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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Tatton, 2015 CSC 33, [2015] 2 R.C.S. 574

Date : 20150604

Dossier : 35866

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Paul Francis Tatton

Intimé

- et -

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenante

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Wagner et Gascon

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 65)

Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Wagner et Gascon)

 

 

 


R. c. Tatton, 2015 CSC 33, [2015] 2 R.C.S. 574

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Paul Francis Tatton                                                                                             Intimé

et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenante

Répertorié : R. c. Tatton

2015 CSC 33

No du greffe : 35866.

2014 : 9 décembre; 2015 : 4 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Wagner et Gascon.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Incendie criminel — Moyens de défense — Intoxication — Accusé invoquant l’intoxication volontaire pour excuser la perpétration d’un incendie criminel — L’accusé ne peut invoquer l’intoxication volontaire sans automatisme pour excuser la perpétration d’infractions d’intention générale — L’infraction d’incendie criminel est-elle une infraction d’intention générale ou d’intention spécifique? — Si l’infraction d’incendie criminel est une infraction d’intention générale, la décision du juge du procès de la qualifier d’infraction d’intention spécifique a-t-elle eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 434 .

                    T a causé un incendie qui a détruit l’intérieur de la résidence de son ex-petite amie. Alors qu’il était dans un état d’ébriété avancé, il a placé sur la cuisinière une poêle à frire contenant de l’huile, a allumé le rond à feu « élevé » et est sorti pour aller chercher un café. À son retour une vingtaine de minutes plus tard, la maison était la proie des flammes. T a été accusé d’incendie criminel en vertu de l’art. 434  du Code criminel . Au procès, T a affirmé que l’incendie était accidentel. Le juge du procès a conclu que l’art. 434 créait une infraction d’intention spécifique, ce qui signifiait que T pouvait invoquer l’intoxication volontaire en défense. T a été acquitté. La Cour d’appel de l’Ontario à la majorité a confirmé l’acquittement.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, l’acquittement est annulé et un nouveau procès est ordonné.

                    La qualification d’une infraction en infraction d’intention générale ou d’intention spécifique a d’importantes conséquences pour l’accusé parce que le droit ne permet pas aux contrevenants d’invoquer une intoxication volontaire sans automatisme pour excuser la perpétration d’infractions d’intention générale. Pour établir si une infraction est une infraction d’intention générale ou d’intention spécifique, il faut tout d’abord en déterminer l’élément moral. Cette analyse relève de l’interprétation des lois et ne doit pas se transformer en un examen des faits. Il faut se demander ensuite s’il s’agit d’un crime d’intention générale ou spécifique. Lorsque l’infraction a déjà été qualifiée de façon satisfaisante dans la jurisprudence, la tâche est simple. Sinon, deux facteurs principaux doivent être considérés — l’importance de l’élément moral et la politique sociale qui sous-tend la création de l’infraction.

                    L’importance de l’élément moral a trait à la complexité des processus de pensée et de raisonnement que requiert chaque infraction. Dans le cas des infractions d’intention générale, l’élément moral se rattache simplement à la perpétration de l’acte illégal. De tels crimes n’exigent pas l’existence d’une intention de faire survenir certaines conséquences étrangères à l’actus reus. Ils n’exigent pas non plus la connaissance effective de certaines circonstances ou conséquences, dans la mesure où cette connaissance est le produit de processus de pensée et de raisonnement complexes. Les crimes d’intention générale comportent un degré d’acuité mentale si peu élevé qu’il est difficile de concevoir que l’intoxication sans automatisme puisse priver l’accusé du faible degré d’intention exigé. Par contre, les infractions d’intention spécifique supposent un élément moral plus élevé. Cet élément peut prendre la forme d’une intention cachée, ou requérir la connaissance effective de certains faits ou de certaines conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et de raisonnement plus complexes. À titre subsidiaire, il peut supposer l’intention de faire survenir certaines conséquences, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. En raison des processus de pensée et de raisonnement plus complexes que nécessitent les crimes d’intention spécifique, on peut plus aisément comprendre comment l’intoxication sans automatisme peut réduire à néant l’élément moral requis.

                    Lorsque cette analyse ne permet pas d’obtenir une réponse claire, il faut passer à l’examen des considérations de politique générale. L’examen de ces considérations portera essentiellement sur la question de savoir si la consommation d’alcool est habituellement associée au crime en question. Dans l’affirmative, il semblerait paradoxal de permettre à l’accusé d’invoquer l’intoxication comme moyen de défense. Mais lorsque l’intoxication volontaire joue rarement, voire jamais, un rôle dans la perpétration d’un crime déterminé, il est moins logique, du point de vue de la politique générale, d’empêcher l’accusé d’invoquer ce moyen de défense. Sans poser un principe universel, l’alcool joue habituellement un rôle dans les crimes liés à un comportement violent et désordonné ainsi que dans les crimes comportant des dommages aux biens. Bien qu’il existe des exceptions à ce principe général, du fait de la présence fréquente de l’alcool dans le cas de ces crimes, il est probable que de solides raisons de politique générale militeront contre la possibilité de plaider l’intoxication comme moyen de défense. D’autres considérations de cette nature peuvent aussi entrer en jeu. L’existence d’une infraction d’intention générale moindre et incluse peut être un facteur pertinent. L’existence du pouvoir discrétionnaire des tribunaux en matière de détermination de la peine peut également être un facteur à considérer.

                    L’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434  du Code criminel  est une infraction d’intention générale pour laquelle l’intoxication sans automatisme ne peut être invoquée comme moyen de défense. Le fait de causer un dommage à un bien par le feu constitue l’actus reus de l’infraction. L’élément moral est l’accomplissement de l’acte illégal intentionnellement ou sans se soucier des conséquences. Aucun autre élément de connaissance ou mobile n’est nécessaire. Aucun processus de pensée ou de raisonnement complexe n’est requis. Il est difficile de voir comment l’intoxication sans automatisme empêche un accusé de prévoir le risque de causer un dommage à la propriété d’autrui par le feu. Il n’est pas nécessaire de recourir à des considérations de politique générale pour bien qualifier l’infraction. S’il s’était avéré nécessaire de le faire, la conclusion aurait été la même. Le fait de causer des dommages aux biens est souvent associé à la consommation d’alcool, et on éroderait le respect des considérations de politique générale à l’origine de la création de l’infraction consistant à causer des dommages à des biens par le feu si l’on permettait à un accusé d’invoquer en défense son état d’intoxication volontaire.

                    L’acte criminel que réprime l’art. 434  du Code criminel  est le fait de causer des dommages à un bien. Le feu est simplement le moyen qui doit avoir causé le dommage. Lorsqu’il examine la question de l’intention, le juge des faits doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’infraction. La façon dont l’incendie a pris naissance sera probablement un facteur important. Plus précisément, l’incendie a-t-il été déclenché de façon accidentelle, par négligence, sans se soucier de ses conséquences, ou intentionnellement? Cependant, la question déterminante n’est pas de savoir comment le feu a pris naissance. Le but ultime consiste plutôt à examiner l’ensemble des circonstances de l’infraction pour décider s’il est possible d’en conclure que l’accusé entendait causer des dommages au bien d’autrui ou s’il ne s’est pas soucié que des dommages s’ensuivent ou non.

