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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214

Date : 20150501

Dossier : 35745

 

Entre :

Ivan William Mervin Henry

Appelant

et

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique

représentée par le procureur général de la Colombie-Britannique et

procureur général du Canada

Intimés

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec,

procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta, procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, Association in Defence of the Wrongly Convicted, David Asper Centre

for Constitutional Rights, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Association canadienne des libertés civiles, Criminal Lawyers’ Association et

Association canadienne des juristes de l’État

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel*, Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 100)

 

Motifs conjoints concordants quant au résultat :

(par. 101 à 138)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Abella, Wagner et Gascon)

 

Les juges en chef McLachlin et Karakatsanis

 

* Le juge LeBel n’a pas participé au jugement.

 

 

 

 


Henry c. Colombie-Britannique. (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214

Ivan William Mervin Henry                                                                            Appelant

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de la

Colombie-Britannique représentée par le procureur général

de la Colombie-Britannique et

procureur général du Canada                                                                           Intimés

et

Procureur général de l’Ontario,

procureure générale du Québec,

procureur général de la Nouvelle-Écosse,

procureur général du Nouveau-Brunswick,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador,

Association in Defence of the Wrongly Convicted,

David Asper Centre for Constitutional Rights,

Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique,

Association canadienne des libertés civiles,

Criminal Lawyers’ Association et

Association canadienne des juristes de l’État                                           Intervenants

Répertorié : Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général)

2015 CSC 24

No du greffe : 35745.

2014 : 13 novembre; 2015 : 1er mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel*, Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Dommages-intérêts — Action civile — Conduite répréhensible du poursuivant dans des poursuites criminelles — Obligation des poursuivants en matière de communication de la preuve — Défaut injustifié de communiquer des renseignements — Malveillance — Demandeur condamné injustement et incarcéré pendant presque 27 ans — Action civile du demandeur alléguant une violation de droits garantis par la Charte résultant du défaut injustifié de l’avocat du ministère public de communiquer des renseignements pertinents — Demande de dommages-intérêts contre l’État en vertu de l’art. 24(1) — L’article 24(1) autorise-t-il les tribunaux à condamner l’État à des dommages-intérêts dans les cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements? — Degré de faute que le demandeur doit établir pour satisfaire au seuil de responsabilité permettant l’adjudication de dommages-intérêts en vertu de l’art. 24(1) — La preuve de la malveillance est-elle requise? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(1) .

                    H a été reconnu coupable en 1983 de 10 infractions sexuelles; il a été déclaré délinquant dangereux et est demeuré incarcéré pendant presque 27 ans. En octobre 2010, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a annulé chacune des 10 déclarations de culpabilité et les a remplacées par un acquittement après avoir constaté de graves erreurs dans le déroulement du procès et avoir conclu que les verdicts de culpabilité étaient déraisonnables, compte tenu de l’ensemble de la preuve. H a intenté contre le procureur général de la Colombie-Britannique (« PGCB ») une poursuite civile par laquelle il réclame en vertu du par. 24(1) de la Charte des dommages-intérêts pour le préjudice subi du fait de ses condamnations et de son emprisonnement injustifiés.

                    H allègue que le ministère public n’a pas communiqué l’intégralité des renseignements pertinents avant, durant et après son procès. H a demandé à plusieurs reprises qu’on lui communique toutes les déclarations des victimes, ainsi que des rapports médicaux et des rapports d’expertise médicolégale. Le ministère public n’a communiqué aucun des documents réclamés avant l’ouverture du procès. Au procès, le ministère public lui a fourni quelques déclarations faites par des victimes, mais on ne lui a pas communiqué une trentaine d’autres déclarations. Ces déclarations révélaient des contradictions qui auraient pu être utilisées pour contester la preuve d’identification déjà suspecte avancée par le ministère public. Des preuves médicolégales importantes ne lui ont pas non plus été communiquées. En outre, le ministère public a omis de divulguer l’existence d’un autre suspect qui avait été arrêté à deux reprises à proximité des lieux des agressions.

                    Dans sa déclaration, H a plaidé diverses causes d’action, notamment la négligence, la poursuite abusive et la violation des droits qui lui sont garantis par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte . Le PGCB a demandé la radiation des causes d’action fondées sur la négligence et sur la Charte . La Cour suprême de la C.-B. a radié la demande fondée sur la négligence au motif qu’elle était incompatible avec la décision de la Cour dans Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, mais a permis que la demande de H fondée sur la Charte  suive son cours puisqu’elle reposait sur des allégations de malveillance. La cour a toutefois fait observer que, s’il entendait réclamer en vertu de la Charte des dommages-intérêts contre le PGCB pour une conduite ne constituant pas de la malveillance, H devait demander l’autorisation de modifier ses actes de procédure. H a demandé l’autorisation de modifier ses actes de procédure afin de réclamer contre le PGCB, en vertu de la Charte , des dommages-intérêts pour conduite non malveillante. En autorisant H à modifier sa demande en conséquence, le premier juge a estimé qu’il y avait lieu de retenir un seuil moins élevé que celui de la malveillance et que l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) ne se justifie que si la conduite du poursuivant déroge de façon marquée et inacceptable aux normes raisonnables que devraient respecter les poursuivants. La Cour d’appel a accueilli à l’unanimité l’appel interjeté par le PGCB et a conclu que H n’avait pas le droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour les actes et les omissions non malveillants des avocats du ministère public.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli. Le paragraphe 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  autorise les tribunaux compétents, en cas de conduite répréhensible du poursuivant, à condamner l’État à des dommages-intérêts en l’absence d’une preuve de malveillance.

                    Les juges Abella, Moldaver, Wagner et Gascon : Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, un demandeur réclame des dommages-intérêts en vertu de la Charte  en alléguant que le défaut du ministère public de lui communiquer des éléments de preuve a eu pour effet de violer les droits que lui garantit la Charte , la preuve de la malveillance n’est pas requise. L’accusé dispose plutôt d’un droit d’action lorsque, en violation de ses obligations constitutionnelles, le ministère public lui a causé un préjudice en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense et que le défaut de les communiquer pourrait porter atteinte à la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. Cette norme représente un seuil élevé pour qu’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  soit accueillie, mais elle est moins exigeante que la norme de la malveillance. Ce n’est qu’en maintenant la responsabilité à l’intérieur de limites strictes que peut être établi un équilibre raisonnable entre la réparation de violations graves des droits et la préservation du bon fonctionnement de notre système de poursuites pénales.

                    Dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, la Cour a reconnu que le par. 24(1)  de la Charte  autorise les demandes de dommages-intérêts dirigées contre l’État pour violation des droits constitutionnels garantis au demandeur. La Juge en chef a proposé un cadre d’analyse pour déterminer la responsabilité de l’État en dommages-intérêts pour violation de la Charte . Selon ce cadre d’analyse, le demandeur doit démontrer que l’État a violé l’un des droits que lui garantit la Charte  et que l’attribution de dommages-intérêts remplirait une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion. Une fois qu’il s’est acquitté de ce fardeau, il revient à l’État de réfuter la preuve du demandeur en faisant valoir des facteurs qui font contrepoids.

                    La considération qui fait contrepoids en cause dans la présente affaire a trait aux préoccupations relatives au bon gouvernement. L’arrêt Ward reconnaît que des facteurs de principe peuvent justifier que l’on restreigne les possibilités de recours en responsabilité civile contre l’État en établissant un seuil minimal de gravité. Si l’on fixe trop bas le seuil minimal de gravité dans le cas d’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  qui allègue une conduite répréhensible du ministère public, la possibilité pour les avocats du ministère public de s’acquitter de leurs importantes fonctions publiques s’en trouvera compromise et l’administration de la justice en souffrira. Plus précisément, le spectre de la responsabilité pourrait influencer la prise de décision des poursuivants et les mettre davantage « sur la défensive ». Un seuil peu élevé déclencherait également une avalanche de poursuites civiles et obligerait les poursuivants à consacrer trop de temps et d’énergie à justifier leur conduite devant le tribunal.

                    Le PGCB affirme que, pour engager la responsabilité ouvrant droit à des dommages-intérêts en vertu de la Charte , la conduite du ministère public doit constituer de la « malveillance ». La norme de la malveillance a été examinée à fond dans les décisions de la Cour relatives aux poursuites abusives. Dans le cas du délit civil de poursuite abusive, un poursuivant engage sa responsabilité s’il décide d’engager ou de continuer une poursuite criminelle contre une personne en l’absence de motifs raisonnables et probables, pourvu que cette décision soit empreinte de malveillance. La malveillance exige plus que l’insouciance ou la négligence grave. Le demandeur doit plutôt démontrer un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. Le demandeur ne satisfera à la norme de la malveillance que dans les cas exceptionnels où il peut établir que la décision du poursuivant était motivée par un but ou un motif illégitime tout à fait incompatible avec le rôle de l’avocat du ministère public en tant que représentant de la justice.

                    Pour plusieurs raisons, la malveillance ne fournit pas un seuil de responsabilité utile dans le cas des demandes de dommages-intérêts fondées sur la Charte  dans lesquelles on allègue le défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements. En premier lieu, la norme de la malveillance est fermement enracinée dans le délit de poursuite abusive, qui a son propre historique et son propre objet. En deuxième lieu, la malveillance exige que l’on examine si le poursuivant était motivé par un but illégitime. Cet examen est approprié lorsque la conduite reprochée est une décision hautement discrétionnaire comme celle d’engager ou de continuer une poursuite, parce que la meilleure façon d’évaluer la prise d’une décision discrétionnaire est de le faire en fonction des motifs du décideur. Cependant, la décision de communiquer des renseignements pertinents n’est pas de nature discrétionnaire. Il s’agit d’une obligation constitutionnelle dont doit s’acquitter convenablement le ministère public, en harmonie avec le droit de présenter une défense pleine et entière que la Charte  garantit à un accusé. Les motifs du poursuivant qui ne dévoile pas certains renseignements à l’accusé n’ont eux-mêmes aucune importance. En troisième lieu, contrairement à la décision d’engager ou de continuer une poursuite, les décisions en matière de communication ne ressortissent pas au pouvoir discrétionnaire essentiel et ne justifient donc pas un seuil aussi élevé pour les soustraire au contrôle judiciaire. Enfin, une interprétation téléologique du par. 24(1) milite à l’encontre de la norme de la malveillance.

                    Bien que la norme de la malveillance ne s’applique pas directement, il faut tenir compte des préoccupations impérieuses relatives au bon gouvernement évoquées dans nos décisions traitant de la malveillance pour établir le seuil de responsabilité qui convient aux cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Le seuil de responsabilité doit faire en sorte que les avocats du ministère public ne soient pas détournés de leurs fonctions publiques importantes par l’obligation de se défendre contre une multitude de poursuites civiles. De plus, il faut éviter un « effet paralysant » généralisé sur le comportement des poursuivants. Le seuil de responsabilité doit donc permettre l’audition sur le fond des demandes solides tout en empêchant une prolifération de demandes marginales.

                    Les préoccupations relatives au bon gouvernement commandent un seuil élevé qui limite sensiblement la portée de la responsabilité. La norme adoptée par le juge de première instance, laquelle s’apparente à la négligence grave, n’offre pas de limites suffisantes. H plaide qu’un seuil encore plus bas ― une simple violation de la Charte  sans autre élément de faute — devrait s’appliquer dans ce contexte. Cette solution ne tient pas compte des préoccupations pratiques et de principe impérieuses qui justifient une limitation de la responsabilité du poursuivant. H allègue des cas très graves de défaut de communiquer des renseignements qui manifestent une indifférence consternante à l’égard des droits que lui garantit la Charte . Les allégations de sa demande respectent le seuil de responsabilité établi en l’espèce. Toutefois, le cas exceptionnel de H ne doit pas servir à justifier un élargissement important de la responsabilité du poursuivant.

                    Que l’examen ait lieu au stade des actes de procédure ou au procès, la même formulation du critère s’applique. Au procès, un demandeur doit convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, (1) que le poursuivant a retenu délibérément des renseignements, (2) que le poursuivant savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense du demandeur et que le fait de ne pas les communiquer porterait vraisemblablement atteinte à la possibilité de présenter une défense pleine et entière, (3) que la rétention de ces renseignements a porté atteinte aux droits garantis par la Charte  au demandeur, et (4) que le demandeur a subi un préjudice en conséquence. Pour résister à une requête en radiation, un demandeur n’a qu’à alléguer des faits qui, tenus pour avérés, seraient suffisants pour étayer une conclusion sur chacun de ces éléments.

                    Le seuil de responsabilité porte sur deux éléments clés : l’intention du poursuivant et sa connaissance de fait ou présumée. Ces éléments ne visent pas à protéger les poursuivants contre toute responsabilité en imposant aux demandeurs le fardeau excessif de prouver des états d’esprit subjectifs. Ils visent plutôt à établir un seuil suffisamment élevé qui permette à la fois de tenir compte des préoccupations relatives au bon gouvernement et de préserver une cause d’action dans les cas graves de défaut injustifié de communiquer des renseignements.

                    Imposer un seuil peu élevé dans un tel contexte — la norme de la négligence simple, ou même celle de la négligence grave retenue par le juge de première instance —, entraînerait de graves conséquences. Ce type de seuil fait intervenir un paradigme fondé sur l’obligation de diligence qui ne tient pas compte des réalités fondamentales du déroulement d’une poursuite criminelle. Les problèmes que présente une norme fondée sur la négligence ressortent davantage lorsqu’on se demande comment ce seuil moins élevé pourrait s’appliquer à l’étape des actes de procédure. Il serait beaucoup trop facile pour un demandeur dont la cause est difficilement justifiable de plaider des faits qui révèlent une cause d’action fondée sur la négligence et donc, de traîner les poursuivants devant les tribunaux civils. Le fait d’intenter en vertu de la Charte  une action en dommages-intérêts pour inconduite du poursuivant ne devrait pas constituer un simple exercice pour un plaideur habile.

                    En plus d’avoir à établir une violation de la Charte  ainsi que l’intention et la connaissance requises, le demandeur doit prouver que le défaut injustifié de communiquer des renseignements lui a causé un préjudice reconnu en droit. Le ministère public n’engage sa responsabilité que si l’on conclut à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant ». Quelle que soit la nature du préjudice subi, le demandeur devrait établir selon la prépondérance des probabilités que « n’eut été » le défaut injustifié de communiquer des renseignements, il n’aurait pas subi ce préjudice. Le critère du « facteur déterminant » peut toutefois être modifié dans les cas où la faute est attribuée à plusieurs personnes.

                    H peut demander de modifier ses actes de procédure afin d’y inclure une demande en dommages-intérêts fondée sur la Charte  dans laquelle il allègue que le ministère public, en violation de ses obligations constitutionnelles, lui a causé un préjudice en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour sa défense et que le défaut de les communiquer porterait vraisemblablement atteinte à la possibilité, pour H, de présenter une défense pleine et entière.

                    La juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis : H n’a pas à alléguer que le ministère public a contrevenu intentionnellement, ou avec malveillance, à son obligation constitutionnelle pour réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte . Si l’on applique les principes énoncés dans Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, à la présente affaire, H doit alléguer des faits qui, s’ils s’avèrent, devront établir qu’il y a eu atteinte à ses droits garantis par la Charte  et que les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste qui favorise la réalisation d’au moins une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion. Si les faits allégués par H sont prouvés lors du procès, ils établiront incontestablement que ses droits à la communication de la preuve, garantis par l’art. 7  de la Charte , ont été violés, ce qui a directement et gravement compromis l’équité de son procès. Dans les circonstances, l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte  pourrait permettre à H d’être indemnisé pour les épreuves qu’il a vécues et également soutenir publiquement la défense des droits garantis par la Charte  que le ministère public aurait si gravement violés dans le cas de H. L’objectif de dissuasion peut également être réalisé par l’attribution de dommages-intérêts qui souligne la nécessité pour l’État de demeurer vigilant quant au respect de ses obligations constitutionnelles.

