prescrit pas expressément, à l’heure actuelle, un mandat contenant une telle autorisation préalable, il y a lieu de l’interpréter comme s’il renfermait une telle disposition.  Bien que l’absence d’une telle disposition puisse avoir une profonde influence sur le pouvoir d’arrestation en common law, elle ne saurait contrecarrer un droit constitutionnel du particulier.  La création d’une procédure d’obtention d’une telle autorisation préalable permet de dissiper la crainte qu’un suspect puisse se réfugier de façon permanente dans une maison d’habitation.


49                      Selon moi, les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont donc généralement interdites.  Avant de procéder à une telle arrestation, il incombe au policier d’obtenir l’autorisation judiciaire de l’effectuer au moyen d’un mandat l’autorisant à entrer, à cette fin, dans la maison d’habitation.  Un tel mandat ne sera décerné que s’il existe des motifs raisonnables d’effectuer une arrestation et des motifs raisonnables de croire que la personne sera à l’adresse indiquée, assurant ainsi aux droits à la vie privée du particulier, en cas d’arrestation, la protection requise par l’arrêt Hunter à l’égard des fouilles, perquisitions et saisies.  Exiger un mandat préalablement à l’arrestation permet d’éviter l’analyse après coup du caractère raisonnable d’une intrusion qui, d’après ce que la Cour a conclu dans l’arrêt Hunter, devrait être évitée sous le régime de la Charte , ce qui permet d’éviter, au lieu d’y remédier après coup, les arrestations attentatoires aux droits garantis, non fondées sur des motifs raisonnables et probables.  Ce principe se dégage de la recommandation suivante de la Commission de réforme du droit du Canada (Document de travail 41, L’arrestation (1985), à la p. 130):

 

Dans notre tradition juridique, le caractère sacré du domicile familial est tel que, comme dans le cas des fouilles et des perquisitions, l’entrée par la force dans une habitation privée ne devrait être possible que lorsqu’elle est autorisée par un juge.

 


50                      J’ajouterais que le mandat n’est pas la seule condition pour assurer la protection de la vie privée; il faut que les autres conditions énoncées dans Landry pour effectuer une arrestation dans une maison d’habitation soient également remplies.  Plus précisément, l’entrée par la force dans une maison d’habitation, pour y effectuer une arrestation en vertu d’un mandat relatif à un acte criminel, doit être précédée d’une annonce régulière.  Comme l’affirme le juge en chef Dickson dans l’arrêt Landry, à la p. 161, ces conditions supplémentaires «minimisent l’empiétement que constitue l’arrestation dans un domicile et permettent au contrevenant de conserver sa dignité et sa vie privée en répondant à la porte et en se rendant».

 

51                      En résumé, les conditions ci-après doivent généralement être remplies pour qu’une arrestation relative à un acte criminel dans une maison privée soit légale:  un mandat doit être obtenu sur la foi de motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation et de croire que la personne recherchée se trouve dans les lieux en question, et une annonce régulière doit être faite avant d’entrer.  Cette règle souffre une exception dans le cas d’une prise en chasse.  Notre Cour n’a pas encore pleinement abordé la question de savoir s’il existe une exception pour les situations d’urgence en général, et il n’est pas nécessaire non plus d’y répondre dans le présent pourvoi, étant donné que j’estime qu’il n’y avait pas de situation d’urgence quand l’arrestation a été effectuée.  Je vais maintenant expliquer ce dernier point.

 

c)    Application à la présente affaire

 


52                      Quand les policiers sont entrés dans la remorque où Feeney dormait et qui était sa maison d’habitation (rappelons-nous que, dans l’arrêt Colet, précité, la Cour a affirmé qu’un abri rudimentaire peut constituer une maison d’habitation), ils n’étaient pas munis d’un mandat.  En conséquence, peu importe qu’il ait existé des motifs raisonnables et probables, ou qu’une annonce régulière ait été faite, l’arrestation était illégale, à moins que la situation n’ait été exceptionnelle.  De toute évidence, ce n’était pas un cas de prise en chasse, et il n’y avait pas non plus, à mon sens, une situation d’urgence.  Le juge Lambert a affirmé, au nom de la Cour d’appel à l’unanimité (à la p. 234), que [traduction] «la police faisait face à une situation qui pouvait être qualifiée de situation d’urgence, exigeant une réponse immédiate, et que, de plus, elle faisait face à une situation où il y avait un risque réel de destruction d’éléments de preuve, en particulier ceux concernant des taches de sang, à laquelle il fallait parer».  Je ne suis pas d’accord avec sa qualification de la situation.  Selon James A. Fontana (The Law of Search and Seizure in Canada (3e éd. 1992), aux pp. 786 à 789), il y a habituellement situation d’urgence quand une action immédiate est requise pour assurer la sécurité des policiers ou préserver des éléments de preuve concernant un crime.  Quant aux craintes pour la sécurité, j’estime qu’il n’était pas évident que la sécurité des policiers ou de la collectivité était menacée au point d’engendrer une situation d’urgence en l’espèce.  La situation était la même que dans tous les cas où un crime grave a été commis et où l’auteur n’a pas été appréhendé.  De toute façon, même si elles existaient, des craintes pour la sécurité ne pouvaient pas justifier l’entrée sans mandat dans la remorque en l’espèce.  Une simple surveillance de la remorque où, avait-on dit à la police, dormait l’appelant, au lieu d’une entrée sans mandat, aurait suffit pour dissiper toute crainte pour la sécurité qu’il pouvait poser.  Quant à la crainte de destruction d’éléments de preuve, au moment où ils sont entrés dans la remorque, les policiers ignoraient la présence d’éléments de preuve susceptibles d’être détruits; tout au plus, ils soupçonnaient que l’appelant était impliqué dans le meurtre.  Le simple fait que leur intuition puisse s’être révélée juste n’excuse pas les actes que les policiers ont accomplis en entrant dans la remorque.  Comme je l’ai affirmé dans R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, à la p. 29, «[i]l ne faut pas oublier que la justification après coup des fouilles et perquisitions par leurs résultats est précisément ce que les critères énoncés dans l’arrêt Hunter visaient à éviter».

 


53                      Les circonstances entourant l’entrée des policiers dans la remorque étaient semblables à la situation qui suit tout crime grave:  un individu dangereux est en liberté et il y a un risque qu’il tente de détruire les éléments de preuve qui le relient au crime.  Qualifier cela de situation d’urgence c’est inviter à le faire au sujet de chaque moment qui suit un crime grave.  À mon avis, la situation n’était pas urgente lorsque les policiers sont entrés dans la remorque.  Par conséquent, même si l’exigence du mandat souffre une exception dans les situations d’urgence en général, et non pas uniquement dans le cas d’une prise en chasse, ce que je m’abstiens de décider en l’espèce, l’entrée par la force exigeait un mandat dans la présente affaire.  Étant donné que la police n’avait pas obtenu de mandat, l’arrestation était illégale.

 

La constitutionnalité de la perquisition initiale dans la remorque

 

54                      Il a été décidé dans Hunter qu’en vertu de l’art. 8  de la Charte  il est présumé que les perquisitions sans mandat dans des lieux où l’occupant a une attente raisonnable en matière de vie privée sont abusives; il incombe à la partie qui a fait la perquisition de prouver qu’elle était raisonnable.  Dans l’arrêt Collins, précité, notre Cour a énoncé les trois conditions pour qu’une perquisition ne soit pas abusive:  a) elle doit être autorisée par la loi, b) la loi elle‑même ne doit rien avoir d’abusif, et c) la perquisition ne doit pas être effectuée d’une manière abusive.  Dans le cas précis d’une arrestation, il a été décidé, dans l’arrêt Cloutier, précité, que les fouilles ou perquisitions accessoires à une arrestation légale peuvent être conformes à l’art. 8.  En l’espèce, toutefois, la perquisition a été effectuée sans mandat ni aucune autre autorisation légale, et n’était pas accessoire à une arrestation légale.  L’arrestation était illégale à la fois parce que les conditions pour effectuer une arrestation sans mandat en vertu de l’art. 495 du Code n’étaient pas remplies, et parce que, de toute façon, les policiers ne peuvent procéder à des arrestations sans mandat dans une maison privée que dans des circonstances exceptionnelles, qui n’existaient pas ici.  Par conséquent, l’entrée dans la remorque et la fouille et la saisie du vêtement de l’appelant violaient l’art. 8  de la Charte .  Les autres éléments de preuve, les chaussures, l’argent et les cigarettes, ont été obtenus en vertu d’un mandat de perquisition le jour suivant.  Je reviendrai à la question de savoir si ces fouille et saisie violaient la Charte .


L’alinéa 10b)

 

55                      L’alinéa 10b) prévoit que «[c]hacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention [. . .] d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit.»  En ce qui concerne l’aspect informationnel d’une bonne mise en garde fondée sur cet alinéa, il a été décidé, dans R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, que la personne détenue doit être informée de la possibilité de recourir à l’aide juridique et à un avocat de garde dans le ressort en cause.  Dans les arrêts R. c. Pozniak, [1994] 3 R.C.S. 310, et Bartle, précité, la Cour a également décidé que la personne détenue doit être informée de la possibilité d’obtenir gratuitement et immédiatement des conseils juridiques, notamment de l’existence d’un numéro 1‑800.

 

56                      L’exigence qu’une personne soit informée des droits que lui garantit l’al. 10b) s’applique dès sa mise en détention ou en état d’arrestation.  Selon l’arrêt R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, il y a détention au sens de l’art. 10 de la Chartelorsqu’un agent de la paix restreint la liberté d’action d’une personne au moyen d’une sommation ou d’un ordre.  En l’espèce, après être entré dans la remorque, pistolet à la main, le policier a secoué la jambe de l’appelant et lui a dit de sortir du lit.  Je suis d’accord avec l’appelant pour dire qu’il y a eu détention dès que le policier lui a touché la jambe et lui a ordonné de se lever.  L’appelant n’a reçu aucune mise en garde à ce moment‑là.  Ce n’est qu’après avoir été accompagné à un endroit éclairé où les éclaboussures de sang ont été aperçues, et avoir été mis en état d’arrestation, qu’il a reçu des renseignements concernant le recours à un avocat.  À mon avis, les droits garantis à l’appelant par l’al. 10b) ont été violés au moment de sa détention initiale.

 

57                      En outre, dans l’arrêt R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, la Cour à la majorité affirme, aux pp. 1241 à 1243:


 

. . . [l’alinéa] 10b) impose au moins deux obligations aux policiers, en plus de celle d’informer le détenu de ses droits.  D’abord, le policier doit donner au détenu une possibilité raisonnable d’exercer son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat.  Le détenu est sous le contrôle de la police et il ne peut exercer son droit de recourir à un avocat que si elle lui donne une possibilité raisonnable de le faire.

 

                                                                   . . .

 

De plus, l’al. 10b) impose aux policiers l’obligation de cesser d’interroger ou de tenter autrement de soutirer des éléments de preuve du détenu tant qu’il ne se sera pas vu offrir une possibilité raisonnable de recourir à l’assistance d’un avocat.  Le droit à l’assistance d’un avocat a pour objet de permettre à la personne détenue non seulement d’être informée de ses droits et de ses obligations en vertu de la loi, mais également, voire qui plus est, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits.

 

En l’espèce, l’appelant n’a pas eu de possibilité suffisante de recourir à un avocat.  Il n’a pas eu accès à un téléphone avant d’être interrogé; le policier lui a fait la mise en garde dans la remorque, où il n’y avait pas de téléphone.  Il lui a simplement demandé s’il comprenait ses droits, ce à quoi il a répondu quelque chose du genre [traduction] «Bien sûr, pensez‑vous que je suis illettré?», puis le policier lui a posé des questions au sujet du sang sur sa chemise et ses chaussures.  Les droits garantis à l’appelant par l’al. 10b) ont été violés par ces agissements policiers.

 


58                      Bien que le juge du procès ait conclu que les droits garantis à l’appelant par l’al. 10b) n’ont été violés qu’après qu’il eut été conduit au détachement de Williams Lake, j’estime que ses droits ont été violés à partir de sa mise en détention.  L’appelant n’a reçu aucune mise en garde lorsqu’il a été détenu pour la première fois, et celle qu’il a fini par recevoir ne satisfaisait pas aux exigences de l’al. 10b) en matière d’information.  De plus, il n’a pas eu de possibilité suffisante de consulter un avocat avant d’être interrogé.  Pour ces motifs, je suis d’avis que les déclarations obtenues dans la remorque (l’appelant a affirmé qu’il avait reçu une balle de base‑ball au visage la veille et qu’il ne possédait qu’une paire de chaussures) ont été obtenues en violation de la Charte .

 

L’article 8 et la perquisition effectuée en vertu d’un mandat

 

59                      Après la perquisition initiale dans la remorque et pendant la détention de l’appelant, les policiers ont obtenu un mandat les autorisant à perquisitionner dans la remorque, sur la foi d’une dénonciation sous serment dans laquelle ils ont affirmé qu’ils croyaient pouvoir y trouver une somme de 300 $ en espèces, des cigarettes Sportsman et les chaussures de l’appelant.  Puis, ils ont découvert et saisi ces articles dans la remorque.  Selon les arrêts Kokesch et Grant, précités, la Constitution interdit à la police de se fonder sur un mandat de perquisition décerné sur la foi de renseignements obtenus grâce à des violations préalables de la Charte .  Dans Kokesch, un mandat avait été décerné sur la foi de renseignements obtenus antérieurement lors d’une perquisition périphérique inconstitutionnelle effectuée sans mandat; il a été décidé que la perquisition effectuée en vertu du mandat contrevenait à l’art. 8.  En l’espèce, la police a obtenu un mandat sur la foi de la perquisition initiale dans la remorque (la chemise et les chaussures), de l’interrogatoire initial (les chaussures) et de l’interrogatoire effectué par la suite à Williams Lake (l’argent sous le matelas).  Comme je l’ai déjà souligné, j’estime que la police a découvert l’existence de ces articles par suite de la violation de l’art. 8 et de l’al. 10 b )  de la Charte , et que, sans ces violations, elle n’aurait eu aucune raison d’obtenir un mandat l’autorisant à procéder à la seconde perquisition.  En conséquence, la perquisition et la saisie effectuées en vertu du mandat ont-elles aussi violé l’art. 8.  Toute distinction entre la constitutionnalité de la seconde perquisition et celle de l’entrée initiale dans la remorque serait factice.

 


L’article 8 et les empreintes digitales

 

60                      Après avoir été amené au détachement de Williams Lake, l’appelant a été soumis à la prise d’empreintes digitales.  Celles‑ci correspondaient à celles prélevées sur le réfrigérateur de la victime et sur une canette de bière vide trouvée dans le camion de la victime.  Il a été décidé dans l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, que la prise d’empreintes digitales accessoire à une arrestation légale ne violait pas la Charte .  En l’espèce, toutefois, l’arrestation était illégale et comportait diverses violations de la Charte .  Obliger l’accusé à fournir des empreintes digitales dans le présent contexte violait, à mon sens, l’art. 8  de la Charte , du fait que cela impliquait une fouille et une saisie relatives au corps de l’appelant, à l’égard duquel, tout au moins quand l’arrestation n’est pas légale, les attentes en matière de vie privée sont nettement élevées.  J’ajouterais que les procédures accessoires et consécutives à une arrestation illégale, qui empiètent sur les attentes raisonnables en matière de vie privée qu’a la personne arrêtée, violent généralement l’art. 8.  Toutefois, si l’arrestation est illégale à cause d’un vice de procédure, le fruit de la fouille ou perquisition peut être admissible en vertu du par. 24(2)  de la Charte .

 

Le paragraphe 24(2)

 


61                      Après avoir conclu que des violations de la Charte  ont été commises en recueillant une grande partie de la preuve, il reste à déterminer s’il y a lieu d’écarter la preuve conformément au par. 24(2).  Les éléments de preuve à examiner dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 24(2) sont la chemise tachée de sang, les premières déclarations faites dans la remorque selon lesquelles l’appelant s’était retrouvé ensanglanté la veille lors d’un match de base‑ball, et n’avait qu’une seule paire de chaussures, les chaussures elles‑mêmes, les cigarettes Sportsman, l’argent sous le matelas et les empreintes digitales prises à Williams Lake.  Les déclarations inculpatoires que l’appelant a faites à Williams Lake, qui constituaient pratiquement un aveu de culpabilité, et l’échantillon d’haleine également prélevé à Williams Lake ont été écartés par le juge du procès et cette décision n’est pas en cause devant nous.

 

L’équité du procès

 

62                      Dans l’arrêt Collins, précité, la Cour a dit que le premier groupe de facteurs à examiner en vertu du par. 24(2) se rapporte à l’équité du procès.  Notre Cour à la majorité dans l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, s’est fondée sur Collins et d’autres arrêts plus récents pour préciser et clarifier l’aspect «équité du procès» du critère de l’arrêt Collins.  Le juge Cory fait un résumé utile de l’analyse concernant l’équité du procès, au par. 119:

 

1.    Qualifier la preuve soit de preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, soit de preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, selon la manière dont elle a été obtenue. Si la preuve est une preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra pas le procès inéquitable et le tribunal passera à l’examen de la gravité de la violation et de l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

2.    Si la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et que le ministère public ne démontre pas, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable.  En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation ni l’incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice.  Il doit en être ainsi puisqu’un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice.

 


3.    Si l’on conclut que la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et si le ministère public démontre, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra alors généralement pas le procès inéquitable.  Toutefois, il faudra examiner la gravité de la violation de la Charte  et l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice.  [Souligné dans l’original.]