                    En l’espèce, il est évident que l’état d’intoxication de T a joué un rôle important dans l’acquittement. Dans ses motifs, le juge du procès s’est concentré sur la cause de l’incendie et il a déclaré que, pour résoudre cette question, il devait décider s’il pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de T. Sa décision de prononcer l’acquittement a été influencée par sa croyance erronée qu’il pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de T. Il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès étant donné que les conclusions de fait cruciales tirées par le juge du procès étaient viciées par le fait qu’il croyait que l’intoxication volontaire était pertinente à l’égard de la question de l’intention.

Jurisprudence

                    Arrêt examiné : R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63; arrêts mentionnés : R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. George, [1960] R.C.S. 871; R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146; R. c. Swanson (1989), 48 C.C.C. (3d) 316; R. c. Hudson (1993), 88 Man. R. (2d) 150; R. c. Muma (1989), 51 C.C.C. (3d) 85; R. c. Schmidtke (1985), 19 C.C.C. (3d) 390; Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; R. c. S.D.D., 2002 NFCA 18, 211 Nfld. & P.E.I.R. 157; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46, art. 273.2  [aj. 1992, c. 38, art. 1], 434.

Doctrine et autres documents cités

Association du Barreau canadien. Groupe de travail sur la nouvelle codification du droit pénal. Principes de responsabilité pénale : Proposition de nouvelles dispositions générales du Code criminel du Canada, Ottawa, l’Association, 1992.

Berner, S. H. « The Defense of Drunkenness — A Reconsideration » (1971), 6 U.B.C. L. Rev. 309.

Canada. Commission de réforme du droit. Rapport pour une nouvelle codification du droit pénal, édition révisée et augmentée du rapport no 30, Ottawa, la Commission, 1987.

Ferguson, Gerry. « The Intoxication Defence : Constitutionally Impaired and in Need of Rehabilitation » (2012), 57 S.C.L.R. (2d) 111.

Manning, Morris, and Peter Sankoff. Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 4th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2009.

Quigley, Tim. « Specific and General Nonsense? » (1987), 11 Dal. L.J. 75.

Stuart, Don. « A Case for a General Part », in D. Stuart, R. J. Delisle and A. Manson, eds., Towards a Clear and Just Criminal Law : A Criminal Reports Forum, Scarborough (Ont.), Carswell, 1999, 95.

Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 5th ed., Scarborough (Ont.), Thomson/Carswell, 2007.

Thornton, Mark T. « Making Sense of Majewski » (1981), 23 Crim. L.Q. 464.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Goudge, Rensburg et Pardu), 2014 ONCA 273, 10 C.R. (7th) 108, 319 O.A.C. 10, [2014] O.J. No. 1683 (QL), 2014 CarswellOnt 4373 (WL Can.), qui a confirmé l’acquittement relatif à une accusation de crime d’incendie prononcé par le juge Tausendfreund. Pourvoi accueilli.

                    Randy Schwartz, pour l’appelante.

                    J. Douglas Grenkie, c.r., et William James Webber, pour l’intimé.

                    Anil K. Kapoor et Lindsay E. Trevelyan, pour l’intervenante.

                     Version française du jugement de la Cour rendu par

                     Le juge Moldaver —

I.              Introduction

[1]                              En l’espèce, la Cour doit décider si l’intoxication volontaire constitue un moyen de défense opposable à une accusation d’incendie criminel portée en vertu de l’art. 434  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 . L’intimé, M. Tatton, a été accusé à la suite d’un incendie qui a détruit l’intérieur de la résidence de son ex-petite amie. L’incendie a pris naissance après que M. Tatton, qui était dans un état d’ébriété avancé, eut placé sur la cuisinière une poêle à frire contenant de l’huile et eut allumé le rond à feu « élevé » (« high ») avant de sortir pour aller chercher un café dans un Tim Hortons situé tout près. À son retour, environ une vingtaine de minutes plus tard, la maison était la proie des flammes.

[2]                              Au procès, M. Tatton a tenté d’invoquer la défense d’accident sur la base de son état d’ébriété pour réfuter l’intention requise pour commettre le crime d’incendie criminel. Le juge du procès a estimé qu’il pouvait invoquer ce moyen de défense et les juges majoritaires de la Cour d’appel lui ont donné raison. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur. Un état d’intoxication sans automatisme ne peut être opposé en défense à une accusation d’incendie criminel portée en vertu de l’art. 434  du Code criminel .

II.           Contexte

[3]                              En septembre 2010, M. Tatton occupait une chambre d’amis dans une maison appartenant à son ex-petite amie, Mme Spencer. Cette dernière et M. Tatton avaient mis fin à leur relation, mais M. Tatton nourrissait l’espoir d’une réconciliation.

[4]                              M. Tatton était un alcoolique. Il avait l’habitude des beuveries express ou effrénées. Suivant la preuve, il lui était arrivé de rentrer ivre à la maison, de commencer à faire la cuisine, de perdre conscience, puis de se réveiller dans une maison envahie par la fumée. Il lui arrivait dans le passé de s’évanouir. Parfois, il ne pouvait se souvenir de ce qui s’était passé alors qu’il était en état d’ébriété.

[5]                              Le 24 septembre 2010, Mme Spencer est allée rendre visite à des amis à Kingston. Mécontent de la voir partir, M. Tatton s’est fâché et est devenu jaloux. Il a bu beaucoup tout au long de la journée et de la soirée, ingurgitant environ 52 onces d’alcool. Durant la soirée, il a laissé sur le téléphone cellulaire de Mme Spencer une série de messages fébriles dont deux mentionnaient que sa maison était en feu. Il a fini par perdre conscience.

[6]                              À son réveil, M. Tatton a décidé de faire cuire du bacon. Il a versé de l’huile végétale dans une poêle à frire sur la cuisinière et a allumé le rond à feu « élevé ». Il a ensuite pris sa voiture pour aller chercher un café dans un Tim Hortons situé tout près. À son retour, 15 ou 20 minutes plus tard, la maison était la proie des flammes. M. Tatton s’est rendu chez un voisin pour appeler le 911. Les pompiers ont réussi à sauver la maison, mais pas son contenu. Le lendemain, M. Tatton a laissé à Mme Spencer un message dans lequel il lui présentait ses excuses pour l’incident et affirmait qu’il s’agissait d’un accident.

