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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Association des parents de l’école Rose‑des‑vents c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2015 CSC 21, [2015] 2 R.C.S. 139

Date : 20150424

Dossier : 35619

 

Entre :

 

Association des parents de l’école Rose-des-vents, Joseph Pagé, en son propre nom et au nom de tous les citoyens canadiens qui résident à l’ouest de la rue Main dans la ville de Vancouver dont la première langue apprise et encore comprise est le français, ou qui ont reçu leur instruction au niveau primaire en français au Canada, ou dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction au niveau primaire ou secondaire en français au Canada, et Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique

Appelants

et

Ministre de l’Éducation de la Colombie-Britannique et procureur général de la Colombie-Britannique

Intimés

- et -

Procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, procureur général des Territoires du Nord-Ouest, procureur général du Territoire du Yukon, commissaire aux langues officielles du Canada, Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest, Fédération nationale des conseils scolaires francophones, Conseil des écoles fransaskoises et Commission scolaire francophone du Yukon

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 90)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Moldaver, Wagner et Gascon)

 

 

 


Association des parents de l’école Rose-des-vents c. Colombie-Britannique. (Éducation), 2015 CSC 21, [2015] 2 R.C.S. 139

Association des parents de l’école Rose-des-vents,

Joseph Pagé, en son propre nom et au nom de tous les

citoyens canadiens qui résident à l’ouest de la rue Main

dans la ville de Vancouver dont la première langue apprise

et encore comprise est le français, ou qui ont reçu leur

instruction au niveau primaire en français au Canada, ou

dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction au niveau

primaire ou secondaire en français au Canada, et Conseil

scolaire francophone de la Colombie-Britannique                                      Appelants

c.

Ministre de l’Éducation de la Colombie-Britannique et

procureur général de la Colombie-Britannique                                               Intimés

et

Procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

procureur général des Territoires du Nord-Ouest,

procureur général du Territoire du Yukon,

commissaire aux langues officielles du Canada,

Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest,

Fédération nationale des conseils scolaires francophones,

Conseil des écoles fransaskoises et

Commission scolaire francophone du Yukon                                          Intervenants

Répertorié : Association des parents de l’école Rose-des-vents c. Colombie-Britannique (Éducation)

2015 CSC 21

No du greffe : 35619.

2014 : 2 décembre; 2015 : 24 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à l’instruction dans la langue de la minorité — Égalité réelle — Manière dont le tribunal doit déterminer si l’expérience éducative des enfants de titulaires de droits est équivalente à celle offerte dans les écoles de la majorité linguistique de la province ou du territoire en question — Les coûts et les considérations pratiques sont-ils pertinents pour l’analyse de l’équivalence? — Une conclusion d’absence d’équivalence équivaut-elle à une conclusion qu’il y a violation de la Charte? — Est-il nécessaire de départager la responsabilité entre la province ou le territoire et le conseil scolaire avant de conclure à une violation prima facie de l’art. 23  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédure — Audience — Équité procédurale — Division de l’instance en étapes — Pertinence des actes de procédure — Juge saisi de la requête divisant l’instance en étapes et remettant la détermination de la responsabilité pour la violation de la Charte  à une étape ultérieure — Passages des actes de procédure de la province radiés par le juge saisi de la requête parce que non pertinents quant à la première étape — La procédure adoptée par le juge saisi de la requête est-elle inéquitable sur le plan procédural?

                    L’école élémentaire Rose-des-vents (« RDV ») est la seule école primaire de langue française financée à même les fonds publics qui dessert les enfants résidant à l’ouest de la rue Main dans la ville de Vancouver. L’école est surpeuplée et le nombre d’inscriptions augmente. RDV est une petite école et les salles de classe sont beaucoup plus petites que celles des autres écoles. Certaines salles de classe sont dépourvues de fenêtres et seulement trois ont la superficie recommandée. La bibliothèque est très petite, les toilettes sont inadéquates et il n’y a aucun local adaptable dans l’école. Environ 85 pour 100 des élèves qui fréquentent RDV se rendent à l’école en autobus et le trajet en autobus de plus des deux tiers de ces élèves dure plus de 30 minutes. À l’opposé, les écoles de langue anglaise situées dans la zone desservie par RDV sont plus grandes, disposent de salles de classe plus grandes et de terrains de jeu plus vastes et en meilleur état ainsi que de bibliothèques plus spacieuses. La plupart des élèves des écoles de langue anglaise du secteur habitent à moins d’un kilomètre de leur école.

                    En 2010, les parents d’enfants qui fréquentent RDV ont poursuivi le conseil scolaire et le gouvernement provincial et ont sollicité un jugement déclarant que les services d’enseignement offerts à leurs enfants n’étaient pas équivalents à ceux dispensés par les écoles de langue anglaise du secteur et que les droits à l’instruction dans la langue de la minorité que leur confère l’art. 23  de la Charte  avaient été violés. Ils ont demandé la division de l’instance en étapes pour pouvoir obtenir un jugement déclaratoire tout en réservant l’attribution d’une responsabilité pour les lacunes alléguées à une étape ultérieure, au besoin. Ils espéraient que le prononcé d’un jugement déclaratoire soit suffisant pour obtenir une réponse favorable du gouvernement.

                    Le juge saisi de la requête a fait droit à la demande de division de l’instance en étapes, choisissant de décider d’abord uniquement si les enfants des titulaires de droits bénéficiaient d’un enseignement et d’installations équivalents à ceux des écoles de la majorité linguistique, comme le garantit l’art. 23  de la Charte . Avant de passer à cette première étape de l’instance, le juge a radié certains passages des actes de procédure de la province au motif qu’ils n’étaient pas pertinents quant à cette étape. Au terme de la première étape de l’instance, le juge a prononcé un jugement déclaratoire portant que les parents n’avaient pas accès à des établissements d’enseignement dans la langue de la minorité comme leur garantit l’art. 23  de la Charte . Il n’a imputé aucune responsabilité pour ce manquement à la norme constitutionnelle. La Cour d’appel a accueilli l’appel de la province. Elle a annulé l’ordonnance radiant certains passages des actes de procédure de la province ainsi que le jugement déclaratoire.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et le jugement déclaratoire du juge saisi de la requête est rétabli. Les dépens spéciaux accordés par le juge saisi de la requête sont rétablis. L’affaire est renvoyée à la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour la prochaine étape de l’instance si cela s’avère nécessaire. Des dépens spéciaux sont octroyés aux appelants pour les procédures d’appel.

                    L’article 23  de la Charte  garantit une « échelle variable » de droits à l’instruction dans la langue de la minorité. À la limite supérieure de l’échelle variable, les titulaires de droits doivent bénéficier d’établissements d’enseignement complets, distincts de ceux offerts à la majorité linguistique, mais de qualité équivalente. Pour donner effet aux droits garantis par l’art. 23, l’accent devrait être mis sur l’équivalence réelle plutôt que sur les coûts par personne et les autres indicateurs d’équivalence formelle. Ce qui est primordial, c’est que l’expérience éducative des enfants de titulaires des droits garantis par l’art. 23 à la limite supérieure de l’échelle variable soit de qualité réellement semblable à l’expérience éducative des élèves de la majorité linguistique.

                    Dans l’évaluation de l’équivalence réelle, la méthode téléologique exige du tribunal qu’il tienne compte des choix offerts en matière d’éducation du point de vue des titulaires des droits garantis à l’art. 23. Le groupe de comparaison qui conviendra généralement à cette évaluation sera constitué des écoles avoisinantes de la majorité linguistique qui représentent une solution de rechange réaliste pour les titulaires de droits. La question à examiner est de savoir si des parents raisonnables qui détiennent ces droits seraient dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité linguistique parce que l’école est véritablement inférieure à une école de la majorité linguistique où ils peuvent les inscrire. Dans l’affirmative, l’objet réparateur de l’art. 23 est menacé. Si l’expérience éducative, prise globalement, est suffisamment supérieure dans les écoles de la majorité linguistique, ce fait pourrait affaiblir la volonté des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, ce qui, du coup, risque d’entraîner l’assimilation.

                    Dans l’exercice de comparaison, il faut être conscient des divers facteurs dont les parents raisonnables tiennent compte pour évaluer l’équivalence. La comparaison est de nature contextuelle et holistique, tenant compte non seulement des installations matérielles, mais aussi d’autres facteurs comme la qualité de l’instruction, les résultats scolaires, les activités parascolaires et le temps de déplacement. Une telle approche s’apparente à la façon dont les parents prennent des décisions relatives à l’instruction de leurs enfants. La mesure dans laquelle un facteur donné constitue une question en litige dans l’appréciation de l’équivalence est fonction des circonstances de l’affaire. On examine ensemble les facteurs pertinents pour décider si, globalement, l’expérience éducative est inférieure au point de pouvoir dissuader les titulaires de droits d’inscrire leurs enfants dans une école de la minorité linguistique. Si, dans l’ensemble, l’expérience est équivalente, les exigences de l’art. 23 sont respectées.

                    On tient compte des coûts et des considérations pratiques pour établir le niveau de services d’enseignement dont doit bénéficier un groupe de titulaires de droits selon l’échelle variable. Ce serait compromettre cette analyse que d’examiner de nouveau les coûts et les considérations pratiques, après que le niveau approprié de services d’enseignement eut déjà été fixé. Par conséquent, il n’est pas opportun pour les gouvernements provinciaux ou territoriaux de soulever des questions liées aux considérations pratiques ou aux coûts dans le cadre de l’analyse de l’équivalence. Les coûts et les considérations pratiques peuvent toutefois s’avérer pertinents lorsqu’on tente de justifier une violation de l’art. 23 ou de concevoir une réparation convenable et juste par suite d’une violation.