 

63                      La première étape de l’analyse concernant l’équité du procès consiste donc à déterminer si la preuve en cause a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  En définissant la preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, le juge Cory affirme, au par. 75:

 

Si l’accusé n’a pas été forcé de participer à la constitution ou à la découverte de la preuve (en ce sens que la preuve existait indépendamment de la violation de la Charte  sous une forme utilisable par l’État), la preuve sera qualifiée de preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.

 

En définissant la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, le juge Cory dit, au par. 80:

 

La preuve est obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même lorsque l’accusé, en violation de ses droits garantis par la Charte , est forcé de s’incriminer sur l’ordre de l’État au moyen d’une déclaration, de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles.

 


64                      Pour qualifier la preuve en l’espèce, soit la première étape de l’analyse concernant l’équité du procès, je conclus que la chemise tachée de sang n’a pas été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et que, par conséquent, son utilisation ne compromet pas l’équité du procès.  Elle existait sous une forme utilisable par l’État indépendamment des actes de ce dernier.  De plus, eu égard à la chemise tachée de sang, l’appelant n’a pas été forcé de s’incriminer lui‑même au moyen d’une déclaration ou de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles.  Bien qu’on ait demandé à l’appelant de se placer dans un endroit éclairé afin de mieux le voir, la police aurait pu simplement allumer la lumière ou examiner la chemise de près.  La saisie de la chemise n’a pas impliqué l’utilisation du corps de l’appelant ou de ses substances corporelles d’une manière qui a fait de la preuve une preuve obtenue en le mobilisant contre lui‑même; son corps ne faisait pas partie intégrante de la saisie de la chemise tachée de sang, qui ne constituait donc pas une preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même.

 

65                      En revanche, les déclarations obtenues par la police dans la remorque en violation des droits garantis à l’appelant par l’al. 10b) constituent nettement une preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même.  En n’informant pas l’appelant de son droit de consulter immédiatement un avocat, la police l’a effectivement forcé à faire les déclarations en cause, lesquelles sont un exemple de preuve auto‑incriminante.  Une fois qu’il a été établi que les déclarations constituent une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, il faut ensuite décider, selon l’arrêt Stillman, s’il existait d’autres moyens légaux d’obtenir cette preuve.  Comme le ministère public n’a pas tenté de prouver que les déclarations auraient été faites même en l’absence de violation de l’al. 10b) (voir Harper, précité, où une telle preuve a été présentée), je conclus que les déclarations constituent une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et qu’elles n’auraient pas été obtenues sans la violation de la Charte .  En conséquence, selon l’analyse faite dans Stillman, ces déclarations n’auraient pas «pu être découvertes».  Leur utilisation compromettrait donc l’équité du procès.  Vu l’absence de circonstances exceptionnelles en l’espèce, l’admission des déclarations obtenues en mobilisant l’accusé contre lui‑même, qui ne pouvaient pas être découvertes, rendrait le procès inéquitable; en conséquence, les déclarations sont inadmissibles en vertu du par. 24(2).

 


66                      Les chaussures ont été observées par la police durant la perquisition initiale inconstitutionnelle dans la remorque.  Elles ont ensuite été saisies au cours d’une perquisition qui, selon ce que j’ai conclu, violait l’art. 8.  Il est clair qu’elles ne constituent pas une  preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même, étant donné que ce ne sont pas des déclarations forcées ni des substances corporelles, et qu’elles n’ont pas impliqué l’utilisation du corps de l’appelant.  L’utilisation en preuve des chaussures ne nuirait donc pas à l’équité du procès.

 

67                      Les cigarettes ont également été observées par la police lors de la perquisition initiale inconstitutionnelle dans la remorque.  Par la suite, dans les déclarations inadmissibles qu’il a faites à Williams Lake, l’appelant a dit à la police qu’il avait volé de l’argent et des cigarettes à Boyle.  Quoique, à l’instar des chaussures, les cigarettes ne constituent pas à première vue une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, l’arrêt Stillman, appliquant des arrêts antérieurs comme R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, a confirmé qu’une preuve peut être considérée comme obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, si elle a été découverte grâce à une autre preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, qui consiste habituellement en une déclaration.  Il convient de qualifier une telle preuve de «preuve dérivée» obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, si la preuve obtenue initialement de l’accusé en le mobilisant contre lui‑même est la cause nécessaire de l’obtention de la preuve dérivée.  En l’espèce, les déclarations faites à la police à Williams Lake n’indiquaient pas où se trouvaient les cigarettes, de sorte qu’elles n’auraient même pas pu être une cause suffisante d’obtention des cigarettes.  Même si elles avaient pu, si elles avaient été admissibles, augmenter la valeur probante des cigarettes, les déclarations en cause n’étaient pas liées à la découverte et à la saisie des éléments de preuve; les cigarettes ne constituent donc pas une preuve dérivée obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  Leur utilisation ne nuirait pas à l’équité du procès.

 


68                      De même, en faisant une déclaration obtenue en le mobilisant contre lui‑même à Williams Lake, l’appelant a dit à la police qu’il avait volé de l’argent et l’avait caché sous son matelas.  Au cours de la seconde perquisition inconstitutionnelle dans la remorque, la police a trouvé cet argent.  À l’instar des cigarettes et des chaussures, l’argent découvert n’est pas à première vue une preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même.  Toutefois, contrairement à la déclaration concernant les cigarettes, la déclaration faite à Williams Lake au sujet de cet argent par suite de la mobilisation de l’appelant contre lui‑même était une cause suffisante de son obtention, vu qu’elle indiquait où il se trouvait.  J’estime cependant, que, la déclaration n’était pas une cause nécessaire de la saisie de l’argent.  La police avait clairement l’intention de fouiller la remorque à nouveau et je suis convaincu qu’elle l’aurait fait même en l’absence de la déclaration indiquant où se trouvait l’argent.  Je suis d’avis qu’en effectuant une deuxième perquisition elle aurait trouvé l’argent caché sous le matelas.  Vu que la déclaration obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même n’était pas une cause nécessaire de la saisie de la somme, l’argent ne constituait pas une preuve dérivée obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même.  À cet égard, la présente situation est semblable à celle de l’affaire R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138.

 


69                      Il importe de souligner la distinction entre le critère applicable pour qualifier la preuve de preuve dérivée obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, et celui applicable pour déterminer si la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même pouvait être découverte.  Pour déterminer s’il était possible de découvrir un élément de preuve, il faut se demander si une violation de la Charte  était nécessaire pour découvrir et saisir une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  Si la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même avait été obtenue même sans la violation de la Charte , sa découverte était possible et son utilisation, malgré la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, ne nuirait pas à l’équité du procès.  Lorsqu’il s’agit de décider de la possibilité de découvrir la preuve, les autres moyens d’obtenir la preuve doivent respecter la Charte .

 

70                      Par contre, l’examen concernant la preuve dérivée vise à déterminer si un élément de preuve devrait être perçu comme tenant d’une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même en raison de son lien étroit avec d’autres éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  La preuve dérivée est celle qui n’aurait pas été obtenue n’eût été la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même.  Pour analyser cette question, il n’importe pas que les moyens qui auraient permis de découvrir la preuve, sans la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, aient été conformes à la Constitution.  Il s’agit de décider si la preuve devrait être considérée comme étant le produit de l’esprit ou du corps de l’accusé aux fins du par. 24(2), ce qui ne dépend pas de la constitutionnalité des autres moyens de la découvrir.  Ainsi, pour décider en l’espèce que l’argent n’est pas une preuve dérivée, il suffit de conclure que la police l’aurait découvert même en l’absence de la déclaration obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même à Williams Lake.  Il n’importe pas, aux fins de l’examen relatif à la preuve dérivée, que la police aurait découvert la preuve par des moyens inconstitutionnels comme la seconde perquisition.  Vu que la découverte de l’argent aurait été probable, quoique inconstitutionnelle, même si la déclaration obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même n’avait pas été faite, l’argent n’était pas, en théorie, un produit de l’esprit ou du corps de l’appelant.  L’argent devrait donc être considéré non pas comme une preuve dérivée, mais plutôt comme une preuve non obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même; son utilisation ne nuirait pas à l’équité du procès.  Je souligne naturellement que l’inconstitutionnalité de la seconde perquisition est un facteur à prendre en considération selon d’autres volets du critère de l’arrêt Collins.

 


71                      Comme nous l’avons déjà vu, les empreintes digitales ont été prises en violation de la Charte .  De plus, elles constituaient une preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même ‑‑ celui-ci a été forcé de fournir des éléments de preuve provenant de son corps, à savoir ses empreintes digitales, qui l’incriminaient.  La police n’aurait pas obtenu cette preuve sans violer les droits garantis à l’appelant par la Charte , étant donné qu’elle n’avait pas de motifs raisonnables et probables de l’arrêter.  Les empreintes digitales ne pouvaient pas être découvertes.  Il s’agissait d’une preuve non susceptible d’être découverte qui avait été obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même, et dont l’utilisation rendrait le procès inéquitable vu l’absence de circonstances exceptionnelles.  En conséquence, les empreintes digitales sont inadmissibles en preuve.

 

72                      Pour résumer l’analyse concernant l’équité du procès, la chemise tachée de sang, les chaussures, les cigarettes et l’argent n’étaient pas des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’appelant contre lui‑même, et leur utilisation ne nuirait donc pas à l’équité du procès; les déclarations dans la remorque, comme celles faites au détachement de Williams Lake, les empreintes digitales avaient été obtenues en mobilisant l’appelant contre lui‑même et n’auraient pas pu être découvertes, par conséquent leur utilisation nuirait à l’équité du procès.  Les déclarations et les empreintes digitales sont inadmissibles en preuve.  Les autres éléments de preuve qui ne compromettent pas l’équité du procès doivent être analysés en fonction des deuxième et troisième volets.  Les analyses fondées sur ces volets du critère de l’arrêt Collins peuvent commander l’exclusion des éléments de preuve.

 

La gravité de la violation

 


73                      À mon avis, les violations commises en l’espèce étaient très graves.  La question de savoir si les violations ont été commises de bonne foi est un indice de gravité:  voir Therens, précité, à la p. 652; Collins, précité, à la p. 285.  Le fait que la violation de la Charte  a été commise sans autorisation légale est un indice de mauvaise foi.  Dans R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59, par exemple, la Cour a décidé qu’une perquisition était faite de mauvaise foi si elle était effectuée en violation de principes de common law bien connus.  En l’espèce, la police ne croyait même pas subjectivement qu’il y avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter l’appelant avant d’entrer par la force, sans mandat, dans la maison où il dormait.  Outre l’incidence de la Charte  sur les conditions requises pour effectuer des arrestations sans mandat dans une maison d’habitation, l’absence de croyance subjective à l’existence de motifs raisonnables indiquait que la police n’aurait pas pu arrêter l’appelant légalement en vertu de l’art. 495 du Code, même s’il s’était trouvé dans un lieu public.  Le fait que les policiers ont violé de manière flagrante le droit relatif aux arrestations sans mandat dans une maison d’habitation, énoncé dans l’arrêt Landry, accentue certainement la gravité de la violation qui a conduit directement à la saisie de la chemise tachée de sang et, indirectement, à celle des chaussures, des cigarettes et de l’argent.

 

74                      Le juge du procès a conclu que la violation commise en perquisitionnant dans la remorque [traduction] «n’était pas délibérée, volontaire ou flagrante et, si tant est qu’elle ait été commise, elle l’a été de bonne foi».  À mon avis, l’extrait suivant des motifs de la majorité dans l’arrêt Kokesch, précité, à la p. 32, est intéressant en l’espèce:

 

La police est censée être au courant des arrêts Eccles et Colet de notre Cour et de la restriction des pouvoirs policiers qui découle de ces jugements.

 

Ou bien les policiers savaient que c’était une intrusion, ou bien ils auraient dû le savoir.  Dans l’un ou l’autre cas, on ne peut pas dire qu’ils ont agi «de bonne foi», au sens où on l’entend dans la jurisprudence fondée sur le par. 24(2).


Dans la présente affaire, la police n’avait pas de motifs d’arrestation subjectifs et, en conséquence, les conditions pour effectuer une arrestation sans mandat dans une maison d’habitation, énoncées dans l’arrêt Landry, n’étaient pas remplies.  En fait, les conditions établies par la loi pour effectuer une arrestation sans mandat dans quelque lieu que ce soit n’étaient pas remplies.  Dans ces circonstances, comme dans Kokesch, les policiers savaient ou auraient dû savoir qu’ils commettaient une intrusion.  Il n’était pas possible de conclure qu’ils avaient agi de bonne foi et le juge du procès a commis une erreur à cet égard.

 

75                      L’intimée soutient que la gravité de la violation est atténuée par le fait que, si les motifs d’arrestation n’étaient pas raisonnables et probables, ils n’étaient pas loin de l’être.  Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il s’agit d’un facteur atténuant.  Comme nous l’avons vu, le sergent Madrigga lui‑même ne croyait pas qu’il y avait des motifs raisonnables d’arrêter l’appelant.  À mon avis, l’absence de croyance subjective à l’existence d’une condition nécessaire pour effectuer une entrée et une arrestation légales laisse fortement entendre qu’il y a eu mauvaise foi.

 


76                      L’intimée a fait valoir que la preuve constituée de la chemise tachée de sang aurait été découverte de toute façon, affirmant dans son mémoire:  [traduction] «La police aurait pu attendre à l’extérieur de la remorque que l’appelant en sorte.  Lorsqu’il serait sorti, elle aurait pu observer la présence des taches de sang sur lui, sauf s’il avait détruit ces éléments de preuve.»  L’intimée présume que l’appelant serait sorti en plein jour, la chemise maculée de sang.  À mon avis, ce n’est pas réaliste.  De plus, l’appelant n’aurait pas eu besoin de détruire les éléments de preuve présents sur sa chemise pour éviter de les montrer en public, mais aurait pu simplement ranger la chemise dans la remorque.  De toute façon, l’existence d’autres moyens constitutionnels de découvrir la chemise n’atténue pas la gravité de la violation même si de tels moyens existaient effectivement.  Comme l’affirme le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt Collins, précité, à la p. 285, «l’existence d’autres méthodes d’enquête et le fait que la preuve aurait pu être obtenue sans violation de la Charte  tendent à aggraver les violations de la Charte ».  S’il existait effectivement d’autres techniques, cela démontre qu’il y avait mauvaise foi, et le fait que la police a choisi de violer les droits de l’appelant est particulièrement grave.

 

77                      Le fait que les violations ont comporté l’entrée inconstitutionnelle dans la maison de l’appelant renforce la conclusion qu’elles étaient graves.  L’inviolabilité du foyer a été reconnue à maintes reprises par les tribunaux, au moins depuis l’affaire Semayne, précitée.  Les policiers n’avaient pas, en l’espèce, de motifs suffisants pour arrêter l’appelant ni pour obtenir un mandat de perquisition, et pourtant ils sont entrés par la force, pistolet à la main, dans le studio où dormait l’appelant, l’ont réveillé en le secouant et ont commencé à l’interroger.  Ce comportement est incompatible avec les droits à la vie privée garantis par la Charte  et ne saurait être toléré.  Je remarque que l’intimée a laissé entendre que les policiers ignoraient que la remorque était une maison d’habitation, ce que vient toutefois clairement contredire la preuve que Spurn avait informé la police que l’appelant vivait sur sa propriété, et que Russell avait dit à la police que l’appelant dormait dans la remorque.

 


78                      L’intimée a prétendu que la gravité de l’intrusion dans la maison d’habitation est atténuée par la croyance du sergent Madrigga que le propriétaire de la remorque avait consenti tacitement à ce qu’on y entre.  À mon avis, cet argument est inacceptable.  Premièrement, le propriétaire de la remorque n’a pas consenti à la perquisition, mais s’est plutôt abstenu de s’opposer quand les policiers ont dit qu’ils allaient [traduction] «jeter un coup d’{oe}il» à la remorque.  Il est douteux que l’on puisse déduire du silence de Russell l’existence d’un consentement à une entrée sans mandat par la force.  Toutefois, même en admettant que Russell a consenti, cela n’aurait pas justifié la perquisition et ne devrait pas non plus atténuer la gravité de la violation qu’elle a entraînée.  Dans l’arrêt Hunter, précité, on précise clairement que, pour invoquer l’art. 8, il n’est pas nécessaire de posséder un droit de propriété; ce qui est requis, c’est une attente raisonnable en matière de vie privée.  Il serait incompatible avec cette insistance sur les attentes en matière de vie privée d’atténuer la gravité de la violation en fonction du consentement du propriétaire des lieux, plutôt que de celui de la personne qui a des attentes profondes en matière de vie privée relativement à sa maison d’habitation.

 

79                      L’intimée a également fait valoir qu’il y avait, en l’espèce, une situation d’urgence qui, selon Silveira, précité, peut être un facteur pertinent dans une analyse fondée sur le par. 24(2).  Comme nous l’avons vu, j’estime que la situation n’était pas plus urgente en l’espèce qu’après la perpétration d’un crime grave.  Après qu’un crime a été commis, il y a inévitablement un risque que des éléments de preuve soient détruits.  La tendance à admettre des éléments de preuve à cause de l’effet atténuant de cette prétendue situation d’urgence constituerait une invitation à admettre tous les éléments de preuve obtenus peu après la perpétration d’un crime.  J’estime, cependant, qu’il n’existait pas en l’espèce de situation d’urgence qui atténuait la gravité de la violation de la Charte .  Cela ne revient pas à dire qu’il ne peut pas y avoir de situation d’urgence résultant de facteurs autres que la perpétration récente de l’infraction, qui contribue à atténuer la gravité de la violation commise.