                    À la troisième étape de l’analyse prescrite par l’arrêt Ward, le gouvernement a la possibilité de présenter toutes les considérations faisant contrepoids qui pourraient démontrer que l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) constituerait une réparation qui ne serait pas convenable et juste. Au stade où en est l’instance en l’espèce, l’existence d’une autre mesure de réparation qui réaliserait les objectifs fonctionnels de l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  est loin d’être certaine. En ce qui concerne le bon gouvernement, le deuxième ensemble de considérations faisant contrepoids examinées dans l’arrêt Ward, soit celles soulevées par le procureur général de la Colombie-Britannique sont hors de propos en l’espèce. La cause de H ne porte pas sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public au sens où on l’entend normalement. Le pouvoir discrétionnaire d’engager et de mener une poursuite est vital pour assurer que les infractions criminelles sont efficacement poursuivies, et il ne peut être engagé d’action contre un poursuivant qui aurait mal exercé ce pouvoir discrétionnaire que dans les cas où la malveillance pourrait être établie. L’obligation légale de communication de la preuve qui incombe au ministère public n’est cependant pas une fonction discrétionnaire, mais une obligation en droit. Il s’agit d’une obligation absolue. Le seul pouvoir discrétionnaire dont dispose le poursuivant est celui qui, sur le plan opérationnel, s’applique au moment où la preuve sera communiquée, à la pertinence dans les cas limites, au privilège et à la protection de l’identité des témoins. Il faut faire une distinction entre l’action pour défaut de communiquer à la défense la preuve pertinente et l’action dans laquelle le demandeur allègue que le ministère public a mal exercé son pouvoir discrétionnaire d’engager et de mener une poursuite : la première ne vise pas l’abus de pouvoir discrétionnaire, mais plutôt le non-respect d’une obligation légale imposée à l’État par la Charte . Admettre la demande de H ne paralysera pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public, cela ne changera pas non plus la norme élevée de malveillance qui s’applique aux actions en responsabilité délictuelle découlant du fait que le ministère public a mal exercé son pouvoir discrétionnaire, ni ne détournera les poursuivants de leurs tâches quotidiennes.

                    H devrait être autorisé à modifier ses actes de procédure de manière à y inclure une réclamation en dommages-intérêts fondée sur la Charte  pour la violation par le ministère public de son obligation constitutionnelle de communiquer les renseignements pertinents à la défense. Selon les allégations, l’attribution de dommages-intérêts constituerait une réparation convenable et juste qui remplirait au moins l’une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

                    Arrêts mentionnés : Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Elguzouli-Daf c. Commissioner of Police of the Metropolis, [1995] Q.B. 335; R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66; R. c. B. (L.) (1997), 35 O.R. (3d) 35; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181.

Citée par la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis

                    Arrêt appliqué : Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; arrêts mentionnés : R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 401.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 11 d ) , 24(1) .

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 52 .

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 14(6).

Doctrine et autres documents cités

Roach, Kent. « A Promising Late Spring for Charter Damages : Ward v. Vancouver » (2011), 29 R.N.D.C. 135.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (les juges Hall, MacKenzie et Stromberg-Stein), 2014 BCCA 15, 53 B.C.L.R. (5th) 262, 349 B.C.A.C. 175, 596 W.A.C. 175, 370 D.L.R. (4th) 742, 6 C.C.L.T. (4th) 175, 299 C.R.R. (2d) 35, 8 C.R. (7th) 108, [2014] 3 W.W.R. 231, [2014] B.C.J. No. 71 (QL), 2014 CarswellBC 100 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Goepel, 2013 BCSC 665, 47 B.C.L.R. (5th) 335, 359 D.L.R. (4th) 171, 100 C.C.L.T. (3d) 298, 281 C.R.R. (2d) 24, [2013] 8 W.W.R. 518, [2013] B.C.J. No. 769 (QL), 2013 CarswellBC 990 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Joseph J. Arvay, c.r., Alison Latimer, Marilyn Sandford et Cameron Ward, pour l’appelant.

                    Peter Juk, c.r., Karen A. Horsman et E. W. (Heidi) Hughes, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique représentée par le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Mitchell R. Taylor, c.r., et Diba B. Majzub, pour l’intimé le procureur général du Canada.

                    Hart Schwartz et Matthew Horner, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Michel Déom et Amélie Dion, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    James A. Gumpert, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse.

                    Gaétan Migneault et Kathryn Gregory, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.

                    Michael Conner et Denis Guénette, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

                    Graeme Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Jolaine Antonio et Kate Bridgett, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Frances Knickle et Philip Osborne, pour l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador.

                    Sean Dewart et Tim Gleason, pour l’intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted.

                    Marlys A. Edwardh et Frances Mahon, pour les intervenants David Asper Centre for Constitutional Rights et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique.

                    Bradley E. Berg, Erin Hoult et Nickolas Tzoulas, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Richard Macklin, Breese Davies et Neil G. Wilson, pour l’intervenante Criminal Lawyers’Association.

                    Argumentation écrite seulement par Paul J. J. Cavalluzzo et Adrienne Telford, pour l’intervenante l’Association canadienne des juristes de l’État.

                    Version française du jugement des juges Abella, Moldaver, Wagner et Gascon rendu par

                    Le juge Moldaver —

I.             Aperçu

[1]                              Ivan Henry a été reconnu coupable, en mars 1983, de 10 infractions sexuelles commises à l’égard de 8 plaignantes différentes. Il a été déclaré délinquant dangereux et condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée. Il est demeuré incarcéré pendant presque 27 ans. En octobre 2010, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a annulé chacune des 10 déclarations de culpabilité et les a remplacées par un acquittement après avoir constaté de graves erreurs dans le déroulement du procès et avoir conclu que les verdicts de culpabilité étaient déraisonnables, compte tenu de l’ensemble de la preuve : R. c. Henry, 2010 BCCA 462, 294 B.C.A.C. 96 (« Henry no 1 »), par. 154.

[2]                              M. Henry a intenté contre la ville de Vancouver (la « Ville »), le procureur général de la Colombie-Britannique (le « PGCB ») et le procureur général du Canada (le « PGC ») une poursuite civile par laquelle il réclame des dommages-intérêts pour ses condamnations et son emprisonnement injustifiés. Les demandes contre la Ville et le PGC ne sont pas en cause dans le présent pourvoi. Seule nous intéresse la demande de dommages-intérêts contre le PGCB fondée sur le par. 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Plus précisément, M. Henry plaide que l’État provincial devrait être tenu responsable de son défaut — tant avant que pendant et après son procès criminel — de respecter les obligations que lui impose la Charte  en matière de communication de la preuve. La seule question dont nous sommes saisis porte sur le degré de faute que M. Henry doit établir pour qu’une cause d’action soit retenue contre le PGCB dans les circonstances.

II.          Contexte factuel

[3]                              Le présent pourvoi découle de modifications proposées aux actes de procédure dans la poursuite civile intentée par M. Henry. Comme cette affaire se trouve à l’étape du dépôt des actes de procédure, les allégations de conduite répréhensible du poursuivant formulées par M. Henry — y compris celles relatées dans le présent contexte factuel — doivent être tenues pour avérées.

A.          Les condamnations de M. Henry en 1983

[4]                              Entre novembre 1980 et juin 1982, une série d’agressions sexuelles ont été commises à Vancouver. Dans chaque cas d’agression, le modus operandi était le même : l’agresseur repérait des femmes seules le soir dans certains quartiers, les menaçait à la pointe du couteau et leur recouvrait la tête d’un oreiller ou d’une taie d’oreiller. Dans bon nombre de cas, il disait à sa victime qu’il s’était fait « escroquer » et que quelqu’un qui, selon ses dires, habitait dans la résidence de la victime lui devait de l’argent : Henry no 1, par. 11. À l’issue de son enquête, la police de Vancouver a conclu que les agressions étaient le fait d’un seul et même individu.

[5]                              Donald McRae vivait à Mount Pleasant, un des quartiers de Vancouver où les agressions avaient eu lieu. Au printemps 1981, M. McRae a commencé à faire l’objet d’une surveillance policière en tant que suspect, mais il n’a pas été arrêté relativement aux agressions. En mars 1982, M. Henry a emménagé dans une maison située dans le pâté de maisons où résidait M. McRae.

[6]                              La police a commencé à considérer M. Henry comme un suspect et l’a arrêté en mai 1982. M. Henry a été conduit au poste de police où il a été forcé de participer à une séance d’identification. Comme M. Henry refusait de collaborer, un agent lui a fait une prise de tête, le forçant ainsi à garder la tête haute pour pouvoir être vu par les plaignantes qui assistaient à la séance d’identification. Certaines des victimes ont identifié M. Henry comme leur agresseur, mais d’autres ne l’ont pas identifié, et la police a décidé de le libérer à la suite de ces résultats non concluants.

[7]                              Cinq jours après l’arrestation et la libération de M. Henry, M. McRae a été arrêté et accusé d’intrusion de nuit pour avoir rôdé autour d’une résidence située à quelques pâtés de maisons de l’endroit où deux des agressions avaient eu lieu. Deux mois plus tard, M. McRae a de nouveau été arrêté et accusé d’introduction par effraction et de vol dans une résidence située à six pâtés de maisons du lieu où une des agressions sexuelles avait été commise.

[8]                              M. Henry a été arrêté de nouveau en juillet 1982, après que la victime d’une agression commise en juin l’eut identifié sur une photo que la police lui a montrée lors d’une séance d’identification photographique. La photographie de M. Henry le montrait debout devant une cellule de prison avec le bras d’un agent en uniforme bien visible devant lui. Aucune des personnes figurant sur les six autres photos présentées à cette séance n’était photographiée de cette façon et chacune d’elles se distinguait de façon marquée de M. Henry quant à l’âge, le style de coiffure et les poils du visage.

[9]                              M. Henry a été accusé de 17 infractions, mais il n’a finalement été jugé que pour 10 d’entre elles. Il était au départ représenté par un avocat et il a demandé à plusieurs reprises qu’on lui communique toutes les déclarations des victimes, ainsi que des rapports médicaux et des rapports d’expertise médicolégale. Malgré ces demandes, le ministère public n’a communiqué aucun des documents réclamés avant l’ouverture du procès.

[10]                          M. Henry s’est représenté lui-même au procès. On ne disposait d’aucune identification extrajudiciaire fiable permettant de penser qu’il était l’auteur des actes reprochés, aucun élément de preuve établissant un lien entre lui et l’une ou l’autre des victimes, et aucune preuve matérielle indiquant qu’il se trouvait sur l’un des lieux des crimes. La preuve du ministère public reposait entièrement sur l’identification de M. Henry à l’audience par les plaignantes.

[11]                          À l’ouverture de son procès, M. Henry a de nouveau réclamé la communication de toutes les déclarations des victimes. Le ministère public lui a fourni 11 déclarations faites par les 8 plaignantes. On ne lui a toutefois pas communiqué une trentaine d’autres déclarations faites par les plaignantes, et notamment celles que contenaient les notes prises à l’origine par les enquêteurs sur les lieux des crimes. Ces déclarations révélaient des contradictions qui auraient pu être utilisées pour contester la preuve d’identification déjà suspecte avancée par le ministère public.

[12]                          De plus, des preuves médicolégales importantes ne lui ont pas été communiquées. Les enquêteurs avaient recueilli à plusieurs des lieux des crimes du sperme qui aurait pu être utilisé pour inclure ou exclure un suspect en fonction du groupe sanguin, et pourtant ces éléments de preuve n’ont jamais été portés à l’attention de M. Henry. Le ministère public a également omis de divulguer le fait que M. McRae avait été considéré comme un suspect et qu’il avait été arrêté à deux reprises à proximité des lieux des agressions.

[13]                          À la fin de son procès, un jury a reconnu M. Henry coupable relativement aux 10 chefs d’accusation portés contre lui. Il a été déclaré délinquant dangereux et a été condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée.

B.           Premiers recours d’appel entrepris par M. Henry

[14]                          La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté pour défaut de poursuivre le premier appel interjeté par M. Henry parce qu’il n’avait pas déposé la transcription des débats au procès et les dossiers d’appel. Sa demande d’autorisation d’appel auprès de notre Cour a été refusée, [1984] 1 R.C.S. viii, tout comme plusieurs demandes ultérieures d’habeas corpus et une demande présentée en 1997 en vue d’être représenté par un avocat et de rouvrir son appel.

[15]                          En tout, entre 1984 et 2006, M. Henry a saisi divers tribunaux et le ministère public fédéral de plus d’une cinquantaine de demandes visant à faire réviser ses déclarations de culpabilité, tout en continuant à réclamer la communication de renseignements se rapportant à sa cause.

C.           Le projet Smallman et les agressions sexuelles non résolues

[16]                          Entre le mois de novembre 1982 et le mois de juillet 1988, plus de 25 agressions sexuelles ont été perpétrées à proximité des lieux des agressions pour lesquelles M. Henry avait été condamné. Ces nouvelles agressions présentaient des caractéristiques semblables à celles attribuées à M. Henry. Toutefois, il ne pouvait en être l’auteur puisqu’à l’époque, il était détenu. Il n’a pas été mis au courant de cette série d’agressions.

[17]                          En 2002, dans le cadre d’une initiative appelée le [traduction] « projet Smallman », la police de Vancouver a procédé à la réouverture d’enquêtes portant sur plusieurs agressions sexuelles non élucidées commises entre 1983 et 1988 et qui, selon ce qu’elle croyait, avaient été commises par un seul individu. La preuve génétique reliait M. McRae à 3 des agressions en question, et celui-ci a reconnu sa culpabilité à ces infractions en mai 2005.

[18]                          La similitude constatée tant en ce qui concerne les lieux géographiques que le modus operandi entre les agressions ultérieures et celles pour lesquelles M. Henry avait été condamné a amené le ministère public provincial à confier à un enquêteur indépendant le réexamen des condamnations de M. Henry. Conformément à la recommandation de cet enquêteur, le ministère public provincial a communiqué l’intégralité de sa preuve à M. Henry, notamment les renseignements recueillis au cours de l’enquête policière initiale qui auraient dû être communiqués au procès, ainsi que les renseignements découverts par la suite dans le cadre du projet Smallman. M. Henry a demandé avec succès la réouverture de son appel et a été libéré sous caution en attendant la tenue d’une audience sur le fond. Suivant la recommandation de l’enquêteur indépendant, le ministère public n’a pas contesté cette demande.

D.          Appel et acquittements de M. Henry

[19]                          Dans l’affaire Henry no 1, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a procédé pour la première fois à un examen au fond de l’appel de M. Henry. En octobre 2010, le juge Low, rédigeant l’opinion unanime de la cour, a relevé des erreurs importantes dans les directives du juge du procès au jury. Il a également conclu que les chefs d’accusation auraient dû être scindés et que le procès aurait dû être annulé après l’abandon, par le ministère public, de sa prétention suivant laquelle les éléments de preuve relatifs à chaque chef d’accusation devaient être traités comme une preuve de faits similaires. Ces erreurs auraient suffi pour permettre au juge Low d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Il a toutefois également estimé que la preuve dans son ensemble ne permettait pas d’établir l’identité de l’auteur des agressions et que les verdicts étaient par conséquent déraisonnables. Il a donc substitué l’acquittement à chacune des 10 déclarations de culpabilité prononcées contre M. Henry.