                    En l’espèce, le juge saisi de la requête a appliqué le bon critère pour évaluer l’équivalence. Il a évalué les facteurs pertinents de façon exhaustive et holistique et a comparé RDV aux écoles de langue anglaise du secteur concerné de Vancouver. Au moment d’établir l’équivalence réelle globale, il a conclu que les programmes offerts à RDV n’étaient pas de qualité suffisante pour pallier le caractère inadéquat de ses installations, la surpopulation et les longs déplacements. Selon lui, l’écart entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité était tel qu’il avait pour effet de limiter l’inscription et de contribuer à l’assimilation. Il n’y a aucune erreur de principe dans l’analyse du juge saisi de la requête.

                    Le jugement déclaratoire du juge saisi de la requête équivaut à une déclaration portant qu’il y a, à première vue, violation de l’art. 23, sous réserve de l’établissement futur de la responsabilité, d’une justification de la violation (s’il y a lieu) et d’une réparation concrète. Si les enfants de titulaires des droits garantis par l’art. 23 ont droit à une expérience éducative équivalente à celle des enfants de la majorité, il n’y a aucune différence entre une conclusion d’absence d’équivalence et une conclusion selon laquelle les titulaires de droits n’ont pas reçu les services auxquels ils ont droit en vertu de l’art. 23. Cependant, puisqu’aucune responsabilité n’a encore été attribuée pour cette violation ― et qu’il demeure possible que la ou les parties responsables tentent de la justifier ― on ne peut affirmer que le jugement déclaratoire rendu par le juge constitue une conclusion complète selon laquelle il y a eu violation de la Charte .

                    Dans une instance qui a été officiellement divisée en étapes afin de distinguer la question de l’équivalence réelle des autres éléments de l’analyse fondée sur l’art. 23, la preuve qui ne permet pas de répondre à cette question n’est habituellement pas pertinente. Si on envisage la chose sous cet angle, le juge saisi de la requête pouvait radier les passages des actes de procédure de la province car ils n’étaient pas pertinents pour l’analyse de l’équivalence réelle.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; arrêt analysé : Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; arrêts mentionnés : Assn. des Parents Francophones (Colombie-Britannique) c. British Columbia (1996), 27 B.C.L.R. (3d) 83; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256; Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., 2004 CSC 9, [2004] 1 R.C.S. 303; Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371; Victoria (City) c. Adams, 2009 BCCA 563, 100 B.C.L.R. (4th) 28; Arsenault-Cameron c. Prince Edward Island (1997), 149 Nfld. & P.E.I.R. 96; Marchand c. Simcoe County Board of Education (1986), 12 C.P.C. (2d) 140.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 23 , 24(1) .

Doctrine et autres documents cités

Bastarache, Michel. « Les droits scolaires des minorités linguistiques provinciales : l’article 23  de la Charte canadienne des droits et libertés  », dans G.-A. Beaudoin et E. Ratushny, dir., Charte canadienne des droits et libertés , 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, 757.

Canada. Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre II, L’éducation, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1968.

Doucet, Michel. « L’article 23  de la Charte canadienne des droits et libertés  » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 421.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5th ed. Supp., Toronto, Thomson/Carswell, 2007 (updated 2014, release 1).

Landry, Rodrigue, et Réal Allard. « L’exogamie et le maintien de deux langues et de deux cultures : le rôle de la francité familioscolaire » (1997), 23 Revue des sciences de l’éducation 561.

Power, Mark, et Pierre Foucher. « Language Rights and Education », dans G.-A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés , 4e éd., Markham (Ont.), LexisNexis Canada, 2005, 1095.

                    POURVOI contre des arrêts de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (les juges Saunders, Bennett et Hinkson), 2013 BCCA 407, 49 B.C.L.R. (5th) 246, 342 B.C.A.C. 251, 585 W.A.C. 251, 367 D.L.R. (4th) 387, 291 C.R.R. (2d) 106, 44 C.P.C. (7th) 122, [2014] 1 W.W.R. 1, [2013] B.C.J. No. 2057 (QL), 2013 CarswellBC 2799 (WL Can.); et 2014 BCCA 40, 54 B.C.L.R. (5th) 79, 350 B.C.A.C. 142, [2014] 4 W.W.R. 528, 58 C.P.C. (7th) 230, [2014] B.C.J. No. 155 (QL), 2014 CarswellBC 225 (WL Can.), qui ont infirmé des décisions du juge Willcock, 2011 BCSC 1495, 21 C.P.C. (7th) 111, [2011] B.C.J. No. 2096 (QL), 2011 CarswellBC 3303 (WL Can.); 2012 BCSC 1614, 39 B.C.L.R. (5th) 144, 270 C.R.R. (2d) 220, [2013] 2 W.W.R. 528, [2012] B.C.J. No. 2247 (QL), 2012 CarswellBC 3373 (WL Can.); et 2013 BCSC 1111, 49 B.C.L.R. (5th) 189, [2013] 10 W.W.R. 602, 40 C.P.C. (7th) 274, 61 Admin. L.R. (5th) 310, [2013] B.C.J. No. 1352 (QL), 2013 CarswellBC 1871 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Nicolas M. Rouleau et Joseph Pagé, pour les appelants l’Association des parents de l’école Rose-des-vents et autres.

                    Robert W. Grant, c.r., Jean-Pierre Hachey, Mark C. Power et David P. Taylor, pour l’appelant le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique.

                    Leonard T. Doust, c.r., Karrie Wolfe et Warren B. Milman, pour les intimés.

                    Alan F. Jacobson et Barbara C. Mysko, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Randy Steele, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    François Baril, pour l’intervenant le procureur général des Territoires du Nord-Ouest.

                    Maxime Faille, Guy Régimbald et Pippa Lawson, pour l’intervenant le procureur général du Territoire du Yukon.

                    Christine Ruest Norrena et Isabelle Bousquet, pour l’intervenant le commissaire aux langues officielles du Canada.

                    Roger J. F. Lepage et Francis P. Poulin, pour les intervenants la Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest, la Fédération nationale des conseils scolaires francophones, le Conseil des écoles fransaskoises et la Commission scolaire francophone du Yukon.

                     Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              La juge Karakatsanis — Le présent pourvoi met en lumière une nouvelle génération de questions liées aux droits à l’instruction dans la langue de la minorité. Dans quelles circonstances la qualité de l’instruction dans la langue de la minorité équivaut-elle à celle de l’instruction dans la langue de la majorité? Quels sont les facteurs à prendre en considération pour déterminer s’il y a équivalence?

[2]                              Ces questions sont au cœur du présent pourvoi. Elles font intervenir l’art. 23  de la Charte canadienne des droits et libertés , soit la disposition relative à l’instruction dans la langue de la minorité qui garantit aux titulaires de droits linguistiques minoritaires le droit de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, en français ou en anglais. Bien que la Cour ait examiné ce droit garanti par la Charte  à plusieurs reprises au cours des 30 dernières années, le présent pourvoi illustre l’évolution des différends en matière d’instruction dans la langue de la minorité depuis l’adoption de la Charte  : au lieu de mettre l’accent sur le droit initial d’un groupe à un certain niveau de services d’enseignement dans la langue de la minorité, le pourvoi soulève la question de savoir comment un tribunal peut décider si un groupe reçoit, dans les faits, les services auxquels il a droit.

[3]                              Il est bien établi que, lorsque le nombre d’enfants de titulaires de droits linguistiques minoritaires justifie le plus haut niveau de services prévu à l’art. 23, ces titulaires de droits doivent bénéficier d’une instruction et d’établissements d’enseignement de qualité équivalente à ceux offerts à la majorité de langue officielle de la province ou du territoire en question. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence qu’étant donné la nature réparatrice des droits reconnus à l’art. 23, l’égalité peut avoir un sens distinct de celui de l’égalité formelle. Cette égalité doit être réelle. Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés à donner des indications sur la façon de mesurer l’équivalence. Nous devons aussi établir l’importance d’une constatation qu’il n’y a pas d’équivalence et décider si l’absence d’équivalence constitue une violation de l’art. 23  de la Charte .

[4]                              En l’espèce, les parents d’enfants qui fréquentent une école primaire de langue française ont poursuivi le conseil scolaire et le gouvernement provincial et ont sollicité un jugement déclarant que les services d’enseignement n’étaient pas équivalents à ceux dispensés par les écoles de langue anglaise du secteur. À mon avis, ils avaient droit à ce jugement déclaratoire. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement déclaratoire du juge saisi de la requête.

I.              Faits

[5]                              L’école élémentaire Rose-des-vents (RDV) est la seule école primaire de langue française financée à même les fonds publics qui dessert les élèves résidant à l’ouest de la rue Main dans la ville de Vancouver. Elle a vu le jour en 2001, cinq ans après que la Cour suprême de la Colombie-Britannique eut décidé que le nombre d’enfants de titulaires de droits linguistiques dans la région de Vancouver et du Lower Mainland et dans la région de Victoria justifiait le plus haut niveau de gestion et de contrôle prévu à l’art. 23 (Assn. des Parents Francophones (Colombie-Britannique) c. British Columbia (1996), 27 B.C.L.R. (3d) 83). La cour a conclu que la législature de la Colombie-Britannique ne pouvait plus retarder la mise en place d’un système approprié d’enseignement dans la langue de la minorité.

[6]                              Comme l’a conclu le juge saisi de la requête, le nombre d’inscriptions à RDV augmente depuis 2001 et l’école, qui partage actuellement ses locaux avec une école secondaire de langue française, est de plus en plus surpeuplée. En 2012, RDV avait une capacité nominale de 215 élèves et une capacité opérationnelle de 199 élèves. On dénombrait 344 inscriptions en 2011 et ce nombre augmente d’année en année.

