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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51

Date : 20151113

Dossier : 35820

 

Entre :

Procureur général de l’Alberta

Appelant

et

Joseph William Moloney

Intimé

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec,

procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général

de la Saskatchewan et Surintendant des faillites

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 90)

 

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 91 à 133)

Le juge Gascon (avec l’accord des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

La juge Côté (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 


 


alberta (procureur général) c. moloney

Procureur général de l’Alberta                                                                      Appelant

c.

Joseph William Moloney                                                                                     Intimé

et

Procureur général de l’Ontario,

procureure générale du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de la Saskatchewan et

Surintendant des faillites                                                                            Intervenants

Répertorié : Alberta (Procureur général) c. Moloney

2015 CSC 51

No du greffe : 35820.

2015 : 15 janvier; 2015 : 13 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit constitutionnel — Partage des compétences — Prépondérance fédérale — Faillite et insolvabilité — Propriété et droits civils — Dette constatée par jugement envers la province constituant une réclamation prouvable lors de la faillite du débiteur — Libération absolue de faillite accordée au débiteur — Loi fédérale sur la faillite prévoyant que le débiteur est libéré de toutes réclamations prouvables en matière de faillite à sa libération — La loi provinciale prévoyant le maintien de la suspension du permis de conduire du débiteur et de ses certificats d’immatriculation jusqu’à ce qu’il acquitte la dette constatée par jugement est‑elle inopérante du point de vue constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale? — Analyse permettant de décider s’il existe un conflit d’application — La loi fédérale et la loi provinciale peuvent‑elles coexister sans conflit? — L’application de la loi provinciale entrave‑t‑elle la réalisation de l’objet de la loi fédérale? — Loi sur la faillite et l’insolvabilité ,  L.R.C. 1985, c. B‑3 , par. 178(2)  Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, c. T‑6, art. 102.

                    M a causé un accident de la route alors qu’il n’était pas assuré. La province de l’Alberta a indemnisé une personne blessée dans l’accident et a tenté de recouvrer l’indemnité auprès de M. L’article 102 de la Traffic Safety Act de l’Alberta (« TSA ») permet à la province de suspendre le permis de conduire et les certificats d’immatriculation de M jusqu’à ce qu’il paie le montant de l’indemnité. M a fait cession de ses biens et a par la suite été libéré. Il a inscrit la réclamation de la province dans son bilan. La dette constituait une réclamation prouvable en matière de faillite. Le paragraphe 178(2)  de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité  (« LFI  ») précise qu’au moment de sa libération, M est libéré de toutes les dettes qui sont des réclamations prouvables en matière de faillite. Par suite de sa faillite et de sa libération, M n’a pas payé intégralement le montant de l’indemnité; en conséquence, l’Alberta a suspendu ses certificats d’immatriculation et son permis de conduire. M a contesté cette suspension. La Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel ont conclu à l’existence d’un conflit entre les lois fédérale et provinciale. S’appuyant sur la doctrine de la prépondérance fédérale, elles ont déclaré l’art. 102 de la TSA inopérant dans la mesure du conflit.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté. L’article 102 de la TSA est inopérant du point de vue constitutionnel dans la mesure où il est utilisé pour recouvrer une dette dont le débiteur a été libéré en matière de faillite.

                    Les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon : Au Canada, les gouvernements fédéral et provinciaux doivent adopter des lois qui relèvent de leurs sphères de compétence respectives. Il est toutefois souvent impossible pour un ordre de gouvernement de légiférer efficacement dans un domaine relevant de sa compétence sans toucher à des matières relevant de la compétence de l’autre. Dans certaines circonstances, les compétences d’un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements de l’autre ordre de gouvernement. Pour assurer cette protection, la Cour a élaboré diverses doctrines constitutionnelles, y compris celle de la prépondérance fédérale. Selon cette doctrine, la loi fédérale doit prévaloir lorsqu’il existe une incompatibilité véritable entre une loi fédérale et une loi provinciale, soit lorsque les effets d’une législation provinciale sont incompatibles avec une législation fédérale. Pour déterminer si un tel conflit existe, il faut d’abord et avant tout s’assurer que les lois qui se chevauchent sont valides indépendamment l’une de l’autre. Dans l’affirmative, le tribunal doit déterminer si leur application concurrente entraîne un conflit. En l’espèce, les dispositions contestées sont valides indépendamment l’une de l’autre. La seule question en litige est de savoir si leur application concurrente crée un conflit.

                    Il y a conflit dans l’une ou l’autre des deux situations suivantes, qui constituent les deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance : (1) il existe un conflit d’application parce qu’il est impossible de respecter les deux lois, ou (2) bien qu’il soit possible de respecter les deux lois, l’application de la loi provinciale entrave la réalisation de l’objet de la loi fédérale. Suivant la jurisprudence traitant du premier volet de l’analyse, il y a un véritable conflit d’application lorsqu’une loi dit « oui » et que l’autre dit « non ». Il s’agit de savoir si les deux lois peuvent coexister sans conflit, ou si les deux législations peuvent agir concurremment et les citoyens peuvent les respecter toutes les deux, sans violer l’une ou l’autre. L’examen qu’implique ce volet ne se limite pas au libellé ou au sens littéral des termes de la disposition en cause. Il convient plutôt d’interpréter les dispositions suivant la méthode moderne d’interprétation des lois. S’il n’y a aucun conflit selon le premier volet de l’analyse, il peut encore en exister un selon le second volet. Au second volet, la question est de savoir si l’application de la loi provinciale est compatible avec l’objet de la loi fédérale. L’effet de la loi provinciale peut empêcher la réalisation de l’objet de la loi fédérale, sans toutefois entraîner une violation directe de ses dispositions.

                    Sous le premier ou le second volet de l’analyse, le fardeau de la preuve incombe à la personne qui allègue l’existence du conflit. Conformément à la théorie du fédéralisme coopératif, la doctrine de la prépondérance est appliquée avec retenue. En l’absence d’une incompatibilité véritable, les tribunaux favorisent une interprétation de la loi fédérale permettant une application concurrente des deux lois. Il n’est ni nécessaire ni suffisant que la province ait eu l’intention d’empiéter sur la compétence fédérale. L’accent est plutôt mis sur l’effet de la loi provinciale. La détermination de l’effet de la loi provinciale nécessite un examen du fond de la loi et non de sa forme. La province ne peut faire indirectement ce qu’il lui est interdit de faire directement.

                    Le Parlement a adopté la LFI  en vertu de sa compétence en matière de faillite et d’insolvabilité. La LFI  vise deux objectifs : le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli. Le partage équitable des biens du failli est réalisé en obligeant les créanciers qui souhaitent faire valoir une réclamation prouvable en matière de faillite à participer à une seule procédure collective. La réhabilitation financière est réalisée en libérant le failli de toutes les réclamations prouvables en matière de faillite. Du point de vue des créanciers, l’ordonnance de libération a pour effet de les empêcher de contraindre le failli à payer leurs réclamations prouvables.

                    Les assemblées législatives provinciales ont le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils. Ce pouvoir comprend notamment celui de réglementer la circulation et de fixer les conditions applicables aux permis de conduire et aux certificats d’immatriculation. La TSA est un régime législatif complet en matière de réglementation de la circulation. Une personne blessée lors d’un accident peut poursuivre en dommages‑intérêts. Si elle a gain de cause mais le conducteur non assuré ne paie pas, la victime peut demander à l’administrateur en vertu de la Motor Vehicle Accident Claims Act (« MVACA ») une indemnité correspondant au montant du jugement impayé et l’administrateur est alors subrogé dans les droits de la victime. L’article 102 de la TSA, lequel complète le programme régi par la MVACA, permet au registraire des véhicules automobiles de suspendre le permis de conduire et les certificats d’immatriculation du débiteur jusqu’à ce que la dette constatée par jugement soit payée ou que les versements périodiques en satisfaction du jugement soient effectués. Il s’agit, en substance, d’un mécanisme de recouvrement de créances. Comme la créance judiciaire en l’espèce constitue une réclamation prouvable en matière de faillite, l’art. 102 a pour objet et pour effet de suspendre les droits de conducteur du débiteur jusqu’au paiement d’une réclamation prouvable.

                    Les lois en cause offrent des réponses contradictoires à la question de savoir s’il existe une obligation exécutoire. Une loi prévoit que le failli est libéré de toute réclamation prouvable en matière de faillite et interdit aux créanciers d’en exiger le paiement, alors que l’autre loi fait fi de cette libération et permet le recours à un mécanisme de recouvrement de cette créance en excluant expressément la libération de faillite. Il s’agit là d’une véritable incompatibilité. Dans une affaire comme celle en l’espèce, l’analyse relative au conflit d’application ne saurait se limiter à la question de savoir si le débiteur peut se conformer aux deux lois en renonçant soit à la protection que lui offre la loi fédérale, soit au droit dont il bénéficie en vertu de la loi provinciale. À cet égard, la réaction du débiteur à la suspension de ses droits de conducteur n’est pas déterminante. Dans le cadre de l’analyse du conflit d’application en l’espèce, on ne peut faire abstraction du fait que, que le débiteur paie ou non, il reste que la province, en tant que créancier, le contraint quand même à payer une réclamation prouvable dont il a été libéré, ce qui va directement à l’encontre du par. 178(2)  de la LFI . Sous le volet conflit d’application de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, la question n’est pas non plus de savoir s’il est possible de s’abstenir d’appliquer la loi provinciale pour éviter le prétendu conflit avec la loi fédérale. Une telle approche viderait de tout son sens le premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, car il est presque toujours possible d’éviter l’application d’une loi provinciale pour ne pas causer de conflit avec une loi fédérale. En outre, s’il est possible d’éviter un conflit d’application simplement en refusant d’appliquer la loi provinciale, on pourrait faire la même chose pour éviter toute entrave à la réalisation de l’objet fédéral sous le second volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance. En l’espèce, il n’est pas possible que la province applique l’art. 102 sans contrevenir au par. 178(2). En fait, l’art. 102 crée, pour ce qui est des dettes dont le failli n’est pas libéré, une nouvelle catégorie de dettes qui ne figure pas au par. 178(1)  de la LFI . En conséquence, la loi provinciale autorise la chose même qu’interdit la loi fédérale. Il en résulte un conflit d’application.

                    L’article 102 entrave aussi la réhabilitation financière du failli. L’écrasant fardeau de la réclamation de la province contre M constituait la principale raison de sa faillite. Si l’on permet que l’art. 102 s’applique en dépit de la libération de M, celui‑ci se voit privé de la possibilité de se réhabiliter que le Parlement a voulu lui donner. Si le Parlement avait voulu que les dettes constatées par jugement découlant d’accidents automobiles, ou les charges réglementaires en résultant, survivent à la faillite, il l’aurait indiqué expressément au par. 178(1)  de la LFI , ce qu’il n’a pas fait. S’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Parlement à cet égard outrepasse la compétence constitutionnelle de la province. Les droits de conducteur de M ne peuvent non plus servir de nouvelle contrepartie pour conclure un nouveau contrat exécutoire en vue du remboursement de la dette dont il a été libéré. M n’a pas à conclure un tel contrat pour recouvrer ses droits de conducteur, car la province n’a pas le pouvoir de l’en priver.

                    La TSA n’entrave cependant pas la réalisation de l’objet de la LFI  que constitue le partage équitable des biens. La Cour a à maintes reprises mis en garde contre le fait de conférer à la doctrine de la prépondérance une portée trop large dès qu’il y a entrave à l’objectif fédéral. Il est toujours essentiel d’établir avec précision l’objet de la disposition de la loi fédérale en cause. S’il est clair que le par. 178(2) vise la réhabilitation financière du débiteur et que l’art. 102 entrave la réalisation de cet objet, on ne peut conclure que l’application du régime provincial dans le contexte de la présente affaire fait obstacle au partage équitable des biens.

                    La juge en chef McLachlin et la juge Côté : L’article 102 de la TSA entrave la réhabilitation financière du failli, qui est l’objectif du par. 178(2)  de la LFI . Il est donc inopérant dans la mesure du conflit en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale. Comme l’entrave à la réalisation d’un objectif fédéral suffit pour que s’applique la doctrine de la prépondérance fédérale, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’objectif du partage équitable des biens.

                    Il n’y a aucun conflit opérationnel en l’espèce. L’analyse des juges majoritaires tranche avec la norme claire que la Cour a retenue en vue de déterminer, dans le cadre de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, s’il existe un conflit opérationnel : l’impossibilité de se conformer aux deux lois en raison d’un conflit exprès. L’impossibilité de se conformer aux deux lois constitue la norme incontestée pour déterminer s’il existe un conflit opérationnel, et très peu de cas pourront satisfaire à cette norme. Dans la jurisprudence, l’impossibilité de se conformer aux deux lois est devenue synonyme de conflit opérationnel. L’exigence d’un conflit exprès est indissociable de l’impossibilité de se conformer aux deux lois. Pour que les deux lois entrent en conflit, chacune doit dire exactement le contraire de ce que dit l’autre. Un conflit moins direct ne suffit pas. En l’absence d’un conflit exprès, les deux lois sont réputées pouvoir coexister. La jurisprudence moderne rend inéluctable cette façon modérée d’aborder le conflit opérationnel. Une norme aussi élevée est conforme au fédéralisme coopératif. S’il est possible en pratique de respecter les deux lois en raison de leur libellé, alors le fédéralisme coopératif oblige le tribunal à conclure que les lois fédérale et provinciale sont compatibles, du moins à la première étape de l’analyse.

                    Les deux volets de l’analyse moderne de la doctrine de la prépondérance fédérale ont trait à deux formes de conflit différentes. La constatation d’un conflit opérationnel au premier volet de l’analyse n’entraînera pas nécessairement au second volet une conclusion que la réalisation d’un objet fédéral a été entravée. Le premier volet concerne une incompatibilité ressortissant à première vue des dispositions elles‑mêmes. Même une possibilité superficielle de se conformer aux deux lois suffit pour qu’un tribunal conclue à l’absence de conflit opérationnel. Si la loi fédérale est prohibitive, comme en l’espèce, il faut alors se demander ce qu’elle interdit exactement. Si la loi provinciale autorise la chose même qu’interdit la loi fédérale, il existe un conflit opérationnel. Dans de nombreux arrêts, la Cour a confondu les deux volets de l’analyse. Bien que la jurisprudence antérieure de notre Cour n’aide pas toujours à distinguer le premier volet du second, trois propositions s’en dégagent : (1) la norme applicable au premier volet est celle de l’impossibilité de se conformer aux deux lois en raison d’un conflit exprès, (2) la norme est élevée et ne devrait être appliquée qu’avec retenue, et dans très peu de cas seulement, et (3) les deux volets sont distincts et s’appliquent à des formes différentes de conflit.

                    Par conséquent, sous le premier volet, la question déterminante est de savoir si la loi provinciale laisse la possibilité de se conformer aux deux lois. L’application d’une norme élevée sous le premier volet signifie simplement que dans la plupart des cas, l’objet et les effets de la loi en cause devront être analysés sous le deuxième volet. Obliger les tribunaux à étudier la question au second volet comporte de nombreux avantages. Dans le contexte de l’analyse portant sur l’entrave à la réalisation de l’objet, la partie qui invoque l’intention du législateur fédéral doit établir cette intention. La cour peut analyser attentivement l’intention du Parlement et, si possible, interpréter la loi fédérale de manière à ce qu’elle n’entre pas en conflit avec la loi provinciale. L’application stricte de la norme de l’impossibilité ne rendra pas dénué de sens le premier volet de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale. Si la loi provinciale autorise ou exige l’accomplissement d’un acte que la loi fédérale interdit expressément, ou s’il s’agit d’un conflit direct plutôt qu’indirect, il existera un conflit opérationnel.

                    En l’espèce, il appert clairement des dispositions elles‑mêmes que le respect des deux textes de loi n’est pas impossible. Les dispositions en cause ne sont pas expressément en conflit; elles diffèrent de par leur contenu et les recours qu’elles offrent. L’une ne permet pas ce que l’autre interdit expressément. Aux termes de l’art. 178  de la LFI , un failli est libéré de toutes réclamations prouvables en matière de faillite. Cet article ne prévoit rien de plus. L’article 102 de la TSA ne fait pas revivre une réclamation éteinte en soi; si un débiteur choisit de ne pas conduire, la province ne peut tout simplement pas recouvrer sa créance. Il peut aussi choisir de payer volontairement la dette dont il a été libéré. Le failli demeure libéré au sens littéral du par. 178(2)  de la LFI . Les deux lois visent des objets différents. En bout de ligne, l’obligation littérale de la loi fédérale est, à proprement parler, respectée. Il s’ensuit donc que les deux lois peuvent coexister sans conflit opérationnel, même en présence d’une entrave à l’objectif fédéral.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

                    Distinction d’avec les arrêts : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; arrêts analysés : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271; Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Smith c. The Queen, [1960] R.C.S. 776; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Québec (Procureur général) c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2011 CSC 60, [2011] 3 R.C.S. 635; Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; O’Grady c. Sparling, [1960] R.C.S. 804; Deloitte Haskins and Sells Ltd. c. Workers’ Compensation Board, [1985] 1 R.C.S. 785; Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379; R. c. Fitzgibbon, [1990] 1 R.C.S. 1005; Schreyer c. Schreyer, 2011 CSC 35, [2011] 2 R.C.S. 605; Industrial Acceptance Corp. c. Lalonde, [1952] 2 R.C.S. 109; Vachon c. Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, [1985] 2 R.C.S. 417; Société de crédit commercial GMAC — Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123; Ross c. Registraire des véhicules automobiles, [1975] 1 R.C.S. 5; Provincial Secretary of Prince Edward Island c. Egan, [1941] R.C.S. 396; Thomson c. Alberta (Transportation and Safety Board), 2003 ABCA 256, 232 D.L.R. (4th) 237; Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443; Ontario (Minister of Finance) c. Clarke, 2013 ONSC 1920, 115 O.R. (3d) 33; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; 407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites), 2015 CSC 52; Gorguis c. Saskatchewan Government Insurance, 2011 SKQB 132, 372 Sask. R. 152, inf. par 2013 SKCA 32, 414 Sask. R. 5; Buchanan c. Superline Fuels Inc., 2007 NSCA 68, 255 N.S.R. (2d) 286; Miller, Re (2001), 27 C.B.R. (4th) 107; Lucar, Re (2001), 32 C.B.R. (4th) 270; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3.

