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Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890

 

Workers’ Compensation Board

et gouvernement de la Saskatchewan                                              Appelants                                                        (Intimés)

 

c.

 

Elaine Pasiechnyk, Rhonda McFarlane, Ronald

MacMillan, Gordon Thompson, Orval Shevshenko,

Clifford Sovdi, Aaron Hill et Larry Marcyniuk                                Intimés                                                                   (Requérants)

 

et

 

Pro‑Crane Inc., Saskatchewan Power Corporation

et procureur général de la Saskatchewan                                        Intimés                                                                   (Intervenants)

 

et

 

Workers’ Compensation Board de l’Alberta,

familles Westray, Sheila Fullowka,

Doreen Shauna Hourie, Tracey Neill,

Judit Pandev, Ella May Carol Riggs

et Doreen Vodnoski                                                                                    Intervenants

 

Répertorié:  Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board)

 

No du greffe:  24913.

 

1997:  30 avril; 1997:  28 août.

 


Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Major.

 

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

 

Droit administratif ‑‑ Contrôle judiciaire ‑‑ Clause privative ‑‑ Régime d’indemnisation interdisant les poursuites contre les employeurs lorsqu’une indemnisation a été reçue ‑‑ Indemnisation reçue et poursuite intentée alléguant la  violation d’une obligation imposée par la loi ‑‑ La Workers’ Compensation Board a conclu que les poursuites étaient interdites par la loi ‑‑ Norme de contrôle (caractère manifestement déraisonnable ou décision correcte) à appliquer ‑‑ Si c’est la norme du caractère manifestement déraisonnable, la décision de la Commission était‑elle manifestement déraisonnable? -- Si c’est la norme de la décision correcte, la décision de la Commission était-elle correcte? ‑‑ Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W‑17.1, art. 2f)(ii), g), j), k)(i), (ii), (iii), t), 3(1), 22(1)b), h), i), (2), 28, 44, 57, 167, 168, 180.

 


Des employés de SaskPower ont été tués et d’autres ont été blessés par la chute d’une grue appartenant à Pro-Crane.  Les travailleurs blessés et les personnes à charge des travailleurs décédés ont touché les indemnités pour accident du travail auxquelles ils étaient admissibles.  Les intimés ont intenté une action contre SaskPower, Pro-Crane et le gouvernement de la Saskatchewan.  Ils alléguaient dans l’action dirigée contre le gouvernement que celui‑ci avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’Occupational Health and Safety Act en n’inspectant pas la grue correctement.  Le gouvernement, Pro-Crane et SaskPower ont demandé avec succès à la Commission de décider que les actions étaient interdites par la Loi.  La Cour du Banc de la Reine a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés.  La Cour d’appel a accueilli l’appel des intimés en ce qui concerne l’action intentée contre le gouvernement, mais non en ce qui concerne les actions intentées contre Pro-Crane et SaskPower.  Le présent pourvoi ne concerne que l’action dirigée contre le gouvernement de la Saskatchewan.  Dans le présent pourvoi, il s’agit de savoir (1) si la norme de contrôle applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable ou celle de la décision correcte, et (2) si, après application du bon critère, la décision de la Commission devrait être révisée.

 

Arrêt (le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente):  Le pourvoi est accueilli.

 

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Major:  Pour déterminer la norme de contrôle applicable il faut trancher la question de savoir si l’objet de la décision du tribunal administratif était assujetti à une clause privative ayant un effet privatif intégral.  Si la réponse est affirmative, la décision du tribunal n’est alors susceptible de contrôle que si elle est manifestement déraisonnable ou si le tribunal a commis une erreur dans l’interprétation d’une disposition législative limitant ses pouvoirs.  Dans l’un ou l’autre cas, le tribunal administratif aura excédé sa compétence.

 


La clause privative «intégrale» ou «véritable» déclare que les décisions du tribunal administratif sont définitives et péremptoires, qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’un appel et que toute forme de contrôle judiciaire est exclue dans leur cas.  Lorsque la loi utilise des mots qui visent à limiter le contrôle, mais qui ne correspondent pas au libellé traditionnel d’une clause privative intégrale, il faut déterminer si ces mots visaient un effet privatif intégral ou une norme de retenue moins élevée.  La présence d’une clause privative n’empêche pas le contrôle fondé sur une erreur de droit si la disposition faisant l’objet du contrôle est une disposition limitative de compétence.  Le critère servant à déterminer si la disposition en cause est une disposition limitative de compétence est le suivant:  la question soulevée par la disposition est‑elle une question que le législateur voulait assujettir au pouvoir décisionnel exclusif de la Commission?  Pour appliquer ce critère, il faut avoir recours à une méthode fonctionnelle et pragmatique.  Des facteurs comme l’objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d’être de ce tribunal, son domaine d’expertise et la nature du problème qui lui est soumis sont tous pertinents pour déterminer l’intention du législateur.

 

La clause privative en l’espèce (l’art. 22) était nettement destinée à s’appliquer et s’applique à toutes les questions qui doivent être tranchées en vertu de la Loi, à moins qu’il ne s’agisse d’une question qui limite la compétence.  Les mots  «définitive et péremptoire» à l’art. 168 n’indiquent pas que l’article devait avoir sa propre clause privative «indépendante».  Le libellé de l’art. 168 satisfait directement au critère:  le législateur a‑t‑il voulu renvoyer l’affaire exclusivement à la Commission?

 

La compétence exclusive de la Commission pour trancher la question de savoir si l’interdiction de la Loi s’applique est étayée par l’historique et l’objet de l’indemnisation des accidents du travail.  La composition et les pouvoirs de la Commission ainsi que la durée des fonctions de ses membres montrent bien qu’elle possède une expertise vraiment considérable en matière de traitement de tous les aspects du régime d’indemnisation des accidents du travail.

 

La décision qu’une action est interdite par la loi exige qu’on tranche les questions mêmes qu’implique la question de savoir si la personne blessée est admissible à une indemnité.  Tout défendeur éventuel n’est cependant pas exonéré de toute responsabilité une fois qu’on a conclu que la personne blessée est admissible à une indemnité.  La Loi prévoit que certains droits d’action demeureront.

 


La question dont la Commission est saisie dans une demande fondée sur l’art. 168 est de savoir si le demandeur est admissible à une indemnité et si le défendeur est à l’abri de toutes poursuites judiciaires du fait qu’il cotise au régime d’indemnisation des accidents du travail.  Dans les deux cas, la Commission se prononce sur une question qui se rapporte étroitement aux objectifs et à l’économie du régime d’indemnisation des accidents du travail et cela est exprimé dans des termes dont le sens est inséparable de celui qu’ils ont ailleurs dans la Loi.

 

La question de l’admissibilité à une indemnité et la question de savoir si une action est interdite relèvent de la compétence exclusive de la Commission.  La question de savoir si l’action projetée est interdite est également une question qui est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une décision définitive à cet égard, et n’est susceptible de contrôle judiciaire que si elle est manifestement déraisonnable.

 

La Commission s’est posé quatre questions:  (1) Le demandeur était‑il un travailleur au sens de la Loi?  (2) Dans l’affirmative, la blessure a‑t‑elle été subie en cours d’emploi?  (3) Le défendeur est‑il un employeur au sens de la Loi?  (4) Dans l’affirmative, l’action intentée résulte‑t‑elle d’actes ou d’omissions de la part de l’employeur ou d’employés de l’employeur qui participent directement ou indirectement à l’industrie ou à l’emploi auxquels est rattaché l’employeur ou le travailleur d’un tel employeur à l’origine de la blessure?  C’étaient les bonnes questions à se poser et on ne pouvait pas dire que la décision de la Commission était manifestement déraisonnable.

 


Bien qu’il ne soit pas une «industrie» au sens ordinaire du terme, le gouvernement doit être considéré comme étant une industrie dans le contexte du régime d’indemnisation des accidents du travail.  Il est inclus expressément comme «employeur» au sens de la Loi et il verse des cotisations à la caisse des accidents.  La question est cependant de savoir si l’action est interdite par l’art. 167.  La théorie du «cumul des fonctions», qui divise le rôle du gouvernement selon l’obligation de droit public et l’obligation de droit privé qui lui incombent, ne s’applique pas en l’espèce.  L’existence d’une obligation de droit privé et donc d’une cause d’action n’est pas en cause.

 

Il n’est pas nécessaire de conclure que la Commission avait raison pour confirmer la validité de sa décision.  Si on applique la norme appropriée, il est clair que la décision de la Commission n’est pas manifestement déraisonnable.

 

Le juge McLachlin:  Les arguments fondés sur la théorie du cumul des fonctions ‑‑ si le gouvernement est poursuivi en sa qualité d’employeur, la Commission peut interdire les poursuites judiciaires selon le critère du caractère manifestement déraisonnable mais s’il est poursuivi en sa qualité d’autorité réglementaire, les tribunaux ont également l’expertise nécessaire, et la Commission ne peut pas faire obstacle aux poursuites judiciaires ‑‑ ne peuvent pas être retenus.  L’application de cette théorie porterait atteinte au pouvoir de la Commission de décider si les poursuites judiciaires sont interdites et elle introduirait l’incertitude dans le régime.  En définitive, le compromis historique entre la sécurité d’une indemnisation sans égard à la responsabilité pour toutes les blessures et l’obligation de s’adresser aux tribunaux pour obtenir une indemnisation fondée sur la faute serait remis en cause.  De plus, la large portée du libellé de l’art. 180 indique que le législateur voulait investir la Commission du pouvoir exclusif de décider si les employés peuvent intenter des actions à la suite d’accidents survenus en milieu de travail, sans égard à leur qualification juridique.  La Commission devait donc trancher la question de savoir si les faits en cause et les rapports entre les parties permettaient de conclure que l’action est interdite.

