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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973

Date : 20151211

Dossier : 35838

 

Entre :

M.M.

Appelante

et

Ministre de la Justice du Canada au nom des États-Unis d’Amérique

Intimé

- et -

Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique

Intervenantes

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Côté

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 172)

 

Motifs dissidents :

(par. 173 à 282)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver et Wagner)

 

La juge Abella (avec l’accord des juges Karakatsanis et Côté)

 

 

 


M.M. c. États‑Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973

 

M.M.                                                                                                                Appelante

c.

Ministre de la Justice du Canada au nom des

États‑Unis d’Amérique                                                                                        Intimé

et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique                  Intervenantes

Répertorié : M.M. c. États‑Unis d’Amérique

2015 CSC 62

No du greffe : 35838.

2015 : 17 mars; 2015 : 11 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Côté.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Extradition — Audiences relatives à l’incarcération — Preuve — Rôle du juge d’extradition — Critère applicable à l’incarcération — Principe de la double incrimination — Mère de trois enfants s’exposant à des accusations d’enlèvement d’enfants aux É.‑U. — La juge d’extradition a‑t‑elle appliqué les bons principes quant à la double incrimination et à son propre rôle dans l’appréciation de la fiabilité et du caractère suffisant de la preuve? — Un juge d’extradition devrait‑il considérer la preuve d’éventuels moyens de défense et d’autres éléments disculpatoires pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner l’incarcération en vue de l’extradition? — La preuve justifiait‑elle l’incarcération de la mère? — Loi sur l’extradition, L.C. 1999, c. 18, art. 3(1) , 29(1) a).

                    Extradition — Arrêté d’extradition — Contrôle judiciaire — La Loi sur l’extradition  dispose que le ministre de la Justice refuse d’ordonner l’extradition lorsque la mesure serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances pertinentes — Ordonnance du ministre à l’effet d’extrader la mère vers les É.‑U. pour qu’elle y réponde à des accusations d’enlèvement d’enfants — Le ministre a‑t‑il pris dûment en compte le fait que la défense de nécessité existait en droit canadien mais non dans l’État requérant? — A‑t‑il dûment pris en compte l’effet de l’extradition sur l’intérêt supérieur des enfants? — Sa décision d’ordonner l’extradition était‑elle raisonnable? — Loi sur l’extradition, L.C. 1999, c. 18, art. 44(1) a).

                    M est mère de trois enfants. La famille vivait en Géorgie lorsque les parents ont divorcé. Un tribunal de cet État a accordé au père la garde exclusive des enfants. M n’a obtenu aucun droit de visite, et tout autre contact avec les enfants lui a été interdit. Cependant, après que le père eut signalé leur disparition en 2010, la police de la Géorgie a retrouvé les enfants en compagnie de M dans un refuge pour femmes battues au Québec et a arrêté cette dernière. Les enfants ont d’abord été confiés à un foyer d’accueil, puis rendus à M une fois qu’elle a été libérée sous caution. Les É.‑U. ont demandé l’extradition de M en vue de sa poursuite en Géorgie pour violation d’une ordonnance de garde à l’extérieur de l’État (interstate interference with custody). Le ministre de la Justice a pris un arrêté introductif d’instance (« AII ») dans lequel il énumérait les infractions canadiennes correspondantes d’enlèvement prévues dans le Code criminel . La Cour supérieure du Québec a rejeté la demande d’incarcération de M en vue de son extradition aux É.‑U. La Cour d’appel du Québec a toutefois annulé l’ordonnance de mise en liberté de M et ordonné son incarcération en vue de son extradition (l’« ordonnance d’incarcération »). Le ministre de la Justice a ordonné l’extradition de M, puis la Cour d’appel a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision du ministre (l’« arrêté d’extradition »). M se pourvoit contre l’ordonnance d’incarcération et l’arrêté d’extradition.

                    Arrêt (les juges Abella, Karakatsanis et Côté sont dissidentes) : Le pourvoi est rejeté quant à l’ordonnance d’incarcération et à l’arrêté d’extradition.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Cromwell, Moldaver et Wagner : Pour ce qui est de l’ordonnance d’incarcération, la juge d’extradition a appliqué les mauvais principes en ce qui concerne l’exigence de la double incrimination et le rôle du juge d’extradition dans l’appréciation de la fiabilité de la preuve offerte. Elle a commis des erreurs de droit lorsqu’elle a soupesé et invoqué la preuve de moyens de défense et d’autres éléments disculpatoires pour conclure que la preuve de l’État requérant ne justifiait pas l’incarcération, de même que dans son analyse des infractions canadiennes. En ce qui concerne l’arrêté d’extradition, les moyens de défense possibles et l’intérêt supérieur des enfants importent pour la décision du ministre de la Justice. En l’espèce, le ministre a dûment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants et soulevé de son propre chef la question du droit de la Géorgie en liaison avec la défense restreinte de nécessité que M aurait pu invoquer. Par conséquent, sa décision de renvoyer M en Géorgie pour qu’elle y subisse son procès était raisonnable.

                    La procédure d’extradition comporte deux objectifs importants, soit s’acquitter avec diligence des obligations internationales du Canada envers ses partenaires et protéger les droits de la personne dont l’extradition est demandée, d’où la nécessité d’établir un juste équilibre entre les objectifs généraux de l’extradition et les droits et les intérêts de cette personne. La procédure d’extradition se déroule en trois étapes (l’AII, l’incarcération et l’extradition) et, à chacune d’elles, le souci d’un tel équilibre est manifeste. Formulé à l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition , le principe général de la double incrimination, selon lequel le Canada devrait refuser d’extrader une personne vers un pays où elle risque d’être punie pour un acte qui n’est pas criminel au Canada, sous‑tend également chacune des trois étapes de la procédure.

                    L’étape de l’audience relative à l’incarcération en vue de l’extradition opère un filtrage important, mais circonscrit et limité. Le juge d’extradition doit déterminer s’il existe une preuve d’actes qui, s’ils avaient été commis au Canada, justifieraient le renvoi à procès au Canada relativement à l’infraction mentionnée dans l’AII; à défaut d’une telle preuve, il doit libérer la personne (al. 29(1) a) et par. 29(3)  de la Loi sur l’extradition ). Il y a là intégration du critère que doit appliquer en droit canadien le juge présidant l’enquête préliminaire pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner le renvoi à procès d’un accusé. La fonction du juge d’extradition consiste à déterminer s’il existe une preuve suffisante à première vue de la perpétration d’une infraction canadienne, non à s’empêtrer dans un débat sur d’éventuels moyens de défense ou sur la vraisemblance d’une déclaration de culpabilité. L’audience relative à l’incarcération n’équivaut pas à un procès; elle se veut une procédure expéditive pour déterminer s’il doit y avoir procès ou non.

                    Ni le juge d’extradition ni le juge qui préside l’enquête préliminaire ne sauraient se pencher sur les moyens de défense ou les autres éléments dont la charge de présentation ou de persuasion appartient à l’accusé. Bien que le rôle du juge d’extradition à l’étape de l’incarcération ait évolué par suite de modifications législatives et en raison des exigences de la Charte, les principes fondamentaux régissant l’extradition sont demeurés les mêmes. Aucun élément de la jurisprudence ne donne à penser que le rôle imparti par la loi au juge d’extradition ait été modifié. De plus, la jurisprudence n’a pas modifié — et ne pouvait modifier — par jugement l’exigence législative voulant que l’État requérant établisse seulement que le dossier d’extradition justifierait le renvoi à procès au Canada.

                    Dans l’ensemble, la bonne approche consiste à interpréter restrictivement le rôle du juge d’extradition dans l’appréciation de la fiabilité de la preuve. Au départ, le juge d’extradition présume que la preuve certifiée de l’État requérant est digne de foi. Cette présomption ne peut être réfutée que par la preuve de l’insuffisance ou de la faiblesse fondamentale des éléments invoqués par l’État requérant. Ce n’est que lorsque la preuve présentée à l’appui de l’incarcération est à ce point viciée ou semble si peu digne de foi qu’il serait dangereux ou imprudent de se fonder sur elle que le juge d’extradition peut refuser d’ordonner l’incarcération pour ce motif. Pour que soit admissible à cette fin la preuve de la personne dont l’extradition est demandée (« l’intéressé »), le juge doit être convaincu que, considérés au regard de l’ensemble du dossier, les éléments de preuve proposés pourraient permettre de tirer une telle conclusion.

                    En l’espèce, la juge d’extradition a eu tort de conclure que la preuve versée au dossier d’extradition certifié (« DEC ») de l’État requérant était insuffisante pour justifier l’incarcération. Elle n’a pas tenu compte de la présomption de fiabilité du DEC, et ce dernier appuyait l’incarcération en l’espèce. La preuve circonstancielle et les inférences raisonnables qui pouvaient en être tirées étaient suffisantes pour permettre à un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées de parvenir à un verdict de culpabilité. Le DEC permettait d’inférer raisonnablement que M avait enlevé les enfants au père, qui en avait la charge légale, et qu’elle avait enlevé les enfants en contravention avec une ordonnance de garde dans l’intention de priver leur père de leur possession.

                    La juge d’extradition a également commis des erreurs de droit quant aux exigences relatives à une preuve suffisante à première vue et relativement à son analyse des infractions canadiennes. En ce qui concerne le par. 280(1)  du Code criminel  (enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans), ses conclusions voulant que les enfants étaient partis de leur plein gré et qu’ils n’avaient pas été enlevés à leur père par M, que « l’ensemble de la preuve » montre que les trois enfants se sont enfuis de chez leur père et que leur sœur aînée les a conduits au Canada sont erronées en fait et en droit. Au chapitre du droit, ce n’est pas seulement lorsqu’il exerce la surveillance physique des enfants que le père ou la mère peut être privé de la « possession » de ceux‑ci. L’infraction consiste, pour l’essentiel, à entraver l’exercice par le père ou la mère de son droit de surveillance des enfants. La poursuite n’est pas tenue d’établir que M a bel et bien emmené les enfants. En outre, la juge d’extradition n’a pas reconnu l’existence d’éléments de preuve contradictoires sur la façon dont les enfants se sont retrouvés avec M au Canada. On ne pouvait raisonnablement considérer que le dossier de la juge d’extradition établissait que le DEC était si peu digne de foi qu’il devait être écarté ou que les inférences invoquées par l’État requérant étaient déraisonnables.

                    En ce qui concerne la défense restreinte de nécessité que prévoit l’art. 285  du Code criminel , la juge d’extradition a à nouveau commis une erreur tant de droit que de fait. Sur le plan du droit, il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l’existence possible d’un moyen de défense valable à une infraction canadienne. Quant aux faits, elle a méconnu l’exigence, à l’art. 285, d’un danger imminent pour les enfants ou M elle‑même. Aucun élément ne tendait à prouver l’existence d’un tel danger.

                    À l’étape de la décision sur l’extradition, le ministre de la Justice doit refuser d’extrader la personne lorsque la mesure serait « injuste ou tyrannique » au sens de l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition . Le souci fondamental qui sous‑tend le principe général de la double incrimination, qui vaut aux étapes de l’AII et de l’incarcération de la procédure d’extradition, peut aussi jouer dans la décision du ministre d’ordonner ou non l’extradition. Le ministre se livre à un examen de toutes les circonstances en cause. Ce rôle revêt une importance capitale en ce qu’il offre une garantie supplémentaire aux droits de l’intéressé et qu’il s’intéresse à des questions qui ne sont pas forcément dûment prises en compte aux deux premières étapes de la procédure d’extradition. Le ministre a compétence, à l’étape de la décision sur l’extradition, pour évaluer les conséquences susceptibles de découler de l’assujettissement de l’intéressé au droit de l’État requérant. Lorsque l’extradition serait contraire aux principes de justice fondamentale, elle sera également injuste et tyrannique.

                    Lorsqu’il exerce ce pouvoir d’extradition, le ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants, s’il en est, qui sont touchés ou susceptibles d’être touchés par l’extradition et se demander s’il existe un écart important entre le droit étranger et le droit interne en ce qui concerne le péril auquel s’expose l’intéressé. À cet égard, la raison d’être du principe général de la double incrimination peut jouer dans l’exercice du pouvoir du ministre de refuser l’extradition lorsqu’un moyen de défense qui pourrait être invoqué au Canada n’existe pas dans l’État requérant.

                    Ainsi, l’existence de moyens de défense éventuels qui débordent le cadre de l’analyse liée à la double incrimination que commandent les deux premières étapes de la procédure d’extradition peut néanmoins être pertinente à la troisième. Il s’ensuit que le ministre devrait tenir compte de la manière dont, le cas échéant, l’intéressé serait touché par l’inexistence d’un moyen de défense équivalent dans l’État requérant.

                    Or, toute différence quant à l’existence d’un péril ou d’un moyen de défense ne rend pas l’extradition injuste ou tyrannique ou contraire aux principes de justice fondamentale. En général, il n’y a rien d’injuste dans le fait d’extrader l’intéressé pour qu’il subisse les conséquences juridiques de ses actes là où il les a commis. Les différences entre les systèmes de droit, si importantes soient‑elles, ne devraient généralement pas constituer des motifs de refuser d’ordonner l’extradition. Pour que l’inexistence d’un moyen de défense puisse donner ouverture au refus d’extrader, l’intéressé doit établir (1) qu’une différence de fond existe bel et bien entre les règles de l’État requis et celles de l’État requérant, de sorte que le moyen de défense existe au Canada, mais qu’aucune défense équivalente n’existe dans l’État requérant, (2) qu’il y a une possibilité raisonnable que soit retenu le moyen de défense s’il était invoqué au Canada pour les mêmes actes et (3) que la différence entre les lois des deux pays se traduit par un péril beaucoup plus grand pour l’intéressé dans l’État requérant. Lorsque ces trois conditions sont réunies, le ministre doit tenir compte des différences possibles entre les moyens de défense de pair avec tous les autres éléments pertinents pour décider d’ordonner ou non l’extradition. La charge de persuasion continue d’appartenir à l’intéressé. La décision à laquelle arrive finalement le ministre commande la déférence en cas de contrôle judiciaire.

                    En l’espèce, la décision du ministre n’était pas déraisonnable, car M n’a rempli aucune des trois conditions. D’abord, M n’a pas établi de différence de fond entre le droit du Canada et celui de la Géorgie. Eu égard au fait que les autorités américaines ont indiqué au ministre que M pourrait invoquer la coercition en défense aux accusations en Géorgie, il n’y a aucune raison de supposer que la coercition et la nécessité diffèrent sensiblement sur le fond. Nul élément du dossier n’appuie l’allégation selon laquelle le droit de la Géorgie n’offre pas une défense équivalente à celle de la nécessité que prévoit notre loi. Deuxièmement, le dossier ne permet pas de conclure à une possibilité raisonnable que soit retenue la défense restreinte de nécessité prévue au Canada si M était poursuivie au pays pour les actes qui lui sont reprochés. Cette défense ne vaut que s’il y avait un « danger imminent ». Les éléments dont disposait le ministre ne lui permettaient pas de croire que cette exigence d’un danger imminent était remplie en l’espèce. De plus, M a sensiblement modifié sa version des faits dans ses observations au ministre, si bien que ces prétentions ne pouvaient pas raisonnablement se voir accorder beaucoup d’importance. Troisièmement, M n’a pas établi qu’elle s’exposait à un péril sensiblement plus grand en Géorgie qu’au Canada.

                    En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, le ministre, pour arriver à sa décision d’ordonner ou non l’extradition, peut tenir compte des circonstances personnelles, y compris les difficultés que l’extradition occasionnera à la famille. Il est tenu de le faire lorsque la preuve met de tels éléments en jeu, et son examen englobe alors l’intérêt supérieur des enfants qui seront touchés par l’extradition ou qui pourraient l’être lorsqu’il appert des éléments au dossier que cette considération est pertinente. Toutefois, l’intérêt supérieur des enfants en cas d’extradition doit être considéré à la lumière d’autres principes de droit importants et des faits de l’affaire. Le principe juridique qu’est l’intérêt supérieur de l’enfant peut être subordonné à d’autres intérêts dans des contextes appropriés, son application ne peut que dépendre fortement du contexte et la société estime qu’il n’est pas toujours essentiel que l’intérêt supérieur de l’enfant ait préséance sur tous les autres intérêts en cause. Par exemple, les conséquences d’une mise en accusation du père ou de la mère à l’étranger ne peuvent en soi être injustes ou tyranniques.

                    Dans le cas qui nous occupe, le ministre devait tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants pour prendre sa décision d’extrader ou non. Ses principales conclusions étaient les suivantes : l’intérêt supérieur des enfants n’était pas clair, les conséquences de l’extradition sur eux n’étaient pas claires non plus et des considérations importantes militaient en faveur de l’extradition. Ces conclusions clés étaient raisonnables et ont mené à la décision raisonnable d’ordonner l’extradition de M. Suivant n’importe quelle interprétation raisonnable du dossier, ce qui serait préférable pour les enfants était tout sauf clair étant donné le parcours compliqué de cette famille malheureuse et instable et les problèmes évidents du père et de la mère. En ce qui concerne les répercussions de l’extradition de M sur les enfants, ni la preuve offerte au ministre, ni celle dont la Cour dispose aujourd’hui ne renseignent davantage sur le bien‑être des enfants ou la façon dont M s’est acquittée de son rôle de mère après que les enfants lui eurent été rendus, aucun élément ne permettait au ministre de dire qu’ils seraient rendus à leur père si leur mère était extradée, il n’y a au dossier aucun élément permettant de savoir si M sera incarcérée ou non jusqu’à son procès en Géorgie ou quelles seront les répercussions des accusations criminelles portées contre elle sur sa relation avec ses enfants, et aucune donnée sur la possibilité d’autres arrangements familiaux au Canada ou aux États‑Unis ne figure au dossier.

                    Les juges Abella, Karakatsanis et Côté (dissidentes) : Personne ne peut être extradé, à moins que sa conduite ait constitué une infraction punissable au Canada. C’est ce qu’on appelle le principe de la double incrimination, l’une des pierres angulaires du processus d’extradition au Canada. Il vise à garantir que personne ne soit extradé du Canada vers un autre État afin d’y être traduit en justice pour des actes qui ne constituent pas une infraction criminelle dans notre pays. La double incrimination repose sur la nécessité de garantir qu’il ne sera pas porté atteinte à la liberté d’une personne pour des infractions qui ne sont pas considérées comme criminelles par l’État requis. Autrement dit, lorsqu’une personne est extradée pour des actes qui ne correspondent pas à une infraction criminelle au Canada, il y a entorse au principe de la double incrimination. Vu le contexte des procédures d’extradition et les droits à la liberté en cause, le critère applicable à l’incarcération en vue de l’extradition est plus exigeant que celui applicable dans une enquête préliminaire en matière criminelle. Pour justifier l’incarcération dans une procédure d’extradition, la preuve doit être telle qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait rendre un verdict de culpabilité.

                    L’article  285  du Code criminel  précise que nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée aux art. 280 à 283 si l’enlèvement ou l’hébergement était nécessaire pour protéger la jeune personne d’un danger imminent. Cette disposition a pour effet de rendre non criminellement responsable de ses actes l’accusé qui serait par ailleurs coupable d’une infraction prévue aux art. 280 à 283, mais dont la conduite satisfait aux conditions qu’elle énonce. Selon le libellé de l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition , ses actes n’auraient pas constitué une infraction sanctionnée. Lorsqu’une personne fait l’objet d’une demande d’extradition pour une infraction prévue aux art. 280 à 283, l’examen de la défense fondée sur l’art. 285 constitue un élément essentiel pour déterminer si une infraction sanctionnée a été commise au Canada.

                    Soustraire l’art. 285 à l’examen du juge d’extradition reviendrait à ne pas donner l’effet voulu au principe de la double incrimination. Pour que l’exigence relative à la double incrimination puisse atteindre son objectif, c’est‑à‑dire empêcher qu’une personne ne soit extradée en vue d’être traduite en justice pour des actes qui ne constitueraient pas une infraction criminelle au Canada, il faut prendre en considération l’art. 285 au moment de décider si les actes de cette personne constitueraient un crime s’ils avaient été commis dans notre pays et justifieraient donc l’incarcération. Empêcher la prise en compte de cette disposition restreint indûment le rôle du juge d’extradition lorsqu’il s’agit de veiller au respect du principe de la double incrimination et d’assurer le déroulement d’un processus véritable propre à sauvegarder les droits à la liberté de la personne dont l’extradition est demandée.

                    La défense selon laquelle il était nécessaire de sauver les enfants pour les protéger d’un danger imminent ne peut être invoquée dans l’État de la Géorgie. Les enfants étaient âgés de 9, 10 et 14 ans. La juge d’extradition a conclu qu’ils avaient peur de leur père et que celui‑ci les avait maltraités physiquement et psychologiquement. Elle a également conclu qu’ils s’étaient enfuis de chez leur père sans aucune assistance de la part de leur mère, et même à son insu, qu’ils avaient attendu plus d’une semaine avant de communiquer avec elle pour lui demander de l’aide, et qu’en les emmenant par la suite avec elle, la mère voulait les protéger d’un autre danger.

                    À partir d’une appréciation judiciaire valable de l’ensemble de la preuve, la juge d’extradition a décidé à juste titre que celle‑ci ne révélait pas une conduite qui justifiait l’incarcération. En raison du libellé clair de l’art. 285, la mère ne pouvait être déclarée coupable de l’infraction d’enlèvement reprochée, puisqu’elle avait l’intention de protéger les enfants d’un danger imminent aux mains de leur père. En conséquence, aucun jury canadien raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne pourrait dans ces circonstances rendre un verdict de culpabilité contre la mère relativement à l’accusation d’enlèvement des enfants. Comme a conclu la juge d’extradition, l’incarcération n’est donc pas justifiée.

                    L’alinéa 44(1) a) de la Loi sur l’extradition oblige le ministre de la Justice à tenir compte de toutes les circonstances lorsqu’il décide si l’extradition serait injuste ou tyrannique. Même si l’on reconnaît que les exigences relatives à la double incrimination sont respectées, cela ne dispense pas le ministre de la responsabilité de prendre en compte le fait qu’il est possible au Canada, mais non en Géorgie, d’invoquer un moyen de défense qui est prévu par la loi et qui touche à l’essence même de l’infraction. Cette considération relève clairement du rôle de soupape de sûreté que la loi confère au ministre à l’étape de l’extradition, et il est donc nécessaire qu’il en tienne compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’al. 44(1) a).

                    Il en est de même de l’intérêt supérieur des enfants. Dans ses observations au ministre, la mère a souligné que les enfants s’étaient enfuis de chez leur père violent et qu’ils seraient exposés à des risques sérieux de préjudice s’ils devaient lui être remis. Le père laissait les enfants à eux‑mêmes la plupart du temps et il les maltraitait physiquement et psychologiquement. Ces mauvais traitements constituent la raison de la fuite des enfants, situation qui les a amenés à vivre dans une maison abandonnée pendant plus d’une semaine avant de communiquer avec leur mère. S’ils étaient forcés de retourner aux États‑Unis ou étaient séparés d’elle, les enfants seraient soit victimes d’autres mauvais traitements, soit privés de toute figure parentale.

                    Le fait d’extrader la mère serait contraire à l’intérêt supérieur des enfants. Personne ne conteste que les enfants ne devraient pas être renvoyés chez leur père qui les maltraite. Extrader la mère parce qu’elle a agi afin de protéger ses enfants, c’est pénaliser ceux‑ci de s’être tournés vers elle en les privant du seul parent susceptible de s’occuper d’eux. De plus, comme la défense d’avoir porté secours aux enfants pour les protéger d’un danger imminent n’existe pas en Géorgie, la mère ne pourra pas faire valoir le moyen de défense qu’elle aurait été en mesure de soulever si elle avait été poursuivie au Canada.

                    En cas d’extradition de la mère, celle‑ci est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement si elle est déclarée coupable des accusations de violation d’une ordonnance de garde. Pourtant, le ministre ne mentionne aucunement l’incidence de l’extradition de la mère sur la famille. Il a plutôt fait remarquer que la possibilité de placer les enfants en famille d’accueil contrebalance de manière adéquate l’éventualité d’un emprisonnement de la mère en Géorgie. Or cela représente un rejet inexplicable de la pierre angulaire de la philosophie de notre pays relativement à la protection de l’enfance, à savoir d’essayer, lorsque cela est raisonnablement possible, de ne pas séparer les enfants et les parents. Le ministre a exprimé son incertitude au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, ce qui aurait dû l’amener à se ranger du côté du droit des enfants d’être avec un parent aimant, et non du côté de l’extradition de la mère pour qu’elle réponde de ses actes dans un processus pénal où un moyen de défense clé ne peut être invoqué.

                    Compte tenu de toute l’instabilité et de tous les traumatismes qu’ont connus les enfants, il est évident que la situation qui leur serait le moins préjudiciable serait de demeurer au Canada avec leur mère qui a pris un risque sur le plan juridique pour les protéger, au lieu d’être envoyés en famille d’accueil. Le ministre a plutôt tenu compte de la conduite de la mère trois ans avant l’incident en question, laquelle lui a fait perdre ses droits de garde et d’accès. Ces antécédents ne sauraient être niés, mais on ne peut pas non plus dire qu’ils sont particulièrement pertinents dans l’examen de ce qu’a fait la mère pour répondre à la demande désespérée des enfants, ou des liens qu’elle entretient avec eux. La question n’est pas de savoir si elle est un parent idéal, mais plutôt si ce qu’elle a fait pour secourir ses enfants devrait les priver de ses soins et la priver, elle, de sa liberté pendant une période pouvant aller jusqu’à 15 ans.

                    Les accusations mêmes auxquelles doit répondre la mère découlent du fait qu’elle a agi dans ce qu’elle croyait être l’intérêt supérieur de ses enfants. La preuve dont disposait le ministre démontrait sans équivoque que les enfants s’étaient enfuis de chez leur père parce que celui‑ci les maltraitait, et qu’ils avaient finalement communiqué avec leur mère pour lui demander de l’aide. Elle ne les a pas retirés du domicile de leur père. En fait, il ressort de la preuve qui a été acceptée tout au long des procédures que les enfants se sont enfuis d’eux‑mêmes sans l’aide de la mère et à son insu. Pris entre la perspective de retourner dans un foyer violent, de demeurer dans une maison abandonnée ou d’être réunis avec leur mère, les enfants ont considéré qu’ils n’avaient pas vraiment le choix d’agir comme ils l’ont fait. À tort ou à raison, ils ont estimé que les mesures qu’ils prenaient seraient moins dommageables pour leur bien‑être que le fait de continuer d’habiter chez leur père violent. On ne peut leur reprocher d’avoir pris des mesures désespérées dans le but d’échapper à une situation intolérable les exposant au danger. Le ministre était tenu de prendre sérieusement en considération la raison pour laquelle les enfants avaient communiqué avec leur mère pour obtenir son aide. Ils avaient été maltraités. Ils n’avaient nulle part où aller. Prendre contact avec leur mère était la seule solution réaliste à leurs yeux. De même, répondre à leurs demandes de protection constituait la seule solution réaliste pour la mère. En punissant la mère pour être venue en aide à ses enfants, au lieu de rester sourde à leurs supplications, le ministre se trouve à pénaliser celle‑ci pour avoir assumé la responsabilité qui lui incombait de protéger ses enfants du danger.

                    Comme le ministre n’a pas dûment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants et eu égard à ses conclusions quant à la possibilité d’invoquer la défense prévue à l’art. 285, sa décision d’ordonner l’extradition de la mère était déraisonnable. En limitant son appréciation du procès que subirait la mère en Géorgie à la question de savoir si celui‑ci serait équitable sur le plan procédural, plutôt qu’à celle de savoir si l’extradition serait injuste ou tyrannique, le ministre se trouve à éviter l’analyse appropriée. Étant donné les droits à la liberté en cause et le risque de responsabilité criminelle dans des circonstances non susceptibles d’entraîner une peine au Canada, il n’est pas suffisant de déterminer si le procès dans l’État requérant sera équitable sur le plan procédural. L’existence au Canada d’un moyen de défense prévu par la loi qui se rapporte directement à la criminalité, alors qu’aucun moyen de défense analogue n’est reconnu dans l’État requérant, représente, à première vue, le type même de facteur propre à rendre l’extradition injuste ou tyrannique.

                    Le préjudice que causerait à l’intégrité du processus canadien d’extradition le fait de conclure qu’il serait injuste ou tyrannique d’extrader une mère qui, à la demande de ses jeunes enfants, a soustrait ceux‑ci à leur père violent est peu visible. Par ailleurs, le préjudice que subiraient les enfants privés de leur mère en pareilles circonstances est profond et manifestement inéquitable.