[7]                              L’enquêteur des incendies a conclu que l’origine de l’incendie avait été l’huile végétale sur la cuisinière. M. Tatton a été arrêté et accusé d’incendie criminel en vertu de l’art. 434  du Code criminel . Cet article est ainsi libellé :

                        434. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, cause par le feu ou par une explosion un dommage à un bien qui ne lui appartient pas en entier.

[8]                              Au procès, M. Tatton a affirmé que l’incendie était accidentel. Lorsqu’il avait posé l’huile sur la cuisinière, il croyait avoir mis le rond à feu « doux » (« low »). Il n’avait ni voulu ni prévu les conséquences de son geste en laissant le rond allumé sans surveillance. Une question fondamentale au procès était de savoir si M. Tatton avait eu l’intention requise pour commettre l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 et plus particulièrement si le tribunal pouvait tenir compte de son état d’intoxication en répondant à cette question.

[9]                              Le juge du procès a conclu que l’art. 434 créait une infraction d’intention spécifique, ce qui signifiait que M. Tatton pouvait invoquer l’intoxication volontaire en défense. En fin de compte, le juge a acquitté M. Tatton, parce qu’il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que ce dernier avait, intentionnellement ou par insouciance, laissé le rond allumé à feu « élevé ». Vu cette conclusion, il ne pouvait être convaincu que M. Tatton avait intentionnellement ou par insouciance causé un dommage au bien en question. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé, à la majorité, l’acquittement de M. Tatton. Le troisième membre de la formation collégiale aurait fait droit à l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[10]                          Le ministère public se pourvoit de plein droit devant notre Cour. Il soutient que l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 est une infraction d’intention générale, ce qui signifie qu’on ne peut pas tenir compte de l’intoxication sans automatisme. Je suis du même avis. Je suis également d’accord pour dire qu’il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès, étant donné que les conclusions de fait cruciales tirées par le juge du procès étaient viciées par le fait qu’il croyait que l’intoxication volontaire était pertinente à l’égard de la question de l’intention. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le verdict d’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

III.        Historique judiciaire

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, no 10-2091, 29 juillet 2013 (non publié)

[11]                          La seule question que le juge du procès était appelé à trancher était de savoir si M. Tatton avait causé l’incendie intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de ses actes. Dans l’affirmative, on pouvait déduire, eu égard aux circonstances, qu’en mettant le feu, ce dernier avait eu l’intention de causer un dommage au contenu de la maison ou ne s’était pas soucié que des dommages s’ensuivent ou non. Par contre, si l’incendie avait été déclenché par accident ou par négligence, on ne pouvait conclure que M. Tatton avait l’une des intentions exigées pour étayer une déclaration de culpabilité fondée sur l’art. 434.

[12]                          Le juge du procès a conclu que M. Tatton était fortement intoxiqué par l’alcool au moment de l’incendie. Il a donc estimé qu’il était nécessaire de décider si l’incendie criminel était un crime d’intention spécifique ou d’intention générale. La réponse à cette question déterminerait si l’on pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de M. Tatton.

[13]                          Le juge du procès a conclu que la décision de qualifier l’infraction prévue à l’art. 434 d’infraction d’intention générale ou d’infraction d’intention spécifique est tributaire des faits. À son avis, la qualification adéquate de cette infraction dépendait des circonstances dans lesquelles l’incendie avait pris naissance. Si un accusé allumait un incendie à l’aide d’une allumette et d’un produit combustible, l’incendie criminel reproché constituerait vraisemblablement une infraction d’intention générale. Toutefois, si les circonstances dans lesquelles l’incendie a éclaté étaient plus nuancées, il pourrait s’agir d’une infraction d’intention spécifique. À la lumière des faits portés à sa connaissance, le juge du procès a conclu que l’infraction était une infraction d’intention spécifique, conclusion qui lui permettait de tenir compte de l’état d’intoxication de M. Tatton. En définitive, il n’était pas [traduction] « convaincu hors de tout doute raisonnable que [M. Tatton] avait laissé le rond à feu élevé intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte » : d.a., vol. I, p. 81. Il a donc acquitté M. Tatton de l’accusation d’incendie criminel.

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2014 ONCA 273, 319 O.A.C. 10

[14]                          La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité la conclusion du juge du procès suivant laquelle la qualification de l’art. 434 en tant qu’infraction d’intention générale ou d’intention spécifique était tributaire des faits et dépendait des circonstances dans lesquelles le feu avait pris naissance. La cour a plutôt jugé — à bon droit, selon moi — que la qualification de l’infraction prévue à l’art. 434 était une question de droit. Sur cette question, la Cour d’appel s’est divisée.

[15]                          S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Pardu a qualifié l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 d’infraction d’intention spécifique. À son avis, l’art. 434 exigeait un acte volontaire, accompagné d’une connaissance des conséquences plus indirectes de l’acte en question et d’une décision de passer à l’acte malgré ces conséquences. La juge Pardu a fait observer que bon nombre d’activités domestiques ordinaires peuvent causer des incendies; cependant, elles ne permettent pas inévitablement de conclure que leur auteur a causé un dommage à un bien intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de ses actes. De plus, rien ne justifie de conclure que l’intoxication jouait un rôle important comme cause des incendies domestiques.

[16]                          La juge Pardu a également maintenu que, si l’incendie criminel était qualifié d’infraction d’intention générale, la mens rea de cette infraction serait objective et non subjective. À son avis, les mots « intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte » exigeaient que l’on examine l’état d’esprit subjectif de l’accusé, et l’état d’intoxication était pertinent dans le cadre de cet examen. Par conséquent, elle a conclu que l’art. 434 créait une infraction d’intention spécifique et elle a confirmé l’acquittement de M. Tatton.

[17]                          Le juge Goudge, dissident, a conclu que l’art. 434 prévoyait une infraction d’intention générale et que l’on ne pouvait donc pas tenir compte d’une intoxication sans automatisme. Il a estimé que la mens rea requise dans le cas de l’infraction prévue à l’art. 434 n’exigeait pas davantage que l’intention de commettre l’actus reus et qu’il n’était pas nécessaire de démontrer une intention cachée. Il s’est également dit d’avis que l’incendie criminel était le type d’infraction que les gens sont susceptibles de commettre lorsqu’ils sont intoxiqués et qu’il existait donc de bonnes raisons de politique générale de ne pas permettre à un accusé d’invoquer l’intoxication volontaire comme moyen de défense.

[18]                          Le juge Goudge n’a pas souscrit à l’opinion des juges majoritaires selon laquelle le fait d’empêcher l’accusé d’invoquer son intoxication transformait l’analyse de la mens rea en une analyse objective. Selon lui, l’analyse ne consiste pas à se demander si une personne raisonnable aurait prévu le risque que des dommages soient causés aux biens, mais plutôt si l’accusé concerné aurait prévu le risque s’il avait été sobre. Cette approche conservait l’élément subjectif nécessaire de la mens rea. Il s’ensuivait que l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 n’était pas une infraction d’intention spécifique et que le juge du procès avait commis une erreur en tirant une conclusion différente. Le juge Goudge a conclu que cette erreur avait eu une incidence significative sur le résultat. Il aurait par conséquent ordonné la tenue d’un nouveau procès.