 


                   Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente):  La méthode énoncée dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, doit être appliquée et il faut mettre l’accent non pas sur l’intention du législateur quant à la clause privative, mais plutôt sur l’intention générale qui sous‑tend le régime législatif dans son ensemble.  Étant donné que, du point de vue constitutionnel, le législateur ne peut pas soustraire un organisme administratif à tout contrôle relatif à des questions de compétence, il ne peut pas décider librement quelles questions sont des questions de compétence et lesquelles relèvent de la compétence exclusive de l’organisme en question.  En l’espèce, la question de savoir si une action est interdite par l’art. 168 de la Loi peut ou non relever de la compétence exclusive de la Commission selon la nature exacte de la question qui lui est soumise et son lien avec l’expertise de la Commission.  La question dont la Commission était saisie ‑‑ savoir si le gouvernement de la Saskatchewan, même s’il ne peut pas être poursuivi à titre d’employeur en raison de l’art. 44 de la Workers’ Compensation Act, peut être poursuivi en vertu de la common law à titre d’autorité réglementaire ‑‑ est une question à l’égard de laquelle la Commission n’a aucune expertise particulière.  Puisque la question ne relève pas de la compétence protégée de la Commission, le critère de contrôle à appliquer devrait être le critère de la décision correcte et non celui du caractère manifestement déraisonnable.

 


La Commission a commis une erreur en déclarant que toute action contre le gouvernement à titre d’autorité réglementaire est interdite par la Loi.  En common law, le gouvernement a, dans certaines circonstances, une obligation de diligence, et cette obligation peut donner naissance à une action pour négligence.  Rien dans la Loi ne supprime ce droit d’action particulier.  En fait, le recours aux art. 44, 167 et 180, qui excluent expressément tout droit d’action «contre les employeurs» soulève la question de savoir si le gouvernement peut être poursuivi à un titre autre que celui d’employeur.  L’objet de la Loi ne milite pas contre un tel droit d’action.  En l’absence d’une disposition excluant le droit d’action reconnu en common law, les motifs susceptibles de justifier une exclusion implicite devraient être importants.  En l’espèce, le «compromis historique» entre employeurs et employés, qui a abouti au régime, ne serait pas menacé par la possibilité que des actions soient intentées contre le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire.  Il n’y a aucune raison pour laquelle les employeurs se plaindraient de telles actions et voudraient que le régime soit aboli pour ce motif.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Sopinka

 


Arrêt appliqué:  U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; arrêts examinés:  Dominion Canners Ltd. c. Costanza, [1923] R.C.S. 46; Mack Trucks Manufacturing Co. c. Forget, [1974] R.C.S. 788; arrêts mentionnés:  Pasiechnyk c. Procrane Inc. (1991), 94 Sask. R. 288, conf. par (1992), 97 Sask. R. 286; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Dayco (Canada) Ltd. c. TCA‑Canada, [1993] 2 R.C.S. 230; National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614; Reference re Validity of Sections 32 and 34 of the Workers’ Compensation Act, 1983 (1987), 44 D.L.R. (4th) 501; Medwid c. Ontario (1988), 48 D.L.R. (4th) 272; Peter c. Yorkshire Estate Co., [1926] 2 W.W.R. 545; Alcyon Shipping Co. c. O’Krane, [1961] R.C.S. 299; Farrell c. Workmen’s Compensation Board, [1962] R.C.S. 48; Crowsnest Air Ltd. c. Workers’ Compensation Board (Sask.) and Stolar (1995), 128 Sask. R. 144; Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228.

 

Citée par le juge McLachlin

 

Arrêt mentionné:  Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929.

 

Citée par le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente)

 

U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Dominion Canners Ltd. c. Costanza, [1923] R.C.S. 46; Farrell c. Workmen’s Compensation Board, [1962] R.C.S. 48; Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728.

 

Lois et règlements cités

 

Building Trades Protection Act, R.S.S. 1978, ch. B‑8.

 

Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27, art. 45.

 

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 96 .

 

Occupational Health and Safety Act, R.S.S. 1978, ch. O‑1.

 

Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W‑17.1, art. 2f)(ii), g), j), k)(i), (ii), (iii), t), 3(1), 13(1), 13(1.1) [aj. 1993, ch. 63, art. 4], 14(1), 15 [subséquemment mod. idem, art. 6], 21.1 [aj. idem, art. 8], 22(1)a), b), c) [mod. 1980‑81, ch. 98, art. 5], d) [idem], e), h), i), (2), 23, 28, 39 [mod. 1984‑85‑86, ch. 89, art. 5], 40 [mod. 1988‑89, ch. 63, art. 3], 44, 57, 67(1) [mod. 1980‑81, ch. 98, art. 11; 1984‑85‑86, ch. 89, art. 13; 1988‑89, ch. 63, art. 8(1)], 68 [mod. 1984‑85‑86, ch. 89, art. 15], 82 à 98.2, 104, 105, 106 à 115.2, 121, 135(1), 135.1 [aj. 1980‑81, ch. 98, art. 21], 167, 168, 180.

 

Workmen’s Compensation Act, R.S.O. 1960, ch. 437.


Workmen’s Compensation Act, 1929, S.S. 1928‑29, ch. 73.

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (1995), 131 Sask. R. 275, 95 W.A.C. 275, 127 D.L.R. (4th) 135, [1995] 7 W.W.R. 1, 30 Admin. L.R. (2d) 157, [1995] S.J. No. 342 (QL), qui a rejeté l’appel formé contre un jugement du juge Scheibel (1993), 115 Sask. R. 111, [1993] S.J. No. 624 (QL), qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Workers’ Compensation Board de la Saskatchewan. Pourvoi accueilli, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

 

Robert G. Richards, pour l’appelante la Workers’ Compensation Board.

 

Darryl Brown, pour l’appelant le gouvernement de la Saskatchewan.

 

E. F. Anthony Merchant, c.r., et Kevin A. Clarke, pour les intimés Elaine Pasiechnyk, Rhonda McFarlane, Ronald MacMillan, Gordon Thompson, Orval Shevshenko, Clifford Sovdi, Aaron Hill et Larry Marcyniuk.

 

Argumentation écrite seulement par Thomson Irvine pour l’intimé le procureur général de la Saskatchewan.

 

William P. Ostapek, pour l’intervenante la Workers’ Compensation Board de l’Alberta.

 

Raymond F. Wagner, pour les intervenantes les familles Westray.

 

J. Philip Warner, c.r., pour les intervenantes Sheila Fullowka, Doreen Shauna Hourie, Tracey Neill, Judit Pandev, Ella May Carol Riggs et Doreen Vodnoski.


 

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Major rendu par.

 

1                                   Le juge Sopinka ‑‑ La présente affaire soulève la question de la norme de contrôle à appliquer à une décision de la Workers’ Compensation Board de la Saskatchewan (la «Commission»), selon laquelle une action était interdite par la Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W‑17.1 (la «Loi»).  Elle soulève également la question de savoir si le gouvernement, en tant qu’autorité réglementaire, est un «employeur» au sens de la Loi.  Je conclus que la décision rendue par la Commission était protégée par une clause privative intégrale et qu’elle relevait de la compétence de la Commission.  La décision de la Commission que le gouvernement était un «employeur» et avait donc le droit de bénéficier de l’interdiction prescrite par la Loi n’était pas manifestement déraisonnable.

 

Les faits

 

2                                   Le 25 mai 1990, une grue appartenant à Pro-Crane s’est renversée sur une remorque dans laquelle des employés d’un chantier de construction de la Saskatchewan Power Corporation («SaskPower») étaient en train de prendre leur pause‑café de la matinée.  Deux travailleurs sont décédés et six autres ont subi des blessures graves et débilitantes.  Les travailleurs blessés et les personnes à charge des travailleurs décédés étaient admissibles à des indemnités pour accident du travail et en ont touché.

 


3                                   En janvier 1991, les intimés ont intenté une action contre SaskPower, Pro-Crane et le gouvernement de la Saskatchewan.  Il était allégué contre le gouvernement que celui‑ci avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’Occupational Health and Safety Act, R.S.S. 1978, ch. O-1, en omettant d’inspecter la grue correctement.  Le gouvernement, Pro-Crane et SaskPower se sont fondés sur l’art. 168 de la Loi pour demander à la Commission de décider, notamment, si les actions étaient interdites par la Loi.  Les intimés ont demandé une ordonnance de prohibition visant à empêcher la Commission de rendre une telle décision.  La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan et la Cour d’appel ont toutes deux rejeté l’argument des intimés selon lequel la Commission n’avait pas compétence pour décider si les actions étaient interdites par la Loi:  voir Pasiechnyk c. Procrane Inc. (1991), 94 Sask. R. 288 (B.R.), conf. par (1992), 97 Sask. R. 286 (C.A.).

 

4                                   La Commission a conclu que le gouvernement, Pro-Crane et SaskPower étaient des [traduction] «employeurs» au sens de la Loi et que les actions étaient donc interdites par la Loi.  La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan a rejeté la demande de contrôle judiciaire des intimés.  La Cour d’appel de la Saskatchewan a accueilli l’appel des intimés en ce qui concernait l’action intentée contre le gouvernement, mais non en ce qui concernait les actions intentées contre Pro-Crane et SaskPower.  Le présent pourvoi ne concerne que l’action intentée contre le gouvernement de la Saskatchewan.

 

Les dispositions législatives

 

5                                   Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W‑17.1

 

[traduction]

 

2.  Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 


                                                                   . . .

 

f)  «employeur» S’entend de toute personne physique ou morale, de toute entreprise ou association, ou de tout organisme qui utilise les services d’un travailleur qui, par son travail, participe directement ou indirectement à une industrie.  Sont compris:

 

                                                                   . . .