Jurisprudence

Citée par le juge Cromwell

                    Arrêt analysé : États‑Unis d’Amérique c. Ferras, 2006 CSC 33, [2006] 2 R.C.S. 77; arrêts mentionnés : Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609; Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281; Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; États‑Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067; Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802; R. c. Charemski, [1998] 1 R.C.S. 679; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; États‑Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532; R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S. 635; R. c. Russell, 2001 CSC 53, [2001] 2 R.C.S. 804; R. c. Deschamplain, 2004 CSC 76, [2004] 3 R.C.S. 601; Dubois c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 366; United States of America c. Yang (2001), 56 O.R. (3d) 52; United States of America c. Graham, 2007 BCCA 345, 243 B.C.A.C. 248; France c. Diab, 2014 ONCA 374, 120 O.R. (3d) 174; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; United States of America c. Anderson, 2007 ONCA 84, 85 O.R. (3d) 380; R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343; United States of America c. Mach, [2006] O.J. No. 3204 (QL); United States of America c. Edwards, 2011 BCCA 100, 306 B.C.A.C. 160; Scarpitti c. United States of America, 2007 BCCA 498, 247 B.C.A.C. 234; United States of America c. Orphanou, 2011 ONCA 612, 107 O.R. (3d) 365; United States of America c. Ranga, 2012 BCCA 81, 317 B.C.A.C. 207; Canada (Attorney General) c. Bennett, 2014 BCCA 145, 353 B.C.A.C. 311; United States of America c. Aneja, 2014 ONCA 423, 120 O.R. (3d) 620; United States of America c. U.A.S., 2013 BCCA 483, 344 B.C.A.C. 302; Canada (Attorney General) c. Viscomi, 2014 ONCA 879, 329 O.A.C. 47; Canada (Attorney General) c. Hislop, 2009 BCCA 94, 267 B.C.A.C. 155; Singh c. Canada (Attorney General), 2007 BCCA 157, 238 B.C.A.C. 213; Canada (Minister of Justice) c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 220 O.A.C. 35; United States of America c. Lorenz, 2007 BCCA 342, 243 B.C.A.C. 219; Canada (Attorney General) c. Sosa, 2012 ABCA 242, 536 A.R. 61; Canada (Attorney General) c. Aziz, 2013 BCCA 414, 342 B.C.A.C. 305; United States of America c. Doak, 2015 BCCA 145, 323 C.C.C. (3d) 219; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864; R. c. Dawson, [1996] 3 R.C.S. 783; R. c. Vokey, 2005 BCCA 498, 217 B.C.A.C. 231; R. c. Flick, 2005 BCCA 499, 217 B.C.A.C. 237; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761; United States of America c. Johnson (2002), 62 O.R. (3d) 327; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Canada (Minister of Justice) c. Thomson, 2005 CanLII 5078; Ganis c. Canada (Minister of Justice), 2006 BCCA 543, 233 B.C.A.C. 243; Savu c. Canada (Ministre de la Justice), 2013 QCCA 554; United States of America c. Thornett, 2014 BCCA 464, 363 B.C.A.C. 311; United States c. Pakulski, 2015 ONCA 539; H. (H.) c. Deputy Prosecutor of the Italian Republic, [2012] UKSC 25, [2013] 1 A.C. 338; H. c. Lord Advocate, [2012] UKSC 24, [2013] 1 A.C. 413; Adam c. United States of America (2003), 64 O.R. (3d) 268; United States c. Pakulski, 2014 ONCA 81; United States of America c. Johnstone, 2013 BCCA 2, 333 B.C.A.C. 107; United States of America c. Fong (2005), 193 C.C.C. (3d) 533.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    États‑Unis d’Amérique c. Ferras, 2006 CSC 33, [2006] 2 R.C.S. 77; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; États‑Unis d’Amérique c. Lépine, [1994] 1 R.C.S. 286; Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170; Washington (État de) c. Johnson, [1988] 1 R.C.S. 327; McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, [2000] 2 R.C.S. 519; Thomson c. Thomson, [1994] 3 R.C.S. 551; Pollastro c. Pollastro (1999), 43 O.R. (3d) 485; In re D. (Abduction : Rights of Custody), [2006] UKHL 51, [2007] 1 A.C. 619; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; États‑Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564; Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281; Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609; États‑Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532; Caplin c. Canada (Justice), 2015 CSC 32, [2015] 2 R.C.S. 568; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761; United States of America c. Taylor, 2005 BCCA 440, 216 B.C.A.C. 137; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Provost c. Canada (Procureur général), 2015 QCCA 1172; Kunze c. Canada (Minister of Justice), 2005 BCCA 87, 209 B.C.A.C. 32; Canada (Minister of Justice) c. Thomson, 2005 CanLII 5078; Savu c. Canada (Ministre de la Justice), 2013 QCCA 554; United States of America c. Lucero‑Echegoyen, 2013 BCCA 149, 336 B.C.A.C. 188; Canada (Attorney General) c. Aziz, 2013 BCCA 414, 342 B.C.A.C. 305; United States of America c. Doak, 2015 BCCA 145, 323 C.C.C. (3d) 219; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 6(1) , 7 , 24(1) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 280  à 283 , 282 , 285  [auparavant art. 250.4; aj. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 20].

Loi constitutionnelle de 1982 .

Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 20.

Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les jeunes contrevenants, L.C. 1993, c. 45, art. 6.

Loi sur l’extradition , L.C. 1999, c. 18, art. 3(1) , (2) , 15(1) , (3) , 24(2) , 29 , 31  à 37 , 32(1) , 40 , 42 , 43(2) , 44  à 47 .

Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, c. E‑23 [mod. 1992, c. 13], art. 13.

Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2 [rempl. 2001, c. 27].

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, c. 27 .

O.C.G.A., § 16‑5‑45(c)(1) (2011).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78‑172, art. 2.1 [aj. DORS/93‑44, art. 2].

Traités et autres instruments internationaux

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 [la Convention européenne des droits de l’homme], art. 8.

Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 19.

Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, R.T. Can. 1983 no 35, art. 13(b).

Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3, art. 2, 10.

Doctrine et autres documents cités

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des droits de la personne. Témoignages, no 096, 1re sess., 36e lég., 4 novembre 1998 (en ligne : http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1039051&Mode=1&Parl=36&Ses=1&Language=F), 16:40.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XV, 3e sess., 34e lég., 6 mai 1993, p. 19017.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XVII, 1re sess., 32e lég., 4 août 1982, p. 20040.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 135, no 135, 1re sess., 36e lég., 8 octobre 1998, p. 9006.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 135, no 162, 1re sess., 36e lég., 30 novembre 1998, p. 10591.

Canada. Ministre de la Justice et procureur général. Documentation sur le projet de loi C‑127, Ottawa, Ministère de la Justice, 1983.

Canada. Sénat. Débats du Sénat, vol. IV, 3e sess., 34e lég., 16 juin 1993, p. 3536.

Goldstein, Joseph, Anna Freud and Albert J. Solnit. Beyond the Best Interests of the Child, new ed., New York, Free Press, 1979.

La Forest, Anne Warner. La Forest’s Extradition to and from Canada, 3rd ed., Aurora (Ont.), Canada Law Book, 1991.

Shearer, I. A. Extradition in International Law, Manchester, Manchester University Press, 1971.

Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada, Toronto, Butterworths, 1992.

                    POURVOI contre deux arrêts de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Doyon et Dutil), 2014 QCCA 681, [2014] AZ‑51061285, [2014] Q.J. No. 2910 (QL), 2014 CarswellQue 3081 (WL Can.), qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant l’arrêté d’extradition pris par le ministre de la Justice; et (les juges Morissette, Gagnon et Gascon), 2012 QCCA 1142, [2012] AZ‑50866680, [2012] Q.J. No. 5896 (QL), 2012 CarswellQue 6422 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Cohen, 2011 QCCS 4800, [2011] AZ‑50778075, [2011] Q.J. No. 12453 (QL), 2011 CarswellQue 9861 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Abella, Karakatsanis et Côté sont dissidentes.

                    Julius H. Grey, Cornelia Herta‑Zvezdin, Clemente Monterosso et Iris Simixhiu, pour l’appelante.

                    Ginette Gobeil et Diba Majzub, pour l’intimé.

                    John Norris et Meara Conway, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Brent Olthuis, Greg J. Allen et Michael Sobkin, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Moldaver et Wagner rendu par

                    Le juge Cromwell —

I.              Introduction

[1]                              La procédure d’extradition comporte deux objectifs importants, soit s’acquitter avec diligence des obligations internationales du Canada envers ses partenaires et protéger les droits de la personne dont l’extradition est demandée (« l’intéressé »). Ce dernier objectif apporte d’importantes limites à la faculté d’ordonner l’extradition. Dans la présente affaire, l’appelante fait valoir que ces limites devraient faire obstacle à son extradition dans l’État de la Géorgie pour y répondre à des accusations d’enlèvement d’enfants. Elle soutient que si elle était poursuivie au Canada, elle disposerait d’un moyen de défense valable, qu’un moyen équivalent n’existe pas en Géorgie et que son extradition irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de ses enfants.

[2]                              Suivant la première limite qu’invoque l’appelante, une personne ne peut être extradée que si un juge canadien conclut qu’il existe une preuve complète contre elle. L’appelante prétend que cette condition n’est pas remplie en l’espèce en ce qu’elle peut opposer un moyen de défense valable aux accusations et que la preuve invoquée contre elle est faible. Or, sa thèse s’appuie sur une conception erronée du rôle du juge d’extradition. L’équité exige seulement que ce dernier estime qu’il existe une preuve d’actes qui, s’ils avaient été commis au Canada, « justifi[eraient] [le] renvoi à procès » (Loi sur l’extradition , L.C. 1999, c. 18, al. 29(1) a)). Le juge d’extradition n’a pas à se pencher sur des moyens de défense ou à soupeser des preuves contradictoires, sauf dans quelques circonstances qui n’existent pas en l’espèce. L’appelante veut en fait transformer la procédure d’extradition en procès. Or, la procédure d’extradition ne constitue pas un procès et, comme l’a statué notre Cour il y a près de trois décennies, on ne doit jamais permettre qu’elle en devienne un (Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, p. 515).

[3]                              La seconde limite invoquée par l’appelante réside dans le fait que, à l’étape ministérielle de la procédure d’extradition, le ministre de la Justice doit refuser d’extrader la personne lorsque la mesure serait injuste ou tyrannique (Loi sur l’extradition , art. 44 ). Comme je l’explique plus loin, l’appelante a raison de dire que les moyens de défense possibles et l’intérêt supérieur des enfants importent à cette étape et que le ministre peut en tenir compte. Cependant, en l’espèce, la décision du ministre de renvoyer l’appelante en Géorgie pour qu’elle y subisse son procès est raisonnable, malgré ce que prétend l’appelante.

[4]                              Comme le montrent les motifs qui suivent, je me dissocie nettement de l’opinion de ma collègue la juge Abella tant pour ce qui concerne la teneur du dossier que les principes de droit applicables. J’estime que ce que ma collègue propose dans ses motifs revient à faire un procès de l’audience relative à l’extradition. Or, il suffit de considérer les répercussions de son approche pour comprendre qu’elle ne doit pas être retenue.

II.            Faits et questions en litige

[5]                              L’appelante est mère de trois enfants — un garçon et deux filles — qui étaient respectivement âgés de 18, 15 et 13 ans le jour de l’audition du pourvoi. La famille vivait en Géorgie lorsque les parents se sont séparés, puis ont divorcé. En juin 2008, un tribunal de cet État a accordé au père la garde exclusive des trois enfants. L’appelante n’a obtenu aucun droit de visite, et tout autre contact avec les enfants lui a été interdit.

[6]                              En octobre 2010, le père a signalé la disparition des enfants. En décembre de la même année, la police de la Géorgie a découvert que l’appelante et ses enfants se trouvaient au Québec, dans un refuge pour femmes battues. L’appelante a été arrêtée et sa demande de mise en liberté sous caution jusqu’à l’audience relative à son incarcération a d’abord été rejetée. En février 2011, les États‑Unis ont demandé, au nom de l’État de la Géorgie, l’extradition de l’appelante en vue de sa poursuite en Géorgie pour violation d’une ordonnance de garde à l’extérieur de l’État (interstate interference with custody). Plus tard le même mois, le ministre de la Justice a pris un arrêté introductif d’instance (« AII ») dans lequel il énumérait les infractions canadiennes correspondantes, soit l’enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde (par. 282(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 ) et l’enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 280(1)  du Code criminel ). Les enfants ont été confiés à un foyer d’accueil conformément au jugement de la Cour du Québec (Protection de la jeunesse113190, 2011 QCCQ 11853 (la juge Lise Gagnon, 26 mai 2011)).

[7]                              Dans une décision rendue oralement le 8 juin 2011 (suivie de motifs écrits datés du 20 juin), la Cour supérieure du Québec a fait droit à la demande de mise en liberté sous caution de l’appelante jusqu’à l’audience relative à l’incarcération puis, dans une décision rendue oralement le 8 juillet 2011 (suivie de motifs écrits datés du 10 août), elle a rejeté la demande d’incarcération en vue de l’extradition (2011 QCCS 4800). Le 15 juin 2012, la Cour d’appel du Québec a annulé l’ordonnance de mise en liberté et ordonné l’incarcération de l’appelante en vue de son extradition (2012 QCCA 1142). Le 28 novembre 2012, le ministre de la Justice a ordonné l’extradition de l’appelante puis, le 4 avril 2014, la Cour d’appel a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre présentée par l’appelante (2014 QCCA 681). Selon les renseignements les plus récents communiqués au ministre, les enfants auraient été rendus à l’appelante en juin 2011 après sa mise en liberté sous caution.

[8]                              L’appelante se pourvoit devant notre Cour contre l’ordonnance d’incarcération et l’arrêté d’extradition.

III.         Analyse

A.            Introduction

[9]                              L’appelante soulève des questions concernant tant la procédure relative à l’incarcération que celle relative à l’arrêté d’extradition. En ce qui concerne l’incarcération, elle soutient que la Cour d’appel conçoit de façon trop restrictive le rôle du juge d’extradition à l’audience. Sa thèse est axée sur deux grandes questions :

(1)               Le juge d’extradition doit‑il considérer la preuve d’éventuels moyens de défense et d’autres éléments disculpatoires pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner l’incarcération en vue de l’extradition?

(2)               La preuve justifiait‑elle l’incarcération eu égard au critère juridique applicable?

[10]                          Ces deux questions font intervenir certains principes fondamentaux du droit de l’extradition. La première touche l’exigence de la double incrimination — la conduite reprochée à l’appelante doit constituer un crime au Canada. La seconde touche le rôle du juge d’extradition lorsqu’il s’agit d’apprécier l’importance d’un élément de preuve invoqué en faveur de l’incarcération. Notre Cour s’est prononcée sur ce dernier point dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Ferras, 2006 CSC 33, [2006] 2 R.C.S. 77, lequel a été interprété de différentes manières par nos juridictions d’appel. Le présent pourvoi offre l’occasion de clarifier le droit applicable à l’incarcération en vue de l’extradition et de l’étoffer.

[11]                          En ce qui a trait à la décision du ministre d’ordonner l’extradition, l’appelante soulève principalement deux points concernant le caractère raisonnable ou déraisonnable de cette décision :

(1)               Le ministre a‑t‑il omis de prendre dûment en compte l’inexistence dans l’État requérant d’un moyen de défense que le droit canadien pourrait offrir à l’appelante?

(2)               Le ministre a‑t‑il omis de prendre dûment en compte l’effet de l’extradition sur l’intérêt supérieur des enfants de l’appelante?

[12]                          Ces points se rattachent à l’obligation du ministre de refuser d’extrader une personne lorsque la mesure serait « injuste ou tyrannique » (Loi sur l’extradition , al. 44(1) a)) ou qu’elle limiterait de façon injustifiable les droits que la Charte   canadienne des droits et libertés  garantit à l’intéressé. Ils soulèvent également des interrogations sur l’interaction entre l’étape de l’incarcération et celle de l’arrêté d’extradition.

[13]                          Avant d’entreprendre leur analyse, il m’apparaît utile de les situer dans le contexte des objectifs et de l’économie de notre régime d’extradition.

B.            Principes fondamentaux du droit de l’extradition

(1)        Introduction

[14]                          Tout régime d’extradition repose au départ sur le principe élémentaire selon lequel une personne est assujettie au droit criminel du pays où elle se trouve et doit s’attendre à devoir répondre de sa conduite devant la justice de ce pays (États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, par. 72). L’extradition est la mesure par laquelle un État collabore avec un autre dans l’application de ce principe. La Loi sur l’extradition  met en œuvre, au moyen du droit interne, les obligations internationales du Canada qui consistent à extrader une personne qui se trouve au pays afin qu’elle soit poursuivie par la justice d’un autre pays ou qu’elle y purge la peine à laquelle elle y est condamnée (mon bref examen ne porte en l’espèce que sur l’extradition en vue d’une poursuite). L’exécution des obligations internationales du Canada en matière d’extradition est évidemment assujettie à différentes conditions.

[15]                          L’extradition permet de répondre à des objectifs canadiens urgents et réels, à savoir protéger le public contre le crime par la tenue d’enquêtes, traduire en justice un fugitif pour statuer régulièrement sur sa responsabilité criminelle et, grâce à la collaboration internationale, empêcher que le franchissement des frontières nationales permette à une personne de se soustraire à la justice (Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609, par. 10). Afin d’atteindre ces objectifs urgents et réels, notre procédure d’extradition s’appuie sur les principes de « réciprocité, de courtoisie et de respect des différences dans d’autres ressorts » (Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170, par. 51, la juge Charron au nom des juges majoritaires, citant Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 844, la juge McLachlin (aujourd’hui Juge en chef)). Ces principes « sont essentiels au bon fonctionnement de la procédure d’extradition » (Fischbacher, par. 51) et obligent le Canada à s’acquitter avec diligence de ses obligations internationales.

[16]                          Cela dit, les droits et les intérêts de l’intéressé doivent être protégés, d’où la nécessité d’établir un juste équilibre entre les objectifs généraux de l’extradition et les droits et les intérêts de l’intéressé. La procédure d’extradition comporte trois étapes et, à chacune d’elles, le souci d’un tel équilibre est manifeste. Le principe général de la double incrimination selon lequel le Canada devrait refuser d’extrader une personne vers un pays où elle risque d’être punie pour un acte qui n’est pas criminel au Canada sous‑tend également chacune des trois étapes de la procédure.

[17]                          Le principe général de la double incrimination est formulé à l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition  : « Toute personne peut être extradée du Canada » si « l’ensemble de ses actes aurait constitué, s’ils avaient été commis au Canada, une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien ». D’autres dispositions de la Loi sur l’extradition  précisent toutefois sa portée et l’appliquent de manières plus précises. Il va de soi que la Loi sur l’extradition  doit être interprétée globalement et que le libellé général de son al. 3(1)b) doit l’être à la lumière de ses dispositions plus particulières.

[18]                          Pour les deux premières étapes de la procédure d’extradition, la Loi sur l’extradition  renvoie expressément à la double incrimination. Pour la troisième, la raison d’être du principe général de la double incrimination oriente l’exercice par le ministre de son pouvoir de refuser l’extradition lorsqu’elle serait « injuste ou tyrannique » au sens de l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition .

(2)     La première étape : l’arrêté introductif d’instance (« AII »)

[19]                          La première étape de la procédure d’extradition correspond à la réception de la demande d’extradition de l’État étranger et à la décision du ministre de la Justice d’y donner suite ou non par la prise d’un AII. Le rôle du ministre consiste alors à s’assurer qu’il est satisfait à deux conditions fondamentales. Premièrement, sous réserve de tout accord applicable, l’infraction alléguée dans la demande d’extradition est sanctionnée, dans l’État requérant, par une peine d’emprisonnement d’au plus deux ans ou par une peine plus sévère (par. 15(1)  et al. 3(1) a) de la Loi sur l’extradition ). Deuxièmement, la ou les infractions canadiennes qui correspondraient à la conduite criminelle reprochée sont précisées. La Loi sur l’extradition  dispose que « la concordance entre l’appellation juridique, la désignation, la classification ou la définition donnée à l’ensemble des actes de l’intéressé par le droit canadien et celle donnée [. . .]  n’est pas prise en compte » (par. 3(2)).

[20]                          À cette étape de la procédure, l’examen porte en partie sur le volet étranger du principe de la double incrimination : le ministre doit notamment être convaincu que l’infraction pour laquelle l’extradition est demandée est de nature criminelle dans l’État requérant. Il se penche également sur certains aspects du droit criminel interne dans la mesure où il doit déterminer la ou les infractions canadiennes correspondantes (al. 15(3) c) de la Loi sur l’extradition ; Fischbacher, par. 27).

[21]                          Dans la présente affaire, l’État requérant sollicite l’extradition pour violation d’une ordonnance de garde à l’extérieur de son territoire, une infraction prévue au § 16‑5‑45(c)(1) de l’Official Code of Georgia Annotated. Le ministre a pris un AII en précisant que les infractions canadiennes correspondant aux faits reprochés sont l’enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde (par. 282(1)  du Code criminel ) et l’enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 280(1)  du Code criminel ).

(3)     La deuxième étape : l’ordonnance d’incarcération ou la libération

[22]                          Lorsque, comme en l’espèce, le ministre prend un AII, l’étape suivante est l’incarcération. Cette étape joue un rôle important, mais soigneusement circonscrit, dans la protection des droits de l’intéressé. Ce rôle est défini par l’al. 29(1) a) et le par. 29(3)  de la Loi sur l’extradition . Le juge d’extradition s’assure de deux choses : (1) « la preuve — admissible en vertu de la présente loi — des actes justifierait, s’ils avaient été commis au Canada, [le] renvoi [de la personne] à procès au Canada relativement à l’infraction mentionnée dans l’AII » et (2) « la personne qui comparaît [devant lui] est celle qui est recherchée par le partenaire » (al. 29(1) a)). Le juge ordonne l’incarcération s’il est convaincu que ces conditions sont réunies, à défaut de quoi, il libère l’intéressé (al. 29(1) a) et par. 29(3) ). L’État requérant doit donc démontrer qu’il dispose d’éléments de preuve qui justifieraient le renvoi de l’intéressé à procès au Canada relativement aux infractions canadiennes mentionnées dans l’AII.

[23]                          Il importe de bien saisir que l’al. 29(1)a) intègre à la loi et définit le rôle du juge d’extradition en ce qui a trait à la double incrimination. Ce n’est pas le principe général de la double incrimination énoncé à l’al. 3(1)b) qui le définit. L’alinéa 29(1)a) constitue en fait une disposition d’application particulière qui porte sur le rôle du juge d’extradition et définit ce rôle de manière complète. À mon humble avis, l’omission de l’appelante de le reconnaître commande le rejet de sa thèse quant au rôle du juge d’extradition.

[24]                          L’appelante soutient que l’on doit concevoir le rôle du juge d’extradition bien plus largement que celui du juge qui préside l’enquête préliminaire. Comme je l’explique ci‑après, je dois rejeter cette prétention.

(4)     La troisième étape : l’arrêté d’extradition ou le refus d’extrader

[25]                          Lorsque le juge d’extradition ordonne l’incarcération, le ministre est à nouveau saisi du dossier et appelé à exercer le pouvoir que lui confère l’art. 40  de la Loi sur l’extradition  d’ordonner l’extradition de l’intéressé ou de la refuser. Bien qu’elle soit évidemment assujettie aux exigences du texte législatif et de la Charte , cette étape de la procédure d’extradition revêt un caractère essentiellement politique. Dans l’exercice de ses fonctions, le ministre doit prendre en compte les obligations internationales du Canada et la nécessité de donner suite à la demande d’extradition du partenaire comme doit le faire tout membre responsable de la communauté internationale (voir p. ex. Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281, par. 64).

[26]                          La Loi sur l’extradition  énumère un certain nombre de motifs pour lesquels le ministre peut ou doit refuser l’extradition (art. 44 à 47). Suivant la disposition pertinente en l’espèce, le ministre peut refuser l’extradition qui « serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances » (al. 44(1)a)). Selon la jurisprudence, le ministre doit également refuser l’extradition lorsque les conséquences de celle‑ci iraient à l’encontre des principes de justice fondamentale visés à l’art. 7  de la Charte  ou, dans le cas d’un citoyen canadien, lorsqu’elles constitueraient une atteinte injustifiée au droit de demeurer au Canada garanti au par. 6(1)  de la Charte . Lorsqu’il exerce ce pouvoir, le ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants, s’il en est, qui sont touchés ou susceptibles d’être touchés par l’extradition et se demander s’il existe un écart important entre le droit étranger et le droit interne en ce qui concerne le péril auquel s’expose l’intéressé. À cet égard, la raison d’être du principe général de la double incrimination peut jouer dans l’exercice du pouvoir du ministre de refuser l’extradition lorsque des moyens de défense qui pourraient être invoqués au Canada n’existent pas dans l’État requérant.

C.            Pourvoi contre l’ordonnance d’incarcération en vue de l’extradition

(1)          Questions en litige et vue d’ensemble

[27]                          Le pourvoi contre l’ordonnance d’incarcération soulève principalement deux questions :

(1)               Le juge d’extradition devrait‑il considérer la preuve d’éventuels moyens de défense et d’autres éléments disculpatoires pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner l’incarcération en vue de l’extradition?

(2)               La preuve justifiait‑elle l’incarcération eu égard au critère juridique applicable?

[28]                          Comme je l’explique plus loin, j’estime que la juge d’extradition n’applique pas les bons principes en ce qui concerne l’exigence de la double incrimination et le rôle du juge d’extradition dans l’appréciation de la fiabilité de la preuve offerte. À mon humble avis, elle a également tort de conclure que la preuve versée au dossier d’extradition certifié (« DEC ») est insuffisante pour justifier l’incarcération. C’est à bon droit que la Cour d’appel annule la libération de l’appelante et ordonne son incarcération en vue de son extradition.

(2)          Première question : examen d’éléments de preuve disculpatoires et de moyens de défense à l’étape de l’audience relative à l’incarcération

a)              Décisions et arguments 

(i)            La juge d’extradition

[29]                          Pour s’opposer à son incarcération, l’appelante a sollicité l’admission d’un grand nombre d’éléments visant à établir qu’elle n’avait pas enlevé ses enfants, que ceux‑ci s’étaient en fait enfuis de chez leur père, qu’ils avaient subi de la violence physique et psychologique aux mains de ce dernier et qu’elle les avait hébergés afin de les protéger. Malgré l’objection de l’État requérant, la juge d’extradition admet en preuve la plupart de ces éléments et conclut qu’ils sont pertinents et suffisamment dignes de foi pour être admissibles.

[30]                          La juge d’extradition se demande ensuite si l’État requérant présente suffisamment d’éléments de preuve pour justifier le renvoi à procès au Canada relativement aux infractions d’enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans et d’enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde (par. 280(1)  et 282(1)  du Code criminel ). Elle refuse d’ordonner l’incarcération pour l’une ou l’autre infraction.

[31]                          S’agissant de l’infraction prévue au par. 280(1), la juge d’extradition conclut que, selon la preuve, l’appelante n’a pas enlevé les enfants à leur père, mais ces derniers se sont enfuis. Dans le cas de l’infraction prévue au par. 282(1), elle conclut à l’absence de preuve que l’appelante a hébergé les enfants dans le but précis de les soustraire à la garde de leur père. Elle arrive à cette conclusion en se fondant essentiellement sur le moyen de défense énoncé à l’art. 285  du Code criminel , dont voici le libellé :

                         285. [Défense] Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction prévue aux articles 280 à 283 si le tribunal est convaincu que les actes reprochés étaient nécessaires pour protéger la jeune personne en question d’un danger imminent ou si l’accusé fuyait pour se protéger d’un tel danger.

[32]                          La juge d’extradition statue que ce moyen de défense peut être pris en compte à l’audience relative à l’incarcération parce que le principe de la double incrimination exige qu’elle se livre à une appréciation judiciaire valable de l’ensemble de la preuve au regard du droit canadien. Invoquant l’art. 285 et la preuve présentée par l’appelante, elle tranche [traduction] « qu’aucun jury raisonnable ne pourrait inférer, comme le soutient l’État requérant, que l’intention de la mère était de priver le père de la possession des enfants » (par. 75 (CanLII)). De plus, la preuve indique que les actes de l’appelante ne constitueraient pas un crime s’ils avaient eu lieu au Canada.

(ii)          Cour d’appel

[33]                          La Cour d’appel du Québec conclut que la preuve selon laquelle les enfants se sont enfuis de leur propre chef et l’appelante les a hébergés afin de les protéger contre d’autres violences est de nature disculpatoire. Cette preuve vise à réfuter celle versée au DEC et à jeter les bases d’un éventuel moyen de défense. En tenant compte de ces éléments, la juge d’extradition outrepasse le rôle qui lui est dévolu et que définit l’arrêt Ferras.

(iii)        Arguments 

[34]                          L’appelante soutient que la Cour d’appel conçoit trop strictement le rôle du juge d’extradition et l’examen que commande l’arrêt Ferras. Dans la même veine, l’intervenante Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique fait valoir qu’un juge d’extradition doit se demander s’il existe quelque moyen de défense disculpatoire. Tant le texte de la Loi sur l’extradition  que le rôle accru du juge d’extradition depuis l’arrêt Ferras commandent cet examen plus large, qui se révèle en outre conforme au droit international. 