IV.        Questions en litige

[19]                          Le présent pourvoi soulève les deux questions suivantes :

1.                  L’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 est-elle une infraction d’intention générale ou d’intention spécifique?

2.                  Si l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 est une infraction d’intention générale, l’erreur du juge du procès a-t-elle eu une incidence significative sur le verdict?

V.           Analyse

A.           L’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 est-elle une infraction d’intention générale ou d’intention spécifique?

(1)          Qualification des infractions en infractions d’intention générale ou d’intention spécifique

[20]                          La qualification d’une infraction en infraction d’intention générale ou d’intention spécifique a d’importantes conséquences pour l’accusé. Le droit ne permet pas aux contrevenants d’invoquer une intoxication volontaire sans automatisme pour excuser la perpétration d’infractions d’intention générale : R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63, p. 123; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 865 et 878-880.

[21]                          Bien que les qualificatifs « intention générale » et « intention spécifique » soient consacrés en droit canadien, ils ne sont pas particulièrement utiles pour définir l’élément moral effectivement requis dans le cas d’un crime : Daviault, p. 123; Bernard, p. 854 (le juge en chef Dickson, dissident). L’élément moral du crime d’intention spécifique n’est pas plus « spécifique », au sens courant du terme, que l’élément moral du crime d’intention générale. Comme nous le verrons, la distinction réside plutôt dans la complexité du processus de pensée et de raisonnement qui constitue l’élément moral de l’infraction en cause, et dans les considérations de politique sociale qui sous-tendent la création de l’infraction.

[22]                          L’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Daviault est l’arrêt déterminant sur la distinction à établir entre les crimes d’intention générale et les crimes d’intention spécifique. Malheureusement, cette décision n’a pas dissipé la confusion qui entoure cette question. La dichotomie intention générale/intention spécifique continue à déconcerter tant les avocats que les tribunaux de première instance. On lui a reproché son illogisme et le fait qu’elle conduise à [traduction] « des résultats arbitraires et contradictoires selon le tribunal, l’infraction ou la province concernée » : G. Ferguson, « The Intoxication Defence : Constitutionally Impaired and in Need of Rehabilitation » (2012), 57 S.C.L.R. (2d) 111, p. 123. Voir également T. Quigley, « Specific and General Nonsense? » (1987), 11 Dal. L.J. 75; D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (5e éd. 2007), p. 437-439; M. Manning, c.r., et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e éd. 2009), p. 389; S. H. Berner, « The Defense of Drunkenness — A Reconsideration » (1971), 6 U.B.C. L. Rev. 309, p. 333-334.

[23]                          La confusion entourant la distinction entre l’infraction d’intention générale et l’infraction d’intention spécifique fait partie d’un problème plus vaste qui afflige le droit criminel canadien depuis des décennies. Malheureusement, le Code criminel  offre souvent peu d’indices clairs au sujet de l’élément moral requis pour une infraction déterminée. Il revient donc aux juges d’essayer de deviner l’élément moral requis (également appelé degré de faute). Comme l’explique le professeur Don Stuart dans son ouvrage Canadian Criminal Law, p. vii :

                    [traduction]  Notre système accusatoire, qui exige que les causes soient soumises de façon équitable à des juges ou des jurés impartiaux, et la présomption d’innocence, ne peuvent fonctionner de façon légitime lorsque les critères applicables à des questions aussi fondamentales que les exigences en matière de faute sont confus . . .

[24]                          Le professeur Stuart n’est pas le seul à faire état du problème. D’autres auteurs de doctrine et organismes de réforme du droit ont joint leur voix à la sienne pour réclamer des modifications au Code criminel  afin de préciser l’exigence relative à l’élément moral et à la faute pour chaque crime : voir, p. ex., Commission de réforme du droit du Canada, Rapport pour une nouvelle codification du droit pénal (1987), p. 17 et 22-28; Association du Barreau canadien, Groupe de travail sur la nouvelle codification du droit pénal, Principes de responsabilité pénale : Proposition de nouvelles dispositions générales du Code criminel du Canada (1992), p. 47-55; D. Stuart, « A Case for a General Part », dans D. Stuart, R. J. Delisle et A. Manson, dir., Towards a Clear and Just Criminal Law : A Criminal Reports Forum (1999), 95, p. 110-113.

[25]                          La lacune qu’ont décelée le professeur Stuart et d’autres auteurs est la source des difficultés que pose la question de savoir si une infraction requiert une intention générale ou spécifique. Il est essentiel que le législateur intervienne pour définir l’élément moral des infractions et préciser dans quels cas on peut tenir compte de l’intoxication sans automatisme. D’ici à ce qu’il le fasse, toutefois, il nous faut composer avec le régime actuel. Par conséquent, avant d’examiner dans quelle catégorie il convient de ranger l’infraction prévue à l’art. 434  du Code criminel , je me propose de reprendre l’analyse de l’arrêt Daviault dans l’espoir d’éclairer un peu plus la distinction entre l’intention générale et l’intention spécifique.

a)       L’arrêt R. c. Daviault

[26]                          Dans Daviault, notre Cour s’est demandé si un accusé se trouvant dans un état d’intoxication extrême apparenté à l’automatisme pouvait invoquer l’ivresse comme moyen de défense à l’égard d’un crime d’intention générale. En analysant cette question, le juge Sopinka (dissident, mais pas sur ce point) a examiné en profondeur la distinction entre les infractions d’intention générale et les infractions d’intention spécifique. Il a expliqué que deux facteurs contribuaient à distinguer les crimes d’intention générale des crimes d’intention spécifiques : en premier lieu, « [l]a nature et l’importance relative de l’élément moral » et, en second lieu, « la politique sociale que le législateur cherche à appliquer en criminalisant la conduite particulière visée » : p. 122.

[27]                          Le juge Sopinka a précisé que les infractions d’intention générale comportent « l’intention minimale d’accomplir l’acte qui constitue l’actus reus » : Daviault, p. 123. Comme ces crimes supposent un processus de pensée et de raisonnement minimal, il est peu probable que même l’accusé se trouvant dans un état d’intoxication avancé sans automatisme soit dépourvu du degré minimal d’acuité mentale nécessaire pour commettre les crimes en question (ibid.). À son avis, à lui seul, ce facteur offrait de solides considérations d’ordre public justifiant d’empêcher l’accusé d’invoquer la défense d’intoxication (ibid.). Si l’on tient compte du principe logique suivant lequel une personne est présumée vouloir les conséquences naturelles de ses actes, on peut normalement déduire l’intention de la perpétration de l’acte. Il est donc logique que, dans le cas des crimes comportant un élément moral minimal, l’intoxication sans automatisme ne joue aucun rôle. De plus, ainsi que le juge Sopinka l’a fait observer, les crimes d’intention générale sont généralement « [des] infractions que des personnes en état d’ébriété sont susceptibles de commettre » (ibid.). Il s’ensuit, selon lui, qu’admettre l’intoxication comme moyen de défense contredirait la politique sociale qui est à la base de la création de ces crimes.