[7]                              RDV est une petite école aux couloirs étroits et il n’y a aucun crochet à manteaux ni casier. L’espace de rangement est insuffisant, ce qui aurait, dit-on, contribué à la propagation de poux chez les élèves. Il n’y a aucun local adaptable dans l’école. Les toilettes sont inadéquates. La bibliothèque est très petite et les salles de classe sont beaucoup plus petites que celles des autres écoles. Seulement trois salles de classe ont la superficie recommandée. Deux salles de classe sont dépourvues de fenêtres. Le terrain de jeux est divisé en petites sections. Étant donné l’entente de partage des locaux conclue avec l’école secondaire, l’espace mis à la disposition de RDV diminuera sans doute au cours des prochaines années.

[8]                              À l’opposé, les écoles de langue anglaise situées dans la zone desservie par RDV sont plus grandes, disposent de salles de classe plus grandes et de terrains de jeux plus vastes et en meilleur état ainsi que de bibliothèques plus spacieuses.

[9]                              En 2012, 293 des 344 élèves qui fréquentaient alors RDV se rendaient à l’école en autobus. Aucun de ces élèves du primaire n’habite à l’intérieur de la « distance de marche » d’un kilomètre. Le trajet en autobus de plus des deux tiers de ces élèves dure plus de 30 minutes. Or, la plupart des élèves qui fréquentent les écoles de langue anglaise du secteur habitent à moins d’un kilomètre de leur école.

[10]                          Le ministre de l’Éducation de la Colombie-Britannique a reconnu que RDV est [traduction] « surpeuplée ». La construction d’une nouvelle école de langue française à Vancouver est une [traduction] « grande priorité » pour le ministère de l’Éducation depuis au moins 2008 (d.a., vol. II, p. 104). Le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSF), soit le conseil scolaire francophone responsable de RDV, reconnaît qu’il y a surpopulation, que les installations ne respectent pas les normes et que les trajets en autobus sont longs.

[11]                          En 2010, l’Association des parents de l’école Rose-des-vents et Joseph Pagé, en son propre nom et en qualité de représentant des parents d’enfants inscrits à RDV (« les Parents »), ont déposé une requête dans laquelle le ministre de l’Éducation, le procureur général de la Colombie-Britannique (collectivement « la Province ») et le CSF[1] sont désignés à titre de défendeurs. Les requérants sollicitaient un jugement déclarant que les droits à l’instruction dans la langue de la minorité que confère aux Parents l’art. 23  de la Charte  avaient été violés. Les Parents affirmaient que les installations de l’école RDV n’étaient pas équivalentes à celles des écoles de langue anglaise du secteur. Cependant, ils ont cherché à éluder la question de l’attribution d’une responsabilité pour les lacunes alléguées pendant la première étape de l’instance. Ils espéraient que le prononcé d’un jugement déclaratoire à la première étape soit suffisant pour obtenir une réponse favorable du gouvernement.

[12]                          Le CSF convient avec les Parents que les installations mises à la disposition des titulaires de droits dans la zone desservie par RDV sont inadéquates. Toutefois, il impute ces lacunes au financement insuffisant de la Province, qui paye les dépenses en immobilisations séparément des dépenses normales de fonctionnement. La Province nie que les installations de RDV sont inadéquates, mais soutient que, si elles le sont, c’est au CSF, à titre d’organisme chargé de gérer et de contrôler le système d’éducation dans la langue de la minorité au nom des titulaires de droits, qu’en incombe la responsabilité.

[13]                          Dans une action distincte introduite plus tard en 2010, le CSF, la Fédération des parents francophones de Colombie-Britannique[2] et 33 parents ont poursuivi la Province, alléguant qu’elle avait violé l’art. 23  de la Charte  sur tout son territoire et que des problèmes systémiques minaient le régime de financement des immobilisations instauré par le ministère de l’Éducation pour l’enseignement dans la langue de la minorité. Bien que cette action ne fasse pas l’objet du présent pourvoi, elle permettra peut-être de régler quelques-unes des questions en suspens soulevées dans la requête.

II.           Historique judiciaire

A.           Cour suprême de la Colombie-Britannique

[14]                          La présente affaire constitue la première étape de ce qui pourrait être une instance à étapes multiples. Le juge Willcock, siégeant alors à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, a présidé l’audition de la requête. Il a décidé de diviser l’instance en étapes vu le caractère déclaratoire de la réparation demandée par les Parents et la possibilité que l’issue de la première phase mette fin au différend (2011 BCSC 1495, 21 C.P.C. (7th) 111). Ce faisant, il a pris en considération l’utilisation efficiente des ressources judiciaires et la nécessité cruciale de tenir à temps la promesse contenue à l’art. 23 pour éviter les risques d’assimilation dus aux atermoiements, en s’appuyant sur l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 29.

[15]                          Le pourvoi qui nous occupe porte sur la première étape. Le juge devait décider si les Parents bénéficiaient d’un enseignement et d’installations équivalents à ceux des écoles de la majorité linguistique, comme le garantit l’art. 23  de la Charte . Avant de passer à cette étape, le juge a radié certains passages des actes de procédure de la Province au motif qu’ils n’étaient pas pertinents quant au premier stade de l’instance (2011 BCSC 1495). La Province a par ailleurs demandé pendant l’audience un ajournement afin de présenter des éléments de preuve additionnels sur différents points, y compris la responsabilité de toute violation de l’art. 23. Le juge a rejeté la demande d’ajournement (2012 BCSC 1206).

[16]                          Dans ses motifs de jugement rendus au terme de la première étape de l’instance, le juge a conclu que l’établissement d’enseignement fourni aux Parents n’est pas de qualité équivalente aux établissements d’enseignement mis à la disposition des élèves de la majorité linguistique dans le même secteur (2012 BCSC 1614, 39 B.C.L.R. (5th) 144). Il a jugé que, malgré la grande qualité de l’enseignement et les bons résultats scolaires, les installations de RDV sont inadéquates, et que les longs déplacements de nombreux élèves ne sont pas contrebalancés par des installations ou des programmes de qualité supérieure. À mon avis, l’écart avait pour effet de limiter l’inscription et de contribuer à l’assimilation. Il a conclu que les installations ne peuvent satisfaire à la norme d’équivalence établie par l’art. 23  de la Charte . Il n’a imputé aucune responsabilité pour ce manquement à la norme constitutionnelle.

[17]                          Le juge a prononcé [traduction] « un jugement déclaratoire en faveur des parents [. . .] portant qu’ils n’ont pas accès aux établissements d’enseignement dans la langue de la minorité que leur garantit l’art. 23  de la Charte canadienne des droits et libertés  » (par. 160). Il s’est aussi déclaré compétent pour entendre les autres demandes dans ce litige si le résultat de la première étape de l’instance ne permettait pas de faciliter le règlement des questions opposant les parties.

[18]                          Le juge a accordé des dépens spéciaux aux Parents devant toutes les cours et au CSF pour toutes les procédures en cours le 4 novembre 2011 ou après cette date (2013 BCSC 1111, 49 B.C.L.R. (5th) 189). Estimant que la conduite de la Province ne méritait ni reproche ni réprimande, le juge a tout de même conclu que les requérants et le CSF avaient droit à des dépens spéciaux en tant que parties à un litige d’intérêt public.

B.            Cour d’appel de la Colombie-Britannique

[19]                          La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accueilli l’appel de la Province. Le juge Hinkson (avec l’accord des juges Saunders et Bennett) a conclu que certains paragraphes radiés par le juge n’auraient pas dû l’être puisqu’ils n’étaient pas manifestement dépourvus de pertinence pour la première étape de l’instance (2013 BCCA 407, 49 B.C.L.R. (5th) 246). La Cour d’appel a estimé que les coûts et les considérations pratiques peuvent s’avérer pertinents dans l’analyse de l’équivalence à la première étape. Se fondant sur les précisions apportées en mars 2012 par le juge à son ordonnance de division en étapes de 2011, elle a aussi conclu que les motifs du jugement allaient au-delà de ce que le juge avait dit vouloir régler au cours de la première étape de l’instance. La Province avait donc été injustement privée de la possibilité de recueillir d’autres éléments de preuve pour appuyer sa défense selon laquelle toute différence entre les établissements ne constituait pas une atteinte aux droits garantis aux Parents par l’art. 23.

[20]                          La Cour d’appel a annulé l’ordonnance radiant certains paragraphes des actes de procédure de la Province. Elle a également annulé le jugement déclaratoire du juge Willcock daté du 31 octobre 2012 et a ordonné que la requête soit renvoyée à la Cour suprême de la Colombie-Britannique. La Cour d’appel a annulé en outre l’octroi des dépens spéciaux (2014 BCCA 40, 54 B.C.L.R. (5th) 79).

III.        Questions en litige

[21]                          Le présent pourvoi soulève à la fois des questions de fond et de procédure.

[22]                          Premièrement, comment le tribunal doit-il apprécier le rapport d’équivalence réelle entre un établissement scolaire dans la langue de la minorité et des établissements scolaires dans la langue de la majorité, afin de déterminer si l’établissement scolaire dans la langue de la minorité respecte l’art. 23  de la Charte ? Plus particulièrement, les coûts et les considérations pratiques sont-ils pertinents pour l’analyse de l’équivalence fondée sur l’art. 23? Est-il nécessaire de déterminer qui, d’une province, d’un territoire ou d’un conseil scolaire, est responsable de la violation avant même de conclure à une violation prima facie de l’art. 23?

[23]                          Deuxièmement, la procédure adoptée par le juge saisi de la requête pour gérer l’instance était-elle inéquitable sur le plan procédural?

IV.        Analyse

A.           Équivalence au sens de l’art. 23  de la Charte 

(1)           Principes de base et interprétation de l’art. 23

[24]                          L’article 23  de la Charte  garantit aux titulaires de droits linguistiques minoritaires le droit de faire instruire leurs enfants en français ou en anglais, selon le cas :

                         23.  (1) Les citoyens canadiens :

                        a)   dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,

                        b)   qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,

                    ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

                        (2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

                        (3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :

                        a)   s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité;

                        b)   comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics.