[35]                          L’intimé s’inscrit en faux contre ce raisonnement et fait remarquer que, dans maints arrêts, notre Cour souligne la portée restreinte du rôle du juge d’extradition. L’audition de la demande d’extradition n’est pas un procès, et le juge qui siège alors n’a pas à examiner et à soupeser les éléments de preuve relatifs aux moyens de défense. Au vu du par. 29(1)  de la Loi sur l’extradition , le juge d’extradition se demande seulement si suffisamment d’éléments de preuve justifient le renvoi à procès. Il n’est pas alors appelé à considérer les moyens de défense éventuels, ce que ne contredit pas l’arrêt Ferras.

b)             Analyse

(i)            Ampleur du rôle du juge d’extradition

[36]                          L’étape de l’audience relative à l’incarcération en vue de l’extradition opère un filtrage important, mais circonscrit et limité. La tâche du juge d’extradition se limite à décider s’il est convaincu ou non que la personne traduite devant lui est bien celle recherchée et si « la preuve — admissible en vertu de la [Loi sur l’extradition  et disponible pour le procès] — des actes justifierait, s’ils avaient été commis au Canada, son renvoi à procès au Canada relativement à l’infraction mentionnée dans l’arrêté introductif d’instance » (al. 29(1) a) de la Loi sur l’extradition ; voir également Ferras, par. 50).

[37]                          La preuve qui « justifierait [. . .] [le] renvoi à procès au Canada » s’entend, à l’al. 29(1) a) de la Loi sur l’extradition , du critère que doit appliquer le juge lors de l’enquête préliminaire pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner le renvoi à procès de l’accusé au Canada (voir p. ex. Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828). Il s’agit également du critère qui vaut lorsqu’il s’agit de savoir si un verdict d’acquittement devrait être imposé ou non une fois présentée la preuve du ministère public (voir p. ex. États‑Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067; Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802; R. c. Charemski, [1998] 1 R.C.S. 679).

[38]                          Ainsi, le libellé de l’al. 29(1)a) relie le rôle du juge d’extradition en ce qui concerne la double incrimination au critère applicable au renvoi à procès (et au verdict imposé). L’intégration du critère applicable au renvoi à procès vise à rendre la procédure d’extradition efficace et à permettre au Canada de s’acquitter avec diligence de ses obligations internationales, tout en s’assurant qu’il existe à tout le moins contre la personne en cause une preuve suffisante à première vue de la perpétration d’une infraction canadienne (voir p. ex. États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 121-122; Ferras, par. 21). La fonction du juge d’extradition consiste à déterminer s’il existe une preuve suffisante à première vue de la perpétration d’une infraction canadienne, non à s’empêtrer dans un débat sur d’éventuels moyen de défense ou sur la vraisemblance d’une déclaration de culpabilité. L’audience relative à l’extradition n’équivaut pas à un procès; elle se veut une « procédur[e] expéditiv[e] pour déterminer s’il doit y avoir un procès » (Dynar, par. 122, citant McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475, p. 551).

[39]                          Or, le rôle du juge d’extradition à l’étape de l’incarcération a évolué par suite de la modification d’autres volets de la Loi sur l’extradition  et en raison des exigences de la Charte . Dès lors, même si le critère applicable au renvoi à procès continue de s’appliquer à l’extradition, le rôle du juge d’extradition qui est appelé à l’appliquer diffère sous deux rapports de celui du juge qui préside l’enquête préliminaire.

[40]                          La première différence tient au fait que, contrairement au juge présidant l’enquête préliminaire, le juge d’extradition peut accorder, sur le fondement de la Charte , une réparation directement liée aux questions précises qui se posent à l’audience relative à l’incarcération (voir p. ex. R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; États‑Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532). La seconde réside dans le fait que, contrairement au juge présidant l’enquête préliminaire, le juge d’extradition doit se livrer à une évaluation limitée de la preuve pour se prononcer sur l’existence de motifs plausibles. Ainsi, lorsque la preuve est à ce point viciée ou semble si peu digne de foi qu’il conclut qu’il serait dangereux ou imprudent de déclarer l’accusé coupable, on considère qu’elle est insuffisante pour ordonner l’incarcération (Ferras, par. 54). Cette démarche vise à faire en sorte que la procédure d’extradition ne prive pas « l’intéressé de l’audience et de l’évaluation indépendantes requises par les principes de justice fondamentale applicables à l’extradition » (Ferras, par. 40; voir également par. 47‑49).

[41]                          Selon l’appelante, le juge d’extradition peut évaluer les éléments de preuve disculpatoires, y compris ceux relatifs à la nécessité. À l’enquête préliminaire, le juge ne peut assurément pas le faire pour les besoins du renvoi à procès, et on ne peut sérieusement douter que la thèse de l’appelante modifie en profondeur des principes établis depuis longtemps quant à la nature de la procédure d’extradition. Partant, la question de principe qui sous‑tend la thèse de l’appelante est celle de savoir s’il y a lieu de différencier davantage les deux rôles en accroissant celui du juge d’extradition.

[42]                          À mon avis, nous ne devons pas le faire. La modification du rôle du juge d’extradition issue des arrêts Kwok et Ferras découlait de celle de la Loi sur l’extradition . Dans les deux arrêts, il est clairement dit que les principes fondamentaux régissant l’extradition demeurent les mêmes malgré ces modifications. Dans la présente affaire, aucun changement, législatif ou autre, n’étaye la mutation fondamentale que préconise l’appelante.

[43]                          Afin d’expliquer ma conclusion, il m’apparaît utile d’examiner plus en détail le rôle du juge lors de l’enquête préliminaire en ce qui concerne le renvoi à procès. Par application de l’art. 29  de la Loi sur l’extradition , ce cadre régit également la fonction du juge d’extradition. Il faut ensuite déterminer les modalités et les raisons de l’évolution de ce rôle avant de soupeser les arguments de l’appelante.

(ii)          Le critère applicable au renvoi à procès

[44]                          Le rôle que l’appelante attribue au juge d’extradition ne se compare pas à celui du juge de l’enquête préliminaire, lequel ne peut refuser le renvoi à procès en se fondant sur le type de preuve disculpatoire invoqué par l’appelante.

[45]                          Le critère applicable au renvoi à procès s’entend de la question de savoir si des éléments de preuve admissibles pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité (Shephard, p. 1080; Arcuri, par. 21). Le juge doit évaluer la preuve circonstancielle de manière limitée eu égard à la totalité de la preuve, y compris celle relative à tout moyen de défense, afin de déterminer si elle est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences que le ministère public l’invite à tirer (Arcuri, par. 23).

[46]                          À l’enquête préliminaire, le juge se préoccupe uniquement des éléments essentiels de l’infraction et des autres conditions pour lesquelles la charge de présentation incombe à la poursuite (Arcuri, par. 29; R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S. 635, par. 16; R. c. Russell, 2001 CSC 53, [2001] 2 R.C.S. 804, par. 24). Il ne joue aucun rôle en ce qui concerne les éléments pour lesquels la charge de présentation (ou de persuasion) appartient à l’accusé. La règle est énoncée on ne peut plus clairement dans une affaire de verdict imposé où la même règle s’appliquait : il doit y avoir renvoi à procès lorsqu’il existe « quelque preuve de culpabilité pour chaque élément essentiel de la définition du crime reproché [pour lequel la charge de présentation appartient au ministère public] » (Charemski, par. 3 (souligné dans l’original), le juge Bastarache, au nom des juges majoritaires de la Cour, citant J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), p. 136). Bien que l’accusé ait le droit de présenter des éléments de preuve pour se défendre, le juge ne peut en apprécier le bien‑fondé pour décider de renvoyer ou non l’accusé à son procès (Hynes, par. 52, le juge Major, dissident). Ainsi, dans le cas où le ministère public présente une preuve directe à l’égard de tous les éléments de l’infraction, le juge doit ordonner le renvoi à procès même si la défense produit une preuve disculpatoire (Sazant, par. 16).

[47]                          Le juge n’a pas non plus à apprécier la qualité, la crédibilité ou la fiabilité de la preuve, sauf dans le cadre de l’évaluation limitée visant à déterminer si les inférences que le ministère public demande au jury de tirer à partir d’une preuve circonstancielle sont raisonnables ou non, comme l’envisage notre Cour dans Arcuri (R. c. Deschamplain, 2004 CSC 76, [2004] 3 R.C.S. 601, par. 15). C’est pourquoi, par exemple, il commet une erreur de compétence lorsqu’il refuse de renvoyer l’accusé à son procès parce que, selon lui, la preuve d’identification n’établit pas l’identité hors de tout doute raisonnable (Dubois c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 366, p. 378-379).

[48]                          Au vu de ces principes, le juge ne pourrait, à l’enquête préliminaire, refuser de renvoyer l’appelante à son procès à partir des éléments de preuve invoqués par cette dernière. Il ne pourrait tenir compte de la preuve de nécessité, le ministère public n’ayant aucune charge de présentation à cet égard. Pour les besoins de l’art. 285  du Code criminel , le ministère public n’a pas à offrir une preuve suffisante à première vue de l’absence d’une situation de nécessité pour convaincre le juge de renvoyer l’accusé à son procès relativement aux par. 280(1)  et 282(1)  du Code criminel . En ce qui a trait aux autres éléments de preuve disculpatoires, le juge de l’enquête préliminaire ne pourrait en évaluer la qualité, la crédibilité ou la fiabilité ni se fonder sur eux pour ordonner la libération de l’accusé.

(iii)        Le rôle du juge d’extradition avant les arrêts Kwok et Ferras

[49]                          Avant les arrêts Kwok et Ferras, le rôle du juge d’extradition appelé à décider s’il y avait lieu d’ordonner l’incarcération s’apparentait beaucoup à celui du juge présidant l’enquête préliminaire. Ainsi, à l’instar du juge appelé à décider du renvoi à procès, le juge d’extradition n’avait pas un pouvoir discrétionnaire qui lui permettait de refuser l’extradition en présence d’une preuve de chacun des éléments de l’infraction reprochée (Shephard, p. 1080). Il n’avait pas compétence pour examiner les moyens de défense, sauf si le traité d’extradition applicable en disposait autrement (Schmidt, p. 515). Tout comme le juge de l’enquête préliminaire, le juge d’extradition (avant les modifications législatives de 1992 sur lesquelles je reviendrai plus en détail) n’avait aucune compétence fondée sur la Charte . En résumé, le critère applicable à l’incarcération en vue de l’extradition était étroitement lié à celui du renvoi à procès et, à l’instar du juge de l’enquête préliminaire, le juge d’extradition ne jouait aucun rôle relativement à ce qui débordait le cadre de la preuve suffisante à première vue offerte par le ministère public.

[50]                          Ce lien avec le critère applicable au renvoi à procès est reconnu en toutes lettres dans l’arrêt Schmidt : l’audience d’extradition vise à déterminer « s’il existe une preuve suffisante du crime qui aurait été commis dans le pays étranger pour justifier, selon le droit du Canada, le renvoi au procès dans l’hypothèse où le crime aurait été commis ici » (p. 515). Dans l’arrêt Fischbacher, plus récent, notre Cour confirme ce lien : « Le juge [d’extradition] doit examiner la preuve à la lumière du droit canadien et déterminer si elle révèle des actes qui justifieraient le renvoi à procès pour le crime indiqué dans l’AII s’ils avaient été commis au Canada » (par. 35).

[51]                          Des juges saisis de demandes d’extradition ont aussi établi une distinction entre le caractère suffisant de la preuve — qui est de leur ressort — et sa fiabilité — qui ne l’est pas. Ainsi, à titre d’exemple, les documents qui [traduction] « contiennent si peu de précisions, notamment en ce qui a trait aux moyens d’information du témoin, que le juge ne peut se prononcer sur son caractère suffisant », ne justifient pas l’incarcération (United States of America c. Yang (2001), 56 O.R. (3d) 52 (C.A.), par. 63). Dans cette décision, la Cour d’appel donne deux exemples éclairants. Le premier est celui d’une déclaration selon laquelle la police soupçonne l’intéressé d’avoir commis l’infraction. La Cour d’appel souligne qu’à défaut de motifs étayant le soupçon, la déclaration n’est pas suffisante pour justifier l’incarcération (par. 63). Le deuxième exemple est celui d’une preuve par ouï‑dire admissible comprenant un élément de preuve direct de la culpabilité. De l’avis de la Cour d’appel, cette preuve suffit à justifier l’incarcération, car le juge n’a pas pour tâche d’évaluer la fiabilité de cette preuve (par. 64).

[52]                          Le principe général de la double incrimination et sa raison d’être revêtent une importance capitale dans notre procédure d’extradition et, comme je l’explique précédemment, ils jouent d’une manière particulière à chacune des trois étapes. Toutefois, à l’étape de l’incarcération, la Loi sur l’extradition reconnaît expressément le rôle du juge d’extradition à l’égard de la double incrimination par le critère du renvoi à procès que prévoit son art. 29, lequel circonscrit bien la fonction du juge vis‑à‑vis de la double incrimination. C’est l’art. 29 qui précise le rôle du juge appelé à déterminer si la preuve satisfait ou non au volet interne de la double incrimination et qui relie directement ce rôle au critère du renvoi à procès (Fischbacher, par. 35). Rappelons que ce critère ne permet pas au juge de prendre en compte les aspects de la conduite criminelle pour lesquels la charge de présentation incombe à l’accusé (voir p. ex. Fischbacher, par. 52; Schmidt, p. 515).

[53]                          Le principe de l’équité fondamentale envers l’intéressé n’exige pas que la procédure d’extradition offre toutes les garanties procédurales d’un procès, « pourvu que la preuve soit suffisante pour ordonner que la personne subisse son procès » (Ferras, par. 21 (je souligne)). Il convient de rappeler que le juge ne tient pas compte des moyens de défense et des autres éléments dont la charge de présentation appartient à l’accusé lorsqu’il s’agit de décider si la preuve du ministère public est suffisante ou non pour ordonner le renvoi à procès.

(iv)        Modification du rôle du juge d’extradition : les arrêts Kwok et Ferras

[54]                          Les arrêts Kwok et Ferras établissent des différences importantes quant à la manière dont le juge de l’enquête préliminaire et le juge d’extradition appliquent le même critère relatif au renvoi à procès. Il convient, dans le cadre de l’analyse de l’approche nouvelle que préconise l’appelante, d’examiner brièvement ces différences qui, à mon sens, n’appuient pas sa thèse.

1.             Compétence fondée sur la Charte  : Kwok

[55]                          Avant 1992, le juge d’extradition n’avait aucune compétence fondée sur la Charte . La décision d’ordonner l’incarcération était susceptible de contrôle par voie d’habeas corpus, et le juge qui effectuait ce contrôle avait le pouvoir d’appliquer la Charte  aux questions pertinentes quant à cette décision (voir Kwok, par. 4 et 35). En 1992, la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, c. E‑23, a été modifiée (L.C. 1992, c. 13) de façon à confier au seul juge d’extradition les fonctions jusqu’alors exercées séparément par lui et par le juge saisi de la requête en habeas corpus (Kwok, par. 39). De plus, le législateur a précisé que, pour les besoins de la Loi constitutionnelle de 1982 , le juge d’une cour supérieure conservait les compétences qu’il possédait à ce titre lorsqu’il siégeait en matière d’extradition. Dans l’arrêt Kwok, notre Cour statue que ces modifications ont pour effet d’habiliter le juge d’extradition « à exercer la compétence réservée jusque‑là au juge saisi de la requête en habeas corpus — y compris le pouvoir d’accorder des réparations pour les violations de la Charte  se rapportant directement aux questions limitées qui sont pertinentes à l’étape de l’incarcération dans le processus d’extradition » (par. 57).

[56]                          Ces modifications n’appuient en rien la thèse de l’appelante, ce qu’elle ne prétend d’ailleurs pas. Dans l’arrêt Kwok, notre Cour indique que sa décision « laisse essentiellement inchangés les pouvoirs et fonctions du tribunal d’incarcération » (par. 57).

2.             L’arrêt Ferras : l’évaluation limitée

[57]                          Dans l’arrêt Ferras, notre Cour statue que, au chapitre de l’évaluation de la preuve, le rôle du juge d’extradition doit être en quelque sorte plus grand que celui du juge de l’enquête préliminaire. Cela est attribuable à la modification de la loi (soit la Loi sur l’extradition , L.C. 1999, c. 18 ) ainsi qu’aux exigences de l’art. 7  de la Charte  qui diffèrent en matière d’extradition et d’enquête préliminaire.

[58]                          Les modifications législatives considérées dans l’affaire Ferras touchaient la preuve susceptible d’être admise à l’étape de l’incarcération et la définition du rôle du juge d’extradition selon la Loi sur l’extradition  alors en vigueur. En ce qui concerne la preuve, la Loi sur l’extradition  prévoit désormais que sont admissibles, même lorsque le droit canadien ne prévoit pas par ailleurs leur admissibilité, les éléments qui figurent dans le DEC (al. 32(1)a)). Quant au rôle du juge d’extradition, le texte de l’ancienne Loi sur l’extradition  « cimentait l’analogie » entre ce rôle et celui du juge de l’enquête préliminaire (Ferras, par. 48). Il prévoyait que l’audience devant le juge d’extradition devait « se déroule[r], dans la mesure du possible [. . .], comme [si le fugitif] comparaissait devant un juge de paix pour un acte criminel commis au Canada » (art. 13 ). Les modifications apportées en 1999 à la Loi sur l’extradition  ont modifié ce texte, qui prévoyait dès lors seulement que le juge d’extradition a le même pouvoir qu’un juge de paix, « compte tenu des adaptations nécessaires » (par. 24(2); voir Ferras, par. 48). L’analogie entre les deux rôles n’est donc plus aussi grande qu’auparavant.

[59]                          La Cour relève également entre l’audience relative à l’incarcération et l’enquête préliminaire certaines différences qui font entrer en jeu diverses considérations liées à la Charte . D’abord, à l’enquête préliminaire, une preuve est admise selon les règles de preuve applicables au Canada, avec tout ce qu’elles comportent de « garanties inhérentes quant au seuil de fiabilité » (Ferras, par. 48). Or, la preuve présentée dans une instance d’extradition « peut être dépourvue de ces garanties [propres aux règles de preuve au Canada] » en raison de l’élargissement des règles d’admissibilité mentionné au paragraphe précédent (ibid.). Deuxièmement, je rappelle que, contrairement au juge présidant l’enquête préliminaire, le juge d’extradition a compétence pour accorder des réparations sur le fondement de la Charte . En conséquence, même si l’audience d’extradition et l’enquête préliminaire constituent toutes deux des étapes préalables au procès qui opèrent un filtrage et que, dans les deux cas, on recourt au même critère de la preuve suffisante pour renvoyer à procès, notre Cour estime que, à cause de ces différences, « il n’est pas approprié d’assimiler la tâche du juge d’extradition à celle du juge présidant l’enquête préliminaire » (ibid.).

[60]                          Dans Ferras, après analyse de ces différences, la Cour modifie le rôle du juge d’extradition. Ce rajustement s’explique aussi par l’application combinée de l’arrêt Shephard, selon lequel le juge d’extradition joue un rôle restreint, et des dispositions sur la preuve de la Loi sur l’extradition  de 1999 qui ont « effectivement retiré au juge une part importante de son pouvoir discrétionnaire de ne pas admettre des éléments de preuve » (Ferras, par. 41). De l’avis de la Cour, priver le juge d’extradition du pouvoir discrétionnaire qui lui permet de refuser d’ordonner l’incarcération faute d’une preuve suffisante « viole le droit de l’intéressé d’être jugé par un juge indépendant et impartial — droit implicitement prévu à l’art. 7  de la Charte , lorsqu’il est question de liberté » (par. 49). La Cour conclut dès lors que le critère applicable à l’incarcération selon le par. 29(1)  de la Loi sur l’extradition  confère au juge d’extradition un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de refuser l’extradition au motif que la preuve est insuffisante, notamment lorsque la non‑fiabilité de la preuve certifiée est établie avec succès ou que rien n’indique que la preuve est disponible (par. 50). Il s’agit d’un changement important par rapport aux décisions antérieures, lesquelles ne reconnaissaient au juge d’extradition, je le rappelle, que le pouvoir de se prononcer sur le caractère suffisant ou non de la preuve.

(v)          Le rôle du juge d’extradition depuis l’arrêt Ferras

[61]                          Dans l’arrêt Ferras, notre Cour reconnaît à la fois l’importance et les limites de la procédure relative à l’incarcération, dont l’objet est de faire en sorte que l’intéressé ne soit extradé que sur présentation d’une preuve suffisante à première vue par l’État requérant (voir p. ex. Dynar, par. 119). Toutefois, ce [traduction] « modeste mécanisme de filtrage [. . .] est axé sur l’idée fondamentale que le véritable procès a lieu dans l’État requérant » (Yang, par. 47; voir également Ferras, par. 48). Dans ce contexte, le principe de l’équité n’exige pas la tenue d’un procès, mais seulement la constatation d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi à procès de l’intéressé (Ferras, par. 21).

[62]                          Dans l’arrêt Ferras, notre Cour n’envisage aucune modification du critère applicable à l’incarcération; il n’y a pas contestation, dans cette affaire, du critère prévu à l’art. 29  de la Loi sur l’extradition  qui relie l’incarcération en vue de l’extradition au renvoi à procès. Elle n’envisage pas non plus de modifier en profondeur la nature de la procédure relative à l’incarcération en vue de l’extradition. Elle signale que le juge d’extradition n’a pas pour tâche de statuer sur la culpabilité ou l’innocence, ni d’entreprendre l’évaluation ultime de la fiabilité (par. 46 et 54). La preuve contenue dans le DEC est réputée fiable et, « [à] moins d’être réfutée, cette présomption de fiabilité subsiste et la preuve sera jugée suffisante pour justifier l’incarcération en vue de l’extradition » (par. 66). Dans cette affaire, le fait qu’une partie de la preuve constitue du ouï‑dire et provient de témoins douteux n’a pas pour effet de réfuter cette présomption. La Cour précise qu’il ne s’agit pas « de savoir si l’information au dossier est bel et bien véridique » (par. 68). Dans son évaluation limitée de la preuve, le juge d’extradition détermine seulement s’il existe des « motifs plausibles » (par. 54).

[63]                          Le critère à satisfaire pour refuser d’incarcérer une personne en vue de son extradition au motif que la preuve présentée à l’appui n’est pas digne de foi demeure donc strict. Ce n’est que lorsque cette preuve est « à ce point viciée ou semble si peu digne de foi » ou qu’elle est « si manifestement peu digne de foi » qu’il serait « dangereux ou imprudent » de se fonder sur elle que le juge d’extradition peut refuser d’ordonner l’incarcération pour ce motif (Ferras, par. 54 et 40).

[64]                          Bien que le rôle du juge d’extradition dans l’appréciation de la preuve se soit en quelque sorte accru afin d’assurer la conformité à la Charte , il demeure que l’audience relative à l’extradition n’est pas un procès et qu’il ne faut en aucun cas permettre qu’elle en devienne un (Schmidt, p. 515). Le processus se veut expéditif et efficace afin de « garantir l’exécution rapide des obligations internationales du Canada » (Dynar, par. 122).

[65]                          Aucun élément de l’arrêt Ferras ou de l’analyse qui le sous‑tend ne donne à penser que le rôle imparti par la loi au juge d’extradition ait été modifié en ce qui concerne la double incrimination. Bien au contraire, notre Cour rappelle dans l’arrêt Ferras que la question à se poser demeure celle de savoir si la preuve serait suffisante ou non pour justifier le renvoi à procès si les actes reprochés avaient été commis au Canada (voir par. 46). Le juge de l’enquête préliminaire n’a jamais été appelé à évaluer les moyens de défense ou les excuses possibles, non plus que d’autres volets du crime dont la charge de présentation (voire de persuasion) incombe à l’accusé. De plus, depuis l’arrêt Ferras, notre Cour confirme que le critère applicable à l’incarcération en vue de l’extradition — et, par conséquent, le rôle du juge d’extradition vis‑à‑vis de la double incrimination — consiste à déterminer si la preuve « révèle des actes qui justifieraient le renvoi à procès pour le crime indiqué dans l’AII s’ils avaient été commis au Canada » (Fischbacher, par. 35). Elle reprend en cela ses propos antérieurs dans McVey (Re), p. 528, à savoir que le juge d’extradition « doit examiner si les faits sous‑jacents de l’accusation constitueraient, à première vue, un crime [. . .] s’ils s’étaient produits au Canada » (Fischbacher, par. 35). Tout cela montre que ni le juge d’extradition ni le juge qui préside l’enquête préliminaire ne sauraient se pencher sur les moyens de défense ou les autres éléments dont la charge de présentation ou de persuasion appartient à l’accusé.

[66]                          Une erreur fatale entache la thèse de l’appelante et, soit dit en tout respect, le raisonnement de ma collègue la juge Abella, à savoir l’idée que l’arrêt Ferras aurait fondamentalement modifié le critère légal applicable à l’étape de l’incarcération. Ce n’est pas le cas. Dans cet arrêt, si notre Cour insiste sur la décision judiciaire valable qui incombe au juge d’extradition c’est seulement pour rappeler la rigueur avec laquelle il doit apprécier la preuve. Elle ne modifie pas — et ne pouvait modifier — par voie judiciaire l’exigence législative voulant que l’État requérant établisse seulement que le dossier d’extradition justifierait au Canada le renvoi à procès de l’intéressé. Il n’est jamais question, lors de la procédure de renvoi à procès, des moyens de défense éventuels pour lesquels la charge de présentation ou de persuasion appartient à l’accusé, et l’arrêt Ferras n’étaye en rien la thèse d’une modification fondamentale du critère d’origine législative applicable à l’étape de l’incarcération.

[67]                          Depuis l’arrêt Ferras, certaines juridictions d’appel ont statué qu’il pourrait se révéler utile de voir dans le critère applicable à l’incarcération en vue de l’extradition un critère semblable à celui appliqué en appel pour se prononcer sur la raisonnabilité du jugement rendu à l’issue d’un procès (voir p. ex. United States of America c. Graham, 2007 BCCA 345, 243 B.C.A.C. 248, par. 31-32). Soit dit en tout respect, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit de la bonne manière d’aborder la question de savoir si la preuve justifie l’incarcération (voir p. ex. France c. Diab, 2014 ONCA 374, 120 O.R. (3d) 174, par. 139).

[68]                          Le contrôle du caractère raisonnable d’une décision est de nature rétrospective. La juridiction d’appel examine en effet l’ensemble du dossier du procès et, parfois, de nouveaux éléments de preuve. Contrairement au juge d’extradition, elle ne s’en tient pas à l’existence d’une simple preuve suffisante à première vue selon le DEC. De plus, le contrôle a alors une portée plus large à certains égards que lorsqu’il vise la décision d’incarcérer ou non. La juridiction d’appel peut se demander si les conclusions sur la crédibilité s’appuient sur quelque interprétation raisonnable de la preuve, intervenir en raison du caractère inhabituel de la preuve ou de la possibilité qu’il y ait eu collusion et, dans le cas d’un procès devant juge seul, évaluer le caractère raisonnable de la décision à la lumière des motifs invoqués par le juge du procès à l’appui de la déclaration de culpabilité (voir p. ex. R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 186; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, par. 7 et 53; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 37 et 41). De telles justifications de l’immixtion ne valent pas dans le cas de l’incarcération en vue de l’extradition.

[69]                          Soit dit en tout respect, je conclus qu’il n’est pas utile de faire une analogie entre le rôle du juge d’extradition et celui qu’une juridiction d’appel est appelée à jouer pour décider du caractère raisonnable ou non de la décision rendue à l’issue d’un procès.

[70]                          En règle générale, les juridictions d’appel retiennent de l’arrêt Ferras l’obligation d’interpréter restrictivement le rôle du juge d’extradition dans l’appréciation de la fiabilité de la preuve. Il s’agit de la bonne approche.

[71]                          Plus particulièrement, je souscris en grande partie à l’interprétation de cet arrêt par le juge Doherty, au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, dans United States of America c. Anderson, 2007 ONCA 84, 85 O.R. (3d) 380 (par. 28‑31). Dans Ferras, la Cour [traduction] « ne conçoit pas d’évaluation des inférences contradictoires qui peuvent découler de la preuve », si ce n’est au sens restreint signalé dans l’arrêt Arcuri d’apprécier la raisonnabilité des inférences que la poursuite invite le juge à tirer de la preuve circonstancielle (Anderson, par. 28). Elle ne conçoit pas non plus que le juge d’extradition puisse décider qu’un témoin est crédible ou non ou que son témoignage est digne de foi ou non; son rôle se limite à s’assurer que la preuve n’est pas « à ce point viciée » ou « si peu digne de foi » qu’elle ne devrait nullement être prise en compte (Anderson, par. 30). L’arrêt Ferras n’exige pas du juge d’extradition qu’il détermine la valeur relative de la preuve avancée par l’État requérant. Le juge d’extradition n’est pas habilité à refuser l’extradition pour la seule raison que la preuve lui semble faible ou qu’il est peu probable qu’une déclaration de culpabilité en découle au procès. Cependant, l’arrêt Ferras exige qu’il écarte la preuve qui lui paraît « à ce point viciée » ou « si peu digne de foi » qu’il doive l’exclure. Cette conclusion pourrait découler de failles qui visent la preuve comme telle ou qui minent la crédibilité ou la fiabilité de sa source, ou encore, d’une combinaison des deux.