[28]                          Par contre, le juge Sopinka a estimé que les crimes d’intention spécifique requièrent un élément moral plus élevé. Par exemple, ces crimes commandent souvent « l’existence d’autres motifs et desseins » : Daviault, p. 123-124, citant Bernard, p. 880, le juge McIntyre. Comme ces crimes nécessitent des processus de pensée et de raisonnement plus complexes, on peut aisément comprendre comment l’intoxication sans automatisme peut réduire à néant l’élément moral requis. Il est donc moins probable que les infractions d’intention spécifique correspondent au type d’infractions que des personnes en état d’ébriété sont susceptibles de commettre. Pour cette raison, les considérations de politique générale (« policy considerations »), appelées considérations d’ordre public dans Daviault, qui pourraient autrement militer contre une défense d’intoxication sont moins impérieuses.

[29]                          Le juge Sopinka a signalé l’existence d’une autre raison de politique générale qui justifierait de permettre la défense d’intoxication à l’égard des infractions d’intention spécifique, précisant qu’il arrivait fréquemment que ces infractions comprennent des infractions moindres qui exigeaient seulement une intention générale. En pareils cas, un contrevenant intoxiqué n’échappera pas à tout châtiment : Daviault, p. 124.

b)      Démarche à suivre pour qualifier une infraction d’infraction d’intention spécifique ou générale

[30]                          Pour établir si une infraction est une infraction d’intention spécifique ou d’intention générale, il faut tout d’abord en déterminer l’élément moral. Cette analyse relève de l’interprétation des lois. Il faut se garder de transformer cette analyse en un examen des faits basé sur les circonstances propres à l’affaire. 

[31]                          Après avoir déterminé l’élément moral de la disposition, il faut se demander s’il s’agit d’un crime d’intention générale ou spécifique. Établir une distinction entre les infractions d’intention générale et les infractions d’intention spécifique ne repose pas sur une science exacte. La logique, l’intuition et les considérations de politique générale ont toutes un rôle à jouer. Cette tâche s’est avérée ardue pour ceux qui ont étudié le droit criminel et redoutable pour les profanes.

[32]                          Quoi qu’il en soit, pour bien qualifier une infraction, il convient tout d’abord d’examiner la jurisprudence existante. Lorsque l’infraction a déjà été qualifiée de façon satisfaisante dans la jurisprudence, la tâche est simple. Par exemple, notre Cour a établi que l’agression sexuelle est une infraction d’intention générale, alors que le vol qualifié et le meurtre sont des infractions d’intention spécifique : voir Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, et R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293 (agression sexuelle); R. c. George, [1960] R.C.S. 871 (vol qualifié); et R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146 (meurtre). Dans le cas de ces infractions et d’autres qui ont été examinées de façon satisfaisante par la jurisprudence existante, il n’est pas nécessaire de revoir la question. Le cadre d’analyse qui suit vise à clarifier l’état du droit exposé dans Daviault, et non à le modifier. Cependant, si la jurisprudence est incertaine, les tribunaux doivent examiner les facteurs qui ont été énoncés dans Daviault et précisés ci-dessous pour résoudre la question.

[33]                          Bien que l’arrêt Daviault ait indiqué de façon claire que deux facteurs principaux doivent être considérés pour décider si l’intoxication sans automatisme peut être invoquée — l’« importance » de l’élément moral et la politique sociale qui sous-tend la création de l’infraction — il a toutefois laissé certaines questions sans réponse. Premièrement, il n’a pas expliqué clairement ce qu’il faut entendre par l’« importance » de l’élément moral. Deuxièmement, il n’a pas précisé si les considérations de politique générale doivent toujours jouer un rôle dans cette analyse ou si elles ne doivent intervenir que si, après examen de l’élément moral, on ne sait toujours pas comment qualifier l’infraction. J’aborde ces questions dans l’espoir d’apporter quelques précisions supplémentaires dans un domaine du droit où subsistent encore l’incertitude et la confusion.

(i)           L’« importance » de l’élément moral

[34]                          L’arrêt Daviault a précisé que la nature de l’élément moral et son « importance relative » constituent le fondement de l’analyse. Bien que le juge Sopinka n’ait pas expliqué ce qu’il entendait par l’« importance » de l’élément moral, il est clair qu’il faisait allusion à la complexité des processus de pensée et de raisonnement qui constituent l’élément moral d’une infraction déterminée. Les processus de pensée et de raisonnement sont relativement simples dans le cas des crimes d’intention générale. Par contre, les crimes d’intention spécifique — les crimes comportant un élément moral plus « important » — exigent un processus de raisonnement plus complexe.

[35]                          Dans le cas des crimes d’intention générale, l’élément moral se rattache simplement à la perpétration de l’acte illégal. De tels crimes n’exigent pas l’existence d’une intention de faire survenir certaines conséquences étrangères à l’actus reus : Bernard, p. 863; George, p. 877 (le juge Fauteux). Les voies de fait constituent un exemple classique. L’accusé doit recourir intentionnellement à la force; cependant, il n’est pas nécessaire qu’il ait l’intention de causer des blessures. De même, les crimes d’intention générale n’exigent pas la connaissance effective de certaines circonstances ou conséquences dans la mesure où cette connaissance est le produit de processus de pensée et de raisonnement complexes. Dans chaque cas, l’élément moral est simple et ne requiert qu’une faible acuité mentale.

[36]                          Je tiens à préciser que, quand je parle d’un élément moral « simple » qui suppose une « faible acuité mentale », je ne crée pas une nouvelle norme juridique applicable aux infractions d’intention générale. J’emploie plutôt ces expressions comme synonymes des termes descriptifs utilisés dans Daviault, soit « intention minimale » et « degré minimal de conscience » : p. 123.

[37]                          Par contre, les infractions d’intention spécifique supposent un élément moral plus élevé. Dans l’arrêt Daviault, le juge Sopinka a limité son analyse des infractions d’intention spécifique aux crimes comportant une intention cachée. Relativement à ces crimes, l’accusé doit non seulement avoir l’intention d’accomplir l’acte qui constitue l’actus reus, mais il doit également être motivé par une intention cachée : Manning et Sankoff, p. 386. Par exemple, des voies de fait commises dans l’intention de résister à une arrestation constituent une infraction comportant une intention cachée. L’accusé doit non seulement commettre les voies de fait, mais il doit également agir avec l’intention cachée de résister à l’arrestation. Il importe peu qu’il réussisse effectivement à résister à l’arrestation; l’infraction exige simplement qu’il agisse avec ce mobile en tête.