E.           La poursuite civile intentée par M. Henry

[20]                          En juin 2011, M. Henry a introduit une action au civil par laquelle il réclamait des dommages-intérêts à la Ville, au PGCB et au PGC pour le préjudice subi en conséquence de ses condamnations et de son incarcération injustifiées. Sa demande contre la Ville a trait à l’enquête menée au sujet des crimes pour lesquels il a été condamné et au défaut de la police de Vancouver d’informer le procureur du ministère public des infractions subséquentes qui ont plus tard fait l’objet d’une nouvelle enquête dans le cadre du projet Smallman. Sa demande contre le PGC a trait au rejet de ses diverses demandes de réexamen de ses déclarations de culpabilité. Je le répète, ces demandes ne sont pas en cause dans le présent pourvoi.

[21]                          Dans sa demande contre le PGCB, M. Henry allègue que le ministère public n’a pas communiqué l’intégralité des renseignements pertinents tant avant que durant son procès, ainsi qu’au cours des procédures ultérieures. Dans sa déclaration, M. Henry a plaidé diverses causes d’action : négligence, poursuite abusive, faute dans l’exercice d’une charge publique, abus de procédure et violation des droits qui lui sont garantis par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte . Le PGCB a demandé la radiation des causes d’action de M. Henry fondées sur la négligence et sur la Charte . En septembre 2012, le juge Goepel de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a radié la demande fondée sur la négligence au motif qu’elle était incompatible avec la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170 : Henry c. British Columbia (Attorney General), 2012 BCSC 1401 (« Henry no 2 »), par. 43-60. Le juge Goepel a permis que la demande de M. Henry fondée sur la Charte  suive son cours puisqu’elle reposait sur des allégations de malveillance. Il a toutefois fait observer que, s’il entendait réclamer en vertu de la Charte des dommages-intérêts contre le PGCB pour une conduite ne constituant pas de la malveillance, M. Henry devait demander l’autorisation de modifier ses actes de procédure (par. 61-72).

III.       Jugements des juridictions inférieures

A.          Cour suprême de la Colombie-Britannique, 2013 BCSC 665, 47 B.C.L.R. (5th) 335 (le juge Goepel)

[22]                          À la suite de la décision Henry no 2, M. Henry a demandé l’autorisation de modifier ses actes de procédure afin de réclamer contre le PGCB, en vertu de la Charte , des dommages-intérêts pour conduite non malveillante. Le PGCB a contesté cette demande en plaidant qu’une demande de dommages-intérêts fondée sur des allégations de conduite répréhensible du poursuivant exige une preuve de malveillance. Le juge de première instance a rejeté cet argument.

[23]                          Le juge Goepel a estimé que la jurisprudence sur les poursuites abusives ne réglait pas la question du seuil minimal exigé. S’appuyant sur l’arrêt de principe rendu par notre Cour en matière de dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte  dans l’affaire Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, il a fait observer que le par. 24(1) confère aux tribunaux un large pouvoir discrétionnaire leur permettant de déterminer la réparation convenable, et qu’on ne devrait pas restreindre ce pouvoir discrétionnaire « en l’enserrant dans un corset de conditions d’origine jurisprudentielle » (par. 28, citant l’arrêt Ward, par. 18). Il a toutefois reconnu qu’il peut être nécessaire, pour des raisons de principe, que les tribunaux fixent un seuil minimal de responsabilité pour qu’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  puisse être accueillie.

[24]                          Dans le cas de M. Henry, le juge Goepel a conclu qu’il fallait soupeser des considérations de principe divergentes pour en arriver au seuil approprié. Il a estimé qu’il y avait lieu de retenir un seuil moins élevé que celui de la malveillance, — en l’occurrence, celui qui s’applique en matière d’adjudication de dépens pour violation de la Charte  en matière criminelle. Citant l’arrêt rendu par notre Cour dans R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575 (« Dunedin »), le juge Goepel a fait observer qu’une condamnation à des dépens en vertu du par. 24(1) dans le cadre d’une instance criminelle ne se justifie que dans les cas restreints où la conduite du poursuivant déroge de façon marquée et inacceptable aux normes raisonnables que devraient respecter les poursuivants. Le juge Goepel a donc permis à M. Henry de modifier sa déclaration conformément à ce seuil de responsabilité.

B.           Cour d’appel de la Colombie-Britannique, 2014 BCCA 15, 53 B.C.L.R. (5th) 262 (le juge Hall, avec l’appui des juges MacKenzie et Stromberg-Stein)

[25]                          La Cour d’appel a accueilli à l’unanimité l’appel interjeté par le PGCB et a conclu que M. Henry n’avait pas le droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour les actes et les omissions non malveillants des avocats du ministère public.

[26]                          S’exprimant au nom de la Cour, le juge Hall s’est fortement appuyé sur la « trilogie » de notre Cour en matière de poursuites abusives — les arrêts Nelles, Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9, et Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339. Il a fait observer que suivant l’arrêt Nelles, les avocats du ministère public ne jouissent pas d’une immunité absolue, et que notre Cour avait confirmé le droit de réclamer au civil des dommages-intérêts d’un poursuivant ayant agi de façon délibérée de manière à entraver le cours de la justice. Citant l’arrêt Proulx, le juge Hall a fait remarquer que [traduction] « une action pour poursuite abusive peut s’avérer un recours efficace pour la personne lésée par la conduite répréhensible du poursuivant » (par. 23).

[27]                          Dans le même ordre d’idées, le juge Hall a estimé que le fait d’accorder aux demandeurs des dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour les indemniser des actes ou omissions entachés de malveillance du poursuivant leur offrirait un recours efficace en cas de violation de la Charte . Le juge Hall n’était toutefois pas disposé à aller plus loin. À son avis, le juge saisi de la demande avait commis une erreur en adoptant la norme moins exigeante de la faute élaborée dans la jurisprudence portant sur les dépens en matière criminelle. Cette norme — celle de la dérogation marquée et inacceptable par l’avocat du ministère public aux normes raisonnables qu’on s’attend qu’il respecte — s’apparentait à celle de la négligence grave et créerait [traduction] « une nouvelle forme de responsabilité des avocats du ministère public » (par. 20).

[28]                          Le juge Hall a écarté l’idée que l’arrêt Ward avait modifié les paramètres de la responsabilité civile des poursuivants. Il a insisté sur le fait que, dans l’arrêt Ward, notre Cour avait reconnu que des préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent militer contre l’adjudication de dommages-intérêts en vertu de la Charte , et que les causes d’action déjà existantes en droit privé peuvent offrir le seuil de responsabilité approprié dans un contexte donné.

[29]                          Le juge Hall a conclu qu’il était lié par la jurisprudence de notre Cour sur l’étendue de la responsabilité civile des poursuivants et que, par conséquent, il fallait appliquer le seuil de responsabilité de la malveillance. À son avis, [traduction] « on étendrait de façon injustifiée la portée des mots employés dans l’arrêt Ward si l’on concluait que la Cour suprême du Canada y modifiait les principes énoncés dans les arrêts Nelles et Miazga » (par. 29). Selon lui, si la responsabilité du poursuivant doit être élargie de manière à englober les réclamations fondées sur la négligence, cette initiative doit venir du législateur ou d’une juridiction de dernier ressort. Par conséquent, le juge Hall a accueilli l’appel et rejeté la demande de M. Henry en vue d’être autorisé à modifier ses actes de procédure.

IV.       Analyse

A.          Aperçu du seuil applicable à l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  dans les cas de défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements

[30]                          Une question constitutionnelle est posée dans la présente affaire :

                    Le paragraphe 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  autorise-t-il un tribunal compétent à condamner le ministère public au paiement de dommages-intérêts pour la conduite répréhensible du poursuivant lorsque nulle malveillance n’a été prouvée?

[31]                          Dans le contexte des demandes de M. Henry, je répondrais à cette question par l’affirmative. Lorsqu’un demandeur réclame des dommages-intérêts en vertu de la Charte  en alléguant que le défaut du ministère public de lui communiquer des éléments de preuve a eu pour effet de violer les droits que lui garantit la Charte , la preuve de la malveillance n’est pas requise. L’accusé dispose plutôt d’un droit d’action lorsqu’en violation de ses obligations constitutionnelles, le ministère public lui a causé un préjudice en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense et que le défaut de les communiquer pourrait porter atteinte à la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. Cette norme représente un seuil élevé pour qu’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  soit accueillie, mais elle est moins exigeante que la norme de la malveillance.

[32]                          Je vais préciser davantage plus loin le fondement juridique et la portée exacte de ce seuil. En résumé, celui-ci reconnaît que, bien que la malveillance n’offre pas un cadre d’analyse utile ou pratique pour répondre aux allégations de défaut injustifié des avocats du ministère public de communiquer des renseignements, les considérations d’ordre public sur lesquelles repose la jurisprudence de notre Cour en matière de poursuites abusives servent de base pour déterminer, dans le présent contexte, la véritable portée de la responsabilité du ministère public en matière de dommages-intérêts fondés sur la Charte .

[33]                          J’insiste sur l’expression « le présent contexte » parce qu’à mon avis, il n’est ni prudent ni nécessaire de décider si un seuil semblable s’appliquerait dans des circonstances où le défaut injustifié de communiquer des renseignements n’est pas en cause. La demande formulée par M. Henry contre le PGCB est fondée sur ses allégations suivant lesquelles l’avocat du ministère public a omis de lui communiquer certains renseignements pertinents. Il ne serait pas sage de spéculer sur d’autres types de conduite répréhensible du poursuivant qui pourrait contrevenir à la Charte , ou de fixer un seuil général applicable à toutes les demandes de ce genre contre le ministère public. Le seuil fixé en l’espèce peut fort bien servir de guide pour établir le seuil applicable à d’autres types de conduite répréhensible, mais la façon d’agir prudente consiste à aborder au fur et à mesure les situations qui se présenteront à l’avenir en tenant compte du dossier factuel et des arguments qui seront soumis.

B.           L’arrêt Ward fournit le cadre juridique applicable

[34]                          Aux termes du par. 24(1)  de la Charte ,

[t]oute personne, victime de violation ou de négation [de ses] droits ou libertés [. . .] peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Dans l’arrêt Ward, notre Cour a reconnu que le libellé du par. 24(1) est suffisamment large pour englober les demandes de dommages-intérêts pour violation de la Charte . Ces demandes sont présentées par une personne dans le cadre d’une action de droit public dirigée contre l’État pour violation des droits constitutionnels garantis à cette personne.

[35]                          Les dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte  constituent un outil puissant qui peut s’avérer une réponse concrète aux atteintes portées à des droits. Ils représentent également un domaine du droit qui évolue et qu’il faut laisser « se développer graduellement » : Ward, par. 21. Au moment de préciser les circonstances dans lesquelles l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  constituerait une réparation convenable et juste, les tribunaux doivent donc se garder de freiner l’émergence et le développement de cette importante réparation.

[36]                          L’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  ne constitue cependant pas une solution magique. Il ne s’agit que d’une des nombreuses réparations qui s’offrent aux victimes d’une violation des droits garantis par la Charte , et les cas d’ouverture à cette réparation ne sont pas illimités. Dans l’arrêt Ward, la Juge en chef propose un cadre d’analyse en quatre étapes pour déterminer la responsabilité de l’État en dommages-intérêts pour violation de la Charte  :

                    À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte  a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts. [par. 4]

[37]                          Selon ce cadre d’analyse, le demandeur a le fardeau initial d’établir une preuve prima facie. Il doit démontrer que l’État a violé l’un des droits que lui garantit la Charte  et que l’attribution de dommages-intérêts remplirait une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion. Une fois qu’il s’est acquitté de ce fardeau, il revient à l’État de réfuter la preuve du demandeur en faisant valoir des facteurs qui font contrepoids. La Juge en chef a signalé deux importantes considérations pouvant faire contrepoids, tout en maintenant qu’une « liste exhaustive » de ces considérations serait établie au fil du temps : Ward, par. 33.

[38]                          L’existence d’autres recours constitue la première considération faisant contrepoids. Le paragraphe 24(1) est une vaste disposition réparatrice qui prévoit une panoplie de réponses aux violations de la Charte , en plus des réparations pécuniaires. En outre, il peut y avoir un chevauchement important entre les actions intentées contre l’État en vertu du droit privé et celles intentées en vertu du par. 24(1). Lorsque l’État peut démontrer l’existence d’un autre recours permettant de répondre efficacement à une violation de la Charte  — sous le régime de la Charte  ou en droit privé —, une demande de dommages-intérêts peut être rejetée à la troisième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward. Par exemple, si un jugement déclarant qu’il y a eu violation de la Charte  permettait d’atteindre les objectifs que réaliserait autrement l’attribution de dommages-intérêts, une condamnation à des dommages-intérêts en sus d’un jugement déclaratoire serait superflue et, partant, ne serait pas convenable et juste dans les circonstances : Ward, par. 37.

[39]                          La seconde considération qui fait contrepoids — et celle en cause dans la présente affaire — a trait aux préoccupations relatives au bon gouvernement. L’arrêt Ward ne définit pas l’expression « préoccupations relatives au bon gouvernement » (par. 38), mais cette expression sert de formule succincte pour désigner les facteurs de principe justifiant que l’on restreigne les possibilités de recours en responsabilité civile contre l’État. Ainsi que la Juge en chef l’a fait observer :

. . . dans certaines situations, l’État pourrait démontrer que l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte  nuirait au bon gouvernement et devrait être limité aux cas où la conduite de l’État atteint un seuil minimal de gravité. [Je souligne; par. 39.]

C’est précisément l’argument que font valoir en l’espèce le PGCB, le PGC ainsi que les nombreux procureurs généraux qui sont intervenus à l’instance. Un thème commun se dégage de leur argumentation : si l’on fixe trop bas le seuil minimal de gravité dans le cas d’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  qui allègue une conduite répréhensible du ministère public, la possibilité pour les avocats du ministère public de s’acquitter de leurs importantes fonctions publiques s’en trouvera compromise et l’administration de la justice en souffrira.

[40]                          Ce thème commun trouve son expression dans un certain nombre de préoccupations de principe précises. Par exemple, les procureurs généraux soutiennent que le spectre de la responsabilité peut influencer la prise de décision des poursuivants et les mettre davantage « sur la défensive ». L’intérêt public est mal servi lorsque les avocats du ministère public sont animés par la crainte de poursuites civiles plutôt que par leur serment de poursuivre les criminels de façon équitable et efficace. Dans la même veine, les procureurs généraux prétendent qu’un seuil peu élevé déclencherait une avalanche de poursuites civiles et obligerait les poursuivants à consacrer trop de temps et d’énergie à justifier leur conduite devant le tribunal au lieu d’exercer leurs fonctions.

[41]                          J’expliquerai plus loin que ces préoccupations sont très concrètes et démontrent de manière convaincante la nécessité d’établir un seuil élevé afin de limiter la possibilité de recours en dommages-intérêts en vertu de la Charte .