 


80                      En résumé, les violations que comportait, en l’espèce, la saisie de la chemise, des chaussures, des cigarettes et de l’argent étaient graves.  La police a méprisé, de manière flagrante, les droits à la vie privée de l’appelant et, en outre, a fait peu de cas des droits que lui garantissait l’al. 10b).  En fait, bien que cette inconduite ne soit pas directement à l’origine de la saisie de la chemise, des chaussures, des cigarettes et de l’argent, le fait que l’appelant ne s’est entretenu avec un avocat que deux jours après sa mise en détention, sans que les policiers n’aient cessé de tenter de lui soutirer des éléments de preuve, montre l’absence de respect des droits de l’appelant, dont a fait preuve la police.  Vu ce mépris systématique des droits de l’appelant, je suis d’avis que l’obtention de la chemise, des chaussures, des cigarettes et de l’argent comportait de très graves violations de la Charte .

 

Effet de l’exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice

 

81                      Comme nous l’avons déjà vu, l’admission de la preuve obtenue en mobilisant l’appelant contre lui‑même, des déclarations et des empreintes digitales compromettrait l’équité du procès.  En conséquence, la considération dont jouit l’administration de la justice serait diminuée par l’utilisation de ces éléments de preuve, qui sont donc inadmissibles.  Les autres éléments de preuve, quoiqu’ils n’aient pas été obtenus en mobilisant l’appelant contre lui‑même, sont le fruit d’une très grave atteinte aux droits à la vie privée de l’appelant.  De plus, l’obtention de ces éléments de preuve comportait de graves violations des droits garantis à l’appelant par l’al. 10b), qui traduisaient un mépris systématique de la Charte de la part des policiers en l’espèce.

 

82                      Même si l’appelant était accusé d’un crime très grave, j’estime que les propos suivants du juge Iacobucci dans l’arrêt Burlingham, précité, à la p. 242, s’appliquent à la présente affaire:

 


. . . il ne faut jamais perdre de vue que même la personne accusée du crime le plus ignoble, peu importe la probabilité qu’elle ait bel et bien commis ce crime, a droit à la pleine protection de la Charte .  Couper court aux droits qui y sont garantis ou les court‑circuiter nuit non seulement à l’accusé, mais aussi à toute la considération dont jouit le système de justice criminelle.  Il faut souligner que les objectifs de protection de l’intégrité du système de justice criminelle et de promotion de l’honnêteté des techniques d’enquête sont d’importance fondamentale dans l’application du par. 24(2).

 

83                      Le grave mépris des droits garantis à l’appelant par la Charte  en l’espèce porte à croire que l’utilisation de la preuve obtenue nuirait davantage à la considération dont jouit l’administration de la justice que leur exclusion.  La chemise, les chaussures, les cigarettes et l’argent étaient inadmissibles en vertu du par. 24(2), tout comme les déclarations et les empreintes digitales.  Si l’exclusion de cette preuve est susceptible d’entraîner l’acquittement de l’accusé, comme l’affirme le juge L’Heureux-Dubé dans ses motifs, le ministère public est privé d’une déclaration de culpabilité fondée sur une preuve illégalement obtenue.  Tout coût social que la perte d’une telle déclaration de culpabilité est susceptible d’engendrer est pleinement justifié dans une société libre et démocratique régie par la primauté du droit.

 

Conclusion concernant le paragraphe 24(2)

 


84                      Je répète que je suis d’avis que les déclarations, les empreintes digitales, la chemise, les chaussures et l’argent sont inadmissibles en vertu du par. 24(2).  L’intimée a souligné que notre Cour a déclaré que les cours d’appel doivent faire preuve de retenue envers les tribunaux d’instance inférieure sur la question de l’admissibilité de la preuve sous le régime du par. 24(2):  voir, par exemple, l’arrêt Grant, précité.  En l’espèce, le juge du procès et la Cour d’appel ont tous les deux conclu subsidiairement qu’ils admettraient la preuve en question même s’il y avait eu des violations de la Charte .  À mon avis, ils ont tous les deux commis une erreur en tirant ces conclusions subsidiaires et il est difficile d’évaluer leur raisonnement étant donné que peu de propos ont été tenus à cet égard.  Le juge du procès a simplement énuméré les facteurs énoncés dans l’arrêt Collins, précité, en tirant une brève conclusion sur chaque point.  Il n’a pas rassemblé les points dans les trois grandes catégories de facteurs et il n’a pas motivé non plus chacune de ses conclusions.  La Cour d’appel a énuméré les facteurs de l’arrêt Collins et formulé sa conclusion que, tout compte fait, il y avait lieu d’utiliser la preuve.  À mon avis, on ne devrait faire preuve d’aucune retenue particulière à l’égard de l’un ou l’autre de ces jugements.  Premièrement, ni le juge du procès ni la Cour d’appel n’ont conclu à l’existence d’une violation concernant la saisie des éléments de preuve en question, et cette erreur de droit a vraisemblablement influé sur leur conclusion subsidiaire que les violations, si tant est qu’elles aient existé, n’étaient pas graves.  Deuxièmement, comme je l’ai déjà souligné, le juge du procès a conclu à tort que la police avait agi de bonne foi.  Troisièmement, les motifs du juge du procès et de la Cour d’appel étaient si brefs et non étayés qu’il est difficile de dire si d’autres erreurs ont été commises.  À mon avis, aux termes du par. 24(2), la chemise, les déclarations, les chaussures, les cigarettes, l’argent et les empreintes digitales n’auraient pas dû être admis en preuve.

 

Conclusion et dispositif

 

85                      Le juge du procès a commis une erreur en ne concluant pas que la Charte  avait été violée en ce qui concernait l’obtention de la chemise tachée de sang, des déclarations faites dans la remorque, des chaussures, des cigarettes et des empreintes digitales.  De plus, ces éléments de preuve étaient inadmissibles selon le par. 24(2)  de la Charte .  Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner un nouveau procès.

 

//Le juge L’Heureux-Dubé//

 

Les motifs des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin ont été rendus par


 

 

86               Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) -- La principale question que soulève ce pourvoi concerne les pouvoirs des policiers d’entrer sans mandat dans une maison privée pour y effectuer une arrestation.  J’ai eu l’avantage de prendre connaissance des motifs de mon collègue le juge Sopinka, mais je ne puis être d’accord avec sa façon de trancher ce litige ni avec un bon nombre de ses conclusions.  Bien qu’il ait exposé les faits et les jugements rendus, les circonstances particulières de la présente affaire sont importantes en vue de la conclusion à laquelle j’en arrive.  En conséquence, je relaterai les faits saillants de façon assez détaillée et je signalerai les aspects des jugements que j’estime particulièrement  pertinents en ce qui concerne les questions en litige.

 

I.  Les faits

 

87               Tôt dans la matinée du 8 juin 1991, vers 8 h 20, Frank Boyle, qui était âgé de 85 ans, a été trouvé mort chez lui, victime de plusieurs coups violents qui lui avaient été portés à la tête à l’aide d’un objet contondant en métal.  Les coups avaient apparemment été assénés avec une telle force que le pathologiste assigné à témoigner a déclaré que n’importe lequel d’entre eux aurait pu, à lui seul, causer la mort.  Les lieux du crime étaient couverts du sang de la victime, qui avait éclaboussé les murs et les meubles environnants.  Le meurtre est survenu près du village de Likely, en Colombie‑Britannique, une localité isolée d’à peu près 300 habitants.

 


88               Le détachement de la GRC le plus proche était situé à Williams Lake, à plus d’une heure de route de la résidence de Boyle.  Le sergent Madrigga fut l’un des premiers policiers à arriver sur les lieux, vers 9 h 30, et il s’est chargé de l’enquête.  Après avoir examiné les lieux du crime, les policiers ont appris que la camionnette rouge de marque Datsun de la victime avait été trouvée, ce matin‑là, abandonnée dans un fossé  longeant la route, à environ un demi‑kilomètre à l’ouest de la résidence de Boyle sur le chemin Cedar Creek.  Les policiers s’y sont rendus et ont rencontré une résidente du secteur, Cindy Potter, qui leur a dit qu’elle avait circulé sur cette route près de la maison de la victime plus tôt ce matin‑là.  Elle avait alors vu l’appelant s’éloigner à pied des lieux de l’accident et se diriger chez lui.  Il avait à la main quelque chose qui ressemblait à un bâton ou à une bouteille de bière.

 

89               Les policiers ont également parlé avec Kelly Spurn, un autre résident du secteur, qui leur a déclaré qu’il y avait eu un deuxième accident exactement au même endroit plus tôt ce matin‑là.  Spurn avait appris de Dale Russell que, ce matin‑là, l’appelant, qui vivait sur la propriété de sa s{oe}ur et de M. Russell, avait volé un véhicule qui se trouvait sur la propriété de Russell et avait eu un accident à l’endroit même où la camionnette avait été découverte plus tard.  Spurn a examiné les lieux et a supposé que les deux accidents avaient été causés par la même personne parce que [traduction] «les traces de pneus étaient les mêmes et que l’accident avait eu lieu du même côté de la route».  Ni l’un ni l’autre des résidents ne croyait que Boyle conduisait son véhicule au moment de l’accident, car il avait la réputation d’être un conducteur très prudent qui roulait lentement.  Spurn a conseillé aux policiers de parler avec Russell qui, d’après lui, détenait certains renseignements au sujet du crime.  Les policiers ont alors commencé à soupçonner que celui qui avait volé le véhicule de la victime pouvait aussi être impliqué dans le meurtre.  Le sergent Madrigga croyait également que le meurtrier serait vraisemblablement couvert de sang, étant donné la violence du crime.

 


90               Lorsque les policiers sont arrivés là où demeurait l’appelant, Russell a confirmé que celui‑ci était leur invité.  Il a ajouté que, plus tôt ce matin‑là, l’appelant avait volé un véhicule et percuté un poteau de téléphone non loin de la résidence de Boyle, à l’endroit exact où le camion de ce dernier a été trouvé plus tard.  Après avoir récupéré le véhicule, Russell est retourné chez lui.  Vers 7 h, il a vu l’appelant rentrer et aller se coucher dans une petite remorque d’entreposage derrière la maison, là où il dormait habituellement.

 

91               Muni de tous ces renseignements, le sergent Madrigga, accompagné de deux autres policiers, s’est rendu à la remorque, a frappé à la porte et a crié [traduction] «Police».  Il n’a pas eu de réponse.  Tenant à la main son pistolet pointé vers le sol, il a ouvert la porte et est entré.  Il a vu l’appelant étendu sur un lit à l’arrière de la remorque, apparemment endormi.  Le sergent Madrigga s’est approché de l’appelant, lui a secoué la jambe et a dit [traduction] «Réveille‑toi, c’est la police.  Je veux te parler.»  Le policier a demandé à l’appelant de venir à l’entrée parce qu’il faisait sombre dans la remorque et qu’il ne pouvait pas bien voir.  Ils se sont dirigés vers la porte, et le policier a constaté que la chemise de l’appelant était éclaboussée de sang.  Le sergent Madrigga l’a alors mis en état d’arrestation et lui a fait lire ses droits par un autre policier.  L’appelant a reconnu qu’il comprenait ses droits.

 

92               Le sergent Madrigga a ensuite demandé à l’appelant d’où provenait ce sang sur ses vêtements.  Il a répondu qu’il avait reçu une balle de base‑ball au visage la veille.  Il ne portait aucune marque au visage.  Les policiers ont retiré sa chemise à l’appelant et ont conduit ce dernier au détachement de la GRC à Williams Lake.  Rien n’a été saisi dans la remorque à ce moment‑là.  Les policiers ont, par la suite, obtenu un mandat de perquisition et ont récupéré un montant d’argent caché sous un matelas, un paquet de cigarettes et les espadrilles de l’appelant.

 


93               Une fois au poste de police, l’appelant a tenté en vain, à plusieurs reprises, de communiquer avec un avocat.  Quelques minutes plus tard, les policiers ont fait subir à l’appelant un alcootest sans l’informer qu’il pouvait refuser de le subir.  Les tests, pris à 17 minutes d’intervalle, indiquaient que son alcoolémie atteignait .08 et .07 respectivement.

 

94               Ce soir‑là, l’appelant a été soumis à un interrogatoire malgré le fait qu’il souhaitait parler à un avocat et qu’il ne l’avait pas encore fait.  Il a admis, par la suite, avoir frappé Boyle et volé de la bière, de l’argent et des cigarettes dans sa résidence.  Le lendemain matin, on a pris des photos de l’appelant ainsi que ses empreintes digitales, et il a pu enfin parler à un avocat.

 

II.  Les jugements

 

Cour suprême de la Colombie‑Britannique

 


95               Au cours d’un long voir‑dire, l’appelant a contesté l’admissibilité de la plupart des éléments de preuve qu’on tentait de présenter contre lui, alléguant qu’il y avait eu violation des art. 7, 8, 9 et de l’al. 10 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .  L’appelant a essentiellement soutenu que l’entrée initiale des policiers dans la remorque était illégale, car ceux‑ci n’avaient aucune autorisation légale en ce sens.  Comme telle, la perquisition était donc abusive au sens de l’art. 8  de la Charte .  L’arrestation qui a eu lieu par la suite était arbitraire puisqu’elle n’était fondée sur aucun motif raisonnable et probable comme l’exige la loi.  L’appelant a affirmé que le policier qui était entré dans la remorque ne faisait que le soupçonner d’être impliqué dans le crime, soupçon confirmé à la vue de la chemise tachée de sang.  Quant aux déclarations, aux résultats de l’alcootest et aux empreintes digitales, étant donné qu’il n’avait pas été adéquatement informé de son droit de consulter un avocat et avait été empêché d’exercer ce droit, l’appelant a demandé au tribunal l’exclusion de ces éléments de preuve conformément au par. 24(2), leur utilisation étant susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

96               Le juge Leggatt a tiré plusieurs conclusions de fait importantes en rendant sa décision.  Il a d’abord dit qu’[traduction] «il [était] important de souligner que Likely est une petite localité d’environ 300 habitants».  Il a conclu qu’il y avait habituellement très peu de circulation sur le chemin Cedar Creek aussi tôt le matin et qu’il aurait été surprenant d’y voir un accident et l’appelant s’éloigner des lieux à cette heure‑là.  Compte tenu de toutes les circonstances, il était raisonnable de supposer que l’appelant était le principal suspect du meurtre.  De plus, il a conclu que le policier chargé de l’enquête [traduction] «devait se préoccuper de la destruction d’éléments de preuve essentiels» lorsqu’il s’est rendu à la remorque, et qu’il [traduction] «recherchait activement celui qui devait nécessairement être le principal suspect, peu après la perpétration du crime allégué».  Le juge a également accepté le témoignage du policier chargé de l’enquête selon lequel une annonce régulière avait été faite avant d’entrer.  Ce qui plus est peut‑être plus important, il a trouvé que, lorsque le sergent Madrigga est entré dans la remorque, il existait, objectivement, des motifs raisonnables et probables d’arrêter l’appelant.

 

97               Le juge du procès a conclu que l’entrée dans la remorque et l’arrestation qui s’en est suivie étaient toutes deux légales:

 

[traduction]  Vu les circonstances que j’ai décrites, la nécessité de préserver des éléments de preuve, l’indication claire que l’accusé était le  principal suspect, je crois que l’arrestation a été faite conformément au Code criminel  et à la Charte .  J’estime que l’arrestation était légale.

 


Étant donné la légalité de l’arrestation, la saisie de la chemise de l’accusé n’était pas abusive.  Cela étant, la perquisition accessoire à l’arrestation était également légale.

 

Il a analysé ensuite le par. 24(2) et a conclu que, dans le cas où il aurait commis une erreur au sujet de l’arrestation et de l’entrée dans les lieux, il admettrait la preuve de toute façon, car le fait de l’écarter serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.  Comme l’entrée initiale dans les lieux avait été jugée légale, il s’ensuivait que le mandat de perquisition résistait à l’examen.

 

98               Quant aux déclarations, le juge Leggatt a conclu que la réponse initiale de l’appelant relativement à la raison pour laquelle sa chemise était couverte de sang a été fournie après qu’il eut été informé adéquatement de ses droits en vertu de l’al. 10 b )  de la Charte , et qu’elle était donc admissible.  Il a effectivement conclu, toutefois, que la preuve de l’alcootest et les déclarations faites au poste de police avaient été obtenues par suite de la violation de son droit à un avocat.  Conformément au par. 24(2)  de la Charte , cette preuve a été écartée.  Les décisions rendues au sujet des déclarations faites au poste de police et des résultats d’alcootest n’ont pas été contestées en appel par l’intimée et ne sont pas en cause dans le présent pourvoi.

 

99               Après l’admission de la preuve contestée, le jury a déclaré l’appelant coupable de meurtre au deuxième degré.

 

Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1995), 54 B.C.A.C. 228

 


100             La cour a rejeté l’appel à l’unanimité.  Elle s’est abstenue de traiter chacune des prétendues violations de la Charte  liées à l’entrée dans la remorque, car elle a estimé que, même si le juge du procès avait commis une erreur en tranchant ces questions, la conduite policière en question était justifiée par l’existence d’une situation d’urgence.  Le juge Lambert conclut, à la p. 234:

 

[traduction]  . . . à mon avis, la perquisition dans les lieux que constituait la remorque était légale au sens des ajouts reconnus à la règle voulant qu’une fouille ou perquisition soit fondée sur des motifs raisonnables et probables.  Suivant ces ajouts, il se peut que l’existence de motifs raisonnables et probables ne soit pas nécessaire lorsqu’il y a urgence, lorsqu’il existe une situation d’urgence ou lorsqu’il faut empêcher la destruction d’éléments de preuve dans l’immédiat.  Il n’est donc pas nécessaire en l’espèce d’examiner un principe particulier relatif à une cause précise, qui soit moins qu’un motif raisonnable et probable, justifiant l’entrée et la perquisition.