 

(ii)   la Couronne du chef de la Saskatchewan et du chef du Canada dans la mesure où cette dernière se soumet, en sa qualité d’employeur, à l’application de la présente loi, toute commission permanente provinciale établie relativement à un emploi quelconque, et les corporations municipales, conseils scolaires et commissions ainsi que les organismes gérant tout ouvrage ou tout service exploité pour le compte d’une corporation municipale;

 

                                                                   . . .

 

g) «emploi» S’entend notamment de l’emploi dans une industrie ou une partie, division ou section d’une industrie, peu importe que les fonctions du travailleur soient exercées dans les locaux, près des locaux ou loin des locaux de l’usine ou du commerce de l’employeur;

 

                                                                   . . .

 

j)  »industrie» S’entend d’une industrie à laquelle la présente loi s’applique et notamment d’un établissement, d’une entreprise, d’un métier et d’un commerce;

 

k) «blessure» S’entend

 

(i)   du résultat d’un acte délibéré et intentionnel qui n’est pas le fait du travailleur;

 

(ii)  du résultat d’un événement fortuit d’origine matérielle ou naturelle;

 

(iii) de toute incapacité;

 

résultant d’un emploi ou survenant au cours de celui‑ci;

 

                                                                   . . .

 

t)  «travailleur» S’entend d’une personne qui a conclu un contrat de louage de services ou d’apprentissage [. . .] ou qui travaille conformément à un tel contrat, . . .

 

3. -- (1)  La présente loi s’applique à tous les employeurs et à tous les travailleurs participant directement ou indirectement à une industrie en Saskatchewan, à l’exception des industries exclues par un règlement du lieutenant‑gouverneur en conseil ou par l’article 10.

 

                                                                   . . .


22. -- (1)  La commission a compétence exclusive pour examiner, entendre et trancher toutes les affaires et les questions se rapportant à la présente loi et toute autre affaire relativement à laquelle un pouvoir, une autorisation ou une discrétion lui sont conférés et, sans restreindre la portée générale de ce qui précède, elle a compétence exclusive pour décider:

 

                                                                   . . .

 

b) si une blessure résulte d’un emploi ou est survenue au cours de celui‑ci;

 

                                                                   . . .

 

h) si une industrie ou une partie, division ou section d’une industrie relève de la présente loi, et de quelle catégorie elle relève;

 

i)  si un travailleur relève de la présente loi.

 

(2)  La décision rendue par la commission en vertu de la présente loi relativement à toutes les questions de fait et de droit est définitive et péremptoire, et aucune procédure engagée par la commission ou devant elle ne peut être entravée par injonction, prohibition ou autre procédure, ni être évoquée par certiorari ou autrement devant un tribunal.

 

                                                                   . . .

 

28.      Lorsque, dans une industrie, un travailleur subit une blessure, il a droit à une indemnité qui doit lui être versée sur le fonds par la commission.

 

                                                                   . . .

 

44.      Aucun employeur ni aucun travailleur ou personne à la charge de ce dernier n’a de droit d’action contre un employeur en ce qui concerne une blessure subie par un travailleur au cours de son emploi.

 

                                                                   . . .

 

167.    Le droit à une indemnité prévu par la présente loi remplace tous les droits d’action, prévus par la loi ou autrement, auxquels le travailleur ou les personnes à sa charge ont ou peuvent avoir contre l’employeur du travailleur en raison d’une blessure subie par ce dernier pendant qu’il travaillait pour l’employeur.

 

168.    Toute partie à une action peut demander à la commission de se prononcer sur la question du droit du demandeur à une indemnité en vertu de la présente loi ou sur la question de savoir si l’action est interdite par la présente loi, et cette décision est définitive et péremptoire.

 

                                                                   . . .

 


180.    Sous réserve d’une disposition contraire de la présente loi, tous les droits d’action contre les employeurs pour des blessures subies par des travailleurs, soit en common law ou en vertu de la Workmen’s Compensation Act, sont supprimés.

 

Les juridictions inférieures

 

La Commission

 

6                                   La Commission a conclu que les actions intentées contre les trois défendeurs étaient interdites.  Elle a reconnu que la Loi ne visait pas à soustraire des personnes à toutes poursuites judiciaires simplement en raison de leur qualité d’«employeurs».  C’est pourquoi elle a formulé l’exigence que l’employeur ou ses employés participent directement à une industrie.  Dans le cas du gouvernement, son industrie était la «réglementation».  Comme le gouvernement doit agir par l’intermédiaire de ses employés, tout droit d’action que les intimés pourraient avoir contre le gouvernement résulterait d’actes ou d’omissions d’employés du gouvernement alors qu’ils participaient directement à l’industrie gouvernementale de réglementation.

 


7                                   La Commission a exposé trois raisons de rejeter la théorie du «cumul des fonctions» avancée par les intimés:  premièrement, elle ne reconnaît pas que le gouvernement, Pro-Crane et SaskPower sont des personnes morales et ne peuvent donc agir que par l’intermédiaire de leurs employés.  Ainsi, ils étaient réellement poursuivis en leur qualité d’employeurs.  Deuxièmement, la loi interdit «tous» les droits d’action lorsque les travailleurs sont blessés au cours de leur emploi, sans aucune exception pour les actions fondées uniquement sur des motifs non liés à l’emploi.  Troisièmement, cette théorie permettrait aux travailleurs blessés d’intenter des actions contre leur employeur pour un autre motif de responsabilité, ce qui irait à l’encontre de l’objet de la législation en matière d’accidents du travail.

 

La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan (1993), 115 Sask. R. 111

 

8                                   Le juge Scheibel a statué que la Commission avait conclu à juste titre que Pro-Crane, SaskPower et le gouvernement étaient des employeurs dont les travailleurs participaient directement à une industrie.  Il a décidé que, vu qu’une industrie est une entreprise de tout genre, ce que le gouvernement fait constitue son industrie.  En l’espèce, l’industrie du gouvernement consistait à appliquer des normes d'hygiène et de sécurité au travail.  Si les faits allégués par les intimés sont véridiques, ils ont alors été blessés à la suite d’une omission relative à cette industrie, et le gouvernement était donc visé par la Loi.

 

9                                   Au sujet de la norme de contrôle, le juge Scheibel a conclu que, du fait que la Commission est assujettie à une clause privative véritable, le critère de contrôle est celui du caractère manifestement déraisonnable.  Il a jugé qu’on n’avait pas prouvé que la décision de la Commission était manifestement déraisonnable, ni que la Commission avait excédé sa compétence.  La décision résisterait non seulement au critère du caractère manifestement déraisonnable, mais également à celui de la décision correcte.

 

La Cour d’appel (1995), 131 Sask. R. 275

 


10                               Le juge Vancise a fait remarquer que la Commission a une expertise exceptionnelle et bénéficie d’une clause privative intégrale.  Toutefois, il a conclu que la question à laquelle la Commission devait répondre en vertu de l’art. 168 était une question de compétence, parce que l’art. 168 délimite le pouvoir de la Commission et que c’étaient l’Occupational Health and Safety Act et la common law, et non pas la Loi, qui constituaient le cadre juridique pertinent pour déterminer si le gouvernement peut, malgré l’interdiction de la Loi, faire l’objet de poursuites en matière de responsabilité délictuelle en sa qualité d’autorité réglementaire.  Comme l’Occupational Health and Safety Act ne relève pas de la compétence de la Commission, il a statué que la norme de contrôle fondée sur la décision correcte était applicable.

 

11                               Pour statuer que la décision de la Commission était incorrecte, le juge Vancise a reconnu la théorie du «cumul des fonctions», selon laquelle une action contre le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire n’est pas interdite, même si une action contre le gouvernement en sa qualité d’employeur l’est.

 

12                               Le juge Wakeling était dissident uniquement sur la question de savoir si on devrait permettre que les actions contre le gouvernement de la Saskatchewan soient instruites.  Il a commencé par souligner que, puisque la première décision rendue en appel dans l’affaire voulait que la Commission ait compétence pour se prononcer sur la question, le critère à appliquer au résultat était de savoir s’il était manifestement déraisonnable.  Il a également conclu que l’art. 168 conférait clairement à la Commission compétence pour traiter la question.

 


13                               Le juge Wakeling était également d’avis que la décision de la Commission n’était pas manifestement déraisonnable et qu’en fait elle était correcte.  En rejetant la théorie du «cumul des fonctions», il a fait remarquer que la Loi s’intéresse à la façon dont l’action prend naissance et non pas à la nature de la responsabilité.  La Loi n’établit pas de distinction entre des catégories d’actions, mais elle interdit toute action contre des employeurs.

 

Les questions en litige

 

14                               Il y a trois questions en litige dans la présente affaire:

 

1.                La norme de contrôle;

 

2.                Si la norme de contrôle applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable, la décision de la Commission était‑elle manifestement déraisonnable?

 

3.                Si la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, la Commission a‑t‑elle rendu une décision correcte en jugeant que l’action contre le gouvernement était interdite par la loi en cause?

 

15                               J’ai décidé que la norme de contrôle à appliquer est celle du caractère manifestement déraisonnable et que, par conséquent, la troisième question ne se pose pas.