[42]                          L’arrêt Ward offre un exemple d’une décision dans laquelle des raisons de politique générale justifiaient l’application d’un seuil de responsabilité plus élevé. Dans l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, notre Cour a refusé d’accorder des dommages-intérêts en vertu de la Charte  dans le cas d’une mesure prise par l’État conformément à une loi tenue pour valide à l’époque, mais subséquemment déclarée invalide, en l’absence d’un comportement de l’État « clairement fautif, [entaché] de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (par. 78). En d’autres mots, la Cour a reconnu aux agents de l’État une immunité restreinte à l’égard de mesures prises de bonne foi en vertu d’une loi que l’on croyait valide. Citant l’arrêt Mackin, la Juge en chef a fait remarquer dans Ward que, « sauf en cas de conduite atteignant le seuil minimal », aucune cause d’action en dommages-intérêts fondée sur la Charte  n’est retenue en pareilles circonstances (par. 39).

[43]                          L’imposition d’un seuil de responsabilité plus élevé aura des conséquences à l’étape des actes de procédure. Pour résister à une requête en radiation, le demandeur doit alléguer des faits suffisants pour révéler une cause d’action raisonnable : voir R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45. Si la prétendue violation de la Charte  survient dans un contexte où les tribunaux ont imposé un seuil de responsabilité plus élevé, le demandeur doit préciser des faits qui, s’ils étaient prouvés, seraient suffisants pour établir que la conduite de l’État atteint le seuil de gravité requis. L’omission de préciser de tels faits sera fatale à la demande. Ayant ces principes à l’esprit, je passe au seuil applicable au défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements.

C.           Établissement du seuil d’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements

(1)         La « malveillance » n’offre pas un seuil de responsabilité utile dans les cas de défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements

[44]                          Le PGCB, le PGC ainsi que les procureurs généraux intervenants affirment tous que la conduite du ministère public doit constituer de la « malveillance » — au sens du délit de poursuite abusive — pour engager la responsabilité ouvrant droit à des dommages-intérêts en vertu de la Charte . Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’expliquerai, la norme de la malveillance se prête mal à la tâche de statuer sur des allégations de défaut injustifié de communiquer des renseignements.

a)            La norme de la malveillance formulée dans la jurisprudence relative aux poursuites abusives

[45]                          La norme de la malveillance a été examinée à fond dans la trilogie de notre Cour sur les poursuites abusives : les arrêts Nelles, Proulx et Miazga. Dans Nelles, la Cour a jugé que les procureurs de la Couronne ne jouissent pas d’une immunité absolue contre les réclamations civiles. Le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a estimé que des considérations de principe militent uniquement en faveur d’une immunité restreinte, et que les procureurs de la Couronne ne sont pas à l’abri des réclamations pour poursuite abusive. Il a énoncé comme suit les quatre éléments constitutifs du délit civil de poursuite abusive : (1) les procédures « ont été engagées par le défendeur »; (2) le tribunal « a rendu une décision favorable au demandeur »; (3) le défendeur n’avait pas « de motif raisonnable et probable » d’engager les procédures; et (4) la conduite du défendeur était caractérisée par une « intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l’application de la loi » (p. 192-193).

[46]                          C’est en ces termes que le juge Lamer a décrit le dernier élément :

L’élément obligatoire de malveillance équivaut en réalité à un « but illégitime ». [. . .] [L]a malveillance [traduction] « veut dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel » [. . .] Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l’absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d’un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de « représentant de la justice ». À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. [Souligné dans l’original; référence omise.]

(Nelles, p. 193-194)

[47]                          Dans Proulx, la Cour a appliqué cette norme dans le contexte du droit civil québécois. Les juges Iacobucci et Binnie ont confirmé que la malveillance exige « plus que l’insouciance ou la négligence grave » (par. 35). Le demandeur doit plutôt démontrer « un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale » (ibid.). Dans l’affaire Proulx, le demandeur était parvenu à établir la malveillance sur la base de faits « très exceptionnels » (par. 44). Selon les juges Iacobucci et Binnie, le ministère public avait fait « un effort conscient en vue d’obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix » en trompant le tribunal, et a ainsi outrepassé son rôle de représentant de la justice (par. 41 et 45). En outre, les actes du poursuivant étaient motivés par un but illégitime, car il a permis que sa fonction serve les desseins d’un particulier. Vu ces circonstances, sa conduite représentait « un usage illégitime du pouvoir de poursuivre » qui a franchi la limite fixée dans Nelles (par. 44-45).

[48]                          Miazga est l’arrêt le plus récent de notre Cour portant sur le délit civil de poursuite abusive. La juge Charron y a rappelé que « l’élément de la malveillance sous forme de but illégitime est la clé pour prouver le caractère abusif des poursuites » (par. 8). Cette norme élevée lui semblait justifiée par le besoin d’accorder aux poursuivants une certaine indépendance vis-à-vis du contrôle judiciaire :

D’emblée, il appert de ses éléments constitutifs que le délit civil de poursuites abusives vise la décision d’engager ou de continuer une poursuite criminelle. Prise par un procureur de la Couronne, cette décision constitue l’un des éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, de sorte qu’elle « ne relève pas de la compétence légitime du tribunal » suivant le principe de l’indépendance du ministère public consacré par la Constitution . . . [Référence omise; par. 6.]

[49]                          Un principe fondamental veut que l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites échappe au contrôle judiciaire, sous réserve uniquement de la règle de l’abus de procédure : voir R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 48; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 32. Il est possible de conclure à l’existence d’un abus de procédure lorsque la conduite du ministère public « choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc-jeu et de la décence » : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 41. La présence de mauvaise foi et de motifs illégitimes peut signaler une conduite de ce genre : voir R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566, par. 68; Anderson, par. 49.

[50]                          Vue sous cet angle, la norme de la malveillance visée par le délit civil de poursuite abusive s’applique généralement comme pendant, en droit privé, de la règle de l’abus de procédure. La Cour a clairement établi le lien entre ces deux normes dans Miazga :

                    L’accusé poursuivi à tort au pénal par suite du comportement abusif du procureur de la Couronne dispose d’un recours au civil. Toutefois, comme dans le cas de l’abus de procédure, il doit satisfaire à des conditions strictes de façon que le tribunal ne mette pas simplement en doute rétrospectivement la décision prise à l’issue de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public en matière de poursuites. [Je souligne; par. 49.]

En soulignant ce lien, je dois affirmer clairement que la malveillance et l’abus de procédure sont des normes distinctes ayant chacune son propre champ d’application en droit privé et en droit public. Cela dit, ils partagent le même objet : il s’agit de normes rigoureuses conçues délibérément pour s’appliquer uniquement dans les cas de comportement très grave qui mine l’intégrité du processus judiciaire. En préservant ce critère exigeant d’intervention judiciaire, on peut protéger convenablement l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[51]                          De toute évidence, le demandeur ne satisfera à la norme de la malveillance que dans les cas exceptionnels où il peut établir, selon la prépondérance des probabilités, que la décision du poursuivant d’engager ou de continuer une poursuite était motivée par un but ou un motif illégitime. Ce but ou motif illégitime doit être tout à fait incompatible avec le rôle de l’avocat du ministère public en tant que représentant de la justice. C’est ce que précise clairement l’arrêt Miazga. Comme l’a fait observer la juge Charron, « [p]our établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le poursuivant a délibérément abusé des pouvoirs du procureur général ou qu’il a perverti le processus de justice criminelle » (par. 80 (en italique dans l’original)). Elle a poursuivi en signalant que la conduite qui témoigne simplement de l’« incompétence, [l’]inexpérience, [du] manque de discernement ou de professionnalisme, de [la] paresse, de [l’]insouciance, [d’une] erreur de bonne foi, de [la] négligence ou même de [la] négligence grave » n’atteindra nécessairement pas le seuil de la malveillance (par. 81 (je souligne)).

b)            La norme de la malveillance ne s’applique pas aux demandes de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour défaut injustifié de communiquer des renseignements

[52]                          Les procureurs généraux invoquent plusieurs arguments favorables à l’imposition de la malveillance comme seuil de responsabilité à atteindre pour justifier l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  en l’espèce. Ces arguments se résument en fait à une seule thèse fondamentale : la mise en balance des considérations de principe retenues dans Nelles — qui a amené notre Cour à établir une immunité restreinte protégeant les poursuivants contre toute responsabilité délictuelle en l’absence d’une démonstration de malveillance — tranche également la présente affaire. En fait, le PGCB soutient essentiellement que [traduction] « la cause d’action précise alléguée n’a rien à voir avec la raison de principe qui sous-tend l’immunité » (m.i., par. 38). Autrement dit, il importe peu que la demande en cause soit présentée en vertu du par. 24(1)  de la Charte . Pour que l’immunité restreinte établie dans Nelles soit efficace, il faut la considérer comme un principe général de droit qui s’applique autant à une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  qu’à une action en responsabilité délictuelle (ibid., par. 69-71).

[53]                          Le PGCB fait valoir un certain nombre d’éléments à l’appui de cette thèse. Premièrement, il soutient que, dans Nelles, la Cour [traduction] « a tenu pour acquis qu’une règle d’immunité s’appliquerait tout autant à une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  » et que « cette considération figurait parmi celles qui avaient amené la Cour à écarter l’immunité absolue » en faveur d’une immunité restreinte fondée sur la malveillance (m.i., par. 60). Pour appuyer cette affirmation, il cite le passage suivant de Nelles :

                    Accorder aux poursuivants une immunité absolue revient à leur donner toute latitude pour léser les droits individuels. Non seulement l’immunité absolue réduit à néant le droit des particuliers d’intenter des actions, mais en outre, me semble-t-il, il se peut qu’elle rende impossible l’exercice d’un recours en vertu du par. 24(1)  de la Charte . [p. 195]

Selon le PGCB, on a opté pour une immunité restreinte plutôt que l’immunité absolue afin de conserver la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts en responsabilité délictuelle et en vertu de la Charte , et la Cour indique donc implicitement dans Nelles que le seuil de responsabilité à atteindre dans le cas des actions en responsabilité délictuelle s’appliquerait nécessairement aux demandes fondées sur le par. 24(1).

[54]                          Deuxièmement, le PGCB souligne que l’arrêt Ward fait expressément le lien entre la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour inconduite du poursuivant et le délit civil de poursuite abusive :

                    Différentes situations appelleront sans doute différents seuils, comme c’est le cas en droit privé. Par exemple, pour qu’une poursuite soit jugée abusive, il faut prouver une « intention malveillante », vu le pouvoir éminemment discrétionnaire et le rôle quasi judiciaire des procureurs [. . .]. Dans certains cas pertinents, les seuils et les moyens de défense issus du droit privé peuvent aider à déterminer si l’octroi de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) est « convenable et juste ». Certes, le seuil de responsabilité applicable sous le régime de la Charte  est distinct et indépendant de celui établi en droit privé, mais les causes d’action existantes contre les représentants de l’État recèlent une certaine « sagesse pratique » à l’égard du genre de situations où il serait convenable ou non de contraindre l’État à verser des dommages-intérêts.

(Ward, par. 43)

Selon le PGCB, la norme de la malveillance établie dans Nelles puis explicitée dans Proulx et Miazga a résisté à l’épreuve du temps et constitue une norme solide et pratique pour les poursuites civiles engagées contre les poursuivants. Elle recèle une « sagesse pratique » et représente un « juste équilibre » entre des préoccupations opposées — d’une part, [traduction] « la nécessité de veiller à ce que la common law soit adaptée aux réclamations pour poursuite abusive » et, d’autre part, « les considérations de principe puissantes qui appuient l’existence d’une immunité restreinte » (m.i., par. 72). De l’avis du PGCB, il n’y a aucune raison d’écarter ce juste équilibre lorsqu’une demande pour inconduite du poursuivant prend la forme d’une demande de dommages-intérêts fondée sur le par. 24(1)  de la Charte . Bien que les seuils de responsabilité élaborés sous le régime de la Charte  soient censés être distincts de ceux en droit privé, les immunités de common law ne devraient pas pour autant être simplement abandonnées en présence d’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte .

[55]                          Troisièmement, le PGCB soutient que le fait de soustraire les demandes fondées sur le par. 24(1) à la norme de la malveillance aurait des conséquences néfastes. Si un demandeur peut avoir gain de cause grâce à l’application, à une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte , d’un seuil de responsabilité moins élevé que le seuil applicable à un délit civil connexe en common law, l’immunité restreinte perdra une bonne partie de sa force et le juste équilibre des considérations de principe établi dans Nelles s’en trouvera ébranlé.

[56]                          Soit dit en tout respect, j’estime que ces éléments ne sont pas convaincants. À mon sens, l’arrêt Nelles et ceux rendus dans sa foulée ne permettent pas de trancher la présente affaire, et la malveillance ne fournit pas un seuil de responsabilité utile dans le cas des demandes de dommages-intérêts fondées sur la Charte  dans lesquelles on allègue le défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements. J’arrive à cette conclusion pour plusieurs raisons.

[57]                          En premier lieu, la norme de la malveillance est fermement enracinée dans le délit de poursuite abusive, qui a son propre historique et son propre objet. Le délit civil a été créé par les tribunaux au XVIIIe siècle, à une époque où les poursuites pénales étaient le fait de particuliers : Miazga, par. 42. Cette particularité de l’histoire devrait nous donner matière à réflexion lorsque nous sommes appelés à transposer des éléments de ce délit dans de nouveaux contextes qui vont bien au-delà de ceux envisagés au moment de sa création. La juge Charron a fait la mise en garde suivante dans Miazga :

Étant donné que le délit de poursuites abusives est antérieur à notre système actuel de poursuites pénales publiques, les tribunaux doivent se garder de simplement appliquer les principes issus d’affaires opposant des personnes privées aux litiges dans lesquels le ministère public est partie défenderesse, sans faire les adaptations nécessaires. [par. 44]

[58]                          En deuxième lieu, il faut garder à l’esprit l’objet du délit de poursuite abusive lorsqu’on décide s’il y a lieu d’élargir la portée de la norme de la malveillance. Rappelons que la faute visée par ce délit est la décision d’engager ou de continuer une poursuite au motif illégitime. Par contre, la faute reprochée en l’espèce est nettement différente — le défaut du ministère public de s’acquitter de son obligation constitutionnelle de communiquer à M. Henry des renseignements pertinents.

[59]                          La norme de la malveillance s’applique mal dans les affaires où l’inconduite alléguée est le défaut de communiquer des renseignements. Pour établir la malveillance, il faut démontrer que le poursuivant avait un but illégitime. Cet examen du « but illégitime » est approprié lorsque la conduite reprochée est une décision hautement discrétionnaire comme celle d’engager ou de continuer une poursuite, parce que la meilleure façon d’évaluer la prise d’une décision discrétionnaire est de le faire en fonction des motifs du décideur. Contrairement à la décision d’engager ou de continuer une poursuite, la décision de communiquer des renseignements pertinents n’est pas de nature discrétionnaire. La communication des renseignements est plutôt une obligation constitutionnelle dont doit s’acquitter convenablement le ministère public, en harmonie avec le droit d’un accusé de présenter une défense pleine et entière que garantissent l’art. 7  et l’al. 11 d )  de la Charte  : voir R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 336; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 5.

[60]                          Je reconnais volontiers que les décisions en matière de communication de renseignements sont souvent le fruit d’une réflexion ardue. Comme le fait remarquer l’intervenant le procureur général de l’Ontario, ces décisions peuvent exiger la prise en considération de nombreux facteurs, tels que la question de savoir si les renseignements font l’objet de protections particulières accordées aux plaignants dans des affaires d’agression sexuelle, des considérations particulières relatives à des documents très délicats, ou l’un des divers privilèges qui s’appliquent aux renseignements recueillis au cours d’une poursuite pénale. Même la question élémentaire de la pertinence peut être difficile à résoudre avant que le ministère public ne soit informé de la thèse de la défense et lorsque les demandes de communication ne sont ni expliquées, ni précisées. En outre, l’obligation de communication est constante, ce qui oblige les poursuivants à évaluer sans arrêt les renseignements en leur possession.