 

Les mêmes urgence, situation d’urgence et crainte de destruction d’éléments de preuve rendaient également légales la détention de l’appelant dans son lit, s’il s’agissait bien d’une détention, et la demande qu’il se rende à la porte de la remorque où on pourrait voir ses vêtements et ce dont il avait l’air.

 

Le juge Lambert ajoute notamment:

 

[traduction] Indépendamment de cela, même si on pouvait dire que la conduite des policiers avant l’arrestation avait comporté une ou plusieurs violations de la Charte , j’estime que, «eu égard aux circonstances» (pour utiliser les termes du par. 24(2)  de la Charte ), les éléments de preuve qui ont été obtenus grâce à la conduite des policiers et qui ont été admis par le juge du procès n’étaient pas tels que leur «utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice».

 

101             Le juge Lambert a ensuite étudié l’al. 10b) et conclu que la mise en garde donnée à l’accusé respectait les exigences imposées par l’arrêt de notre Cour R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173.

 


III.  Analyse

 

102             L’appelant soutient devant notre Cour qu’au cours de leur investigation, les policiers auraient violé les art. 7 , 8 , 9  et l’al. 10 b )  de la Charte .  Essentiellement, à l’exception de l’argument fondé sur l’al. 10b), que je me propose de traiter séparément, ces allégations mettent l’accent sur la conduite des policiers à partir du moment où ils sont entrés dans la remorque où dormait l’appelant.  Selon ce dernier, les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire qu’il était l’auteur du crime, et leur entrée dans la remorque était donc illégale.  Par conséquent, l’entrée dans la remorque et la perquisition qui s’en est suivie contrevenaient à l’art. 8  de la Charte .  L’appelant maintient également que l’arrestation est survenue seulement après que le policier eut confirmé son [traduction] «intuition» en découvrant de nouveaux éléments de preuve, et qu’il a donc violé les art. 7  et 9  de la Charte .  Enfin, la perquisition subséquente de la remorque a été effectuée sur la base d’un mandat de perquisition obtenu principalement en vertu d’éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle, et les éléments de preuve qu’elle a permis d’obtenir devraient aussi être écartés.

 

103             Comme on peut le constater, ces allégations ont un point commun:  elles reposent sur l’argument de l’appelant selon lequel l’entrée initiale des policiers dans la remorque était illégale.  Après avoir soigneusement examiné la preuve, le juge du procès a statué que les policiers étaient entrés dans la remorque en vue de procéder à l’arrestation de l’appelant et qu’ils étaient justifiés de le faire.  À mon avis, cette conclusion est correcte, et il n’y a donc pas lieu de trancher le pourvoi comme l’a fait la Cour d’appel.

 


(A) L’article 8  de la Charte  -‑ L’entrée initiale

 

104             L’appelant a prétendu que l’entrée initiale des policiers dans la remorque a enfreint le droit à la vie privée que lui garantit l’art. 8  de la Charte .  Pour analyser s’il y a eu violation de l’art. 8, il faut se poser deux questions.  Il faut d’abord se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, la conduite des policiers a empiété sur les attentes raisonnables de l’appelant en matière de respect de sa vie privée.  Dans l’affirmative, la deuxième partie de l’analyse fondée sur l’art. 8 se rapporte à la question de savoir si cet empiétement était ou non raisonnable:  R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, au par. 33.

 

105             Il est facile de répondre à la première question en l’espèce.  Il est évident que, même s’il n’était pas le propriétaire de la remorque, l’appelant pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à cet endroit:  Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 158 et 159.  Il ressort des faits qu’il était l’occupant habituel des lieux, qu’il payait un loyer à sa s{oe}ur et que, par conséquent, dans des circonstances normales, il avait droit à sa tranquillité.

 

106             La deuxième question est plus problématique.  Une entrée sans mandat dans les lieux, comme celle dont il est question en l’espèce, est présumée  abusive et contraire à l’art. 8  de la Charte .  Le ministère public peut repousser cette présomption et démontrer que l’atteinte à la vie privée était raisonnable si:

 

a) la perquisition était autorisée par la loi;

 

b) la loi autorisant la perquisition n’a rien d’abusif;

 


c) la perquisition n’a pas été effectuée d’une manière abusive.

 

(R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, à la p. 278, et R. c. Debot, [1989] 2 R.C.S. 1140.)

 

107             L’intimée a soutenu que, dans le présent cas, l’entrée dans les lieux était autorisée par la loi, car il s’agissait d’un exercice valide du pouvoir d’arrestation dont sont investis les policiers.  Selon cette théorie, l’entrée du sergent Madrigga dans la remorque était justifiée parce qu’elle était nécessaire pour qu’il puisse exercer le pouvoir de procéder à une arrestation sans mandat, pouvoir que lui confère le par. 495(1)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 .  De plus, l’intimée s’appuie sur le pouvoir de common law d’entrer dans une maison privée pour y procéder à une arrestation, lequel pouvoir est décrit dans l’arrêt Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739, rendu avant l’adoption de la Charte , et dans l’arrêt R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145 (bien que l’infraction ait été commise avant l’adoption de la Charte ), rendu après l’adoption de la Charte .

 


108             Mon collègue le juge Sopinka a conclu que l’entrée dans la remorque et la perquisition subséquente en l’espèce ont effectivement violé l’art. 8  de la Charte .  Il en arrive à cette conclusion essentiellement pour les deux raisons suivantes:  1) l’entrée dans la remorque ne respectait pas les conditions établies par la common law et par la loi et n’était donc pas autorisée par la loi, et 2), même si on supposait que l’entrée dans la remorque était autorisée par la loi, la common law telle qu’énoncée dans les arrêts Landry et Eccles, précités, ne peut pas résister à un examen fondé sur la Charte .  En toute déférence, je ne saurais être d’accord avec ni l’une ni l’autre de ces conclusions.  Comme nous le verrons plus loin, je suis d’avis que les policiers ont effectivement respecté les conditions légales nécessaires pour effectuer une arrestation dans des lieux privés et que les arrestations de ce genre maintiennent l’équilibre approprié entre la vie privée et la nécessité d’appliquer la loi à l’ère de la Charte .

 

La perquisition était‑elle autorisée par la loi?

 

109             Le Code prévoit plusieurs cas où un policier peut arrêter un suspect sans mandat.  Ils sont énumérés précisément au par. 495(1):

 

495. (1)  Un agent de la paix peut arrêter sans mandat :

 

a)  une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel;

 

b) une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle;

 

c) une personne contre laquelle, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, un mandat d’arrestation ou un mandat de dépôt, rédigé selon une formule relative aux mandats et reproduite à la partie XXVIII, est exécutoire dans les limites de la juridiction territoriale dans laquelle est trouvée cette personne.

 

110             À part ces conditions, cependant, le Code ne donne pas d’indications sur l’endroit exact où une arrestation peut être effectuée.  Ce qui préoccupe ici l’appelant c’est que l’arrestation est survenue dans une résidence privée, où, a‑t‑on laissé entendre, des règles différentes s’appliquent quant aux circonstances exactes dans lesquelles les policiers peuvent entrer sans le consentement de l’occupant.

 

111             Toutefois, comme le mentionne le juge Sopinka, le pouvoir d’effectuer une arrestation sans mandat dans des lieux privés a été confirmé en common law dans les arrêts Eccles et Landry, précités.  Dans l’arrêt Landry, le juge en chef Dickson énonce, à la p. 165, quatre conditions nécessaires pour procéder à une arrestation légale dans des lieux privés:


1) Il doit s’agir d’un acte criminel.

 

2) La personne arrêtée doit avoir commis l’infraction en question, ou l’agent de la paix doit avoir des motifs raisonnables et probables de croire que la personne a commis l’infraction.

 

3) Il doit exister des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée se trouve dans les lieux.

 

4) Il faut qu’une annonce régulière ait été faite avant d’entrer.

 

112             Je suis d’accord avec mon collègue le juge Sopinka pour dire qu’on a satisfait aux premier et troisième critères en l’espèce.  Par conséquent, il reste à déterminer si les motifs raisonnables et probables requis pour effectuer une arrestation existaient vraiment et si une annonce régulière a été faite avant d’entrer.

 

113             Les policiers ne sont jamais tenus de démontrer autre chose que des motifs raisonnables et probables d’agir avant de procéder à une arrestation.  Il n’est pas nécessaire d’établir que la preuve de la culpabilité existe hors de tout doute raisonnable ni même d’avoir une preuve prima facie pour justifier une déclaration de culpabilité:  R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241, à la p. 250.  Dans l’arrêt Storrey, notre Cour a jugé que, pour effectuer une arrestation, le policier doit croire subjectivement à l’existence de motifs raisonnables et probables et que cette croyance doit aussi pouvoir se justifier objectivement.

 


114             Le juge du procès a conclu que, objectivement parlant, il existait des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’appelant.  À mon avis, il était justifié d’arriver à cette conclusion.  Une personne raisonnable possédant les connaissances du policier aurait eu peu de difficulté à croire que l’appelant avait commis l’infraction en question.  Les motifs raisonnables pouvaient se fonder sur les éléments suivants:

 

a)  la victime avait été tuée très récemment et sa résidence avait été saccagée;

 

b)  le meurtre avait eu lieu dans une petite localité à un moment où peu de gens y circulaient;

 

c)  la camionnette de la victime avait quitté la route à un demi‑kilomètre de sa résidence à un moment quelconque entre 6 h 20 et 6 h 48;

 

d)  les circonstances de l’accident indiquaient manifestement que le conducteur de la camionnette n’était pas la victime, car celle-ci avait la réputation de conduire très lentement et très prudemment;

 

e)  le garage où la camionnette était remisée ordinairement avait été laissé ouvert, ce qui, selon un témoin, était plutôt inhabituel;

 

f)  on pouvait raisonnablement déduire de ces faits que quelqu’un avait volé le véhicule de la victime et que cette personne était également celle qui avait saccagé la résidence de la victime et commis le meurtre, ou qui du moins avait été impliquée dans le crime;

 


g)  un témoin avait vu l’appelant s’éloigner à pied des lieux de l’accident et se diriger chez lui;

 

h)  le fait que, plus tôt durant la même matinée, l’appelant avait volé un autre véhicule et l’avait conduit en dehors de la route exactement au même endroit;

 

i)  la déclaration d’un résident local qui avait examiné les traces de pneus laissées lors des deux accidents et qui, d’après sa connaissance des circonstances du premier accident, croyait que l’appelant avait également pris la voiture de la victime.

 

115             Mon collègue a conclu, au par. 36, que ces faits, pris dans leur ensemble, ne constituent pas des motifs raisonnables et probables suffisants, car les seuls faits dont les policiers étaient au courant étaient les suivants:

 

Les faits saillants qu’ils connaissaient avant d’entrer dans la remorque sont les suivants:  a) il semblait que le camion de Boyle avait été volé avant d’être accidenté, et Cindy Potter a prétendu avoir vu «Michael» marcher près du lieu de l’accident, b) Kelly Spurn a dit à la police qu’il supposait que l’appelant avait eu un accident avec le camion de Boyle étant donné qu’il avait eu un accident plus tôt le même matin à peu près au même endroit avec un autre camion, et c) Dale Russell a dit à la police que l’appelant était entré chez lui vers 7 h après avoir passé la nuit à boire et que l’appelant avait déjà eu un accident avec un véhicule à l’endroit où le camion de Boyle a été trouvé.  Selon moi, ces faits ne constituaient pas des motifs raisonnables et probables d’arrêter l’appelant pour le meurtre de Boyle.  La question de savoir si l’appelant avait été ou non impliqué dans deux accidents de camion semblables, ou s’il se pouvait qu’il ait volé le camion de Boyle ne suscite pas des motifs raisonnables et probables de croire qu’il a assassiné Boyle.  Il se peut que ces éléments de preuve aient fait naître des soupçons sur l’appelant, mais ces faits ne justifient pas en soi une arrestation.

 


116             J’estime, en toute déférence, que cette approche ne tient pas compte de l’incidence combinée des faits au regard du contexte particulier de la présente affaire.  Il m’apparaît que mon collègue a plutôt examiné ces circonstances hors de leur contexte et qu’il les a traitées comme si elles s’étaient passées dans un vacuum.  Une fois ces faits replacés dans le contexte approprié, cependant, je crois qu’un tableau bien différent émerge.

 

117             Comme le juge du procès l’a reconnu, ce crime est survenu dans une très petite localité, à un moment de la journée où il n’y a vraisemblablement pas beaucoup de circulation sur la route.  Le fait que l’appelant ait été vu en train de marcher près des lieux d’un accident de la circulation impliquant la voiture de la victime, à ce moment de la matinée, constituait, comme trois témoins distincts l’ont déclaré, un événement très inhabituel.  Alors que le simple fait pour l’appelant de se trouver sur les lieux d’un accident impliquant la voiture de la victime pourrait ne pas être particulièrement probant dans une ville de plusieurs milliers d’habitants, il est extrêmement probant étant donné le lieu, le moment où il est survenu et la vague possibilité, étant donné la preuve corroborante en ce sens, que quelqu’un d’autre dans la petite localité fût la personne qui était sortie de la route avec la voiture.  Je trouve qu’il est très significatif que plusieurs policiers et des résidents du secteur soient tous arrivés immédiatement à la conclusion que c’était l’appelant qui avait pris la voiture de la victime et était sorti de la route avec cette voiture.  Selon les dires d’un témoin, [traduction] «A menait à B et à C et nous avons supposé qu’il avait été causé par lui.»  À mon avis, il était logique que les policiers supposent que celui qui avait volé le véhicule était également la personne qui avait commis le meurtre.  Une fois que les policiers eurent relié l’appelant au lieu de l’accident, il devenait évident qu’il était le suspect important.

 


118             À cet égard, je fais remarquer que notre Cour a déjà examiné les différentes normes applicables au milieu rural et au milieu urbain, dans l’arrêt R. c. Wilson, [1990] 1 R.C.S. 1291.  Ce qui peut ne pas être des motifs raisonnables et probables à un endroit peut bien l’être ailleurs.  En l’espèce, les circonstances inhabituelles de l’infraction dont les policiers ont été informés ne devraient pas être examinées comme si l’infraction avait été commise dans le centre‑ville de Vancouver.  Le juge du procès a montré qu’il tenait compte de la nature des renseignements obtenus et du contexte dans lequel ils ont été découverts.  Compte tenu de ces faits, je suis d’accord avec sa conclusion qu’il existait des motifs raisonnables et probables de conclure que c’était l’appelant qui avait commis l’infraction.

 

119             Cette conclusion quant à l’existence de motifs objectivement raisonnables et probables n’est toutefois pas déterminante.  Ainsi que mentionné précédemment, un agent de la paix doit, avant d’effectuer une arrestation sans mandat, avoir une croyance subjective qu’il existe des motifs raisonnables et probables d’y procéder.  L’appelant a soutenu qu’en l’espèce cette croyance subjective était manifestement inexistante.  À l’appui de son argument, il s’est reporté au témoignage du sergent Madrigga lors du voir‑dire, dans lequel le policier répond au contre‑interrogatoire de la façon suivante:

 

[traduction]

 

Q    D’accord.  Maintenant à ce moment‑là, vous alliez tous les trois voir M. Feeney?

 

R     C’est exact.

 

Q    Parce que vous vouliez l’interroger à ce sujet, n’est‑ce pas?

 

R     C’est exact.

 

Q    Et à ce moment‑là, quand vous vous dirigiez vers la remorque, n’aviez‑vous pas l’intention d’arrêter M. Feeney?

 

R     Non, je voulais juste vérifier ses allées et venues.


Q    Et, bien entendu, vous n’aviez pas de mandat vous autorisant à l’arrêter?

 

R     Non, je n’en avais pas.

 

Q    Parce qu’essentiellement il n’y aurait pas eu assez de renseignements pour obtenir un mandat?

 

R     C’est exact.

 

Quelques minutes plus tard, l’échange suivant a eu lieu:

 

[traduction]

 

Q    Et à partir du moment où vous êtes entré dans la remorque, rien ne laissait croire que vous laisseriez M. Feeney sortir et s’en aller?

 

R     Si je n’avais pas d’autre preuve.  Si -- quand je suis entré et je lui ai parlé, si rien ne m’indiquait qu’il était impliqué dans cela, je ‑‑ n’étais pas très sûr d’avoir des motifs de l’arrêter à ce moment‑là, mais je devais vérifier parce que des gens m’avaient demandé de le faire ou m’avaient dit que cet individu se trouvait dans les parages.

 

Q    Très bien, alors voyons si nous nous entendons sur quelque chose.  Quand vous êtes entré dans la remorque, vous ne pensiez pas avoir des motifs de l’arrêter, mais quand vous avez aperçu les éclaboussures de sang sur lui après l’avoir regardé, c’est pourquoi vous avez dit ‑‑

 

R     J’avais des motifs de soupçonner qu’il pouvait avoir été impliqué, Monsieur, et il y aurait eu négligence de ma part si je n’avais pas vérifié cela.

 

Q    Ah mais je ne conteste pas cela, Sergent.  Mais vous n’aviez pas de motifs de l’arrêter?

 

R     Pas pour l’arrêter à ce moment‑là.