 


Analyse

 

La norme de contrôle

 

16                               Pour déterminer la norme de contrôle applicable, je dois d’abord déterminer si l’objet de la décision du tribunal administratif était assujetti à une clause privative ayant un effet privatif intégral.  Si je conclus qu’une clause privative intégrale s’applique, la décision du tribunal n’est alors susceptible de contrôle que si elle est manifestement déraisonnable ou si le tribunal a commis une erreur dans l’interprétation d’une disposition législative limitant ses pouvoirs.  Dans l’un ou l’autre cas, le tribunal administratif aura excédé sa compétence.  Ces principes sont résumés dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, à la p. 1086:

 

On peut je pense résumer en deux propositions les circonstances dans lesquelles un tribunal administratif excède sa compétence à cause d’une erreur:

 

1.  Si la question de droit en cause relève de la compétence du tribunal, le tribunal n’excède sa compétence que s’il erre d’une façon manifestement déraisonnable.  Le tribunal qui est compétent pour trancher une question peut, ce faisant, commettre des erreurs sans donner ouverture à la révision judiciaire.

 

2.  Si, par contre, la question en cause porte sur une disposition législative qui limite les pouvoirs du tribunal, une simple erreur fait perdre compétence et donne ouverture à la révision judiciaire.

 

La force de ces deux propositions découle en partie de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 .  Le législateur ne peut pas complètement soustraire un tribunal administratif au pouvoir de surveillance et de réforme des cours supérieures.  Tenter de le faire reviendrait à tenter de faire du tribunal en cause une cour supérieure:  Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220.

 


17                               Une clause privative «intégrale» ou «véritable» est celle qui déclare que les décisions du tribunal administratif sont définitives et péremptoires, qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’un appel et que toute forme de contrôle judiciaire est exclue dans leur cas.  Voir Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, à la p. 332, et Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, à la p. 590.  Lorsque la loi utilise des mots qui visent à limiter le contrôle, mais qui ne correspondent pas au libellé traditionnel d’une clause privative intégrale, il faut déterminer si ces mots visaient un effet privatif intégral ou une norme de retenue moins élevée.  Voir Dayco (Canada) Ltd. c. TCA‑Canada, [1993] 2 R.C.S. 230, à la p. 264, et National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324.

 

18                               La présence d’une clause privative n’empêche pas le contrôle fondé sur une erreur de droit si la disposition faisant l’objet du contrôle est une disposition limitative de compétence.  Le critère servant à déterminer si la disposition en cause est une disposition limitative de compétence est le suivant: La question soulevée par la disposition est-elle une question que le législateur voulait assujettir au pouvoir décisionnel exclusif de la Commission?  Pour appliquer ce critère, il faut avoir recours à une méthode fonctionnelle et pragmatique.  Voir Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614, aux pp. 628 et 629.  Des facteurs comme l’objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d’être de ce tribunal, son domaine d’expertise et la nature du problème qui lui est soumis sont tous pertinents pour déterminer l’intention du législateur.  Voir Bibeault, précité, aux pp. 1088 et 1089.

 


19                               Les intimés font valoir que l’art. 168 confère à la Commission un pouvoir exceptionnel de donner à la cour supérieure l’ordre de ne pas instruire l’action.  En raison de la compétence inhérente que possède la cour supérieure pour contrôler sa propre procédure, l’art. 168 devrait être interprété strictement, affirment-ils.  Cet argument qualifie mal la nature des dispositions dont il est question en l’espèce.  L’article 168 ne confère pas à la Commission le pouvoir de «donner ordre» à la cour supérieure; il ne fait qu’investir la Commission du pouvoir de répondre à la question de savoir si l’action est interdite par la loi en cause.  Dans ce contexte, il est révélateur que la Loi ne parle pas de suspendre les actions devant la cour supérieure, mais qu’elle supprime plutôt des droits d’action, comme nous le verrons plus loin.  Ainsi, l’argumentation des intimés aurait pour effet de diminuer le pouvoir du législateur provincial de supprimer des droits d’action reconnus en common law en leur accordant la protection de la Constitution en vertu de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 .  De plus, chaque décision prise par un tribunal administratif pour définir l’étendue de sa compétence aura une incidence sur la compétence des cours supérieures.  Toutefois, cette incidence, sans plus, ne fait pas de la question une question «de compétence».  Par exemple, on pourrait soutenir que la décision d’une commission des accidents du travail, quant à savoir si une maladie est liée au travail ou est une maladie professionnelle, est une question qui relève habituellement de la compétence de cette commission.  Pourtant, il est clair que cette décision aura également une incidence sur la compétence des tribunaux ordinaires en la matière.  Par conséquent, il s’agit non pas de savoir quelle est l’incidence sur la compétence des cours supérieures, mais de savoir si la disposition en cause est une disposition qui limite la compétence du tribunal administratif.

 


20                               Dans le présent pourvoi, les intimés soutiennent que l’art. 22 qui utilise le libellé d’une clause privative véritable ne s’applique pas aux affaires que la Commission est appelée à trancher en vertu de l’art. 168.  Cette disposition, dit‑on, prescrit sa propre norme de contrôle indépendante en recourant aux mots [traduction] «définitive et péremptoire».  Ces mots, allègue‑t‑on, impliquent une norme de retenue moins élevée.

 

21                               Cet argument me semble peu fondé.  L’article 22 était nettement destiné à s’appliquer et s’applique à toutes les questions qui doivent être tranchées en vertu de la Loi, à moins qu’il ne s’agisse d’une question qui limite la compétence.  Je n’accepte pas l’argument des intimés selon lequel la présence des mots [traduction] «définitive et péremptoire» à l’art. 168 indique que l’article devait avoir sa propre clause privative «indépendante».  Au contraire, à mon avis, ces mots ont été utilisés pour préciser que la question visée à l’art. 168 relevait de l’art. 22 et était renvoyée à la Commission, dont la décision serait définitive et péremptoire.  Autrement dit, le libellé de l’art. 168 satisfait directement au critère:  le législateur a-t-il voulu renvoyer l’affaire exclusivement à la Commission?

 

22                               Bien que cette expression d’intention par le législateur paraisse claire, il faut la confronter aux autres facteurs que comporte la méthode fonctionnelle et pragmatique que notre Cour a utilisée dans Bibeault, précité.  À mon sens, la conclusion que les questions qui se posent en vertu de l’art. 168 sont renvoyées à la Commission pour qu’elle rende une décision définitive et péremptoire à leur sujet est étayée par l’historique et l’objet de la Loi ainsi que par la nature et les fonctions de la Commission.  Je passe maintenant à l’examen de ces facteurs.

 

L’historique et l’objet de l’indemnisation des accidents du travail

 


23                               L’historique et l’objet de l’indemnisation des accidents du travail étayent la proposition selon laquelle la Commission avait, en l’espèce, compétence exclusive pour trancher la question de savoir si l’interdiction de la Loi s’applique, parce que cette question est intimement liée à l’un des aspects du compromis historique incorporé dans le régime.

 

24                               L’indemnisation des accidents du travail est un régime d’assurance mutuelle obligatoire sans égard à la responsabilité, qui est administré par l’État.  Son origine remonte à l’Allemagne du XIXe siècle, d’où elle s’est étendue à de nombreux autres pays, dont le Royaume‑Uni et les États‑Unis.  Au Canada, l’historique de l’indemnisation des accidents du travail commence par le rapport présenté par sir William Ralph Meredith, ancien juge en chef de l’Ontario, qui, en 1910, s’est vu confier le mandat d’étudier les régimes d’indemnisation des accidents du travail dans le monde et de recommander un régime pour l’Ontario.  Il a proposé d’indemniser les travailleurs blessés au moyen d’une caisse des accidents gérée par l’État, dont les fonds seraient perçus auprès de l’industrie.  Sa proposition a été adoptée par l’Ontario en 1914.  Les autres provinces ont suivi peu après.  La Saskatchewan a adopté sa Workmen’s Compensation Act, 1929, S.S. 1928-29, ch. 73, en 1929.

 


25                               Sir William Meredith a également proposé ce qu’on en est venu à appeler le «compromis historique» aux termes duquel les travailleurs perdraient leur cause d’action contre leur employeur, mais obtiendraient une indemnité qui ne dépendrait ni de la responsabilité de l’employeur ni de sa capacité de payer.  De même, les employeurs étaient tenus de contribuer à un régime d’assurance obligatoire, mais ils échappaient à une responsabilité potentiellement écrasante.  Au début en Ontario, seul l’employeur du travailleur blessé jouissait de l’immunité contre les poursuites judiciaires.  La Loi a été modifiée, un an après son adoption, de manière à prévoir que les travailleurs blessés mentionnés à l’annexe 1 ne pourraient poursuivre en justice aucun des employeurs mentionnés à l’annexe 1.  Cette modification visait vraisemblablement à tenir compte des lieux de travail où les employés de plusieurs employeurs travaillent ensemble.

 

26                               Les tribunaux ont reconnu l’importance de ce compromis historique.  Dans Reference re Validity of Sections 32 and 34 of the Workers’ Compensation Act, 1983 (1987), 44 D.L.R. (4th) 501 (C.A.T.-N.), le juge en chef Goodridge a comparé les avantages de l’indemnisation des accidents du travail à son principal désavantage:  les prestations qui sont versées immédiatement, que l’employeur soit solvable ou non, et sans les frais et les incertitudes inhérents au régime de responsabilité civile délictuelle; toutefois, certains pourraient peut-être obtenir une indemnité plus élevée au moyen d’une action en responsabilité civile délictuelle qu’en vertu de la Loi.  Le juge en chef Goodridge conclut, à la p. 524:

 

[traduction] Bien qu’il puisse y avoir ceux qui recevraient moins en vertu de la Loi que d’une autre manière, quand on en considère l’économie dans son ensemble, c’est seulement une caractéristique négative d’un régime par ailleurs positif et cela ne justifie pas de condamner la loi qui le rend possible.