[25]                          Le droit réparateur conféré par l’art. 23 diffère de bien d’autres droits reconnus par la Charte . Il s’agit d’une balise importante de l’engagement du Canada envers le bilinguisme et le biculturalisme, élément fondateur de notre pays. Il impose aux provinces et aux territoires l’obligation constitutionnelle de fournir un enseignement dans la langue de la minorité aux enfants des titulaires des droits garantis par l’art. 23 lorsque le nombre le justifie. Cet engagement distingue le Canada des autres pays, comme le juge Vickers, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, l’a expliqué dans Assn. des Parents Francophones :

                    [traduction]  Depuis sa création, le Canada apporte au monde entier une histoire et une culture qui lui sont propres en matière de collaboration et de tolérance. Ces valeurs sont ancrées dans l’engagement des Français et des Anglais — que la géographie, un passé marqué par la discorde, la langue et la culture avaient autrefois séparés — à vivre ensemble, à travailler ensemble et à partager les ressources d’une nouvelle nation. L’article 23 reprend un élément fondamental de cet engagement en ce qui concerne la langue et la culture et reconnaît la vision et la confiance des bâtisseurs de notre nation. La place distincte qu’occupe le Canada dans le concert des nations du monde dépend du respect par les gouvernements de l’engagement conclu il y a plus de deux siècles et qui a été confirmé par la génération actuelle de Canadiens par l’adoption de dispositions particulières de la Charte canadienne des droits et libertés . [par. 24]

[26]                          L’article 23 vise la préservation de la culture et de la langue. Comme l’a souligné la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, « langue et culture ne sont pas synonymes, mais le dynamisme de la première est indispensable à la préservation intégrale de la seconde » (Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre II, L’éducation (1968), p. 8). Ainsi que notre Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 362, « toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question. Une langue est plus qu’un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle » : voir aussi M. Bastarache, « Les droits scolaires des minorités linguistiques provinciales : l’article 23  de la Charte canadienne des droits et libertés  », dans G.-A. Beaudoin et E. Ratushny, dir., Charte canadienne des droits et libertés  (2e éd. 1989), 757, p. 766.

[27]                          L’article 23 avait pour objet de remédier à l’érosion de groupes minoritaires de langue officielle ou d’empêcher cette érosion de manière à faire des deux groupes linguistiques officiels du Canada des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation : Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3, par. 26; Mahe, p. 364. L’éducation dans la langue de la minorité est primordiale pour assurer le maintien de ce partenariat :

                        Le principe d’égalité comporte, pour un groupe minoritaire, la possibilité de maintenir son identité linguistique et culturelle. [. . .] La perte progressive de la langue maternelle sera alors inévitable, sans la présence d’établissements qui en fassent le véhicule de l’instruction et rehaussent son prestige d’une sorte de reconnaissance sociale. Dans les écoles de la minorité de langue officielle, il est possible d’adapter le programme de façon à mettre en relief son patrimoine culturel. [Rapport de la Commission royale, p. 9]

En effet, dans les communautés linguistiques minoritaires, les écoles sont un instrument primaire de transmission de la langue et, donc, de la culture : Mahe, p. 362-363. Dans bon nombre de ces communautés, les changements démographiques et l’évolution du rôle des établissements religieux ont fait des écoles locales de la minorité linguistique des centres communautaires essentiels (M. Power et P. Foucher, « Language Rights and Education », dans G.-A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés  (4e éd. 2005), 1095, p. 1100-1101).

[28]                          L’un des traits distinctifs de l’art. 23 est qu’il est particulièrement vulnérable à l’inaction ou aux atermoiements des gouvernements. Le fait de tarder à mettre en œuvre le droit accordé par cet article ou de remédier aux violations de celui-ci peut entraîner l’assimilation et gêner l’exercice du droit lui-même. Comme la Cour l’a déjà indiqué, le risque d’assimilation et d’érosion culturelle augmente avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements respectent les obligations que leur impose l’art. 23 (Doucet-Boudreau, par. 29). Laissé à lui-même, le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité risque de disparaître entièrement dans une collectivité donnée. Par conséquent, il est essentiel de veiller à mettre en œuvre avec vigilance les droits reconnus par l’art. 23 et de remédier à temps aux violations.

(2)           Les critères relatifs aux droits garantis par l’art. 23 : « la justification par le nombre » et « l’échelle variable »

[29]                          Le droit à des établissements d’enseignement de qualité équivalente à ceux de la majorité que confère l’art. 23 aux titulaires de droits linguistiques minoritaires quand le nombre d’enfants le justifie constitue un moyen de contrer l’assimilation qui se produit quand les enfants de ces titulaires de droits fréquentent les écoles de la majorité linguistique. Dans l’arrêt Mahe, la Cour a expliqué que l’art. 23 garantissait une « échelle variable » de droits à l’instruction dans la langue de la minorité (p. 366). À la limite supérieure de l’échelle variable, le nombre justifie la fourniture du plus haut niveau de services à la communauté linguistique minoritaire. Dans un tel cas, les titulaires de droits doivent bénéficier d’établissements d’enseignement complets, distincts de ceux offerts à la majorité linguistique, mais de qualité équivalente (Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, p. 854-855; Mahe, p. 378). Ces établissements doivent être accessibles et situés, si possible, dans la collectivité où habitent les enfants (Arsenault-Cameron, par. 56). Le niveau supérieur de l’échelle variable prévoit la création de conseils scolaires séparés pour la minorité linguistique (Mahe, p. 374).

[30]                          Dans l’arrêt Mahe, la Cour a conclu que les coûts et les considérations pratiques sont pertinents pour déterminer où se situe, sur l’échelle variable des droits prévus à l’art. 23, une communauté linguistique minoritaire donnée, même si les considérations pédagogiques ont généralement plus de poids (p. 384-385). Une fois qu’il est établi que le nombre d’enfants commande le plus haut niveau de services, l’art. 23 exige que la qualité des services soit essentiellement équivalente à celle des services offerts aux élèves de la majorité linguistique. Il est également impératif que les parents de la minorité linguistique aient un certain degré de gestion et de contrôle à l’égard des établissements d’enseignement où leurs enfants se font instruire (p. 371-372). Cette gestion et ce contrôle sont vitaux pour assurer l’épanouissement de la langue et de la culture minoritaires en milieu scolaire.

[31]                          Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Mahe, « il va de soi que, dans les situations où le degré [le plus élevé] de gestion et de contrôle [. . .] est justifié, la qualité de l’éducation donnée à la minorité devrait en principe être égale à celle de l’éducation dispensée à la majorité » (p. 378). Par contre, il n’est pas nécessaire que l’enseignement offert soit identique. L’article 23 n’a pas pour objet l’adoption d’une conception formelle de l’égalité qui viserait principalement à traiter de la même façon les groupes majoritaires et minoritaires de langue officielle. Dans Arsenault-Cameron, la Cour a mis en garde contre l’application, dans une analyse fondée sur l’art. 23, des normes d’accessibilité et de pédagogie visant la majorité linguistique, vu l’importance des droits prévus à l’art. 23 pour l’épanouissement et la préservation de la langue et de la culture de la minorité (par. 39-40 et 49-51).

(3)           Quel est le critère d’équivalence?

[32]                          Comme je l’ai déjà indiqué, l’art. 23 vise principalement « à remédier, à l’échelle nationale, à l’érosion historique progressive de groupes de langue officielle » : Arsenault-Cameron, par. 26; voir aussi Mahe, p. 364. Vu la nature réparatrice de l’art. 23 et les défis particuliers à relever pour protéger la langue et la culture de la minorité et prévenir l’assimilation, l’équivalence, dans le contexte de l’art. 23, peut vouloir dire autre chose que l’équivalence formelle.

[33]                          Pour donner effet aux droits garantis par l’art. 23, l’accent devrait alors être mis sur l’équivalence réelle plutôt que sur les coûts par personne et les autres indicateurs d’équivalence formelle. En l’espèce, la preuve indique que le CSF touche une prime de 15 pour 100 dans le cadre du financement opérationnel qu’il reçoit de la Province, comparativement aux autres conseils scolaires de la province. Vu les économies d’échelle, il n’est pas étonnant que les coûts par personne soient plus élevés pour un conseil scolaire ou une école de la minorité linguistique (Mahe, p. 378). Cependant, aucune somme précise par personne ne pourra satisfaire aux exigences de l’art. 23 dans un cas donné. En revanche, ce qui est primordial, c’est que l’expérience éducative des enfants de titulaires des droits garantis par l’art. 23 à la limite supérieure de l’échelle variable soit de qualité réellement semblable à l’expérience éducative des élèves de la majorité linguistique. Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Arsenault-Cameron, « [l]’article 23 repose sur la prémisse que l’égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle » (par. 31).

a)       Quelle perspective analytique est pertinente lorsqu’il s’agit d’évaluer l’équivalence?

[34]                          La première étape de toute analyse fondée sur l’art. 23 consiste à déterminer ce dont doivent bénéficier les parents titulaires du droit. Il faut pour cela établir le niveau de services que justifie leur nombre dans une collectivité donnée. En l’espèce, un tribunal a déjà décidé, et les parties conviennent, que le nombre justifie le plus haut niveau d’instruction et d’établissements d’enseignement en langue française, ce qui suppose nécessairement un élément de gestion et de contrôle pour les titulaires de droits. Cela étant établi, il s’agit en l’espèce de savoir comment déterminer si les Parents bénéficient effectivement de l’équivalence réelle à laquelle ils ont droit.