Citée par la juge Côté

                    Arrêts analysés : M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; arrêts mentionnés : Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Québec (Procureur général) c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2011 CSC 60, [2011] 3 R.C.S. 635; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121; Canada (Superintendent of Bankruptcy) c. 407 ETR Concession Company Ltd., 2013 ONCA 769, 118 O.R. (3d) 161; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271.

Lois et règlements cités

Legal Profession Act, S.B.C. 1987, c. 25, art. 1.

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91 , 92 .

Loi sur l’aéronautique , L.R.C. 1985, c. A‑2 .

Loi sur l’examen de l’endettement agricole, L.R.C. 1985, c. 25 (2e suppl.).

Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2, art. 30, 69(1).

Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 69.3 , 69.4 , 72(1) , 121(1) , 136 , 137(1) , 139 , 140.1 , 141 , 172 , 178 .

Loi sur la protection des exploitations agricoles familiales, C.P.L.M., c. F15.

Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., c. P‑41.1.

Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, c. 6 .

Loi sur le tabac , L.C. 1997, c. 13 .

Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies , L.R.C. 1985, c. C‑36 .

Loi sur les sûretés mobilières, L.R.O. 1990, c. P.10.

Motor Vehicle Accident Claims Act, R.S.A. 2000, c. M‑22, art. 5(1), (2), (7).

Tobacco Control Act, S.S. 2001, c. T‑14.1.

Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, c. T‑6, art. 54, 102, 103.

Doctrine et autres documents cités

Alberta. Legislative Assembly. Alberta Hansard, 3rd Sess., 24th Leg., April 12, 1999, p. 927.

Black’s Law Dictionary, 10th ed. by Bryan A. Garner, ed., St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2014, « enforce », « release ».

Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

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Wood, Roderick J. Bankruptcy and Insolvency Law, Toronto, Irwin Law, 2009.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Berger, Watson et Slatter), 2014 ABCA 68, 91 Alta. L.R. (5th) 221, 569 A.R. 177, 370 D.L.R. (4th) 267, 9 C.B.R. (6th) 278, 64 M.V.R. (6th) 82, [2014] 4 W.W.R. 272, [2014] A.J. No. 155 (QL), 2014 CarswellAlta 225 (WL Can.), qui a confirmé une décision de la juge Moen, 2012 ABQB 644, 73 Alta. L.R. (5th) 44, 550 A.R. 257, 39 M.V.R. (6th) 21, [2012] A.J. No. 1094 (QL), 2012 CarswellAlta 1757 (WL Can.). Pourvoi rejeté.

                    Lillian Riczu, pour l’appelant.

                    R. Jeremy Newton, pour l’intimé.

                    Josh Hunter et Daniel Huffaker, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Alain Gingras, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Richard M. Butler, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Thomson Irvine, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Peter Southey et Michael Lema, pour l’intervenant le Surintendant des faillites.

 

 

Version française du jugement des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par

 

                        Le juge Gascon —

I.              Aperçu

[1]                              Au Canada, les gouvernements fédéral et provinciaux doivent adopter des lois qui relèvent de leurs sphères de compétence respectives. La Loi constitutionnelle de 1867  indique les matières qui relèvent de l’autorité législative exclusive de chaque ordre. Cependant, même lorsqu’il agit dans les limites de sa propre sphère de compétence, un ordre de gouvernement touche parfois à des matières relevant de la sphère de l’autre. Le chevauchement législatif en résultant peut, à l’occasion, entraîner un conflit entre des lois fédérales et provinciales par ailleurs valides. Dans le présent pourvoi, la Cour doit décider si un tel conflit existe et, dans l’affirmative, le résoudre.

[2]                              En l’espèce, le conflit allégué concerne, d’une part, le régime fédéral de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3  (« LFI  »), et d’autre part, la Traffic Safety Act de l’Alberta, R.S.A. 2000, c. T‑6 (« TSA »). Il découle d’un accident de la route causé par l’intimé alors qu’il n’était pas assuré comme l’exige l’art. 54 de la TSA. La province de l’Alberta a indemnisé la personne blessée dans l’accident et a tenté de recouvrer l’indemnité auprès de l’intimé. Cependant, ce dernier a fait cession de ses biens et a par la suite été libéré. La LFI  régit la faillite et précise qu’au moment de sa libération, l’intimé est libéré de toutes les dettes qui sont des réclamations prouvables en matière de faillite. La TSA régit la conduite d’un véhicule automobile, y compris les certificats d’immatriculation et les permis de conduire, et permet à la province de suspendre le permis de conduire et les certificats d’immatriculation de l’intimé jusqu’à ce qu’il paie le montant de l’indemnité.

[3]                              Par suite de sa faillite et de sa libération subséquente, l’intimé n’a pas payé intégralement le montant de l’indemnité; en conséquence, l’Alberta a suspendu ses certificats d’immatriculation et son permis de conduire. L’intimé a contesté cette suspension et a plaidé que la TSA entrait en conflit avec la LFI  en ce qu’elle entravait la réalisation des objectifs de la faillite. En réponse, la province a nié l’existence d’un conflit puisque la TSA était de nature réglementaire et ne visait pas le recouvrement d’une dette ayant fait l’objet d’une libération. La Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel ont conclu à l’existence d’un conflit entre les lois fédérale et provinciale. S’appuyant sur la doctrine de la prépondérance fédérale, elles ont déclaré la disposition contestée de la TSA inopérante dans la mesure du conflit. Je souscris à la conclusion tirée par les tribunaux d’instance inférieure et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II.           Faits

[4]                              L’accident de la route causé par l’intimé s’est produit en 1989. En 1996, la personne blessée dans l’accident a obtenu contre l’intimé un jugement lui accordant la somme de 194 875 $. L’administrateur nommé en vertu de la Motor Vehicle Accident Claims Act, R.S.A. 2000, c. M‑22 (« MVACA »), a indemnisé la personne blessée du montant de la créance judiciaire et s’est vu céder la créance conformément à la MVACA. Au départ, l’intimé a pris avec l’administrateur des dispositions en vue de rembourser la dette par versements échelonnés. Quelques années plus tard toutefois, en janvier 2008, il a fait cession de ses biens. Il a inscrit la réclamation de l’administrateur dans son bilan. Nul ne conteste que la créance judiciaire cédée à l’administrateur constituait une réclamation prouvable en matière de faillite. Il s’agissait, de loin, de la plus grosse dette de l’intimé et elle était, en fait, à l’origine de ses déboires financiers. Au moment de la cession, la somme due à l’administrateur s’élevait à 195 823 $.

[5]                              En juin 2011, l’intimé a obtenu une libération absolue, à laquelle personne ne s’est opposé. En octobre de la même année, il a reçu du directeur du service de la surveillance et de l’aptitude des conducteurs une lettre l’avisant que, par application du par. 102(1) de la TSA, son permis de conduire et ses certificats d’immatriculation de véhicule seraient suspendus jusqu’au paiement de la somme due au titre de la créance judiciaire. Plus tard, en novembre, son avocat a reçu une autre lettre, cette fois du service des recouvrements relatifs aux accidents d’automobile, informant l’intimé qu’il [traduction] « demeure débiteur de la somme due en vertu du jugement obtenu contre lui [. . .] “[t]ant qu’[il] n’a pas satisfait au jugement et qu’[il] ne s’est pas libér[é] de l’obligation autrement que par une libération de faillite” » (d.a., par. 49). La lettre lui proposait de prendre de nouvelles dispositions en vue du paiement, à défaut de quoi la suspension de ses droits de conducteur serait maintenue.

[6]                              Devant cette situation, en mars 2012, l’intimé a demandé à la Cour du Banc de la Reine de surseoir à la suspension de ses droits de conducteur. Il a fait valoir qu’il avait été libéré de faillite et que l’art. 178  de la LFI  empêchait l’administrateur de le contraindre à payer la dette constatée par jugement.

III.        Historique judiciaire

A.           Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2012 ABQB 644, 73 Alta L.R. (5th) 44

[7]                              La juge Moen a d’abord conclu que, par l’effet de la libération, il n’y avait plus de créance servant de fondement à l’exécution du jugement (par. 21). À son avis, il s’agissait de savoir si la libération empêchait la province de suspendre les droits de conducteur de l’intimé en raison du non‑paiement de la dette constatée par jugement. Elle devait donc examiner l’application de la TSA et de la LFI et déterminer si les dispositions pertinentes entraient en conflit, entraînant ainsi l’application de la doctrine de la prépondérance. Selon la juge Moen, il pouvait exister un [traduction] « conflit d’application » dans les deux situations suivantes, à savoir lorsque (1) « le respect des deux lois devient incohérent ou impossible en raison d’un conflit direct avec une disposition expresse de la LFI  », ou lorsque (2) « la TSA vise à faire obstacle, ou fait obstacle, à l’application des dispositions de la LFI  ou à la réalisation de ses objectifs fondamentaux » (par. 30).

[8]                              La juge Moen a mis l’accent sur l’objet de la réhabilitation que favorise la LFI  (par. 31). Elle a décrit l’objet de la TSA comme étant la [traduction] « protection de la sécurité publique par la réglementation de la circulation et des véhicules automobiles » (par. 33), et l’objet de l’art. 102 de la TSA comme étant d’« empêcher “les conducteurs irresponsables de continuer de bénéficier du droit de conduire [. . .] sans avoir à subir les conséquences normales de leur grande irresponsabilité” » (par. 34). Elle a établi une distinction entre les situations où l’objet de la suspension de permis est le recouvrement d’une créance et celles où elle vise la réglementation d’une conduite (par. 37‑42). Elle a conclu que le seul objet de l’art. 102 était le recouvrement d’une créance judiciaire. À son avis, la disposition n’a rien à voir avec la réglementation de l’inconduite de l’intimé (par. 43). Elle a donc estimé que les mesures prises par la province n’étaient pas de nature disciplinaire et constituaient plutôt « un mode de recouvrement de créances et une tentative déguisée de contourner les dispositions de la LFI  » (par. 45). Cet « objet illégitime » de la TSA faisait naître un « conflit d’application » avec la LFI  (par. 45). Elle a donc sursis au recouvrement de la créance judiciaire et à la suspension des droits de conducteur de l’intimé (par. 49), et elle a déclaré la TSA inopérante dans la mesure du conflit avec la LFI  (par. 48).

B.            Cour d’appel de l’Alberta, 2014 ABCA 68, 91 Alta L.R. (5th) 221

[9]                              S’exprimant au nom d’une cour unanime, le juge Slatter a décrit comme suit les deux types de conflit qui entraînent l’application de la doctrine de la prépondérance : (1) [traduction] « il est impossible de se conformer à la fois à la loi provinciale et à la loi fédérale », ou (2) « bien qu’il soit techniquement possible de se conformer aux deux lois, on peut à juste titre affirmer que l’application de la loi provinciale entrave la réalisation de l’objectif législatif du Parlement » (par. 10). Il a conclu que, parce que l’intimé pouvait se conformer aux deux lois en s’abstenant de conduire, il n’existait aucun conflit selon le premier volet de l’analyse (par. 10).

[10]                          Quant au second volet, le juge Slatter a décrit les deux objets de la LFI  comme étant, premièrement, la répartition équitable, et deuxièmement, la réhabilitation. Il a fait remarquer que l’art. 178 énumère les dettes dont le failli n’est pas libéré à l’issue de la faillite, et qu’aucune de ces dettes ne correspond à une dette constatée par jugement pour des dommages résultant d’un accident d’automobile (par. 13‑15). Selon lui, si la libération du failli n’éteint pas les dettes, il reste que [traduction] « [q]uelle que soit la distinction conceptuelle que l’on puisse faire, elle est plutôt artificielle dans le présent contexte » puisque les créanciers ne sont plus en mesure de contraindre le failli à rembourser les dettes dont il a été libéré (par. 19). Le juge Slatter a rejeté l’argument de la province voulant que les droits de conducteur puissent servir de nouvelle contrepartie d’un contrat qui fait renaître une dette dont le failli a été libéré; une telle contrepartie n’est ni véritable ni compatible avec les principes qui sous‑tendent la LFI  (par. 20‑21). Rejetant un autre des arguments de la province, il a estimé qu’il importe peu que les droits de conducteur ne constituent pas des biens du failli. La province ne peut retirer arbitrairement des droits de manière à entraver la réalisation des objets de la LFI  (par. 23‑24).

[11]                          Le juge Slatter a fait observer que l’art. 102 de la TSA prévoit expressément qu’il s’applique nonobstant une libération de faillite. À son avis, il s’agit là d’un [traduction] « indice de l’existence potentielle d’un conflit d’application » (par. 39). Bien que l’art. 102 ne soit pas coercitif et que l’intimé puisse choisir de ne pas conduire, le juge Slatter a conclu qu’il n’en entrave pas moins la réalisation des objets de la LFI . L’un de ces objets consiste à faire en sorte que le failli libéré « n’ait pas à faire de tels “choix” » et puisse « aller de l’avant en étant libre de prendre des décisions économiques et personnelles indépendantes et sans entrave » (par. 43). Parce que l’art. 102 vise principalement le recouvrement de dettes et n’est aucunement lié à des considérations en matière de sécurité routière (par. 40 et 45‑47), il empêche le conducteur de repartir à neuf (par. 48‑49). Le juge Slatter a également conclu que l’art. 102 perturbe la répartition juste et équitable des biens entre les créanciers parce qu’il permet à la province de recouvrer des sommes en plus des dividendes habituellement versés aux créanciers (par. 50). Il a estimé que l’art. 102 entrave la réalisation des deux objets de la LFI et que les mots « autrement que par une libération de faillite » donnent lieu à un « conflit d’application » avec la LFI  (par. 54).

IV.        Question en litige

[12]                          La Juge en chef a formulé la question constitutionnelle suivante :

                    Le par. 102(2) de la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, c. T‑6, de l’Alberta est‑il inopérant du point de vue constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale?

Bien que la question constitutionnelle, telle qu’elle a été formulée, ne vise que le par. 102(2), les instances inférieures et les observations des parties concernent l’article en entier. J’examinerai donc tous les aspects pertinents de l’art. 102.

V.           Analyse

[13]                          Divers acteurs gouvernementaux ont pris part au présent différend. Sauf indication contraire, je désignerai la province de l’Alberta comme englobant ces divers acteurs. Je vais d’abord examiner les principes applicables à la doctrine de la prépondérance fédérale, pour ensuite les appliquer aux faits du présent pourvoi.

A.           La doctrine de la prépondérance fédérale

[14]                          Chaque ordre de gouvernement — le Parlement, d’une part, et les assemblées législatives provinciales, d’autre part — a le pouvoir exclusif d’adopter des lois relatives à certaines matières. Les articles 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  confèrent le pouvoir afférent à chaque matière à l’ordre de gouvernement le mieux placé pour l’exercer : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), par. 58. De larges pouvoirs ont été conférés aux assemblées législatives provinciales quant aux matières d’intérêt local, pour tenir compte de la diversité régionale, tandis que les pouvoirs relatifs aux matières d’intérêt national ont été conférés au Parlement, pour assurer l’unité : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 22.

[15]                          Les pouvoirs législatifs sont exclusifs, et aucun ordre de gouvernement n’est en état de subordination par rapport à l’autre : Renvoi relatif à la sécession, par. 58, citant Re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935 (C.P.), p. 942. Cependant, la trame législative n’est pas aussi clairement définie que les art. 91 et 92 peuvent le laisser croire. Il est souvent impossible pour un ordre de gouvernement de légiférer efficacement dans un domaine relevant de sa compétence sans toucher à des matières relevant de la compétence de l’autre : Banque canadienne de l’Ouest, par. 29; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6éd. 2014), p. 465. Il est en outre souvent impossible de classer une loi comme relevant complètement d’un seul chef de compétence : Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 180‑181. Cela entraîne des chevauchements dans l’exercice des pouvoirs provinciaux et fédéraux. Ces chevauchements sont généralement permis dans la mesure où chaque ordre de gouvernement vise à bon droit des objectifs qui relèvent de sa compétence : Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 57; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 62; Banque canadienne de l’Ouest, par. 37 et 42. Cette tendance est l’expression de la théorie du fédéralisme coopératif : Banque canadienne de l’Ouest, par. 24; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, par. 162.

[16]                          Cela dit, il vient un moment où le chevauchement législatif met en péril l’équilibre entre l’unité et la diversité. Dans certaines circonstances, les compétences d’un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements, même accessoires, de l’autre ordre de gouvernement : Banque canadienne de l’Ouest, par. 32. Pour assurer cette protection, la Cour a élaboré diverses doctrines constitutionnelles. Pour les besoins du pourvoi, je n’ai à traiter que d’une seule de ces doctrines, soit celle de la prépondérance fédérale. Cette doctrine « reconnaît que dans la mesure où les lois fédérales et provinciales entrent en conflit, une règle doit permettre de mettre fin à l’impasse » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 32. Lorsqu’il existe une « incompatibilité » véritable entre une loi fédérale et une loi provinciale, soit lorsque « les effets d’une législation provinciale sont incompatibles avec une législation fédérale », la loi fédérale doit prévaloir : Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53, par. 65, citant Banque canadienne de l’Ouest, par. 69; voir aussi Marine Services, par. 66‑68; Multiple Access, p. 168. La question devient donc de savoir comment déterminer si un tel conflit existe.