 

J’ajouterais que cette caractéristique soi‑disant négative est une caractéristique nécessaire.  L’interdiction des actions contre des employeurs est d’une importance cruciale pour le régime d’indemnisation des accidents du travail conçu par Meredith:  c’est l’autre revers du compromis.  Il serait injuste de permettre que des actions soient intentées contre des employeurs lorsqu’il existe une chance que le travailleur blessé obtienne une indemnité plus élevée, et, en même temps, de forcer les employeurs à contribuer à un régime d’assurance sans égard à la responsabilité.

 


27                               Le juge Montgomery a également commenté les objets de l’indemnisation des accidents du travail dans la décision Medwid c. Ontario (1988), 48 D.L.R. (4th) 272 (H.C. Ont.).  Il a affirmé, à la p. 279, que le régime repose sur quatre principes fondamentaux:

 

[traduction]

a) l’indemnisation des travailleurs sans égard à la responsabilité;

 

b) les travailleurs blessés devraient jouir de la sécurité de paiement;

 

c) l’administration des régimes d’indemnisation et le traitement des demandes effectués par une commission indépendante;

 

d) l’indemnisation rapide des travailleurs blessés, sans poursuites judiciaires.

 

Je souligne que ces quatre principes sont étroitement liés.  Par exemple, la sécurité de paiement est assurée par l’existence d’une caisse des accidents maintenue au moyen des contributions des employeurs et gérée par une commission indépendante, la commission des accidents du travail.  Le principe de l’indemnisation rapide sans nécessité de recourir à des poursuites judiciaires dépend également de la caisse et du traitement des demandes par la Commission.  Le principe du recouvrement sans égard à la responsabilité aide à réaliser l’objectif d’indemnisation rapide par la réduction du nombre de questions à trancher.  L’interdiction de poursuivre en justice est non pas accessoire à ce régime mais essentielle à celui‑ci.  En l’absence d’interdiction, l’intégrité du régime serait compromise, car les employeurs chercheraient à faire exempter leurs industries de l’obligation de verser des cotisations pour un régime d’assurance qui, en fait, ne leur offre aucune assurance.

 


28                               La jurisprudence étaye aussi la conclusion que le législateur a voulu renvoyer exclusivement à la Commission la question de savoir si l’interdiction de la Loi s’appliquait.  Dans l’arrêt Dominion Canners Ltd. c. Costanza, [1923] R.C.S. 46, le juge Duff (plus tard Juge en chef) a estimé qu’il convenait de déduire de dispositions semblables à celles qui sont en cause dans le présent pourvoi que le pouvoir de trancher la question n’était attribué qu’à la Commission.  Il a fait observer ceci à la p. 54:

 

[traduction]  L’autonomie de la commission est, je pense, l’une des principales caractéristiques du régime établi par la Workmen’s Compensation Act.  Au moins un des avantages les plus évidents de cette méthode très pratique de traiter la question de l’indemnisation des accidents du travail est d’éviter le gaspillage d’énergie et d’argent dans des poursuites judiciaires et un principe d’interprétation, régi dans son application, par de nombreuses subtilités qui engendrent de l’incertitude et de la perplexité dans l’application de la Loi.

 

 

29                               Le juge Anglin (plus tard Juge en chef) se dit d’accord avec cela, à la p. 61:

 

[traduction] Il semble tout à fait que la question du droit des demandeurs d’intenter la présente action «résulte de» la partie I et également qu’il s’agit

 

d’une question ou d’une chose à l’égard de laquelle un pouvoir discrétionnaire ou autre est conféré à la Commission.

 

À mon avis, en conférant à la Commission

 

compétence exclusive pour examiner, entendre et trancher

 

toutes ces affaires et questions, le législateur a voulu éliminer et a effectivement éliminé la compétence des tribunaux ordinaires pour les instruire et a exigé qu’elles soient examinées, entendues et tranchées uniquement par la Commission.

 


30                               Depuis l’arrêt Dominion Canners, les tribunaux ont constamment jugé que la question de savoir si l’interdiction légale s’appliquait à une action relevait en fin de compte de la Commission.  Voir, par exemple, Peter c. Yorkshire Estate Co., [1926] 2 W.W.R. 545 (C.P.), Alcyon Shipping Co. c. O’Krane, [1961] R.C.S. 299, Farrell c. Workmen’s Compensation Board, [1962] R.C.S. 48, Mack Trucks Manufacturing Co.  c. Forget, [1974] R.C.S. 788, et plus récemment, Crowsnest Air Ltd. c. Workers’ Compensation Board (Sask.) and Stolar (1995), 128 Sask. R. 144 (C.A.).

 

31                               Dans l’arrêt Alcyon Shipping, la Cour a rejeté l’argument selon lequel la Commission pouvait décider si un défendeur était un «employeur» aux fins de l’application de la Loi, mais que la cour de justice pouvait trancher la question indépendamment.  Le juge Judson a perçu dans l’arrêt Dominion Canners une reconnaissance de la compétence exclusive de la Commission.  Il a affirmé, aux pp. 304 et 305:

 

[traduction] Autant que je sache, ce principe n’a jamais été mis en doute depuis cette décision.  Si on y déroge, cela ouvrira une brèche importante dans l’application des lois sur les accidents du travail dans le pays.

 

L’objet et le rôle de la Commission

 


32                               La Commission est au coeur même du régime d’indemnisation des accidents du travail.  Ce régime comporte trois aspects principaux:  (1) l’indemnisation et la réadaptation des travailleurs blessés, (2) l’interdiction de poursuivre en justice, et (3) la caisse des accidents.  Comme nous l’avons vu précédemment, les trois sont essentiels au régime conçu par Meredith et implanté par chaque législateur provincial.  La Commission a un rôle à jouer à l’égard de chacun de ces aspects.  Ainsi, la Commission a compétence exclusive pour déterminer si une blessure résulte d’un emploi ou est survenue en cours de celui-ci (al. 22(1)a)), si une industrie relève de la Loi (al. 22(1)h)); si un travailleur relève de la Loi (al. 22(1)i)), l’existence, le degré et le caractère permanent de la déficience fonctionnelle (al. 22(1)c) et d)), le degré de diminution de la capacité de gagner sa vie causé par une blessure (al. 22(1)e)).  La Commission possède les mêmes pouvoirs que la Cour du Banc de la Reine pour obliger les témoins à comparaître et les interroger (art. 23).  Elle peut ordonner que le travailleur subisse un examen médical (art. 57).

 

33                               La Commission fixe également le niveau d’indemnisation.  Elle doit établir un tableau de tarification pour les déficiences fonctionnelles permanentes (par. 67(1)).  La Commission détermine quel salaire un travailleur a perdu et accorde une indemnité en conséquence (art. 68).  Elle détermine également le niveau d’indemnisation approprié des personnes à charge lorsqu’un travailleur décède (art. 82 à 98.2).  La Commission peut réviser le niveau d’indemnisation des travailleurs et des personnes à leur charge (art. 104 et 105).  La Commission est également chargée de fournir une aide médicale, y compris des traitements et des prothèses (art. 106 à 115.2).

 

34                               C’est le deuxième aspect du régime, soit l’interdiction de poursuivre en justice, qui est en cause dans le présent pourvoi.  L’article 168 confère clairement à la Commission compétence pour déterminer quand s’applique l’interdiction.

 


35                               Le troisième aspect du régime, à savoir la caisse des accidents, relève également de la Commission.  Celle‑ci a la responsabilité de maintenir la caisse et de percevoir des cotisations auprès des employeurs.  Elle établit des catégories d’industries (par. 121(1)) et peut subdiviser ces catégories selon les dangers qu’elles présentent (par. 121(2)).  La Commission cotise ensuite les employeurs de chaque catégorie selon un pourcentage de leur masse salariale qu’elle considère suffisant pour indemniser les travailleurs blessés des industries de cette catégorie (par. 135(1)).  Il existe des dispositions qui permettent de percevoir des cotisations supplémentaires auprès d’employeurs qui comptent des accidents mortels (art. 135.1).

 

L’expertise de la Commission

 

36                               L’expertise des commissions des accidents du travail a été reconnue dès le début.  Dans l’arrêt Dominion Canners, le juge Idington fait observer, à la p. 53:

 

[traduction] L’expérience passée des membres de la commission constituait sans aucun doute un guide suffisant et nous devrions au moins leur donner crédit pour cette raison et leur reconnaître, en même temps, une connaissance de la Loi qui soit, j’imagine, supérieure à la nôtre.

 


37                               À l’époque à laquelle la demande fondée sur l’art. 168 a été entendue, la Commission était composée d’au moins trois membres nommés par le lieutenant-gouverneur en conseil (par. 13(1)) qui désignait aussi le président de la Commission parmi les membres (par. 14(1)).  À l’exception du président nommé pour un mandat renouvelable de cinq ans, les membres occupaient leur charge à titre amovible (par. 15).  Aujourd’hui, la Commission se compose, au plus, de cinq membres à temps plein, dont un président et un nombre pair de membres, dont une moitié représente les employeurs et l’autre moitié représente les travailleurs (par. 13(1)). Les représentants des employeurs sont choisis à partir d’une liste de noms soumise par les associations d’employeurs, et les représentants des travailleurs sont choisis à partir d’une liste de noms soumise par les syndicats (par. 13(1.1)).  Le président occupe son poste pendant cinq ans et peut être renommé à ce poste; les autres membres occupent leur poste pendant quatre ans et peuvent être renommés à leur poste (art. 15).  En plus des pouvoirs particuliers décrits ci‑dessus, la Loi impose à la Commission l’obligation générale de traiter les travailleurs et les personnes à leur charge de manière juste et raisonnable (par. 21.1(1)).  La Commission est assistée dans son travail par de nombreux professionnels ayant à leur tête un directeur général qui est l’administrateur principal de la Commission.  La Commission établit et publie également des directives d’orientation (par. 21.1(2)).