 

120             L’appelant allègue que ces passages permettent de déduire que, lorsqu’il est entré dans la remorque, le sergent Madrigga n’avait pas de motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation.  À mon avis, ces passages doivent s’interpréter dans leur contexte et en tenant compte du témoignage du policier dans son entier.  Plus tard au cours de sa déposition, le sergent Madrigga a dit ceci:


 

[traduction]

 

Q    Par ailleurs, qu’est‑ce qui vous a fait croire que vous pouviez entrer [dans la remorque]?

 

R     Eh bien, j’avais, dans l’idée, Monsieur, que j’avais, quant à moi, j’avais un suspect.  Si, comme je l’ai dit, il était sorti quand j’ai frappé à la porte, je ne serais pas entré.  Cependant, deux personnes avaient dit qu’il était dans les parages.  Dale m’avait dit qu’un de ses véhicules avait été abandonné pratiquement au même endroit où le véhicule de M. Boyle l’a été un peu plus tard, comme si M. (sic) ou Dale avait déplacé son véhicule, puis qu’un autre y avait été abandonné, ce qui fait que M. Feeney se trouvait justement là.  Je sais qu’il s’était éloigné de là peu après.  Quant à moi, cela constituait ‑‑

 

Q    Il se dirigeait vers chez lui?

 

R     Il se dirigeait vers chez lui et venait, en fait, des parages.  Or, à Likely il n’y a pas beaucoup de gens dans les rues peut‑être le soir à Likely sauf le matin, j’ai patrouillé ce secteur pendant sept ans et je ne dis pas que cela n’est pas inhabituel sauf quand les gens commençaient d’abord à circuler, comme Cindy Potter qui s’en allait travailler, et elle emprunte régulièrement cette route qui lui est familière, il était inhabituel que cette personne marche à cet endroit et c’est pourquoi elle nous en a fait part.

 

                                                                   . . .

 

Q    Parlons franchement.  Vous n’aviez obtenu la permission de personne pour entrer dans cet édifice?  Permission, pas quelqu’un qui vous a arrêté?

 

R     Non, aucune permission verbale comme telle, mais, oui, mais je pensais alors qu’une personne impliquée dans un crime se trouvait dans cette résidence.

 

121             Ces passages pris dans leur ensemble donnent une bien meilleure impression de l’état d’esprit du policier qui a mené à l’arrestation.  Ils montrent un policier qui savait qu’un suspect, c’est‑à‑dire quelqu’un d’impliqué dans un crime, se trouvait dans la remorque.  Ces réponses indiquent que, contrairement à ce que certains passages précédents pourraient laisser supposer, le policier avait effectivement les motifs raisonnables et probables requis pour entrer dans la maison.

 


122             Naturellement, l’expression «motifs raisonnables et probables» n’est pas d’un usage quotidien et la question de la détermination du seuil prête à la controverse.  Le policier qui tente d’appliquer cette norme ne devrait pas être tenu à la stricte exactitude d’un avocat ou du juge de paix qui décerne un mandat.  Lorsque, comme en l’espèce, un contre‑interrogatoire habile permet d’obtenir d’un policier les réponses souhaitées, il ne faudrait pas présumer automatiquement que le policier n’était pas dûment justifié d’effectuer une arrestation.  Les propos tenus par le juge Macfarlane, dans l’arrêt R. c. Grunwald, [1991] B.C.J. No. 235, aux pp. 19 et 20, sont ici appropriés:

 

[traduction]  Bref, l’appelant soutient que les policiers n’avaient que des soupçons avant de fouiller le véhicule et que l’appelant avait le droit de ne pas être dérangé.  Il est fait allusion au contre‑interrogatoire de l’agent McGowan qui a témoigné qu’il «supposait» que Cundict et l’appelant avaient conclu une vente de drogue et qu’il «croyai[t] que le sac bleu contenait des stupéfiants et [qu’il] voulai[t] confirmer [s]es soupçons».

 

À première vue, ces propos permettraient de conclure qu’«il n’avait pas de motifs raisonnables de croire» mais on doit se garder, en abordant une question de ce genre, de supposer que les agents de police utilisent les mots avec la précision d’un juge ou d’un professeur de latin et de grec. [Je souligne.]

 

(Voir également:  R. c. Zastowny (1992), 76 C.C.C. (3d) 492 (C.A.C.‑B.), à la p. 499.)

 


123             J’estime que l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Breton (1994), 74 O.A.C. 99, appuie cette conclusion.  Dans cette affaire, un policier a été interrogé, dans le cadre d’un voir‑dire, pour savoir s’il croyait avoir les motifs raisonnables et probables requis pour obtenir un mandat de perquisition.  En contre‑interrogatoire, le policier a témoigné qu’il [traduction] «soupçonnait» l’accusé de s’adonner à une activité criminelle.  Après avoir adopté l’arrêt Grunwald, précité, le juge en chef adjoint Morden a ajouté, à la p. 106, que le policier [traduction] «utilisait le mot «soupçonner» en parlant des personnes qui, d’après ce qu’il croyait, avaient commis une infraction».  Le policier qui a procédé à l’arrestation en l’espèce a utilisé un langage presque identique.

 

124             L’existence de motifs raisonnables et probables est une norme juridique et elle est susceptible d’interprétation.  De plus, je crois que, fondamentalement, les motifs raisonnables et probables constituent [traduction] «une notion de «bon sens» qui devrait comprendre l’expérience du policier»:  Christopher Slobogin, «Testilying:  Police Perjury and What to Do About It» (1996), 67 U. Colo. L. Rev. 1037, à la p. 1056.  Il n’y a pas de mots magiques absolus pour déterminer quand cette norme est respectée.  Comme la Cour suprême des États‑Unis l’a déclaré dans Illinois c. Gates, 462 U.S. 213 (1983), aux pp. 231 et 232:

 

[traduction]  . . . le principal enseignement que l’on peut tirer de nos arrêts portant sur la norme des motifs probables est qu’il s’agit d’une «notion pratique et non technique».  Brinegar c. United States, 338 U.S. 160, 176 [. . .] (1949).  «En soulevant la question des motifs probables, [. . .] comme le nom même l’indique, nous traitons de probabilités.  Elles ne sont pas techniques; ce sont les considérations factuelles et pratiques de la vie quotidienne qui amènent les hommes raisonnables et prudents à agir, et non les techniciens du droit.»  L’observation que nous avons faite dans l’arrêt United States c. Cortez, 449 U.S. 411, 418 [. . .] (1981), au sujet de «soupçons particularisés» s’applique également à la norme des motifs probables:

 

«Il s’agit non pas de certitudes absolues, mais de probabilités.  Bien avant que la loi des probabilités soit énoncée comme telle, les gens pratiques tiraient certaines conclusions fondées sur le bon sens au sujet du comportement humain; les jurés sont autorisés à faire de même en tant que juges des faits -‑ ainsi que les policiers chargés d’appliquer la loi.  Enfin, les éléments de preuve ainsi recueillis doivent être vus et examinés non pas suivant une analyse effectuée en bibliothèque par des chercheurs, mais comme ayant été compris par ceux qui s’y connaissent dans le domaine de l’application de la loi

 

Comme l’indiquent ces observations, les motifs probables constituent une notion fluide ‑- reposant sur l’évaluation de probabilités dans des contextes factuels particuliers ‑- qui ne se réduit pas facilement, ni même utilement, à un ensemble ordonné de règles de droit.  [Je souligne.]

 


125             Ici, un policier se croyait légalement justifié d’entrer dans une maison privée pour y  poursuivre un suspect qui, d’après lui, avait été impliqué dans la perpétration d’une infraction criminelle grave.  Une évaluation objective des éléments de preuve disponibles venait également étayer cette conviction.  Le fait qu’un contre‑interrogatoire habile ait permis d’obtenir une réponse qui pouvait être interprétée comme un doute ne devrait pas déroger à cette intention.  L’incapacité d’un policier d’utiliser correctement la terminologie juridique qui accordait le pouvoir d’entrer ne devrait pas invalider une entrée régulière.

 

126             En résumé, je conclus que, lorsqu’il a effectué l’arrestation, le policier avait les motifs raisonnables et probables requis.  Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle, si les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables d’effectuer l’arrestation, ils auraient néanmoins été autorisés à entrer en raison de l’existence d’une situation d’urgence.

 


127             À titre d’argument accessoire, le procureur de l’appelant a également souligné qu’au moment d’entrer dans la remorque, le sergent Madrigga n’avait pas l’intention d’arrêter l’appelant et que cela porte un coup fatal à toute prétention d’être entré ainsi légalement dans la remorque.  Selon cette opinion, au moment d’entrer dans une maison privée, les policiers doivent se concentrer uniquement sur l’arrestation et ne peuvent pas entrer, comme en l’espèce, dans le but subsidiaire d’enquêter afin de [traduction] «disculper ou impliquer M. Feeney».  Je ne suis pas d’accord.  Il est bien établi que l’élément clé d’une arrestation est l’existence de motifs raisonnables et probables.  Les policiers ne sont pas obligés d’effectuer une arrestation dans tous les cas.  Au contraire, il est tout à fait acceptable que les policiers entrent dans les lieux dans le but de procéder à une arrestation, tout en reconnaissant que les éléments de preuve découverts à cet endroit pourraient bien dissiper leur conviction raisonnable.  Comme l’a dit le juge Traynor, au nom de  la Cour suprême de la Californie à la majorité, dans l’arrêt People c. Simon, 290 P.2d 531 (1955), à la p. 533:

 

[traduction] Donc, si le policier a le droit d’effectuer une arrestation en se fondant sur les renseignements dont il dispose avant de fouiller et de perquisitionner et si, accessoirement à cette arrestation, il a le droit de fouiller la personne arrêtée et de perquisitionner dans l’endroit où cette dernière est arrêtée, il n’y a rien d’abusif dans sa conduite s’il procède à la fouille et à la perquisition antérieurement à l’arrestation plutôt qu’après.  En fait, si la personne fouillée est innocente et si la fouille convainc le policier qu’il avait tort de croire raisonnablement le contraire, c’est à l’avantage de la personne fouillée de ne pas être arrêtée.  Par ailleurs, si elle n’est pas innocente ou si la fouille ou la perquisition n’établit pas son innocence, la sécurité de sa personne, sa maison, ses documents ou ses biens ne subissent rien de plus d’une fouille ou perquisition précédant son arrestation qu’ils n’en subiraient de la même fouille ou perquisition effectuée après son arrestation.  Dans l’un ou l’autre cas, les questions importantes sont de savoir si le policier avait des motifs raisonnables avant la fouille ou perquisition d’effectuer une arrestation et si la fouille ou perquisition et toutes saisies accessoires ont été ou n’ont pas été plus élaborées qu’elles n’étaient raisonnablement justifiées de l’être à titre d’accessoires à l’arrestation.[Je souligne.]

 

Ces propos ont reçu l’approbation de la Cour suprême des États‑Unis:  Rawlings c. Kentucky, 448 U.S. 98 (1980), aux pp. 109 et 110, de même que celle de diverses cours d’appel au Canada:  R. c. Debot (1986), 30 C.C.C. (3d) 207 (C.A. Ont.), à la p. 225, pourvoi rejeté sans référence à ce point, [1989] 2 R.C.S. 1140; R. c. Charlton  (1992), 15 B.C.A.C. 272, à la p. 280.

 

128             Cette approche est recommandée à plusieurs égards.  Comme le juge Martin le mentionnait dans l’arrêt Debot, précité, à la p. 225:

 


[traduction] Le raisonnement du juge Traynor envisage le cas où un policier a des motifs probables d’arrêter le suspect, mais remet à plus tard sa décision d’effectuer l’arrestation.  Le policier évite donc d’effectuer une arrestation réelle, si la fouille ou perquisition montre qu’il avait tort de croire qu’il existait des motifs probables.  À mon avis, il se peut également très bien qu’un policier, tout en ayant des motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation, décide que, si la fouille ou perquisition ne révèle pas de preuve de la perpétration de l’infraction, il n’y aurait aucune chance d’obtenir une déclaration de culpabilité.  En conséquence, le policier peut décider de ne pas aller plus loin et de ne pas effectuer d’arrestation.

 

129             Ce genre de procédure a l’avantage d’être moins envahissant qu’une arrestation.  En cherchant à confirmer leur conviction raisonnable, les policiers peuvent éviter de recourir à la procédure la plus envahissante (une arrestation) en lui substituant d’abord la procédure la moins envahissante (la fouille ou perquisition).  Il n’y a rien d’inapproprié à poursuivre une enquête après qu’une arrestation a été effectuée:  Storrey, précité, aux pp. 252 à 255.

 

130             Il s’ensuit donc que l’arrestation en l’espèce respectait la deuxième condition énoncée dans l’arrêt Landry, précité, en raison de l’existence des motifs raisonnables et probables nécessaires.  Le seul autre facteur à prendre en considération est de savoir si les policiers ont annoncé leur présence de façon adéquate avant de pénétrer dans les lieux.

 

131             Mon collègue le juge Sopinka suggère, sans toutefois le décider, que l’annonce des policiers en l’espèce était en quelque sorte déficiente du fait qu’ils ont omis de préciser le but de leur visite avant d’entrer, comme l’exige l’arrêt Eccles, précité.  Dans cet arrêt, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) décrit, à la p. 747, les conditions d’une annonce régulière:

 

D’ordinaire les agents de police, avant d’entrer par la force, devraient donner (i) avis de leur présence en frappant ou en sonnant, (ii) avis de leur autorité, en s’identifiant comme agents chargés d’exécuter la loi et (iii) avis du but de leur visite, en déclarant un motif légitime d’entrer.  Au minimum ils devraient demander l’admission et se voir dénier l’admission même s’il est reconnu qu’il y aura des occasions où, par exemple, afin de sauver de la mort ou de blessures quelqu’un qui se trouve sur les lieux ou d’empêcher la destruction d’une preuve, ou en cours de poursuite immédiate (hot pursuit), l’avis pourra ne pas être requis.


132             L’appelant ne conteste pas qu’en l’espèce il a été satisfait aux deux premiers critères.  Il soutient, toutefois, que l’avis du but de la visite des policiers n’a pas été donné correctement.  Je suis d’accord avec lui dans la mesure où les policiers n’ont pas donné avis du but de leur visite avant d’entrer.  J’estime, néanmoins, qu’une telle omission n’est pas nécessairement fatale.

 

133             Ce n’est pas la première fois que notre Cour se trouve en présence d’un avis qui serait déficient.  Dans l’arrêt R. c. Miller, [1988] 1 R.C.S. 230, conf. (1986), 25 C.C.C. (3d) 554 (C.A. Sask.), les policiers étaient entrés dans une maison d’habitation et n’avaient annoncé le but de leur visite qu’après avoir rencontré le propriétaire des lieux.  Le juge du procès a conclu que cet avis tardif du but de la visite était illégal.  Cependant, la Cour d’appel de la Saskatchewan a infirmé cette décision à l’unanimité, en précisant que les conditions exactes d’une annonce dépendraient des circonstances particulières de chaque cas.  Comme l’a dit le juge Vancise, aux pp. 565 et 566:

 

[traduction] Je suis convaincu que, dans les circonstances de la présente affaire, les policiers ont fait «une annonce régulière» de leur identité et du but de leur visite dès que possible au propriétaire et que, dans ces circonstances, ils se sont acquittés de leur devoir d’obtenir l’autorisation d’entrer pour effectuer une arrestation sans mandat . . .  [Je souligne.]

 

134             Notre Cour a rejeté à l’unanimité le pourvoi de plein droit, le juge en chef Dickson déclarant, à la p. 230, que «nous sommes d’avis que la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur».

 


135             Dans l’affaire R. c. Jenkins, [1992] O.J. No. 672 (Div. prov.), la situation était semblable.  Dans cette affaire, les policiers avaient de bonnes raisons de croire que la personne qu’ils comptaient arrêter avait choisi de ne pas tenir compte de leur arrivée.  Après avoir frappé à la porte pendant un certain temps, en sachant que le suspect se trouvait à l’intérieur, l’un des policiers est finalement entré dans l’appartement.  L’accusé a prétendu que cette entrée était illégale parce que les policiers n’avaient pas annoncé le but de leur visite.  Le juge MacDonnell s’est dit en désaccord avec cette allégation:

 

[traduction] À mon avis, il s’ensuit que, bien que les policiers doivent satisfaire à certaines exigences avant d’entrer dans une maison d’habitation pour y effectuer une arrestation, et qu’ils doivent notamment faire une annonce régulière, la personne recherchée ne peut pas cependant se réfugier  dans la maison de façon à ne pouvoir entendre aucune annonce régulière et à empêcher les policiers de demander l’autorisation d’entrer.  Si les policiers ne peuvent pas s’annoncer en raison du refus de la personne recherchée de venir à la porte, leur obligation de fournir un avis complet est suspendue et ils peuvent entrer dans les lieux.  L’obligation de donner avis du but de leur visite renaît lorsqu’il devient possible de ce faire, c’est‑à‑dire une fois qu’ils rencontrent quelqu’un à qui ils peuvent donner avis.  [Je souligne.]

 

Voir également R. c. Bennett, [1996] O.J. No. 4137 (Div. gén.).

 

136             Je suis d’accord.  Plus simplement, l’obligation d’annoncer le but de la visite serait plutôt dénuée de sens si cet avis devait être donné, dans tous les cas, de telle manière que sa raison d’être ne tiendrait plus.  Comme l’a affirmé le juge en chef Dickson, à la p. 161 de l’arrêt Landry, précité, l’obligation de donner avis «perme[t] au contrevenant de conserver sa dignité et sa vie privée en répondant à la porte et en se rendant».  Selon l’approche suggérée ci‑dessus, dans certains cas, il serait contraire au bon sens d’annoncer le but de la visite une fois qu’il est devenu évident que la personne se trouvant à l’intérieur refuse ou est incapable de répondre à la demande d’autorisation d’entrer.