[17]                          Il faut d’abord et avant tout s’assurer que les lois fédérale et provinciale qui se chevauchent sont valides indépendamment l’une de l’autre : Banque canadienne de l’Ouest, par. 76; Husky Oil, par. 87. Cela signifie qu’il faut déterminer le caractère véritable des dispositions contestées en examinant leur but et leur effet : Banque canadienne de l’Ouest, par. 27; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 16. Une fois que l’on aura déterminé l’objet véritable de la disposition, sa validité dépendra de la question de savoir si elle relève de la compétence du gouvernement qui l’a adoptée : Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113, par. 24. Si la loi adoptée par un ordre de gouvernement est invalide, il ne peut exister de conflit, ce qui met fin à l’examen. Si les deux lois sont valides indépendamment l’une de l’autre, par contre, la cour doit déterminer si leur application concurrente entraîne un conflit.

[18]                          On dit qu’il y a conflit dans l’une ou l’autre des deux situations suivantes, qui constituent les deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance : (1) il existe un conflit d’application parce qu’il est impossible de respecter les deux lois, ou (2) bien qu’il soit possible de respecter les deux lois, l’application de la loi provinciale entrave la réalisation de l’objet de la loi fédérale.

[19]                          L’arrêt Multiple Access, l’arrêt de principe de la Cour sur cette question, décrit ainsi ce que l’on considère comme le premier volet de l’analyse :

                    En principe, il ne semble y avoir aucune raison valable de parler de prépondérance et d’exclusion sauf lorsqu’il y a un conflit véritable, comme lorsqu’une loi dit « oui » et que l’autre dit « non »; « on demande aux mêmes citoyens d’accomplir des actes incompatibles »; l’observance de l’une entraîne l’inobservance de l’autre. [Je souligne; p. 191.]

Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, les juges Binnie et LeBel ont qualifié cet extrait de « critère fondamental servant à déterminer s’il existe une incompatibilité suffisante pour déclencher l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale » (par. 71). Suivant ce critère, il s’agit de savoir s’il existe un véritable conflit d’application, c’est‑à‑dire si les deux lois « peuvent coexister sans conflit » (Marine Services, par. 76) ou si les deux « législations peuvent agir concurremment et les citoyens peuvent les respecter toutes les deux, sans violer l’une ou l’autre » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 72; voir également Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, par. 60; Marine Services, par. 68; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 77 et 81‑82; Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, par. 53; Smith c. The Queen, [1960] R.C.S. 776, p. 800, le juge Martland.

[20]                          Dans ses motifs concordants, ma collègue la juge Côté formule ainsi ce premier volet de l’analyse : l’impossibilité de se conformer aux deux lois en conséquence ou en raison « d’un conflit exprès » (par. 93 et 122). Elle cite à l’appui (aux par. 102‑103) la mention que fait notre Cour de l’expression « conflit explicite » dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, par. 34, et M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961, par. 17, ainsi que l’emploi, par le juge Bastarache, des mots « conflit explicite ou d’application » dans Banque canadienne de l’ouest (par. 126) et Lafarge (par. 113). Elle insiste pour dire qu’il faut, dans ce premier volet de l’analyse, conclure à l’existence d’un conflit explicite ou d’une contradiction explicite fondés sur le « libellé » des dispositions en cause (par. 105 et 108) et sur le sens « littéral » ou sur l’exigence « littérale » de ces dispositions (par. 97). Elle estime que dans les décisions antérieures dans lesquelles elle a conclu à l’existence d’un conflit d’application, notre Cour a mal qualifié le critère (aux par. 116‑117, elle cite Lafarge) ou l’a confondu avec le second volet relatif à l’entrave à la réalisation de l’objet fédéral (aux par. 115 et 118, elle cite Husky Oil et M & D Farm).

[21]                          Avec égards, je suis en désaccord avec ces propositions ainsi qu’avec l’analyse que fait ma collègue des décisions antérieures de notre Cour portant sur le premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance. Je ne dirais d’aucune de ces décisions qu’il « ne constitue pas un précédent utile » (par. 118) ou que la Cour y a « confondu » les deux volets (par. 114). J’estime plutôt que depuis l’arrêt Multiple Access, les décisions de la Cour relatives au conflit d’application sont cohérentes et uniformes.

[22]                          Premièrement, l’expression « contradiction expresse » employée dans ces décisions provient de l’arrêt Multiple Access. Le juge Dickson l’a d’abord employée — à la p. 187, où il examinait des décisions antérieures de la Cour — pour décrire le critère d’analyse qu’il a finalement formulé comme suit dans le passage cité ci‑dessus : le « conflit véritable » ou conflit d’application (p. 191). Une contradiction expresse n’est rien de plus qu’un conflit d’application clair, direct ou précis, plutôt qu’un conflit indirect ou imprécis. Il ne s’agit pas d’une condition additionnelle pour conclure à l’existence d’un conflit véritable.

[23]                          Deuxièmement, je ne trouve rien dans les décisions de la Cour relatives à ce premier volet indiquant que l’examen d’un véritable conflit d’application doive se limiter au libellé ou au sens littéral des termes de la disposition en cause, bien au contraire. Dans l’arrêt récent Marine Services par exemple, en examinant s’il existait un véritable conflit d’application selon le premier volet de l’analyse (par. 71‑83), la Cour ne s’est pas limitée à une lecture littérale de la disposition en cause. Elle a plutôt estimé que l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions suivant la méthode moderne d’interprétation des lois (par. 77‑79) permettait de conclure que les lois provinciale et fédérale pouvaient coexister sans conflit (par. 76). Avec égards, ma collègue interprète mal mes remarques lorsqu’elle dit que je favorise à cet égard une interprétation large de lois fédérales ambigües selon ce premier volet de l’analyse (par. 111‑113). Ce n’est pas le cas. Dans Marine Services, la Cour souligne que l’analyse reste centrée sur le sens qu’il convient de donner à la disposition et non simplement sur son sens littéral. Comme je l’explique plus loin, les dispositions en cause ne sont pas ambigües et je ne les interprète pas largement pour en cerner le sens ordinaire et incontesté. L’interprétation harmonieuse dont fait état ma collègue constitue une règle d’interprétation constitutionnelle qui s’applique aux deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance et non au premier volet seulement : Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, par. 68. Cette règle d’interprétation n’a cependant aucune incidence sur le conflit véritable dont l’existence est, à mon avis, établie en l’espèce lorsque les deux lois s’appliquent.

[24]                          Enfin, j’estime que dans Husky Oil (au par. 87) et M & D Farm (au par. 40), les juges Gonthier et Binnie respectivement ont fait état de la notion de « conflit véritable » tirée de l’arrêt Multiple Access sans confondre les deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance. Quant aux motifs des juges LeBel et Binnie dans Lafarge, rendu le même jour que l’arrêt Banque canadienne de l’ouest (dont ils ont aussi rédigé les motifs des juges majoritaires), j’estime que l’on peut difficilement laisser entendre qu’ils ont mal formulé l’analyse ou qu’ils ont confondu ses deux volets, qu’ils ont du reste analysés séparément (le premier aux par. 81‑82 et le second aux par. 83‑85). Au sujet du conflit d’application, la mention qu’ils font d’une « impossibilité qu’elles [les lois fédérale et provinciale] s’appliquent simultanément » (Lafarge, par. 77) reprenait des observations semblables faites dans Banque canadienne de l’ouest suivant lesquelles l’analyse revient à examiner si « les [deux] législations peuvent agir concurremment » (Banque canadienne de l’ouest, par. 72) : voir également, au sujet de la notion de possibilité d’« application » concurrente des deux textes législatifs, Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13. [2005] 1 R.C.S. 188, par. 23.

[25]                          S’il n’y a aucun conflit selon le premier volet de l’analyse, il peut encore en exister un selon le second volet. Dans l’arrêt Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121, la Cour a formulé ce qui est maintenant considéré comme le second volet de l’analyse. Elle a énoncé la question comme étant celle de savoir « si l’application de la loi provinciale est compatible avec l’objet de la loi fédérale » (p. 155). Autrement dit, l’effet de la loi provinciale peut empêcher la réalisation de l’objet de la loi fédérale, « sans toutefois entraîner une violation directe de ses dispositions » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 73.

[26]                          Cela dit, la jurisprudence peut aider à reconnaître les situations typiques où un chevauchement de lois n’entraîne pas de conflit. Par exemple, les dispositions fédérales et provinciales qui se répètent n’entrent généralement pas en conflit : Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725, par. 80; Banque canadienne de l’Ouest, par. 72; Multiple Access, p. 190; Hall, p. 151. Il n’y a pas de conflit non plus lorsqu’une loi provinciale est plus restrictive que la loi fédérale : Lemare Lake, par. 25; Marine Services, par. 76 et 84; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »), par. 67 et 74; Banque canadienne de l’Ouest, par. 103; Rothmans, par. 18 et suiv.; Spraytech, par. 35; Irwin toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 964. L’application d’une loi provinciale plus restrictive peut toutefois entraver la réalisation de l’objet fédéral si la loi fédérale, plutôt que d’être simplement permissive, confère un droit positif : Québec (Procureur général) c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2011 CSC 60, [2011] 3 R.C.S. 635 (« RHDS »), par. 32‑33 et 36; Lafarge, par. 84‑85; Mangat, par. 72; Hall, p. 153. Comme le fera ressortir l’analyse qui suit, le présent pourvoi concerne deux lois directement contradictoires, plutôt qu’une loi provinciale simplement plus restrictive que la loi fédérale et qui ne la contredit pas véritablement : voir M & D Farm; Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795.

[27]                          Que ce soit selon le premier ou le second volet de l’analyse, le fardeau de la preuve incombe à la personne qui allègue l’existence du conflit. Il n’est pas facile de s’acquitter de ce fardeau, et le seuil requis est toujours élevé. Conformément à la théorie du fédéralisme coopératif, la doctrine de la prépondérance est appliquée avec retenue. On présume que le Parlement a voulu que ses lois coexistent avec les lois provinciales. En l’absence d’une incompatibilité véritable, les tribunaux favorisent une interprétation de la loi fédérale permettant une application concurrente des deux lois : Banque canadienne de l’Ouest, par. 74‑75, citant Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307 (« Law Society of B.C. »), p. 356; voir également Rothmans, par. 21; O’Grady c. Sparling, [1960] R.C.S. 804, p. 811 et 820. Il faut restreindre la définition du terme « conflit » pour que chaque ordre de gouvernement puisse agir le plus librement possible dans sa propre sphère de compétence : Husky Oil par. 162, le juge Iacobucci (dissident, mais non sur ce point précis), se référant à Deloitte Haskins and Sells Ltd. c. Workers’ Compensation Board, [1985] 1 R.C.S. 785, p. 807‑808, la juge Wilson.

[28]                          Cela ne veut pas dire toutefois que les tribunaux doivent s’abstenir d’appliquer la doctrine lorsque les deux lois sont véritablement incompatibles. Dans l’évaluation de cette incompatibilité pour les besoins de la doctrine de la prépondérance, il n’est ni nécessaire ni suffisant que la province ait eu l’intention d’empiéter sur la compétence fédérale. En fait, l’intention d’empiéter peut mettre en doute la validité de la loi provinciale considérée indépendamment de la loi fédérale : Husky Oil, par. 44‑45. L’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance doit être axée non pas sur l’objet de la loi provinciale, mais sur son effet :

                    . . . pour que la loi provinciale soit inapplicable, il n’est pas nécessaire que la province ait eu l’intention d’empiéter sur la compétence fédérale exclusive en matière de faillite [. . .] Il suffit que la loi provinciale ait cet effet. [Je souligne.]

                    (Husky Oil, par. 39)

La détermination de l’effet de la loi provinciale nécessite un examen du fond de la loi et non de sa forme. La province ne peut faire indirectement ce qu’il lui est interdit de faire directement : Husky Oil, par. 39.

[29]                          En somme, si l’application de la loi provinciale a pour effet de rendre impossible le respect de la loi fédérale, ou s’il est techniquement possible de respecter les deux lois, mais que l’application de la loi provinciale a quand même pour effet d’entraver la réalisation de l’objectif du Parlement, il y a conflit. Un tel conflit rend inopérante la loi provinciale, mais seulement dans la mesure du conflit avec la loi fédérale : Banque canadienne de l’Ouest, par. 69; Rothmans, par. 11; Mangat, par. 74. En pratique, cela signifie que la loi provinciale demeure valide, mais recevra une interprétation atténuée de manière à ne pas entrer en conflit avec la loi fédérale, quoique seulement tant que le conflit existera : Husky Oil, par. 81; E. Colvin, « Constitutional Law — Paramountcy — Duplication and Expres Contradiction — Multiple Access Ltd. v. McCutcheon » (1983), 17 U.B.C. L. Rev. 347, p. 348.

[30]                          Je passe maintenant à l’application de la doctrine aux faits du présent pourvoi.

B.            Application

(1)           Les régimes législatifs en cause

[31]                          La première étape de l’analyse consiste à s’assurer que les dispositions législatives fédérales et provinciales contestées sont valides indépendamment l’une de l’autre. Dès le début des procédures, les parties ont reconnu la validité des dispositions pertinentes de la LFI et de la TSA. Elles ont de nouveau admis la validité de ces deux lois devant la Cour. La seule question en litige est de savoir si leur application concurrente crée un conflit. Pour bien comprendre les dispositions qui entreraient en conflit, il faut tout d’abord analyser les régimes législatifs en cause.

(a)           La Loi sur la faillite et l’insolvabilité 

[32]                          Le Parlement a adopté la LFI  en vertu de la compétence en matière de faillite et d’insolvabilité que lui confère le par. 91(21)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . La LFI , notamment par le jeu des dispositions analysées ci‑après, vise deux objectifs : le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli (Husky Oil, par. 7).

[33]                          Le modèle de la procédure unique permet de réaliser le premier objectif de la faillite, soit le partage équitable des biens du failli. Selon ce modèle, les créanciers du failli qui souhaitent faire valoir une réclamation prouvable en matière de faillite doivent participer à une seule procédure collective, ce qui permet de garantir le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers. En règle générale, tous les créanciers sont sur un pied d’égalité, les biens du failli étant partagés au prorata entre eux : art. 141  de la LFI ; Husky Oil, par. 9. Dans Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379, par. 22, la juge Deschamps, au nom des juges majoritaires de la Cour, explique la raison d’être de ce modèle :

                    Le modèle de la procédure unique vise à faire échec à l’inefficacité et au chaos qui résulteraient de l’insolvabilité si chaque créancier engageait sa propre procédure dans le but de recouvrer sa créance. La réunion — en une seule instance relevant d’un même tribunal — de toutes les actions possibles contre le débiteur a pour effet de faciliter la négociation avec les créanciers en les mettant tous sur le même pied. Cela évite le risque de voir un créancier plus combatif obtenir le paiement de ses créances sur l’actif limité du débiteur pendant que les autres créanciers tentent d’arriver à une transaction.

Faire échec à l’inefficacité et au chaos, et favoriser un processus collectif ordonné, permet de maximiser le recouvrement global pour tous les créanciers : Husky Oil, par. 7; R. J. Wood, Bankruptcy and Insolvency Law (2009), p. 3.

[34]                          Pour assurer la viabilité de ce modèle, les créanciers ne doivent pas être autorisés à faire valoir leurs réclamations prouvables individuellement, c’est‑à‑dire hors du cadre de la procédure collective. L’article 69.3  de la LFI  prévoit donc la suspension automatique des procédures engagées contre le failli, laquelle prend effet le premier jour de la faillite :

                        69.3 (1) Sous réserve des paragraphes (1.1) et (2) et des articles 69.4 et 69.5, à compter de la faillite du débiteur, ses créanciers n’ont aucun recours contre lui ou contre ses biens et ils ne peuvent intenter ou continuer aucune action, mesure d’exécution ou autre procédure en vue du recouvrement de réclamations prouvables en matière de faillite.

                    (Voir R. c. Fitzgibbon, [1990] 1 R.C.S. 1005, p. 1015‑1016.)

[35]                          Il existe toutefois des exceptions au principe du partage équitable. Suivant l’art. 136  de la LFI , certains créanciers, les « créanciers privilégiés », sont payés en priorité. Il y a aussi des créanciers qui ne sont payés qu’après désintéressement de tous les créanciers ordinaires : par. 137(1) , art. 139  et 140.1  de la LFI . De plus, la suspension automatique des procédures n’empêche pas les créanciers garantis de réaliser leur garantie : par. 69.3(2)  de la LFI ; Husky Oil, par. 9. Un tribunal peut également autoriser un créancier à introduire une procédure distincte et à contraindre le failli à payer une réclamation : art. 69.4  de la LFI . Ces exceptions reflètent les choix de politique générale effectués par le législateur pour permettre la réalisation de cet objectif de la faillite.

[36]                          Le fait que le débiteur soit libéré de ses dettes à la fin de la faillite permet de réaliser le deuxième objectif de la LFI , la réhabilitation financière du débiteur : Husky Oil, par. 7. Le paragraphe 178(2)  de la LFI  est rédigé en ces termes :

                        (2) Une ordonnance de libération libère le failli de toutes autres réclamations prouvables en matière de faillite.

Du point de vue des créanciers, l’ordonnance de libération a pour effet de les empêcher de contraindre le failli à payer leurs réclamations prouvables : Schreyer c. Schreyer, 2011 CSC 35, [2011] 2 R.C.S. 605, par. 21. Cela permet en effet à la personne insolvable de [traduction] « repartir à neuf » car elle est « libérée du fardeau de ses dettes antérieures » : Wood, p. 273; voir aussi Industrial Acceptance Corp. c. Lalonde, [1952] 2 R.C.S. 109, p. 120. Ce nouveau départ ne vise pas seulement à assurer le bien‑être du débiteur failli et celui de sa famille; la réhabilitation aide le failli libéré à réintégrer sa place dans la vie économique et à devenir un membre productif de la société : Wood, p. 274‑275; L. W. Houlden, G. B. Morawetz et J. Sarra, Bankruptcy and Insolvency Law of Canada (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 6‑283. Dans de nombreux cas de faillite de consommateur, le débiteur a très peu de biens, voire aucun, à distribuer à ses créanciers. La réhabilitation devient alors l’objectif primordial de la faillite : Wood, p. 37.