[72]                          Je conviens également avec le juge Doherty que [traduction] « ce n’est que lorsque les craintes liées à la fiabilité de la preuve, quelles que soient la ou les sources, sont suffisamment graves pour justifier le rejet de cette preuve en entier qu’elles deviennent pertinentes à l’étape de l’examen prévu à l’al. 29(1)a) » (Anderson, par. 30). Au départ, le juge d’extradition doit présumer que la preuve versée au dossier d’extradition certifié est digne de foi (voir Ferras, par. 52‑56). Cette présomption ne peut être réfutée que par la preuve de [traduction] « l’insuffisance ou de la faiblesse fondamentale des éléments invoqués par l’État requérant » (Anderson, par. 31).

(vi)        Quelques mots sur la procédure

[73]                          Dans l’affaire Ferras et ses dossiers connexes, les intéressés n’avaient pas présenté d’éléments de preuve concernant la fiabilité de l’information contenue dans le DEC. Il n’était donc pas nécessaire que notre Cour se penche sur les questions d’ordre pratique qui se posent lorsque l’intéressé entend démontrer la non‑fiabilité de la preuve de l’État requérant. Dans Ferras et dans d’autres arrêts, notre Cour formule cependant des lignes directrices utiles à cet égard.

[74]                          Au départ, l’intéressé peut présenter des éléments de preuve qui sont « pertinents pour l’application du paragraphe 29(1) et que le juge estime dignes de foi » (Loi sur l’extradition , al. 32(1) c)). En conséquence, pour être admissible au titre de cette disposition, la preuve doit satisfaire à deux exigences : la fiabilité et la pertinence.

[75]                          Pour être dignes de foi, les éléments de preuve doivent « présente[r] suffisamment d’indices de fiabilité pour mériter d’être pris en considération par le juge à l’audience » (Ferras, par. 53). Ce « seuil de fiabilité » n’est pas élevé. Il ne présente « pas plus de difficultés de preuve pour l’intéressé » que n’en présente la charge de présentation de l’État requérant (ibid.).

[76]                          Cependant — et c’est là un élément clé —, l’exigence de la pertinence est liée directement au critère applicable à l’incarcération qu’établit l’art. 29  de la Loi sur l’extradition . En d’autres termes, la preuve doit être pertinente pour ce qui concerne la tâche du juge d’extradition, laquelle consiste à déterminer s’il est satisfait ou non au critère applicable à l’incarcération selon le par. 29(1)  de la Loi sur l’extradition . (Cette exigence de pertinence est la même, que la preuve soit par ailleurs admissible ou non en droit canadien.) Pour se prononcer quant à savoir si les éléments de preuve avancés revêtent ou non cette pertinence, le juge d’extradition doit les soumettre à l’évaluation limitée à laquelle il est tenu pour l’application du critère relatif à l’incarcération.

[77]                          Un point de procédure important se soulève dès lors selon moi. Avant d’entendre le témoignage de l’intéressé qui conteste la fiabilité de la preuve de l’État requérant, le juge d’extradition peut exiger — et il le devrait généralement à mon sens — que l’on démontre au préalable que les éléments de preuve proposés sont susceptibles dans les faits de satisfaire aux conditions strictes auxquelles l’incarcération peut être refusée pour non‑fiabilité de la preuve de l’État requérant. Cette démonstration peut se faire au moyen de résumés ou de déclarations anticipées, ou d’autres preuves éventuelles comparables. Si le juge conclut que la preuve proposée, interprétée de la manière la plus généreuse qui soit, ne serait pas susceptible dans les faits de satisfaire à ces conditions, elle ne doit pas être entendue. Pour paraphraser les motifs de la juge Charron dans l’arrêt R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343, par. 31, il ne sert à rien de permettre la présentation de la preuve s’il n’existe aucune probabilité raisonnable que celle‑ci ait une incidence sur la question de l’incarcération (voir également United States of America c. Mach, [2006] O.J. No. 3204 (QL) (C.S.J.); Anderson, par. 37‑46; United States of America c. Edwards, 2011 BCCA 100, 306 B.C.A.C. 160, par. 31‑35).

[78]                          Pour que soit admissible la preuve de l’intéressé visant à réfuter la fiabilité de celle avancée par l’État requérant, le juge doit selon moi être convaincu que, considérés au regard de l’ensemble du dossier, les éléments de preuve proposés pourraient permettre de conclure que la preuve essentielle pour ordonner l’incarcération est si peu digne de foi ou est à ce point viciée qu’elle devrait être écartée.

[79]                          Je conviens que le juge d’extradition est investi, dans certaines circonstances exceptionnelles, d’un pouvoir discrétionnaire restreint qui lui permet d’admettre des éléments de preuve qui ne sont pas vraiment pertinents à l’étape de l’incarcération, mais qui le seront à celle de l’arrêté d’extradition. Notre Cour reconnaît dans l’arrêt Kwok qu’il peut exceptionnellement s’agir d’une mesure utile et opportune, ce qui confirme nettement que le juge d’extradition n’a pas à se prononcer sur le fond de la question (par. 6 et 74). Malgré ce qui précède, mon propos n’est pas de supprimer ce pouvoir discrétionnaire exceptionnel du juge d’extradition.

[80]                          Il convient de donner quelques exemples d’éléments de preuve qui seraient susceptibles ou non de satisfaire aux conditions strictes auxquelles la non‑fiabilité de la preuve peut justifier le refus de l’incarcération.

(vii)      Quelques exemples

[81]                          Les juridictions d’appel ont décidé — à raison, selon moi — que certains types d’éléments de preuve sont soit non pertinents, soit insuffisamment convaincants pour permettre à l’intéressé de contester avec succès la fiabilité de la preuve versée au DEC.

[82]                          Ainsi, en général, les éléments de preuve proposés qui ne font qu’inviter le juge à apprécier la crédibilité de la preuve contenue dans le DEC ne sont pas admissibles (voir p. ex. Scarpitti c. United States of America, 2007 BCCA 498, 247 B.C.A.C. 234, par. 40‑43; United States of America c. Orphanou, 2011 ONCA 612, 107 O.R. (3d) 365, par. 33‑39; United States of America c. Ranga, 2012 BCCA 81, 317 B.C.A.C. 207, par. 33‑37; Canada (Attorney General) c. Bennett, 2014 BCCA 145, 353 B.C.A.C. 311, par. 24; United States of America c. Aneja, 2014 ONCA 423, 120 O.R. (3d) 620, par. 31‑46; United States of America c. U.A.S., 2013 BCCA 483, 344 B.C.A.C. 302, par. 38). De façon générale, il ne convient pas que le juge d’extradition apprécie la crédibilité d’un témoignage relativement aux faits de l’infraction reprochée, car une telle appréciation [traduction] « appelle une comparaison et une évaluation [de différentes possibilités], ce qui déborde le cadre du rôle limité qui lui est confié » (Bennett, par. 24).

[83]                          Les tribunaux ont également décidé que, en règle générale, les éléments de preuve qui permettent d’inférer à la fois la culpabilité et l’innocence ne sont pas admissibles à l’audience relative à l’incarcération. Les éléments de preuve de cette nature ne permettent généralement pas de réfuter la présomption de fiabilité du DEC ni ne montrent que les inférences invoquées par l’État requérant sont déraisonnables (Canada (Attorney General) c. Viscomi, 2014 ONCA 879, 329 O.A.C. 47, par. 16-20; Canada (Attorney General) c. Hislop, 2009 BCCA 94, 267 B.C.A.C. 155, par. 31; Anderson, par. 28). Rappelons que, selon le critère applicable à l’incarcération, point n’est besoin que seule la culpabilité puisse être inférée de la preuve; il suffit que cette inférence soit raisonnable. La possibilité que les éléments de preuve — qu’ils soient contenus dans le DEC ou présentés par l’intéressé — appuient des inférences compatibles avec l’innocence de la personne en cause n’est pas pertinente pour l’application du critère. Tout comme la conclusion finale sur la crédibilité, le choix entre des inférences contradictoires, à condition que l’inférence invoquée par l’État requérant soit raisonnable, [traduction] « relève en dernier ressort du juge des faits lors du procès, non du juge d’extradition » (Hislop, par. 31).

[84]                          De même, les éléments de preuve qui établissent une défense ou qui visent à établir une version des faits différente ou disculpatoire ne sont généralement pas admissibles parce qu’ils ne touchent pas la fiabilité de la preuve de l’État requérant (Singh c. Canada (Attorney General), 2007 BCCA 157, 238 B.C.A.C. 213, par. 56; Canada (Minister of Justice) c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 220 O.A.C. 35, par. 15‑20; United States of America c. Lorenz, 2007 BCCA 342, 243 B.C.A.C. 219, par. 46‑47; Canada (Attorney General) c. Sosa, 2012 ABCA 242, 536 A.R. 61, par. 20; Canada (Attorney General) c. Aziz, 2013 BCCA 414, 342 B.C.A.C. 305, par. 36; United States of America c. Doak, 2015 BCCA 145, 323 C.C.C. (3d) 219, par. 51‑56). Le juge d’extradition devrait généralement refuser d’examiner une version des faits différente ou disculpatoire, car cela requiert d’évaluer au final la fiabilité de la preuve, ce qui relève du juge des faits (voir Doak, par. 55). C’est au tribunal étranger qu’il appartient d’examiner un tel élément, non au juge d’extradition.

[85]                          Pour autant, il n’y a pas toujours lieu de rejeter un élément de preuve contradictoire (1) qui invite le juge à apprécier la crédibilité, (2) qui permet de tirer des inférences contradictoires ou (3) qui offre une version des faits disculpatoire. Il se peut que cet élément de preuve satisfasse parfois, quoique assez rarement, au critère strict qui vaut lorsqu’il s’agit de démontrer que la preuve de l’État requérant ne devrait pas être retenue. Il demeure possible, suivant l’arrêt Ferras, qu’un élément de preuve dont l’authenticité et la fiabilité sont pour ainsi dire inattaquables et qui contredit le DEC réfute la présomption de fiabilité de ce dernier de manière à justifier le refus d’ordonner l’incarcération. À mon avis, une telle situation est assez peu susceptible de se présenter.

c)             Application

[86]                          Je le rappelle, l’arrêt Ferras ne donne nullement à penser que le juge d’extradition peut s’intéresser aux moyens de défense pour lesquels l’accusé a une charge de preuve, y compris la défense restreinte de nécessité prévue à l’art. 285  du Code criminel . Dans cet arrêt, notre Cour confirme que le critère demeure celui de savoir si la preuve est suffisante pour justifier le renvoi à procès, ainsi que le prévoit l’art. 29  de la Loi sur l’extradition . La loi exclut donc la prise en compte de quelque moyen de défense (ou autre élément pour lequel l’accusé a une charge de présentation), car celui‑ci n’a jamais été pertinent pour l’application du critère du renvoi à procès lors de l’enquête préliminaire. De plus, la moindre marge de manœuvre qui permettrait l’examen d’un moyen de défense compromettrait la faculté de l’État requérant de s’acquitter de son obligation limitée d’avancer une preuve suffisante à première vue. Qui plus est, sur le plan pratique, l’examen d’une défense modifierait en profondeur la nature de l’audience d’extradition et la rapprocherait d’un procès. Comme nous l’avons vu, l’arrêt Ferras ne commande pas une telle reconfiguration fondamentale de la procédure relative à l’incarcération, mais accroît seulement le pouvoir du juge d’extradition de se livrer à une évaluation limitée de la preuve lorsqu’il applique le critère de l’art. 29  de la Loi sur l’extradition .

[87]                          L’arrêt Ferras ne permet pas non plus de soutenir que le juge d’extradition devrait généralement soupeser un élément de preuve disculpatoire. Notre Cour y dit plutôt que le juge ne peut le faire que pour déterminer si la preuve mine la fiabilité présumée de la preuve de l’État requérant au point que celle‑ci doit être écartée.

[88]                          Enfin, l’arrêt Ferras ne commande pas, ni même n’appuie, la modification que l’appelante veut apporter au rôle du juge d’extradition quant à la double incrimination.

[89]                          À mon humble avis, la juge d’extradition commet une erreur de droit lorsqu’elle soupèse et invoque la preuve de moyens de défense et d’autres éléments disculpatoires. Elle ne tient nullement compte de la présomption de fiabilité du DEC, elle admet également le récit de certains des enfants sur les faits à l’origine des infractions, elle soupèse la preuve, puis elle rejette celle contenue dans le DEC.

[90]                          La juge d’extradition commet également une erreur de droit en ce qui a trait aux exigences relatives à une preuve suffisante à première vue et aux éléments de la défense de nécessité.

[91]                          En ce qui concerne le par. 280(1)  du Code criminel  (enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans), la juge d’extradition conclut [traduction] « qu’une “appréciation judiciaire valable” de l’ensemble de la preuve [. . .] montre sans conteste que les enfants sont partis de leur plein gré et qu’ils n’ont pas été enlevés à leur père par qui que ce soit, et certainement pas par [l’appelante] » (par. 61, citant Ferras, par. 25). Elle ajoute que « l’ensemble de la preuve » montre que les trois enfants se sont enfuis de chez leur père et que leur sœur aînée les a conduits au Canada (par. 62). À mon humble avis, ces conclusions sont erronées en fait et en droit.

[92]                          Premièrement, en ce qui concerne le droit, ce n’est pas seulement lorsqu’il exerce la surveillance physique des enfants que le père ou la mère peut être privé de la « possession » (par. 280(1)  du Code criminel ) de ses enfants. L’infraction ne consiste pas, pour l’essentiel, à s’emparer des enfants, mais plutôt à entraver l’exercice par le père ou la mère de son droit de surveillance des enfants (voir p. ex. R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864; R. c. Dawson, [1996] 3 R.C.S. 783; R. c. Vokey, 2005 BCCA 498, 217 B.C.A.C. 231; R. c. Flick, 2005 BCCA 499, 217 B.C.A.C. 237). Contrairement à ce que suppose la juge d’extradition, pour que l’appelante soit déclarée coupable d’avoir privé le père de la possession légitime des enfants, la poursuite n’est pas tenue d’établir qu’elle a bel et bien emmené les enfants.

[93]                          En ce qui concerne les faits, la juge d’extradition ne reconnaît pas l’existence d’éléments de preuve contradictoires présentés pour le compte de l’appelante sur la façon dont les enfants se sont retrouvés avec cette dernière au Canada. Des éléments de preuve appuient la version des faits que retient la juge d’extradition. Cependant, des éléments de preuve permettent également de conclure que l’appelante a emmené les enfants au Canada précisément pour les éloigner de leur père. La juge d’extradition admet en preuve un jugement du Tribunal de la jeunesse daté du 26 mai 2011 dans lequel il est indiqué que, à la fin de novembre 2010, [traduction] « [l]es enfants [. . .] ont quitté la Géorgie avec leur mère et se sont rendus au Canada » (par. 49, citant le jugement de la Cour du Québec, chambre de la jeunesse, par. 10). La juge d’extradition admet en outre un rapport du directeur de la protection de la jeunesse (le « DPJ ») du Québec datant de janvier 2011. L’aîné des enfants aurait dit au DPJ qu’ils [traduction] « [avaient] quitté la Géorgie avec leur mère et [s’étaient] rendus au Canada » (d.a., vol. III, p. 98). Le deuxième aurait dit qu’ils avaient séjourné chez des amis ou des membres de la famille « jusqu’à leur départ pour le Canada avec leur mère » (ibid., p. 99). L’appelante a même dit au DPJ que « ce n’[était] pas la première fois » qu’elle emmenait les enfants sans y être autorisée et qu’elle « avait emmené les enfants au Canada sans égard à l’interdiction de communication [. . .] [e]lle [savait] que sa conduite était illégale » (ibid., p. 101). On ne pouvait raisonnablement considérer que le dossier de la juge d’extradition établissait que le DEC était si peu digne de foi qu’il devait être écarté ou que les inférences invoquées par l’État requérant étaient déraisonnables.

[94]                          En ce qui concerne le par. 282(1)  du Code criminel  (enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde), la juge d’extradition estime que l’appelante ne peut être déclarée coupable au Canada de cette infraction parce qu’elle peut invoquer la défense restreinte de nécessité que prévoit l’art. 285  du Code criminel . Elle commet à nouveau une erreur tant de droit que de fait.

[95]                          Sur le plan du droit, il n’appartient pas au juge d’extradition de se prononcer sur l’existence possible d’un moyen de défense valable à une infraction canadienne. Pour obtenir une ordonnance de renvoi à procès, la poursuite n’est pas tenue de prouver l’inexistence d’un moyen de défense, tel celui prévu à l’art. 285, pour lequel la charge de présentation incombe à l’accusé. Quant aux faits, la juge d’extradition méconnaît l’exigence, à l’art. 285, d’un danger imminent pour les enfants ou l’appelante. Aucun élément ne tendait à prouver l’existence d’un tel danger.

d)             Conclusion

[96]                          La juge d’extradition outrepasse son rôle en ne tenant pas compte de la présomption de fiabilité du DEC et en soupesant des éléments de preuve qui n’étaient pas susceptibles de démontrer que la preuve versée au dossier était si peu digne de foi qu’elle devait être rejetée ou d’établir que les inférences invoquées par l’État requérant étaient déraisonnables. Elle commet en outre une erreur de droit dans son analyse des infractions canadiennes.

(3)     Deuxième question en litige : Le contenu du DEC est‑il suffisant pour justifier l’incarcération?

a)             Décisions et arguments

[97]                          La juge d’extradition conclut que, à première vue, le DEC ne justifie pas l’incarcération pour l’une ou l’autre des infractions. À son avis, le DEC ne contient [traduction] « pas la moindre preuve » des deux éléments essentiels de l’infraction d’enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 280(1)  du Code criminel ) (par. 61). Aucun élément n’établit que l’appelante a enlevé les enfants ou qu’elle a privé leur père de leur possession et ainsi agi à l’encontre de la volonté de ce dernier. En ce qui concerne l’infraction d’enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde (par. 282(1)  du Code criminel ), la juge d’extradition conclut que le DEC ne contient « pas la moindre preuve » que l’appelante a accueilli ou hébergé les enfants dans le but précis de priver leur père de leur possession (par. 67).

[98]                          La Cour d’appel se dit en désaccord avec la juge d’extradition et conclut que le DEC permet d’inférer raisonnablement l’existence de tous les éléments essentiels des infractions canadiennes. Selon elle, la juge d’extradition a tort de s’interroger sur la valeur relative de la preuve et d’apprécier la crédibilité des témoins plutôt que de se soucier de la disponibilité pour le procès d’éléments de preuve qui ne sont pas manifestement peu dignes de foi quant à chacun des éléments essentiels de l’infraction canadienne correspondante.

[99]                          L’appelante soutient que la Cour d’appel a tort d’infirmer la décision de la juge d’extradition. Je ne suis pas d’accord.

b)             Analyse

[100]                      Comme le conclut la Cour d’appel, le DEC appuie l’incarcération. Il appert de celui‑ci que, pendant qu’il avait la garde exclusive des enfants, le père a signalé leur disparition le 30 octobre 2010. Il n’avait autorisé personne à les prendre. Les enfants ont été retrouvés le 9 novembre 2010 par un agent de police de la Géorgie, dans le comté de Gordon, en Géorgie, à bord d’un véhicule que conduisait l’appelante, même si elle était sous le coup d’une ordonnance lui interdisant tout contact avec eux. Le DEC révèle en outre que les enfants étaient toujours portés disparus à la mi‑décembre 2010, mais que les connexions du fournisseur de services Internet des deux aînés ont permis de découvrir qu’ils se trouvaient dans un refuge pour femmes battues. Les trois enfants portés disparus et l’appelante ont été retrouvés dans ce refuge. Cette preuve circonstancielle et les inférences raisonnables qui pouvaient en être tirées étaient suffisantes pour permettre à un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées de parvenir à un verdict de culpabilité pour enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 280(1)  du Code criminel ) (jugement de la Cour d’appel, par. 15 (CanLII)).

[101]                      Le DEC permet d’inférer raisonnablement que l’appelante a enlevé les enfants de la possession et contre la volonté de la personne qui en avait la garde ou la charge légale, contrairement au par. 280(1)  du Code criminel . De même, le DEC établit que l’appelante savait que le père avait la garde exclusive des enfants et qu’elle n’avait pas le droit de communiquer avec eux. Là encore, cela suffit pour inférer raisonnablement que l’appelante a enlevé les enfants en contravention avec une ordonnance de garde avec l’intention de priver leur père de leur possession, contrairement au par. 282(1)  du Code criminel .

[102]                      Ainsi que le conclut la Cour d’appel, en écartant la preuve circonstancielle présentée par l’État requérant et les inférences raisonnables que cette preuve permettait de tirer, la juge d’extradition va au‑delà de l’évaluation limitée permise dans l’arrêt Ferras. La Cour d’appel a eu raison d’intervenir.

[103]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi contre l’ordonnance d’incarcération.

D.            Pourvoi contre l’arrêté d’extradition

(1)          Introduction et questions en litige

[104]                      Dans ce volet du pourvoi, les questions en litige ont trait au contrôle judiciaire de la décision du ministre d’ordonner l’extradition de l’appelante. Cette dernière affirme que la décision n’est pas raisonnable et que la Cour d’appel a tort de conclure le contraire. Elle invoque principalement deux choses : l’impossibilité apparente, en Géorgie, d’opposer la défense de nécessité à une accusation d’enlèvement, et l’intérêt supérieur des enfants. Ces points peuvent être formulés comme suit :

(1)               Le ministre a‑t‑il omis de prendre dûment en compte l’inexistence, dans l’État requérant, d’un moyen de défense que le droit canadien pourrait offrir à l’appelante?

(2)               Le ministre a‑t‑il omis de prendre dûment en compte l’effet de l’extradition sur l’intérêt supérieur des enfants de l’appelante?

[105]                      L’appelante soutient que le ministre n’a pas dûment tenu compte de ces éléments, de sorte que sa décision est déraisonnable. Selon elle, ces deux considérations auraient dû emporter l’obligation du ministre de refuser l’extradition prévue à l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition . Suivant cette disposition, le ministre « refuse l’extradition » s’il est convaincu que « l’extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ».

[106]                      Nul ne conteste que la norme de contrôle que la Cour d’appel devait appliquer à la décision du ministre était celle de la raisonnabilité, une norme que notre Cour définit de façon péremptoire dans l’arrêt Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, par. 41 :

                    La cour qui applique cette norme dans le contexte d’une demande d’extradition doit alors déterminer si le ministre a tenu compte des faits pertinents et tiré une conclusion susceptible de se justifier au regard de ces faits. [. . .] [L]orsque le ministre a choisi le bon critère, sa conclusion devrait être confirmée par la cour à moins qu’elle ne soit déraisonnable. [. . .] L’expertise du ministre en la matière et son obligation de veiller au respect des obligations internationales du Canada le rendent plus apte à déterminer si les facteurs pertinents militent ou non en faveur de l’extradition. [Je souligne.]

Au final, la question à trancher en appel est donc celle de savoir si la décision du ministre est déraisonnable ou non. À mon avis, elle ne l’est pas. J’analyserai séparément la défense de nécessité et l’intérêt supérieur de l’enfant, mais force est de reconnaître que le ministre devait examiner les deux à la fois séparément et collectivement (Fischbacher, par. 37, citant United States of America c. Johnson (2002), 62 O.R. (3d) 327 (C.A.), par. 45).

(2)          Les décisions des tribunaux inférieurs

a)              La décision du ministre

[107]                      L’appelante a fait valoir au ministre que son extradition serait « injuste ou tyrannique » parce qu’elle avait une défense à opposer aux accusations et que la mesure irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de ses enfants. Sur le premier point, le ministre relève la conclusion de la Cour d’appel voulant que la preuve soit suffisante pour ordonner l’incarcération de l’appelante. Il ajoute qu’il ne lui appartient pas de s’interroger sur le caractère suffisant de cette preuve, qu’il revient au juge du procès de l’État étranger d’examiner les moyens de défense et que même si, en défense, elle ne peut invoquer la nécessité en Géorgie, l’appelante peut y invoquer la coercition. Quant au deuxième point, le ministre conclut que [traduction] « [l]’intérêt supérieur des enfants [de l’appelante] est loin d’être clair » (décision du ministre, p. 4 (d.a., vol. I, p. 69)), que les répercussions de l’extradition sur les enfants ne sont pas claires et que des considérations importantes militent en faveur de l’extradition de l’appelante. Après examen de ces points séparément et collectivement, ainsi que d’autres facteurs pertinents, le ministre statue que l’extradition de l’appelante ne serait pas injuste ou tyrannique.

b)             Cour d’appel du Québec

[108]                      La Cour d’appel du Québec conclut que la décision du ministre est raisonnable. Le ministre tient dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et analyse soigneusement les arguments à la lumière des conclusions de la Cour supérieure sur la situation des enfants. La décision ne comporte aucune erreur susceptible de justifier son intervention à l’issue d’un contrôle.

(3)          Première question à trancher : les moyens de défense

a)              Arguments

[109]                      L’appelante soutient que la décision du ministre d’ordonner son extradition est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de l’inexistence dans l’État requérant de la défense de nécessité qu’elle entend invoquer. Il s’agit selon elle d’un élément d’une importance fondamentale, et si la défense n’est pas prise en compte à l’étape de l’incarcération, elle doit nécessairement devenir pertinente à l’étape de la décision ministérielle. Le ministre fait mention de la possibilité d’invoquer la défense de coercition dans l’État requérant, mais l’appelante soutient que cela importe peu, car d’autres facteurs que ceux prévus à l’art. 285  du Code criminel  valent pour cette défense.

[110]                      L’intimé fait valoir que le ministre signale à juste titre que l’appelante bénéficiera d’un procès équitable dans l’État requérant même si elle ne peut invoquer la défense de nécessité. Qui plus est, le ministre se montre sensible à la situation de l’appelante, puisqu’il a obtenu du département de la Justice des États‑Unis l’information selon laquelle l’appelante pourrait invoquer la coercition en défense. Le fait que les moyens de défense possibles ne soient pas les mêmes en droit canadien et en droit américain ne rend pas l’extradition injuste ou tyrannique.

b)             Analyse

(i)            Principes de droit

[111]                      Le principe de la double incrimination examiné précédemment vaut aux deux premières étapes de la procédure d’extradition. Lorsqu’il se demande s’il y a lieu ou non de prendre un AII, le ministre se penche sur le volet étranger de la double incrimination (Fischbacher, par. 35). À l’étape judiciaire, le juge d’extradition se penche sur le volet interne de la double incrimination pour décider si la preuve « révèle des actes qui justifieraient le renvoi à procès pour le crime indiqué dans l’AII s’ils avaient été commis au Canada » (ibid.).

[112]                      L’appelante soutient que le principe général de la double incrimination s’applique également à l’étape de la procédure qui consiste à ordonner ou non l’extradition, une thèse que l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) développe plus en détail. Je conviens que le souci fondamental qui sous‑tend le principe général de la double incrimination peut aussi valoir lorsque, au moment d’ordonner ou non l’extradition, le ministre est appelé à se demander si l’extradition serait injuste ou tyrannique ou si elle irait à l’encontre des principes de justice fondamentale.

[113]                      Au moment de décider d’extrader ou non, le ministre doit se demander « s’il est approprié, sur le plan politique, et non fondamentalement injuste, pour le Canada, d’extrader l’intéressé » (Fischbacher, par. 36). Il lui faut dès lors examiner toutes les circonstances en cause, individuellement et collectivement, pour déterminer si l’extradition serait injuste ou tyrannique (Fischbacher, par. 37, citant Johnson, par. 45). Le ministre doit donc soupeser toutes les circonstances pertinentes qui militent en faveur de l’extradition et toutes celles qui y sont défavorables (Fischbacher, par. 38).

[114]                      Ce rôle revêt une importance capitale en ce qu’il offre une garantie supplémentaire aux droits de l’intéressé et qu’il s’intéresse à des questions qui ne sont pas forcément dûment prises en compte aux deux premières étapes de la procédure d’extradition. Par conséquent, même si la prise de l’AII et le filtrage restreint opéré à l’étape judiciaire peuvent, à eux seuls, entraîner de sévères conséquences, il appartient au ministre de décider si le Canada s’acquittera ou non de l’obligation que lui fait un traité d’extradition lorsqu’une situation heurte la politique publique du Canada (A. W. La Forest, La Forest’s Extradition to and from Canada (3e éd. 1991), p. 70).

[115]                      Notre Cour rappelle dans maints arrêts que le ministre a compétence, à l’étape de la décision sur l’extradition, pour évaluer les conséquences susceptibles de découler de l’assujettissement de l’intéressé au droit de l’État requérant. Dans certaines situations, « le traitement que l’État étranger réservera au fugitif extradé, que ce traitement soit ou non justifiable en vertu des lois de ce pays‑là, peut être de telle nature que ce serait une violation des principes de justice fondamentale que de livrer un accusé dans ces circonstances » (Schmidt, p. 522). Lorsque l’extradition serait contraire aux principes de justice fondamentale, elle sera également injuste et tyrannique au sens de l’al. 44(1)a) (voir p. ex. Burns, par. 68; Lake, par. 24).