[38]                          Bien que le juge Sopinka ait limité son analyse des infractions d’intention spécifique aux crimes comportant une intention cachée, on aurait tort de supposer que l’existence d’une intention cachée est toujours nécessaire. Au contraire, l’élément moral plus élevé pourrait prendre la forme d’une exigence requérant que l’accusé ait eu l’intention de faire survenir certaines conséquences et les ait fait survenir, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. Le meurtre est un exemple classique. De même, l’élément moral plus élevé pourrait se présenter sous la forme d’une exigence voulant que l’accusé soit effectivement conscient de certaines circonstances ou conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et raisonnement plus complexes  : voir, p. ex., M. T. Thornton, « Making Sense of Majewski » (1981), 23 Crim. L.Q. 464, p. 482. Le recel constitue un tel crime. L’accusé doit effectivement savoir que les biens en sa possession ont été volés ou faire preuve à cet égard d’un aveuglement volontaire. Quoique cette infraction ne comporte pas une intention cachée, la connaissance requise de l’accusé accentue davantage l’élément moral. L’intoxication peut donc être invoquée comme moyen de défense à l’égard de ces crimes.

[39]                          Pour résumer, les infractions d’intention spécifique comportent un élément moral plus élevé. Cet élément peut prendre la forme d’une intention cachée, ou requérir la connaissance effective de certains faits ou de certaines conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et de raisonnement plus complexes. À titre subsidiaire, il peut supposer l’intention de faire survenir certaines conséquences, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. Quant à elles, les infractions d’intention générale exigent une acuité mentale minimale.

(ii)         Le rôle des considérations de politique générale

[40]                          La seconde question que l’arrêt Daviault a laissée sans réponse est celle de savoir à quelle étape il y a lieu de tenir compte de considérations de politique générale. On ne sait pas toujours s’il faudrait tenir compte de telles considérations dans chaque cas ou si celles-ci ne devraient entrer en jeu que si l’examen de l’élément moral n’a pas permis de qualifier l’infraction.

[41]                          À mon avis, la méthode la plus logique consiste à examiner d’abord la nature de l’élément moral. Ce n’est que lorsque cette analyse ne permet pas d’obtenir une réponse claire que l’on devrait passer à l’examen des considérations de politique générale. Comme l’arrêt Daviault l’explique, ces considérations sont étroitement liées à la nature de l’élément moral. Les crimes d’intention générale comportent un degré d’acuité mentale si peu élevé qu’il est difficile de concevoir que l’intoxication sans automatisme puisse priver l’accusé du faible degré d’intention exigé. Il s’agit là d’une solide raison de politique générale justifiant que l’on refuse à l’accusé d’invoquer l’intoxication dans le cas de ces infractions : Daviault, p. 123. Cet arrêt explique aussi pourquoi la Constitution permet de rendre la défense d’intoxication inopposable aux infractions d’intention générale : ibid., p. 99-100. En revanche, on peut plus aisément comprendre que l’état d’intoxication de l’accusé puisse réduire à néant les processus de pensée et de raisonnement plus complexes nécessaires dans le cas des crimes d’intention spécifique. C’est pourquoi des considérations de politique générale laissent croire à la possibilité de tenir compte de l’intoxication à l’égard des crimes d’intention spécifique. De par sa nature, l’élément moral est déjà indissociable de ces considérations. Par conséquent, si l’examen de l’élément moral indique clairement la façon de qualifier l’infraction, il y a peu de raison de recourir à des considérations de politique générale.

[42]                          Toutefois, si l’examen de l’élément moral ne permet pas d’obtenir une réponse claire, le recours aux considérations de politique générale peut aider à résoudre la question. L’examen de ces considérations portera essentiellement sur la question de savoir si la consommation d’alcool est habituellement associée au crime en question. Dans l’affirmative, il semblerait paradoxal de permettre à l’accusé d’invoquer l’intoxication comme moyen de défense. Par exemple, l’intoxication est souvent associée au crime d’agression sexuelle. Permettre à un accusé d’invoquer l’intoxication volontaire comme moyen de défense reviendrait à approuver, sinon à promouvoir, le comportement même qui s’est toujours révélé une des causes premières du problème[1]. En outre, bien que le droit et le bon sens paraissent ne pas toujours coïncider, nous ne devrions pas pour autant chercher des façons de les projeter dans des directions opposées. Dans le même ordre d’idées, dans les cas où l’intoxication volontaire joue rarement, voire jamais, un rôle dans la perpétration d’un crime déterminé, il est moins logique, du point de vue de la politique générale, d’empêcher l’accusé d’invoquer ce moyen de défense.

[43]                          À titre d’observation générale, et sans poser un principe universel, l’alcool joue habituellement un rôle dans les crimes liés à un comportement violent ou désordonné : Bernard, p. 880. Il a également tendance à se retrouver fréquemment dans les crimes comportant des dommages aux biens. Il est donc peu logique du point de vue de la politique générale que l’alcool puisse être invoqué comme moyen de défense dans le cas de crimes causant des blessures, des dommages ou mettant en danger des personnes ou des biens : Daviault, p. 123. Il existe évidemment des exceptions bien connues à ce principe général. Le meurtre, par exemple, est depuis longtemps considéré comme un crime d’intention spécifique à l’égard duquel la défense d’intoxication peut être invoquée. Comme il est expliqué dans l’arrêt Daviault, p. 124, cette exception s’explique par les processus de pensée et de raisonnement plus poussés que ce crime implique, ainsi que par la gravité de l’infraction, par la gravité de la peine fixe infligée en cas de déclaration de culpabilité et par la possibilité que l’accusé soit reconnu coupable de l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable. Il est donc inexact d’affirmer que l’on ne peut jamais tenir compte de l’intoxication dans le cas de crimes comportant des actes de violence contre des personnes ou causant des dommages aux biens. Toutefois, comme la présence de l’alcool est fréquente dans le cas de ces crimes, il est probable que de solides raisons de politique générale militeront contre la possibilité de plaider l’intoxication comme moyen de défense.

[44]                          Même si l’examen des considérations de politique générale vise principalement à déterminer si l’alcool est habituellement associé au crime en question, d’autres considérations de cette nature peuvent aussi entrer en jeu. Comme l’a fait observer la Cour dans l’arrêt Daviault, l’existence d’une infraction d’intention générale moindre et incluse peut être un facteur pertinent. En pareils cas, l’accusé qui invoque avec succès son état d’intoxication en vue de réduire à néant l’élément moral plus élevé de l’infraction principale peut néanmoins être déclaré coupable de l’infraction moindre et incluse. L’ivresse ne lui offrira aucun moyen de défense à l’encontre de l’infraction moindre et incluse. Par exemple, un accusé qui plaide avec succès l’intoxication à l’encontre d’une accusation de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation peut quand même être reconnu coupable de l’infraction moindre et incluse de voies de fait. Dans une telle situation, le contrevenant intoxiqué n’échappera pas à tout châtiment. En conséquence, il y a moins d’intérêt à empêcher l’accusé d’avancer l’intoxication comme moyen de défense à l’encontre de l’infraction principale.