[35]                          Dans l’évaluation de l’équivalence, la méthode téléologique exige du tribunal qu’il tienne compte des choix offerts en matière d’éducation du point de vue des titulaires des droits garantis à l’art. 23. Des parents raisonnables qui détiennent ces droits seraient-ils dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité linguistique parce que l’école est véritablement inférieure à une école de la majorité linguistique où ils peuvent les inscrire? Dans l’affirmative, l’objet de cette disposition réparatrice est menacé. Si l’expérience éducative, prise globalement, est suffisamment supérieure dans les écoles de la majorité linguistique, ce fait pourrait affaiblir la volonté des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, ce qui, du coup, risque d’entraîner l’assimilation. L’analyse de l’équivalence doit donc être axée sur des comparaisons susceptibles de compromettre l’exercice des droits garantis par l’art. 23  de la Charte .

b)       Quelle portée géographique est pertinente pour évaluer l’équivalence?

[36]                          Comme l’a précisé la Cour, le libellé de l’art. 23 et son objet consistant à prévenir l’érosion de groupes minoritaires de langue officielle exigent tous deux que l’on se demande si le nombre d’élèves « partout dans la province » justifie l’application des droits garantis par l’art. 23 (Mahe, p. 386; Arsenault-Cameron, par. 56-57). Pour cette raison, il faut avoir une vision locale puisque c’est la collectivité locale qui bénéficie des avantages linguistiques et culturels d’un enseignement dans la langue de la minorité.

[37]                          Si les titulaires de droits se demandent quelle école devrait fréquenter leur enfant ou s’il y a lieu de retirer leur enfant d’une école de la minorité linguistique, ils songeront aux écoles de la majorité linguistique des environs comme solutions de rechange. Ainsi, le groupe de comparaison qui conviendra généralement à l’évaluation de l’équivalence réelle d’une école de la minorité linguistique sera constitué des écoles avoisinantes de la majorité linguistique qui représentent une solution de rechange réaliste pour les titulaires de droits. Comparer les installations d’une école de la minorité linguistique à des établissements de l’extérieur du secteur ne permettrait pas de brosser un portrait réaliste des choix qui s’offrent aux titulaires de droits, qui ne peuvent pas envoyer leurs enfants à une école située à l’autre bout de la province. Bien sûr, l’étendue géographique précise du groupe de comparaison et l’utilité relative de ce genre de comparaison varient selon les circonstances (Arsenault-Cameron, par. 57).

c)       Quels facteurs faut-il comparer dans l’évaluation de l’équivalence?

[38]                          Comme le prétend la Province, aucune école n’est susceptible d’être considérée par tous les parents comme étant égale ou supérieure, à tous égards, aux écoles voisines. Dans l’exercice de comparaison, il faut être conscient des divers facteurs dont les parents raisonnables tiennent compte pour évaluer l’équivalence. Le fait qu’une école laisse à désirer dans un domaine ne signifie pas qu’elle n’est pas équivalente de façon générale. Plus particulièrement, la qualité de l’instruction et celle des établissements peuvent être des éléments de comparaison importants. D’ailleurs, dans l’arrêt Mahe, le juge en chef Dickson a rejeté une approche qui traiterait l’instruction et les établissements comme des « droits distincts » au titre de l’art. 23  de la Charte , et les associerait à différents seuils numériques. Il a plutôt décidé d’examiner ensemble l’instruction et les établissements au moment de déterminer la portée du droit reconnu par l’art. 23 (p. 366). Une telle approche est compatible avec l’objet de l’art. 23. Il va de soi que les mêmes considérations valent lorsqu’il s’agit de comparer les écoles de la minorité et celles de la majorité pour déterminer si elles sont équivalentes. La qualité de l’instruction et celle des établissements peuvent être de bons indicateurs d’équivalence et sont, à juste titre, examinées ensemble.

[39]                          Par conséquent, la comparaison est de nature contextuelle et holistique, tenant compte non seulement des installations matérielles, mais aussi de plusieurs autres facteurs, y compris la qualité de l’instruction, les résultats scolaires, les activités parascolaires et le temps de déplacement. Une telle approche s’apparente à la façon dont les parents prennent des décisions relatives à l’instruction de leurs enfants. Bien entendu, la mesure dans laquelle un facteur donné constitue une question en litige dans l’appréciation de l’équivalence est fonction des circonstances de l’affaire. On examine ensemble les facteurs pertinents pour décider si, globalement, l’expérience éducative est inférieure au point de pouvoir dissuader les titulaires de droits d’inscrire leurs enfants dans une école de la minorité linguistique.

[40]                          En conséquence, le fait qu’une école de la minorité linguistique soit plus vieille que les écoles de la majorité des environs n’est pas, lorsque pris isolément, suffisant pour conclure à l’absence d’équivalence. Les écoles peuvent remplir leur fonction longtemps, et il se peut que des écoles plus vieilles disposent d’installations inférieures à celles d’écoles plus récentes. L’âge avancé d’une école de la minorité linguistique ne pousserait pas, en temps normal, un parent raisonnable, titulaire de droits, à retirer son enfant de l’école, surtout en présence d’autres points forts de l’expérience éducative. Essentiellement, l’âge d’une école et la qualité de ses installations matérielles ne sont que deux des multiples facteurs à considérer. Plusieurs autres considérations impératives entrent dans la comparaison à laquelle se livre un parent raisonnable : la compétence des enseignants, le programme et les occasions culturelles qu’offre une école de la minorité linguistique sont tous pertinents. Un parent ne s’attend pas, et ne saurait raisonnablement s’attendre, à ce que tous les aspects de l’expérience éducative soient les « meilleurs possible ». Comme je l’ai déjà souligné, la comparaison est de nature holistique.

[41]                          En fin de compte, l’évaluation est axée sur l’équivalence réelle de l’expérience éducative. Si, dans l’ensemble, l’expérience est équivalente, les exigences de l’art. 23 sont respectées.

[42]                          Pour sa part, la Province a proposé un critère très différent pour mesurer l’équivalence au titre de l’art. 23. Ce critère comprend quatre éléments distincts. Premièrement, le tribunal examine les allégations d’infériorité; deuxièmement, il soupèse les lacunes par rapport aux avantages relatifs de l’école de la minorité linguistique afin de déterminer l’incidence qu’ils ont sur l’assimilation; troisièmement, il examine les décisions en matière d’attribution de ressources du conseil scolaire de la minorité linguistique et décide si les lacunes sont imputables à un financement insuffisant; enfin, il évalue l’étendue de l’assimilation attribuable aux points faibles allégués en fonction des avantages pratiques que présentent les autres possibilités.

[43]                          À mon avis, un tel critère est inutilement complexe et rigide. Non seulement introduit-il des éléments inutiles dans l’analyse de l’équivalence, mais il oblige aussi à décider qui, de la Province ou du conseil scolaire local, est responsable de la non-équivalence, même si cet exercice n’est d’aucun secours pour déterminer si une école de la minorité linguistique est équivalente à ses homologues de la majorité. Ce critère obligerait également le tribunal à sauter une étape pour examiner les réparations concrètes possibles, sous prétexte d’évaluer les avantages pratiques des autres possibilités, même si les parties ne cherchent pas à obtenir de réparation concrète. Pour toutes ces raisons, je rejette cette méthode d’évaluation de l’équivalence.

(4)           Les coûts et les considérations pratiques ont-ils leur place dans le critère d’équivalence?

[44]                          La Cour d’appel a conclu que les coûts et les considérations pratiques peuvent, dans certains cas, jouer un rôle dans l’analyse de l’équivalence. La Province soutient qu’il faut tenir compte des coûts et des considérations pratiques dans chaque décision sur les droits garantis par l’art. 23. Par conséquent, lorsqu’il est question d’améliorer des installations ou d’en construire de nouvelles pour un groupe de titulaires des droits garantis par l’art. 23, les coûts et les considérations pratiques jouent dans l’examen de la question de savoir si les installations existantes sont équivalentes.

[45]                          En revanche, les Parents et le CSF affirment qu’il ne faut tenir compte des coûts et des considérations pratiques que pour déterminer où, sur l’échelle variable, se situe un groupe de titulaires de droits. Une fois qu’il a été établi que ce groupe a droit au plus haut niveau de services d’enseignement prévu par l’art. 23, il a le droit de recevoir des services de qualité équivalente à ceux offerts à la majorité, peu importe les coûts ou les considérations pratiques.

[46]                          À mon avis, les coûts et les considérations pratiques sont pertinents pour établir le niveau de services dont doit bénéficier un groupe de titulaires de droits selon l’échelle variable. La Province se méprend sur la nature de l’analyse de l’équivalence et confond le droit à des services et l’équivalence. Les titulaires ont droit à des services d’enseignement équivalents. L’analyse de l’équivalence s’attache donc aux faits, et non à la reconnaissance d’un droit. Le tribunal aura déjà examiné les coûts et les considérations pratiques dans le cadre de l’analyse de la « justification par le nombre » pour déterminer l’étendue des droits que confère l’art. 23 au groupe linguistique minoritaire. Ce serait compromettre cette analyse que d’examiner de nouveau les coûts et les considérations pratiques, après que le niveau approprié de services d’enseignement eut déjà été fixé. Une telle approche n’est ni logique ni fondée sur des principes. Par conséquent, il n’est pas opportun pour les gouvernements provinciaux ou territoriaux de soulever des questions liées aux considérations pratiques ou aux coûts dans le cadre de l’analyse de l’équivalence factuelle entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité linguistique.

[47]                          Comme la Cour l’a indiqué dans Mahe, les coûts sont habituellement subordonnés aux besoins pédagogiques lorsque vient le temps de déterminer le niveau de services que justifie le nombre d’élèves (p. 384-385). Les fonds affectés aux écoles de la minorité linguistique devraient être au moins équivalents, en proportion du nombre d’élèves, aux fonds affectés aux écoles de la majorité (p. 378). Cependant, les besoins pédagogiques permettront, dans la plupart des cas, d’éviter l’imposition à l’État de charges pécuniaires irréalistes (p. 385). Par exemple, il ne serait pas logique, tant sur le plan pédagogique que financier, d’ouvrir une école pour seulement 10 élèves dans un centre urbain. Cela vaut en général pour les services d’enseignement offerts dans l’une ou l’autre langue.