 


137             J’estime que nous nous trouvons ici clairement en présence d’un tel cas.  Avant d’entrer, les policiers avaient été informés que l’appelant, selon toute vraisemblance, dormait profondément.  Après avoir frappé à la porte, avoir crié «police» et n’avoir obtenu aucune réponse, ils avaient parfaitement le droit de supposer que l’appelant était endormi ou qu’il ne tenait pas compte de leurs demandes d’autorisation d’entrer.  Dans l’un ou l’autre cas, il aurait été inutile qu’ils annoncent le but de leur visite.  Au contraire, la seule manière efficace de respecter cette exigence était de suspendre cet avis jusqu’à ce que l’appelant soit en mesure de le recevoir.

 

138             Les faits indiquent clairement que le policier qui a effectué l’arrestation a informé l’appelant du but de sa visite et a décliné de nouveau son identité dès le  moment où il était possible de le faire.  Lorsqu’il a réveillé l’appelant, le sergent Madrigga a dit:  [traduction] «Réveille‑toi, c’est la police.  Je veux te parler.»  Bien que ce ne soit pas l’avis le plus complet du but d’une visite que l’on puisse imaginer, je ne crois pas que cette exigence ait jamais eu pour but de contraindre les policiers à faire des déclarations juridiques complexes:  R. c. Dupuis (1994), 162 A.R. 197 (C.A.), à la p. 199.  Ainsi, je suis d’accord avec les observations du juge Hill dans la décision R. c. Anderson (1996), 49 C.R. (4th) 305 (Div. gén. Ont.), à la p. 317, pour dire que [traduction] «[p]ourvu que les termes utilisés par les policiers ressemblent en gros à ceux qui font connaître l’accomplissement légal d’un devoir, l’annonce est adéquate».  À mon sens, vu les circonstances de la présente affaire, le langage utilisé par le policier était suffisant.

 


139             Je souligne, en passant, que mon collègue le juge Sopinka paraît également laisser entendre que l’obligation de s’annoncer pouvait ne pas avoir été respectée parce que les policiers ne s’étaient pas vu refuser préalablement la permission d’entrer.  Je ne suis pas d’accord.  Pour qu’il y ait refus de l’autorisation d’entrer, il n’est pas nécessaire que la personne se trouvant à l’intérieur des lieux où l’on veut entrer ait opposé un refus formel.  Une telle exigence irait tout à fait à l’encontre de la justification même de l’entrée dans les lieux.  Il serait plutôt étrange qu’une personne qui cherche à se soustraire à une arrestation puisse éviter d’être capturée simplement en ignorant la demande d’autorisation d’entrer des policiers.  Lorsque les policiers ont des motifs raisonnables et probables de croire que la personne se trouve réellement dans les lieux, sûrement le silence doit être considéré comme équivalant à un refus implicite d’accorder l’autorisation d’entrer.

 

140             Par conséquent, je conclus que l’avis a été donné correctement en l’espèce.  Il s’ensuit donc que les policiers ont satisfait aux critères énoncés dans l’arrêt Landry et qu’ainsi leur entrée dans la remorque de l’appelant était effectivement autorisée comme partie d’une arrestation légale.  Il reste à décider si la loi autorisant cette entrée est ou non abusive au sens de la Charte .

 

La loi est‑elle abusive?

 

141             Comme le souligne mon collègue le juge Sopinka, le droit relatif aux arrestations sans mandat dans une maison d’habitation à la suite d’une entrée par la force a été énoncé dans l’arrêt Landry, précité, qui, du moins techniquement, a été rendu avant l’adoption de la Charte .  Essentiellement, l’arrêt Landry veut qu’une entrée dans des lieux privés, en présumant que certaines étapes sont suivies, soit permise chaque fois que des policiers veulent effectuer une arrestation.  Le juge Sopinka conclut qu’au moins dans le cas d’une arrestation ordinaire où il n’y a pas urgence, ce vaste pouvoir discrétionnaire a «une portée excessive au regard de la Charte » (par. 42).  Il évite expressément de se prononcer sur des cas où il existe une situation d’urgence, car, selon lui, aucune telle circonstance n’est présente ici.

 


142             Je ne souscris pas à l’avis de mon collègue qu’une situation d’urgence n’existait pas ici, particulièrement compte tenu des conclusions du juge du procès et de la Cour d’appel à cet égard.  Il n’est, toutefois, ni nécessaire ni souhaitable que je me prononce sur la question de savoir si l’arrêt Landry est valable sur le plan constitutionnel dans tous les cas où les policiers veulent effectuer une arrestation dans une maison d’habitation.  Le caractère raisonnable de la common law constituait un point assez mineur au procès et en appel, et j’hésite à aborder une question aussi importante en l’absence d’un examen des répercussions qu’un changement dans ce domaine pourrait avoir sur la police, et en l’absence d’information en ce qui concerne la fréquence de ces genres d’arrestation.  De plus, lorsque cette question a été tranchée par la Cour suprême des États‑Unis, dans l’arrêt Payton c. New York, 445 U.S. 573 (1980), cela a provoqué une forte divergence d’opinions qui méritent également d’être prises en considération.  Bien que, majoritairement, la cour ait adopté une solution semblable à celle préconisée par le juge Sopinka, il y a eu dissidence énergique de la part du juge White qui se préoccupait grandement de l’effet que cette restriction aurait sur les techniques légitimes d’application de la loi.

 

143             Je crois qu’il est préférable de traiter chaque cas lorsqu’il se présente, ce qui va dans le sens de la méthode suivie par notre Cour dans l’arrêt R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802.  Par conséquent, je me propose d’examiner si l’existence d’une situation d’urgence, combinée aux conditions établies par l’arrêt Landry, peut être considérée comme étant «non abusive» aux fins de l’art. 8  de la Charte .

 

144             Les restrictions imposées par la common law au principe de l’inviolabilité du domicile ont été étudiées récemment par notre Cour dans l’arrêt R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297.  Il est bien établi qu’une résidence privée ne garantit aucun refuge contre une enquête policière.  Le principe qui sous‑tend la jurisprudence de common law veut qu’aucun endroit n’offre un refuge à un contrevenant.  Comme le juge Dickson l’a dit dans l’arrêt Eccles, précité, à la p. 743:  «[l]e criminel n’est pas à l’abri d’une arrestation dans son propre foyer ou dans celui d’un de ses amis».


145             Dans l’arrêt Landry, précité, le juge en chef Dickson, examinant la common law, n’a trouvé aucune raison de limiter aux cas où ils possèdent un mandat le pouvoir des policiers d’entrer dans une maison privée.  À son avis, les policiers ne pourraient pas se permettre de gaspiller un temps précieux à obtenir un mandat lorsqu’un suspect pourrait facilement s’enfuir des lieux et rester en liberté dans une localité.  Bien que des droits à la vie privée soient manifestement en cause, ils sont contrebalancés dans une large mesure par les exigences prévues par le Code et la common law (à la p. 161):

 

Cette ingérence est soigneusement délimitée et restreinte par l’obligation d’avoir des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée est dans les lieux, et l’obligation de donner avis de sa présence, de son pouvoir et de l’objet de sa présence.  Ces obligations minimisent l’empiétement que constitue l’arrestation dans un domicile et permettent au contrevenant de conserver sa dignité et sa vie privée en répondant à la porte et en se rendant.

 

146             Dans des motifs concordants, le juge Estey a ajouté, à la p. 166 de l’arrêt Landry (les juges Beetz et McIntyre souscrivant à son opinion), que l’ancien principe de l’inviolabilité du domicile «doit céder le pas aux exigences légitimes de l’application de la loi», et  il a cité le passage suivant de l’arrêt Lyons c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633, dans lequel il écrivait au nom de la majorité, à la p. 657:

 

La maison n’est pas un château isolé, c’est un château dans une société qui en assure et en protège l’existence.  Le droit reconnaît depuis longtemps un bon nombre de compromis et d’empiétements purs et simples au sens littéral de ce concept . . .  [Je souligne.]

 


147             Dans l’arrêt Macooh, précité, notre Cour a examiné la constitutionnalité des arrestations effectuées sans mandat dans des lieux résidentiels, à la suite d’une «prise en chasse» («hot pursuit»), et a conclu que ce genre d’entrée était acceptable en vertu de la Charte .  Je ferai remarquer que la «prise en chasse» n’est vraiment rien de plus qu’une catégorie de situation d’urgence et ne constitue pas vraiment une doctrine distincte.  Bien qu’il faille satisfaire à plusieurs critères pour que la «prise en chasse» s’applique, la préoccupation sous‑jacente est d’éviter la fuite du contrevenant, en ce sens qu’il pourrait faire échouer une enquête policière simplement en fermant la porte d’entrée principale.

 

148             Il ressort clairement de ce qui précède que le pouvoir d’effectuer une arrestation constitue un élément très important de l’application de la loi.  Pour cette raison, il n’est pas réaliste de dire que les policiers ne peuvent jamais entrer sans mandat dans des lieux privés pour y effectuer une arrestation.  Ainsi que notre jurisprudence l’a toujours reconnu, cela diminuerait grandement la capacité des policiers de capturer des personnes soupçonnées d’activités criminelles et de préserver des éléments de preuve nécessaires à leur condamnation.  Je ne peux pas accepter non plus que ce soit seulement dans les cas de prise en chasse que les policiers soient autorisés à entrer sans mandat dans une maison d’habitation pour y effectuer une arrestation.

 

149             Cette conclusion n’a rien d’exceptionnel.  En fait, elle est acceptée aux États‑Unis depuis un certain temps.  Bien qu’il soit admis que le mandat d’arrestation soit la façon préférable d’agir, il ressort clairement de l’expérience américaine qu’il n’est pas toujours pratique ou possible pour les policiers d’obtenir un mandat.  Les arrestations sans mandat dans des lieux privés ont été jugées légales, lorsque ce genre de situation d’urgence existait:  Payton c. New York, précité; United States c. Reid, 69 F.3d 1109 (11th Cir. 1995); United States c. Scroger, 98 F.3d 1256 (10th Cir. 1996).  En toute logique, il est raisonnable de présumer que, outre les cas de prise en chasse, il y aura des circonstances où la menace pour la société et le danger de voir contrecarrer des objectifs importants d’application de la loi l’emporteront sur les préoccupations relatives à la vie privée.

 


150             Quels genres de circonstances seront considérées urgentes?  Bien que j’estime qu’un certain nombre de facteurs puissent indiquer l’existence d’une situation d’urgence, il vaut mieux ne pas essayer de définir de façon décisive tous les genres possibles de situation d’urgence, car il peut être préférable de les déterminer dans chaque cas.  Comme le juge Barrett de la Court  of Appeals des États-Unisl’a déclaré, dans Scroger, à la p. 1259, en citant United States c. Wicks, 995 F.2d 964 (10th Cir. 1993), à la p. 970, cert. refusé 114 S.Ct. 482 (1993):

 

[traduction]  «(I)l n’existe pas de critère absolu pour déterminer l’existence d’une situation d’urgence parce qu’une telle détermination dépend des faits uniques de chaque controverse.»

 

Voir aussi United States c. Scroger et Anderson, précités.

 

151             Dans le même esprit, je n’entends pas décider, de manière définitive, ce qui est nécessaire exactement pour qu’il y ait situation d’urgence aux fins d’une arrestation, étant donné tout particulièrement que c’est la première fois que notre Cour est saisie d’une affaire portant sur ce sujet.  Je préfère examiner les facteurs particuliers en cause dans la présente affaire.

 

152             Le principal facteur invoqué par l’intimée, et également mentionné par le juge du procès et la Cour d’appel, était que les policiers s’inquiétaient grandement du risque de destruction d’éléments de preuve.  De plus, la Cour d’appel a souligné le caractère grave et violent de l’infraction, le fait qu’elle était survenue très récemment et que le meurtrier était vraisemblablement en liberté dans la localité.  Je me propose d’examiner chacun de ces facteurs.

 


153             Il a été admis à plus d’une occasion que la destruction possible d’éléments de preuve peut constituer une situation d’urgence:  Silveira, précité; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; Collins, précité.  Dans Silveira, je note, aux par. 112 et 114, que ce raisonnement commande une exception au principe de l’inviolabilité du domicile:

 

Enfin, en ce qui concerne la jurisprudence américaine, le juge Martin précise, à la p. 119 de l’arrêt Rao, qu’un certain nombre de cours d’appel américaines ont explicitement reconnu que l’entrée et la perquisition dans des lieux pour empêcher la suppression ou la destruction de drogues interdites relève de l’exception de la «situation d’urgence».  (Voir United States c. Edwards, 602 F.2d 458 (1st Cir. 1979); Commonwealth c. Amaral, 450 N.E.2d 656 (Mass. 1983); pour des exemples plus récents, voir les arrêts United States c. Mabry, 809 F.2d 671 (10th Cir. 1987); United States c. Riley, 968 F.2d 422 (5th Cir. 1992).)  En conséquence, il appert que la jurisprudence américaine décrit la situation d’urgence de la même façon que notre Cour l’a fait dans les arrêts Eccles, Macooh et plus récemment Grant, précités, soit, notamment, la situation où il y a risque imminent de perte d’éléments de preuve.

 

                                                                   . . .

 

Le juge Sopinka a réitéré, dans l’arrêt Grant, aux pp. 241 et 242, que l’on a généralement statué qu’il existe une situation d’urgence lorsqu’il y a risque imminent de perte, de suppression, de destruction ou de disparition d’éléments de preuve si la fouille, la perquisition ou la saisie est retardée.  Bien que l’arrêt Grant ait porté sur des perquisitions périphériques sans mandat par opposition à des entrées sans mandat dans des maisons d’habitation, je suis d’avis que le même raisonnement doit s’appliquer dans tous les cas de situation d’urgence.  [Souligné dans l’original.]

 


154             Comme je l’ai déclaré dans l’arrêt Silveira, précité, empêcher la suppression ou la destruction d’éléments de preuve est, en matière d’application de la loi, une préoccupation légitime qui justifie que l’on mette de côté les règles strictes concernant l’inviolabilité du domicile.  Je ne vois franchement aucune raison pour laquelle il faudrait, dans le contexte d’une arrestation, aborder ce raisonnement d’une autre façon que dans le contexte d’une fouille ou perquisition.  En fait, étant donné les restrictions exigées pour effectuer une arrestation dans une maison d’habitation, on peut soutenir que ce genre d’intrusion attente beaucoup moins à la vie privée dans la plupart des cas que les perquisitions sans mandat.  L’exigence de s’annoncer, par exemple, permet au suspect de se rendre à la porte de sa résidence et d’empêcher toute intrusion réelle dans les lieux.

 

155             Je trouve également intéressant que le fait d’empêcher la destruction d’éléments de preuve fasse partie du fondement sur lequel repose l’exception de la «prise en chasse» à l’obligation d’obtenir un mandat d’arrestation.  Comme le Juge en chef l’a affirmé, à la p. 816 de l’arrêt Macooh, précité, sans une telle exception qui autorise les policiers à entrer dans les maisons privées, «[l]a preuve de l’infraction qui a  donné lieu à la poursuite ou d’une infraction connexe peut être perdue».

 

156             À mon avis, lorsqu’il existe une crainte véritable que la preuve du crime se perde, cela peut constituer la situation d’urgence nécessaire pour pouvoir effectuer une entrée sans mandat.  La question de savoir si cette situation d’urgence existe ou non dans un cas donné est naturellement une conclusion de fait qui relève du juge du procès.

 

157             En l’espèce, le juge du procès, qui a eu l’avantage d’entendre l’ensemble de la preuve, était d’avis qu’il existait un risque grave que des éléments de preuve soient détruits, si les policiers n’entraient pas immédiatement dans la remorque pour arrêter l’appelant.  Comme il l’a conclu, après examen des faits:

 

[traduction] D’autres techniques d’enquête étaient‑elles disponibles?  La réponse est négative, lorsque l’on considère l’élément de preuve constitué de la chemise tachée de sang.  Il y avait un risque réel que cette chemise ne soit pas disponible s’ils avaient simplement scellé les lieux.

 


158             La Cour d’appel est arrivée à la même conclusion, car le juge Lambert a dit, à la . 234, que la police [traduction] «faisait face à une situation où il y avait un risque réel de destruction d’éléments de preuve, en particulier ceux concernant des taches de sang, à laquelle il fallait parer».

 

159             Mon collègue conclut, cependant, que le juge du procès et la Cour d’appel ont tous deux commis une erreur et qu’en réalité il n’y avait aucune crainte que des éléments de preuve soient détruits.  Il déclare, aux par. 52 et 53:

 

De toute façon, même si elles existaient, des craintes pour la sécurité ne pouvaient pas justifier l’entrée sans mandat dans la remorque en l’espèce.  Une simple surveillance de la remorque où, avait-on dit à la police, dormait l’appelant, au lieu d’une entrée sans mandat, aurait suffit pour dissiper toute crainte pour la sécurité qu’il pouvait poser.  Quant à la crainte de destruction d’éléments de preuve, au moment où ils sont entrés dans la remorque, les policiers ignoraient la présence d’éléments de preuve susceptibles d’être détruits; tout au plus, ils soupçonnaient que l’appelant était impliqué dans le meurtre.  Le simple fait que leur intuition puisse s’être révélée juste n’excuse pas les actes que les policiers ont accomplis en entrant dans la remorque.  Comme je l’ai affirmé dans R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, à la p. 29, «[i]l ne faut pas oublier que la justification après coup des fouilles et perquisitions par leurs résultats est précisément ce que les critères énoncés dans l’arrêt Hunter visaient à éviter».