[116]                      Notre Cour reconnaît également que l’existence de moyens de défense éventuels qui débordent le cadre de l’analyse liée à la double incrimination que commandent les deux premières étapes de la procédure d’extradition peut néanmoins être pertinente à la troisième. Dans l’arrêt Schmidt, elle statue que les moyens de défense spéciaux d’autrefois acquit et de l’autorité de la chose jugée ne peuvent être soulevés au cours de l’étape judiciaire. Toutefois, elle ajoute que « les considérations sous‑tendant ces moyens de défense » ne doivent pas être ignorées lorsqu’il s’agit de déterminer si le pouvoir exécutif devrait refuser ou non de livrer une personne pour le motif que l’extradition irait à l’encontre des principes de justice fondamentale ou serait par ailleurs injuste ou tyrannique (p. 527-528). Plus récemment, dans l’arrêt Fischbacher, notre Cour confirme que l’existence d’un écart important entre le péril que courrait l’intéressé au Canada et celui auquel il serait exposé dans l’État requérant peut être dûment prise en compte au moment de se demander si l’extradition est injuste ou tyrannique ou si elle est contraire aux principes de justice fondamentale :

                    Il est bien établi que, dans des circonstances exceptionnelles, un écart important entre le risque qu’encourrait l’intéressé dans l’État requérant et celui auquel il serait exposé s’il était condamné au Canada pour les mêmes actes peut faire partie de l’éventail des facteurs pertinents à prendre en compte pour décider de l’extrader ou non . . . [par. 54]

[117]                      La prise en compte de moyens de défense qui pourraient exister au Canada mais non dans l’État requérant se concilie avec cette jurisprudence. Elle concorde également avec la raison d’être du principe de la double incrimination et l’approche de ce principe axée sur les actes reprochés que retient notre Loi sur l’extradition . La considération sous‑jacente est la suivante : [traduction] « un acte ne permet l’extradition que s’il constitue un crime selon la loi aussi bien de l’État requérant que de l’État requis » (I. A. Shearer, Extradition in International Law (1971), p. 137 (je souligne)).

[118]                      Il s’ensuit que le ministre devrait tenir compte de la manière dont, le cas échéant, l’intéressé serait touché par l’inexistence dans l’État requérant d’un moyen de défense équivalent à celui qui existe au Canada. Il doit alors se demander si la mesure serait injuste ou tyrannique ou si elle irait par ailleurs à l’encontre des principes de justice fondamentale.

[119]                      Pour autant, chaque différence quant à l’existence d’un péril ou d’un moyen de défense ne rend pas l’extradition injuste ou tyrannique ou contraire aux principes de justice fondamentale. Il appert plutôt du texte de l’art. 44  de la Loi sur l’extradition , des objectifs de l’extradition et de la jurisprudence que ce n’est que lorsque les conséquences de l’extradition sont « simplement inacceptables » compte tenu de l’ensemble des circonstances que le ministre doit intervenir (voir p. ex. Lake, par. 18 et 31). Par l’emploi des termes « injuste ou tyrannique », l’art. 44  établit manifestement un critère strict. De plus, ce critère doit être appliqué à la lumière de l’« éventail des facteurs pertinents à prendre en compte » (Fischbacher, par. 54). Ces facteurs comprennent non seulement la situation de l’intéressé, mais aussi les principes de courtoisie et de réciprocité qui sous‑tendent l’extradition.

[120]                      Il faut en outre se rappeler que l’existence même d’un accord d’extradition avec un pays étranger suppose la reconnaissance du fait que « le système général d’administration de la justice existant dans le pays étranger présent[e] une correspondance suffisante avec notre conception de la justice pour justifier la conclusion du traité au départ » (Schmidt, p. 523). En général, il n’y a rien d’injuste dans le fait d’extrader l’intéressé pour qu’il subisse les conséquences juridiques de ses actes là où il les a commis. Les différences entre les systèmes de droit, si importantes soient‑elles, ne devraient généralement pas constituer des motifs de refuser d’ordonner l’extradition. Voici ce qu’écrit le juge La Forest au nom des juges majoritaires de notre Cour, dans l’arrêt Schmidt :

                         . . . selon moi, il n’est pas injuste de livrer à un pays étranger une personne accusée d’y avoir commis un crime pour qu’elle y soit jugée en conformité de son système judiciaire simplement parce que ce dernier diffère sensiblement du nôtre et comporte des mécanismes différents. Le processus judiciaire d’un pays étranger ne doit pas être soumis à des évaluations minutieuses en fonction des règles applicables aux voies judiciaires canadiennes. [Je souligne; p. 522.]

[121]                      Dès lors, selon moi, pour que l’inexistence d’un moyen de défense puisse donner ouverture au refus d’extrader prévu à l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition  ou être tenue pour contraire aux principes de justice fondamentale, l’intéressé doit établir trois choses. S’il y parvient, le ministre doit évidemment en tenir compte comme de toute autre considération pertinente pour arrêter sa décision. Ces conditions à remplir sont les suivantes.

[122]                      Premièrement, il doit être indéniable qu’une différence existe bel et bien entre les règles de l’État requis et celles de l’État requérant, de sorte que le moyen de défense existe au Canada, mais qu’aucune défense équivalente n’existe dans l’État requérant. La différence doit viser la défense sur le fond, et non seulement son appellation ou la manière dont elle est définie, de légères variations important peu à ce dernier égard. Lorsque la condition est remplie, la nature du moyen de défense peut faire l’objet de l’appréciation globale en vue de la décision finale. Par exemple, la défense de contrainte prévue en droit canadien se rattache au caractère involontaire du point de vue moral de l’acte reproché à l’accusé, et on peut considérer que l’absence de toute défense correspondante va à l’encontre du principe fondateur de la politique pénale canadienne.

[123]                      Deuxièmement, il doit y avoir une possibilité raisonnable que soit retenu le moyen de défense s’il était invoqué au Canada pour les mêmes actes. Là encore, si la condition est remplie, la vigueur apparente de la défense fera elle aussi l’objet de l’appréciation globale des éléments pertinents.

[124]                      Enfin, la différence entre les lois des deux pays doit se traduire par un péril beaucoup plus grand pour l’intéressé dans l’État requérant. L’examen de la disparité possible des conséquences pénales pour l’intéressé qui résulterait de l’inexistence du moyen de défense dans l’État requérant permet de se prononcer à ce sujet.

[125]                      Examinons quelques scénarios susceptibles de se présenter. Le moyen de défense en cause peut constituer une défense partielle à une accusation de meurtre au Canada, mais il peut y avoir peu de différences, voire aucune, entre les peines possibles dans le cas d’un homicide involontaire coupable au Canada et celui d’un meurtre dans l’État requérant. S’il en est ainsi, l’inexistence de la défense partielle n’expose pas l’intéressé à un péril sensiblement accru. À titre d’exemple, la provocation offre un moyen de défense partiel au Canada et permet de faire en sorte que ce qui, sans elle, constituerait un meurtre, devienne un homicide involontaire coupable. L’État requérant ne peut admettre la défense partielle de provocation, mais il peut tenir compte des éléments de provocation pour décider de la peine à infliger. Ainsi, dans ce cas de figure, l’inexistence de la défense partielle peut se voir attribuer une importance moindre. Suivant un autre scénario, la défense inexistante dans l’État requérant vise directement la perpétration du crime et permet d’innocenter l’accusé. Pour revenir à l’exemple de la contrainte, il s’agit en droit canadien d’une défense entière fondée sur le caractère involontaire du point de vue moral des actes de l’accusé. L’absence d’une défense correspondante dans l’État requérant expose l’intéressé à un péril sensiblement accru.

[126]                      Lorsque ces trois conditions sont réunies, le ministre doit alors tenir compte des différences possibles entre les moyens de défense de pair avec tous les autres éléments pertinents pour décider d’ordonner ou non l’extradition. Plus particulièrement, il accorde généralement une grande importance au fait que la défense paraît bien étayée et que son inexistence dans le droit de l’État requérant va à l’encontre de la politique pénale du Canada. La charge de persuasion continue d’appartenir à l’intéressé. Bien entendu, la décision à laquelle arrive finalement le ministre commande la déférence en cas de contrôle judiciaire.

(ii)          Application

[127]                      Les motifs que le ministre invoque pour ordonner l’extradition ne répondent pas véritablement à la thèse avancée par l’appelante devant notre Cour. Cela s’explique par le fait que les observations de l’appelante au ministre sur la défense restreinte de nécessité que prévoit l’art. 285  du Code criminel  sont tout à fait différentes de ses prétentions devant nous. Sur ce point, l’appelante a fait simplement valoir au ministre qu’elle dispose en droit canadien d’un moyen de défense si solide à l’encontre des accusations qu’il serait injuste et tyrannique de lui faire subir son procès en Géorgie. Ses observations écrites au ministre portent seulement sur les conditions précisées à l’art. 285 et sur la façon dont elles s’appliquent à sa situation. Il n’y est nullement question de l’absence d’un moyen de défense équivalent en Géorgie.

[128]                      En réponse, le ministre souligne à juste titre que la Cour d’appel a jugé la preuve suffisante pour ordonner l’incarcération de l’appelante et qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur le caractère suffisant de la preuve offerte à l’appui. Il cite également de la jurisprudence selon laquelle il ne doit pas tenir compte des moyens de défense, car leur examen revient au tribunal étranger (voir p. ex. Singh). Ces considérations constituent un fondement raisonnable qui permet au ministre de ne pas refuser d’extrader l’appelante au motif qu’elle dit avoir un moyen de défense valable en droit canadien.

[129]                      Il semble que ce soit de son propre chef que le ministre a soulevé la question du droit de la Géorgie en ce qui concerne la défense restreinte de nécessité que pourrait invoquer l’appelante. Mon intention n’est nullement de critiquer son approche, car il pouvait évidemment soulever cette question. Le ministre a demandé à l’Office of International Affairs du département américain de la Justice de l’informer des moyens de défense que l’appelante pourrait invoquer à son procès et de la peine qu’elle risquait de se voir infliger si elle était déclarée coupable. Il a finalement appris que la défense de nécessité ne pourrait être opposée, mais que l’appelante pourrait invoquer la coercition. Le ministre en tient compte dans sa décision. Hormis cette information, nous ne savons rien de ce qui distingue le droit de la Géorgie du droit canadien. Plus précisément, nous ignorons tout de ce qui distingue la défense de coercition, prévue en Géorgie, de la défense restreinte de nécessité que prévoit l’art. 285  du Code criminel .

[130]                      Il faut donc déterminer si le ministre arrive à une décision déraisonnable parce qu’il n’examine pas plus à fond les différences possibles entre les moyens de défense. À mon avis, la décision du ministre n’est pas déraisonnable, car l’appelante ne remplit aucune des trois conditions susmentionnées qui pourraient emporter l’exercice par le ministre de son pouvoir de refuser l’extradition en application de l’al. 44(1)a).

[131]                      D’abord, l’appelante n’établit pas de différence de fond entre le droit du Canada et celui de la Géorgie. Nous ne savons rien des différences qui existeraient, d’une part, entre les infractions canadiennes et celles de la Géorgie et, d’autre part, entre les types de défense qui existeraient dans chacun des deux ressorts. Comme nous ignorons tout des éléments de l’infraction de [traduction] « violation d’une ordonnance de garde à l’extérieur de l’État », hormis le fait que, selon le ministre, les infractions canadiennes qui y correspondent sont celles prévues aux par. 280(1)  et 282(1)  du Code criminel , nous ne pouvons considérer que le droit de l’État américain ne prévoit aucune excuse légitime susceptible de s’appliquer aux actes de l’appelante survenus dans les circonstances qu’elle allègue. Qui plus est, nous ignorons en quoi consiste la défense de « coercition » prévue en Géorgie.

[132]                      Nous savons que, dans notre droit criminel, l’excuse de la contrainte (souvent appelée « coercition ») et la défense de nécessité sont étroitement liées. Comme l’explique notre Cour dans l’arrêt R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973, par. 54, « les ressemblances entre les deux moyens de défense sont telles qu’il s’impose, par souci d’uniformité et de logique, de les considérer comme fondés sur les mêmes principes juridiques ». Dans les deux cas, il s’agit d’une excuse qui repose sur l’idée d’un caractère involontaire normatif (R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, par. 17, citant Hibbert, par. 54; voir aussi Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232). Eu égard au lien étroit qui existe entre ces deux excuses dans notre propre droit et au fait que les autorités américaines ont indiqué au ministre que l’appelante pourrait invoquer la coercition en défense aux accusations en Géorgie, je ne vois simplement aucune raison de supposer qu’elles diffèrent sensiblement sur le fond. L’appelante affirme que [traduction] « [l]’existence de la défense de contrainte en Géorgie n’est pas pertinente parce que ses conditions d’application ne sont pas les mêmes que celles de la défense prévue à l’art. 285  du Code criminel  » (m.a., par. 55). Or, cette affirmation ne repose sur aucun élément du dossier et ne constitue qu’une simple conjecture.

[133]                      Pour résumer, nul élément du dossier n’appuie l’allégation selon laquelle le droit de la Géorgie n’offre pas une défense équivalente à celle de la nécessité que prévoit notre Code criminel . Nous savons seulement que l’on a informé le ministre que l’appelante [traduction] « ne pourra invoquer en défense qu’il était nécessaire de prendre ses enfants avec elle pour les protéger d’un danger imminent, mais qu’elle pourra plaider la coercition à son procès en Géorgie » (décision du ministre, p. 6).

[134]                      Deuxièmement, considéré dans sa totalité, le dossier ne permet pas de conclure à une possibilité raisonnable que soit retenue la défense restreinte de nécessité prévue au Canada si l’appelante était poursuivie au pays pour les actes qui lui sont reprochés.

[135]                      Notre Cour ne s’est pas prononcée sur la portée précise de la défense restreinte de nécessité que prévoit l’art. 285  du Code criminel . Or, la disposition dit clairement que la défense ne vaut que si « les actes reprochés » étaient nécessaires pour protéger la jeune personne en question d’un « danger imminent » ou si l’accusé fuyait pour se protéger d’un « tel danger ». Les éléments dont disposait le ministre ne lui permettaient pas de croire que cette exigence d’un danger imminent était remplie en l’espèce quant à l’un ou l’autre de ses volets.

[136]                      Devant la juge d’extradition, l’appelante a soutenu qu’elle n’avait pas enlevé les enfants, mais qu’elle les avait rejoints au Canada après qu’ils se furent enfuis de leur propre chef. Même si, à mon humble avis, elle n’aurait pas dû s’aventurer sur ce terrain, la juge d’extradition conclut que [traduction] « l’ensemble de la preuve indique que les trois enfants se sont enfuis de chez leur père à la fin d’octobre 2010 sans avoir consulté leur mère et à l’insu de celle‑ci, et qu’ils sont restés tantôt dans une maison abandonnée, tantôt chez des amis, avec l’aide de leur sœur aînée de 29 ans O., qui les a conduits au Canada » (par. 62). La Cour d’appel a certes infirmé sa décision, mais il demeure que les conclusions de fait de la juge d’extradition ne permettaient nullement de penser que les enfants étaient exposés à un danger imminent lorsque, selon cette version des faits, l’appelante est intervenue, et encore moins que l’appelante fuyait pour se protéger d’un danger imminent.

[137]                      L’appelante a sensiblement modifié sa version des faits dans ses observations au ministre. Elle y soutient que [traduction] « lorsqu’elle s’est enfuie au Canada avec les enfants en novembre [2010], [elle] estimait ne pas avoir d’autre choix parce que les enfants la suppliaient de prendre soin d’eux et de les aider à fuir le danger auquel ils étaient exposés chez leur père. [. . .] En emmenant ses enfants au Canada, elle leur permettait d’échapper à un danger imminent de violence physique et psychologique aux mains de leur père » (d.a., vol. III, p. 111-112 (je souligne)). Étant donné sa version des faits très différente devant la juge d’extradition, ces prétentions ne pouvaient pas raisonnablement se voir accorder beaucoup d’importance.

[138]                      Troisièmement, l’appelante n’a pas établi qu’elle s’exposait à un péril sensiblement plus grand en Géorgie qu’au Canada.

[139]                      Je conclus qu’on ne pouvait raisonnablement considérer, au vu du dossier dans son ensemble, que les observations de l’appelante au ministre concernant l’existence éventuelle au Canada de moyens de défense aux accusations satisfaisaient aux conditions auxquelles le ministre peut refuser l’extradition en application de l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition  ou pour le motif que la mesure serait contraire aux principes de justice fondamentale.

[140]                      Pour parvenir à cette conclusion, je tiens compte du fait que l’appelante ne pouvait connaître le cadre détaillé dont je propose aujourd’hui l’application lorsqu’elle s’est adressée au ministre. Je constate toutefois que l’essentiel de ses observations au ministre porte sur l’existence d’une défense au Canada, non sur l’absence d’une défense équivalente en Géorgie. L’appelante nous demande en somme de conclure au caractère déraisonnable de la décision du ministre sur le fondement d’un point qui n’a pas été porté directement à l’attention de ce dernier. Elle le fait en appuyant ses nouvelles prétentions sur de pures conjectures. Partant, l’application du cadre proposé à la thèse de l’appelante n’est pas injuste sur le plan procédural et n’offre aucun fondement à une ordonnance de réexamen par le ministre.

(4)          Deuxième question en litige : l’intérêt supérieur des enfants

a)              Arguments

[141]                      L’appelante soutient que le ministre ne tient pas dûment compte de l’effet de l’extradition sur l’intérêt supérieur de ses enfants, lequel commande qu’elle reste au Canada. Elle fait valoir que le ministre n’accorde pas suffisamment d’importance au fait que, si elle est extradée, ses enfants seront confiés à un foyer d’accueil et aucun membre de la famille ne prendra soin d’eux. Elle ajoute que, depuis qu’elle a obtenu la garde exclusive de ses enfants au Canada, elle a été une mère exemplaire et que son extradition ferait éclater la famille, ce que le ministre ne reconnaît pas ou ce à quoi il n’accorde pas suffisamment d’importance. L’appelante affirme que ses actes ont permis à ses enfants d’échapper à leur père violent et qu’ordonner son extradition choquerait la conscience des Canadiens dans la mesure où elle a dû choisir entre la protection de ses enfants et sa liberté.

[142]                      Pour sa part, l’intimé soutient que le ministre examine dûment l’intérêt supérieur des enfants et qu’il ne le trouve pas clair. La prise en compte de cet élément dans la décision du ministre est conforme à la jurisprudence des cours d’appel canadiennes, aux instruments internationaux, à la jurisprudence étrangère et à l’obligation qui lui incombe de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour décider d’ordonner ou non l’extradition.

b)             Analyse

Principes de droit

[143]                      La question de droit qui sous‑tend la thèse de l’appelante est celle du rôle de l’intérêt supérieur des enfants dans la décision du ministre sur l’extradition.

[144]                      L’intimé reconnaît que, pour arriver à sa décision, le ministre peut tenir compte des circonstances personnelles, y compris les difficultés que l’extradition occasionnera à la famille. J’ajoute que le ministre est tenu de le faire lorsque la preuve met de tels éléments en jeu, et son examen englobe alors l’intérêt supérieur des enfants qui seront touchés par l’extradition ou qui pourraient l’être.

[145]                      Toutefois, cela dit, l’intérêt supérieur des enfants en cas d’extradition doit être considéré à la lumière d’autres principes de droit importants et des faits de l’affaire (Fischbacher, par. 37-38). Comme le dit notre Cour dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, « le principe juridique qu’est l’“intérêt supérieur de l’enfant” peut être subordonné à d’autres intérêts dans des contextes appropriés », « [s]on application ne peut que dépendre fortement du contexte » et « [l]a société estime qu’il n’est pas toujours essentiel que l’“intérêt supérieur de l’enfant” ait préséance sur tous les autres intérêts en cause dans l’administration de la justice » (par. 10-11).

[146]                      Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, constitue l’arrêt de principe de notre Cour sur l’obligation d’accorder une grande d’importance à cet intérêt supérieur lors de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire susceptible de toucher un enfant. Dans cet arrêt, notre Cour se penche sur le rôle de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la décision du ministre sur une demande de mesure pour considérations d’ordre humanitaire présentée en application de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2 (devenue la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, c. 27 ). Le ministre était autorisé à accorder à certaines personnes une dispense d’application de certaines exigences et à faciliter leur admission au Canada « pour des raisons d’ordre humanitaire » (Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78‑172, art. 2.1, ajouté par DORS/93‑44, art. 2). Comme le fait remarquer notre Cour, « une décision d’ordre humanitaire est une décision qui prévoit une dispense d’application du règlement ou de la Loi [et] en pratique, il s’agit d’une décision, dans des affaires comme celle dont nous sommes saisis, qui détermine si une personne qui est au Canada, mais qui n’a pas de statut, peut y demeurer » (Baker, par. 15). En d’autres termes, le ministre est investi d’un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire lorsque sa décision « a des conséquences capitales sur l’avenir des personnes visées » et « peut également avoir des répercussions importantes sur la vie des enfants canadiens de la personne qui a fait la demande [. . .] puisqu’ils peuvent être séparés d’un de leurs parents ou déracinés de leur pays de citoyenneté, où ils se sont installés et ont des attaches » (ibid.).

[147]                      Pour arriver à sa conclusion sur le rôle de l’intérêt supérieur de l’enfant, notre Cour tient compte de ce large pouvoir discrétionnaire qui permet de statuer sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, ainsi que des objectifs de la Loi sur l’immigration, des lignes directrices régissant les décisions d’ordre humanitaire et des instruments internationaux applicables. Elle statue : « . . . pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, par. 75). L’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas toujours sur d’autres considérations. Cependant, dans le cas de Mme Baker, « le défaut d’accorder de l’importance et de la considération à l’intérêt des enfants constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire » (par. 65).

[148]                      Comme c’était le cas dans l’affaire Baker, les instruments internationaux relatifs aux droits des enfants apportent un éclairage sur le rôle de l’intérêt supérieur des enfants dans la décision du ministre d’extrader ou non. Ainsi, les valeurs et les principes qui sous‑tendent la Convention [internationale] relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, et d’autres instruments reconnaissent l’importance de la sensibilité aux droits des enfants et à leur intérêt supérieur dans les décisions qui touchent leur avenir (Baker, par. 71). Je reconnais que, pour l’application de l’al. 44(1)a), ces instruments militent en faveur de la reconnaissance de l’obligation du ministre d’examiner attentivement l’intérêt supérieur de l’enfant qui est susceptible d’être touché par l’extradition d’une personne ou qui le sera.

[149]                      Cependant, l’arrêt Baker appelle également à l’examen de la nature du pouvoir conféré par la loi et de l’objet du régime législatif lors de la prise en compte des répercussions de l’intérêt supérieur de l’enfant sur l’exercice de ce pouvoir. L’examen de ces éléments dans la présente affaire révèle que le ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants qui seront touchés par l’extradition, ou qui pourraient l’être, lorsqu’il appert du dossier dont il dispose que cette considération est pertinente. Toutefois, le ministre doit le faire à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris les répercussions pratiques sur les enfants d’une poursuite criminelle selon le droit interne et l’importance que le Canada s’acquitte de ses obligations internationales envers ses partenaires.

[150]                      Contrairement à la procédure d’examen d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire, la procédure d’extradition touche directement d’importantes obligations internationales envers chacun des partenaires et, en fin de compte, la viabilité de l’entraide internationale en matière criminelle. Lorsqu’il s’agit de décider d’ordonner ou non l’extradition d’une personne, le ministre « doit prendre en compte les exigences de bonne foi et d’honneur du Canada pour répondre aux demandes d’extradition fondées sur des traités en cette matière et il doit évaluer les effets que la décision d’extrader ou de ne pas extrader aura au plan politique et au plan des relations internationales » (Németh, par. 64).

[151]                      Qui plus est, le contexte criminel de l’extradition distingue le pouvoir dont le ministre est alors investi du pouvoir discrétionnaire d’ordre humanitaire qu’il exerce dans le contexte de l’immigration. En droit interne canadien, des parents sont parfois emprisonnés. Il arrive en effet qu’ils se voient refuser leur libération sous caution avant le procès et qu’ils soient condamnés à l’emprisonnement sur déclaration de culpabilité lorsque le commande la justice criminelle. Il en est ainsi même lorsque l’incarcération a des effets défavorables importants sur les enfants. Étant donné cette réalité de la justice criminelle dans notre pays, les conséquences d’une mise en accusation ne peuvent comme telles être injustes ou tyranniques (voir p. ex. Canada (Minister of Justice) c. Thomson, 2005 CanLII 5078 (C.A. Ont.), par. 7).

[152]                      Il ressort des décisions de notre Cour que le critère du caractère « injuste ou tyrannique » de la mesure énoncé à l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition  et la norme de la déférence applicable au contrôle judiciaire de l’arrêté d’extradition établissent un seuil élevé : le tribunal ne conclura pas à la légère que l’arrêté du ministre est déraisonnable. Ce même seuil vaut pour les effets de l’extradition sur l’intérêt supérieur des enfants, ce que confirment les arrêts des juridictions d’appel canadiennes sur ce point. Par exemple, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique opine que l’intéressé doit [traduction] « franchir un seuil élevé pour que soit justifié le refus du ministre fondé sur l’al. 44(1)a)» (Ganis c. Canada (Minister of Justice), 2006 BCCA 543, 233 B.C.A.C. 243, par. 31). De même, la Cour d’appel du Québec estime que « [l]es conséquences sur les enfants du demandeur ne peuvent empêcher son extradition que si elles la rendent injuste ou tyrannique, choquante pour la conscience ou simplement inacceptable » (Savu c. Canada (Ministre de la Justice), 2013 QCCA 554, par. 99 (CanLII)). Voir également United States of America c. Thornett, 2014 BCCA 464, 363 B.C.A.C. 311, par. 38, et United States c. Pakulski, 2015 ONCA 539, par. 8-9 (CanLII).

[153]                      Les décisions internationales citées devant nous vont dans le même sens. En effet, la Cour suprême du Royaume‑Uni confirme l’extradition de parents malgré les conséquences [traduction] « déchirantes » de la mesure pour les enfants (H. (H.) c. Deputy Prosecutor of the Italian Republic, [2012] UKSC 25, [2013] 1 A.C. 338). Cette conclusion est tirée au vu de l’exigence que l’extradition soit compatible avec le droit au respect de la vie familiale qui est garanti au fugitif à l’art. 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221, selon lequel « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ». De même, dans l’affaire H. c. Lord Advocate, [2012] UKSC 24, [2013] 1 A.C. 413, les intérêts de la justice criminelle et les obligations découlant de traités qui militent en faveur de l’extradition l’emportent finalement sur l’intérêt supérieur des enfants (par. 58). Dans ces affaires, le tribunal se livre également à un examen approfondi des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interaction entre l’art. 8 et l’extradition. Cette cour [traduction] « répète à maintes reprises que ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que la vie privée ou familiale d’un demandeur dans un État contractant l’emporte sur l’objectif légitime de son extradition » (H., par. 59; voir également H. (H.), par. 113-114).

[154]                      En somme, le seuil élevé qui vaut généralement pour l’application de l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition  n’atténue pas l’obligation du ministre d’évaluer attentivement les effets de l’extradition sur les enfants. Cependant, il fait ressortir la nécessité que l’évaluation de cette considération tienne compte d’autres principes importants du droit de l’extradition à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

c)         Application

[155]                      Dans le cas qui nous occupe, le ministre devait tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants pour prendre sa décision d’extrader ou non. Les principales conclusions du ministre sont les suivantes : l’intérêt supérieur des enfants n’est pas clair, les conséquences de l’extradition sur eux ne sont pas claires non plus et des considérations importantes militent en faveur de l’extradition. À mon avis, ces conclusions clés sont raisonnables et mènent à la décision raisonnable d’ordonner l’extradition de l’appelante.

[156]                      J’examine d’abord l’intérêt supérieur des enfants et la remarque du ministre selon laquelle cet intérêt n’est pas clair. Au vu de la preuve dont il dispose, non seulement cette conclusion est raisonnable, mais c’est le moins qu’on puisse dire. Suivant n’importe quelle interprétation raisonnable du dossier ce qui serait préférable pour les enfants était tout sauf clair étant donné le parcours compliqué de cette famille malheureuse et instable et les problèmes évidents du père et de la mère.

[157]                      À l’appui de sa conclusion, le ministre relève dans le dossier un certain nombre de points saillants. En raison des problèmes chroniques d’abus d’alcool ou d’autres substances psychotropes de l’appelante, un tribunal de la Géorgie a accordé au père la garde exclusive des enfants et refusé tout droit de visite à l’appelante. Selon le DEC, l’appelante a été arrêtée pour conduite avec facultés affaiblies alors que ses enfants se trouvaient à bord du véhicule. Le 26 mai 2011, les enfants ont été confiés à un foyer d’accueil. Entre l’arrestation de l’appelante, le 23 décembre 2010, et le 8 juin 2011, ni le père ni la mère n’ont eu la responsabilité des enfants, mais le ministre dit savoir qu’ils ont à nouveau été confiés à l’appelante le 8 juin 2011. Je signale que la source de ces renseignements demeure incertaine. Pour autant que je puisse dire, ni la preuve offerte au ministre, ni celle dont nous disposons aujourd’hui ne renseignent davantage sur le bien‑être des enfants ou la façon dont l’appelante s’est acquittée de son rôle de mère après que les enfants lui eurent été rendus.