[48]                          Toutefois, lorsqu’il a déjà été établi, par exemple dans un litige antérieur, que le nombre justifiait la prestation de services équivalents, l’analyse de la « justification par le nombre » peut devenir en quelque sorte une question de forme. À moins que la preuve d’une baisse du nombre d’élèves amène à se demander si la communauté se situe toujours à la limite supérieure de l’échelle variable, il est peu probable que le droit à un niveau préalablement fixé d’instruction et d’établissements soit contesté. En ce qui concerne les titulaires de droits situés au niveau supérieur de l’échelle, il est peut-être plus utile de se demander s’ils reçoivent les services d’enseignement équivalents que leur garantit l’art. 23. Les coûts et les considérations pratiques ne jouent aucun rôle dans l’examen des conditions minimales d’équivalence scolaire.

[49]                          Il se peut que les coûts et les considérations pratiques redeviennent pertinents si une partie responsable cherche à justifier une violation de l’art. 23 en vertu de l’article premier de la Charte . De plus, les coûts et les considérations pratiques peuvent s’avérer pertinents quand un tribunal cherche à concevoir une réparation « convenable et juste » eu égard aux circonstances en vertu du par. 24(1)  de la Charte . Donc, la conclusion qu’il y a violation de l’art. 23 ne donnera pas automatiquement lieu à l’ouverture d’une nouvelle école pour les titulaires de droits. Il existe un tiraillement constant dans la conciliation de priorités concurrentes, entre la disponibilité de moyens financiers et les pressions exercées sur le trésor public. Pour concevoir une réparation, le tribunal tient compte des coûts et des considérations pratiques qui font partie de la prestation de tous les services d’enseignement ― tant pour les écoles de la majorité linguistique que pour celles de la minorité. Nous ne sommes toutefois pas saisis de cette question en l’espèce.

[50]                          En résumé, on tient compte des coûts et des considérations pratiques pour déterminer où se situe une communauté linguistique minoritaire sur l’échelle variable des droits garantis par l’art. 23. Si cette communauté a droit au plus haut niveau de services d’enseignement, au même titre que la communauté majoritaire, il n’est pas nécessaire de tenir compte des coûts et considérations pratiques pour décider si les titulaires des droits reçoivent les services auxquels ils ont droit. Il peut toutefois arriver que les coûts et les considérations pratiques s’avèrent pertinents lorsqu’on tente de justifier une violation de l’art. 23 ou de concevoir une réparation convenable et juste par suite d’une violation.

B.            Application en l’espèce

(1)           Équivalence

[51]                          En l’espèce, le juge saisi de la requête a tiré un certain nombre de conclusions de fait en ce qui concerne RDV et les écoles de langue anglaise des environs. Il a relevé plusieurs lacunes graves à RDV, comparativement aux écoles de langue anglaise du secteur. Bon nombre de ces lacunes sont exposées au début des présents motifs et elles sont frappantes.

[52]                          Le juge a aussi déterminé qu’au moins 710 élèves admissibles habitaient le secteur desservi par RDV et a conclu que la population francophone du secteur justifiait la fourniture d’établissements d’enseignement primaire pouvant accueillir environ 500 élèves. En 2011, 344 élèves étaient inscrits à RDV, alors que la capacité opérationnelle de l’école n’est que de 199 élèves. Non seulement RDV est surpeuplée, mais elle ne satisfait pas à la demande.

[53]                          Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu en 1996 que le nombre d’enfants de titulaires de droits dans la région de Vancouver et du Lower Mainland et dans celle de Victoria justifiait le niveau maximum de gestion et de contrôle prévu par l’art. 23  de la Charte  : voir Assn. des Parents Francophones. En 1996, la communauté linguistique minoritaire de Vancouver et de Victoria comptait un nombre suffisant de membres pour que ceux-ci aient droit au plus haut niveau de services d’enseignement prévu par l’échelle variable : on recensait 8 725 enfants admissibles en 1991 (par. 44 et 53). Nul n’a laissé entendre dans le présent pourvoi que les chiffres actuels sont moins frappants. Il demeure évident que le nombre de titulaires de droits habitant à l’ouest de la rue Main à Vancouver justifie le plus haut niveau de services et, par conséquent, la fourniture d’établissements d’enseignement équivalents aux écoles de langue anglaise des environs.

[54]                          Le juge saisi de la requête a appliqué le bon critère pour évaluer l’équivalence. Dans ses motifs, il a ainsi décrit le critère à appliquer :

                         [traduction]  J’estime que, pour mesurer l’équivalence, il me faut examiner principalement les facteurs qui influent sur la décision des parents d’inscrire leur enfant dans une école. Je dois examiner la preuve des qualités esthétiques des établissements et leur intégrité structurale, ainsi que la preuve des résultats scolaires. Il faut garder à l’esprit le principal objectif d’éviter l’assimilation linguistique. [2012 BCSC 1614, par. 135]

Le juge savait manifestement que les établissements et les résultats scolaires sont tous deux pertinents. En ce qui concerne les résultats scolaires, il a conclu que ceux-ci doivent être pris en considération dans la mesure où ils contribuent à l’inscription, mais qu’ils ne se substituent pas à une mesure complète de l’équivalence. En l’espèce, il a souligné ce qui suit : [traduction] « [L]es parents et le CSF ne contestent pas la position du gouvernement selon laquelle les résultats scolaires sont assez bons. Les parents sont satisfaits de la qualité de l’instruction que reçoivent leurs enfants » (par. 138).

[55]                          Le juge a comparé RDV aux écoles de langue anglaise du secteur concerné de Vancouver. Dans les circonstances, il s’agit là d’une étendue géographique qui convient pour évaluer l’équivalence.

[56]                          Après avoir examiné la preuve, le juge a conclu que RDV n’équivalait pas aux écoles de la majorité linguistique du secteur :

                         [traduction]  Je suis [. . .] prêt à dire, vu la preuve concernant les installations fournies aux élèves de Rose-des-vents, que les longs déplacements ne sont, en l’espèce, clairement pas contrebalancés par des installations ou des programmes de qualité supérieure et que, conjugués à des établissements inadéquats, ces longs déplacements dissuadent les parents d’inscrire leurs enfants, maintiennent le statu quo et vont à l’encontre des objets de l’art. 23  de la Charte . [. . .] Ce que la preuve permet d’affirmer, c’est que, collectivement, les établissements et les services de transport offerts aux enfants des titulaires de droits de la ville de Vancouver habitant à l’ouest de la rue Main ne permettent pas de satisfaire à la norme d’équivalence nécessaire pour respecter la garantie constitutionnelle établie par l’art. 23. [par. 157]

[57]                          Le juge a évalué les facteurs pertinents de façon exhaustive et holistique. Il a souligné la grande qualité de l’instruction et les bons résultats scolaires. Toutefois, au moment d’établir l’équivalence réelle globale, il a conclu que les programmes offerts à RDV n’étaient pas de qualité suffisante pour pallier le caractère inadéquat de ses installations, la surpopulation et les longs déplacements. Selon lui, l’écart entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité était tel qu’il avait pour effet de limiter l’inscription et de contribuer à l’assimilation. Je ne relève aucune erreur de principe dans son analyse.

(2)           Le jugement déclaratoire

[58]                          À l’issue de la première étape de l’instance, le juge saisi de la requête a prononcé un jugement déclaratoire selon lequel les titulaires de droits du secteur désigné [traduction] « ne bénéficient pas des établissements d’enseignement dans la langue de la minorité qui leur sont garantis par l’art. 23 » (2012 BCSC 1614, par. 160).

[59]                          Selon la Province, un tribunal ne peut pas conclure qu’un groupe de titulaires des droits garantis par l’art. 23 ne reçoit pas les services auxquels il a droit si la question de la responsabilité n’a pas été tranchée. À son avis, la conclusion qu’une école de la minorité linguistique n’est pas équivalente n’équivaut pas à une conclusion selon laquelle il y a violation de l’art. 23.

[60]                          Les Parents ne sont pas de cet avis. Pour eux, la conclusion du juge en est une suivant laquelle il y a violation de l’art. 23, mais où le juge n’en attribue pas la responsabilité. Les Parents estiment qu’un jugement déclaratoire pourrait suffire à lui seul pour faciliter le règlement de la situation. L’article premier n’a pas été invoqué et n’a pas été longuement débattu jusqu’à maintenant dans l’instance.

[61]                          À mon avis, le jugement déclaratoire prononcé par le juge en l’espèce constitue une déclaration limitée, ou faite à première vue, de violation de l’art. 23. Dans ces circonstances, où les enfants de titulaires des droits garantis par l’art. 23 ont droit à une expérience éducative équivalente à celle des enfants de la majorité, il n’y a aucune différence entre une conclusion d’absence d’équivalence et une conclusion selon laquelle les titulaires de droits n’ont pas reçu les services auxquels ils ont droit en vertu de l’art. 23. En fait, à moins qu’elle puisse être justifiée au sens de l’article premier, l’absence d’équivalence viole les droits garantis aux demandeurs par la Charte . Autrement dit, par quel autre moyen pourrait-on valider une violation, si ce n’est qu’en justifiant l’omission de fournir des services équivalents ou d’allouer suffisamment de ressources? Cependant, puisqu’aucune responsabilité n’a encore été attribuée pour cette violation ― et qu’il demeure possible que la ou les parties responsables tentent de la justifier ― on ne peut affirmer que le jugement déclaratoire rendu par le juge constitue une conclusion complète selon laquelle il y a violation de la Charte . D’ailleurs, le fait que le juge a soigneusement formulé son jugement déclaratoire indique qu’il était conscient de ces difficultés.