 

Les circonstances entourant l’entrée des policiers dans la remorque étaient semblables à la situation qui suit tout crime grave:  un individu dangereux est en liberté et il y a un risque qu’il tente de détruire les éléments de preuve qui le relient au crime.  Qualifier cela de situation d’urgence c’est inviter à le faire au sujet de chaque moment qui suit un crime grave.

 


160             À mon avis le juge Sopinka n’a pas fait preuve de retenue, comme il se doit, à l’égard d’une conclusion de fait tirée par le juge du procès, qui était davantage en mesure d’évaluer la situation particulière.  De plus, j’estime que l’évaluation du juge du procès était, en fait, correcte en ce sens que les policiers avaient des motifs suffisants de croire que, s’ils n’intervenaient pas immédiatement, des éléments de preuve très importants seraient détruits.  Plusieurs éléments menaient à cette conclusion, notamment le fait que les policiers poursuivaient le contrevenant peu après la perpétration du crime.  Ils avaient toutes les raisons de croire que le meurtrier, s’il était appréhendé rapidement, aurait encore des taches de sang sur lui, ce qui constituerait un élément de preuve important.  Je ne puis être d’accord avec mon collègue pour dire que «les policiers ignoraient la présence d’éléments de preuve susceptibles d’être détruits» (par. 52).  Le sergent Madrigga a clairement témoigné de sa conviction que l’auteur du crime posséderait des vêtements tachés de sang.  Il était raisonnable pour lui de craindre que, s’il n’agissait pas rapidement, le meurtrier aurait la possibilité de détruire cet élément de preuve essentiel.

 

161             Comme l’a dit le juge du procès, non seulement y avait‑il une crainte réelle que des éléments de preuve soient perdus, mais encore il y avait des éléments de preuve essentiels qui [traduction] «form[aient] une partie très importante de la chaîne d’éléments de preuve que le ministère public cherche à produire».

 

162             De toute façon, je tiens à signaler que ce n’est pas seulement le risque de destruction d’éléments de preuve qui a motivé les actions des policiers en l’espèce.  Comme l’a déclaré le juge Lambert en Cour d’appel, à la p. 234, les policiers enquêtaient sur la perpétration d’un crime extrêmement violent et ils se sentaient tenus de s’assurer le plus tôt possible qui était le contrevenant:

 

[traduction] Le point fondamental en ce qui concerne la conduite des policiers en l’espèce était qu’un homme âgé avait été attaqué sauvagement dans une petite localité, ce qui portait à croire qu’un meurtrier était en liberté dans la localité, et que la police avait le devoir de protéger les citoyens.  Les policiers avaient également le devoir de tenter de trouver et de neutraliser le meurtrier et, si possible, de rassembler des éléments de preuve qui les convaincraient alors qu’il avait été appréhendé, et qui tendraient plus tard à établir que la bonne personne avait été appréhendée et envoyée à son procès.

 

Je suis d’avis que, dans ces circonstances, la police faisait face à une situation qui pouvait être qualifiée de situation d’urgence, exigeant une réponse immédiate, et que, de plus, elle faisait face à une situation où il y avait un risque réel de destruction d’éléments de preuve, en particulier ceux concernant des taches de sang, à laquelle il fallait parer.


163             Je suis entièrement d’accord.  La nature du crime est un facteur important à prendre en considération.  Il y a peu de doute qu’il est plus urgent d’enquêter rapidement dans un cas de crime de violence que, par exemple, dans un cas de vol:  voir United States c. Scroger, précité, à la p. 1260.

 

164             En outre, la gravité du crime n’est pas un facteur à examiner isolément.  Il faut reconnaître que, particulièrement dans les cas de crime violent, les policiers ont la saine habitude de tenter d’appréhender le contrevenant à coup sûr et le plus rapidement possible.  À cet égard, l’auteur Wayne R. LaFave a souligné, dans son ouvrage intitulé Search and Seizure:  A Treatise on the Fourth Amendment (3e éd. 1996), vol. 3, à la p. 271, que les tribunaux devraient reconnaître qu’il existe une distinction entre une arrestation [traduction] «planifiée» et celle qui résulte d’une enquête «sur le terrain».  En fait, il croit, aux pp. 271 à 274, que ce devrait être le critère déterminant pour décider s’il existe une situation d’urgence dans un cas donné:

 

[traduction] Bien qu’il ne soit pas évident comment on pourrait formuler une norme d’entrée sans mandat plus pratique mais encore équitable, il semblerait que la solution consisterait fort probablement à distinguer l’arrestation vraiment «planifiée» de celle qui est effectuée au cours d’une enquête sur le terrain.  L’arrestation «planifiée» est celle qui est effectuée après qu’une enquête criminelle a été menée à terme dans un autre endroit et que les policiers ont décidé de se rendre à un certain endroit, soit au domicile de la personne à arrêter soit dans d’autres lieux où on croit qu’elle se trouve dans le but de la mettre en détention [. . .]  Il est compréhensible que les tribunaux aient hésité à accepter les prétentions des policiers qu’il existe une situation d’urgence dans ces cas‑là, car il appert ordinairement que, quelle que soit l’urgence qui ait pris naissance par la suite, elle était prévisible au moment où la décision d’effectuer une arrestation a été prise, quand un mandat aurait pu être obtenu facilement.  Dans le cas de l’arrestation «planifiée», alors, la seule exception à l’obligation d’obtenir un mandat serait le cas où une situation d’urgence existait avant que les policiers se rendent sur le terrain dans le but d’effectuer l’arrestation.

 


Par ailleurs, lorsque la possibilité d’effectuer l’arrestation se présente alors que les policiers sont déjà sur le terrain en train d’enquêter sur la conduite antérieure ou actuelle qui justifie l’arrestation, on devrait hésiter encore plus à reprocher aux policiers de ne pas s’être procuré un mandat d’arrestation.  Ici, la présomption devrait jouer en faveur d’une arrestation sans mandat plutôt que contre elle, car il est fort probable qu’il ne sera pas possible aux policiers de retarder l’arrestation pendant que l’un d’eux quitte les lieux pour aller trouver un magistrat et obtenir un mandat, pour ensuite revenir avec ce mandat.  [Je souligne.]

 

165             Ce raisonnement a été accepté aux États‑Unis et appliqué dans un certain nombre d’arrêts dont les faits reflètent de très près la situation  qui existe en l’espèce.  Dans l’arrêt People c. Johnson, 637 P.2d 676 (Cal. 1981), par exemple, les policiers enquêtaient sur une fusillade au cours de laquelle l’accusé avait fait feu sur un homme qui, d’après lui, avait frappé sa voiture.  Moins de 75 minutes après l’incident, les policiers ont repéré la voiture de l’accusé au domicile de son amie, sont entrés et l’ont arrêté.  La Cour suprême de la Californie a décidé que cela était acceptable en raison des circonstances, concluant, à la p. 680:

 

[traduction] Comme nous l’avons [. . .] récemment affirmé de nouveau dans l’arrêt People c. Escudero (1979) [. . .] 592 P.2d 312, «dans une situation appropriée, la prise en chasse d’un criminel en fuite peut constituer une urgence suffisamment grave pour justifier une exception à l’obligation d’obtenir un mandat et faire en sorte qu’il est raisonnable sur le plan constitutionnel que les policiers entrent dans une maison privée sans avoir obtenu l’autorisation préalable d’un magistrat».  Dans ce cas, nous avons approuvé une arrestation effectuée dans la résidence d’un défendeur après qu’il eut été surpris en train de commettre un cambriolage, se fut enfui et eut été identifié au moyen d’une description et de l’immatriculation d’une voiture.  Les policiers sont alors allés directement à la résidence du défendeur, sont entrés sans mandat et l’ont arrêté.  Nous avons fait remarquer «que, malgré que la «prise en chasse» d’un criminel en fuite doive être continue pour l’essentiel et ne pas accorder aux autorités chargées d’appliquer la loi la possibilité raisonnable d’obtenir un mandat, il n’est pas nécessaire que le suspect soit physiquement gardé à vue en tout temps».  En l’espèce, les policiers participaient à une poursuite expéditive qui était continue et directe.

 

De plus, comme nous l’avons mentionné, le défendeur était soupçonné d’avoir commis une infraction violente impliquant la décharge à répétition d’une arme à feu.  On peut considérer qu’il existe une situation d’urgence justifiant l’arrestation d’un défendeur dans une maison d’habitation lorsqu’il y a «probabilité que l’un des suspects ait été un meurtrier armé (voir James c. Superior Court (1978) [. . .] 151 Cal.Rptr. 270)».

 


166             Un autre arrêt digne d’examen est People c. Williams, 641 N.E.2d 296 (Ill. 1994).  Dans cette affaire, les policiers enquêtaient sur le meurtre d’une femme tuée par balles alors qu’elle entrait dans son immeuble d’appartements.  Après une enquête de 27 heures, les policiers se sont rendus à la résidence de l’accusé, sont entrés par la force sans mandat et l’ont arrêté.  Bien que l’accusé ait soutenu que l’entrée était inconstitutionnelle, la cour a jugé, aux pp. 306 et 307, que, dans les circonstances, elle était tout à fait appropriée:

 

[traduction] Le crime reproché était très grave et impliquait le recours à une violence mortelle et non provoquée contre la victime.  Depuis la perpétration du meurtre jusqu’à l’arrestation du défendeur, 27 heures plus tard seulement, les policiers avaient mené leur enquête sans répit, suivant chaque piste sans délai . . .

 

L’argument du défendeur selon lequel, vu le laps de temps écoulé entre la déclaration de Golden et son arrestation, les policiers auraient pu obtenir un mandat d’arrestation, n’est pas convaincant [. . .]  Les policiers ont manifestement agi sans délai en déployant des efforts pour appréhender le défendeur à la suite des renseignements obtenus de Golden au sujet du défendeur et de l’endroit où il pouvait se trouver.

 

Voir également:  State c. Storvick, 428 N.W.2d 55 (Minn. 1988); State c. Gonsalves, 553 A.2d 1073 (R.I. 1989); People c. Smith, 604 N.E.2d 858 (Ill. 1992).

 

167             À mon avis, ces affaires illustrent les difficultés auxquelles les policiers peuvent faire face lorsqu’ils mènent une enquête «sur le terrain».  On y reconnaît également que la conclusion qu’il existe une situation d’urgence dépendra de la nature du crime et de la manière dont l’enquête est menée à la suite des craintes légitimes que le suspect s’enfuie, commette d’autres actes violents ou contrecarre les efforts des autorités chargées d’appliquer la loi.

 

168             En outre, je crois que plusieurs des facteurs dégagés par la doctrine et la jurisprudence susmentionnées étaient présents en l’espèce.  En particulier, je note que:


a) les policiers enquêtaient sur un meurtre très violent;

 

b) l’arrestation a été effectuée «sur le terrain» au cours d’une enquête.  Comme LaFave le fait remarquer, cela devrait mener à la présomption que l’arrestation était légale;

 

c) comme il a été mentionné précédemment, il était extrêmement irréaliste de tenter d’obtenir un mandat d’arrestation ou un mandat de perquisition vu l’emplacement de la localité;

 

                   d) les policiers étaient en train de se livrer à une «prise en chasse» qui était continue et directe;

 

e) les policiers craignaient raisonnablement que, s’ils ne neutralisaient pas le meurtrier, il commettrait d’autres actes de violence.

 

169             Il ne faudrait pas penser qu’il s’agit là d’une liste exhaustive des facteurs  requis dans chaque cas.  Néanmoins, conjugués à la crainte susmentionnée de perte d’éléments de preuve, il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’il existait en l’espèce une situation d’urgence.  En outre, le fait que les policiers concernés, le juge du procès et la Cour d’appel ont tous été d’avis qu’il existait une situation d’urgence est très persuasif.  Ce n’est pas un facteur qui devrait être écarté à la légère.  Comme je l’ai affirmé dans ma dissidence dans l’arrêt Silveira, précité, au par. 121:

 


Compte tenu des faits de la présente affaire, le juge du procès, qui a eu l’avantage d’entendre toute la preuve concernant les circonstances qui ont amené la police à entrer dans la maison privée de l’appelant, n’a pas conclu qu’en ce faisant la police avait agi de mauvaise foi. [. . .]  Il n’appartient pas à notre Cour de se prononcer après coup sur une pure détermination des faits par le juge du procès, particulièrement lorsqu’on n’a démontré aucune erreur de la nature de celle qui entraînerait l’intervention d’une cour d’appel (voir, par exemple, l’arrêt R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, à la p. 467).

 

170             Le juge Sopinka laisse cependant entendre que le simple fait pour les policiers de surveiller la remorque aurait été suffisant et aurait empêché l’appelant de causer d’autres torts ou de détruire des éléments de preuve.  À mon avis, cette conclusion paraît faire appel au même genre de raisonnement ex post facto que mon collègue désapprouve si fortement:  R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3.  Je suis d’accord pour dire que ce genre de raisonnement est de peu de secours pour déterminer si une entrée était justifiée; cependant, je crois, en toute justice, que la même approche devrait s’appliquer pour déterminer si une situation d’urgence existe.  La conclusion de mon collègue dépend du fait que l’appelant était vraiment dans la remorque et non pas en train de causer d’autres torts ou de détruire des éléments de preuve.  Étant donné l’urgence de la situation, si les policiers avaient adopté la procédure suggérée par mon collègue et avaient eu tort de croire à la présence de l’appelant dans la remorque, cette erreur aurait pu avoir de graves conséquences.

 

171             Bien qu’il puisse être vrai que l’appelant dormait dans la remorque au moment de l’arrestation et n’était pas en train de détruire des éléments de preuve, cela ne déplace pas la crainte légitime qu’avaient les policiers.  Il est fort probable que, s’il avait eu suffisamment de temps, l’appelant aurait détruit les éléments de preuve.

 


172             De plus, la suggestion selon laquelle les policiers auraient pu se contenter de surveiller la remorque en attendant d’obtenir un mandat ignore le fait que le poste de police le plus proche se trouvait à plus d’une heure de route.  Même en supposant qu’il aurait alors été possible de voir un juge de paix et d’obtenir un mandat, toute la procédure consistant à communiquer avec le poste de police, à transmettre les renseignements nécessaires et à s’arranger pour qu’un autre policier obtienne un mandat et revienne à Likely aurait probablement duré près de deux heures au moins.  Cela aurait donné à l’appelant amplement le temps de détruire des éléments de preuve.  En outre, comme nous l’avons vu plus haut, ce délai aurait été encore plus considérable si, en réalité, les policiers s’étaient trompés quant au lieu où se trouvait l’appelant ou quant à son implication dans le crime.  Dans ce cas, le délai aurait probablement permis au contrevenant de s’enfuir.

 

173             Pour toutes les raisons exposées ci‑dessus, je crois qu’il existait véritablement une situation d’urgence en l’espèce.  De plus, je suis d’avis que, lorsque cette situation existe, la common law autorisant l’entrée dans les lieux privés constitue une entrée «non abusive» aux fins de l’art. 8  de la Charte .

 

La perquisition a‑t‑elle été effectuée de manière non abusive?

 

174             L’entrée dans la remorque a été effectuée d’une manière aussi peu envahissante que possible.  Le sergent Madrigga s’est annoncé et a attendu que l’appelant réponde.  Selon son témoignage, il ne serait même pas entré si l’appelant avait répondu à la porte.  Il a dégainé son pistolet, décision tout à fait raisonnable dans les circonstances, mais il l’a gardé pointé vers le sol.  Une fois à l’intérieur, il a réveillé l’appelant, l’a amené vers un endroit éclairé et l’a arrêté immédiatement.  La perquisition que les policiers ont finalement effectuée était également la moins envahissante possible.  Même si la loi l’autorisait à le faire, le policier a choisi de ne pas perquisitionner dans les lieux à ce moment‑là, et a plutôt décidé d’obtenir un mandat de perquisition.  La perquisition a été effectuée de façon non abusive.

 

Conclusion


175             Il s’ensuit que, parce que la police est entrée dans le but d’effectuer une arrestation, il n’y a eu aucune violation de l’art. 8 à ce moment‑là.  Étant donné ma conclusion que les policiers sont entrés légalement dans la remorque pour y arrêter l’appelant, il s’ensuit naturellement qu’ils avaient le droit d’effectuer une fouille ou perquisition accessoire à l’arrestation, et de saisir la chemise de l’appelant à titre d’élément de preuve.  Le pouvoir d’effectuer une fouille ou perquisition accessoire à une arrestation est bien établi en common law et a également résisté à l’examen fondé sur la Charte .  Dans l’arrêt Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158, aux pp. 180 et 181, j’ai conclu ceci, après avoir fait l’historique de ce pouvoir policier:

 

Malgré certains commentaires de la doctrine, dans l’ensemble, il me semble indubitable que la common law telle qu’elle a été reçue et a évolué au Canada reconnaît aux policiers le pouvoir de fouiller la personne légalement mise en état d’arrestation et de saisir les objets en sa possession ou dans son entourage immédiat dans le but d’assurer la sécurité des policiers et du prévenu, d’empêcher l’évasion du prisonnier ou encore de constituer une preuve contre ce dernier.  La trame commune de cette jurisprudence vise à assurer la sécurité et l’efficacité de l’application de la loi.

 

Voir également:  R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, aux pp. 403 et 404; Debot, précité, à la p. 1146, le juge Lamer (maintenant Juge en chef).