[158]                      D’autres renseignements qui figurent au dossier donnent à penser que le ministre évalue le dossier de façon raisonnable lorsqu’il conclut que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas clair. Il appert du DEC que l’appelante et le père des enfants ont divorcé en 2001 et que l’appelante a alors obtenu la garde exclusive des enfants, et le père, des droits de visite. En novembre 2005, le père a obtenu la garde temporaire, puis les enfants auraient été retirés à l’appelante en raison de ses problèmes chroniques d’abus d’alcool et d’autres substances psychotropes. En décembre 2007, l’appelante a été déclarée coupable de s’être enfuie de l’État avec les enfants en contravention avec une ordonnance judiciaire et, en janvier 2008, elle a fait l’objet d’un mandat d’arrêt. En août 2008, elle a été déclarée coupable de violation de l’ordonnance de garde et condamnée à 12 mois de probation; elle a par la suite contrevenu à l’ordonnance de probation en quittant l’État sans autorisation.

[159]                      Il semble également que, pendant un certain temps entre 2004 et 2008, les enfants ont été confiés à un foyer d’accueil parce que ni le père ni la mère ne pouvaient s’occuper d’eux. Le tribunal de la Géorgie a conclu que le père avait été la seule personne à subvenir aux besoins des enfants depuis novembre 2005 et que, en juin 2008, on le jugeait apte à le faire. L’appelante n’aurait versé aucune pension alimentaire pour les enfants depuis qu’ils lui avaient été retirés en 2005. Le DEC révèle également que, le jour où elle aurait été arrêtée pour conduite avec facultés affaiblies alors que ses enfants étaient à bord du véhicule — allégation dont le ministre fait mention dans sa décision —, elle était encore sous le coup d’une ordonnance d’interdiction de contact. Après leur arrivée au Canada à la fin de 2010, les enfants et l’appelante ont vécu dans un refuge. Le DPJ indique que, au cours de cette période, de la marijuana a été trouvée dans le sac à main de l’appelante et que cette dernière a nié que la drogue lui appartenait. Après l’arrestation et la détention de l’appelante en décembre 2010 dans le cadre de la procédure d’extradition, les enfants ont été confiés à un foyer d’accueil. Lorsqu’elle a prolongé ce placement en mai 2011, la Cour du Québec a fait observer que la conduite passée de l’appelante [traduction] « montre clairement qu’elle peut contrevenir à une ordonnance judiciaire et compromettre la stabilité des enfants » (par. 21 (CanLII)).

[160]                      Par ailleurs, le dossier contient des renseignements peu rassurants sur le père. Des allégations de violence physique et de négligence ont été formulées contre lui, et il n’aurait pas fait grand‑chose pour récupérer les enfants. En mai 2011, la Cour du Québec concluait que les allégations de violence physique formulées contre le père devaient être prises au sérieux et que les autorités de la Géorgie ne pouvaient confirmer que les enfants ne seraient pas exposés à un risque de violence si le père en avait à nouveau la garde (par. 15).

[161]                      Examinés de concert avec les faits mentionnés dans sa décision, tous ces éléments permettent d’affirmer que le ministre a raison de conclure que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas clair.

[162]                      En ce qui concerne les répercussions de l’extradition de l’appelante sur les enfants, le ministre signale que ceux‑ci [traduction] « ont à nouveau été confiés à l’appelante » en juin 2011, mais aucun élément ne lui permet de dire qu’ils seraient rendus à leur père si leur mère était extradée (décision du ministre, p. 4). Le DPJ déterminera plutôt si les enfants doivent être confiés à un membre de la famille responsable ou, au besoin, à un foyer d’accueil. Cette décision doit être prise au vu de l’absence au dossier d’un élément permettant de savoir si l’appelante sera incarcérée ou non jusqu’à son procès en Géorgie ou quelles seront les répercussions des accusations criminelles portées contre elle sur sa relation avec les enfants. Aucune donnée sur la possibilité d’autres arrangements familiaux au Canada ou aux États‑Unis ne figure au dossier.

[163]                      Devant notre Cour, l’appelante soutient que depuis qu’elle a obtenu [traduction] « la garde exclusive de ses enfants au Canada . . . [elle] a été une mère exemplaire » et que le ministre ne le reconnaît pas (m.a., par. 71). Comme je le mentionne précédemment, aucune donnée n’existe sur le comportement de l’appelante ou le bien‑être des enfants après juin 2011. Aucun élément ne permet de conclure que le ministre arrive à une décision déraisonnable parce qu’il ne tient pas compte du fait que l’appelante a pris soin des enfants après qu’ils lui eurent à nouveau été confiés, étant donné qu’aucune preuve en ce sens ne lui a été présentée. Si l’appelante possédait des renseignements qui lui paraissaient pertinents sur ce point, mais qu’elle n’a pas communiqués au ministre, il me semble que la bonne façon de procéder aurait été de demander au ministre d’accepter des éléments de preuve supplémentaires et de réexaminer la décision (Loi sur l’extradition , art. 42  et par. 43(2) ; voir également Adam c. United States of America (2003), 64 O.R. (3d) 268 (C.A.), par. 17‑26; United States c. Pakulski, 2014 ONCA 81, par. 7‑9 (CanLII); United States of America c. Johnstone, 2013 BCCA 2, 333 B.C.A.C. 107, par. 7-8, 27 et 61; et United States of America c. Fong (2005), 193 C.C.C. (3d) 533 (C.A. Ont.), par. 31‑38).

[164]                      À mon avis, le ministre conclut de manière raisonnable, eu égard aux données dont il dispose, que les répercussions possibles de l’extradition de l’appelante sur les enfants ne sont pas claires.

[165]                      En plus de se pencher sur ce qui est dans l’intérêt supérieur des enfants, le ministre tient également compte du fait qu’une personne accusée d’un crime au Canada ne peut échapper à une poursuite criminelle pour la seule raison que la poursuite pourrait avoir des conséquences défavorables sur son conjoint, ses enfants ou d’autres membres de sa famille. Il s’agit d’une considération valable dont il peut tenir compte. La ministre prend également en compte l’important principe d’ordre public selon lequel on ne doit pas permettre qu’un père ou une mère enlève ses enfants en contravention avec une ordonnance de garde ou se serve des frontières internationales pour séparer les enfants de celui des deux qui en a la garde. Il était également loisible au ministre de tenir compte de ce principe.

[166]                      En ce qui a trait à ce dernier point, l’appelante soutient qu’elle ne devrait pas être punie pour avoir protégé légitimement ses enfants contre une menace réelle et qu’il serait injuste et tyrannique de contraindre une personne se trouvant dans sa situation à choisir entre la protection de ses enfants et sa liberté.

[167]                      À mon avis, le dossier ne révèle même pas un fondement raisonnable qui permettrait de penser que l’appelante devait enlever les enfants pour les protéger contre la violence physique alléguée de leur père. De plus, comme le ministre le signale à juste titre, il ne lui appartient pas d’apprécier le caractère suffisant de la preuve présentée à l’appui de l’incarcération. Il n’est pas déraisonnable de sa part d’accorder peu de poids à la prétention de l’appelante selon laquelle elle a dû agir comme elle l’a fait pour protéger les enfants.

[168]                      À mon sens, dans sa décision, le ministre examine les faits pertinents et applique les bons principes de droit aux prétentions et à la preuve. Il se penche attentivement sur l’intérêt supérieur des enfants, qu’il soupèse au regard d’autres considérations pertinentes, pour conclure que l’extradition de l’appelante ne serait pas injuste ou tyrannique dans les circonstances.

[169]                      En conclusion, je conviens avec la Cour d’appel que la décision du ministre est raisonnable et qu’elle n’est entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention à l’issue d’un contrôle judiciaire.

[170]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi contre l’arrêté d’extradition du ministre.

IV.         Dispositif

[171]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi contre l’ordonnance d’incarcération et l’arrêté d’extradition.

[172]                      Après examen des arguments de l’appelante sur les dépens, je ne rends aucune ordonnance à leur sujet.

                    Version française des motifs des juges Abella, Karakatsanis et Côté rendus par

[173]                      La juge Abella (dissidente) — La présente affaire concerne trois jeunes enfants qui, après s’être enfuis et avoir vécu plusieurs jours dans une maison abandonnée, ont demandé à leur mère de les soustraire à un père violent qui les maltraitait. Pour les avoir secourus, elle est maintenant passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison si elle est extradée aux États‑Unis.

[174]                      La question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si le Canada devrait extrader la mère. Dans notre droit de l’extradition, personne ne peut être extradé, à moins que sa conduite ait constitué une infraction punissable au Canada. C’est ce qu’on appelle le principe de la double incrimination, l’une des pierres angulaires du processus d’extradition au Canada. Il vise à garantir que personne ne soit extradé du Canada vers un autre État afin d’y être traduit en justice pour des actes qui ne constituent pas une infraction criminelle dans notre pays.

[175]                      Au Canada, priver un parent de la garde ne constitue pas une infraction si cette mesure s’avère nécessaire pour protéger un enfant d’un danger imminent. En conséquence, la juge d’incarcération a conclu que la mère ne serait pas coupable d’une infraction criminelle au Canada.

[176]                      Il est également manifeste que le fait d’extrader la mère serait contraire à l’intérêt supérieur des enfants. Personne ne conteste que les enfants ne devraient pas être renvoyés chez leur père qui les maltraite. Extrader la mère parce qu’elle a agi afin de protéger ses enfants, c’est pénaliser ceux‑ci de s’être tournés vers elle en les privant du seul parent susceptible de s’occuper d’eux. De plus, comme la défense d’avoir porté secours aux enfants pour les protéger d’un danger imminent n’existe pas dans l’État de la Géorgie, la mère ne pourra pas faire valoir le moyen de défense qu’elle aurait été en mesure de soulever si elle avait été poursuivie au Canada. Avec égards, l’extradition en pareilles circonstances est une situation digne d’un roman de Kafka.

[177]                      Par conséquent, j’accueillerais le pourvoi.

Contexte

[178]                      M.M. et R.P. se sont mariés en 1996 et ils ont divorcé en 2001. Ils ont eu trois enfants, nés en 1996, 2000 et 2001. Au moment du divorce, la famille vivait dans l’État de la Géorgie aux États‑Unis.

[179]                      M.M., la mère, s’est d’abord vu accorder la garde exclusive des enfants après le divorce. Le père, R.P., disposait de droits d’accès. En 2005, ce dernier a pris les enfants temporairement sous sa garde. Le 19 juin 2008, un tribunal de la Géorgie lui a confié la garde exclusive des enfants en raison des problèmes de toxicomanie de la mère. L’ordonnance précisait que la mère ne devait avoir aucun droit d’accès ni contact avec les enfants.

[180]                      Le 30 octobre 2010, le père a signalé la disparition des trois enfants, alors âgés de 9, 10 et 14 ans. Les enfants affirment s’être enfuis à cause de la violence et des mauvais traitements que leur infligeait leur père. Ils ont agi ainsi sans consulter leur mère et à son insu, et ils sont restés tantôt dans une maison abandonnée, tantôt chez des amis. Ce n’est que vers le 9 novembre que les enfants ont communiqué avec leur mère. Le même jour, en Géorgie, alors que les enfants se trouvaient dans sa voiture, la mère a été interceptée par la police, qui la soupçonnait de conduire avec les facultés affaiblies. Ignorant que la disparition des enfants avait fait l’objet d’un signalement, le policier les a confiés à la garde d’un collègue en attendant qu’un membre de la famille choisi par la mère puisse venir les chercher.

[181]                      Plusieurs semaines plus tard, la mère et les enfants ont été découverts dans un refuge pour femmes battues au Québec. La mère est née dans cette province et, comme ses enfants, elle possède la double citoyenneté canadienne et américaine.

[182]                      Dans les mois qui ont suivi, la travailleuse sociale représentant le directeur de la protection de la jeunesse du Québec a tenté à de nombreuses reprises, mais sans succès, de joindre le père. Bien qu’à une occasion, il ait dit à cette dernière qu’il collaborait avec un groupe américain afin d’obtenir le retour des enfants aux États‑Unis, le père a confié à une autre travailleuse sociale le lendemain qu’il n’avait pas l’intention de venir au Canada pour les chercher. Le service téléphonique du père a par la suite été coupé, et rien n’indique où celui‑ci pourrait se trouver. Les mauvais traitements d’ordre physique et psychologique qu’il a fait subir aux enfants ne sont pas contestés.

[183]                      Le 22 décembre 2010, la mère a été accusée en Géorgie de violation d’une ordonnance de garde à l’extérieur de l’État (« interstate interference with a custody order »), de harcèlement grave et d’incitation à la délinquance d’un mineur. Un mandat d’arrestation a été décerné contre elle.

[184]                      La mère a été arrêtée au Canada le 23 décembre 2010 dans le refuge. Deux mois plus tard, sur le fondement d’une demande d’extradition présentée par les États‑Unis, un arrêté introductif d’instance a été pris relativement aux accusations de violation de l’ordonnance de garde, en vue d’obtenir l’incarcération de la mère pour les infractions canadiennes correspondantes, à savoir (1) enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans, en violation de l’art. 280  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , et (2) enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde, en violation de l’art. 282. Voici le libellé de ces dispositions :

 (1) Quiconque, sans autorisation légitime, enlève ou fait enlever une personne non mariée, âgée de moins de seize ans, de la possession et contre la volonté de son père ou de sa mère, d’un tuteur ou de toute autre personne qui en a la garde ou la charge légale est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans.

                        (2) Au présent article et aux articles 281 à 283, « tuteur » s’entend notamment de toute personne qui en droit ou de fait a la garde ou la surveillance d’une autre personne.

                    . . .

 (1) Quiconque, étant le père, la mère, le tuteur ou une personne ayant la garde ou la charge légale d’une personne âgée de moins de quatorze ans, enlève, entraîne, retient, reçoit, cache ou héberge cette personne contrairement aux dispositions d’une ordonnance rendue par un tribunal au Canada relativement à la garde de cette personne, avec l’intention de priver de la possession de celle‑ci le père, la mère, le tuteur ou une autre personne ayant la garde ou la charge légale de cette personne, est coupable :

                                    a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;

                                    b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

     (2) Lorsqu’un chef d’accusation vise l’infraction prévue au paragraphe (1) et que celle‑ci n’est pas prouvée du seul fait que l’accusé ne croyait pas qu’il existait une ordonnance de garde valide, ce dernier peut cependant être reconnu coupable de l’infraction prévue à l’article 283 s’il y a preuve de cette dernière.

[185]                      L’article 285  du Code criminel  établit un moyen de défense légal à l’encontre des accusations portées en vertu des art. 280 et 282 :

 Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction prévue aux articles 280 à 283 si le tribunal est convaincu que les actes reprochés étaient nécessaires pour protéger la jeune personne en question d’un danger imminent ou si l’accusé fuyait pour se protéger d’un tel danger.

[186]                      Peu après son arrestation, la mère a sollicité sa mise en liberté provisoire. Cette demande a été rejetée. Toutefois, sa deuxième demande a été accueillie.

[187]                      La juge d’extradition, la juge Cohen, a finalement refusé d’ordonner l’incarcération de la mère en vue de son extradition. En refusant la demande, elle a souligné que le rôle du juge d’extradition ne consiste pas simplement à « entériner d’office » les décisions de l’exécutif, mais aussi à s’assurer que le dossier de l’intéressé fait l’objet d’une appréciation judiciaire valable basée sur la preuve et le droit.

[188]                      La juge d’extradition a accepté en preuve une série d’admissions faites dans le cadre de la première demande présentée par la mère en vue d’obtenir sa mise en liberté provisoire, un témoignage donné antérieurement par l’aîné des enfants lors de l’audience relative à la deuxième demande de mise en liberté provisoire de la mère, un jugement de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec sur une requête visant à assurer la protection des enfants, ainsi que deux rapports de travailleuses sociales au Canada et aux États‑Unis déposés comme pièces devant la Chambre de la jeunesse. Ces éléments de preuve indiquaient que les enfants avaient peur de leur père et que celui‑ci les avait maltraités physiquement et psychologiquement. Ils confirmaient aussi que les enfants s’étaient enfuis de chez leur père sans aucune assistance de la part de leur mère, et même à son insu, et qu’ils avaient attendu plus d’une semaine avant de communiquer avec elle pour lui demander de l’aide.

[189]                      Sur la base de cette preuve, la juge Cohen a conclu que l’infraction d’enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans, prévue au par. 280(1), n’avait pas été établie. Selon la juge, la preuve indiquait clairement que les enfants avaient quitté leur père de leur propre gré. Rien dans la preuve ne démontrait que la mère avait, sans autorisation légitime, enlevé ou fait enlever les enfants de la possession de leur père contre la volonté de celui‑ci. Le seul élément de preuve étayant cette conclusion était une affirmation — dans un document préparé par les États‑Unis résumant la preuve dont on disposait en vue du procès dans ce pays — selon laquelle le père viendrait témoigner qu’il soupçonnait la mère d’avoir enlevé les enfants sans son autorisation. La juge d’extradition a statué que cette preuve était à ce point déficiente et si peu digne de foi qu’elle ne méritait pas d’être prise en considération.

[190]                      Quant à l’infraction d’enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde, prévue au par. 282(1), la juge d’extradition a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve de l’intention spécifique de la mère de priver le père de la possession des enfants. Au contraire, la preuve indiquait que celle‑ci avait refusé de recevoir ou d’héberger les enfants après leur fuite.

[191]                      La juge Cohen a également exprimé l’avis qu’en raison du [traduction] « libellé clair » de l’art. 285, la mère ne pouvait être déclarée coupable de l’infraction d’enlèvement reprochée, puisqu’elle avait l’intention de protéger les enfants d’un danger imminent aux mains de leur père. En conséquence, aucun jury canadien raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne pourrait dans ces circonstances rendre un verdict de culpabilité contre la mère relativement à l’accusation d’enlèvement des enfants.

[192]                      L’ordonnance d’incarcération a donc été refusée.

[193]                      La Cour d’appel du Québec a accueilli l’appel et ordonné l’incarcération de la mère. Selon la cour, le rôle d’un juge d’extradition est limité et exclut l’appréciation de la valeur probante de la preuve. En l’espèce, la juge d’extradition a commis une erreur en se demandant s’il existait, en substance, une probabilité raisonnable de déclaration de culpabilité. Elle n’a pas analysé les faits admis et non réfutés suivants figurant au dossier, à savoir que les enfants avaient disparu alors qu’ils étaient sous la garde de leur père et qu’on les avait retrouvés dans la voiture de leur mère le 9 novembre 2010. De l’avis de la Cour d’appel, la preuve établissait les éléments essentiels pour justifier l’incarcération.

[194]                      De plus, la Cour d’appel a estimé que la juge d’extradition avait commis une erreur en tenant compte de la défense prévue à l’art. 285  du Code criminel . La cour a conclu que, bien qu’il soit possible qu’une défense s’apparentant à celle prévue à  l’art. 285 puisse [traduction] « en temps et lieu » être invoquée par la mère, la juge d’extradition avait outrepassé son propre rôle en examinant cette défense à l’étape de l’incarcération.

[195]                      Dans ses observations présentées au ministre de la Justice, la mère a soutenu que son extradition serait injuste ou tyrannique, parce qu’une telle mesure ne servirait pas l’intérêt supérieur de ses enfants et qu’elle disposait, en vertu de l’art. 285  du Code criminel , d’une défense solide à faire valoir à l’encontre des accusations canadiennes équivalentes. Elle a fait remarquer en particulier qu’elle avait bien pris soin de ses enfants, qu’elle les avait protégés d’un danger imminent de violence physique et psychologique en les emmenant au Canada et qu’ils seraient exposés à un risque sérieux de préjudice s’ils devaient retourner chez leur père violent en Géorgie.

[196]                      Le ministre a ordonné son extradition, soulignant que l’« intérêt supérieur de l’enfant » n’était pas un principe de justice fondamentale et qu’une personne accusée d’un crime au Canada ne pouvait pas échapper à des poursuites criminelles uniquement parce que celles‑ci pourraient avoir des conséquences défavorables sur sa famille. De toute façon, il a conclu que l’intérêt supérieur des enfants n’était pas évident dans cette affaire et que rien dans la preuve n’indiquait que ceux‑ci seraient renvoyés chez leur père si leur mère était extradée. De plus, le ministre a estimé que le directeur de la protection de la jeunesse du Québec pourrait déterminer ce qui était dans l’intérêt supérieur des enfants en cas d’extradition de la mère, et que, si aucun membre de la famille ne pouvait prendre soin d’eux, ils pourraient être placés en famille d’accueil.

[197]                      En outre, le ministre a conclu que la défense prévue à l’art. 285 ne changeait rien à la nature criminelle de la conduite reprochée et qu’il ne s’agissait pas non plus d’une considération pertinente pour déterminer si la conduite de la mère respectait les conditions d’existence de la double incrimination. Selon lui, les moyens de défense devaient être laissés à l’appréciation du tribunal étranger. Même s’il a admis que le droit de la Géorgie ne reconnaissait aucune défense équivalente à celle prévue à l’art. 285, il a souligné que la mère pouvait néanmoins soulever la défense de la coercition. Il a estimé qu’il ne lui appartenait pas de remettre en cause la suffisance de la preuve relative à l’incarcération.

[198]                      La Cour d’appel du Québec a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par la mère à l’égard de l’arrêté d’extradition du ministre. Elle a conclu que la décision du ministre était raisonnable parce qu’il avait considéré et apprécié toutes les circonstances pertinentes, y compris l’intérêt supérieur des enfants. Le ministre avait également soupesé correctement la situation personnelle de la mère et les conséquences de l’extradition pour elle et ses enfants par rapport à des facteurs tels que l’importance pour le Canada de respecter ses obligations internationales et de ne pas servir de refuge aux fugitifs. L’extradition de la mère aux États‑Unis ne serait donc pas injuste ou tyrannique, et n’entraînerait pas non plus une violation de ses droits constitutionnels.

[199]                      Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Ferras, [2006] 2 R.C.S. 77, notre Cour a précisé le critère applicable à l’incarcération dans une instance d’extradition, le distinguant clairement de la norme moins exigeante applicable au renvoi à procès dans une enquête préliminaire. Ce critère consiste à décider s’il existe « suffisamment d’éléments de preuve au vu desquels un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité » (par. 65). À mon avis, il n’est pas respecté en l’espèce.

[200]                      Et, bien que cela ne soit pas strictement nécessaire, puisque j’estime que l’incarcération n’était pas justifiée, j’annulerais également l’arrêté d’extradition du ministre. Soit dit en tout respect, ce dernier n’a pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, lesquels, ayant sollicité l’assistance de leur mère pour échapper à la violence de leur père, se retrouveraient sans aucun parent si leur mère était extradée parce qu’elle les a aidés. Le ministre n’a pas non plus dûment pris en compte le fait que la Géorgie ne reconnaît pas de défense analogue à celle prévue à l’art. 285.

Analyse

[201]                      L’extradition est souvent décrite comme une procédure à trois étapes. À la première étape, lorsque le ministre a reçu une demande d’extradition d’un autre État, il doit décider s’il donne suite à l’affaire en délivrant un arrêté introductif d’instance. S’il délivre un tel arrêté, la prochaine étape est celle de l’incarcération; le juge d’extradition décide alors si l’exigence relative à la double incrimination est respectée et si l’incarcération est de ce fait justifiée. Si l’incarcération est ordonnée, l’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il décide d’ordonner ou non l’extradition (voir Loi sur l’extradition , L.C. 1999, c. 18, art. 40 ). Le pouvoir d’ordonner ou de refuser l’extradition est discrétionnaire, mais il est assujetti aux dispositions de la Loi sur l’extradition  et du Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3 (le « Traité »), et doit être exercé conformément à la Charte canadienne des droits et libertés . Considération encore plus pertinente pour les besoins de la présente affaire, l’al. 44(1) a) de la Loi sur l’extradition  prévoit que le ministre doit refuser l’extradition s’il est convaincu qu’elle serait « injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ».

[202]                      Le Canada est signataire d’un certain nombre de traités d’extradition, y compris le Traité, qui régit l’extradition entre le Canada et les États‑Unis. Le Traité et d’autres traités d’extradition ont été incorporés au droit interne par la Loi sur l’extradition .

[203]                      Le principe de la « double incrimination » est une condition préalable à l’extradition aux termes des traités d’extradition dont le Canada est signataire (p. ex., articles 2 et 10 du Traité), et il est inscrit au par. 3(1)  de la Loi sur l’extradition . Cette disposition est rédigée ainsi :

 (1) Toute personne peut être extradée du Canada, en conformité avec la présente loi et tout accord applicable, à la demande d’un partenaire pour subir son procès dans le ressort de celui‑ci, se faire infliger une peine ou y purger une peine si :

                                    a) d’une part, l’infraction mentionnée dans la demande est, aux termes du droit applicable par le partenaire, sanctionnée, sous réserve de l’accord applicable, par une peine d’emprisonnement ou une autre forme de privation de liberté d’une durée maximale de deux ans ou plus ou par une peine plus sévère;

                                    b) d’autre part, l’ensemble de ses actes aurait constitué, s’ils avaient été commis au Canada, une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien :

                                                (i) dans le cas où un accord spécifique est applicable, par une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans ou plus ou par une peine plus sévère,

                                                (ii) dans le cas contraire, sous réserve de l’accord applicable, par une peine d’emprisonnement maximale de deux ans ou plus ou par une peine plus sévère.

[204]                      La double incrimination comporte donc un aspect interne et un aspect étranger. L’alinéa 3(1) a) de la Loi sur l’extradition  exige que l’infraction à l’égard de laquelle l’extradition est demandée soit sanctionnée dans l’État requérant par une privation de liberté de deux ans ou plus. L’alinéa 3(1) b) précise que les actes constituant l’infraction punissable à l’étranger doivent constituer une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien par une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans.

[205]                      Comme l’a expliqué la juge McLachlin dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 845, « [i]l n’y aura pas d’extradition pour des actes qui ne constituent pas des infractions dans notre pays ». L’objectif à la base de l’exigence relative à la double incrimination est de faire en sorte que « personne au Canada [ne soit] extradé afin d’être poursuivi à l’extérieur de notre pays pour un comportement qui ne constitue pas un crime dans notre pays » (États‑Unis d’Amérique c. Lépine, [1994] 1 R.C.S. 286, p. 297). Autrement dit, « [l]e principe de la double incrimination vise à protéger la liberté de l’intéressé en empêchant qu’il soit extradé vers un autre État pour y être traduit en justice pour des actes qui ne constitueraient pas une infraction criminelle dans son pays d’accueil » (Canada (Justice) c. Fischbacher, [2009] 3 R.C.S. 170, par. 26).

[206]                      Le principe de la double incrimination est reconnu à l’échelle internationale comme un élément essentiel du droit de l’extradition (Fischbacher, par. 26). Se fondant en partie sur la notion de réciprocité, il garantit que la liberté d’une personne n’est pas menacée lorsque l’infraction ne constitue pas une infraction criminelle dans l’État requis (Washington (État de) c. Johnson, [1988] 1 R.C.S. 327, p. 341 (citant Ivan A. Shearer, Extradition in International Law (1971), p. 137-138)).

[207]                      En effet, la double incrimination repose en partie sur la nécessité de garantir [traduction] « qu’il ne sera pas porté atteinte à la liberté d’une personne pour des infractions qui ne sont pas considérées comme criminelles par l’État requis » (Shearer, p. 137). Comme l’explique le professeur Shearer, le principe de la réciprocité fait en sorte qu’un État n’aura pas à extrader une personne pour une infraction à l’égard de laquelle il « n’aura jamais lui‑même l’occasion de demander l’extradition » (p. 138). Autrement dit, lorsqu’une personne est extradée pour des actes qui ne correspondent pas à une infraction criminelle dans l’État requis, il y a entorse au principe de la double incrimination.

[208]                      Il incombe au ministre de déterminer si l’aspect étranger de la double incrimination est respecté. Lorsqu’on lui demande d’extrader une personne en vue de lui faire subir un procès, le ministre doit, avant de pouvoir prendre un arrêté introductif d’instance, décider si les actes décrits dans la demande satisfont aux conditions prévues à l’al. 3(1)a) (Loi sur l’extradition , par. 15(1) ). Le paragraphe 15(3)  de la Loi sur l’extradition  prévoit que l’arrêté introductif d’instance doit comporter trois éléments, dont celui voulant que l’ensemble des actes reprochés corresponde à une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien, conformément à l’al. 3(1)b).