[37]                          Bien qu’elle constitue un objectif important de la LFI , la réhabilitation financière a également ses limites. Le paragraphe 178(1)  de la LFI  énumère les dettes dont le failli n’est pas libéré par l’ordonnance de libération et qui subsistent après la faillite. De plus, l’art. 172 prévoit qu’une ordonnance de libération peut être refusée, suspendue ou accordée sous réserve de certaines conditions. Ces dispositions montrent que le législateur a essayé de concilier l’objectif de réhabilitation financière avec d’autres objectifs de politique générale, comme la confiance dans le système de crédit, qui exigent que certaines dettes subsistent après la faillite : Wood, p. 273 et 289.

[38]                          La libération constitue le principal outil de réhabilitation qu’établit la LFI , mais ce n’est pas le seul. Comme le fait remarquer le professeur Wood à la p. 273 :

                    [traduction]  La libération est l’un des principaux mécanismes mis en place par le droit de la faillite pour favoriser la réhabilitation financière du débiteur. Cependant, ce n’est pas le seul moyen utilisé pour atteindre cet objectif. L’exclusion de certains biens du patrimoine attribué aux créanciers, les dispositions relatives au revenu excédentaire et les services de consultation obligatoire en matière de crédit visent également cet objectif.

[39]                          La suspension automatique des procédures prévue à l’art. 69.3  de la LFI  constitue un autre moyen de réhabilitation. Non seulement elle fait en sorte que les créanciers soient réorientés vers la procédure collective décrite précédemment, mais elle les empêche aussi de saisir certains biens exclus du patrimoine attribué aux créanciers. Il s’agit là d’un aspect important de la réhabilitation financière du failli :

                    La réhabilitation du failli ne résulte pas seulement de sa libération. Elle commence dès la mise en faillite par des mesures destinées à ménager au failli un minimum vital. 

                    (Vachon c. Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, [1985] 2 R.C.S. 417, p. 430)

[40]                          La LFI  constitue à maints égards un code complet en matière de faillite. Elle précise les réclamations qui sont considérées comme des réclamations prouvables et les biens qui sont distribués aux créanciers, et la façon dont ils le sont. Elle énonce ensuite les réclamations dont le failli est libéré par une ordonnance de libération et les réclamations qui subsistent après la faillite. Ceci dit, il reste que l’application de la LFI  dépend de la subsistance de divers droits provinciaux : Husky Oil, par. 85; Hall, p. 155. À cet égard, le par. 72(1)  de la LFI  prévoit ce qui suit :

                        72. (1) La présente loi n’a pas pour effet d’abroger ou de remplacer les dispositions de droit substantif d’une autre loi ou règle de droit concernant la propriété et les droits civils, non incompatibles avec la présente loi, et le syndic est autorisé à se prévaloir de tous les droits et recours prévus par cette autre loi ou règle de droit, qui sont supplémentaires et additionnels aux droits et recours prévus par la présente loi.

D’une part, vu la nature procédurale de la LFI , le régime applicable en matière de faillite repose largement sur le maintien de l’existence de droits substantiels provinciaux, et partant, sur le maintien en vigueur de lois provinciales : Wood, p. 7‑8; Husky Oil, par. 30. La propriété de certains biens et l’existence de dettes particulières relèvent du droit provincial : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 1, p. 25‑8. D’autre part, la LFI  ne peut toutefois s’appliquer sans avoir d’incidence sur la propriété et les droits civils. Le paragraphe 72(1) le confirme en précisant qu’en cas d’incompatibilité véritable entre les lois provinciales concernant la propriété et les droits civils et la législation fédérale en matière de faillite, la LFI  prévaut : voir Société de crédit commercial GMAC Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123, par. 47.

[41]                          Dans le cadre du présent pourvoi, nous nous intéressons particulièrement à un conflit allégué entre, d’une part, une disposition de la LFI , à savoir l’art. 178, dont l’objet est d’assurer la réhabilitation financière du débiteur, et d’autre part, une disposition (l’art. 102) du régime provincial, que j’examine maintenant.

(b)           La Traffic Safety Act de l’Alberta

[42]                          La TSA constitue le régime provincial avec lequel la LFI  entrerait en conflit. Selon le par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , les assemblées législatives provinciales ont le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils. La Cour reconnaît depuis longtemps que ce pouvoir comprend notamment celui de réglementer la circulation et de fixer les conditions applicables aux permis de conduire et aux certificats d’immatriculation : Ross c. Registraire des véhicules automobiles, [1975] 1 R.C.S. 5, p. 13‑14; O’Grady, p. 810; Provincial Secretary of Prince Edward Island c. Egan, [1941] R.C.S. 396, p. 402 et 415; voir aussi Thomson c. Alberta (Transportation and Safety Board), 2003 ABCA 256, 232 D.L.R. (4th) 237, par. 25. La TSA est un régime législatif complet en matière de réglementation de la circulation, [traduction] « qui s’applique à presque tous les aspects de la réglementation de la circulation routière et des véhicules automobiles en Alberta », et dont le but consiste à assurer la sécurité routière : Thomson, par. 5; Alberta, Legislative Assembly, Alberta Hansard, 3e sess., 24e lég., 12 avril 1999, p. 927.

[43]                          Suivant le par. 54(1) de la TSA, nul ne peut conduire ou avoir en sa possession un véhicule automobile sur une voie publique, à moins que ce véhicule ne soit assuré. Le paragraphe 54(4) prévoit que quiconque contrevient au par. 54(1) est passible d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement. Le registraire des véhicules automobiles peut également interdire à une personne de conduire et annuler l’immatriculation de son véhicule jusqu’à ce qu’elle fournisse une preuve d’assurance : par. 54(5) et (7).

[44]                          Dans le cas où un conducteur non assuré cause un accident, l’Alberta a mis en place un programme d’indemnisation régi par la MVACA. Une personne blessée lors de l’accident peut poursuivre le conducteur non assuré en dommages‑intérêts. Si elle a gain de cause mais le conducteur non assuré ne paie pas, la victime peut ensuite demander à l’administrateur en vertu de la MVACA une indemnité correspondant au montant du jugement impayé : par. 5(1). S’il est autorisé, le paiement est prélevé sur le Trésor de la province : par. 5(2). L’administrateur est alors subrogé dans les droits de la victime et peut prendre des mesures pour exécuter le jugement contre le débiteur judiciaire. L’administrateur est ainsi réputé être le créancier judiciaire : par. 5(7).

[45]                          L’article 102 de la TSA, la disposition en cause dans le présent pourvoi, complète le programme régi par la MVACA. Il permet au registraire de suspendre le permis de conduire et les certificats d’immatriculation du débiteur jusqu’à ce que la dette constatée par jugement soit payée — jusqu’à concurrence de 200 000 $ :

                    [traduction]

                    102(1) Si

(a)    un jugement condamnant à des dommages‑intérêts découlant d’un accident d’automobile est rendu contre une personne par un tribunal de l’Alberta ou d’une autre province ou d’un territoire du Canada, et

(b)   cette personne ne satisfait pas au jugement dans les quinze jours qui suivent la date à laquelle il devient définitif,

                    Le registraire peut, sous réserve des articles 103 et 104 et des règlements, prendre les mesures suivantes ou l’une d’elles :

(c)    interdire à une personne de conduire un véhicule automobile en Alberta;

(d)   suspendre l’immatriculation de tout véhicule automobile immatriculé au nom de cette personne.

(2)   Lorsqu’une personne se voit interdire de conduire un véhicule automobile en Alberta, ou que le certificat d’immatriculation de son véhicule automobile est suspendu, en application du paragraphe (1),

(a)    l’interdiction ou la suspension, selon le cas, demeure en vigueur et ne peut être levée, et

(b)   aucun véhicule automobile ne peut être enregistré à son nom

                    tant qu’elle n’a pas satisfait au jugement et qu’elle ne s’est pas libérée de l’obligation, autrement que par une libération de faillite, jusqu’à concurrence

. . .

(f)  d’au moins 200 000 $, à l’exclusion des intérêts et des dépens, si le jugement concerne un accident d’automobile survenu le 1er janvier 1986 ou après cette date.

[46]                          L’article 103 constitue un autre élément pertinent de ce régime. Il permet au débiteur judiciaire de demander qu’on lui [traduction] « permette » de payer sa dette par versements échelonnés. Le débiteur peut recouvrer ses droits de conducteur et les conserve aussi longtemps que ses paiements sont faits :

                    [traduction]

                    103(1) Un débiteur judiciaire visé par la présente partie peut, après avis donné au créancier judiciaire, demander au tribunal qui a rendu le jugement en première instance de lui permettre de payer sa dette par versements échelonnés, et le tribunal peut, à sa discrétion, rendre une ordonnance à cet effet en fixant les montants et délais de ces versements.

                    (2) Si le ministre chargé de l’application de la Motor Vehicle Accident Claims Act a effectué un paiement à l’égard d’un jugement fondé sur cette loi, le débiteur judiciaire peut :

(a)    soit demander au ministre de lui permettre de payer sa dette par versements échelonnés, auquel cas celui‑ci peut décider qu’un accord en ce sens sera conclu avec le débiteur;

(b)   soit demander au tribunal, conformément au paragraphe (1), de lui permettre de payer sa dette au ministre par versements échelonnés, auquel cas le débiteur donne avis de sa demande à l’administrateur de la Motor Vehicle Accident Claims Act, lequel peut comparaître en personne ou par l’entremise d’un avocat et être entendu relativement à la demande.

                    (3) Sauf dans le cas visé au paragraphe (2), un débiteur judiciaire peut conclure avec le créancier judiciaire un accord lui permettant de payer sa dette par versements échelonnés.

                    (4) Tant qu’il effectue ces versements en temps voulu, le débiteur judiciaire est réputé ne pas être en défaut de paiement pour l’application de la présente partie et le ministre peut, à sa discrétion, rétablir son permis de conduire et son certificat d’immatriculation.

                    (5) Malgré le paragraphe (4), si le ministre est convaincu que le débiteur judiciaire n’a pas respecté les conditions de l’ordonnance judiciaire ou de l’accord, le permis de conduire et le certificat d’immatriculation du débiteur judiciaire sont de nouveau suspendus et le demeurent aux conditions prévues par l’article 102.

Il convient de signaler qu’en théorie, les art. 102 et 103 de la TSA ne jouent pas uniquement en faveur de la province. Ils pourraient jouer également en faveur d’un tiers. À titre d’exemple, le registraire pourrait suspendre les droits d’un conducteur non assuré qui a causé un accident pour le seul bénéfice de la victime de cet accident qui détient un jugement impayé.

[47]                          L’objet et l’effet de l’art. 102 sont évidents lorsqu’on l’interprète dans son contexte : cette disposition vise à priver le débiteur judiciaire de ses droits de conducteur jusqu’à ce que le montant accordé par le jugement relatif à l’accident d’automobile soit payé en entier, ou que les versements périodiques en satisfaction du jugement soient effectués comme le prévoit l’art. 103. Il s’agit, en substance, d’un mécanisme de recouvrement de créances. Comme les parties ont reconnu que la créance judiciaire en l’espèce constitue une réclamation prouvable en matière de faillite, j’ajouterais que l’art. 102, dans le contexte du présent pourvoi, a pour objet et pour effet de suspendre les droits de conducteur du débiteur jusqu’au paiement d’une réclamation prouvable.

[48]                          L’Alberta conteste cette thèse. Elle soutient que l’art. 102 ne constitue pas, en substance, un régime de recouvrement de créances. À son avis, cette disposition impose simplement une condition monétaire additionnelle à l’obtention du droit de conduire. Selon l’appelante, cette condition correspond au montant de la créance judiciaire parce qu’elle reflète la charge réglementaire effective du non‑respect par le conducteur de l’exigence en matière d’assurance. L’Alberta fait valoir que [traduction] l’« obligation de paiement est de nature intrinsèquement réglementaire » et que le remboursement de la créance judiciaire « ne représente qu’un aspect accessoire du respect de l’exigence réglementaire » (m.a., par. 31). Elle insiste sur le fait que la disposition vise à dissuader les gens de conduire sans assurance.

[49]                          Je ne suis pas d’accord. Bien qu’il soit plausible que l’art. 102 puisse dissuader les gens de conduire lorsqu’ils ne sont pas assurés, il s’agit là ni de son principal objectif ni de son principal effet. Tout d’abord, l’effet dissuasif de l’art. 102, s’il en est, n’est pas rattaché au fait de ne pas posséder une assurance appropriée. Cet effet ne se concrétise que si le conducteur non assuré cause un accident. L’accident doit également causer un préjudice corporel à autrui. En outre, la victime doit réclamer des dommages‑intérêts et obtenir un jugement. Et encore, cela n’est pas toujours suffisant. Le conducteur non assuré doit également être incapable de satisfaire au jugement en question ou refuser de le faire. De toute évidence, c’est le fait de ne pas payer la créance judiciaire, et non le fait de ne pas être assuré, qui entraîne l’application de l’art. 102. De plus, l’art. 54 de la TSA prévoit déjà une sanction en cas de non‑respect de l’exigence en matière d’assurance. Contrastant vivement avec l’art. 102, l’art. 54 impose une amende (et, en cas de défaut, une peine d’emprisonnement) pour le simple non‑respect de l’exigence en matière d’assurance, sans plus.

[50]                          Par ailleurs, la distinction que tente de faire l’Alberta entre une créance judiciaire et une charge réglementaire n’est pas pertinente pour deux raisons. Premièrement, l’art. 102 vise clairement le remboursement d’une créance judiciaire. Deuxièmement, même s’il visait le recouvrement de la charge réglementaire qui en résulte, une telle charge constituerait néanmoins une réclamation prouvable en matière de faillite et demeurerait, à ce titre, une dette assujettie au processus de faillite.

[51]                          En ce qui concerne le premier point, le libellé de la disposition est clair : elle vise le paiement de la créance judiciaire. L’article 102 entre en jeu lorsque le débiteur judiciaire [traduction] « ne satisfait pas au jugement » : par. 102(1). Il prévoit la suspension de ses droits de conducteur [traduction] « tant qu’[il] n’a pas satisfait au jugement et qu’[il] ne s’est pas libér[é] de l’obligation » : par. 102(2). L’article 103 est également instructif; la suspension des droits de conducteur cesse dès que des paiements sont effectués. Elle reprend, toutefois, lorsque le débiteur manque à ses obligations.

[52]                          Les lettres qu’a reçues l’intimé sont révélatrices à cet égard. Le 27 octobre 2011, le directeur du service de la surveillance et de l’aptitude des conducteurs lui a écrit ce qui suit :

                        [traduction] Étant donné le non‑paiement de votre dette relative à un accident d’automobile, nous vous informons que votre permis de conduire et l’immatriculation de votre véhicule seront suspendus indéfiniment . . .

                        . . . la suspension restera en vigueur jusqu’à ce que la condition suivante soit respectée :

     ‑ acquitter toute réclamation impayée du fonds d’indemnisation des victimes d’accident d’automobile. [Je souligne; d.a., p. 48.]

Le 15 novembre 2011, le service de recouvrement des créances afférentes aux accidents d’automobile a ajouté :

                    [traduction] . . . Je vous informe que votre client, Joseph William Moloney, reste débiteur de la créance découlant du jugement obtenu contre lui. Le paragraphe 102(2) de la Traffic Safety Act (voir la copie jointe) prévoit qu’il demeure débiteur « tant qu’[il] n’a pas satisfait au jugement et qu’[il] ne s’est pas libér[é] de l’obligation, autrement que par une libération de faillite ».

En conséquence, nous demandons que votre client communique avec nous pour conclure des arrangements de paiement appropriés à sa situation, à défaut de quoi la suspension de ses droits de conducteur sera maintenue. [Je souligne; d.a., p. 49.]

Ces lettres ne font aucune mention du non‑respect par l’intimé de l’exigence en matière d’assurance ou de l’accident dont il est responsable.

[53]                          En outre, comme je l’ai indiqué, l’art. 102 pourrait s’appliquer dans le cas où une tierce personne victime obtient un jugement mais décide de ne pas demander à l’administrateur de la MVACA de l’indemniser. Dans un tel cas, il n’y a aucune « charge réglementaire » parce qu’il n’y a aucune dépense de fonds publics. L’article 102 a pour seul effet de priver le débiteur de ses droits de conducteur jusqu’à ce qu’il paie le créancier judiciaire.

[54]                          Pour ce qui est du deuxième point, même si on l’accepte, la distinction que préconise l’Alberta entre la créance judiciaire et la charge réglementaire qui en résulte n’a pas de conséquences pratiques. Une charge réglementaire demeure une dette envers la province, dette que l’art. 102 vise à recouvrer. Il s’agit non seulement d’une dette, mais aussi, comme la créance judiciaire sous‑jacente, d’une réclamation prouvable.

[55]                          Suivant le par. 121(1)  de la LFI , une réclamation prouvable doit satisfaire à trois conditions : (1) il faut une dette, un engagement ou une obligation envers un créancier; (2) la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli; (3) il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation (Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443, par. 26). Même si on la qualifiait de charge réglementaire, la créance judiciaire satisferait à ces trois conditions. La charge réglementaire résulterait d’un paiement fait à la victime d’un accident causé par l’intimé. La dette de l’intimé envers la province a pris naissance avant la cession de biens et elle est clairement de nature pécuniaire. La réclamation de la province relative à la charge réglementaire constituerait donc une réclamation prouvable en matière de faillite et elle devrait être traitée dans le cadre du processus de faillite : AbitibiBowater, par. 40; Vachon, p. 426; Ontario (Minister of Finance) c. Clarke, 2013 ONSC 1920, 115 O.R. (3d) 33, par. 52.