 

38                               La composition et les pouvoirs de la Commission ainsi que la durée des fonctions de ses membres montrent bien qu’elle possède une expertise vraiment considérable en matière de traitement de tous les aspects du régime d’indemnisation des accidents du travail.  Non seulement la Commission possède‑t‑elle une expertise courante en matière de traitement des demandes d’indemnisation, d’établissement des taux de cotisation et de promotion de la sécurité au travail, mais encore elle possède une expertise pour ce qui est d’assurer que le respect des objectifs de la Loi.  Comme le fait remarquer le juge Wakeling dans ses motifs de dissidence, à la p. 301:

 

[traduction] [Les membres de la Commission] ont tout ce qu’il faut, sur le plan de l’expérience, pour déterminer comment la Loi peut le mieux assurer une évolution continue et cohérente des objectifs qu’elle vise.  Je n’ai aucune raison de douter qu’ils ont toute la compétence voulue pour trancher les diverses questions que la mesure législative est destinée à leur soumettre.

 

Le problème dont était saisie la Commission

 


39                               La Loi contient trois dispositions qui interdisent les poursuites judiciaires.  L’article 44 supprime le droit d’action d’un employeur ou d’un travailleur contre un employeur ou un travailleur relativement à une blessure subie par un travailleur au cours de son emploi.  L’article 167 prévoit simplement que le droit à une indemnité inscrit dans la Loi remplace tous les droits d’action qu’un travailleur peut avoir contre son employeur à la suite d’une blessure subie au cours de son emploi.  L’article 180 supprime tous les droits d’action contre des employeurs pour des blessures subies par des travailleurs.  Il est révélateur que ces articles utilisent des termes qui ont un sens particulier dans le contexte du régime d’indemnisation des accidents de travail.  Les termes [traduction] «employeur», «travailleur» et «blessure» font tous l’objet d’une définition précise et détaillée dans la Loi.  La notion d’[traduction] «au cours de son emploi» est essentielle à l’admissibilité du travailleur à une indemnité:  une blessure n’est une «blessure» aux fins de la Loi que si elle résulte d’un emploi ou est survenue au cours de l’emploi.  Il y a dans la Loi certaines dispositions déterminatives qui se rapportent à toutes ces notions.

 

40                               La décision qu’une action est interdite par la Loi exigera donc qu’on tranche les questions mêmes qu’implique la question de savoir si la personne blessée est admissible à une indemnité.  Cela ne signifie pas, cependant, que tout défendeur éventuel est exonéré de toute responsabilité une fois qu’on a conclu que la personne blessée est admissible à une indemnité.  La Loi prévoit que certains droits d’action demeureront:  elle prévoit que, lorsqu’un travailleur a une cause d’action et a également droit à une indemnité, il peut recevoir une indemnité et également intenter l’action en cause (art. 39), mais que la Commission sera subrogée dans cette action (art. 40).

 

41                               Essentiellement, alors, la question dont la Commission est saisie dans une demande fondée sur l’art. 168 est de savoir si le demandeur est admissible à une indemnité et si le défendeur est à l’abri de toutes poursuites judiciaires du fait qu’il cotise au régime d’indemnisation des accidents du travail.  Dans les deux cas, la Commission se prononce sur une question qui se rapporte étroitement aux objectifs et à l’économie du régime d’indemnisation des accidents du travail et cela est exprimé dans des termes dont le sens est inséparable de celui qu’ils ont ailleurs dans la Loi.

 


42                               Il ne fait aucun doute que la question de l’admissibilité à une indemnité est une question qui relève de la compétence exclusive de la Commission.  De plus, il ressort clairement de l’analyse que la question de savoir si une action est interdite relève également de la compétence exclusive de la Commission.  Si les tribunaux s’arrogeaient la compétence sur cette question, cela minerait les objectifs du régime.  Il pourrait en résulter l’un des problèmes que l’indemnisation des accidents du travail vise à résoudre, c’est‑à‑dire celui de l’insolvabilité des employeurs à la suite de l’attribution de dommages‑intérêts élevés.  Le régime de responsabilité collective a été instauré afin d’empêcher cela et de garantir ainsi aux travailleurs une sécurité en matière d’indemnisation.  L’immunité de chacun est le corollaire nécessaire de la responsabilité collective.  Si les tribunaux s’interposaient, cela pourrait aussi créer de l’incertitude en matière de recouvrement.  Le juge Anglin a reconnu cela dans l’arrêt Dominion Canners, où il a laissé entendre que l’objectif visé par la Loi, en réservant à la Commission la compétence exclusive pour déterminer si une action est interdite, était d’éviter qu’un  travailleur soit privé de tout recouvrement si la Commission juge qu’il n’a pas droit à une indemnité, mais que la cour décide le contraire.

 

43                               Compte tenu de ce qui précède, la question de savoir si l’action projetée est interdite est une question qui est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une décision définitive à cet égard, et n’est susceptible de contrôle judiciaire que si elle est manifestement déraisonnable.

 

La décision est‑elle manifestement déraisonnable?

 


44                               Pour arriver à sa décision, la Commission a fait remarquer que, bien que les dispositions pertinentes puissent être interprétées comme empêchant toute action contre les «employeurs», une telle conclusion était incorrecte.  La Commission était plutôt d’avis que l’objet et la portée de la Loi exigeaient qu’on limite l’interdiction légale aux cas où l’employeur participe directement à une industrie au moment de l’accident.  Par conséquent, pour rendre sa décision, la Commission s’est posé quatre questions:

 

1.    Le demandeur était‑il un travailleur au sens de la Loi?

 

2.    Dans l’affirmative, la blessure a‑t‑elle été subie au cours de son emploi?

 

3.    Le défendeur est‑il un employeur au sens de la Loi?

 

4.    Si le défendeur est un employeur au sens de la Loi, l’action intentée résulte‑t‑elle d’actes ou d’omissions de la part de l’employeur ou d’employés de l’employeur qui participent directement ou indirectement à l’industrie ou à l’emploi auxquels est rattaché l’employeur ou le travailleur d’un tel employeur à l’origine de la blessure?

 

45                               À mon avis, l’analyse de la Loi montre que c’étaient les bonnes questions à se poser et que, lorsque la Commission y a répondu de la façon dont elle l’a fait, on ne pouvait pas dire que sa décision était manifestement déraisonnable.

 


46                               Bien que le gouvernement puisse ne pas être une «industrie» au sens ordinaire du terme dans le contexte du régime d’indemnisation des accidents du travail établi en vertu de la Loi, il doit être considéré comme étant une industrie.  L’alinéa 2f) définit le mot [traduction] «employeur» comme étant notamment toute personne physique ou morale «qui utilise les services d’un travailleur qui, par son travail, participe directement ou indirectement à une industrie».  La notion d’«employeur» est donc liée à la notion d’«industrie».  Le sous‑alinéa 2f)(ii) inclut précisément la Couronne du chef de la Saskatchewan comme employeur.  À l’alinéa 2g), la définition du mot [traduction] «emploi» est liée à l’«industrie» d’une manière semblable.  L’alinéa 2k) limite la définition de [traduction] «blessure» à celles «résultant d’un emploi ou survenant au cours de celui‑ci».

 

47                               Il est évident que le gouvernement est inclus expressément comme «employeur» au sens de la Loi et qu’il verse des cotisations à la caisse des accidents; pourtant, si les intimés ont raison de faire valoir que la réglementation n’est pas une «industrie», il s’ensuit alors que la Loi ne s’applique pas au gouvernement, parce qu’elle ne s’applique qu’aux employeurs qui participent directement à une industrie.  Il s’ensuit également que, lorsque des employés du gouvernement sont blessés, leurs blessures ne peuvent pas être des «blessures», puisqu’elles ne peuvent pas résulter de leur «emploi», qui doit être dans une «industrie».  Ainsi, ils n’auraient pas droit à une indemnité.  Encore une fois, en vertu de l’art. 28, seuls les travailleurs qui sont [traduction] «dans une industrie» ont droit à une indemnité pour des blessures.  Là encore, la conclusion est inévitable:  le travailleur gouvernemental se verrait refuser toute indemnité.

 


48                               La Cour d’appel à la majorité a essayé d’analyser la fonction du gouvernement selon ce qu’on appelle la théorie du «cumul des fonctions».  D’après cette théorie, il faut diviser le rôle du gouvernement selon l’obligation de droit public et l’obligation de droit privé qui lui incombent.  L’existence de cette dichotomie dans la détermination de la responsabilité civile délictuelle des autorités publiques est citée pour justifier l’assimilation de l’aspect réglementaire de la fonction d’un gouvernement à son obligation de droit public.  En outre, les intimés soutiennent que c’est seulement à l’égard des fonctions qui entraînent une obligation de droit privé que le gouvernement est un employeur.

 

49                               En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec cette analyse.  La dichotomie entre l’obligation de droit public et l’obligation de droit privé est utilisée dans des arrêts comme Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), et Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, pour déterminer s’il existe une obligation de diligence susceptible d’étayer une cause privée d’action en responsabilité civile délictuelle.  Pour ce faire, il doit être possible de greffer une obligation de droit privé à l’obligation de droit public.  La raison d’être de cette distinction est que certains types d’activités d’un organisme public qui sont orientés vers des programmes ne donnent pas naissance à une obligation de droit privé, alors que des activités de type opérationnel le font.  Ces principes ne s’appliquent pas en l’espèce.  L’existence d’une obligation de droit privé et donc d’une cause d’action n’est pas en cause.  On suppose qu’il y a une cause d’action en common law, mais il s’agit de savoir si elle est interdite par l’art. 168.  L’activité du gouvernement lorsqu’il réglemente une industrie comporte à la fois des obligations de droit public et des obligations de droit privé.  Ces activités sont exercées au nom du gouvernement par des individus qui, dans la plupart des cas, sont des employés du gouvernement.  Le gouvernement peut être un employeur, peu importe que l’individu prenne des décisions de politique générale ou qu’il les exécute.  Le fait que certaines activités orientées vers des programmes ne donnent pas ouverture à des poursuites judiciaires n’est pas pertinent quant à la question dont la Commission a été saisie.