[62]                          Il peut être pertinent d’établir qui est responsable de la violation pour concevoir une réparation convenable s’il est nécessaire d’en accorder une. Même s’il était conclu à une étape ultérieure de l’instance que le CSF est la seule partie responsable de l’absence d’équivalence, cette conclusion ne compromettrait pas le jugement déclaratoire prononcé par le juge au terme de la première étape. La Charte lie à la fois la Province et le CSF : voir Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 22. Les provinces ont à leur disposition des mécanismes qui leur permettent de voir à la bonne gouvernance des conseils scolaires. Même si l’on attribuait seulement au CSF la responsabilité de la violation, le CSF et la Province pourraient devoir agir et engager certaines dépenses pour atteindre et maintenir l’équivalence scolaire à RDV.

[63]                          En résumé, le jugement déclaratoire du juge selon lequel les titulaires des droits n’ont pas bénéficié de l’équivalence accordée par l’art. 23 équivaut à une déclaration portant qu’il y a, à première vue, violation de l’art. 23, sous réserve de l’établissement futur de la responsabilité, d’une justification de la violation (s’il y a lieu) et d’une réparation concrète.

(3)           L’effet du jugement déclaratoire

[64]                          À ce stade de l’instance, aucune réparation concrète n’a encore été accordée. Le juge saisi de la requête n’a donné aucune directive précise à la Province ou au CSF.

[65]                          Cela dit, la tradition au Canada veut que les représentants de l’État prennent au sérieux les jugements déclaratoires fondés sur la Charte  : voir, p. ex., P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 40-37. Comme l’a fait remarquer la Cour dans l’arrêt Doucet-Boudreau, « [e]n choisissant ce type de réparation, on tient pour acquis que le gouvernement en question se conformera rapidement et entièrement au jugement rendu » (par. 62). C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les tribunaux choisissent souvent de rendre des jugements déclaratoires dans le contexte de l’art. 23 (M. Doucet, « L’article 23  de la Charte canadienne des droits et libertés  » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 421, p. 462-463).

[66]                          Les Parents espèrent qu’à la suite de ce jugement déclaratoire, les principaux acteurs ― la Province et le CSF ― reconnaîtront la nécessité de s’occuper sans délai des installations inadéquates de RDV. Ils espèrent qu’ils n’auront pas à attendre l’issue du litige provincial, ou de toute autre étape subséquente de la présente instance.

[67]                          Dans son jugement déclaratoire rendu au terme de la première étape, le juge s’en remet aux parties en leur permettant de choisir elles-mêmes la meilleure façon de procéder pour remédier à l’absence d’équivalence (voir Mahe, p. 392-393). Lorsqu’un ministère provincial de l’éducation et un conseil scolaire de la minorité linguistique ne s’entendent pas sur la meilleure façon d’assurer le respect des exigences de l’art. 23, ils doivent tenter, dans la mesure du possible, de régler eux-mêmes le différend. Si les parents peuvent être représentés au sein des conseils scolaires, et ainsi avoir une certaine influence sur leurs priorités, il reste que ces derniers sont aussi des acteurs gouvernementaux. Ce n’est pas exploiter le point fort institutionnel des tribunaux que de demander aux juges de s’engager à fond dans des questions opérationnelles, en rendant par exemple des décisions détaillées sur la construction d’un nouvel établissement scolaire. Malgré les pressions concurrentes exercées sur les ressources et les imperfections de la gestion quotidienne d’un système d’éducation, l’art. 23  de la Charte  exige de toutes les parties intéressées qu’elles fassent preuve de bonne foi pour que les titulaires de droits bénéficient d’une équivalence réelle.

[68]                          Comme la Cour l’a fait observer dans Doucet-Boudreau, « [l]e risque d’assimilation [. . .] augment[e] avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements exécutent les obligations que leur impose l’art. 23 », ce qui contrecarre les objectifs réparateurs de l’art. 23 (par. 29). La situation est urgente.

(4)           Organisation de l’instance

a)       Ordonnance de division en étapes du juge Willcock

[69]                          Correctement structurée, formulée et comprise, l’ordonnance de division en étapes de l’instance peut faciliter l’accès à la justice en prévoyant que l’instance se déroulera de façon à ce que les questions susceptibles d’être traitées plus rapidement soient résolues en premier, et en réservant l’examen des questions plus accaparantes ou complexes aux étapes ultérieures, surtout si celles-ci pourraient s’avérer inutiles. La division en étapes peut se révéler particulièrement importante dans les litiges mettant en cause l’art. 23  de la Charte . C’est pourquoi il est normal que les titulaires de droits à l’instruction dans la langue de la minorité demandent qu’il soit statué avec diligence sur la question de savoir s’ils reçoivent ou non les services exigés par l’art. 23.

[70]                          Cet intérêt à obtenir promptement une décision sur les droits garantis par l’art. 23 ne signifie pas que les règles d’équité procédurale habituelles cessent de s’appliquer. Cependant, il relève du pouvoir discrétionnaire du juge de recourir à la division en étapes de l’instance ou à toute autre mesure novatrice pour structurer l’instance.

[71]                          En l’espèce, le juge saisi de la requête a divisé l’instance en étapes vu la portée restreinte de la réparation sollicitée par les Parents, et il a tenu compte de l’utilisation efficiente des ressources judiciaires et de la nature particulière de l’art. 23. L’imputation de la responsabilité de la violation a été réservée à une étape ultérieure de l’instance, au besoin.

[72]                          De plus, le litige en cours entre le CSF et la Province porte sur le partage de la responsabilité pour les violations alléguées de l’art. 23 à l’échelle de la province. L’issue de ce litige peut avoir des répercussions sur le déroulement de l’instance faisant l’objet du présent pourvoi. Du point de vue des Parents, l’issue du litige provincial pourrait rendre inutile la poursuite de l’instance.

[73]                          L’imputation d’une responsabilité pour la violation en cause ne peut avoir lieu qu’à la prochaine étape de l’instance. Le partage de la responsabilité permettra de déterminer sur qui repose le fardeau de justifier la violation de l’art. 23 si l’on invoque un argument relatif à l’article premier. De même, la responsabilité serait fort probablement partagée avant que des ordonnances de réparation sur le fond ne soient rendues.

b)       Radiation de passage des actes de procédure et directives en matière de procédure

[74]                          Vu la division en étapes de l’instruction de la requête, les sections des actes de procédure de la Province qui ont été radiées par le juge n’étaient pas pertinentes pour l’analyse de l’équivalence à la première étape. Dans les circonstances, il était loisible au juge de radier ces passages. De plus, le juge pouvait refuser d’entendre des témoignages sur la question de la responsabilité pour les lacunes relevées à RDV, le cas échéant. Bien que la communication par le juge de la division en étapes de l’instruction de la requête ne fût pas aussi claire qu’elle aurait pu l’être, cela n’a causé aucun préjudice aux parties. Il a toujours été évident que le juge n’imputerait aucune responsabilité pour toute violation de l’art. 23 ni ne concevrait de réparation à la première étape.

[75]                          Le passage radié de l’acte de procédure de la Province, selon lequel un grand nombre de ses établissements scolaires pourraient être améliorés, rénovés ou remplacés, n’a aucun rapport avec la question de savoir si les enfants des titulaires de droits bénéficient d’une instruction et d’établissements équivalents à ceux dont disposent les élèves de la majorité linguistique se trouvant dans une situation semblable. De même, le passage radié de l’acte de procédure de la Province, selon lequel l’assimilation a bien d’autres causes que les installations inadéquates, n’aide pas le tribunal à évaluer l’équivalence réelle entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité. De plus, le passage de l’acte de procédure de la Province voulant qu’il y ait plusieurs raisons pour lesquelles les titulaires de droits peuvent décider de ne pas envoyer leurs enfants à RDV n’a rien à voir lui non plus avec la question de l’équivalence. Je conviens qu’il peut y avoir des cas où un parent pourrait retirer son enfant de RDV pour une raison autre que l’absence d’équivalence. Or, cette possibilité ne réfute pas la preuve que d’autres élèves n’ont pas été inscrits ou ont été retirés de l’école à cause des longs déplacements ou des installations inadéquates. L’acte de procédure radié n’a donc aucun rapport avec la question de l’équivalence.

[76]                          Le passage radié de l’acte de procédure de la Province, selon lequel la plupart des élèves de RDV sont des enfants de couples exogames et la diminution de l’utilisation du français à la maison s’explique par l’incidence de ces couples, est également hors de propos. D’après les termes exprès de l’art. 23, le membre d’un couple exogame peut détenir des droits. Les enfants issus des unions dont un membre est titulaire des droits peuvent fréquenter les écoles de la minorité linguistique. Comme l’a souligné la Cour, le par. 23(2) s’applique « indépendamment de la possibilité que les parents ou les enfants admissibles ne soient pas francophones ou anglophones ou qu’ils ne parlent pas ces langues à la maison » (Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201, par. 31). En fait, une école française peut jouer un rôle crucial dans la transmission de la langue et de la culture françaises alors qu’il est plus difficile pour un des parents de le faire dans un contexte minoritaire : voir R. Landry et R. Allard, « L’exogamie et le maintien de deux langues et de deux cultures : le rôle de la francité familioscolaire » (1997), 23 Revue des sciences de l’éducation 561.