[56]                          En conséquence, que l’on considère la réclamation de la province comme une créance judiciaire ou comme la charge réglementaire qui en résulte, il s’agit néanmoins d’une réclamation prouvable en matière de faillite. L’article 102 a donc pour effet de permettre au créancier judiciaire de priver le débiteur de ses droits de conducteur jusqu’au paiement de la dette. En fin de compte, la disposition exige ainsi que la réclamation prouvable soit payée. La conduite d’un véhicule se distingue d’autres activités. Pour bon nombre de personnes, elle est nécessaire pour fonctionner normalement dans la société. Souvent, le choix de conduire ou non ne peut donc être considéré comme un « choix » véritable : R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 55. L’effet du régime provincial équivaut sans aucun doute à de la coercition à cet égard.

[57]                          Avant de clore l’examen de ce régime provincial et d’aborder la question de savoir si ce mécanisme de recouvrement de créance entre en conflit avec la LFI , je tiens à examiner brièvement un argument que seul le surintendant des faillites a soulevé dans son intervention, au sujet de la validité d’un aspect du par. 102(2) de la TSA. La disposition contestée prévoit que les droits de conducteur du débiteur sont suspendus « tant qu’[il] n’a pas satisfait au jugement et qu’[il] ne s’est pas libér[é] de l’obligation, autrement que par une libération de faillite ». Bien que les parties aient admis la validité de la disposition, le surintendant des faillites, qui est aussi l’appelant dans le pourvoi connexe 407 ETR Concession Co. c. Surintendant des faillites, 2015 CSC 52, a plaidé devant nous que les mots [traduction] « autrement que par une libération de faillite » excèdent les pouvoirs de la province et qu’ils peuvent donc être dissociés de la loi. À son avis, [traduction] « ces termes sont invalides parce que la province tente expressément de rendre la libération d’un failli inopposable à l’égard d’une créance provinciale que le Parlement n’a pas soustraite aux conséquences de la faillite » (mémoire, par. 11).

[58]                          J’ai déjà indiqué que ni les parties, ni les tribunaux inférieurs, n’ont contesté que l’art. 102 dans son ensemble relève de la compétence de la province. Cette disposition a pour objectif et pour effet dominants de suspendre les droits de conducteur du débiteur judiciaire jusqu’au paiement de sa dette. Ce mécanisme de recouvrement fait partie de la réglementation provinciale relative aux droits de conduite automobile en Alberta. Il relève manifestement de la compétence de la province en matière de propriété et de droits civils prévue au par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867  de veiller à la responsabilité financière des conducteurs et de réglementer les droits de conduite. En conséquence, et compte tenu de la façon dont l’affaire a été plaidée et décidée, j’estime que l’application de la doctrine de la prépondérance et la constatation de l’existence d’un conflit entre la LFI et la TSA permettent de correctement trancher ce pourvoi.

[59]                          Il est préférable de résoudre sur la foi de la doctrine de la prépondérance la question de savoir si le régime provincial a pour effet de rendre une libération de faillite « inopposable à une créance provinciale » ou de rendre inopérante une loi fédérale, comme l’affirme le surintendant des faillites (mémoire, par. 11‑12). J’ajouterais que les mots « autrement que par une libération de faillite » ne sont nécessaires que parce que la province prévoit qu’il n’y a pas seulement le paiement de la dette, mais aussi le fait d’être libéré de façon générale de celle‑ci, qui met fin à la suspension des droits de conducteur. Si la loi avait prévu que le paiement de la dette constituait le seul événement susceptible de mettre fin à la suspension, la caractéristique dominante de la disposition demeurerait la même, bien que la question du conflit avec la libération de faillite se poserait quand même.

(2)           Le conflit entre la LFI et la TSA

(a)           Conflit d’application

[60]                          La Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas de conflit d’application, bien qu’elle ait employé cette expression tout au long du jugement en parlant de conflit en général. Elle a expliqué que l’intimé pouvait refuser de payer en renonçant à ses droits de conducteur et en choisissant de ne pas conduire (par. 10). Les motifs de la Cour d’appel, ainsi que les observations des parties, à l’exception du surintendant des faillites, se rapportent presque exclusivement au deuxième volet de l’analyse applicable. Je crois que la Cour d’appel et les parties ont commis une erreur à cet égard. En toute déférence, je ne partage donc pas l’avis de ma collègue la juge Côté qui affirme, dans ses motifs concordants, qu’il n’y a pas de conflit d’application puisque le failli « peut choisir soit de ne pas conduire, soit de payer volontairement la dette dont il a été libéré » (par. 123). Dans les affaires comme celle en l’espèce, l’analyse relative au conflit d’application ne saurait se limiter à la question de savoir si l’intimé peut se conformer aux deux lois en renonçant soit à la protection que lui offre la loi fédérale, soit au droit dont il bénéficie en vertu de la loi provinciale. À cet égard, la réaction du débiteur à la suspension de ses droits de conducteur n’est pas déterminante. Dans le cadre de l’analyse du conflit d’application en l’espèce, on ne peut faire abstraction du fait que, que le débiteur paie ou non, il reste que la province, en tant que créancier, le contraint quand même à payer une réclamation prouvable dont il a été libéré, ce qui va directement à l’encontre du par. 178(2)  de la LFI  :

[traduction] Si [l’intimé] paie la dette, la loi provinciale l’aura alors obligé à payer une dette dont il a été libéré par la loi fédérale. [S’il] ne paie pas la dette, la loi provinciale l’aura puni — en le privant de son permis de conduire — pour ne pas avoir payé une dette dont il a été libéré par la loi fédérale.

(Gorguis c. Saskatchewan Government Insurance, 2011 SKQB 132, 372 Sask. R. 152, par. 25; l’affaire a été renvoyée pour nouvelle audition par la Cour d’appel de la Saskatchewan, qui ne s’est pas prononcée sur les commentaires de la cour sur ce point (2013 SKCA 32, 414 Sask. R. 5).)

Les lois en cause offrent donc des réponses contradictoires à la question de savoir s’il existe une obligation exécutoire : l’une dit oui et l’autre dit non.

[61]                          D’une part, le par. 178(2)  de la LFI  prévoit qu’« une ordonnance de libération libère le failli de toutes autres réclamations prouvables en matière de faillite ». À mon sens, nul ne conteste qu’une ordonnance de libération rendue aux termes de l’art. 178  de la LFI  libère un débiteur et empêche ainsi les créanciers d’exiger le paiement de leurs réclamations prouvables en matière de faillite. Ma collègue semble laisser entendre (au par. 96) que, puisque le libellé de la disposition dit simplement que le failli est libéré et ne prévoit « rien de plus », ou puisque l’ordonnance de libération libère simplement le failli des réclamations prouvables, une interprétation suivant laquelle la libération à l’égard de ces réclamations signifie que le créancier ne peut plus en exiger le paiement équivaudrait à « ajouter des mots à cette disposition ». Avec égards, cela revient à priver les termes du par. 178(2) de leur sens évident et ordinaire. Dans Schreyer, le juge LeBel a écrit que « [l]e libellé du par. 178(2)  de la LFI  énonce clairement que l’ordonnance de libération libère le failli de toutes les réclamations prouvables en matière de faillite ». Il a ajouté que « [p]our leur part, les créanciers “cessent de pouvoir faire valoir contre le failli leurs réclamations prouvables en matière de faillite” » (par. 21). À ma connaissance, aucune décision ne laisse croire que les mots « ordonnance de libération » ou « libère », pris dans ce contexte, signifient autre chose que le fait que le paiement de la réclamation prouvable ne puisse être exigé. On n’interprète pas largement le par. 178(2) si l’on donne à ses termes leur véritable signification.

[62]                          D’autre part, le par. 102(2) de la TSA autorise la province à continuer de forcer un débiteur à payer en le privant de ses droits de conducteur [traduction] « tant qu’[il] n’a pas satisfait au jugement et qu’[il] ne s’est pas libér[é] de l’obligation, autrement que par une libération de faillite ». Comme je l’ai déjà indiqué dans l’analyse des régimes législatifs en cause, le libellé de cette disposition est clair : il prévoit le paiement de la dette constatée par jugement en excluant l’effet d’une libération de faillite.

[63]                          En conséquence, une loi prévoit que le failli est libéré de toute réclamation prouvable en matière de faillite et interdit aux créanciers d’en exiger le paiement, alors que l’autre loi fait fi de cette libération et permet le recours à un mécanisme de recouvrement de cette créance en excluant expressément la libération de faillite. Il s’agit là d’une véritable incompatibilité. Les deux lois ne peuvent s’appliquer concurremment (Sun Indalex, par. 60; Lafarge, par. 82; M & D Farm, par. 41; Multiple Access, p. 191), « agir concurremment » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 72) ou « coexister sans conflit » (Marine Services, par. 76). Les faits de l’espèce font bel et bien apparaître un conflit véritable dans l’application des deux dispositions. Il s’agit d’un cas où la loi provinciale dit « oui » (« l’Alberta peut exiger le paiement de cette réclamation prouvable »), tandis que la loi fédérale dit « non » (« l’Alberta ne peut exiger le paiement de cette réclamation prouvable »). La loi provinciale confère à la province un droit que nie la loi fédérale, et maintient une obligation dont le débiteur a été libéré en vertu de la loi fédérale. On ne saurait, comme le fait ma collègue, qualifier ce conflit d’« indirect » (par. 92 et 128). Je ne peux pas non plus qualifier de simplement « implicite » l’interdiction, clairement exprimée au par. 178(2), d’exiger le paiement d’une réclamation prouvable dont le failli a été libéré. Nul ne conteste le caractère prohibitif du par. 178(2); compte tenu du sens des termes « ordonnance de libération » et « libère », ce qu’interdit « exactement » la disposition, c’est de contraindre le failli à payer une réclamation prouvable dont il a été libéré. Il n’y a pas d’autres « ramifications possibles » à l’interdiction faite à cette disposition.

[64]                          Dans les observations des parties, il a certes beaucoup été question de l’effet d’une ordonnance de libération. Pour éviter que la Cour conclue à l’existence d’un conflit, l’Alberta a soutenu qu’en matière de faillite, la dette n’est pas éteinte, mais le débiteur en est simplement [traduction] « libéré ». Elle a affirmé que la LFI  empêche seulement le « recouvrement civil » de la dette dans le cadre d’un « processus civil »; elle n’a aucune incidence sur la capacité de la province d’exiger le respect des exigences en matière de permis.

[65]                          Dans l’arrêt Schreyer, le juge LeBel a décrit l’effet de l’ordonnance de libération. Tout en reconnaissant que la dette n’est pas éteinte, il a expliqué que l’ordonnance de libération empêche les créanciers de faire valoir les réclamations prouvables en matière de faillite :

                        . . . toutes les réclamations sont emportées dans la faillite et [. . .] le failli est libéré de toutes les réclamations lors de sa libération, à moins que la loi ne prévoie clairement une exclusion ou une exemption.

. . .

                        Ma seule réserve à l’égard de la décision de la Cour d’appel concerne le fait qu’elle a écrit à plusieurs reprises que l’application du par. 178(2)  de la LFI  avait [traduction] « éteint » la réclamation au titre de la compensation. Soit dit en toute déférence, cette disposition n’a pas pour objet d’éteindre les réclamations prouvables en matière de faillite au sens de l’art. 121  de la LFI , mais « libère » le débiteur de ces réclamations : voir à ce sujet Re Kryspin (1983), 40 O.R. (2d) 424 (H.C.J.), p. 438‑439; et Ross, Re (2003), 50 C.B.R. (4th) 274 (C.S.J. Ont.), par. 15. Le libellé du par. 178(2)  de la LFI  énonce clairement que l’ordonnance de libération libère le failli de toutes les réclamations prouvables en matière de faillite. Pour leur part, les créanciers [traduction] « cessent de pouvoir faire valoir contre le failli leurs réclamations prouvables en matière de faillite ». [Je souligne; par. 20‑21.]

[66]                          Cette description est compatible avec le terme « libère » figurant au par. 178(2), qui s’entend de [traduction] « la décharge d’une obligation, d’un devoir ou d’une exigence; l’action de renoncer à un droit ou une réclamation en faveur de la personne contre laquelle on aurait pu faire valoir ce droit ou cette réclamation » : Black’s Law Dictionary (10e éd. 2014), p. 1480. Par application du par. 178(2), les créanciers sont réputés renoncer à leur droit de faire valoir leurs réclamations prouvables. L’expression « faire valoir » employée par le juge LeBel, qui renvoie au terme anglais « enforce » employé par Houlden, Morawetz et Sarra, signifie « contraindre au respect » : Black’s Law Dictionary, p. 645. La non‑extinction de la dette peut être pertinente dans certaines affaires, comme celles mettant en cause la responsabilité d’un tiers (voir Buchanan c. Superline Fuels Inc., 2007 NSCA 68, 255 N.S.R. (2d) 286; Miller, Re (2001), 27 C.B.R. (4th) 107 (C.S.J. Ont.)), mais elle n’a aucune pertinence pratique quant au présent pourvoi. Le paragraphe 178(2) est clair : un créancier ne peut contraindre le débiteur à payer une dette dont il a été libéré par une ordonnance de libération.

[67]                          En l’espèce, la créance que la province cherche à recouvrer constitue une réclamation prouvable. Essentiellement, l’art. 102 a pour objet et effet de contraindre le failli à payer cette réclamation prouvable. Le failli a été régulièrement libéré de cette réclamation puisque ni la créance judiciaire de la province ni la charge réglementaire en découlant ne sont soustraites à l’application de l’ordonnance de libération selon le par. 178(1). Étant donné qu’une réclamation prouvable est visée au par. 178(2), la province ne peut contraindre l’intimé à payer la dette constatée par jugement.

[68]                          Contrairement aux prétentions de l’appelant, rien n’indique que le par. 178(2) empêche simplement le recouvrement civil des réclamations prouvables. Faire droit à l’argument de l’appelant équivaudrait à ajouter à la disposition des mots qui n’existent pas, et que le législateur n’y a pas inclus. Alors qu’elle est expressément empêchée d’exiger le paiement d’une réclamation prouvable dont le débiteur a été libéré, la province pourrait mettre en place un régime administratif ayant pour effet de contraindre ce débiteur à payer une dette dont il a été libéré. L’argument de l’appelant doit être rejeté. Selon le par. 178(2)  de la LFI , les créanciers ne peuvent exiger le paiement d’une réclamation prouvable en matière de faillite, que ce soit dans un processus civil ou administratif.

[69]                          Selon le volet conflit d’application de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, la question n’est pas non plus de savoir s’il est possible de s’abstenir d’appliquer la loi provinciale pour éviter le prétendu conflit avec la loi fédérale. Soutenir que la province n’est pas tenue d’appliquer l’art. 102 dans le contexte d’une faillite, ou qu’elle peut choisir de ne pas priver l’intimé de ses droits de conducteur, entraîne une application superficielle du critère applicable en matière de conflit d’application. Prétendre qu’un conflit peut être évité en se conformant à la loi fédérale à l’exclusion de la loi provinciale ne saurait constituer une réponse valide à la question de savoir s’il y a un « conflit véritable », comme l’indiquent les juges majoritaires dans Multiple Access : voir aussi l’arrêt COPA, par. 64. Une telle conclusion viderait de tout son sens le premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, car il est presque toujours possible d’éviter l’application d’une loi provinciale pour ne pas causer de conflit avec une loi fédérale. En outre, toute loi provinciale qui résisterait au premier volet selon ce dernier argument résisterait aussi nécessairement au second volet. S’il était possible d’éviter un conflit d’application simplement en refusant d’appliquer la loi provinciale, on pourrait faire la même chose pour éviter toute entrave à la réalisation de l’objet fédéral sous le second volet.

[70]                          En fait, cela reviendrait à rendre la loi provinciale inopérante dans la mesure du conflit avant même qu’il ne soit conclu à l’existence d’un conflit. Suivant la doctrine de la prépondérance, il s’agit précisément de la réparation que les tribunaux accordent une fois qu’ils ont conclu à l’existence d’un conflit; il ne s’agit pas d’un outil que les tribunaux peuvent utiliser pour éviter de conclure à l’existence d’un conflit. La réparation consistant à ne pas appliquer la loi provinciale ne saurait être déterminante quant à savoir s’il existe un conflit au départ. En l’espèce, la question de savoir si la province a le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer l’art. 102 n’est pas pertinente : Lafarge, par. 75. La province a choisi de se prévaloir du régime. Il s’agit de savoir si elle peut le faire sans déroger à la LFI .

[71]                          Cette opinion que rejette ma collègue me semble conforme à la jurisprudence de la Cour en matière de conflit d’application. Dans l’arrêt M & D Farm, par exemple, une hypothèque grevait l’exploitation agricole familiale du débiteur au profit du créancier. Après avoir manqué à ses obligations à l’égard de l’hypothèque, le débiteur a obtenu une suspension des recours en vertu d’une loi fédérale, la Loi sur l’examen de l’endettement agricole, L.R.C. 1985, c. 25 (2e suppl.). Alors que la suspension était toujours en vigueur, le créancier a demandé et obtenu une autorisation d’intenter immédiatement une action en forclusion en vertu de la Loi sur la protection des exploitations agricoles familiales provinciale, C.P.L.M., c. F15. La question s’est posée de savoir s’il existait un conflit entre la suspension fédérale et l’autorisation provinciale. La Cour a conclu à l’existence d’un conflit d’application (p. 982‑985), et cette conclusion a par la suite été réaffirmée dans l’arrêt Lafarge, par. 82, puis de nouveau dans l’arrêt Lemare Lake, par. 18. Selon mon interprétation de l’arrêt M & D Farm, le fait que le débiteur pouvait choisir de payer volontairement la dette hypothécaire n’empêchait pas le conflit d’application, comme ma collègue le laisse entendre. Le conflit n’était pas évité non plus parce que le créancier aurait pu choisir de ne pas demander l’autorisation d’intenter une action en forclusion. Il existait un conflit d’application parce que la loi provinciale autorisait expressément la procédure même que la suspension fédérale empêchait.