 


50                               La Cour d’appel s’est également reportée à l’arrêt Mack Trucks Manufacturing Co., précité, dans lequel notre Cour a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario.  Dans cette affaire, Mack Trucks avait prêté l’un de ses camions à un employeur mentionné à l’annexe 1.  Un employé de ce dernier a, pendant qu’il conduisait le véhicule, été impliqué dans un accident avec un employé d’un autre employeur mentionné à l’annexe 1, qui a été blessé.  La Workers’ Compensation Board de l’Ontario  a versé à l’employé blessé une indemnité en vertu de la Loi et a intenté une action par subrogation contre Mack Trucks à titre de propriétaire enregistré du véhicule.  Mack Trucks a plaidé que l’action était interdite par les dispositions de la Workmen’s Compensation Act, R.S.O. 1960, ch. 437.  Le juge Lacourcière a accepté ce plaidoyer et rejeté l’action.  La Cour d’appel a accueilli l’appel, mais a suspendu l’action en attendant que la Commission se prononce sur la question de savoir si l’action était interdite.  La Commission a statué que l’action n’était pas interdite et la Cour d’appel a rendu jugement en faveur de la Commission quant aux dommages‑intérêts qui avaient été fixés par le juge de première instance.  Dans ses motifs, qui ont été confirmés par notre Cour, la Cour d’appel a jugé qu’il relevait de la compétence exclusive de la Commission de déterminer si une action pouvait être intentée.  Cette décision a peu de valeur comme précédent, si tant est qu’elle en ait, quant à savoir si une action est interdite.  Cette question n’a été soumise ni à la Cour d’appel ni à notre Cour.  Ni le caractère correct ni le caractère manifestement déraisonnable de la décision de la Commission n’ont été soulevés devant la Cour d’appel ou notre Cour.  En ce qui concerne toute valeur que la décision de la Commission peut avoir comme précédent, il convient de souligner que les faits étaient fort différents de ceux du présent pourvoi.  De même, la Commission avait affaire à une autre loi.

 


51                               D’autres arrêts ont été cités, mais ils ne sont pas pertinents ou peuvent clairement être distingués de la présente affaire.  Dans son arrêt, la Cour d’appel à la majorité a statué que la norme de contrôle appropriée était celle de la décision correcte.  Compte tenu de cela, les juges formant la majorité sont arrivés à la conclusion que la décision de la Commission était erronée.  Bien qu’en toute déférence je ne sois pas d’accord avec cette conclusion, je m’empresse d’ajouter que je n’ai pas besoin de conclure que la Commission avait raison pour confirmer la validité de sa décision.  Appliquant la norme que j’ai jugée appropriée, je conclus qu’il est clair que la décision de la Commission n’est pas manifestement déraisonnable.

 

Conclusion

 

52                               Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le jugement du juge Scheibel.  Les appelants ont droit aux dépens en notre Cour et en Cour d’appel.

 

Version française des motifs rendus par

 

53                               Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) ‑‑ J’ai lu les motifs de mes collègues les juges Sopinka et McLachlin, et bien que je partage généralement le point de vue du juge Sopinka sur la façon d’aborder la question, j’arrive néanmoins à une conclusion différente.

 


54                               Les circonstances tragiques à l’origine des présentes procédures ne sont pas pertinentes quant aux deux questions de droit en litige.  La première concerne la norme de contrôle applicable à une décision de la Workers’ Compensation Board de la Saskatchewan (la «Commission»), suivant laquelle une action était interdite par la Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W-17.1 (la «Loi»).  La seconde est de savoir si, pour l’application de la Loi et de l’interdiction qu’elle prescrit, une distinction peut être faite entre le gouvernement de la Saskatchewan en tant qu’employeur et ce même gouvernement en tant qu’autorité réglementaire.  Je vais examiner ces deux questions à tour de rôle.

 

La norme de contrôle

 

55                               Je suis d’accord avec mon collègue le juge Sopinka qu’il y a lieu de statuer sur la présente affaire conformément à la méthode fonctionnelle et pragmatique énoncée dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048.  J’ajouterais simplement la précision suivante.  Lors de l’application de cette méthode, il faut mettre l’accent non pas sur l’intention du législateur quant à la clause privative, mais plutôt sur l’intention générale qui sous‑tend le régime législatif dans son ensemble.  Étant donné que, du point de vue constitutionnel, le législateur ne peut pas, quelle que soit la clarté des termes employés, soustraire un organisme administratif à tout contrôle relatif à des questions de compétence (Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, à la p. 234), il ne lui est pas loisible non plus de décider librement quelles questions sont des questions de compétence et lesquelles relèvent de la compétence exclusive de l’organisme en question.  Par conséquent, comme le juge Sopinka le fait remarquer dans ses motifs, même si le texte des art. 22 et 168 de la Loi peut paraître concluant, il faut pousser l’analyse plus loin.  Ce faisant, toutefois, mon collègue arrive à la conclusion que la question soumise à la Commission relevait de sa compétence exclusive.  C’est avec cette conclusion que je suis en désaccord.

 


56                               Appliquant le critère de la méthode fonctionnelle et pragmatique à la présente affaire, je conclus que la question de savoir si une action est interdite par la Loi (art. 168) peut ou non relever de la compétence exclusive de la Commission selon la nature exacte de la question qui lui est soumise et son lien avec l’expertise de la Commission.  Bien que je sois d’accord pour dire que la Commission est un «tribunal spécialisé» et qu’elle a une compétence exclusive pour déterminer, par exemple, si quelqu’un est un employeur au sens de la Loi ou si une blessure est liée au travail -- et donc qu’en pareil cas sa compétence pour déterminer si un recours est interdit constitue une compétence exclusive (Dominion Canners Ltd. c. Costanza, [1923] R.C.S. 46; Farrell c. Workmen’s Compensation Board, [1962] R.C.S. 48) --, je conclus que la question soumise à la Commission en l’espèce est de nature différente.

 

57                               La Commission devait décider si, bien que le gouvernement de la Saskatchewan ne puisse être poursuivi à titre d’employeur en raison de l’art. 44 de la Loi, il peut, néanmoins, être poursuivi en vertu de la common law à titre d’autorité réglementaire, conformément à l’Occupational Health and Safety Act, R.S.S. 1978, ch. O‑1, de même qu’à la Building Trades Protection Act, R.S.S. 1978, ch. B‑8.  C’est là un problème à l’égard duquel la Commission n’a aucune expertise particulière.  Il soulève essentiellement des questions fondamentales de responsabilité civile délictuelle et de droit public, et ne requiert pas de connaissance particulière des accidents du travail et du régime d’indemnisation.  Dans une situation semblable, le juge Beetz a écrit dans l’arrêt Bibeault, précité, à la p. 1097:

 

. . . les concepts de l’aliénation et de la concession sont des notions de droit civil qui ne requièrent aucune compétence particulière de la part de l’instance administrative.  Il s’agit là de notions qui ne font pas appel à l’expertise du commissaire du travail comme peuvent le faire la détermination du caractère représentatif d’une association requérant son accréditation . . .

 


58                               Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si l’art. 45 du Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C‑27, qui concerne le maintien de la convention collective en cas d’aliénation d’une entreprise, s’appliquait aussi à un cas de sous‑traitance.  Il y a lieu de noter que la réponse à cette question avait indubitablement une incidence marquée sur les relations de travail et la négociation collective sous le régime du Code.  Pourtant, appliquant le critère de la méthode fonctionnelle et pragmatique, notre Cour a décidé que, en l’absence d’expertise particulière, la question ne relevait pas de la compétence exclusive de la Commission.  Selon moi, le même raisonnement s’applique ici pour distinguer, par exemple, une décision de la Commission d’interdire une action parce qu’une blessure est survenue [traduction] «au cours [d’un emploi]» au sens de la Loi -- et qui relèverait alors de la compétence protégée de la Commission --, d’une décision qui, comme en l’espèce, ne met pas en cause l’expertise de la Commission.

 


59                               Dans l’arrêt Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, à la p. 596, le juge Iacobucci écrit qu’«il faut [. . .] examiner la question de droit en litige pour déterminer si elle relève de la compétence du tribunal».  Le problème que me posent les motifs de mon collègue le juge Sopinka en l’espèce est qu’en omettant de faire cela il traite sur le même pied toute situation où l’on pourrait se demander si une action est interdite par la Loi.  Ce faisant, il en arrive à la conclusion, au par. 42, que toute question de ce type doit relever de la compétence exclusive de la Commission de crainte que «[s]i les tribunaux s’interposaient, cela pourrait [. . .] créer de l’incertitude en matière de recouvrement» et qu’il y ait «insolvabilité des employeurs à la suite de l’attribution de dommages‑intérêts élevés».  Cela pourrait assurément être un risque si nous devions décider que toute question portant sur l’application de l’interdiction légale de poursuivre en justice excède la compétence exclusive de la Commission.  Mais ce n’est pas ce qu’a décidé la Cour d’appel, et ce n’est pas non plus ce qu’on nous demande de décider.  La question à trancher en l’espèce est de savoir si, compte tenu de l’objet de la Loi et de l’expertise de la Commission, la possibilité d’établir une distinction entre le gouvernement en sa qualité d’employeur et le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire est une question qui relève de la compétence exclusive de la Commission.  En l’absence de toute expertise particulière sur la question, je ne vois pas pourquoi cette question devrait relever de la compétence exclusive de la Commission.