[45]                          De plus, l’existence du pouvoir discrétionnaire des tribunaux en matière de détermination de la peine peut être un facteur à considérer. S’il s’agit d’un crime pour lequel l’accusé se verra infliger une lourde peine minimale s’il est reconnu coupable, il peut être trop sévère d’empêcher la prise en compte de l’intoxication. Cependant, si le juge dispose du pouvoir discrétionnaire d’adapter la peine en fonction des faits de l’espèce et de tenir compte de l’état d’intoxication de l’accusé dans cette appréciation, il est moins préoccupant d’empêcher l’accusé de faire valoir la défense d’intoxication : Daviault, p. 124.

(2)          Application du cadre juridique à l’infraction prévue à l’art. 434

[46]                          Le crime d’incendie criminel existe depuis de nombreuses années et les dispositions du Code criminel  à ce sujet ont connu maintes versions. Au fil des ans, les tribunaux ont exprimé des opinions divergentes sur la question de savoir si l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 (et les dispositions qui l’ont précédé) constitue un crime d’intention générale ou d’intention spécifique : voir, p. ex., R. c. Swanson (1989), 48 C.C.C. (3d) 316 (C.A.T.Y.) (intention spécifique); R. c. Hudson (1993), 88 Man. R. (2d) 150 (C.A.) (intention spécifique); R. c. Muma (1989), 51 C.C.C. (3d) 85 (C.A. Ont.) (intention générale), s’appuyant sur R. c. Schmidtke (1985), 19 C.C.C. (3d) 390 (C.A. Ont.).

[47]                          Appliquant le cadre exposé précédemment à l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434, je suis convaincu que cette disposition crée une infraction d’intention générale pour laquelle l’intoxication sans automatisme ne peut être invoquée comme moyen de défense. Par souci de commodité je reproduis de nouveau le texte de cette disposition :

                        434. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, cause par le feu ou par une explosion un dommage à un bien qui ne lui appartient pas en entier.

[48]                          Le fait de causer un dommage à un bien par le feu constitue l’actus reus de l’infraction. L’élément moral est l’accomplissement de l’acte illégal — à savoir le fait de causer un dommage à un bien — intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de cet acte. Aucun autre élément de connaissance ou mobile n’est nécessaire. Aucun processus de pensée ou de raisonnement complexe n’est requis. À première vue, le degré d’intention exigé dans le cas de cette infraction semble minime.

[49]                          Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont exprimé l’inquiétude que, si l’infraction prévue à l’art. 434 était qualifiée d’infraction d’intention générale, empêchant ainsi la prise en considération de l’état d’intoxication sans automatisme, cela aurait pour effet de transformer à tort l’examen de l’insouciance en une analyse objective. En toute déférence, je ne peux souscrire à ce raisonnement. L’insouciance correspond à la conduite d’une personne qui, voyant le risque, agit néanmoins en faisant fi des conséquences : Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, p. 582. Elle suppose toujours une analyse subjective, et la présente affaire ne fait pas exception. Toutefois, le crime d’incendie criminel prévu à l’art. 434 n’implique pas un raisonnement poussé. Le risque de dommages causés par le feu est généralement évident, même lorsqu’il se manifeste dans un enchaînement d’événements et non par la simple application d’une allumette enflammée au bien en question.

[50]                          J’ai peine à voir comment l’intoxication sans automatisme empêche un accusé de prévoir le risque de causer un dommage à la propriété d’autrui par le feu. Un raisonnement complexe n’est pas nécessaire pour reconnaître ce danger. Par conséquent, empêcher un accusé de faire valoir une défense d’intoxication ne transforme pas l’examen de la question de l’insouciance en une analyse objective, mais reconnaît plutôt le fait que l’intoxication sans automatisme n’empêche pas l’accusé d’avoir eu l’intention minimale requise pour commettre ce crime.

[51]                          Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de recourir à des considérations de politique générale pour décider si la défense d’intoxication peut être plaidée. Cependant, si j’avais jugé nécessaire de le faire, je serais parvenu à la même conclusion.

[52]                          L’article 434 vise les dommages causés à des biens. Le fait de causer des dommages aux biens est souvent associé à la consommation d’alcool. La présente affaire ne fait pas exception. À mon avis, on éroderait le respect des considérations de politique générale qui sont à l’origine de la création de l’infraction consistant à causer des dommages à des biens par le feu si l’on permettait à un accusé d’invoquer en défense son état d’intoxication volontaire.

[53]                          Pour ces motifs, et avec égards, je suis d’avis que le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en qualifiant l’infraction prévue à l’art. 434 d’infraction d’intention spécifique à l’égard de laquelle la défense d’intoxication pouvait être invoquée. Il convient plutôt de qualifier cette infraction d’infraction d’intention générale, ce qui signifie que l’intoxication sans automatisme ne peut être considérée.

(3)          Analyse de l’intention exigée à l’art. 434  du Code criminel 

[54]                          Si l’on fait abstraction de la question de l’intoxication, déterminer si l’intention exigée à l’art. 434 a été établie dans un cas donné peut s’avérer une tâche délicate. Comme l’ont souligné le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel, une vaste gamme de scénarios factuels peuvent se présenter dans l’application de l’art. 434  du Code criminel . Il est possible, dans certains cas, que l’accusé ait mis le feu directement au bien en cause. Dans d’autres, comme celui qui nous occupe, un objet peut avoir pris feu à cause de l’accusé, situation qui a entraîné des dommages à un bien. Dans le premier cas, on conclura habituellement de façon spontanée que l’accusé a, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de ses actes, endommagé le bien par le feu. Dans le second, cette conclusion peut ne pas être aussi évidente et la détermination de l’intention peut se révéler laborieuse. Sans proposer un cadre juridique, voici certaines suggestions que les juges des faits pourraient trouver utiles pour décider si l’intention requise a été démontrée.

[55]                          D’entrée de jeu, il convient de se rappeler que l’acte criminel que réprime l’art. 434 n’est pas celui de mettre le feu, mais le fait de causer des dommages à un bien. Le feu est simplement le moyen qui doit avoir causé le dommage. Cette distinction est cruciale dans l’analyse.

[56]                          Lorsqu’il examine la question de l’intention, le juge des faits doit évidemment tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’infraction. La façon dont l’incendie a pris naissance sera probablement un facteur important. Plus précisément, l’incendie a-t-il été déclenché de façon accidentelle, par négligence, sans se soucier de ses conséquences ou intentionnellement? La réponse à cette question ne sera pas déterminante étant donné, comme je l’ai déjà expliqué, que l’acte consistant à mettre le feu n’est pas le comportement que criminalise l’art. 434. Néanmoins, elle fournira des données contextuelles importantes pour l’analyse de l’intention.