[77]                          La pertinence s’apprécie en fonction des faits en cause. En l’espèce, la question qui oriente l’analyse de l’équivalence réelle entre les établissements de la minorité linguistique et ceux de la majorité linguistique est la suivante : des titulaires de droits raisonnables seraient-ils dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité parce qu’elle est de qualité inférieure à une école de la majorité où ils peuvent les inscrire? Dans une instance qui a été officiellement divisée en étapes afin de distinguer cette question des autres éléments de l’analyse fondée sur l’art. 23, la preuve qui ne permet pas de répondre à la question n’est habituellement pas pertinente. Si on envisage la chose sous cet angle, il est clair que le juge saisi de la requête pouvait radier les passages des actes de procédure de la Province.

[78]                          Loin d’être injuste pour les parties, le fait de limiter la preuve pouvant être présentée à chaque étape de l’instance respecte les directives données par la Cour dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87. Les juges doivent gérer activement le processus judiciaire en harmonie avec le principe de la proportionnalité, en tenant compte de l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes : Hryniak, par. 32 et 5. Ces considérations s’appliquent tout autant aux litiges mettant en cause l’art. 23.

[79]                          Une partie ou la totalité des actes de procédure radiés de la Province peut s’avérer pertinente à une étape ultérieure de l’instance. Cependant, compte tenu de la façon dont le juge a organisé le déroulement de l’instance, ils ne sont pas utiles à la première étape en cause dans le présent pourvoi. Bien sûr, la décision qu’il a rendue à la première étape ne porte pas atteinte au droit d’une partie ou de plusieurs d’entre elles de présenter une requête en modification de leurs actes de procédure lors des étapes suivantes de l’instance.

[80]                          Pour les mêmes raisons, il n’était pas inapproprié pour le juge de rejeter la demande d’ajournement que la Province avait présentée en vue de produire de nouveaux éléments de preuve au cours de la première étape de l’instance. Ces éléments de preuve additionnels que la Province voulait produire n’étaient guère pertinents pour les questions en litige à la première étape, et le juge a conclu que le préjudice susceptible d’être causé par le délai l’emportait sur la pertinence marginale des éléments de preuve.

[81]                          Étant donné l’absence de pertinence des actes de procédure radiés, la Cour d’appel a eu tort d’annuler l’ordonnance de radiation des actes de procédure de même que le jugement déclaratoire du juge.

V.           Dispositif

[82]                          Le pourvoi est accueilli et le jugement déclaratoire du juge saisi de la requête est rétabli. L’affaire sera renvoyée à la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour la prochaine étape de l’instruction de la requête si cela s’avère nécessaire.

VI.        Dépens

[83]                          Le juge a accordé des dépens spéciaux aux Parents devant toutes les cours et au CSF pour toutes les procédures en cours le 4 novembre 2011 ou après cette date. Il l’a fait pour le motif que les Parents et le CSF étaient des parties à un litige d’intérêt public qui ont eu gain de cause. La Cour d’appel a annulé l’adjudication des dépens spéciaux parce que les Parents et le CSF n’avaient plus gain de cause. Comme la Cour rétablit le jugement déclaratoire du juge, sauf erreur de principe ou attribution de dépens nettement erronée, son adjudication de dépens spéciaux doit aussi être rétablie : voir Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., 2004 CSC 9, [2004] 1 R.C.S. 303, par. 27.

[84]                          Comme la Cour l’a récemment souligné dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, la norme d’octroi de dépens spéciaux est élevée; seuls des cas exceptionnels justifient pareil traitement (par. 139). La Cour a affirmé que le critère relatif aux dépens spéciaux était une modification du critère applicable à la provision pour frais énoncé dans Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] R.C.S. 371. Le critère d’octroi de dépens spéciaux établi dans Carter comporte deux conditions :

                    Premièrement, l’affaire doit porter sur des questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles. Il ne suffit pas que les questions soulevées n’aient pas encore été tranchées ou qu’elles dépassent le cadre des intérêts du plaideur qui a gain de cause : elles doivent aussi avoir une incidence importante et généralisée sur la société. Deuxièmement, en plus de démontrer qu’ils n’ont dans le litige aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui justifierait l’instance pour des raisons d’ordre économique, les demandeurs doivent démontrer qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée. . .

                        Lorsque ces critères sont respectés, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de déroger à la règle habituelle en matière de dépens et d’octroyer des dépens spéciaux. [par. 140 et 141]

La Cour a ajouté que seuls les frais dont on établit le caractère « raisonnable et prudent » seront couverts par les dépens spéciaux (par. 142).

[85]                          En l’espèce, le juge ne disposait pas de la décision de la Cour dans Carter, mais ses motifs concernant les dépens démontrent qu’il était sensible aux considérations exposées dans cet arrêt. Il était aussi manifestement conscient du caractère exceptionnel de l’octroi de ces dépens, comme en fait foi son utilisation fréquente des mots « exceptionnel » et « exception » dans ses motifs.

[86]                          Le juge a conclu que l’affaire dont il était saisi avait une incidence importante et généralisée sur la société :

                    [traduction]  Les questions revêtaient une importance pour le public puisqu’elles portaient sur des principes constitutionnels et le caractère suffisant des mesures prises pour protéger la culture de la minorité linguistique, ce que l’on considère comme un objectif important pour tous les Canadiens et les Canadiennes, vu sa place dans la Charte . L’affaire fait donc intervenir des valeurs et des politiques sociales fondamentales. [2013 BCSC 1111, par. 72]

Comme l’exige l’arrêt Carter, ces conclusions vont au-delà des exigences fondamentales énoncées dans Victoria (City) c. Adams, 2009 BCCA 563, 100 B.C.L.R. (4th) 28.

[87]                          En outre, le juge saisi de la requête a conclu que l’intérêt des Parents et du CSF ne permettait pas de justifier l’instance pour des raisons d’ordre économique compte tenu de leurs moyens et du coût élevé du litige. En ce qui concerne la capacité des parents d’assumer les frais du litige, le juge a cité les motifs rédigés par le juge LeBel au nom de la majorité dans l’arrêt Okanagan sur l’importance que les parties aux ressources limitées aient accès à la justice garantie par la Charte  :

                    Dans des cas spéciaux où des parties aux ressources limitées cherchent à faire respecter leurs droits constitutionnels, les tribunaux exercent souvent leur pouvoir discrétionnaire d’adjudication des dépens de façon à ne pas les mettre dans une situation difficile que pourrait causer l’application des règles traditionnelles. Ils contribuent ainsi à aider les citoyens ordinaires à avoir accès au système juridique lorsqu’ils cherchent à régler des questions qui revêtent de l’importance pour l’ensemble de la collectivité. [par. 27]

Le juge a songé à la capacité limitée des Parents d’assumer les frais de l’instance. De plus, il a souligné la capacité supérieure de la province d’assumer ces dépenses et l’incapacité du CSF de les assumer sans nuire aux élèves, et risquer du même coup d’entraîner d’autres violations de l’art. 23. Bien que, selon Carter, le fait que la partie déboutée soit plus en mesure de supporter le coût de l’instance ne peut en soi justifier l’octroi de dépens spéciaux, ce fait demeure une considération pertinente : Carter, par. 137.

[88]                          Le type de litige en cause dans le présent pourvoi est inhabituel. L’article 23 reconnaissait déjà aux Parents un droit à l’instruction dans la langue de la minorité, et leur requête avait pour principal objet de contraindre la Province et le CSF à s’acquitter des obligations existantes. Ce processus a soulevé de nouvelles questions de droit en ce qui a trait à l’analyse de l’équivalence faite en application de l’art. 23. En sollicitant un simple jugement déclarant qu’il n’y avait pas équivalence au sens de l’art. 23, sans chercher à obtenir au départ une réparation concrète, les Parents souhaitaient de toute évidence régler certaines questions à l’extérieur de la salle d’audience, en négociant avec la Province et le CSF.

[89]                          Même s’il est abordé de manière aussi concentrée, un litige de cette nature demeure un lourd fardeau pour un petit groupe de parents. C’est pour cette raison que les tribunaux ont, par le passé, accordé des dépens spéciaux dans des affaires de violations de l’art. 23 où les titulaires de droits avaient déployé des efforts soutenus afin de signaler ces violations au gouvernement avant d’intenter des poursuites : voir Doucet-Boudreau, par. 90; Arsenault-Cameron, par. 63; Arsenault-Cameron c. Prince Edward Island (1997), 149 Nfld. & P.E.I.R. 96 (C.S.Î.-P.-É., 1re inst.), par. 12-14; Marchand c. Simcoe County Board of Education (1986), 12 C.P.C. (2d) 140 (H.C. Ont.), p. 142-143.

[90]                          Dans ces circonstances, les dépens accordés par le juge seront rétablis. Je suis également d’avis d’octroyer des dépens spéciaux pour les procédures d’appel aux Parents et au CSF.

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs des appelants l’Association des parents de l’école Rose-des-vents et autres : Nicolas M. Rouleau, société professionnelle, Toronto; Joseph Pagé, Vancouver.

                    Procureurs de l’appelant le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique : Gall, Legge, Grant & Munroe, Vancouver; Juristes Power, Ottawa.

                    Procureurs des intimés : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria; McCarthy Tétrault, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenant le procureur général des Territoires du Nord-Ouest : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant le procureur général du Territoire du Yukon : Procureur général du Yukon, Whitehorse; Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le commissaire aux langues officielles du Canada : Commissariat aux langues officielles, Gatineau.

                    Procureurs des intervenants la Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest, la Fédération nationale des conseils scolaires francophones, le Conseil des écoles fransaskoises et la Commission scolaire francophone du Yukon : Miller Thomson, Regina.

 



[1]   Même s’il a été désigné comme intimé dans la requête, le CSF a appuyé la position des Parents et il possède la qualité d’appelant dans le pourvoi interjeté devant la Cour.

[2]   La Fédération est un organisme à but non lucratif qui représente 28 associations de parents d’enfants fréquentant les écoles du CSF et 13 associations de parents d’élèves fréquentant des établissements préscolaires de langue française.

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