 

176             La fouille ou perquisition effectuée chez l’appelant a porté principalement sur la chemise qu’il portait et sur les objets dans son entourage immédiat.  Même s’ils avaient été justifiés de le faire, les policiers se sont abstenus de perquisitionner dans les environs immédiats et de saisir des objets qui auraient pu, de toute évidence, servir d’éléments de preuve.  Cette fouille ou perquisition minimale, effectuée accessoirement à l’arrestation, n’a pas violé la Charte .

 

(B) L’article 8 — Le mandat de perquisition


177             L’appelant a aussi fait valoir que le mandat obtenu à la suite de l’arrestation avait été décerné sur la foi de renseignements obtenus au cours d’une arrestation illégale.  Étant donné que je ne partage pas la conclusion de l’appelant au sujet de la légalité de l’arrestation, cet argument doit échouer lui aussi.  À mon avis, le mandat a été obtenu régulièrement.

 

178             Même si je convenais que l’arrestation qui a été effectuée en l’espèce est illégale, je n’aurais aucune difficulté à conclure que le mandat de perquisition a été décerné régulièrement.  Lorsqu’un mandat est obtenu en partie sur la foi d’une preuve viciée, et en partie sur la foi d’une preuve obtenue régulièrement, la cour doit déterminer si le mandat aurait été délivré sur la seule foi de la preuve obtenue régulièrement:  R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8, au par. 26; Grant, précité, aux pp. 251 et 252; Kokesch, précité.  En l’espèce, le juge du procès a statué que, avant que les policiers entrent dans la remorque et y arrêtent l’appelant, il existait des motifs raisonnables et probables de croire que l’appelant était le coupable.  Cette décision est suffisante pour que l’on puisse déduire qu’un mandat de perquisition aurait pu être décerné régulièrement sur la seule foi des renseignements obtenus avant l’arrestation.

 

(C) L’article 8 et les empreintes digitales

 

179             Mon collègue le juge Sopinka a conclu que forcer l’appelant à fournir des empreintes digitales constituait, dans les circonstances de la présente affaire, une violation de l’art. 8  de la Charte , du fait que cela s’est produit en l’absence d’une arrestation légale.  Comme je l’ai dit précédemment, je suis d’avis que l’arrestation était bel et bien légale.  Il est clair que la prise d’empreintes digitales effectuée accessoirement à une arrestation légale ne viole pas la Charte : Beare, précité.  Ce moyen d’appel doit également être rejeté.


(D) Les articles 7 et 9 de la Charte 

 

180             L’appelant a aussi invoqué des arguments fondés sur les art. 7  et 9  de la Charte .  Son point tient pour acquis que l’arrestation qui a eu lieu était illégale.  Vu ma conclusion que l’arrestation n’était pas illégale, on ne saurait dire qu’il y a eu violation de ces articles de la Charte .

 

(E)  Le droit à l’assistance d’un avocat

 

181             L’appelant allègue aussi que son droit à l’assistance d’un avocat a été violé lorsque la police est entrée pour la première fois dans la remorque.  Son argument sur ce point comporte deux volets.  Premièrement, il affirme qu’à partir du moment où le sergent Madrigga est entré dans la remorque et lui a secoué le pied pour le réveiller, il était «détenu» et le policier avait l’obligation de l’informer de son droit à l’assistance d’un avocat.  Le second volet de l’argument concerne la mise en garde elle‑même, qui a été faite quelques minutes plus tard après l’arrestation de l’appelant.  L’appelant affirme que cette mise en garde ne respectait pas la norme établie par notre Cour dans l’arrêt Bartle, précité.  À mon avis, ni l’un ni l’autre de ces arguments n’est fondé.

 


182             Contrairement aux allégations de l’appelant, les policiers ne sont pas obligés de faire lecture à l’accusé des droits qui lui sont garantis par l’al. 10b), dès le moment précis où il est détenu ou arrêté.  Les policiers doivent avoir la latitude d’évaluer et de maîtriser la situation et de déterminer s’il existe une situation potentiellement dangereuse:  R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980En l’espèce, l’appelant était recherché pour un crime très grave et très violent, et le policier qui entrait dans les lieux n’était nullement en mesure de savoir comment l’appelant réagirait.  De plus, le policier avançait dans une pièce sombre et l’appelant dormait.  Certes, le policier n’était pas supposé faire lecture à l’appelant de ses droits pendant que celui-ci dormait.  La mise en garde a été faite à la première occasion raisonnable.  En l’espèce, il ne s’est écoulé que quelques minutes entre le moment où le sergent Madrigga a saisi la jambe de l’appelant pour le réveiller et celui où on lui a fait lecture de son droit à l’assistance d’un avocat.  Il est inconcevable que l’on puisse dire qu’il y a eu violation de la Charte  à cause de ce bref délai seulement.  Je souligne, en passant, que la situation était très semblable dans l’affaire R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233.  Dans cette affaire, l’accusé a été détenu par deux policiers pendant environ cinq minutes avant d’être formellement arrêté et de se voir accorder le droit de consulter un avocat.  Bien qu’elle ait conclu qu’il y avait eu violation de l’al. 10b) en raison d’autres irrégularités, notre Cour a jugé qu’il n’y avait rien de mal à ce qu’il s’écoule un bref délai avant que l’accusé obtienne lecture de ses droits.

 

183             Quant au deuxième point, rien ici n’indiquait que la mise en garde que l’appelant avait reçue en vertu de l’al. 10b) était déficiente.  Après son arrestation, l’appelant a été informé:

 

[traduction] J’ai le devoir de vous informer que vous avez le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat.  Vous avez le droit de téléphoner à l’avocat de votre choix.  Vous avez également droit aux conseils gratuits d’un avocat de garde de l’aide juridique qui peut vous expliquer le Régime d’aide juridique.  Si vous voulez appeler un avocat de garde de l’aide juridique, je peux vous fournir un numéro de téléphone.  Comprenez-vous?

 

184             Après lui avoir lu cette partie de la mise en garde, on a demandé à l’appelant s’il comprenait.  Il a fait un signe de tête affirmatif.  Le policier a ensuite averti l’accusé qu’il n’était pas [traduction] «obligé de dire quoi que ce soit mais que tout ce [qu’il dirait] pourra[it] servir de preuve».

 


185             Le policier a alors demandé de nouveau à l’appelant s’il comprenait.  Comme l’appelant le regardait fixement, le policer a répété sa question, à laquelle l’appelant a répondu:  [traduction] «Oui, pensez-vous que je suis illettré?»

 

186             L’appelant a soutenu que cette mise en garde ne respecte pas les conditions énoncées par notre Cour à la majorité dans l’arrêt Bartle, précité.  Dans cet arrêt, on a élargi considérablement la portée du droit à l’assistance d’un avocat et des renseignements à donner à un accusé lors de son arrestation.  Plus précisément, le juge en chef Lamer énonce ainsi l’obligation accrue des policiers, à la p. 198:

 

. . . les autorités policières sont tenues d’informer les personnes qu’elles mettent en détention de l’existence dans leur province ou territoire de services d’aide juridique et d’avocats de garde.  Pour dissiper tout doute, j’ajouterais ici que la mise en garde type faite en vertu de l’al. 10b) devrait comprendre des renseignements de base sur la façon d’avoir accès aux conseils juridiques préliminaires gratuits qui sont à leur disposition.  Il suffirait de dire simplement à la personne détenue qu’on lui donnera un numéro de téléphone si elle veut communiquer avec un avocat . . .

 

À l’époque, j’ai dit, à la p. 224, que l’al. 10b) ne devrait pas imposer aux policiers l’obligation d’informer tous les détenus des programmes existants d’avocats de garde, lorsque la personne détenue ne s’inquiète pas de sa capacité d’assumer les frais d’un avocat.  Obliger les policiers à agir autrement, c’est prescrire une norme de perfection que ne commande pas l’al. 10 b )  de la Charte .

 


187             De toute façon, la mise en garde qui a été faite en l’espèce respectait nettement les éléments énoncés par notre Cour à la majorité dans l’arrêt Bartle.  L’appelant a été informé de la possibilité d’obtenir des conseils juridiques gratuits et de téléphoner pour les obtenir.  De plus, le policier a offert à l’appelant de lui donner le numéro à composer, s’il en faisait la demande.  L’appelant a été avisé qu’il n’était pas tenu de dire quoi que ce soit.  Comme le Juge en chef l’a affirmé dans l’arrêt Bartle,  à la p. 198, pour qu’une mise en garde soit satisfaisante, il «suffirait de dire simplement à la personne détenue qu’on lui donnera un numéro de téléphone si elle veut communiquer avec un avocat». Il a été manifestement satisfait à cette exigence en l’espèce.  La mise en garde n’était donc pas déficiente.

 

188             Je ferais également remarquer que l’application rétroactive de l’arrêt Bartle et de ses arrêts connexes a été récemment mise en question à la suite d’événements qui ont suivi l’arrêt rendu par la Cour dans ces affaires.  Immédiatement après que les arrêts eurent été rendus, le procureur général de l’Alberta, qui avait été partie à l’affaire R. c. Cobham, [1994] 3 R.C.S. 360, a cherché à faire suspendre l’application de Cobham pendant une période de 21 jours jusqu’au 20 octobre 1994.  Le 20 octobre 1994, notre Cour a rendu une ordonnance dans laquelle elle affirmait:

 

La demande de nouvelle audition est accordée sur la question de savoir s’il devrait y avoir une période de transition, et l’exécution du jugement en question [c.‑à‑d. Cobham] est suspendue pour une période de 21 jours à compter de la date à laquelle il a été rendu, soit le 29 septembre 1994.

 

On s’est demandé si cette ordonnance a pour effet de suspendre l’application rétroactive de l’arrêt Bartle, partout au Canada, à toutes les violations potentielles antérieures au 20 octobre 1994.  Je souligne que plus d’un tribunal est arrivé exactement à cette conclusion:  R. c. Latimer (1995), 99 C.C.C. (3d) 481 (C.A. Sask.), confirmé sans qu’il soit fait allusion à ce point, [1997] 1 R.C.S. 217; R. c. Lorincz (1995), 9 M.V.R. (3d) 186 (C.A. Alb.); R. c. Louden, [1995] B.C.J. No. 2446 (C.S.).  Dans l’arrêt Latimer, précité, cette question a été soulevée devant notre Cour, mais le Juge en chef a refusé d’aborder ce point, car il n’était pas nécessaire de le trancher pour régler l’affaire.  J’adopte un point de vue similaire en l’espèce.


189             Outre le libellé même de la mise en garde, le juge Sopinka conclut que les policiers ont violé les droits garantis à l’appelant par l’al. 10b), en ne lui accordant pas une possibilité suffisante de communiquer avec un avocat avant de l’interroger.  De plus, l’appelant soutient que les policiers ont commis une erreur en lui faisant simplement lecture de la mise en garde habituelle.  Il affirme que les policiers devaient s’assurer qu’il comprenait exactement quels étaient ses droits.  À mon avis, ce raisonnement est fondé sur une méprise fondamentale quant à la façon dont s’applique le droit à l’assistance d’un avocat.

 

190             Contrairement aux allégations de l’appelant, les policiers ne sont pas tenus de s’assurer formellement qu’un accusé comprend ce que comporte son droit à l’assistance d’un avocat.  Il a été reconnu très tôt dans la jurisprudence relative à la Charte  qu’il serait prohibitif d’imposer ce fardeau aux policiers et que cela gênerait les techniques d’enquête policière légitimes:  R. c. Anderson (1984), 10 C.C.C. (3d) 417 (C.A. Ont.); R. c. Sabourin (1984), 13 C.C.C. (3d) 68 (C.A. Man.).  Ce principe a été confirmé à maintes reprises.  Comme le juge McLachlin l’a dit dans l’arrêt R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869, à la p. 891:

 

L’objet de l’al. 10b) est d’exiger des policiers qu’ils fassent connaître à la personne détenue son droit à l’assistance d’un avocat.  Dans la plupart des cas, il est possible de conclure, d’après les circonstances, que l’accusé comprend ce qui lui est dit.  Dans ces cas, les policiers ne sont pas tenus de faire plus . . .  [Souligné dans l’original.]

 

Voir également R. c. Baig, [1987] 2 R.C.S. 537, à la p. 540; Bartle, précité, à la p. 204; Latimer, précité.

 


191             Une fois qu’un accusé a indiqué qu’il comprend les droits qu’on lui a expliqués clairement, les policiers ont parfaitement le droit, en l’absence d’indications contraires, d’accepter ce qu’il dit et ne sont pas tenus de poser d’autres questions.  En l’espèce, les policiers n’avaient aucune raison que ce soit de conclure que l’appelant ne comprenait pas les droits que lui garantit l’al. 10b).  Au contraire, l’appelant a répondu expressément, à deux reprises, qu’il les comprenait bel et bien.  Je ne vois aucune raison pour laquelle les policiers n’auraient pas dû le prendre au mot.

 

192             Je suis également incapable d’être d’accord avec le juge Sopinka pour dire que les policiers devaient s’abstenir d’interroger l’appelant jusqu’à ce qu’il ait eu la possibilité d’exercer son droit à l’assistance d’un avocat.  Un accusé doit indiquer qu’il veut exercer ce droit pour que les policiers soient tenus de lui donner la possibilité de le faire.  Comme le Juge en chef l’a déclaré dans l’arrêt Bartle, précité, à la p. 192, l’al. 10b) impose les obligations suivantes aux policiers chargés d’appliquer la loi:

 

(1)  informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde;

 

(2)  si la personne détenue a indiqué qu’elle voulait exercer ce droit, lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger);

 

(3)  s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (encore une fois, sauf en cas d’urgence ou de danger).  [Je souligne.]

 

(Voir également Evans, précité, à la p. 890; Manninen, précité, aux pp. 1241 et 1242; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, aux pp. 203 et 204.)

 


193             Le juge en chef Lamer a ajouté, à la p. 192, que les deuxième et troisième obligations participent de «l’obligation de mise en application et ne prennent naissance que si la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit à l’assistance d’un avocat» (souligné dans l’original).  Cette obligation ne prend donc naissance que si la personne détenue l’invoque.  Par conséquent, on ne saurait dire que les policiers en l’espèce ont manqué aux obligations que leur impose l’al. 10b) à cet égard.

 

194             Dans la présente affaire, l’appelant a eu l’avantage de recevoir une mise en garde qui l’informait de tous les éléments essentiels prescrits par l’arrêt Bartle, précité.  Avant d’être interrogé, l’accusé n’avait pas indiqué aux policiers qu’il voulait communiquer avec un avocat ni qu’il ne comprenait pas bien la portée de ses droits.  Je conclus donc qu’à ce stade de l’interrogatoire, il n’y a eu aucune violation de l’al. 10 b )  de la Charte .

 

IV.  Conclusion

 

195             Comme j’ai conclu que les actes des policiers en l’espèce ne violaient pas la Charte , je n’ai pas à examiner le par. 24(2).  Toutefois, s’il avait été nécessaire de le faire, j’aurais souscris aux conclusions du juge du procès et de la Cour d’appel selon lesquelles, vu la situation d’urgence et la gravité du crime, l’exclusion de ces éléments de preuve déconsidérerait manifestement l’administration de la justice, étant donné particulièrement que cela empêcherait probablement l’appelant, qui a été déclaré coupable par un jury, d’être traduit en justice.

 

196             Cela suffit pour trancher le pourvoi.  Avant de conclure, cependant, je me sens contrainte d’examiner certains propos tenus par mon collègue le juge Sopinka dans ses motifs.  À la lecture de son évaluation du déroulement de l’enquête en l’espèce, on pourrait conclure que les policiers agissaient comme des justiciers sans foi ni loi, violant la Charte de façon flagrante et délibérée à chaque occasion qui se présentait.  En toute franchise, je ne saurais être plus en désaccord.  Comme je l’ai déjà affirmé, je suis d’avis que cette «litanie» d’abus de la Charte  ne résiste pas à un examen approfondi.


197             En fait, bien que ce ne soit nullement déterminant, si la conduite des policiers avait été véritablement aussi horrible, je trouve assez singulier que ni le juge du procès ni les trois juges de la Cour d’appel n’aient eu une appréciation similaire des faits.  Au contraire, ils ont conclu que, dans l’ensemble, les actes des policiers n’étaient pas de nature à porter atteinte aux droits que la Charte  garantit à l’appelant.

 

198             À mon avis, depuis les premières étapes de l’enquête jusqu’à l’arrestation de l’appelant, les policiers ont agi de façon franche et convenable; en fait, si les policiers n’avaient pas procédé immédiatement à l’arrestation, il est probable qu’ils auraient été critiqués pour avoir permis à un meurtrier de demeurer en liberté dans la localité.  C’était, en effet, l’opinion du sergent Madrigga, qui a fait la déposition suivante:

 

[traduction] . . . je devais vérifier parce que des gens m’avaient demandé de le faire ou m’avaient dit que cet individu se trouvait dans les parages.

 

                                                                   . . .

 

J’avais des motifs de soupçonner qu’il pouvait avoir été impliqué, Monsieur, et il y aurait eu négligence de ma part si je n’avais pas vérifié cela.

 

199             Les policiers étaient en train d’enquêter sur un crime grave commis récemment, dont la victime était une personne sans défense qui avait été sauvagement battue sans raison apparente.  Étant donné la brutalité du meurtre et la gratuité apparente  de l’acte accompli, il y a peu de doute que les policiers se sentaient obligés d’agir rapidement afin de prévenir tout autre acte de violence de cette nature dans la localité.  Pour cette perspicacité, ils devraient être félicités et non pas réprimandés.

 

200             Je rejetterais le pourvoi.


Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

 

Procureurs de l’appelant:  Lugosi & Company, Prince George.

 

Procureur de l’intimée:  Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

 

 



* Voir: [1997] 2 R.C.S. 117.

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