[209]                      L’arrêté introductif d’instance autorise le ministre à demander une ordonnance d’incarcération à un juge d’extradition. L’audience d’extradition vise à déterminer si l’aspect interne de la double incrimination est respecté, comme l’exige l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition . Le paragraphe 29(1)  de la Loi sur l’extradition  dispose :

                        29. (1) Le juge ordonne dans les cas suivants l’incarcération de l’intéressé jusqu’à sa remise :

                                    a) si la personne est recherchée pour subir son procès, la preuve — admissible en vertu de la présente loi — des actes justifierait, s’ils avaient été commis au Canada, son renvoi à procès au Canada relativement à l’infraction mentionnée dans l’arrêté introductif d’instance et le juge est convaincu que la personne qui comparaît est celle qui est recherchée par le partenaire;

[210]                      Le paragraphe 29(1)  de la Loi sur l’extradition  exige que le juge rende une ordonnance d’incarcération dans le cas où la preuve des actes reprochés justifierait, s’ils avaient été commis au Canada, un renvoi à procès dans notre pays. Il faut cependant interpréter cette exigence d’une manière qui s’harmonise avec le reste de la Loi. De façon plus particulière, l’al. 3(1)b) prévoit notamment que l’ensemble des actes de la personne doit constituer, s’ils avaient été commis au Canada, « une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien ». Il faut donner effet à l’al. 3(1)b) et au principe de la double incrimination qui l’anime afin de déterminer l’étendue du rôle du juge d’extradition lorsqu’il décide s’il lui faut ordonner l’incarcération. Il s’ensuit que la fonction de l’audience d’extradition peut être définie ainsi :

            . . . déterminer s’il y a suffisamment de preuve qu’un fugitif accusé a commis un acte dans l’État requérant qui, s’il avait été commis au Canada, constituerait un crime [. . .] Bref, [. . .] le juge d’extradition doit déterminer si l’acte de l’accusé constituerait un crime s’il avait été accompli dans notre pays. [Souligné dans l’original.]

(McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475, p. 526)

[211]                      Plus récemment, dans l’arrêt Ferras, la Cour s’est penchée sur un appel d’une ordonnance d’incarcération. Elle a statué que, avant que l’incarcération d’une personne puisse être ordonnée, il faut une « décision judiciaire valable » quant à la question de savoir si la preuve nécessaire à son extradition a été établie — c’est‑à‑dire « s’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour qu’un jury [canadien], ayant reçu des directives appropriées, puisse conclure à la culpabilité » (par. 26). Le juge d’extradition ne peut se contenter d’« entériner d’office »; il doit plutôt « examiner les faits et le droit et être convaincu qu’ils justifient l’incarcération avant d’ordonner l’extradition » (par. 25).

[212]                      Comme l’audience relative à l’incarcération et l’enquête préliminaire constituent toutes deux des procédures préalables au procès servant de filtre pour apprécier le caractère suffisant de la preuve, un parallèle a déjà été tracé entre les deux procédures. Il convient toutefois de souligner que, dans l’arrêt Ferras, la Cour a expliqué qu’elles comportent des différences importantes :

                        Il importe également de noter les différences entre les audiences d’extradition et les enquêtes préliminaires qui se déroulent au Canada. Dans les deux cas, il s’agit d’une étape préalable au procès servant de filtre et on utilise le même critère du caractère suffisant de la preuve pour le renvoi à procès : existe‑t‑il des éléments de preuve au vu desquels un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait rendre un verdict de culpabilité [. . .] Dans sa version antérieure, la Loi sur l’extradition  cimentait l’analogie entre les deux procédures en précisant que l’audience devant le juge d’extradition devait « se déroule[r], dans la mesure du possible [. . .] comme [si le fugitif] comparaissait devant un juge de paix pour un acte criminel commis au Canada » [. . .] Toutefois, la nouvelle Loi ne maintient pas ce parallèle étroit entre les procédures. Le paragraphe 24(2) de la Loi stipule : « [Le juge, pour procéder à l’audition de la demande est] investi, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, des mêmes pouvoirs qu’un juge de paix en application de la partie XVIII du Code criminel , compte tenu des adaptations nécessaires. »  Cette disposition confère au juge d’extradition les mêmes pouvoirs que ceux dont est investi le juge présidant l’enquête préliminaire, mais elle exige qu’il les exerce d’une manière qui convienne dans le contexte de l’extradition. Le juge ne se conforme plus « dans la mesure du possible » à la procédure d’une enquête préliminaire. La deuxième différence réside dans les règles d’admission de la preuve. À l’enquête préliminaire, l’admission de la preuve se fait selon les règles de preuve applicables au Canada, avec tout ce qu’elles comportent de garanties inhérentes quant au seuil de fiabilité. Par contre, la preuve présentée dans une instance d’extradition peut être dépourvue de ces garanties. La troisième différence tient au pouvoir des juges d’extradition d’accorder des réparations fondées sur la Charte . Étant donné ces différences, il n’est pas approprié d’assimiler la tâche du juge d’extradition à celle du juge présidant l’enquête préliminaire. [Italiques ajoutés; par. 48.]

L’arrêt Ferras distingue donc clairement l’audience relative à l’incarcération de l’enquête préliminaire, écartant dans l’instance d’extradition le critère de renvoi à procès applicable en matière préliminaire.

[213]                      Vu le contexte des procédures d’extradition et les droits à la liberté en cause, le critère applicable à l’incarcération en vue de l’extradition est plus exigeant que celui applicable au renvoi au procès criminel dans une enquête préliminaire. C’est ce qui ressort de l’élargissement de la faculté du juge d’extradition d’admettre et d’apprécier des éléments de preuve déposés à l’audience relative à l’incarcération :

                        . . . le par. 29(1) de la Loi sur l’extraditionexige que le juge d’extradition soit convaincu que les éléments de preuve justifieraient le renvoi à procès au Canada, si l’infraction y avait été commise. Les tribunaux canadiens ont adopté, au cours des dernières décennies, la pratique qui consiste à soumettre l’accusation ou le moyen de défense à l’appréciation du jury lorsqu’un élément de preuve permet de les étayer et ont dissuadé les juges de première instance d’évaluer la preuve et de soustraire une question à l’appréciation du jury du fait que la preuve n’est pas suffisamment fiable ou convaincante [. . .] Cela peut expliquer la conclusion [. . .] selon laquelle le juge d’extradition n’a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser l’extradition s’il existe une preuve, même faible ou douteuse, à l’appui de chacun des éléments de l’infraction alléguée. À mon avis, cette façon stricte d’aborder le pouvoir judiciaire discrétionnaire ne devrait pas s’appliquer en matière d’extradition. La décision de retirer à un juge de première instance son pouvoir discrétionnaire reflète la certitude que, étant donné les règles strictes d’admissibilité de la preuve dans les procès criminels, le jury qui a reçu des directives appropriées est capable de s’acquitter de la tâche qui lui incombe d’évaluer la fiabilité de la preuve et de soupeser son caractère suffisant sans l’aide du juge. L’accusé n’est pas privé de la protection que procurent l’examen et l’appréciation de la preuve par le juge des faits. Par contre, l’application de ce critère dans des instances d’extradition a pour effet de priver l’intéressé de tout examen de la fiabilité ou du caractère suffisant de la preuve. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire limité qu’ont les juges de soustraire à l’appréciation d’un jury canadien un élément de preuve n’a pas les mêmes conséquences négatives sur le plan constitutionnel que la décision de lui retirer le pouvoir discrétionnaire de refuser d’ordonner l’incarcération en vue de l’extradition. Dans ce dernier cas, le retrait du pouvoir discrétionnaire peut priver l’intéressé de son droit constitutionnel à une décision judiciaire valable avant qu’il perde sa liberté et soit renvoyé du pays. [Italiques ajoutés; par. 47.]

[214]                      Pour justifier l’incarcération dans une procédure d’extradition, le critère applicable est donc clair : non seulement doit‑il exister une preuve à l’égard de chacun des éléments de l’infraction, mais cette preuve doit être telle qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait rendre un verdict de culpabilité. Comme l’a déclaré la Cour dans l’arrêt Ferras :

                        Au paragraphe 29(1), la directive imposant au juge d’extradition de déterminer s’il existe une preuve admissible qui « justifierait [. . .] le renvoi à procès » l’oblige à évaluer si la preuve admissible prouve le bien‑fondé de l’incarcération en vue de l’extradition. Il ne suffit pas qu’un élément de preuve existe simplement à l’égard de chaque élément du crime. La preuve doit pouvoir permettre à un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, de rendre un verdict de culpabilité. Si la preuve ne permet pas de démontrer le caractère suffisant pour justifier l’incarcération, elle ne saurait alors « justifier » cette dernière. Le juge d’extradition n’a pas besoin d’être convaincu par la preuve que l’intéressé est coupable des crimes allégués. Cette appréciation incombe au tribunal de première instance dans le pays étranger. Cependant, il doit être démontré que la cause pourrait faire l’objet d’un procès au Canada. Le juge d’extradition pourrait donc être tenu de procéder à une évaluation limitée des éléments de preuve pour statuer, non pas sur la culpabilité ultime, mais sur le caractère suffisant des éléments de preuve pour justifier le renvoi à procès. [Italiques dans l’original; par. 46.]

[215]                      Pour décider si l’incarcération est justifiée, le juge d’extradition doit se demander à la fois quelle est la preuve admissible sous le régime de la Loi sur l’extradition  et si cette preuve justifie l’incarcération (Ferras, par. 36). Les articles 31  à 37  de la Loi sur l’extradition  établissent le cadre régissant l’admissibilité de la preuve dans le contexte de l’extradition. Il convient de souligner que le par. 32(1) dispose notamment que les éléments de preuve admissibles en vertu du droit canadien sont admissibles lors d’une audience d’extradition. De plus, les éléments de preuve présentés par l’intéressé qui sont « pertinents » pour les besoins du critère applicable à l’incarcération selon le par. 29(1) sont admissibles si le juge les estime « dignes de foi », même s’ils pourraient par ailleurs ne pas être admissibles en vertu du droit canadien (al. 32(1)c)).

[216]                      La question centrale dans le présent pourvoi en ce qui concerne l’ordonnance d’incarcération est donc de savoir si « un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées », pourrait « rendre un verdict de culpabilité ». À mon avis, cela suppose nécessairement l’examen de la défense prévue à l’art. 285  du Code criminel , lequel précise notamment que nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée aux art. 280 à 283 si l’enlèvement ou l’hébergement était nécessaire pour protéger la jeune personne d’un danger imminent.

[217]                      La défense légale énoncée aujourd’hui à l’art. 285[1] a été ajoutée au Code criminel  en 1982 dans le cadre d’une série plus vaste de modifications concernant les infractions d’ordre sexuel et d’autres infractions contre la personne (Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 20). À cette époque, la défense ne s’appliquait que dans le cas où la jeune personne était exposée à un danger imminent et elle ne pouvait être invoquée par un accusé qui était lui‑même en danger. Pour décrire l’objet de la disposition et de la nouvelle défense, Jean Chrétien, alors procureur général du Canada et ministre d’État chargé du Développement social, a déclaré :

                        Ces dispositions ne s’appliqueront pas dans les cas où le parent ayant pris l’enfant aura obtenu le consentement du parent en ayant la garde et dans les rares cas où le parent qui aura enlevé son enfant pourra persuader un tribunal qu’il voulait le sauver d’un danger immédiat.

(Débats de la Chambre des communes, vol. XVII, 1re sess., 32e lég., 4 août 1982, p. 20040)

[218]                      Selon l’information rendue publique par le ministère de la Justice lors de l’entrée en vigueur de la disposition, la loi visait à protéger les enfants :

                        La loi renforce également les dispositions du Code criminel  relatives à l’enlèvement d’enfant sans l’autorisation de celui ou celle qui en a la garde légale. « La nouvelle loi accorde priorité à l’enfant », a déclaré [le ministre de la Justice et procureur général de l’époque], M. [Mark] MacGuigan, et « reconnaît que l’enfant possède des droits : droit à la sécurité et droit à la stabilité ».

                    . . .

                    La nouvelle loi vise à faire cesser les actes de ce genre [le rapt ou l’enlèvement d’enfant]. Elle reconnaît que l’enfant a des droits. Il a droit à la sécurité, à la stabilité et à la tranquillité. Cette loi protégera l’enfant contre ses propres parents.

                    . . .

                    L’enlèvement d’un enfant en danger peut se justifier. L’accusé doit prouver au tribunal que l’enfant était en danger. [Italiques ajoutés.]

(Documentation sur le projet de loi C‑127 (1983), communiqué, « Proclamation de la loi sur les infractions sexuelles », 4 janvier 1983, et brochure, « L’enlèvement d’enfant »)

[219]                      En 1985, le Code criminel  a fait l’objet d’une révision, et la disposition est devenue l’art. 285. En 1993, elle a été modifiée et son application a été élargie aux situations où la jeune personne ou l’accusé fuit pour échapper à un danger imminent (Loi modifiant le Code criminel  et la Loi sur les jeunes contrevenants, L.C. 1993, c. 45, art. 6). Comme l’a affirmé le ministre de la Justice de l’époque, Pierre Blais, la modification visait à faire en sorte que les conjoints battus qui fuient la violence en décidant d’emmener leurs enfants avec eux puissent invoquer un moyen de défense (Débats de la Chambre des communes, vol. XV, 3e sess., 34e lég., 6 mai 1993, p. 19017; sénatrice Erminie Cohen, Débats du Sénat, vol. IV, 3e sess., 34e lég., 16 juin 1993, p. 3536).

[220]                      À l’échelle internationale, le Canada est signataire d’un certain nombre d’instruments internationaux qui, comme l’art. 285, reconnaissent la primauté de la protection des enfants contre le danger. La Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, par exemple, que le Canada a ratifiée en 1991, prévoit que les États parties « prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation [. . .] pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié » (art. 19). Le fait que 195 pays ont maintenant accepté cette convention montre bien que « [l]a protection des enfants est [. . .] un objectif universellement reconnu » (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, par. 73).

[221]                      De même, la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, R.T. Can. 1983 no 35, conclue à La Haye (la « Convention de La Haye »), souligne également l’importance de protéger les enfants du danger. Elle prévoit la possibilité de refuser d’ordonner le retour d’un enfant déplacé illicitement de l’État dans lequel il avait sa résidence habituelle s’il « existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable » (al. 13b)).

[222]                      Dans l’arrêt Thomson c. Thomson, [1994] 3 R.C.S. 551, le juge La Forest a expliqué que ce risque devait « être grave », mais il a également reconnu que, « du point de vue de l’enfant, un préjudice est un préjudice » (p. 597; et voir Pollastro c. Pollastro (1999), 43 O.R. (3d) 485 (C.A.)). Dans In re D. (Abduction : Rights of Custody), [2007] 1 A.C. 619 (H.L.), on a aussi fait remarquer [traduction] « qu’il faut appliquer de manière restrictive les limites assortissant l’obligation de retour », mais qu’il existe néanmoins « des situations dans lesquelles un retour sommaire serait si défavorable à l’intérêt de l’enfant en cause qu’il serait également contraire à l’objet de la Convention » (par. 51).

[223]                      À l’instar de la Convention relative aux droits de l’enfant et de la Convention de La Haye, l’art. 285 vise à protéger les enfants du danger. Tout comme la Convention relative aux droits de l’enfant oblige les États à prendre des mesures pour protéger l’enfant contre la violence et les mauvais traitements, et la Convention de La Haye empêche le retour de l’enfant à une situation où il existe un risque grave de danger ou à une autre situation intolérable, l’art. 285 protège une personne qui enlève un enfant par nécessité pour le protéger d’un danger imminent. Cette disposition crée donc un moyen de défense visant à protéger les enfants du danger.

[224]                      Elle ne représente donc pas la codification de la défense de nécessité en common law et elle ne devrait pas non plus être considérée comme telle. Contrairement à ce qu’affirme le ministère public, je ne vois aucune raison d’imposer son seuil d’application exceptionnellement élevé dans le contexte de l’art. 285. Restreindre le champ d’application de la défense prévue à l’art. 285 en important les trois conditions d’application de la défense de nécessité en common law irait à l’encontre du libellé et de l’objet de la disposition. Suivant l’art. 285, il faut prouver que l’enlèvement était « nécessair[e] pour protéger la jeune personne en question d’un danger imminent ». Comme l’indique clairement l’historique législatif dont je fais état précédemment, le but de la disposition est d’« accorde[r] priorité à l’enfant » et d’excuser les actes d’un accusé lorsque « l’enfant était en danger » (Documentation sur le projet de loi C‑127).

[225]                      En fait, rien dans l’historique législatif n’indique que l’art. 285 visait à incorporer un aspect quelconque de la défense de nécessité reconnue en common law. Au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, les propos du ministre de la Justice de l’époque confirment que l’intention était de prévoir « les rares cas où le parent qui aura enlevé son enfant pourra persuader un tribunal qu’il voulait le sauver d’un danger immédiat ». L’objectif est donc clair : sauver les enfants en danger.

[226]                      Le fait d’importer les barrières de common law à l’application de la défense de nécessité contredit donc à la fois le libellé de la disposition et, de façon particulière, son objet, axé sur l’enfant. Ce moyen de défense constitue non pas une autorisation d’enlever des enfants, mais bien une défense permettant d’éviter à une personne d’engager sa responsabilité criminelle lorsque la sécurité des enfants exige de façon urgente qu’on leur porte secours. Dans les rares cas où la preuve démontre que l’enlèvement « étai[t] nécessair[e] pour protéger la jeune personne en question d’un danger imminent » ou que « l’accusé fuyait pour se protéger d’un tel danger », la défense est établie. S’il avait voulu permettre que la défense de nécessité en common law s’applique aux art. 280 et 282, le législateur n’aurait pas eu besoin d’adopter l’art. 285. Soit dit tout en respect, considérer que l’art. 285 incorpore la défense de nécessité rend cette disposition redondante.

[227]                      L’article 285 a pour effet de rendre non criminellement responsable de ses actes l’accusé qui serait par ailleurs coupable d’une infraction prévue aux art. 280 à 283, mais dont la conduite satisfait aux conditions qu’il énonce. Selon le libellé de l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition , ses actes n’auraient pas constitué une infraction sanctionnée.

[228]                      Pour que la défense prévue à l’art. 285 fasse obstacle à l’incarcération, la preuve présentée à l’audience d’extradition doit donc être suffisamment convaincante quant à l’application de cette disposition aux faits de l’affaire pour qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne puisse conclure à la culpabilité. Cela correspond à la norme applicable à l’incarcération énoncée dans Ferras, où la Cour a affirmé qu’une décision judiciaire valable à l’égard de la question de savoir s’il a été satisfait au critère applicable en matière d’incarcération exige qu’il y ait « suffisamment d’éléments de preuve pour qu’un jury, ayant reçu des directives appropriées, puisse conclure à la culpabilité » (par. 26).

[229]                      Autrement dit, si un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne peut, en raison de l’art. 285, rendre un verdict de culpabilité en l’espèce, les actes reprochés ne constituent pas « une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien » selon l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition . Par conséquent, l’exigence relative à la double incrimination n’est pas respectée.

[230]                      Il est vrai que l’audience d’extradition se veut une procédure accélérée propre à garantir l’exécution rapide des obligations internationales du Canada tout en maintenant les dépenses à leur niveau le plus bas (États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 122). En même temps, toutefois, « [l]’une des fonctions les plus importantes de l’audience d’extradition consiste à protéger la liberté individuelle » (Dynar, par. 121). Il ne faudrait pas sacrifier une décision judiciaire valable à l’égard du respect ou non de l’exigence relative à la double incrimination sur l’autel de possibles préoccupations de célérité, de courtoisie et de coût. La procédure actuelle d’extradition répond adéquatement à ces diverses préoccupations, dont la prise en compte n’est pas compromise par l’examen de la viabilité d’une défense fondée sur l’art. 285. De toute façon, pour que les droits à la liberté de l’intéressé soient pleinement respectés et protégés, ces préoccupations doivent être mises en balance avec la nécessité d’une appréciation judiciaire valable du dossier au regard de la preuve et du droit.

[231]                      Pour décider si l’incarcération est justifiée, le juge d’extradition doit donc déterminer si l’ensemble de la preuve :

                    . . . établit l’existence d’une preuve permettant au jury de conclure à la culpabilité. Si la preuve est à ce point viciée ou semble si peu digne de foi qu’il conclut qu’il serait dangereux ou imprudent de déclarer l’accusé coupable, elle ne devrait pas être soumise à l’appréciation du jury et ne présente donc pas le caractère suffisant nécessaire pour satisfaire au critère applicable en matière d’incarcération.

(Ferras, par. 54)

[232]                      Après avoir appliqué ces principes en l’espèce, la juge d’extradition a accepté les éléments de preuve qui satisfaisaient, selon elle, au critère préliminaire de fiabilité et qui étaient pertinents pour statuer sur l’incarcération. À partir d’une appréciation judiciaire valable de l’ensemble de la preuve, elle a décidé que celle‑ci ne révélait pas une conduite qui justifiait l’incarcération. À mon avis, elle a eu raison de conclure ainsi.

[233]                      Lorsqu’une personne fait l’objet d’une demande d’extradition pour une infraction correspondant à une infraction canadienne prévue aux art. 280 à 283, l’examen de la défense fondée sur l’art. 285 constitue un élément essentiel pour déterminer si une infraction sanctionnée a été commise au Canada. Il faut apprécier les facteurs potentiels d’exonération afin d’établir si la conduite reprochée est effectivement de nature criminelle. Soustraire l’art. 285 à l’examen du juge d’extradition reviendrait à ne pas donner l’effet voulu au principe de la double incrimination. Pour que l’exigence relative à la double incrimination puisse atteindre son objectif, c’est‑à‑dire empêcher qu’une personne ne soit extradée en vue d’être traduite en justice pour des actes qui ne constitueraient pas une infraction criminelle au Canada, il faut donc prendre en considération l’art. 285 au moment de décider si les actes de cette personne constitueraient un crime s’ils avaient été commis dans notre pays et justifieraient donc l’incarcération. Empêcher la prise en compte de cette disposition restreint indûment le rôle du juge d’extradition lorsqu’il s’agit de veiller au respect du principe de la double incrimination et d’assurer le déroulement d’un processus véritable propre à sauvegarder les droits à la liberté de la personne dont l’extradition est demandée.

[234]                      En l’espèce, la preuve établit amplement qu’eu égard à l’art. 285, un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne pouvait rendre un verdict de culpabilité relativement aux accusations d’enlèvement. Comme l’a conclu la juge d’extradition, la preuve indiquait clairement que les enfants avaient quitté leur père de leur plein gré et que celui‑ci était violent. En souscrivant à l’analyse de la situation faite par une des travailleuses sociales, la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec a conclu dans son jugement que les enfants avaient été maltraités par leur père et risquaient de subir d’autres actes de violence s’ils retournaient en Géorgie. Plus précisément, la travailleuse sociale a fait remarquer que le père avait admis avoir usé de violence pour corriger ses deux filles et que les renseignements obtenus des services sociaux de la Géorgie montraient qu’ils n’étaient pas en mesure de confirmer que les enfants seraient à l’abri des mauvais traitements s’ils étaient renvoyés dans cet État américain.

[235]                      De même, les enfants ont déclaré à la travailleuse sociale que leur père les maltraitait et se servait souvent de ceintures pour les frapper. La benjamine a affirmé que le père leur disait souvent qu’ils étaient méchants et inventait des raisons pour les punir. L’aîné a déclaré que ses deux sœurs étaient régulièrement victimes de mauvais traitements de la part de leur père, lequel l’avait maltraité lui aussi quand il était plus jeune. Les deux aînés ont expliqué qu’ils avaient quitté le domicile de leur père avec leur petite sœur à la fin d’octobre 2010 à la suite d’une altercation survenue entre l’aînée des deux filles et le père, et au cours de laquelle il avait maltraité celle‑ci physiquement. À cette époque, les enfants n’avaient que 9, 10 et 14 ans. La mère a également expliqué à la travailleuse sociale que le père avait été violent dans le passé et qu’elle avait emmené les enfants au Canada dans le seul but de les protéger. De plus, l’aîné a confié à la travailleuse sociale qu’il préférait demeurer au Canada parce qu’il s’y sentait en sécurité. Les deux autres enfants ont également dit craindre d’être maltraités physiquement s’ils devaient retourner chez leur père.

[236]                      Le témoignage donné par l’aîné lors d’une audience relative à la mise en liberté provisoire de la mère confirme également les mauvais traitements et les préjudices infligés. Il a déclaré que ses sœurs cadettes et lui avaient été maltraités physiquement et psychologiquement par leur père, ajoutant ce qui suit : [traduction] « . . . il y a eu des incidents avec notre père, nous n’avons jamais eu une bonne relation et nous ne pouvions nous tenir près de lui, nous ne nous sentions pas à l’aise ni en sécurité ». Selon l’aîné, le père menaçait les enfants et les battait avec une ceinture. Ils ont décidé de s’enfuir du domicile de leur père sans l’assistance de leur mère et à son insu, et ils ont vécu de façon autonome pendant plus d’une semaine avant de communiquer avec elle.

[237]                      La conclusion de la juge d’extradition fondée sur cette preuve est sans équivoque : compte tenu du libellé clair de l’art. 285, un jury canadien raisonnable et ayant reçu des directives appropriées ne pourrait rendre un verdict de culpabilité, parce que [traduction] « l’intention de la mère lorsqu’elle a reçu et hébergé les enfants après leur fuite était de les protéger d’un autre danger imminent » :

                    [traduction] Dans les circonstances, et eu égard aux faits résumés ci‑dessus, aucun jury raisonnable ne pourrait inférer, comme le soutient l’État requérant, que l’intention de la mère était de priver le père de la possession des enfants, d’autant plus que ceux‑ci sont partis de leur propre gré, et non pas en raison de mesures prises par la mère.

[238]                      Je suis d’accord. À mon avis, la preuve en l’espèce est suffisamment convaincante pour conclure qu’un jury ayant reçu des directives appropriées ne pourrait pas, vu l’application de l’art. 285, déclarer la mère coupable d’infractions prévues aux art. 280  et 282  du Code criminel  si les actes avaient été commis au Canada. Cette preuve tend à indiquer que les enfants ont quitté le domicile de leur père de leur propre gré et qu’en emmenant par la suite les enfants avec elle, la mère voulait les protéger d’un autre danger imminent. L’exigence relative à la double incrimination n’est donc pas respectée, et l’incarcération de la mère n’est pas justifiée eu égard à la preuve.

[239]                      En conséquence, même en application de la défense de nécessité en common law, aucun jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées ne pourrait conclure au respect, eu égard aux faits de l’espèce, du critère à trois volets applicable pour que cette défense entre en jeu. La Cour reconnaît depuis longtemps que ce moyen de défense de common law requiert la preuve que l’accusé était exposé à un danger imminent, qu’il n’existait aucune autre solution raisonnable et légale que d’agir comme il l’a fait, et qu’il y a proportionnalité entre le mal infligé par l’accusé et le mal qu’il a évité en agissant comme il l’a fait (R. c. Latimer, [2001] 1 R.C.S. 3, par. 28-34; R. c. Ryan, [2013] 1 R.C.S. 14). La juge d’incarcération a conclu que la preuve, y compris les aveux du père, [traduction] « indique clairement qu’il a maltraité physiquement les trois enfants ». Selon la preuve, les enfants « risqu[aient] sérieusement » de subir d’autres mauvais traitements. Les enfants étaient toujours en danger même après s’être enfuis, parce qu’ils vivaient dans une maison abandonnée — ce qui en soi constitue une situation à risque — et qu’ils auraient été renvoyés chez leur père si on les avait retrouvés. Cette preuve n’est pas contredite. Pour ce qui est de la question de savoir s’il existait une autre solution raisonnable et légale, la mère aurait pu confier ses enfants au gouvernement ou demander une modification de l’ordonnance de garde. Cependant, elle savait que le père était violent, mais qu’il conservait la garde exclusive des enfants. De toute évidence, le gouvernement aurait soit renvoyé les enfants chez leur père — à tout le moins à court terme —, soit placé ceux‑ci en famille d’accueil. Dans les circonstances de l’espèce, aucun jury ne pouvait conclure qu’il s’agissait là d’une solution raisonnable pour un parent. Enfin, aucun jury ne pouvait conclure que le mal causé en privant un père violent de la garde de ses enfants — un père qui ne souhaite pas que ses enfants retournent avec lui — l’emporte sur le mal infligé à des enfants maltraités.

[240]                      Je sais qu’une trilogie d’arrêts de notre Cour donne à penser que les défenses de common law et celles fondées sur la Charte  ne devraient pas être examinées par les juges d’extradition, mais qu’elles devraient plutôt être laissées à l’appréciation des tribunaux étrangers (Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; États‑Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564). Ces arrêts portent toutefois sur des moyens de défense d’ordre procédural, et non pas sur des moyens de défense qui sont prévus par la loi et qui obligent le tribunal à se demander si la conduite elle‑même constitue une infraction.