[61]                          Toutefois, bien que je reconnaisse que les décisions en matière de communication de renseignements posent des défis pour les poursuivants, elles n’ont pas le caractère hautement discrétionnaire de la décision d’engager ou de continuer une poursuite. Comme l’indiquent les guides en matière de poursuites partout au Canada, la décision de porter des accusations est régie par deux facteurs principaux : premièrement, l’existence d’une possibilité raisonnable d’obtenir une déclaration de culpabilité et, deuxièmement, l’opportunité de la poursuite eu égard à l’intérêt public. De toute évidence, le facteur de « l’intérêt public » confère un pouvoir discrétionnaire considérable aux avocats du ministère public. Ce pouvoir discrétionnaire leur donne une telle latitude que la seule façon plausible de le contester consiste à évaluer les motifs sous-jacents. Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire de ce genre dans le contexte de la communication des renseignements, et il est donc inutile d’exiger la preuve d’un but illégitime dans le cadre d’une action pour défaut injustifié de communiquer des renseignements. Puisque les décisions en matière de communication des renseignements ne sont pas de nature discrétionnaire, les motifs du poursuivant qui ne dévoile pas certains renseignements à l’accusé n’ont aucune importance.

[62]                          Troisièmement, la décision d’engager ou de continuer une poursuite est prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel du poursuivant alors que ce n’est pas le cas des décisions en matière de communication. Que ce soit en droit privé ou en droit public, le seuil à atteindre pour s’immiscer dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire essentiel doit être élevé, car il met nettement en jeu l’indépendance des poursuivants. Comme l’a conclu notre Cour dans Krieger :

                    [L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites »] [. . .] vise l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices.

                    . . .

. . . ces pouvoirs émanent du rôle du titulaire de la charge à titre de conseiller juridique et de représentant de l’État. Dans notre système gouvernemental, c’est le souverain qui a le pouvoir de poursuivre ses sujets. Les autres organes du gouvernement ne peuvent pas modifier une décision que le procureur général ou l’un de ses mandataires a prise dans l’exercice du pouvoir que le souverain lui a délégué. Par conséquent, les tribunaux [. . .] font preuve de retenue à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. [par. 43 et 45]

La malveillance et l’abus de procédure constituent donc tous deux des seuils très élevés qui ont été délibérément retenus pour soustraire les fonctions essentielles du poursuivant au contrôle judiciaire. Par contre, les décisions en matière de communication de renseignements ne ressortissent pas à son pouvoir discrétionnaire essentiel :

Dans l’arrêt Stinchcombe, [. . .] notre Cour a conclu que le ministère public est tenu de communiquer à la défense tous les renseignements pertinents. [. . .] [B]ien que le procureur du ministère public conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer des renseignements non pertinents, la communication d’éléments de preuve pertinents est affaire non pas de pouvoir discrétionnaire, mais plutôt d’obligation de sa part. [ibid., par. 54]

[63]                          Dans Anderson, notre Cour a déclaré que « le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de porter atteinte aux droits que la Charte  garantit à un accusé », et que « le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne protège aucunement le procureur du ministère public qui ne s’est pas acquitté de ses obligations constitutionnelles, par exemple celle de communiquer adéquatement la preuve à la défense » (par. 45). Il faut croire que les décisions en matière de communication de la preuve ne bénéficient pas nécessairement de la même protection contre le contrôle judiciaire que la décision d’engager ou de continuer une poursuite. D’ailleurs, la communication des renseignements fait couramment l’objet d’un contrôle judiciaire lors des procès criminels. Ce contrôle ne dépend pas de la démonstration d’un abus de procédure. De même, dans une action en dommages-intérêts fondée sur la Charte , un seuil inférieur à la malveillance est justifié lorsque le tribunal est appelé à décider si le ministère public doit être tenu responsable d’un défaut injustifié de communiquer des renseignements.

[64]                          Enfin, une interprétation téléologique du par. 24(1) milite à l’encontre de la norme de la malveillance. Notre Cour a conclu dans Dunedin que, « comme toutes les autres dispositions de la Charte , le par. 24(1) commande une interprétation large et téléologique [. . .] et doit être interprété de la manière la plus généreuse qui soit compatible avec la réalisation de son objet » (par. 18). En accordant aux demandeurs des « réparations efficaces », le par. 24(1) garantit la protection des droits et il est crucial pour la structure globale de la Charte  parce qu’« un droit, aussi étendu soit-il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus » (ibid., par. 19-20).

[65]                          Dans Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, les juges Iacobucci et Arbour ont souligné l’importance de donner une interprétation téléologique aux réparations fondées sur le par. 24(1) :

                    L’interprétation téléologique des réparations dans le contexte de la Charte  actualise l’ancienne maxime ubi jus, ibi remedium, là où il y a un droit, il y a un recours. Plus particulièrement, cette interprétation comporte au moins deux exigences, à savoir, premièrement, favoriser la réalisation de l’objet du droit garanti (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations adaptées à la situation), et deuxièmement, favoriser la réalisation de l’objet des dispositions réparatrices (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations efficaces). [Souligné dans l’original; par. 25.]

Selon moi, le fait de restreindre aux cas où le ministère public a agi avec malveillance la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts en vertu de la Charte  pour défaut injustifié de communiquer des renseignements offrirait aux demandeurs une réparation qui n’est ni adaptée à la situation, ni efficace. Une norme de malveillance fondée sur un « but illégitime » place la barre trop haut et ne constitue pas une réponse adéquate à la conduite en cause de l’État. De même, elle ne convient pas dans le contexte de la communication de renseignements. Il est préférable d’appliquer un seuil adapté spécifiquement à ce contexte.

[66]                          Pour ces motifs, je rejette l’application de la norme de la malveillance. Ce faisant, je ne cherche aucunement à miner la jurisprudence de notre Cour sur les poursuites abusives. L’immunité restreinte établie dans Nelles régit toujours les actions en responsabilité délictuelle pour poursuite abusive. De plus, comme je l’expliquerai, bien que la norme de la malveillance ne s’applique pas directement, les considérations de principe énoncées dans Nelles éclairent le seuil de responsabilité applicable en l’espèce.

(2)         Les préoccupations de principe qui appuient le seuil de responsabilité applicable en cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements

[67]                          La communication de la preuve est l’une des obligations fondamentales incombant au ministère public dans une poursuite pénale. Le ministère public a le devoir de communiquer à la défense les renseignements pertinents et cette obligation est constante. Ce fardeau rigoureux et parfois lourd qui incombe au ministère public garantit la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière. D’ailleurs, c’est précisément la raison pour laquelle, il y a plus de 20 ans, la Cour a confirmé dans Stinchcombe le droit constitutionnel à la communication des renseignements :

                    . . . il y a surtout [une] crainte prépondérante que la non-divulgation n’empêche l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Ce droit reconnu par la common law a acquis une nouvelle vigueur par suite de son inclusion parmi les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . [. . .] Le droit de présenter une défense pleine et entière constitue un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables. [Référence omise; p. 336.]

[68]                          Les Canadiens et les Canadiennes s’attendent donc, à juste titre, à ce que le ministère public s’acquitte de ses obligations de communication avec diligence et rigueur. Dans l’ensemble, les procureurs du ministère public qui œuvrent en première ligne de notre système de justice pénale dépassent chaque jour ces attentes. Je m’arrête ici pour souligner que les allégations de défaut de communiquer des renseignements formulées par M. Henry découlent principalement d’événements survenus avant l’arrêt Stinchcombe, à une époque où les pratiques du ministère public en matière de communication de renseignements étaient moins rigoureuses qu’elles ne le sont aujourd’hui. Néanmoins, notre système demeure imparfait et le défaut injustifié de communiquer des renseignements n’est pas qu’une simple hypothèse : il peut se produire et se produit effectivement, occasionnant parfois des coûts humains énormes et portant gravement atteinte à l’administration de la justice.

[69]                          Par ailleurs, tous les manquements à la communication des renseignements n’ont pas la même gravité. Une conduite hautement blâmable, telle la suppression délibérée d’éléments de preuve cruciaux en vue de l’obtention d’une déclaration de culpabilité à tout prix, se situe à une extrémité du spectre. On trouve à l’autre extrémité les erreurs de jugement commises de bonne foi quant à la pertinence de certains renseignements indirects. Ces deux scénarios constituent des atteintes aux droits que la Charte  garantit à l’accusé. Pourtant, ces scénarios n’ont manifestement pas la même force persuasive pour ce qui est de justifier l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte .

[70]                          Vu la complexité de nombreuses décisions en matière de communication de la preuve, les tribunaux doivent être excessivement réticents à fixer un seuil de responsabilité qui donnerait lieu à l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  même dans des cas mineurs de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Les avocats du ministère public font parfois des erreurs de bonne foi. À mon avis, exposer les poursuivants au risque que leur responsabilité soit engagée chaque fois que pareilles erreurs sont commises nuirait au bon exercice de leurs fonctions. Fixer un seuil de responsabilité trop bas risquerait grandement d’entraîner la multiplication des poursuites en dommages-intérêts sans fondement contre le ministère public.

[71]                          Il faut tenir compte de ces préoccupations impérieuses relatives au bon gouvernement — évoquées dans l’arrêt Nelles et les jugements rendus dans sa foulée — pour établir le seuil de responsabilité qui convient aux cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Comme l’a déclaré la Juge en chef dans Ward, « les considérations sous-jacentes de politique générale qui interviennent dans la décision d’ordonner à des représentants de l’État de verser des dommages-intérêts de droit privé peuvent être pertinentes lorsqu’il s’agit de contraindre directement l’État à verser des dommages-intérêts de droit public » (par. 22). Je tiens à souligner deux préoccupations de politique générale qui se dégagent de la trilogie sur les poursuites abusives. Premièrement, le seuil de responsabilité doit faire en sorte que les avocats du ministère public ne soient pas détournés de leurs fonctions publiques importantes par l’obligation de se défendre contre une multitude de poursuites civiles. Deuxièmement, ce seuil doit permettre d’éviter un « effet paralysant » généralisé sur le comportement des poursuivants.

[72]                          La première préoccupation — le détournement des fonctions — fait ressortir la nécessité d’un seuil de responsabilité élevé. Dans le processus de communication de la preuve, les erreurs sont assurément l’exception et non la règle. Cela dit, si chaque cas mineur de défaut injustifié de communiquer des renseignements exposait les poursuivants à la responsabilité à l’égard des dommages-intérêts en vertu de la Charte , ils consacreraient beaucoup de leur temps et de leur énergie limités à se défendre contre des poursuites plutôt qu’à faire leur travail. Ils [traduction] « seraient constamment empêtrés dans une avalanche de procédures civiles interlocutoires et de procès civils », un résultat qui « n’augurerait rien de bon pour le rendement des [procureurs du ministère public] et la qualité de notre système de justice pénale » : Elguzouli-Daf c. Commissioner of Police of the Metropolis, [1995] Q.B. 335 (C.A.), p. 349. Cette avalanche comprendrait sans aucun doute quelques réclamations solides pour défaut injustifié de communiquer des renseignements, mais apporterait invariablement son lot de réclamations sans fondement dont chacune devrait être contestée au détriment des fonctions essentielles du ministère public. L’intérêt collectif des Canadiens et Canadiennes est mieux servi lorsque les avocats du ministère public peuvent se concentrer sur leur responsabilité première : la poursuite équitable et efficace des criminels. À mon sens, le seuil de responsabilité doit permettre l’audition sur le fond des demandes solides tout en empêchant une prolifération de demandes marginales.

[73]                          La deuxième préoccupation de principe — l’effet paralysant sur les avocats du ministère public — milite aussi en faveur d’un seuil de responsabilité élevé. La crainte de la responsabilité civile risque d’amener les poursuivants à adopter une approche défensive. Il en résulterait notamment des décisions en matière de communication de la preuve motivées moins par les principes juridiques que par des efforts calculés pour se prémunir contre le spectre de la responsabilité. L’intérêt public est compromis lorsque la prise de décisions en matière de poursuites est influencée par des considérations étrangères au rôle du poursuivant en tant qu’officier quasi judiciaire.

[74]                          Pour ces motifs, je conclus que les préoccupations relatives au bon gouvernement commandent un seuil qui limite sensiblement la portée de la responsabilité en cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements. À mon sens, la norme adoptée par le juge de première instance, laquelle s’apparente à la négligence grave, n’offre pas de limites suffisantes. Comme je l’expliquerai, une norme du type de celle de la négligence pose d’importants problèmes et doit être rejetée.

[75]                          M. Henry plaide qu’un seuil encore plus bas — une simple violation de la Charte  sans autre élément de faute — devrait s’appliquer dans ce contexte. C’est la solution que proposent la Juge en chef et la juge Karakatsanis. Plus particulièrement, elles adoptent sans le modifier le cadre retenu dans Ward et, pour limiter la responsabilité, elles s’appuient à la troisième étape de l’analyse sur l’examen au cas par cas des considérations de principe, plutôt que sur un seuil de responsabilité plus élevé. J’estime, avec égards, que cette solution ne tient pas compte des préoccupations pratiques et de principe impérieuses qui justifient une limitation de la responsabilité du poursuivant.

[76]                          Durant plus de deux décennies, notre Cour a fermement affirmé le principe suivant lequel la responsabilité du poursuivant doit être soigneusement circonscrite. Selon mes collègues, l’arrêt Nelles et ceux rendus dans sa foulée ne sont pas pertinents à la présente affaire. Elles estiment que notre jurisprudence relative aux poursuites abusives n’a aucune incidence en l’espèce puisque « [l’]obligation légale [en matière de communication de la preuve pertinente] qui incombe au ministère public ne fait pas intervenir le même pouvoir discrétionnaire que celui qu’a examiné la Cour dans les affaires Nelles et Miazga » (par. 128). Je conviens qu’il existe des distinctions importantes entre la décision discrétionnaire du ministère public d’engager ou de continuer une poursuite et ses obligations en matière de communication de la preuve. Toutefois, les préoccupations de principe que soulève la trilogie des décisions relatives aux poursuites abusives ne se limitent pas à l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Selon moi, ces préoccupations ont une portée plus vaste et elles entrent en jeu dès lors qu’il existe un risque d’entraver indûment la possibilité, pour les poursuivants, d’exercer en toute liberté leurs fonctions dans l’intérêt de l’administration de la justice.

[77]                          La proposition de mes collègues permettrait aux demandeurs de réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte  en se fondant sur toute allégation que le ministère public a manqué à ses obligations en matière de communication de la preuve — que le défaut injustifié de communiquer des renseignements soit intentionnel, qu’il soit attribuable à la négligence ou qu’il soit accidentel. Soit dit en tout respect, cette proposition ratisse trop large et expose les poursuivants à une responsabilité d’une portée sans précédent susceptible de gêner l’exercice de leur fonction publique essentielle.

[78]                          Je ne doute pas que les considérations pouvant faire contrepoids invoquées à la troisième étape de l’analyse dans Ward puissent contrecarrer un bon nombre de demandes — qui n’aboutiraient en fin de compte qu’à des dommages-intérêts modestes à la quatrième étape, si le demandeur devait avoir gain de cause au procès. Toutefois, vu l’absence d’un seuil de responsabilité, une demande fondée sur un manquement relativement mineur qui a causé peu de tort au demandeur pourrait bien résister à une requête en radiation à l’étape des actes de procédure et pourrait mener à l’attribution de dommages-intérêts. Avec égards, je crains que la solution que proposent mes collègues risque de déclencher une avalanche de demandes marginales.