 

60                               Vu ma conclusion que la question ne relève pas de la compétence protégée de la Commission, il s’ensuit que le critère de contrôle à appliquer devrait être le critère de la décision correcte et non celui du caractère manifestement déraisonnable.

 

La décision de la Commission était‑elle correcte?

 

61                               Je note au départ que, si j’en étais venue à une conclusion différente sur la question du critère de contrôle, j’aurais peut‑être envisagé d’accueillir l’appel comme le propose mon collègue le juge Sopinka.  Cependant, comme j’estime que le critère applicable est celui de la décision correcte, je conclus, à l’instar de la Cour d’appel, que la Commission a commis une erreur fatale en déclarant que toute action contre le gouvernement à titre d’autorité réglementaire est interdite par la Loi.

 


62                               Pour trancher la question, il est essentiel de partir de la prémisse de l’existence d’un droit d’action en common law.  On ne conteste pas que le gouvernement a, dans certaines circonstances, une obligation de diligence, et que cette obligation peut donner naissance à une action pour négligence (Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)).  Comme les intimés l’affirment dans leur mémoire, au par. 117, [traduction] «[l]a responsabilité du gouvernement repose sur la confiance raisonnable qu’il crée chez les membres du public lorsqu’il affirme qu’il fera des inspections pour garantir leur sécurité dans une situation donnée et qu’il ne les fait pas».  La question est donc de savoir s’il y a une disposition de la Loi qui devrait être interprétée comme supprimant ce droit d’action particulier.  Je n’en vois aucune.

 

63                               Il faut d’abord examiner le texte de la Loi.  La Commission invoque, à l’appui de l’interdiction, les art. 44, 167 et 180 qui, en des termes similaires, excluent expressément tout droit d’action [traduction] «contre les employeurs».  Je ne vois pas quelle utilité ces articles peuvent avoir pour résoudre la question dont nous sommes saisis.  En fait, le recours à ces articles ne fait que soulever la question de savoir si le gouvernement peut être poursuivi à un titre autre que celui d’employeur.  Or, je ne vois rien dans la Loi qui interdise expressément un tel droit d’action.

 

64                               On doit ensuite se demander si l’objet de la Loi milite contre un tel droit d’action.  Je souligne ici que, en l’absence d’une disposition excluant le droit d’action reconnu en common law, les motifs susceptibles de justifier une exclusion implicite devraient être importants, voire impérieux.  Il a été fait référence au «compromis historique» entre employeurs et employés, qui a abouti à un régime d’indemnisation sans égard à la faute auquel les employeurs contribueraient à la condition que les employés n’aient aucun droit d’action contre eux.  Cet argument, toutefois, ne peut guère nous mener loin si on considère la question particulière qui se pose en l’espèce. Outre la crainte évidente du gouvernement à l’égard d’actions comme celle examinée ici, je ne vois aucune raison pour laquelle les employeurs se plaindraient de telles actions et voudraient que le régime soit aboli pour ce motif.  Le «compromis historique», comme on l’appelle, ne serait pas menacé par la possibilité que des actions soient intentées contre le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire.


 

65                               Dans ses motifs, mon collègue le juge Sopinka dit craindre que l’acceptation de la théorie du «cumul des fonctions» ne mène à des absurdités.  Au paragraphe 47, il laisse même entendre que permettre les actions contre le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire pourrait mener à l’exclusion totale des employés gouvernementaux du régime.  Je ne vois pas comment il devrait nécessairement en être ainsi.  Les intimés prétendent non pas que le gouvernement n’est jamais un employeur, mais plutôt que le gouvernement peut, dans une situation donnée, être considéré comme un employeur quant à ses employés et être quand même considéré comme une autorité réglementaire par rapport à d’autres (du moins ceux de l’industrie réglementée comme les intimés en l’espèce).  Cela peut soulever certaines questions quant au statut du gouvernement dans une situation donnée, mais il s’agirait là de questions que la Commission aurait à trancher en vertu de sa compétence exclusive.

 

66                               Après avoir examiné soigneusement la question, je ne vois rien dans la Loi qui exclue expressément ou implicitement le droit reconnu en common law d’intenter une action contre le gouvernement en sa qualité d’autorité réglementaire. Je rejetterais donc le pourvoi.

 

Version française des motifs rendus par

 

67                               Le juge McLachlin -- J’ai lu les motifs du juge Sopinka et du juge L’Heureux-Dubé.  Je suis d’accord avec le juge Sopinka pour accueillir le pourvoi mais je tiens à ajouter les commentaires qui suivent.

 



68                               Les arguments invoqués par les intimés sont fondés sur la théorie du cumul des fonctions: si le gouvernement est poursuivi en sa qualité d’employeur, la Workers’ Compensation Board (la “Commission”) peut interdire les poursuites judiciaires en application du critère du caractère manifestement déraisonnable et si le gouvernement est poursuivi en sa qualité d’autorité réglementaire, les tribunaux ont également l’expertise nécessaire et la Commission ne peut pas faire obstacle aux poursuites judiciaires.  L’application de cette théorie porterait atteinte au pouvoir de la Commission de décider si les poursuites judiciaires sont interdites.  Elle introduirait l’incertitude dans le régime.  En définitive, elle pourrait remettre en cause le compromis historique qui sous-tend la législation sur l’indemnisation des accidents du travail, soit le compromis entre la sécurité d’une indemnisation sans égard à la responsabilité pour toutes les blessures et l’obligation de s’adresser aux tribunaux pour obtenir une indemnisation fondée sur la faute.  Il n’est pas difficile d’invoquer le cumul des fonctions.  Des arguments fondés sur cette théorie ont été avancés au sujet des trois défendeurs dans la présente affaire encore qu’en appel, ils aient été exclusivement dirigés contre le gouvernement.  Les employeurs visés par la Loi, qu’il s’agisse du gouvernement ou de tout autre employeur, peuvent être poursuivis à divers titres -- propriétaire, occupant,  surveillant ou autorité réglementaire pour ne mentionner que ceux-là.  Si la Commission devant laquelle le cumul des fonctions est invoqué n’a pas d’expertise en ce qui a trait à la responsabilité délictuelle du propriétaire ou l’application des règles de droit relatives à la responsabilité de l’occupant et si sa décision d’exclure de telles actions peut par la suite être renversée suivant le critère de la décision correcte, il faut s’attendre à ce que les appels et les procédures judiciaires incidentes se multiplient.

 

69                               Vu les considérations qui précèdent et la large portée du libellé de l’art. 180 de la Workers’ Compensation Act, 1979, S.S. 1979, ch. W-17.1, qui supprime [traduction] «tous les droits d’action contre les employeurs» (je souligne), je suis convaincue que le législateur voulait investir la Commission du pouvoir exclusif de décider si les employés peuvent intenter des actions à la suite d’accidents survenus en milieu de travail, sans égard à leur qualification juridique, ce qui l’autorise à exercer un contrôle sur le régime et à assurer le respect du compromis historique.  Dans cette optique, la Commission doit trancher la question de savoir si les faits en cause et les rapports entre les parties permettent de conclure que l’action est interdite et non se demander si l’action peut être qualifiée de diverses manières sur le plan juridique.  La Commission n’a pas à se mêler de questions relatives à la qualification juridique.  À moins que la conclusion de la Commission voulant que les droits des parties doivent être tranchés exclusivement sous le régime d’indemnisation des accidents du travail ne soit dénuée de tout fondement factuel, ce qui conférerait un caractère déraisonnable à la décision de la Commission d’exercer sa compétence, cette décision doit être maintenue.

 


70                               Un critère pareillement axé sur les faits a été formulé pour trancher les conflits de compétence en matière de conventions collectives par notre Cour dans Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, au par. 68: «la question est de savoir si le comportement qui donne naissance au litige opposant les parties découle expressément ou implicitement de la convention collective qui les unit».  Le critère  parallèle pour déterminer s’il y a compétence exclusive selon la Loi qui nous occupe  semble être de savoir si le comportement qui donne naissance au litige opposant les parties découle du régime établi par la Loi, compte tenu des événements à l’origine de la demande et des rapports entre les parties.  Je suis convaincue que les faits en l’espèce font entrer le litige dans ces limites.

 

71                               Je suis d’avis de trancher le pourvoi comme le propose le juge Sopinka.

 

Pourvoi accueilli, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

 

Procureurs de l’appelante la Workers’ Compensation Board:  MacPherson, Leslie & Tyerman, Regina.

 

Procureur de l’appelant le gouvernement de la Saskatchewan:  Le procureur général de la Saskatchewan, Regina.

 

Procureurs des intimés Elaine Pasiechnyk, Rhonda McFarlane, Ronald MacMillan, Gordon Thompson, Orval Shevshenko, Clifford Sovdi, Aaron Hill et Larry Marcyniuk:  Merchant Law Group, Regina.

 

Procureur de l’intimé le procureur général de la Saskatchewan:  Le procureur général de la Saskatchewan, Regina.

 

Procureurs de l’intimée Pro‑Crane Inc.:  Hleck, Kanuka, Thuringer, Regina.

 

Procureurs de l’intimée la Saskatchewan Power Corporation:  Rendek, McCrank, Regina.

 


Procureur de l’intervenante la Workers’ Compensation Board de l’Alberta:  La Workers’ Compensation Board de l’Alberta, Edmonton.

 

Procureurs des intervenantes les familles Westray:  Wagner & Associates Inc., Halifax.

 

Procureurs des intervenantes Sheila Fullowka, Doreen Shauna Hourie, Tracey Neill, Judit Pandev, Ella May Carol Riggs et Doreen Vodnoski:  Bishop & McKenzie, Edmonton.

 

 

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