[72]                          Plus récemment, dans l’arrêt Sun Indalex, la juge Deschamps, avec l’accord du juge Moldaver, a conclu à l’existence d’un conflit d’application (la Cour a exprimé une opinion unanime sur ce point précis). D’une part, une ordonnance rendue sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies , L.R.C. 1985, c. C‑36 , autorisait une société insolvable à obtenir un financement de débiteur‑exploitant (« DE ») et accordait priorité au prêteur DE. D’autre part, la Loi sur les sûretés mobilières provinciale, L.R.O. 1990, c. P.10, accordait priorité à l’administrateur des régimes de retraite de la société : par. 60. La juge Deschamps n’a pas passé outre au conflit d’application en concluant, par exemple, que le débiteur aurait pu choisir dès le départ de ne pas demander un financement DE.

[73]                          Mon analyse « [n’élargit pas] la définition de conflit au premier volet » de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, et elle ne « confond » pas non plus les deux volets de l’analyse, contrairement à ce qu’indique ma collègue (par. 93 et 106). À mon avis, dans cette analyse, j’applique plutôt les enseignements de notre Cour relatifs à la doctrine de la prépondérance fédérale à la situation de conflit d’application en cause en l’espèce, où la loi fédérale contient une interdiction dont fait fi la loi provinciale. J’examine les deux régimes législatifs séparément de l’application des deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance. Mon analyse relative au conflit d’application met l’accent sur l’existence d’un conflit véritable et direct entre les dispositions en cause. Les deux volets de l’analyse ne sont pas « confondus » simplement parce que, dans une situation comme celle en l’espèce, le libellé du par. 178(2) et l’interdiction qu’on y trouve illustrent en quelque sorte le but de la disposition et l’un des objets clés de la LFI , soit la réhabilitation financière du failli. J’estime également non fondées les remarques de ma collègue selon lesquelles la question de l’impossibilité de se conformer aux deux lois constitue une « considération secondaire » dans mon analyse du conflit d’application (par. 99). C’est précisément sur l’énoncé classique du critère relatif au conflit d’application formulé dans l’arrêt Multiple Access, qu’elle cite avec approbation (par. 100), que les présents motifs mettent l’accent. C’est à la lumière de cet énoncé que je conclus à l’absence d’une possibilité réelle de se conformer aux deux lois au sens où l’entend la Cour. D’ailleurs, une conclusion contraire serait tributaire du refus d’un créancier d’appliquer la loi provinciale (ou du refus d’un débiteur de s’y conformer). Ou encore, une telle conclusion dépendrait de la renonciation d’un débiteur à la protection qu’offre la loi fédérale (ou du refus d’un créancier de s’y conformer). Conclure à la possibilité de se conformer aux deux lois conflictuelles en cause — en se fondant sur des hypothèses qui en appellent au « simple » respect, par l’un ou l’autre des acteurs en cause, d’une loi mais pas de l’autre — n’est pas compatible avec les décisions antérieures de la Cour sur la doctrine de la prépondérance fédérale.

[74]                          À cet égard, il convient d’établir une distinction entre la présente affaire et les précédents tels Rothmans et COPA sur lesquels s’appuie ma collègue. Dans ces deux affaires, des lois provinciales réglementaient de façon plus restrictive la matière traitée dans des lois fédérales permissives. Dans chaque cas, la Cour a conclu que les lois en cause ne faisaient pas naître un conflit d’application. Dans COPA, une loi fédérale, la Loi sur l’aéronautique , L.R.C. 1985, c. A‑2 , permettait à des particuliers de construire des aérodromes, alors qu’une loi provinciale, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., c. P‑41.1, en interdisait la construction sur une terre agricole en l’absence d’une autorisation administrative : par. 8. Dans Rothmans, l’art. 30  de la Loi sur le tabac , L.C. 1997, c. 13 , autorisait l’exposition des produits du tabac dans les établissements de vente au détail, alors qu’une loi provinciale, The Tobacco Control Act, S.S. 2001, c. T‑14.1, interdisait la publicité, l’exposition et la promotion des produits du tabac dans les lieux auxquels ont accès des personnes âgées de moins de 18 ans. Dans ces deux affaires, contrairement aux lois en l’espèce, les deux lois en cause ne se contredisaient pas; elles se limitaient à imposer des conditions plus strictes à l’exercice d’activités permises par l’autre ordre de gouvernement. En l’espèce, la question qui soulève un conflit d’application est de savoir si les dettes d’un conducteur non assuré résultant d’un accident d’automobile doivent être remboursées même si le débiteur en a été libéré par une libération de faillite. Sur ce point, les deux lois sont directement contradictoires.

[75]                          Je conclus donc que l’art. 102 de la TSA permet à la province, ou à un tiers créancier, de contraindre un failli à payer une réclamation prouvable dont il a été libéré. Dans cette mesure, cet article entre en conflit avec le par. 178(2)  de la LFI . Il n’est pas possible que la province applique l’art. 102 sans contrevenir au par. 178(2), et en conséquence, que l’intimé soit tenu, sous le régime provincial, de payer une dette constatée par jugement et qu’il soit en même temps libéré de cette même dette en vertu du par. 178(2) : Lafarge, par. 82; M & D Farm, par. 41. L’article 178 constitue un code complet en ce qu’il précise les dettes dont le failli est libéré par une ordonnance de libération et celles qui survivent à la faillite. En fait, l’art. 102 crée, pour ce qui est des dettes dont le failli n’est pas libéré, une nouvelle catégorie de dettes qui ne figure pas au par. 178(1). En conséquence, pour reprendre les mots qu’utilise ma collègue dans ses motifs (par. 95, 110 et 128), « la loi provinciale autorise la chose même » — l’obligation de payer une dette dont le débiteur a été libéré aux termes du par. 178(2)  de la LFI  — « qu’interdit la loi fédérale ». Il en résulte un conflit d’application entre les dispositions provinciales et fédérales.

[76]                          Bien que cette conclusion rende inutile l’examen du second volet de l’analyse, je vais quand même l’examiner afin de répondre aux arguments de la province.

(b)           Entrave à la réalisation de l’objet fédéral

(i)            Réhabilitation financière

[77]                          À l’instar des tribunaux d’instance inférieure, j’estime que le recours par la province à ses pouvoirs administratifs en matière de droits de conducteur pour accabler l’intimé jusqu’à ce qu’il rembourse une dette dont il a été libéré entrave la réhabilitation financière du failli. L’effet de l’art. 102 va directement à l’encontre de l’objet de la libération prévue au par. 178(2) :

                        [traduction] La LFI  permet au débiteur honnête, mais malchanceux, d’obtenir une libération de dettes sous réserve de conditions raisonnables. La Loi vise à permettre au failli d’obtenir, après une période donnée, une libération totale de toutes ses dettes de sorte qu’il puisse s’intégrer à la vie économique du pays en tant que citoyen utile soulagé de l’écrasant fardeau des dettes . . . [Je souligne.]

(Houlden, Morawetz et Sarra, p. 1‑2.1)

J’ai déjà expliqué que le libellé du par. 178(2) indique clairement que cette disposition a pour objet de donner effet à l’un des objectifs sous‑jacents du régime de la LFI  — la réhabilitation financière du débiteur — en libérant « le failli de toutes autres réclamations prouvables en matière de faillite ». En d’autres mots, le par. 178(2) vise précisément à permettre au failli de repartir à neuf. Les faits de la présente affaire établissent que le recours, par la province, à l’art. 102 en dépit de la libération de l’intimé mine cet objet.

[78]                          L’intimé était camionneur. En 1996, après l’accident, la province s’est vu céder le jugement rendu contre lui pour la somme de 194 875 $. En 2008, après avoir tenté de payer la dette par versements échelonnés pendant environ 12 ans, il a fait cession de ses biens. À l’époque, le montant de la dette avait augmenté à 195 823 $; il s’agissait, de loin, de la plus importante obligation financière de l’intimé. En 12 ans, l’intimé n’était pas parvenu à payer l’intérêt. L’écrasant fardeau de la réclamation de la province contre lui constituait la principale raison de sa faillite. En 2012, au moment de l’audition de sa demande de libération, l’intimé n’avait réussi à réduire le montant de la dette constatée par jugement qu’à la somme de 192 103,79 $. Par l’effet de l’art. 102, il sortait de la faillite en portant le même fardeau financier que celui qui avait causé sa faillite quatre ans auparavant. Si l’on permet que l’art. 102 s’applique en dépit de la libération de l’intimé, celui‑ci se voit privé de la possibilité de se réhabiliter que le Parlement a voulu lui donner, ce qui est particulièrement impérieux dans le cas de l’intimé. En tant que camionneur, sa capacité de gagner sa vie dépend de sa capacité de conduire, mais de façon plus générale, l’incapacité de conduire peut constituer un obstacle important à la capacité de quiconque de gagner un revenu : voir Lucar, Re (2001), 32 C.B.R. (4th) 270 (C.S.J. Ont.), par. 22‑23.

[79]                          Pour favoriser la réhabilitation financière du failli, le législateur a expressément sélectionné les dettes qui survivent à la faillite et celles dont le failli est libéré : par. 178(1) et (2). À cette fin, il a tenu compte de divers objectifs de politique générale, parfois opposés. Il s’agit d’un exercice délicat, car plus le nombre des réclamations qui survivent à la faillite est élevé, plus il devient difficile pour le débiteur de se réhabiliter : AbitibiBowater, par. 35; Schreyer, par. 19. En 1970, le Comité d’étude sur la législation en matière de faillite et d’insolvabilité a souligné cette préoccupation :

                        . . . la libération et la remise des dettes perdent beaucoup de leur raison d’être si le failli demeure chargé de dettes considérables après sa libération. Dans certains cas, n’est‑ce pas même caricaturer notre système de faillite que de prendre tous les biens saisissables du débiteur, de les distribuer aux créanciers puis de laisser le débiteur se débrouiller avec quelques‑uns de ses créanciers les plus importants, à l’égard desquels il n’a pas été libéré?

(Faillite et insolvabilité : Rapport du comité d’étude sur la législation en matière de faillite et d’insolvabilité (1970), par. 3.2.085)

Lorsqu’appliqué dans le contexte d’une faillite, l’art. 102 mine cet exercice de pondération et met en péril la capacité de réhabilitation du failli. En effet, l’art. 102 crée une nouvelle catégorie de dettes qui survivent à la faillite. Le débiteur demeure ainsi chargé d’une obligation financière importante que le Parlement n’avait pas prévue. Si le Parlement avait voulu que les dettes constatées par jugement découlant d’accidents d’automobiles, ou les charges réglementaires en résultant, survivent à la faillite, il l’aurait indiqué expressément au par. 178(1)  de la LFI , ce qu’il n’a pas fait. Ensemble, les par. 178(1) et (2) sont exhaustifs. S’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Parlement à cet égard outrepasse la compétence constitutionnelle de la province.

[80]                          Malgré cela, l’Alberta affirme que, comme tout autre créancier, la province a le droit de conclure avec le failli libéré un nouveau contrat exécutoire en vue du remboursement de la dette. À son avis, les droits de conducteur de l’intimé peuvent servir de nouvelle contrepartie pour la conclusion d’un tel contrat. Je ne suis pas d’accord. Comme la Cour d’appel, j’estime que cette prétendue nouvelle contrepartie n’est ni véritable ni compatible avec les objets du par. 178(2).

[81]                          En règle générale, le créancier ne peut faire en sorte que le débiteur fasse renaître une obligation dont il a été libéré, à moins d’offrir une nouvelle contrepartie : Wood, p. 301. Entre des parties privées, on peut soutenir que le débiteur puisse librement consentir à faire renaître une dette dont il a été libéré en échange de la fourniture de biens ou de services par le créancier. Mais la province n’a rien d’un créancier privé. Si un créancier privé n’est pas tenu de fournir des biens ou des services, la province, elle, ne peut priver arbitrairement l’intimé de ses droits de conducteur. La suspension de droits par les organismes administratifs doit être fondée sur une règle de droit : voir Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 141‑142; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 59; Renvoi relatif à la sécession, par. 71; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 10. En l’espèce, l’art. 102 a pour effet et pour objet de contraindre le débiteur à payer une dette dont il a été libéré, et il entre en conflit avec le par. 178(2). L’article 102 est donc inopérant dans cette mesure et ne peut servir de fondement à l’exercice, par la province, du pouvoir de priver l’intimé de ses droits. Si ces droits sont suspendus pour le seul motif que l’intimé refuse de payer une dette constatée par jugement dont il a été libéré dans le cadre d’une faillite, la province agit sans pouvoir. La promesse de la province de s’abstenir de faire ce qu’elle n’a pas le pouvoir de faire ne saurait constituer une nouvelle contrepartie pouvant servir de base à un contrat, y compris un contrat en vue du remboursement d’une dette dont le débiteur a été libéré. Plus important encore, l’intimé n’a pas à conclure un tel contrat pour recouvrer ses droits de conducteur, car la province n’a pas le pouvoir de l’en priver.

[82]                          Enfin, l’autre affirmation de l’Alberta, selon laquelle la compétence du Parlement en matière de faillite et d’insolvabilité ne s’étend pas à la réglementation des droits de conducteur, ne saurait signifier que la province peut priver une personne de ces droits en raison du non‑paiement d’une dette dont cette personne a été libérée. À mon avis, la province confond l’étendue du pouvoir du Parlement et les conséquences du conflit entre la LFI et la TSA. La responsabilité financière des conducteurs est une matière de compétence et d’intérêt provincial valide, et la province peut établir les conditions d’obtention des droits de conducteur en tenant compte de cette considération. Mais lorsqu’elle prive une personne de ses droits de conducteur pour le seul motif que cette personne refuse de payer une dette dont elle a été libérée dans le cadre d’une faillite, cette condition qu’impose la province entre en conflit avec le par. 178(2) de la LFI et est, dans cette mesure, inopérante. Une telle conclusion n’a pas pour effet de transférer au Parlement le pouvoir de réglementer les droits de conducteur. L’obligation d’accorder ces droits découle des dispositions de la loi provinciale qui demeurent opérantes.

[83]                          L’objet de réhabilitation du par. 178(2) n’est pas censé permettre aux débiteurs de repartir à neuf dans tous les aspects de leur vie. La faillite ne vise pas à effacer toutes les conséquences de la conduite antérieure du failli. Mais en faisant en sorte que toutes les réclamations prouvables soient traitées dans le cadre du régime de faillite, la LFI  donne aux débiteurs une possibilité de se réhabiliter financièrement. Cela n’efface pas toutes les conséquences réglementaires de leur conduite antérieure, mais vise assurément à les libérer du fardeau financier de leur endettement antérieur.

(ii)          Partage équitable

[84]                          La Cour d’appel a conclu que la TSA entravait également la réalisation de l’objet de la LFI  que constitue le partage équitable. À son avis, le régime législatif de la province permet à celle‑ci d’obtenir plus que les dividendes ordinaires versés sous le régime de la faillite, ce qui est contraire à l’objectif de la LFI  qui consiste à [traduction] « traiter équitablement tous les créanciers d’une même catégorie » (par. 50). Pour sa part, la province affirme que l’art. 102 ne modifie en rien les priorités énoncées dans la LFI , car le paiement exigé en échange des droits de conducteur n’est pas puisé dans l’actif du failli devant servir au paiement des autres créanciers.

[85]                          Je ne suis pas d’accord avec cette conclusion de la Cour d’appel. L’article 178, la seule disposition de la LFI  en cause dans le présent pourvoi, vise à permettre au failli libéré de repartir à neuf. Il fixe les limites de ce nouveau départ en excluant certaines dettes dont le failli n’est pas libéré par une ordonnance de libération (par. 178(1)), et prévoit les conséquences de cette ordonnance en libérant le failli de toutes autres réclamations prouvables (par. 178(2)). L’article 178 ne favorise pas la réalisation de l’objet qu’est le partage équitable des biens du failli. Ce que la Cour d’appel fait ressortir, ce sont les conséquences de la survie de la dette constatée par jugement en raison de l’art. 102 de la TSA et malgré la libération prévue à l’art. 178. Seul est en cause l’objet de réhabilitation financière de la LFI , et rien de plus.

[86]                          La Cour a à maintes reprises mis en garde contre le fait de conférer « à [la] doctrine [de la prépondérance fédérale] une portée trop large dès quil y a entrave à lobjectif fédéral » : Lemare Lake, par. 23, citant Marcotte, par. 72; Marine services, par. 69; Banque canadienne de l’Ouest, par. 74. Dans l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, il est donc toujours essentiel d’établir avec précision l’objet de la disposition de la loi fédérale en cause. La Cour d’appel ne cite pas de source appuyant l’affirmation voulant que l’art. 178 vise autre chose que la réhabilitation financière du débiteur. D’autres dispositions de la LFI , que j’ai déjà examinées dans les présents motifs et qui traitent principalement des biens du failli et de l’administration de l’actif de celui‑ci, visent à assurer la réalisation de l’objet de partage équitable, mais ces dispositions ne sont pas en cause en l’espèce. Au mieux, l’affirmation de la Cour d’appel élargit indûment l’objet de partage équitable de la LFI et le modèle de la procédure unique qui s’y rapporte. Cette approche est contraire à la présomption de validité constitutionnelle qui exige que « chaque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit » : Banque canadienne de l’Ouest, par. 75, citant Law Society of B.C., p. 356; Marine Services, par. 69.