[79]                          Mes collègues laissent entendre que leur proposition ne détournerait pas les représentants du ministère public de leurs fonctions. Selon elles, puisque l’analyse porterait essentiellement sur « l’existence et la pertinence des documents [non communiqués] et non les questions plus complexes de savoir comment le ministère public aurait dû ou aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire », le rôle du poursuivant dans l’instance civile serait limité (par. 132). Avec égards, je ne suis pas d’accord. Selon moi, un examen détaillé de la conduite du poursuivant est inévitable. Un tel examen serait nécessaire, par exemple, pour déterminer si des considérations ponctuelles militent contre l’attribution de dommages-intérêts, ou pour fixer le montant des dommages-intérêts à accorder au demandeur qui a gain de cause.

[80]                          De même, mes collègues laissent entendre que leur solution n’aurait pas d’effet paralysant — premièrement, parce que la conduite du ministère public est déjà strictement encadrée par l’obligation de communiquer les renseignements pertinents, et deuxièmement, parce que « c’est l’État et non le poursuivant à titre individuel qui peut être tenu responsable » (par. 129). Avec égards, ce n’est pas mon avis. Comme je l’ai expliqué, même si l’obligation de communiquer les renseignements n’est pas discrétionnaire, il y a inévitablement des décisions exigeant une réflexion ardue. Ces décisions devraient être motivées par l’application des principes juridiques et non par la crainte de poursuites civiles. De plus, le fait que les demandes de dommages-intérêts soient présentées contre l’État et non contre les poursuivants à titre individuel n’atténue pas cette crainte. Comme tous les avocats, les représentants du ministère public sont des professionnels qui protègent jalousement leur réputation, et la motivation des gestes qu’ils posent ne se limite pas à des conséquences financières personnelles.

[81]                          Je suis d’accord avec mes collègues pour dire que M. Henry allègue des cas très graves de défaut de communiquer des renseignements qui manifestent une indifférence consternante à l’égard des droits que lui garantit la Charte . Les allégations de sa demande respectent le seuil de responsabilité que je propose. Toutefois, nous devons nous garder de retenir le cas exceptionnel de M. Henry pour justifier un élargissement important de la responsabilité du poursuivant. Ce n’est qu’en maintenant la responsabilité à l’intérieur de limites strictes que nous pouvons assurer un équilibre raisonnable entre la réparation de violations graves des droits et la préservation du bon fonctionnement de notre système de poursuites pénales.

D.     L’application du seuil relatif à l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  en cas de défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements

[82]                          Comme nous l’avons vu, une cause d’action en dommages-intérêts fondée sur la Charte  existe lorsque le ministère public, en violation de ses obligations constitutionnelles, cause un préjudice à l’accusé en retenant délibérément des renseignements alors qu’il sait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense et que le défaut injustifié de les communiquer porterait vraisemblablement atteinte à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière. J’examine maintenant la question de savoir comment cette norme s’appliquera en pratique.

(1)         Les préoccupations de principe peuvent encore être prises en compte au cas par cas

[83]                          Il ne faut pas croire qu’en fixant un seuil de responsabilité plus élevé, j’affirme qu’il n’y pas d’autres préoccupations relatives au bon gouvernement susceptibles de faire échec à une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte  dans le contexte du défaut injustifié de communiquer des renseignements. Des préoccupations de principe propres à une affaire donnée peuvent militer contre l’attribution de dommages-intérêts, et ce, même si le demandeur a satisfait au seuil de responsabilité plus élevé. À titre d’exemple, le demandeur peut disposer d’une autre réparation appropriée en vertu de la Charte  ou en droit privé. Lorsqu’une préoccupation de principe propre à l’affaire milite contre l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte , une telle réparation peut à bon droit être refusée.

(2)         Ce que doit établir le demandeur pour qu’il soit satisfait au seuil de responsabilité dans les cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements

[84]                          Le seuil de responsabilité est adapté au contexte du défaut injustifié de communiquer des renseignements. On ne s’interroge pas sur le mobile du ministère public ou sur l’objectif poursuivi par celui-ci, s’agissant là de concepts qui conviennent mieux aux situations où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites est contesté. L’accent porte plutôt sur deux éléments clés : l’intention du poursuivant et sa connaissance de fait ou présumée. Plus particulièrement, le demandeur aura une cause d’action contre l’État — sous réserve de la preuve du lien de causalité — lorsqu’un poursuivant porte atteinte aux droits que la Charte  garantit à l’accusé, en retenant délibérément des renseignements alors qu’il sait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements sont importants pour la défense et que le fait de ne pas les communiquer portera vraisemblablement atteinte à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière.

[85]                          Que l’examen ait lieu au stade des actes de procédure ou au procès, la même formulation du critère s’applique. Au procès, un demandeur doit convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités (1) que le poursuivant a retenu délibérément des renseignements, (2) que le poursuivant savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense du demandeur et que le fait de ne pas les communiquer porterait vraisemblablement atteinte à la possibilité de présenter une défense pleine et entière, (3) que la rétention de ces renseignements a porté atteinte aux droits garantis par la Charte  au demandeur, et (4) que le demandeur a subi un préjudice en conséquence. Pour résister à une requête en radiation, un demandeur n’a qu’à alléguer des faits qui, tenus pour avérés, seraient suffisants pour étayer une conclusion sur chacun de ces éléments.

[86]                          Rien dans la formulation de ce critère ne modifie les méthodes qu’utilisent les juges des faits pour évaluer l’intention. La déduction conforme au bon sens suivant laquelle une personne a voulu les conséquences naturelles et probables de ses actes s’applique : R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438, par. 58-63, citant R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523. Par conséquent, le fardeau de preuve qui incombe au demandeur n’est pas très élevé. Pour démontrer que le ministère public a délibérément retenu des renseignements, le demandeur n’a qu’à prouver que les poursuivants étaient effectivement en possession des renseignements et ne les ont pas communiqués. Subsidiairement, un demandeur pourrait démontrer que les poursuivants ont été informés de l’existence des renseignements et n’ont pas tenté de les obtenir, en contravention de leurs obligations en matière de communication de la preuve : voir R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66, par. 49. Dans chacun de ces cas, l’intention de ne pas communiquer peut être déduite. Le juge des faits peut faire cette déduction, mais n’y est pas tenu. De plus, le ministère public peut toujours présenter une contre-preuve pour démontrer que la rétention des renseignements n’était pas intentionnelle.

[87]                          L’élément suivant du critère a trait à la connaissance qu’avait le ministère public de l’importance des renseignements et des conséquences du défaut de les communiquer. Pour le besoin de cet élément, des renseignements seront importants s’ils sont pertinents et s’ils [traduction] « portent sur une question en litige » : R. c. B. (L.) (1997), 35 O.R. (3d) 35 (C.A.), p. 44. Cela dit, le simple fait que les renseignements sont importants pour la défense ne signifie pas nécessairement que le défaut de les communiquer portera atteinte à la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. Bien qu’ils soient reliés, ces deux éléments demeurent distincts et chacun d’eux doit être établi.

[88]                          La connaissance de l’importance des renseignements en cause et des conséquences du défaut de les communiquer peut être présumée à partir de ce qu’un poursuivant raisonnable aurait su dans les circonstances. Une fois que l’on a conclu que des renseignements ont été délibérément retenus — des renseignements que tout poursuivant agissant de manière raisonnable aurait dû communiquer —, je ne vois pas pourquoi l’accusé qui a subi un préjudice n’aurait pas de cause d’action. Je souligne toutefois que le fait d’intégrer un aspect de raisonnabilité à l’élément relatif à la connaissance ne signifie pas que j’accepte une norme fondée sur la négligence en tant que seuil de responsabilité applicable. Considérés ensemble, les deux éléments que je viens de décrire — l’intention et la connaissance réelle ou présumée — s’élèvent au-delà d’une norme purement objective de « raisonnabilité » ou d’« écart marqué » qui prend appui sur un paradigme fondé sur l’obligation de diligence.

[89]                          Les éléments relatifs à l’intention et à la connaissance ne visent pas à protéger les poursuivants contre toute responsabilité en imposant aux demandeurs le fardeau excessif de prouver des états d’esprit subjectifs. Ils visent plutôt à établir un seuil suffisamment élevé qui permette à la fois de tenir compte des préoccupations relatives au bon gouvernement et de préserver une cause d’action dans les cas graves de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Les faits allégués de la cause de M. Henry pourraient satisfaire à ce seuil.

[90]                          Un dernier point mérite d’être mentionné sur la question du seuil de responsabilité. Il n’est pas rare dans le cadre d’une poursuite criminelle que des décisions en matière de communication de renseignements soient contestées, et qu’un tribunal se prononce sur la légalité de la décision du ministère public de ne pas communiquer certains renseignements. Si un tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire de communiquer des renseignements demandés par la défense, le défaut du ministère public de les communiquer bénéficiera de l’aval judiciaire. Il serait inexact d’affirmer, en pareilles circonstances, que le ministère public a délibérément « retenu » des renseignements. Même si la décision du tribunal est ultérieurement infirmée, le défaut de communiquer les renseignements n’entraînera aucune responsabilité en dommages-intérêts fondée sur la Charte .

(3)         Répercussions générales du seuil de responsabilité

[91]                          Il peut paraître dur de refuser d’accorder des dommages-intérêts en vertu de la Charte  dans des cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements, lorsque ces cas, bien que moins graves, entraînent néanmoins une violation des droits que la Charte  garantit à l’accusé. Le fait est, toutefois, que les cas de défaut injustifié peuvent découler d’un éventail de comportements répréhensibles, allant de l’erreur de bonne foi — corrigée rapidement — aux rares cas où l’on a, de façon tout à fait inacceptable, fait défaut de communiquer une preuve disculpatoire. Vu les préoccupations de principe liées au fait d’exposer des poursuivants à une responsabilité civile, le seuil de responsabilité doit se situer près de l’extrémité supérieure de l’échelle de culpabilité morale. Loin de moi l’idée, en tirant cette conclusion, de créer des catégories étanches de violations de la Charte  et de considérer certaines d’entre elles comme étant dignes d’intérêt et d’autres comme étant sans conséquence. Les tribunaux doivent, dans la mesure du possible, s’efforcer de rectifier les violations de la Charte  en accordant des réparations convenables et justes. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’accorder des dommages-intérêts en vertu de la Charte , ils doivent se garder d’en permettre trop largement l’attribution.

[92]                          En fait, imposer un seuil peu élevé dans un tel contexte — la norme de la négligence simple, ou même celle de la négligence grave retenue par le juge de première instance — entraînerait de graves conséquences. Ce type de seuil fait intervenir un paradigme fondé sur l’obligation de diligence qui ne tient pas compte des réalités fondamentales du déroulement d’une poursuite criminelle. La cause de M. Henry montre que les renseignements que les poursuivants finissent par communiquer à l’accusé ne sont pas le simple produit de ce que ceux-ci décident de communiquer de leur propre initiative. Cette communication dépend de l’interaction d’un certain nombre de facteurs, notamment la rigueur de l’enquête policière, la franchise dont fait preuve la police lorsqu’elle transmet des renseignements aux poursuivants et les décisions du ministère public en matière de communication de la preuve.

[93]                          Un paradigme fondé sur l’obligation de diligence risque d’ouvrir une boîte de Pandore de théories potentielles sur la responsabilité. À titre d’exemple, si les poursuivants étaient assujettis à une obligation de diligence, un demandeur pourrait prétendre qu’ils ne se sont pas enquis avec suffisamment de détermination auprès de la police pour empêcher la suppression de renseignements pertinents. Une telle approche obligerait dans les faits les poursuivants à contrôler le travail de la police. À mon avis, il serait injustifié d’élargir ainsi les risques que le ministère public voie sa responsabilité engagée. Si la police n’agit pas correctement, sa responsabilité civile peut et devrait être engagée : voir Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129.

[94]                          Les problèmes que présente une norme fondée sur la négligence ressortent davantage lorsqu’on se demande comment ce seuil moins élevé pourrait s’appliquer à l’étape des actes de procédure. Plus ce seuil est bas, plus grand est le nombre d’actions qu’il faudrait contester. Le simple fait d’avoir à réagir à une avalanche de poursuites, même si celles-ci sont finalement rejetées, paralyserait les travaux des poursuivants et les détournerait des fonctions qu’ils doivent exercer. Il serait beaucoup trop facile pour un demandeur dont la cause est difficilement justifiable de plaider des faits qui révèlent une cause d’action fondée sur la négligence — simple ou grave — et donc, de traîner les poursuivants devant les tribunaux civils. Le fait d’intenter en vertu de la Charte  une action en dommages-intérêts pour inconduite du poursuivant ne devrait pas constituer un simple exercice pour un plaideur habile. Au contraire, le seuil que je viens de décrire fait en sorte que bon nombre de poursuites frivoles seront écartées tôt dans le processus, que ce soit au moyen d’une requête en radiation ou d’une requête en jugement sommaire.

(4)         L’exigence relative au lien de causalité

[95]                          En plus d’avoir à établir une violation de la Charte  ainsi que l’intention et la connaissance requises, le demandeur doit prouver que le défaut injustifié de communiquer des renseignements lui a causé un préjudice reconnu en droit. Le ministère public n’engage sa responsabilité que si l’on conclut à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant ». Dans les cas de déclarations de culpabilité injustifiées, ce critère du « facteur déterminant » permet d’éviter la question épineuse de savoir si l’innocence factuelle est exigée ou non — c’est-à-dire la preuve que l’accusé n’a pas commis les crimes reprochés. L’analyse porte plutôt sur les procédures au moment où l’on a intentionnellement omis de communiquer des renseignements. Cela dit, sans trancher cette question, je n’écarte pas la possibilité que la preuve de l’innocence ou de la culpabilité factuelle puisse être pertinente en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts accordé.

[96]                          Le demandeur peut prouver le préjudice de différentes façons. J’en présente ici plusieurs exemples, mais la liste n’est pas exhaustive. Une déclaration de culpabilité injustifiée prononcée dans le passé constituerait certainement une telle preuve. L’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pourrait également être justifiée lorsque le défaut injustifié de communiquer des renseignements a mené, au procès, à une déclaration de culpabilité qui a ultérieurement été annulée en appel pour être finalement remplacée par un verdict d’acquittement — inscrit directement en appel ou à l’issue d’un nouveau procès. Même si le demandeur a été acquitté au procès, des dommages-intérêts pourraient être accordés en vertu de la Charte  s’il est possible d’établir que les accusations auraient été rejetées ou retirées plus tôt dans les procédures si les renseignements avaient dûment été communiqués. Dans un tel cas, l’attribution de dommages-intérêts pourrait permettre d’indemniser l’accusé pour la période qu’il a passée injustement en détention et pour tout préjudice indirect que lui a causé la poursuite criminelle.

[97]                          Quelle que soit la nature du préjudice subi, le demandeur devrait établir selon la prépondérance des probabilités que « n’eut été » le défaut injustifié de communiquer des renseignements, il n’aurait pas subi ce préjudice. Cela garantit que la responsabilité n’est engagée que dans les cas où l’omission intentionnelle de communiquer des renseignements constitue bel et bien la cause du préjudice subi par l’accusé.