[57]                          Déterminer comment l’incendie a pris naissance n’est qu’un des facteurs que le juge des faits peut vouloir prendre en compte. Le but ultime consiste à examiner l’ensemble des circonstances de l’infraction pour décider s’il est possible d’en conclure que l’accusé entendait causer des dommages au bien d’autrui ou s’il ne s’est pas soucié que des dommages s’ensuivent ou non. Le simple fait que l’incendie ait été déclenché intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de cet acte ne sera peut-être pas suffisant pour démontrer que l’accusé a ainsi causé un dommage. Le contexte est important et il jouera un rôle clé pour décider si une telle conclusion peut être tirée. Prenons par exemple le cas du propriétaire d’un bien-fonds qui a allumé un feu dans un foyer extérieur et qui le surveille. Si une bourrasque soulève des feuilles enflammées du foyer et les souffle sur la remise d’un voisin située à une vingtaine de mètres de là, il ne s’ensuit pas que ce propriétaire a endommagé la remise intentionnellement ou sans se soucier des conséquences du fait d’allumer un feu. Malgré le fait qu’il a intentionnellement allumé le premier feu — en l’occurrence celui allumé dans le foyer — les circonstances de l’infraction pourraient démontrer qu’il n’a pas, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, causé les dommages occasionnés à la remise : voir, p. ex., R. c. S.D.D., 2002 NFCA 18, 211 Nfld. & P.E.I.R. 157.

[58]                          À l’opposé, il survient bien des situations où un accusé a déclenché un incendie intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte et où il ressort clairement des circonstances de l’infraction que cette personne entendait causer un dommage à un bien ou qu’elle ne se souciait pas que ce dommage s’ensuive ou non. Prenons l’exemple de la personne qui met volontairement le feu à une serviette. Si cette personne laisse tomber la serviette sur un tapis et quitte les lieux sans faire quoi que ce soit pour éteindre les flammes, il est possible de conclure qu’elle avait l’intention de causer un dommage au bien ou qu’elle ne se souciait pas qu’un dommage s’ensuive ou non.

[59]                          En résumé, la question déterminante n’est pas de savoir comment le feu a pris naissance, quoique la réponse à cette question puisse fournir d’importantes données contextuelles. La culpabilité d’un accusé aux termes de l’art. 434 dépend de la réponse à la question de savoir s’il a, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, causé un dommage au bien en question. Tant que le juge des faits n’oublie pas cette importante distinction et qu’il examine les circonstances et les données contextuelles pertinentes, l’analyse de l’intention requise pour l’application de l’art. 434 devrait être relativement simple.

B.            L’erreur du juge du procès a-t-elle eu une incidence significative sur l’acquittement?

[60]                          Bien que j’aie conclu que le juge de première instance a commis une erreur en estimant qu’il pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de M. Tatton, cela ne décide pas entièrement le pourvoi. Pour obtenir la tenue d’un nouveau procès, le ministère public doit démontrer qu’il serait raisonnable de penser que l’erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Le ministère public doit s’acquitter d’une lourde charge. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14 :

                        Il est cependant établi depuis longtemps qu’un appel interjeté par le procureur général ne saurait être accueilli sur une possibilité abstraite ou purement hypothétique selon laquelle l’accusé aurait été déclaré coupable, n’eût été l’erreur de droit. Il faut des moyens plus concrets. Pour obtenir un nouveau procès, le ministère public doit convaincre la cour d’appel qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur (ou les erreurs) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Le procureur général n’est toutefois pas tenu de nous persuader que le verdict aurait nécessairement été différent.

[61]                          Monsieur Tatton plaide que le juge du procès a fondé son verdict d’acquittement sur la défense d’accident, et que l’intoxication n’a eu aucune incidence sur son analyse. Il soutient par conséquent qu’on ne saurait raisonnablement considérer que l’erreur du juge du procès a influé sur le verdict. Par contre, le ministère public prétend que les motifs du juge du procès démontrent clairement que ce dernier a tenu compte de l’état d’intoxication de M. Tatton pour arriver à son verdict.

[62]                          Je retiens l’argument du ministère public. À mon avis, lorsqu’on lit les motifs du juge du procès dans leur intégralité, il en ressort que l’état d’intoxication de M. Tatton a joué un rôle important dans l’issue de la cause.

[63]                          Dans ses motifs, le juge du procès s’est concentré sur la cause de l’incendie. En particulier, il s’est posé la question de savoir s’il était convaincu que M. Tatton avait mis le feu dans la poêle à frire intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son geste. Dès le début de son analyse, le juge du procès a déclaré que, pour résoudre cette question, il devait décider s’il pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de M. Tatton. Les motifs du juge du procès s’attachent presque exclusivement à cette question. Si, comme l’affirme M. Tatton, le juge du procès a conclu que l’incendie était accidentel — indépendamment de tout rôle qu’a pu jouer l’alcool — toute cette analyse était inutile. À mon avis, il serait inconcevable et illogique de prétendre que la décision du juge du procès d’acquitter M. Tatton n’a pas été influencée par la croyance erronée du juge qu’il pouvait tenir compte de l’état d’intoxication de M. Tatton.

[64]                          Les observations finales du juge du procès le confirment. En concluant qu’il subsistait dans son esprit un doute raisonnable, le juge du procès a déclaré qu’une des questions qui le troublaient était celle de savoir si M. Tatton [traduction] « possédait la capacité mentale d’exécuter un tel plan, vu son état d’ébriété » : d.a., vol. I, p. 81. De toute évidence, l’état d’ébriété de M. Tatton se trouvait au premier rang des considérations dans l’esprit du juge du procès. Quoiqu’il ait fait état de la thèse de M. Tatton suivant laquelle l’incendie était accidentel, le juge du procès n’a pas conclu explicitement à l’accident. Il a plutôt déclaré qu’il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Tatton avait agi intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte. Bien qu’il soit possible de soutenir que le juge du procès a fondé cette conclusion sur la défense d’accident, il ressort clairement de ses motifs que c’est l’état d’intoxication de M. Tatton qui a laissé subsister dans son esprit un doute raisonnable quant à la question de savoir si M. Tatton avait agi avec l’intention requise. En conséquence, je suis convaincu que le critère établi dans l’arrêt Graveline a été respecté.

VI.        Dispositif

[65]                          Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le verdict d’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Gorrell, Greinkie & Rémillard, Morrisburg.

                    Procureurs de l’intervenante : Kapoor Barristers, Toronto.

 



[1]   Le Code criminel  prévoit maintenant explicitement que l’accusé ne peut invoquer l’intoxication pour justifier le fait qu’il croyait à tort que le plaignant était consentant : voir l’art. 273.2. Ce principe était toutefois reconnu en common law bien avant l’édiction de l’art. 273.2 (L.C. 1992, c. 38, art. 1) : voir Leary.

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