[87]                          Le professeur Wood, à la p. 3, décrit ainsi la raison d’être de la procédure collective qui permet d’assurer un partage équitable :

                        [traduction] La course pour s’emparer des éléments d’actif en l’absence d’un régime collectif d’insolvabilité n’offre pas un environnement propice à une liquidation efficace et ordonnée. Le processus est inefficace parce que chaque créancier doit tenter séparément de faire valoir sa réclamation contre les biens du débiteur, ce qui entraîne un dédoublement des frais de recouvrement. La liquidation à la pièce des éléments d’actifs donne également lieu à un recouvrement bien inférieur à ce qu’il aurait été si une seule personne avait dirigé la liquidation. De la même façon, la course pour saisir les éléments d’actif ne crée pas un environnement très propice aux négociations avec les créanciers. Le créancier raisonnable qui est disposé à négocier avec le débiteur ne le fera probablement pas si les autres créanciers prennent des mesures concrètes pour emporter les biens réalisables du débiteur; il se sentira plutôt obligé de se jeter dans la mêlée pour saisir les biens. S’il est vrai que certains créanciers (ceux qui réussissent à frapper en premier) s’en tirent mieux dans un tel contexte, les créanciers, en tant que groupe, reçoivent moins que ce qu’ils auraient reçu dans le cadre d’une liquidation plus ordonnée ou d’un arrangement négocié.

(Voir aussi Husky Oil, par. 7.)

[88]                          Le modèle de la procédure unique vise à assurer le partage ordonné des biens et à réduire les inefficacités et, ultimement, à maximiser le recouvrement global des créanciers. Si, après la libération du failli, c’est‑à‑dire après l’administration de l’actif et le partage ordonné que prévoit la LFI , la province peut contraindre un failli à effectuer des paiements en dehors de la procédure collective, et obtenir des biens qui ne seraient pas, de toute façon, distribués aux créanciers dans le cadre du processus de faillite, je ne vois pas en quoi le modèle de la procédure unique est perturbé. Les éléments d’actif devant être partagés entre les créanciers demeurent les mêmes et sont quand même répartis conformément au régime de faillite et aux priorités qu’il dicte. Que l’art. 102 de la TSA s’applique ou non après la libération n’a aucune incidence sur le partage ordonné des biens entre les créanciers, ni même d’effet sur l’ensemble de biens que ceux‑ci peuvent se partager. À cet égard, la dette constatée par jugement n’est pas « privilégiée » et ne se voit pas non plus accorder une quelconque priorité sous le régime de la LFI ; elle n’est tout simplement pas touchée par le processus de faillite en raison du régime provincial, au même titre que les autres dettes énumérées au par. 178(1) dont le failli n’est pas libéré par l’ordonnance de libération. L’application de l’art. 102 ne cause ni chaos ni inefficacités dans le processus de faillite. En fait, permettre l’application de l’art. 102 augmente le recouvrement global des autres créanciers, tout en préservant la procédure unique.

[89]                          Par conséquent, s’il est clair que le par. 178(2) vise la réhabilitation financière du débiteur et que l’art. 102 entrave la réalisation de cet objet, je ne suis pas convaincu que l’application du régime provincial dans le contexte du présent pourvoi fait obstacle au partage équitable des biens, un objet dont la réalisation est sans aucun doute visée par d’autres dispositions de la LFI , mais pas par l’art. 178.

VI.        Dispositif

[90]                          À mon avis, la doctrine de la prépondérance fédérale dicte que l’art. 102 de la TSA est inopérant dans la mesure où il entre en conflit avec la LFI , et avec le par. 178(2) en particulier. La province ne peut donc pas priver l’intimé de ses droits de conducteur en raison d’une dette constatée par jugement qu’il n’a pas payée mais dont il a été libéré. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens, et de répondre à la question constitutionnelle de la façon suivante :

                    Le paragraphe 102(2) de la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, c. T‑6, de l’Alberta est‑il inopérant du point de vue constitutionnel en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale?

                    Réponse : Oui, l’art. 102 de la Traffic Safety Act de l’Alberta est inopérant dans la mesure où il permet de recouvrer une dette dont le débiteur a été libéré dans le cadre d’une faillite.

 

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et de la juge Côté rendus par

 

                        La juge Côté —

[91]                          Je conviens que ce qui est au cœur du présent pourvoi est l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral. En conséquence, je souscris aux motifs du juge Gascon dans la mesure où il conclut que l’art. 102 de la loi Traffic Safety Act de l’Alberta, R.S.A. 2000, c. T‑6 (« TSA »), entrave la réhabilitation financière du failli, qui est l’objet du par. 178(2)  de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3  (« LFI  »), et que l’art. 102 est donc inopérant dans la mesure du conflit, en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale. Cependant, je ne crois pas qu’il existe un conflit opérationnel en l’espèce.

[92]                          Il ne fait aucun doute, selon moi, que l’art. 102 de la TSA autorise l’Alberta à faire indirectement ce que le par. 178(2)  de la LFI  lui interdit implicitement de faire, mais le caractère indirect du conflit fait en sorte que la question doit être examinée sous le second volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, et non sous le premier volet.

[93]                          À mon humble avis, l’analyse du juge Gascon tranche avec la norme claire que cette Cour a retenue en vue de déterminer, dans le cadre de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, s’il existe un conflit opérationnel : l’impossibilité de se conformer aux deux lois en raison d’un conflit exprès. L’approche de mon collègue confond les deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, ou obscurcit à tout le moins la différence entre les deux et ramène la jurisprudence à l’état où elle se trouvait avant que le second volet soit reconnu comme volet distinct. Et cette approche a également une conséquence sérieuse : en élargissant la définition de conflit sous le premier volet, elle accroît le nombre de cas où une loi fédérale pourrait court‑circuiter une loi provinciale sans que l’on analyse en profondeur l’intention du Parlement.

[94]                          À l’appui de l’approche qu’il préconise, mon collègue cite des arrêts rendus avant que « l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral » ne soit reconnue comme un volet distinct de l’analyse. Il se fonde également sur des arrêts subséquents où cette Cour a confondu les deux volets. À mon avis, on ne peut affirmer que les arrêts M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961 (« M & D Farm »), et Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86 (« Lafarge »), abordent de manière uniforme et cohérente l’interaction entre les deux volets.

[95]                          En l’espèce, il appert clairement des dispositions elles‑mêmes, en raison de la façon dont les deux législateurs ont décidé d’exercer leur compétence législative respective, que le respect des deux textes de loi n’est pas impossible. Les dispositions provinciale et fédérale en cause ne sont pas expressément en conflit; elles diffèrent de par leur contenu et les recours qu’elles offrent. L’une ne permet pas ce que l’autre interdit expressément.

[96]                          Aux termes de l’art. 178  de la LFI , un failli est libéré de toutes réclamations prouvables en matière de faillite. Cet article ne prévoit rien de plus. Il faut se garder, compte tenu de l’objectif fédéral de la réhabilitation financière du failli, d’ajouter des mots à cette disposition.

[97]                          Ainsi, l’art. 102 de la TSA ne fait pas revivre une réclamation éteinte en soi; si un débiteur choisit de ne pas conduire, la province ne peut tout simplement pas recouvrer sa créance. Cet article autorise plutôt la province à suspendre un permis de conduire, ce qui lui donne un moyen pour contraindre le débiteur à payer la dette s’il décide de conduire. Le failli demeure libéré au sens littéral du par. 178(2)  de la LFI . Il ne s’agit pas d’un cas de conflit exprès où une loi dit « oui » et l’autre dit « non ». Les deux lois visent des objets différents. En bout de ligne, l’obligation littérale de la loi fédérale est, à proprement parler, respectée. Il s’ensuit donc que les deux lois peuvent coexister sans conflit. Conclure autrement signifierait faire abstraction du contenu distinct des deux dispositions et des recours qu’elles offrent.

[98]                          C’est pourquoi j’estime que le présent pourvoi doit être tranché sous l’angle de l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral; l’analyse dans ce cas suppose que la norme applicable est plus élevée et exige un examen en profondeur de l’intention du Parlement. 

I.              Impossibilité de se conformer aux deux lois

[99]                          Dans l’examen du conflit opérationnel auquel se livre mon collègue, l’impossibilité de se conformer aux deux lois semble être une considération secondaire au lieu de se trouver au premier plan de l’analyse. Cette impossibilité constitue pourtant la norme incontestée pour déterminer s’il existe un conflit opérationnel, et très peu de cas pourront satisfaire à cette norme.

[100]                      Dans la jurisprudence, l’impossibilité de se conformer aux deux lois est devenue synonyme de conflit opérationnel : voir, par exemple, P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 16‑4 (« Impossibility of dual compliance »). Il en est probablement ainsi en bonne partie parce que notre Cour a mis l’accent à maintes reprises sur la définition donnée au conflit opérationnel par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161 (« Multiple Access ») : « . . . il y a un conflit véritable [. . .] lorsqu’une loi dit oui et que l’autre dit non; on demande aux mêmes citoyens d’accomplir des actes incompatibles; l’observance de l’une entraîne l’inobservance de l’autre » (p. 191 (je souligne)).

[101]                      Dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188 (« Rothmans »), le juge Major a souligné que l’arrêt Multiple Access est « souvent cité à l’appui de la théorie que l’incompatibilité apparaît selon cette doctrine en cas d’impossibilité de respecter simultanément les textes législatifs provincial et fédéral » (par. 11). Il a aussi mentionné que le conflit opérationnel s’entend d’une situation où la loi provinciale « ren[d] impossible le respect » simultané de la loi fédérale (par. 14). Les juges Binnie et LeBel ont affirmé par la suite dans Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, qu’il y a incompatibilité entre les législations provinciale et fédérale lorsqu’« il est impossible de se conformer aux deux législations » (par. 75). L’impossibilité de se conformer aux deux lois demeure la norme à appliquer pour cerner la notion de conflit opérationnel et déterminer s’il en existe un : voir, par exemple, Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »), par. 64.

[102]                      L’exigence d’un « conflit exprès » proposée dans 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241 (« Spraytech »), au par. 34, est indissociable de l’impossibilité de se conformer aux deux lois. C’est là l’expression claire de la retenue prudente dont cette Cour a fait preuve dans la série d’arrêts où a été élaboré le premier volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale. Cette approche adopte le principe voulant que, pour que les deux lois entrent en conflit, chacune doit dire exactement le contraire de ce que dit l’autre (l’une dit « oui » et l’autre dit « non »). Un conflit moins direct ne suffit tout simplement pas.

[103]                      Dans Banque canadienne de l’Ouest, le juge Bastarache a indiqué que le seul type de conflit auquel le premier volet de l’analyse peut s’appliquer est le conflit exprès (par. 126). Voir aussi Lafarge, par. 113. Dans l’arrêt M & D Farm, sur lequel mon collègue s’appuie largement, le juge Binnie, au nom des juges majoritaires, a reconnu que le texte de loi fédéral aura priorité seulement dans le cas d’une « contradiction expresse » (par. 17). La Cour avait aussi employé auparavant l’expression « conflit direct » pour qualifier cette exigence : Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59, p. 64‑65. Peter W. Hogg a écrit que l’exigence [traduction] « restreint énormément la doctrine de la prépondérance fédérale car les cas où la loi provinciale contredit explicitement la loi fédérale sont peu nombreux » : « Paramountcy and Tobacco » (2006), 34 S.C.L.R. (2d) 335, p. 338 (je souligne). En l’absence d’un conflit exprès, les deux dispositions sont réputées pouvoir coexister. Cette idée sous‑tend également les motifs de la majorité dans COPA, dans lequel la Cour a conclu à l’absence d’un conflit opérationnel puisque la loi fédérale n’exigeait pas la construction d’un aérodrome, alors que la loi provinciale l’interdisait (par. 65).

[104]                      La jurisprudence moderne rend donc inéluctable cette façon restreinte d’aborder le conflit opérationnel. Il y a de bonnes raisons pour justifier le maintien d’une norme aussi stricte relative au conflit opérationnel. Dans Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, le juge Iacobucci (dissident mais non sur ce point) en a expliqué la raison d’être :

                        Pour terminer, bien que je conclue qu’il n’existe pas de conflit entre le par. 133(1) et la Loi sur la faillite, je pose comme principe que, même s’il existait une certaine mesure d’incompatibilité entre les deux textes, il faut examiner cette question en tenant pour acquis que la loi provinciale est constitutionnelle. Une loi provinciale constitutionnelle peut avoir un effet incident et accessoire sur un domaine de compétence fédérale. Je tiens à souligner, de nouveau, que notre Cour a traditionnellement refusé d’appliquer la règle de la prépondérance en l’absence d’un conflit réel d’application. Je suis mal à l’aise avec la façon « étanche » d’aborder la loi fédérale en matière de faillite, que les intimés préconisent. Interpréter le quatuor d’arrêts comme requérant l’invalidation des lois provinciales qui ont une incidence quelconque sur le processus de faillite minerait la théorie du fédéralisme coopératif sur laquelle le Canada (plus particulièrement celui d’après‑guerre) a été érigé. Comme l’a reconnu le juge Wilson dans l’arrêt Deloitte Haskins [and Sells Ltd. c. Workers’ Compensation Board, [1985] 1 R.C.S. 785, précité, aux pp. 807‑808, il convient de restreindre autant que possible la définition de l’expression « conflit d’application » pour que chaque palier de gouvernement puisse exercer autant d’activités que possible dans sa propre sphère de compétence. [Je souligne; par. 162]

Une norme aussi élevée est conforme au fédéralisme coopératif et à l’idée, exprimée avec tant d’éloquence par ma collègue la juge Abella dans NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696, que « [l]e paysage constitutionnel actuel a pris une teinte de fédéralisme coopératif » qui oblige les tribunaux à accepter l’inéluctabilité d’un chevauchement « entre l’exercice des compétences fédérales et provinciales » (par. 42). S’il est possible en pratique de respecter les deux lois en raison de leur libellé, alors le fédéralisme coopératif oblige notre Cour à conclure que les lois fédérale et provinciale sont compatibles, du moins à la première étape de l’analyse. En cas de doute à ce sujet, c’est à la deuxième étape qu’il convient d’examiner la question puisqu’une interprétation des lois fédérale et provinciale qui mène à la conclusion que les lois sont compatibles doit être favorisée à la première étape.

[105]                      C’est ici que je ne puis souscrire à l’opinion de mon collègue. Plutôt que d’évaluer la possibilité de se conformer simultanément aux deux lois et de déterminer l’existence ou l’absence d’un conflit opérationnel exprès, le juge Gascon commence par qualifier l’effet de l’art. 102 de la TSA. Selon lui, cette disposition permet le recouvrement d’une dette dont le débiteur a été libéré. Il conclut ensuite que le fait d’exiger le paiement de cette dette est interdit par le par. 178(2)  de la LFI , celui‑ci ayant pour objectif de permettre au failli de prendre un nouveau départ. Se fondant sur l’intention du Parlement de favoriser la réhabilitation financière du failli, mon collègue donne au par. 178(2) de la LFI une interprétation large qui résulte en un conflit. En d’autres termes, plutôt que d’examiner si l’observance d’une loi entraîne l’inobservance de l’autre, il se demande si les effets de la loi provinciale semblent contraires à l’interdiction fédérale. Au lieu d’examiner seulement le libellé des deux dispositions, il prend en considération leurs objets et leurs effets.

[106]                      Comme je l’ai déjà indiqué, je suis d’avis que son analyse confond les deux volets de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale, ou atténue à tout le moins la différence entre ces deux volets, et ramène la jurisprudence dans l’état où elle se trouvait avant que le second volet ne soit reconnu en tant que volet distinct.

[107]                      Avec respect, les deux volets de l’analyse moderne de la doctrine de la prépondérance fédérale ont trait à « [d]eux formes de conflit différentes », comme la Juge en chef l’a affirmé dans l’arrêt COPA (par. 64). Voir également Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53 (« Marine Services »), par. 68. S’il est vrai qu’il existe un chevauchement entre les deux volets, il est inexact d’affirmer que la constatation d’un conflit opérationnel au premier volet de l’analyse entraînera nécessairement au second volet une conclusion que la réalisation de l’objectif fédéral a été entravée. L’existence d’un chevauchement entre les deux formes de conflit ne signifie pas que les deux volets sont nécessairement redondants. Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui invoque l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral, et la norme de preuve est élevée : COPA, par. 66. La loi fédérale peut être rédigée d’une façon qui ne correspond pas à l’intention du législateur, mais cela peut néanmoins entraîner un conflit exprès avec une loi provinciale. Si une cour peut se fonder sur l’entrave à l’objectif fédéral pour conclure à l’existence d’un conflit opérationnel, il ne sert à rien de conserver une analyse en deux volets. Si la Cour désire fusionner les deux volets, elle ne peut le faire sans infirmer sur ce point les arrêts Rothmans, COPA et Marine Services.

[108]                      Le premier volet de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale concerne l’incompatibilité entre les dispositions, soit une incompatibilité ressortissant à première vue des dispositions elles‑mêmes. Le premier volet de l’analyse prend la loi fédérale comme point de départ et ne porte que sur son libellé. Dans le cadre de cette analyse, le tribunal doit déterminer si, compte tenu uniquement du texte de la loi fédérale, la loi provinciale peut elle aussi s’appliquer. Dans ce contexte, le contenu des deux lois et les recours qu’elles offrent revêtent une grande importance.

[109]                      Pour toutes ces raisons, même une possibilité superficielle de se conformer aux deux lois suffit pour qu’un tribunal conclue à l’absence de conflit opérationnel : Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113 (« Mangat »), par. 72. Suivant la même logique, la duplication d’une loi fédérale et d’une loi provinciale ne donne pas lieu à un conflit opérationnel : Multiple Access, p. 190, le juge Dickson, au nom des juges majoritaires. En outre, lorsqu’une loi fédérale est générale et permissive, un régime provincial restrictif ne sera pas considéré comme entrant en conflit avec la loi fédérale parce qu’il est possible de respecter les deux lois en se conformant à la loi provinciale plus restrictive : Québec (Procureur général) c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2011 CSC 60, [2011] 3 R.C.S. 635, par. 20. Tel était le cas dans Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121 (« Banque de Montréal »), Spraytech, Rothmans et COPA.