[98]                          Le critère du « facteur déterminant » peut toutefois être modifié dans les cas où la faute est attribuée à plusieurs personnes. À titre d’exemple, lorsque le demandeur allègue qu’une déclaration de culpabilité injustifiée résulte en partie du fait que la police n’a pas communiqué certains renseignements importants aux poursuivants et en partie de l’omission du ministère public de communiquer des renseignements, il ne sera pas nécessaire d’établir la causalité fondée sur un « facteur déterminant ». Dans ce scénario, le lien de causalité sera établi si le demandeur peut prouver que l’inconduite de la poursuite a contribué de façon appréciable au préjudice subi : Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181.

V.          Conclusion

[99]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. En l’espèce, une preuve de malveillance n’est pas nécessaire pour établir contre l’État provincial l’existence d’une cause d’action en dommages-intérêts fondée sur la Charte . M. Henry peut demander de modifier ses actes de procédure afin d’y inclure une demande en dommages-intérêts fondée sur la Charte  contre le PGCB dans laquelle il allègue que le ministère public, en violation de ses obligations constitutionnelles, lui a causé un préjudice en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour sa défense et que le défaut de les communiquer porterait vraisemblablement atteinte à la possibilité, pour M. Henry, de présenter une défense pleine et entière.

[100]                      Comme le succès est mitigé en l’espèce, je suis d’avis d’accorder les dépens devant toutes les cours suivant l’issue de la cause.

Version française des motifs rendus par

                    La Juge en chef et la juge Karakatsanis —

I.             Introduction

[101]                      La présente affaire soulève des questions quant à la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  à titre de réparation accordée pour manquement aux obligations constitutionnelles du ministère public en matière de communication de la preuve.

[102]                      En l’espèce, la déclaration allègue des violations flagrantes du droit de l’accusé à la communication de la preuve qui ont entraîné des conséquences dévastatrices. En 1983, M. Henry a été reconnu coupable de 10 chefs d’accusation d’agression sexuelle, déclaré délinquant dangereux et condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée. Avant et pendant son procès, de même qu’au cours des nombreuses années qui ont suivi ce dernier, M. Henry a maintes fois réclamé, mais en vain, la communication de la preuve disculpatoire dont disposaient les policiers et le poursuivant. En 2002, la police a entrepris une nouvelle enquête relative à une série d’agressions sexuelles non résolues. Plus tard, un procureur spécial a été désigné pour réexaminer les condamnations de M. Henry à qui, en 2008, un grand nombre de documents du dossier de la police ont ensuite été communiqués. En 2010, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a acquitté M. Henry relativement à tous les chefs, au motif que la preuve, dans son ensemble, ne permettait pas d’établir l’élément d’identification : 2010 BCCA 462, 294 B.C.A.C. 96. M. Henry a néanmoins purgé une peine d’emprisonnement de presque 27 ans et il réclame maintenant des dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte  pour manquement aux obligations constitutionnelles du ministère public en matière de communication de la preuve.

[103]                      Le présent pourvoi soulève la question suivante : quels faits M. Henry doit-il invoquer afin de pouvoir présenter une telle réclamation à la Cour? Plus particulièrement, doit-il alléguer la malveillance ou la faute des représentants de l’État qui ont violé ses droits?

[104]                      Selon le procureur général de la Colombie-Britannique, les réclamations en dommages-intérêts découlant de la conduite répréhensible du poursuivant exigent, à tout le moins, que le demandeur établisse la malveillance. À notre avis, l’argument du procureur général n’est pas à propos. L’obligation de prouver l’existence d’une faute pour obtenir des dommages-intérêts en vertu de la Charte  — dans le cas où le ministère public a manqué à son obligation en matière de communication de la preuve — est incompatible avec l’objet du par. 24(1) et avec le cadre d’analyse rationnel énoncé dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, pour déterminer si l’attribution de dommages-intérêts serait convenable et juste eu égard aux circonstances de l’affaire. 

II.          L’objet du par. 24(1) et le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Ward

[105]                      La protection des droits et libertés garantie par la Charte  n’a de sens que dans la mesure où les violations donnent lieu à une mesure réparatrice convenable. C’est la raison pour laquelle l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982  prévoit l’invalidation des lois qui sont incompatibles avec la Constitution, dont la Charte . L’article 24, qui autorise les tribunaux à accorder une réparation lorsque les droits d’une personne ont été violés par suite d’une mesure prise par l’État, complémente l’art. 52. Ces dispositions réparatrices, comme toutes les dispositions de la Charte , doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse et téléologique : R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595. 

[106]                      Dans l’arrêt Ward, la Cour a examiné les larges pouvoirs conférés par le par. 24(1)  de la Charte , qui habilite les tribunaux compétents à accorder la réparation qu’ils estiment « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Citant l’arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, la Cour a fait observer que « [c]e large pouvoir discrétionnaire n’est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d’application générale à tous les cas, et les tribunaux d’appel ne sont nullement autorisés à s’approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée » : Ward, par. 18, citant Mills, p. 965. Bien que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux ne soit pas absolu, « [c]e qui est convenable et juste dépendra des faits et des circonstances de chaque affaire » : Ward, par. 19. Pour décider si les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, le tribunal doit être habilité à examiner et à mettre en balance toutes les considérations pertinentes d’une affaire donnée.

[107]                      L’arrêt Ward fournit un cadre pour l’évaluation de ces considérations concurrentes et le test qu’il énonce quant à l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte  comporte quatre étapes :

(1)        Le demandeur doit démontrer que l’État a violé un droit protégé par la Charte ;

(2)        Le demandeur doit établir que l’attribution de dommages-intérêts remplirait au moins l’une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion;

(3)        Si les première et deuxième étapes sont franchies, il revient à l’État de démontrer l’existence de considérations pouvant faire contrepoids (p. ex., l’existence d’autres recours ou de préoccupations relatives au bon gouvernement) qui feraient en sorte que l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  ne serait pas convenable et juste;

(4)        Enfin, si le gouvernement échoue à démontrer que les considérations faisant contrepoids feraient en sorte que l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  ne serait pas convenable et juste, la dernière étape de l’analyse prescrite par l’arrêt Ward consiste à fixer le montant des dommages-intérêts.

[108]                      Si l’on applique ces principes à la présente affaire, M. Henry doit alléguer des faits qui, s’ils s’avèrent, devront établir (1) qu’il y a eu atteinte à ses droits garantis par la Charte  et (2) que les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste qui favorise la réalisation d’au moins une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion. Il appartient ensuite à l’État, à la troisième étape, relative aux facteurs faisant contrepoids, d’alléguer des faits, s’il le souhaite.

III.       Application à la présente affaire du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Ward

A.     Première étape : Violations des droits garantis par la Charte 

[109]                      La première étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Ward exige du demandeur qu’il fasse la preuve d’une atteinte à ses droits garantis par la Charte . M. Henry fait plusieurs allégations précises concernant le défaut du ministère public de lui communiquer des éléments de preuve tant avant que pendant et après son procès criminel relatif à des accusations d’agression sexuelle. Ces allégations, si elles sont avérées, décrivent des violations flagrantes de son droit à la communication intégrale de la preuve que lui garantit l’art. 7  de la Charte 

[110]                      Par exemple, selon M. Henry, le ministère public a refusé de lui faire part d’un grand nombre de déclarations des victimes, malgré les demandes répétées de la défense pour qu’elles lui soient intégralement communiquées. Aucune déclaration de victimes ni aucun rapport de police ou d’expertise médicolégale ne lui ont été communiqués avant l’ouverture du procès. De nombreuses déclarations des victimes n’ont pas non plus été communiquées pendant le procès et, selon M. Henry, celles-ci comportaient des contradictions importantes qui auraient pu aider sa défense. M. Henry allègue, en outre, que des éléments de preuve médicolégale concernant le sperme de l’auteur des agressions n’ont pas été communiqués pendant le procès, là encore, malgré des demandes précises à cet effet formulées à maintes reprises. Non seulement cela, mais selon les éléments de preuve présentés par le ministère public, aucune preuve médicolégale permettant d’identifier l’auteur des crimes n’avait été relevée sur les lieux des agressions. Les rapports de police concernant un autre suspect n’ont par ailleurs pas été communiqués. La seule question en litige lors du procès portait sur l’identité de l’auteur des agressions et la preuve du ministère public reposait sur l’identification de l’agresseur faite par les victimes.

[111]                      Si ces faits sont prouvés lors du procès, ils établiront incontestablement que les droits de M. Henry à la communication de la preuve, garantis par l’art. 7  de la Charte , ont été violés. Le gouvernement ne semble pas contester qu’il y a eu violation des droits que M. Henry tire de la Charte .

B.           Deuxième étape : Justification fonctionnelle des dommages-intérêts

[112]                      Selon la deuxième étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Ward, le demandeur doit établir que l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  servirait un ou plusieurs des objectifs que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion : l’indemnisation vise à réparer une perte personnelle (par. 25); la défense du droit en cause vise à réparer le préjudice que l’atteinte cause à la société (par. 28); la dissuasion est de nature prospective et elle joue un rôle préventif (par. 29). 

[113]                      Quoi qu’il en soit, les faits qu’allègue M. Henry sont graves. Le ministère public aurait refusé de communiquer des éléments de preuve très pertinents et disculpatoires, malgré les demandes de communication précises présentées par la défense à maintes reprises. Ce refus a manifestement eu une incidence sur la possibilité pour M. Henry de présenter une défense pleine et entière. D’ailleurs, il a été reconnu coupable de tous les chefs d’accusation à l’issue du procès, il a été déclaré délinquant dangereux et il a été incarcéré pendant 27 ans. Après ses condamnations en 1983, M. Henry a continué de proclamer son innocence et de chercher à faire réexaminer sa cause. Ses demandes ont finalement été entendues après que la police a procédé à la réouverture de l’enquête portant sur une série d’agressions sexuelles non résolues semblables à celles à l’égard desquelles M. Henry avait été déclaré coupable. Au terme de cette enquête, un homme qui avait été un suspect dans le dossier de M. Henry a été reconnu coupable. Un procureur spécial a en conséquence été désigné pour réexaminer les condamnations de M. Henry et un grand nombre de documents du dossier de la police lui ont ensuite été communiqués en 2008. En 2010, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique l’a enfin acquitté relativement à tous les chefs d’accusation, après avoir conclu qu’aucun jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement n’aurait pu prononcer un verdict de culpabilité à l’égard de l’un ou l’autre des chefs d’accusation (par. 142).

[114]                      M. Henry a été condamné à tort et l’État l’a injustement emprisonné pendant 27 ans. Selon les faits allégués, la violation de son droit à la communication intégrale de la preuve que lui garantit l’art. 7 a directement et gravement compromis l’équité de son procès. Dans les circonstances, l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte  pourrait permettre à M. Henry d’être indemnisé pour les épreuves qu’il a vécues. À l’évidence, aucune somme d’argent ne peut lui redonner les décennies qu’il a passées derrière les barreaux. Cependant, une réparation pécuniaire pourrait lui permettre d’être indemnisé dans une certaine mesure pour cette longue période d’emprisonnement injustifié et pour toutes les possibilités qu’il a perdues du fait de cette incarcération.

[115]                      L’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pourrait également soutenir la défense des droits garantis par la Charte  que le ministère public aurait violés dans le cas de M. Henry. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Ward, la défense du droit en cause dans ce contexte sert à réparer les préjudices que la violation des droits garantis par la Charte  a causés au public. Peu de situations ébranlent la confiance du public dans le système de justice autant que celles qu’allègue M. Henry. D’après les allégations, les mesures prises par l’État en contravention à la Charte  ont gravement compromis l’équité du procès de M. Henry, et l’État l’a ensuite emprisonné pendant presque trois décennies. Dans les circonstances, l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pourrait contribuer à condamner publiquement une violation aussi grave des droits garantis par la Charte . Une telle attribution permettrait de reconnaître la responsabilité de l’État pour l’erreur judiciaire commise dans le dossier de M. Henry ainsi que l’importance de respecter les droits garantis par la Charte  pour que se tiennent des procès équitables.

[116]                      Enfin, dans le contexte de l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte , « [la dissuasion] cherche à régir la conduite du gouvernement, de manière générale, afin d’assurer le respect de la Constitution » : Ward, par. 29. L’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  pourrait également remplir l’objectif d’« influer sur la conduite du gouvernement de sorte que l’État respecte la Charte  à l’avenir » : ibid. La communication adéquate de la preuve du ministère public est manifestement une question qui relève du contrôle de l’État et de ses représentants, principalement les procureurs de la Couronne. L’objectif de dissuasion peut être réalisé par l’attribution de dommages-intérêts qui souligne la nécessité pour l’État de demeurer vigilant quant au respect de ses obligations constitutionnelles.

[117]                      La deuxième étape énoncée dans l’arrêt Ward prévoit une approche fonctionnelle visant à déterminer si l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  constituerait, pour reprendre les termes employés au par. 24(1), une réparation « convenable et juste » pour une violation donnée de la Charte  : Ward, par. 24-31. Par ailleurs, toujours dans cet arrêt, la Cour a expressément conclu que les dommages-intérêts peuvent constituer une réparation convenable et juste même lorsqu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation de la Charte  et le préjudice subi par le demandeur : « . . . l’absence de préjudice personnel subi par le demandeur n’empêche pas l’attribution de dommages-intérêts si ceux-ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion » (par. 30).

[118]                      L’objectif d’indemnisation, lui, requiert l’existence d’un lien de causalité entre la violation de la Charte  et la perte subie par le demandeur; il vise à « indemniser le demandeur des pertes occasionnées par la violation de la Charte  » : Ward, par. 27. Puisque la question du lien de causalité n’a été ni soulevée dans les décisions des tribunaux d’instances inférieures ni plaidée devant nous, nous préférons laisser toute discussion détaillée à ce sujet en suspens et qu’il en soit traité à une autre occasion. Cela dit, nous ne sommes pas convaincues que le critère du facteur déterminant proposé par le juge Moldaver convient en l’espèce.

C.           Troisième étape : Considérations qui font contrepoids — Le gouvernement a-t-il démontré que l’attribution de dommages-intérêts constituerait une réparation qui ne serait pas convenable et juste?

[119]                      À la troisième étape de l’analyse prescrite par l’arrêt Ward, le gouvernement a la possibilité de présenter toutes les considérations faisant contrepoids qui pourraient démontrer que l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) constituerait une réparation qui ne serait pas convenable et juste. 

[120]                      La première considération faisant contrepoids examinée à la troisième étape établie dans l’arrêt Ward consiste à se demander s’il existe des réparations, autres que celles prévues au par. 24(1), qui « répondent adéquatement aux objectifs d’indemnisation, de défense du droit ou de dissuasion » (par. 34) dans l’affaire particulière dont la cour est saisie. Cette analyse est individualisée et non abstraite. Il ne faut pas chercher à savoir si, théoriquement, le droit prévoit un recours pour le préjudice subi, mais plutôt si ce recours peut offrir une réparation dans l’affaire en cause :

La demanderesse doit établir que les dommages-intérêts jouent un rôle fonctionnel minimal, eu égard aux objectifs des dommages-intérêts en matière constitutionnelle. Le fardeau de la preuve passe ensuite à l’État, qui doit démontrer que d’autres réparations permettraient de servir les fonctions en cause. La demanderesse n’est pas tenue de prouver qu’elle a épuisé tous les autres recours. Au contraire, c’est à l’État de démontrer que d’autres recours possibles dans l’affaire offriraient une réparation suffisante pour remédier à la violation. [Nous soulignons; par. 35.]

[121]                      La Cour a ensuite indiqué dans l’arrêt Ward :

                    . . . il se peut qu’une autre réparation accordée en vertu de la Charte , dans une affaire donnée, accomplisse la fonction de l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte . [Nous soulignons; par. 35.]