[110]                      Si la loi fédérale est prohibitive, comme en l’espèce, il faut alors se demander ce qu’elle interdit exactement. Si la loi provinciale autorise la chose même qu’interdit la loi fédérale, il existe un conflit opérationnel. Sinon, le second volet de l’analyse entre en jeu.

[111]                      S’appuyant sur l’arrêt Marine Services, mon collègue soutient que la méthode moderne d’interprétation des lois s’applique aux textes législatifs ambigus. Selon lui, l’analyse relative à l’existence d’un conflit exprès ne doit pas se limiter à une lecture littérale de la disposition législative. L’intention du législateur fédéral peut servir pour conclure à l’existence d’un conflit opérationnel là où il n’y en aurait pas autrement.

[112]                      Avec égards, ce n’est pas ce qu’affirme l’arrêt Marine Services; il réaffirme plutôt l’idée que le fédéralisme coopératif appuie une interprétation des lois fédérale et provinciale qui mène, sous le premier volet de l’analyse, à la conclusion que les lois sont compatibles. Dans Marine Services, notre Cour a résolu l’ambiguïté que comportait la Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, c. 6 , lorsqu’elle a conclu que « [l]’interprétation selon laquelle il y a absence de conflit en l’espèce est confirmée par le contexte général, l’esprit et l’objet de la LRMM, ainsi que par l’intention du législateur » (par. 79). Le juge Gascon pour sa part conclut à l’existence d’un conflit opérationnel même si une interprétation des deux lois peut mener à la conclusion qu’elles sont compatibles.

[113]                      S’il faut interpréter restrictivement une loi fédérale permissive afin d’éviter un conflit opérationnel, je ne vois aucune raison d’accorder de façon générale un traitement différent aux dispositions ambigües. Suivant l’approche de mon collègue, l’intention du Parlement peut donner lieu à deux formes de conflit différentes. Telle n’est manifestement pas la conclusion à laquelle notre Cour est parvenue dans Banque de Montréal. Il convient de signaler que dans cette affaire, on aurait pu facilement qualifier d’ambigüe la disposition fédérale en cause. Ainsi, la Cour aurait pu adopter une interprétation plus large suivant laquelle l’intention du législateur entraînait un conflit opérationnel; pourtant, la Cour a estimé nécessaire d’élargir l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale en considérant un deuxième volet, soit celui de l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral. Alors qu’à l’origine, l’intention du Parlement n’était pas pertinente dans l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale, elle devenait désormais la pierre d’assise de ce nouveau volet.

[114]                      La Cour n’a jamais vraiment traité de l’interaction entre les deux volets de l’analyse. Dans de nombreux arrêts, tant avant qu’après Rothmans, Banque canadienne de l’Ouest et COPA, il me semble que la Cour a confondu les deux volets en concluant à l’existence d’un conflit opérationnel dans l’analyse sous le premier volet tout en traitant de l’objectif du Parlement fédéral.

[115]                      Par exemple, dans Husky Oil, le juge Gonthier, écrivant pour la majorité, a conclu qu’il existait « une incompatibilité d’application manifeste vu que l’application conjuguée des par. 133(1) et (3) a pour effet de modifier l’ordre de priorité établi par la Loi sur la faillite fédérale, ou d’y contrevenir » (par. 87). Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel de l’Ontario dans ses motifs dans l’affaire connexe à la présente Canada (Superintendent of Bankruptcy) c. 407 ETR Concession Company Ltd., 2013 ONCA 769, 118 O.R. (3d) 161, il faut considérer le jugement majoritaire dans Husky Oil comme une décision fondée sur l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral plutôt que sur un conflit opérationnel :

                        [traduction]  Bien qu’il ne soit pas décrit de cette façon dans cette affaire, le jugement majoritaire dans Husky Oil doit être qualifié, selon moi, de décision portant sur l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral plutôt que de décision sur un conflit opérationnel. Premièrement, les juges majoritaires se sont appuyés non pas sur Multiple Access mais sur Hall, un arrêt que l’on considère maintenant comme une décision fondée sur l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral. Deuxièmement, la majorité s’est fondée sur l’effet de la loi provinciale et le conflit indirect pour justifier son analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance, et non sur le critère strict de conflit opérationnel établi dans Multiple Access. [par. 75] 

[116]                      Dans Lafarge, les juges majoritaires ont bel et bien reconnu les deux volets de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale, mais ont incorrectement formulé le critère d’analyse :

                        Dans nos motifs dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, nous avons reformulé les conditions requises pour que s’applique la prépondérance fédérale. La partie soulevant la question doit établir l’existence de lois fédérale et provinciale valides et l’impossibilité qu’elles s’appliquent simultanément en raison d’un conflit d’application ou parce que cette application entraverait la réalisation de l’objet du texte législatif, comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, [2005] 1 R.C.S. 188, 2005 CSC 13, par. 11‑14. (Voir également Law Society of British Columbia c. Mangat, [2001] 3 R.C.S. 113, 2001 CSC 67, par. 68‑71; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121.) [par. 77]

[117]                      Cette confusion entre l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral et l’impossibilité de se conformer simultanément aux deux lois est encore plus évidente au par. 75 de cet arrêt, où les juges majoritaires affirment que les deux lois « créeraient un conflit d’application qui ferait fi de l’objectif fédéral ». Il est intéressant de noter que la majorité n’a pas fait mention de l’impossibilité de se conformer aux deux lois ou du fait qu’un texte législatif dit « oui » et que l’autre dit « non ». Dans l’analyse du conflit opérationnel, les juges majoritaires ont simplement appliqué M & D Farm et conclu qu’il existait un conflit opérationnel, tout comme mon collègue propose de le faire en l’espèce. À mon sens, l’arrêt Lafarge devrait lui‑aussi être considéré comme une décision portant sur l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral plutôt que sur un conflit opérationnel.

[118]                      Bien que l’affaire M & D Farm ait été tranchée sur la base d’un conflit opérationnel, cette affaire ne constitue pas un précédent utile quant à la doctrine moderne de la prépondérance fédérale, car le juge Binnie n’a pas fait de distinction entre les premier et second volets de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale. À l’époque où cet arrêt a été rendu, la notion d’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral avait été évoquée dans Banque de Montréal, mais notre Cour n’avait pas encore reconnu explicitement les deux volets de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale. Même si elle a conclu à l’existence d’un conflit opérationnel dans M & D Farm, en ce faisant, cette Cour s’est fondée sur des extraits de l’arrêt Banque de Montréal où le juge La Forest se demandait si le fait d’« obliger la banque à respecter la loi provinciale, c’est écarter l’intention du Parlement » (Banque de Montréal, p. 153; voir M & D Farm, par. 41). Je suis d’accord pour dire qu’il y avait effectivement un conflit opérationnel dans M & D Farm, mais pour des motifs différents, comme je l’expliquerai plus loin.

[119]                      Enfin, dans Mangat, la loi fédérale (la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2) permettait à des non‑avocats de comparaître comme représentant d’un justiciable devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (art. 30 et 69(1)). La loi provinciale (la Legal Profession Act, S.B.C. 1975, c. 25) interdisait aux non‑avocats de pratiquer le droit. Suivant la définition contenue à l’art. 1 de la Legal Profession Act, l’expression [traduction] « exercice du droit » englobait « la comparution à titre d’avocat » dans l’espoir d’obtenir une rétribution. Monsieur Mangat était consultant en immigration. Le Barreau de la Colombie‑Britannique a demandé une injonction permanente afin de l’empêcher de pratiquer le droit. La Cour a jugé la loi provinciale inopérante, mais elle a employé l’expression « conflit d’application » dans l’examen qu’elle a fait des deux volets de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance :

                        En l’espèce, il existe un conflit d’application étant donné que les dispositions législatives provinciales interdisent aux non‑avocats de comparaître, moyennant rétribution, devant un tribunal, alors que les dispositions législatives fédérales leur permettent de le faire. À première vue, une personne peut réussir à se conformer aux deux textes de loi en devenant membre en règle du Barreau de la Colombie‑Britannique ou en n’exigeant pas de rétribution. L’observance de la loi la plus stricte entraîne nécessairement le respect de l’autre. Cependant, compte tenu de l’interprétation élargie que notre Cour a donnée dans des arrêts comme M & D Farm et Banque de Montréal, précités, le double respect est impossible. . . .

                        Il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40. Dans cette affaire, il était possible de se conformer aux lois ou aux règlements fédéraux, provinciaux et municipaux sans déjouer l’intention du Parlement. Comme je l’ai montré précédemment, il est impossible en l’espèce d’observer la loi provinciale sans déjouer l’intention du Parlement. [Je souligne ; par. 72‑73.]

[120]                      Selon moi, la Cour a effectivement estimé dans cette affaire qu’il n’y avait pas de conflit opérationnel (au sens que l’on donne à cette notion aujourd’hui), car elle a indiqué dans l’extrait ci‑dessus que les lois en cause se prêtaient à une application simultanée, même au niveau superficiel; le mot superficiel correspondait au volet relatif au conflit opérationnel. Et la Cour a alors conclu, citant M & D Farm et Banque de Montréal, que l’application simultanée n’était pas possible en raison d’une « interprétation élargie » ; les mots « interprétation élargie » se rapportaient au volet relatif à l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral.

[121]                      À la lumière des arrêts ci‑dessus, il m’est difficile de conclure, comme le fait mon collègue, que l’approche suivie par notre Cour sur cette question s’est toujours avérée cohérente.

[122]                      Bien que la jurisprudence antérieure de notre Cour ne permette pas toujours de distinguer le premier volet du second, trois propositions s’en dégagent : (1) la norme applicable au premier volet est celle de l’impossibilité de se conformer simultanément aux deux lois en raison d’un conflit exprès, (2) la norme pour déterminer si telle impossibilité existe est élevée et ne devrait être appliquée qu’avec retenue, et dans très peu de cas seulement, et (3) les deux volets sont distincts et s’appliquent à des formes différentes de conflit.

[123]                      Par conséquent, j’estime que l’analyse requise sous le premier volet est vraiment aussi simple que l’a dit la Cour d’appel de l’Alberta. Je ne suis donc pas surprise que les deux parties n’aient presque pas présenté d’observations sur ce point. La question déterminante est de savoir si la loi provinciale laisse la possibilité de se conformer aux deux lois. Puisque la possibilité existe en l’espèce, du fait du libellé des deux dispositions, on ne peut conclure à l’impossibilité de se conformer aux deux lois. Contrairement à la situation dans l’affaire M & D Farm, les deux lois en l’espèce diffèrent de par leur contenu et les recours qu’elles offrent. Étant donné qu’il n’est pas tenu d’exercer un choix, le failli peut choisir soit de ne pas conduire, soit de payer volontairement la dette dont il a été libéré; il n’y a donc pas de conflit opérationnel entre les lois provinciale et fédérale. La seule mesure que peut prendre la province est la suspension du permis de conduire.

[124]                      Il importe de signaler que, même si le conflit opérationnel et l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral sont décrits comme deux « volets » d’une même analyse, l’existence de l’un ou l’autre suffit pour que s’applique la doctrine de la prépondérance fédérale. Lorsqu’on conclut à l’existence d’un conflit opérationnel entre deux textes de loi, l’analyse peut s’arrêter là sans que l’on étudie plus à fond leurs objets respectifs. L’application d’une norme élevée sous le premier volet signifie simplement que dans la plupart des cas, l’objet et les effets de la loi en cause devront être analysés sous le deuxième volet.

[125]                      Obliger les tribunaux à étudier la question au second volet comporte de nombreux avantages. Dans le contexte de l’analyse portant sur l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral, la partie qui invoque l’incompatibilité de la loi provinciale avec l’intention du législateur fédéral doit démontrer cette incompatibilité. Une preuve claire de l’intention est requise. La partie doit d’abord établir de l’objectif du Parlement fédéral et ensuite démontrer que la loi provinciale est incompatible avec cet objectif ou entrave sa réalisation : COPA, par. 66.

[126]                      Sous le deuxième volet, la cour procède à une analyse attentive de l’intention du Parlement et, si cela est possible, interprète la loi fédérale de manière à ce qu’elle n’entre pas en conflit avec la loi provinciale : Banque canadienne de l’Ouest, par. 75. Avant de conclure que la loi provinciale est inopérante, la cour peut aussi tenir compte de la question de savoir si le gouvernement fédéral est favorable à l’application de cette loi. Dans Rothmans, la Cour a souligné qu’il importe, au moment de l’examen des questions de fédéralisme, d’avoir à l’esprit la position de l’autre ordre de gouvernement (par. 26). Dans cette affaire, le gouvernement fédéral est intervenu pour appuyer la loi provinciale, faisant valoir qu’elle visait le même objectif lié à la santé que la loi fédérale. La Cour a conclu qu’il n’y avait pas entrave à la réalisation de l’objectif fédéral.

[127]                      Puisque la doctrine de la prépondérance fédérale opère au détriment de la compétence provinciale et réduit le chevauchement entre les lois, ces principes encouragent les deux ordres de gouvernement à prendre l’initiative de définir la portée de leurs pouvoirs législatifs respectifs. Ils favorisent le dialogue intergouvernemental et contribuent à protéger l’autonomie provinciale. L’approche que je préconise dans la présente affaire me semble mieux respecter le principe du fédéralisme coopératif appliqué dans Banque canadienne de l’Ouest. Elle constitue aussi un précédent clair en réaffirmant qu’une loi provinciale sera rarement jugée inopérante sous le premier volet de l’analyse.

[128]                      Mon collègue conclut que mon approche dénuerait de sens le premier volet de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale; selon lui, il est presque toujours possible d’éviter d’appliquer une loi provinciale, afin d’éviter qu’elle n’entre en conflit avec une loi fédérale. Je ne suis pas d’accord avec lui pour dire que l’application stricte de la norme de « l’impossibilité » rendrait dénué de sens le premier volet de l’analyse de la doctrine de la prépondérance fédérale. Si la loi provinciale autorise ou exige l’accomplissement d’un acte que la loi fédérale interdit expressément, ou s’il s’agit un conflit direct plutôt qu’indirect, il existera un conflit opérationnel. Mais ce n’est tout simplement pas le cas en l’espèce. En fait, l’approche de mon collègue a pour effet d’enlever tout sens au second volet de l’analyse puisqu’une analyse sous le second volet pourrait maintenant servir à interpréter largement les lois fédérales afin de conclure à l’existence d’un conflit opérationnel là où il n’y en aurait pas autrement.

[129]                      Suivant l’approche que je préconise, la conclusion suivant laquelle il existait un conflit opérationnel dans M & D Farm demeure inchangée, là où la loi fédérale imposait une suspension permanente des mêmes recours que la loi provinciale permettait d’exercer ou de poursuivre. Dans cette affaire, la disposition de la loi fédérale entrait directement en conflit avec la loi provinciale. D’une part, une loi fédérale, la Loi sur l’examen de l’endettement agricole, L.R.C. 1985, c. 25 (2e suppl.) permettait à un agriculteur d’obtenir une suspension des recours et exigeait du créancier qu’il donne avis de son intention d’intenter une action en forclusion avant de réclamer le paiement. D’autre part, la loi provinciale permettait au créancier d’obtenir une ordonnance l’autorisant à intenter son action sur‑le‑champ. Contrairement aux deux lois en cause dans la présente affaire, les deux lois dans M & D Farm avaient un contenu semblable et offraient des recours semblables : les deux traitaient explicitement du processus de recouvrement de dettes auprès d’agriculteurs et précisaient la procédure à suivre pour intenter ou poursuivre des recours contre des agriculteurs.

[130]                      L’approche que je propose permettrait aussi de conclure à l’existence d’un conflit opérationnel dans Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, où une loi fédérale, la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies , L.R.C. 1985, c. C‑36 , accordait au tribunal le pouvoir d’ordonner qu’une sûreté ou charge ait priorité sur la réclamation de tout créancier garanti de la compagnie, tandis que la loi provinciale accordait la priorité à l’administrateur du régime de retraite des employés de la compagnie. La loi fédérale était non seulement permissive, mais elle conférait aussi au tribunal un pouvoir très précis, ce qui empêchait à toute fin pratique le législateur provincial d’empiéter sur ce pouvoir. Comme la loi provinciale établissait un autre ordre de priorité obligatoire, il était impossible de se conformer aux deux lois sans priver de sens le pouvoir que la loi fédérale accordait au tribunal. 

[131]                      J’ajouterais que ce qui est « presque toujours possible », pour emprunter les mots de mon collègue au par. 69, c’est de conclure à l’existence d’un conflit quelconque dans l’application des deux lois. C’est pour cette raison que la jurisprudence exige plus qu’un conflit quelconque, à savoir l’impossibilité de se conformer aux deux lois en raison d’un conflit exprès. C’est pour cette raison aussi que l’accent est mis sur le libellé de la loi fédérale et non sur chacune de ses implications possibles.

[132]                      En définitive, la question en litige en l’espèce est de savoir si l’effet que produit la province en privant ainsi le failli de ses droits de conducteur, accomplissant indirectement ce qu’elle ne peut accomplir directement, entraîne un conflit avec les objectifs de la LFI . C’est donc sous le second volet de l’analyse fondée sur la doctrine de la prépondérance fédérale, et non sous le premier volet, que le présent pourvoi doit être tranché.

[133]                      Je souscris à l’analyse et à la conclusion de mon collègue sous le second volet. Comme l’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral suffit pour que s’applique la doctrine de la prépondérance fédérale, je n’ai pas à me prononcer sur le deuxième motif proposé d’entrave à la réalisation de l’objectif fédéral, soit la distribution équitable des biens.

 

 

 

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureur de l’appelant : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs de l’intimé : Bow Valley Counsel, Canmore, Alberta.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Sainte‑Foy.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le Surintendant des faillites : Procureur général du Canada, Toronto.

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