[122]                      Au stade où en est l’instance en l’espèce, l’existence d’une autre mesure de réparation qui réaliserait les objectifs fonctionnels de l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  est loin d’être certaine. Le préjudice allégué est survenu il y a quelques dizaines d’années. Le procureur principal est décédé. Une action en dommages-intérêts fondée sur le par. 24(1) pourrait être au bout du compte le seul recours qui puisse permettre de réaliser les objectifs d’indemnisation, de défense du droit ou de dissuasion.

[123]                      Le deuxième ensemble de considérations faisant contrepoids examinées dans l’arrêt Ward — et celui sur lequel le procureur général de la Colombie-Britannique s’est fondé — concerne le bon gouvernement. La Cour a affirmé ce qui suit dans l’arrêt Ward :

En revanche, dans certaines situations, l’État pourrait démontrer que l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte  nuirait au bon gouvernement et devrait être limité aux cas où la conduite de l’État atteint un seuil minimal de gravité. [par. 39]

[124]                      Par exemple, selon la Cour dans l’arrêt Ward, il ne devrait pas être permis d’intenter une action en dommages-intérêts fondée sur le par. 24(1) lorsque l’État a appliqué une loi, tant que celle-ci n’est pas frappée d’invalidité, en l’absence de comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » de la part de l’État : par. 39, citant Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, par. 78. Ce seuil élevé de faute serait justifié parce qu’« [i]l serait néfaste pour la primauté du droit que la crainte d’être éventuellement tenus de verser des dommages-intérêts par suite de l’invalidation d’une loi dissuade les gouvernements d’en assurer l’application alors qu’elle est encore valide » (par. 39).

[125]                      Le procureur général de la Colombie-Britannique soutient que permettre la poursuite de la demande de M. Henry fondée sur le par. 24(1) : (1) toucherait de manière inappropriée à l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites; (2) abaisserait de manière inappropriée la norme applicable à la responsabilité du ministère public; et (3) ferait en sorte que les poursuivants soient détournés de leurs tâches quotidiennes parce qu’ils auraient à répondre à des poursuites en justice pour les fautes qu’aurait commises le ministère public. Selon le procureur général, ces considérations faisant contrepoids signifient qu’il devrait être absolument interdit de présenter des demandes comme celle de M. Henry; ou, subsidiairement, qu’il y a lieu d’établir un seuil élevé de faute. 

[126]                      La Cour reconnaît dans l’arrêt Ward qu’une immunité restreinte pourrait devoir être accordée à l’État à l’égard des dommages-intérêts attribués en vertu du par. 24(1) pour une violation de la Charte  qui découle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Il en est ainsi « car le droit ne saurait paralyser l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière d’élaboration de politiques » (par. 40). Dans ce contexte, la Cour a indiqué dans l’arrêt Ward que l’intention malveillante pourrait constituer le seuil qui convient quand il s’agit de juger de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Notre collègue, le juge Moldaver, présente une variante qui abaisserait le seuil applicable à l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) en l’espèce à une conduite intentionnelle.

[127]                      Or, nous estimons que les préoccupations soulevées par le procureur général de la Colombie-Britannique pour faire contrepoids sont hors de propos en l’espèce. La cause de M. Henry ne porte pas sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public au sens où on l’entend normalement ou tel qu’il a été examiné dans des affaires comme Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, et Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339. Le pouvoir discrétionnaire en cause dans ces affaires était celui d’engager et de mener une poursuite. Il s’agit d’un large pouvoir discrétionnaire que le droit reconnaît depuis longtemps. L’exercice de ce pouvoir est difficile, mais il est vital pour assurer que les infractions criminelles sont efficacement poursuivies. La common law a trouvé un point d’équilibre qui tient compte de ces préoccupations complexes en permettant que des poursuites soient engagées contre les poursuivants qui exercent mal leur pouvoir discrétionnaire, mais uniquement dans les cas où la malveillance pourrait être établie : Miazga, par. 7.

[128]                      Aucun de ces principes ne s’applique toutefois à l’obligation du ministère public en matière de communication de la preuve pertinente. En effet, cette obligation légale qui incombe au ministère public ne fait pas intervenir le même pouvoir discrétionnaire que celui qu’a examiné la Cour dans les affaires Nelles et Miazga. En effet, cette obligation n’est pas une fonction discrétionnaire, mais une obligation en droit : R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 333; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66, par. 17-18. Il s’agit d’une obligation absolue, et non discrétionnaire, que les procureurs de la Couronne prennent au sérieux. Le seul pouvoir discrétionnaire dont dispose le poursuivant est celui qui, sur le plan opérationnel, s’applique au moment où la preuve sera communiquée, à la pertinence dans les cas limites, au privilège et à la protection de l’identité des témoins. La Cour a affirmé dans l’arrêt Stinchcombe qu’il appartient au juge du procès de régler les questions qui relèvent de ce pouvoir discrétionnaire restreint. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire du ministère public en matière de communication de la preuve a une portée (questions d’ordre opérationnel) et une durée (le juge, et non le poursuivant, est celui qui prend la décision définitive) limitées. Il peut être utile de citer les extraits pertinents de l’arrêt Stinchcombe :

                    Il faut que le poursuivant conserve un certain pouvoir discrétionnaire en la matière. Ce pouvoir discrétionnaire, qui est d’ailleurs susceptible de contrôle, devrait s’étendre notamment à l’exclusion des éléments qui ne sont manifestement pas pertinents, à la non-divulgation de l’identité de certaines personnes afin de les protéger contre le harcèlement ou des lésions corporelles, ou à l’application du privilège relatif aux indicateurs. Le pouvoir discrétionnaire s’exercerait en outre pour décider du moment de la divulgation afin que l’enquête puisse être menée à bonne fin. . .

. . .

Le pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur général peut [. . .] faire l’objet d’un contrôle de la part du juge du procès. L’avocat de la défense a la possibilité d’exiger un tel contrôle dans chaque cas où se pose une question concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Dans le cadre de ce contrôle, le ministère public doit justifier son refus de divulguer les renseignements en question. Comme la règle générale consiste à divulguer tous les renseignements pertinents, il faut alors que le ministère public invoque l’application d’une exception à cette règle. [p. 336  et 340]

[129]                      En conséquence, tout exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public dans le processus de communication de la preuve est à la fois limité et contrôlé par les tribunaux. Il faut faire une distinction entre l’action pour défaut de communiquer à la défense la preuve pertinente et l’action dans laquelle le demandeur allègue que le ministère public a mal exercé son pouvoir discrétionnaire d’engager et de mener une poursuite : la première ne vise pas l’abus de pouvoir discrétionnaire, mais plutôt le non-respect d’une obligation légale imposée par la Charte . Lorsqu’il y a manquement à cette obligation découlant de la Charte , c’est l’État et non le poursuivant à titre individuel qui peut être tenu responsable : Ward, par. 22. L’élément à examiner n’est donc pas une faute commise par un quelconque individu, mais le fait de ne pas avoir communiqué la preuve. Lorsqu’il y a manquement à l’obligation de communiquer la preuve, la responsabilité fondée sur la Charte  découle des mécanismes protégés par la Constitution qui permettent à quiconque de tenir l’État responsable. Cette responsabilité se distingue de la responsabilité délictuelle dont les seuils établis en fonction de la conduite régissent les rapports délictueux entre individus. Tenir l’État responsable de ses manquements aux obligations découlant de la Charte  renforce le bon gouvernement plutôt que de l’affaiblir. Ainsi que l’a souligné Kent Roach, [traduction] « les arguments usuels selon lesquels l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  nuit au bon gouvernement ne tiennent pas compte du fait que la dissuasion et le respect de la Charte  “constitue[nt] un principe fondamental de bon gouvernement” » : « A Promising Late Spring for Charter Damages : Ward v. Vancouver » (2011), 29 R.N.D.C. 135, p. 150, citant Ward, par. 38.

[130]                      Sur cette toile de fond, revenons aux arguments des procureurs généraux de la Colombie-Britannique et du Canada portant que l’attribution de dommages-intérêts pour défaut de communiquer des éléments de preuve aurait pour effet de paralyser l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public, de réduire le seuil élevé de la malveillance appliqué aux actions intentées contre les poursuivants et de détourner les poursuivants des fonctions qu’ils doivent exercer vu leur participation aux actions fondées sur le par. 24(1). Nous concluons que ce ne serait pas le cas.

[131]                      Les préoccupations soulevées par les procureurs généraux reposent toutes sur l’hypothèse que la communication des renseignements relève du pouvoir discrétionnaire du ministère public examiné dans les arrêts Nelles et Miazga — soit le pouvoir discrétionnaire d’engager et de mener une poursuite. Or, comme nous venons de le voir, cette hypothèse est erronée. Les poursuivants n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider s’ils doivent communiquer les éléments de preuve pertinents — ils ont l’obligation légale de le faire. Le seul pouvoir discrétionnaire dont ils disposent porte sur les questions accessoires relatives au moment où la preuve est communiquée, au privilège et à la pertinence d’un document donné — questions que règlent rapidement les juges de première instance. 

[132]                      Admettre la demande de M. Henry ne paralysera pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Cela ne changera pas non plus la norme élevée de malveillance qui s’applique aux actions en responsabilité délictuelle découlant du fait que le ministère public a mal exercé son pouvoir discrétionnaire, vu que ces actions s’intéressent à l’exercice véritable du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Rien ne permet non plus de croire qu’admettre la demande de M. Henry détournera les poursuivants de leurs tâches quotidiennes. La plupart des questions liées à la communication de la preuve sont réglées lors du procès. Dans les rares cas, comme en l’espèce, où elles sont soulevées après la condamnation, le poursuivant, en supposant qu’il soit toujours en vie, pourrait être appelé à témoigner. Il n’en reste pas moins que la participation des poursuivants sera vraisemblablement limitée. Vu l’obligation légale de la poursuite de communiquer tous les documents pertinents, les éléments à examiner sont l’existence et la pertinence des documents et non les questions plus complexes de savoir comment le ministère public aurait dû ou aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire.

[133]                      Bref, nous ne croyons pas que la reconnaissance du droit de M. Henry de réclamer des dommages-intérêts pour défaut de communiquer des éléments de preuve pertinents aura pour effet de toucher au pouvoir discrétionnaire du ministère public, de mettre en péril le seuil élevé requis pour engager des poursuites contre les poursuivants conformément aux arrêts Nelles et Miazga, ou de détourner les poursuivants de leurs tâches quotidiennes. L’argument du procureur général de la Colombie-Britannique selon lequel ces préoccupations constituent des considérations faisant contrepoids qui devraient empêcher M. Henry d’intenter son action en dommages-intérêts en vertu de la Charte  doit, à notre avis, être rejeté. Aucune raison de principe ne permet donc d’imposer un seuil fondé sur la faute ou l’intention à la réclamation en dommages-intérêts présentée par M. Henry en vertu de la Charte , comme notre collègue le juge Moldaver propose de le faire.

[134]                      Nous sommes d’avis que ce résultat est celui qui s’impose en droit et que commande la justice. Le grave préjudice qu’a subi M. Henry découle, à son avis, du fait que l’État ne s’est pas acquitté des obligations légales qui lui incombent en application de la Charte de lui communiquer tous les documents pertinents au moment opportun. S’il était privé du droit de présenter une réclamation en dommages-intérêts en vertu du par. 24(1)  de la Charte , il risquerait de n’obtenir aucune réparation et les objectifs souhaitables en droit d’indemnisation, de défense du droit en cause et de dissuasion dont il est question dans l’arrêt Ward ne seraient pas réalisés.

[135]                      Ce résultat respecte également les obligations internationales du Canada qui s’est engagé sur le plan international à indemniser les personnes injustement condamnées. En effet, il a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (le « PIDCP »), lequel dispose au par. 14(6) que :

Lorsqu’une condamnation pénale définitive est ultérieurement annulée ou lorsque la grâce est accordée parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire, la personne qui a subi une peine à raison de cette condamnation sera indemnisée, conformément à la loi, à moins qu’il ne soit prouvé que la non-révélation en temps utile du fait inconnu lui est imputable en tout ou partie. 

[136]                      Le législateur n’a édicté aucune loi pour intégrer cette obligation dans notre droit interne. L’obligation exprimée dans le PIDCP n’est donc pas directement susceptible d’exécution devant les tribunaux canadiens. Toutefois, la Cour a affirmé à plusieurs reprises que la Charte  doit être interprétée d’une manière qui s’accorde avec les obligations internationales du Canada, un principe qu’elle a réaffirmé tout récemment au par. 64 de l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 401 :

Dans R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, le juge LeBel confirme que, en interprétant la Charte , la Cour « a tenté d’assurer la cohérence entre son interprétation de la Charte , d’une part, et les obligations internationales du Canada et les principes applicables du droit international, d’autre part » (par. 55). Puis, dans Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 3 R.C.S. 157, par. 23, la Cour confirme « qu’il faut présumer que la Charte  accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne ». 

[137]                      Le Canada s’est engagé à indemniser les personnes injustement condamnées, comme le prévoit le par. 14(6) du PIDCP. M. Henry allègue qu’il a été injustement condamné au terme d’un procès rendu inéquitable en raison de la violation de son droit à la communication de la preuve. Le paragraphe 24(1) permet aux tribunaux de lui attribuer des dommages-intérêts afin de l’indemniser pour le préjudice qu’il a subi en raison de cette violation de la Charte . Faire reposer l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) sur la capacité de M. Henry d’établir que ses droits garantis par la Charte  ont été intentionnellement violés serait contraire à l’obligation internationale contractée par le Canada et exprimée au par. 14(6) du PIDCP. Exiger une telle preuve d’intention réduirait la protection offerte par la Charte  à un niveau moindre que celui qui figure dans un instrument international de défense des droits de la personne que le Canada a ratifié. L’engagement formulé au par. 14(6) étaye en outre notre conclusion portant que M. Henry n’a pas à prouver l’existence d’une faute pour justifier l’attribution de dommages-intérêts en vertu du par. 24(1).

IV.       Conclusion

[138]                      Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi de M. Henry et de faire droit à sa demande d’autorisation visant à modifier ses actes de procédure de manière à y inclure une réclamation en dommages-intérêts fondée sur la Charte  et présentée contre le procureur général de la Colombie-Britannique, conformément aux présents motifs. Il suffira à M. Henry d’alléguer que le ministère public a contrevenu à son obligation constitutionnelle de communiquer les renseignements pertinents, et que l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte  constituerait une réparation convenable et juste qui remplirait au moins l’une des fonctions que sont l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion. M. Henry n’a pas à alléguer que le ministère public a contrevenu intentionnellement, ou avec malveillance, à son obligation constitutionnelle pour réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte . Selon les allégations de M. Henry, le refus de lui communiquer de nombreux éléments de preuve a donné lieu à des condamnations injustifiées et à 27 années d’incarcération. Si ces allégations sont prouvées, il est presque certain que des dommages-intérêts constitueront une réparation « convenable et juste » suivant le par. 24(1)  de la Charte .

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs de l’appelant : Farris Vaughan Wills & Murphy, Vancouver; Ritchie Sandford, Vancouver; A. Cameron Ward & Company, Vancouver.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique représentée par le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse : Procureur général de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador : Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, St. John’s.

                    Procureurs de l’intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted : Dewart Gleason, Toronto.

                    Procureurs des intervenants David Asper Centre for Constitutional Rights et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Blake Cassels Graydon, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Stevensons, Toronto; Breese Davies Law, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juristes de l’État : Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish, Toronto.



*               Le juge LeBel n’a pas participé au jugement.

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