[241]                      Dans Schmidt, par exemple, une personne dont on sollicitait l’extradition aux États‑Unis a fait valoir qu’elle ne devrait pas être extradée en vue de répondre à des accusations portées en vertu des lois de l’Ohio principalement pour le motif qu’elle avait été acquittée d’accusations fondées sur le même acte sous le régime du droit fédéral américain et que son incarcération violerait donc le principe d’autrefois acquit consacré dans la Charte  et dans la common law. En rejetant cet argument, le juge La Forest a statué, au nom des juges majoritaires, que le juge présidant une audience d’extradition « n’a pas compétence pour examiner les moyens de défense qui pourraient être soulevés au procès », à moins que la Loi sur l’extradition  ou le traité d’extradition applicable n’en dispose autrement (p. 515 (italiques ajoutés)). À son avis, le fait d’importer dans l’audience d’extradition des moyens de défense qu’il convient davantage d’examiner au procès risquerait « de compromettre gravement le fonctionnement efficace d’un système salutaire conçu par les États pour l’extradition réciproque de personnes soupçonnées d’être des malfaiteurs » (p. 516).

[242]                      Et, dans Mellino, s’exprimant encore une fois au nom des juges majoritaires, le juge La Forest a conclu que « [c]ela nuirait gravement à l’application de nos conventions d’extradition si les juges d’extradition s’arrogeaient le pouvoir d’examiner des moyens de défense qui devraient normalement être soulevés au procès » (p. 555 (italiques ajoutés)). Dans cette affaire, l’intéressé sollicitait une suspension d’instance au motif que la période de 17 mois qui s’était écoulée entre sa libération après la première audience d’extradition et l’introduction de la seconde procédure d’extradition constituait un abus de procédure et une violation de l’art.  7  de la Charte .

[243]                      Enfin, dans Allard, une autre affaire concernant une demande de suspension d’instance pour des motifs fondés sur la Charte , le juge La Forest a déclaré qu’un juge agissant en matière d’extradition n’était pas un tribunal compétent au sens du par. 24(1)  de la Charte  pour ordonner une suspension d’instance. Il a encore une fois rappelé que « [l]es diverses défenses à [une] accusation relèvent de l’examen du juge au procès qui aura lieu [dans l’État requérant] » (p. 571 (italiques ajoutés)). Les tribunaux canadiens n’ont donc pas à « se demander si la poursuite sera conforme à notre procédure ou encore s’il existe une défense qui pourrait être soulevée au procès s’il avait lieu au Canada » (p. 571-572 (italiques ajoutés)).

[244]                      Les affaires Schmidt, Mellino et Allard se distinguent donc clairement de celle dont la Cour est saisie en l’espèce, en ce qu’elles portent sur des moyens de défense d’ordre procédural ou fondés sur la Charte , et non sur des moyens de défense établis par la loi, comme l’art. 285, qui se rapportent directement à la criminalité, c’est‑à‑dire à la nature criminelle de la conduite reprochée. Comme l’a fait observer l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique, le type de moyens de défense disculpatoires soumis à la Cour en l’espèce soulève bel et bien la question de la criminalité. Suivant l’art. 285, nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction prévue aux art. 280 à 283 si l’enlèvement reproché était nécessaire pour protéger la jeune personne en question d’un danger imminent. Contrairement aux moyens de défense d’ordre procédural ou fondés sur la Charte  dont il est question dans les arrêts Schmidt, Mellino et Allard, l’art. 285 constitue un moyen de défense légal qui délimite la conduite criminelle. À mon avis, le juge d’extradition doit donc, avant d’ordonner l’incarcération, en tenir compte pour déterminer si l’exigence relative à la double incrimination est respectée.

[245]                      De plus, dans la mesure où les arrêts Schmidt, Mellino et Allard peuvent donner à penser que le juge d’extradition ne devrait pas prendre en considération quelque moyen de défense que ce soit lorsqu’il décide s’il y a lieu ou non d’ordonner l’incarcération d’une personne, ceux‑ci ont été supplantés par la jurisprudence subséquente de la Cour dans le contexte de l’extradition et de la Charte . Il n’est pas contesté que l’audience d’extradition vise à déterminer si le volet interne de la double incrimination est respecté (Németh c. Canada (Justice), [2010] 3 R.C.S. 281, par. 63; Fischbacher, par. 35). Comme l’indique l’al. 3(1) b) de la Loi sur l’extradition , il faut notamment pouvoir conclure que « l’ensemble de ses actes aurait constitué, s’ils avaient été commis au Canada, une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien ». Empêcher le juge d’extradition de tenir compte de l’art. 285 pourrait donner lieu à une ordonnance d’incarcération dans des circonstances où l’exigence relative à la double incrimination n’est pas respectée et compromettre ainsi la liberté de l’intéressé, un droit vital que notre processus d’extradition vise notamment à protéger.

[246]                      Il est donc crucial de souligner qu’en cas d’extradition, la défense prévue à l’art. 285 selon laquelle il était nécessaire de sauver les enfants pour les protéger ne peut être invoquée dans l’État de la Géorgie. Bien que ce fait ne change rien à l’analyse de la question de savoir si le volet interne de la double incrimination est respecté, il est pertinent en ce qui concerne la philosophie sur laquelle reposent nos arrêts antérieurs reportant l’examen des moyens de défense au procès dans l’État requérant. Lorsque, comme en l’espèce, une défense comme celle prévue à l’art. 285 ne peut pas être soulevée dans l’État requérant, le raisonnement élaboré dans ces arrêts se désagrège.

[247]                      La Cour n’est pas appelée à déterminer si les moyens de défense de common law devraient généralement être examinés dans le cadre de l’analyse relative à la double incrimination, et il est préférable que cette question soit tranchée dans une affaire où elle sera soulevée directement. De toute façon, il existe en l’espèce un moyen de défense prévu par la loi que les faits permettent clairement d’invoquer et qui amènerait un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, à ne pas rendre un verdict de culpabilité relativement à des accusations portées en vertu des par. 280(1) et 282(1). Comme a conclu la juge d’extradition, l’incarcération n’est donc pas justifiée.

[248]                      Lorsque l’incarcération n’est pas justifiée, le juge d’extradition doit ordonner la libération de l’intéressé, et l’affaire n’est pas renvoyée au ministre pour qu’il décide s’il y a lieu ou non d’ordonner l’extradition (voir Loi sur l’extradition , par. 29(3) ). Bien qu’il ne soit donc pas strictement nécessaire d’examiner l’arrêté d’extradition, je suis d’avis que l’approche choisie par le ministre soulève des préoccupations non seulement en ce qui concerne la manière d’aborder la question de l’intérêt supérieur des enfants, mais aussi en ce qui a trait à l’interaction entre cet intérêt et la nature du crime dont la mère a été accusée — un crime pour lequel le législateur canadien a établi un moyen de défense unique. Sa décision d’ordonner l’extradition était donc déraisonnable.

[249]                      L’étape de l’arrêté d’extradition dans la procédure d’extradition est une fonction qui relève de l’exécutif et qui requiert du ministre qu’il révise le dossier en entier pour décider s’il ordonnera ou non l’extradition de l’intéressé et, dans l’affirmative, sur quelles bases il le fera (Fischbacher, par. 36). Les pouvoirs généraux du ministre sur la question de l’extradition sont énoncés au par. 40(1)  de la Loi sur l’extradition  :

                        40. (1) Dans les quatre‑vingt‑dix jours qui suivent l’ordonnance d’incarcération, le ministre peut, par un arrêté signé de sa main, ordonner l’extradition vers le partenaire.

[250]                      Malgré le par. 40(1), les pouvoirs d’extradition du ministre ne sont pas entièrement discrétionnaires (Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, [2012] 3 R.C.S. 609, par. 12). Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Németh, la Loi sur l’extradition , le traité applicable et la Charte  « encadrent » le pouvoir discrétionnaire d’ordonner ou de refuser l’extradition « et, parfois, le limitent » (par. 65). La Cour a aussi jugé qu’il « convient d’interpréter et d’appliquer » les pouvoirs de remise exercés par le ministre en vertu de la Loi sur l’extradition  « compte tenu [. . .] des engagements internationaux du Canada » (par. 54).

[251]                      Le ministre sert de soupape de sûreté et peut empêcher l’extradition même lorsque les exigences juridiques formelles applicables à l’incarcération semblent être remplies. Comme l’indique clairement la Loi sur l’extradition , le rôle du ministre consiste notamment à protéger la liberté et les droits de la personne de l’intéressé, ce qui explique pourquoi le ministre « doit se conformer à la Chartepour tout aspect incident à cette étape de l’extradition » (États‑Unis d’Amérique c. Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532, par. 5; voir aussi Németh, par. 70).

[252]                      Les débats parlementaires ayant conduit à l’adoption de la version révisée de la Loi sur l’extradition  en 1999 indiquent aussi que les restrictions assortissant le pouvoir du ministre d’ordonner l’extradition comprennent « des considérations humanitaires », et « tendent à protéger la personne visée » (Peter Adams, secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes, Débats de la Chambre des communes, vol. 135, no 162, 1re sess., 36e lég., 30 novembre 1998, p. 10591). La ministre de la Justice de l’époque, Anne McLellan, a confirmé que la version révisée de la Loi sur l’extradition  « précise [. . .], pour la première fois, les responsabilités et devoirs ministériels pour veiller à ce que soient sauvegardés [. . .] les droits de la personne, et que le fugitif [. . .] bénéficie d’un traitement juste » (Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignages, no 096, 1re sess., 36e lég., 4 novembre 1998 (en ligne), 16:40). Cette intention du législateur a également été confirmée par la secrétaire parlementaire de la ministre, Eleni Bakopanos, qui a dit que « les protections contenues dans la [version révisée de la Loi sur l’extradition ] s’ajoutent à celles qui résultent de l’application de la Charte des droits et libertés » (Débats de la Chambre des communes, vol. 135, no 135, 1re sess., 36e lég., 8 octobre 1998, p. 9006).

[253]                      Le paragraphe 44(1)  de la Loi sur l’extradition  énonce les motifs qui obligent le ministre à refuser l’extradition, notamment lorsque celle‑ci serait « injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ». Dans l’arrêt Németh, la Cour a souligné que les termes impératifs utilisés par le législateur à l’art. 44 ne laissent au ministre « aucun pouvoir discrétionnaire » lui permettant de déroger aux motifs énumérés dans cette disposition, même pour donner effet à une obligation issue d’un traité (par. 69). Outre les motifs énoncés au par. 44(1)  de la Loi sur l’extradition , le ministre doit également refuser d’ordonner l’extradition dans les cas où la mesure « choquerait la conscience » des Canadiens et contreviendrait ainsi à l’art. 7  de la Charte  (Caplin c. Canada (Justice), [2015] 2 R.C.S. 568, par. 1).

[254]                      Même si les analyses fondées sur le par. 44(1)  de la Loi sur l’extradition  et l’art. 7  de la Charte  se recoupent inévitablement, il convient de souligner leur importance propre et distincte (Lake c. Canada (Ministre de la Justice), [2008] 1 R.C.S. 761, par. 24). En particulier, bien que le par. 44(1)  ne soit pas limité aux comportements enfreignant la Charte , il n’en reste pas moins qu’une extradition effectuée en contravention des principes de justice fondamentale sera également injuste ou tyrannique au sens du par. 44(1)  (Németh, par. 71). Le paragraphe 44(1)  autorise toutefois le ministre à refuser l’extradition même lorsqu’aucune violation de la Charte  n’est invoquée ou établie (Fischbacher, par. 39; Németh, par. 71). Le ministre conserve, en vertu du par. 44(1) , un pouvoir discrétionnaire résiduel l’autorisant à refuser l’extradition au motif qu’elle serait « injuste ou tyrannique » compte tenu de l’ensemble des circonstances et notamment, mais non exclusivement, des circonstances qui la rendraient incompatible avec les principes de la Charte  (Fischbacher, par. 39).

[255]                      Les mots « injuste » et « tyrannique » ne sont pas définis dans la Loi sur l’extradition , mais tirent leur sens du contexte de l’extradition. Le législateur a libellé le par. 44(1) en termes généraux de manière à exiger du ministre qu’il tienne « compte [. . .] de toutes les circonstances », ce qui milite en faveur d’une interprétation large de cette disposition. En outre, comme l’explique clairement le juge Cromwell dans l’arrêt Németh, par. 71, l’al. 44(1)a) vise à empêcher l’extradition non seulement dans les cas où elle porterait atteinte aux droits que la Charte  garantit à l’intéressé, mais aussi dans des circonstances où elle ne contreviendrait pas à la Charte  (voir également Fischbacher, par. 39).

[256]                      Dans United States of America c. Taylor (2005), 216 B.C.A.C. 137, le juge en chef Finch a expliqué que l’extradition serait « injuste » lorsqu’elle constituerait une mesure [traduction] « injustifiée, non fondée ou excessive compte tenu de toutes les circonstances » (par. 36). Par ailleurs, il a défini le mot « tyrannique » comme signifiant « que la décision d’ordonner l’extradition a été rendue sans égard au fond de l’affaire, qu’elle est clairement déraisonnable, ou que le ministre a exercé le pouvoir que lui confère la loi de façon arbitraire ou de manière à anéantir les efforts déployés par le demandeur pour s’opposer à l’extradition » (par. 36). Comme il l’a fait remarquer, « [e]n appliquant ces critères larges, mais quelque peu subjectifs, il faut se demander pour qui l’extradition du demandeur semblerait injuste ou tyrannique, et pourquoi des Canadiens sensés considéreraient que c’est le cas » (par. 37).

[257]                      Pour décider si l’extradition serait injuste ou tyrannique, il faut donc tenir compte de « toutes les circonstances » (Loi sur l’extradition , al. 44(1) a)). Dans l’arrêt Fischbacher, la juge Charron a expliqué que les « circonstances pertinentes » pour établir si l’extradition est injuste ou tyrannique varieront d’une affaire à l’autre, et elle a dressé une liste non exhaustive des facteurs susceptibles de jouer un rôle dans l’analyse :

                        Pour prendre une décision sur la question de l’extradition, le ministre doit apprécier toutes les circonstances pertinentes, en mettant en balance les facteurs qui militent en faveur de l’extradition avec ceux qui y sont défavorables. Les circonstances pertinentes varieront en fonction des faits et du contexte de chaque affaire. Parmi ces facteurs, on retrouve notamment les observations présentées par l’intéressé sur son extradition conformément au par. 43(1) de la Loi, le déroulement de l’instance dans l’État requérant avant et après la demande d’extradition, la peine dont l’intéressé est passible s’il est extradé, les questions d’ordre humanitaire liées à la situation personnelle de l’intéressé, le moment et les modalités de la présentation de la demande d’extradition au Canada, la nécessité de respecter les droits constitutionnels de l’intéressé et les obligations internationales du Canada en vertu du Traité et à titre de membre responsable de la communauté internationale : voir Bonamie, Re, 2001 ABCA 267, 293 A.R. 201, par. 54, et États‑Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587, par. 34. [par. 38]

[258]                      Dans l’arrêt Fischbacher, la juge Charron a en outre précisé que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ordonner ou de refuser l’extradition, le ministre pouvait également prendre en compte le droit de l’État requérant, y compris la peine applicable et les conséquences que pourrait subir l’intéressé (par. 54). Conformément à son obligation de tenir compte de l’ensemble des circonstances, le ministre doit aussi « comparer la peine qui serait vraisemblablement infligée dans un autre pays et la peine qui serait vraisemblablement imposée au Canada » (R. c. Anderson, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 27 (italiques omis)). Il ressort d’autres arrêts que les difficultés susceptibles d’être causées à l’intéressé ainsi que les répercussions de l’extradition sur sa famille peuvent également jouer un rôle dans l’analyse (voir, p. ex., Taylor, par. 39; Provost c. Canada (Procureur général), 2015 QCCA 1172, par. 50 (CanLII); Kunze c. Canada (Minister of Justice) (2005), 209 B.C.A.C. 32; Canada (Minister of Justice) c. Thomson, 2005 CanLII 5078 (C.A. Ont.); Savu c. Canada (Ministre de la Justice), 2013 QCCA 554, par. 98-99 (CanLII)).

[259]                      Conformément à l’objectif humanitaire du par. 44(1), la portée de l’analyse du ministre ne devrait pas être indûment restreinte, en particulier lorsque les lacunes du dossier de l’État requérant sont évidentes et que l’intéressé pourrait subir de graves difficultés en cas d’extradition (United States of America c. Lucero‑Echegoyen (2013), 336 B.C.A.C. 188, par. 26 et 29; Canada (Attorney General) c. Aziz (2013), 342 B.C.A.C. 305, par. 63; United States of America c. Doak (2015), 323 C.C.C. (3d) 219 (C.A.C.‑B.), par. 71-72). Le ministre doit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, être animé de la préoccupation constante de ne pas extrader une personne dans des circonstances qui sont injustes ou tyranniques.

[260]                      Il n’appartient pas au tribunal de révision « de substituer sa propre appréciation des considérations pertinentes », mais, « [s]ans l’analyse voulue », la décision du ministre d’ordonner l’extradition « n’est ni rationnelle ni justifiable » (Lake, par. 41). Le tribunal de révision doit donc déterminer si le ministre a tenu compte des faits pertinents et tiré une conclusion susceptible de se justifier au regard de ces faits (Lake, par. 41; voir aussi Németh, par. 10). En d’autres termes, « [l]a norme de la raisonnabilité n’exige pas l’adhésion aveugle à l’appréciation ministérielle » (Lake, par. 41). À mon avis, comme le ministre n’a pas dûment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants et eu égard à ses conclusions quant à la possibilité d’invoquer la défense prévue à l’art. 285, sa décision d’ordonner l’extradition de la mère était déraisonnable.

[261]                      Dans ses observations au ministre, la mère a souligné que les enfants s’étaient enfuis de chez leur père violent et qu’ils seraient exposés à des risques sérieux de préjudice s’ils devaient lui être remis. Elle a insisté sur le fait que le père laissait les enfants à eux‑mêmes la plupart du temps et qu’il les maltraitait physiquement et psychologiquement. Les observations de la mère montrent en outre clairement que ces mauvais traitements constituent la raison précise de la fuite des enfants, situation qui les a amenés à vivre dans une maison abandonnée pendant plus d’une semaine avant de communiquer avec leur mère. Selon elle, s’ils étaient forcés de retourner aux États‑Unis ou étaient séparés d’elle, ses enfants seraient soit victimes d’autres mauvais traitements, soit privés de toute figure parentale.

[262]                      Le ministre a examiné les observations de la mère sur ces questions, mais la manière formaliste dont elles ont été analysées ne reflète pas le type de considérations nécessaires pour structurer l’exercice de mesures administratives discrétionnaires mettant en cause l’intérêt d’enfants. À cet égard, et bien que cela ait été dit dans un contexte différent, je souscris au commentaire formulé par le juge LeBel dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 2 R.C.S. 559, selon lequel ces considérations s’entendent notamment « des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants » ainsi que « du maintien des liens entre les membres d’une famille » (par. 41). Cela est particulièrement vrai à la lumière de « [l]a reconnaissance du principe de la vulnérabilité inhérente des enfants [qui] demeure profondément enracinée en droit canadien » (A.B. c. Bragg Communications Inc., [2012] 2 R.C.S. 567, par. 17 (en italique dans l’original)). Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la juge L’Heureux‑Dubé a fait une observation fondamentale selon laquelle le ministre aurait dû « considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (par. 75).

[263]                      Cependant, comme l’intérêt des enfants ne lui paraissait pas évident en l’espèce, le ministre n’était pas certain de la manière dont il devait aborder cette question. Il a donc décidé que le directeur de la protection de la jeunesse déterminerait ce qui serait dans l’intérêt supérieur des enfants après l’extradition de la mère et qu’au besoin, celui‑ci les placerait en famille d’accueil.

[264]                      L’incertitude du ministre au sujet de l’intérêt supérieur des enfants aurait dû l’amener à se ranger du côté du droit des enfants d’être avec un parent aimant, et non du côté de l’extradition de la mère pour qu’elle réponde de ses actes dans un processus pénal où un moyen de défense clé ne peut être invoqué. Il n’est pas toujours possible de circonscrire avec une certitude absolue ce qui est dans « l’intérêt supérieur » d’un enfant, mais ce qui lui est préjudiciable peut souvent l’être (Joseph Goldstein, Anna Freud et Albert J. Solnit, Beyond the Best Interests of the Child (nouv. éd. 1979)). Compte tenu de toute l’instabilité et de tous les traumatismes qu’ont connus les enfants, il est évident que la situation qui leur serait le moins préjudiciable serait de demeurer au Canada avec leur mère.

[265]                      Le ministre a plutôt tenu compte des antécédents de la mère en matière de consommation de drogues et d’alcool, lesquels lui ont fait perdre ses droits de garde et d’accès. Ces antécédents ne sauraient évidemment être niés, mais on ne peut pas non plus dire qu’ils sont particulièrement pertinents dans l’examen de ce qu’a fait la mère pour répondre à ce qui constituait manifestement une demande désespérée des enfants, ou des liens qu’elle entretient avec les enfants. La question n’est pas de savoir si elle est un parent idéal, mais plutôt si ce qu’elle a fait pour secourir ses enfants devrait les priver de ses soins et la priver, elle, de sa liberté pendant une période pouvant aller jusqu’à 15 ans.

[266]                      Comme l’a fait remarquer le ministre, il est vrai qu’une personne ne peut échapper à la responsabilité criminelle simplement parce qu’il peut en résulter des conséquences défavorables sur ses enfants. Toutefois, les accusations mêmes auxquelles doit répondre la mère découlent du fait qu’elle a agi dans ce qu’elle croyait être l’intérêt supérieur de ses enfants. La preuve dont disposait le ministre démontrait sans équivoque que les enfants s’étaient enfuis de chez leur père parce que celui‑ci les maltraitait physiquement et psychologiquement. C’est pourquoi, après avoir enduré cette situation pendant des années, ils ont finalement communiqué avec leur mère pour lui demander de l’aide. Elle ne les a pas retirés du domicile de leur père. En fait, il ressort de la preuve qui a été acceptée tout au long des présentes procédures que les enfants se sont enfuis d’eux‑mêmes sans l’aide de la mère et à son insu.

[267]                      Le ministre semble s’être peu attardé au mal que subissaient les enfants lorsqu’ils vivaient chez leur père ainsi qu’au fait que leur mère était clairement mue par le désir de les sauver d’un danger en les prenant avec elle. Ce faisant, il punit essentiellement les enfants d’avoir échappé à une situation de danger et d’avoir demandé à leur mère de les aider. Pourtant, il est difficile de voir quelles solutions les enfants — ou la mère — avaient en réalité. Il punit également la mère pour être venue en aide à ses enfants, au lieu de rester sourde à leurs supplications. Cela équivaut à la pénaliser pour avoir assumé la responsabilité qui lui incombait de protéger ses enfants du danger.

[268]                      Lors de la procédure d’incarcération, une preuve abondante a été présentée pour démontrer les liens solides unissant les enfants à leur mère, notamment des éléments indiquant que la mère [traduction] « a toujours bien pris soin » d’eux. Cela peut également s’inférer du fait que les enfants ont communiqué avec elle pour qu’elle vienne à leur secours. En l’espèce, afin d’offrir aux enfants une certaine stabilité après des années de souffrance, dans un cas où l’infraction même qui est reprochée est le fait de les soustraire à un père violent, il faudrait permettre aux enfants de continuer de vivre avec leur mère qui a pris un risque sur le plan juridique pour les protéger, au lieu de les envoyer en famille d’accueil.

[269]                      En dernière analyse, le préjudice que causerait à l’intégrité de notre processus d’extradition le fait de conclure qu’il serait injuste ou tyrannique d’extrader une mère qui, à la demande de ses jeunes enfants, a soustrait ceux‑ci à leur père violent est peu visible. Par ailleurs, le préjudice que subiraient les enfants privés de leur mère en pareilles circonstances est profond et, soit dit en toute déférence, manifestement inéquitable.

[270]                      Pris entre la perspective de retourner dans un foyer violent, de demeurer dans une maison abandonnée ou d’être réunis avec leur mère, les enfants ont clairement considéré qu’ils n’avaient pas vraiment le choix d’agir comme ils l’ont fait. À tort ou à raison, ils ont de toute évidence estimé que les mesures qu’ils prenaient seraient moins dommageables pour leur bien‑être que le fait de continuer d’habiter chez leur père violent. Devaient‑ils agir de la sorte? Il est difficile de leur reprocher d’avoir pris des mesures désespérées dans le but d’échapper à une situation intolérable les exposant au danger. Peut‑on reprocher à la mère d’avoir répondu à leur appel et de leur avoir porté assistance? Il n’est guère réaliste de s’attendre à ce qu’un parent agisse autrement.

[271]                      Le ministre était tenu de prendre sérieusement en considération la raison pour laquelle les enfants avaient communiqué avec leur mère pour obtenir son aide. Ils avaient été maltraités. Ils n’avaient nulle part où aller. Prendre contact avec leur mère était la seule solution réaliste à leurs yeux. De même, répondre à leurs demandes de protection constituait la seule solution réaliste pour la mère.

[272]                      Rien de tout cela ne semble avoir été reconnu dans la décision du ministre, laquelle fait abstraction de toutes les considérations humanitaires si importantes dans les responsabilités du ministre à l’étape de l’extradition.

[273]                      En outre, le ministre n’a pas traité de la question de l’incertitude concernant l’endroit où se trouvait le père, du fait qu’il ne s’est pratiquement pas intéressé au présent débat judiciaire et de son indifférence en ce qui a trait à l’intérêt de ses enfants. Du 29 décembre 2010 au 26 mai 2011, par exemple, une travailleuse sociale a tenté à 15 reprises de joindre le père, lui laissant divers messages sur son répondeur. Celle‑ci a déclaré qu’il n’avait rappelé qu’une seule fois pour se renseigner au sujet de la poursuite judiciaire contre la mère et que son numéro de téléphone avait par la suite été mis hors service. Elle a ajouté que le père n’avait jamais exprimé le désir de voir ses enfants revenir chez lui.

[274]                      En cas d’extradition de la mère, celle‑ci est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement si elle est déclarée coupable des accusations de violation d’une ordonnance de garde. En conséquence, le fait qu’elle ait répondu aux appels à l’aide de ses enfants risque, si elle est renvoyée aux États‑Unis, de priver ceux‑ci non seulement de leur mère, qui les a éloignés du danger, mais de tout parent, et ce, pour le reste de leur enfance. Pourtant, le ministre ne mentionne aucunement l’incidence de l’extradition sur l’importance de maintenir l’unité familiale. De plus, son observation selon laquelle la possibilité de placer les enfants en famille d’accueil contrebalance de manière adéquate l’éventualité d’un emprisonnement de la mère en Géorgie représente, soit dit en tout respect, un rejet inexplicable de la pierre angulaire de la philosophie de notre pays relativement à la protection de l’enfance, à savoir d’essayer, lorsque cela est raisonnablement possible, de ne pas séparer les enfants et les parents.

[275]                      À mon avis, un autre élément tout aussi problématique est la façon dont le ministre a traité la défense invoquée par la mère en application de l’art. 285, ainsi que l’absence d’une défense analogue en Géorgie. Le ministre a reconnu qu’au vu des faits, la mère pourrait invoquer la défense visée à l’art. 285 si elle était poursuivie au Canada et qu’il n’existait pas de moyen de défense semblable en Géorgie. Citant Schmidt, Mellino et d’autres précédents, il a conclu que les tribunaux canadiens avaient jugé que les moyens de défense devaient être laissés à l’appréciation du tribunal de première instance de l’État requérant. Selon le ministre, le fait que la mère ne puisse faire valoir une défense analogue à celle prévue à l’art. 285 ne signifiait pas qu’elle subirait un procès inéquitable; au contraire, elle aurait, selon lui, la possibilité de contester la preuve de la poursuite et de présenter sa preuve et les moyens de défense à sa disposition.

[276]                      Avec égards, la position du ministre me semble intrinsèquement contradictoire. Affirmer que les moyens de défense devraient être soulevés dans l’État requérant tout en reconnaissant en même temps qu’aucune défense analogue à celle prévue à l’art. 285 ne peut être invoquée par la mère en Géorgie a amené le ministre à restreindre indûment son pouvoir discrétionnaire. L’alinéa 44(1)a) l’oblige à tenir compte de toutes les circonstances lorsqu’il décide si l’extradition serait injuste ou tyrannique. Même si l’on reconnaît que les exigences relatives à la double incrimination sont respectées, cela ne dispense pas le ministre de la responsabilité de prendre en compte le fait qu’il est possible au Canada, mais non en Géorgie, d’invoquer un moyen de défense qui est prévu par la loi et qui touche à l’essence même de l’infraction. À mon avis, cette considération relève clairement du rôle de soupape de sûreté que la loi confère au ministre à l’étape de l’extradition, et il est donc nécessaire qu’il en tienne compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’al. 44(1)a).

[277]                      En limitant son appréciation du procès que subirait la mère en Géorgie à la question de savoir si celui‑ci serait équitable sur le plan procédural, plutôt qu’à celle de savoir si l’extradition serait injuste ou tyrannique, le ministre se trouve à éviter l’analyse appropriée. Comme le soutient la Criminal Lawyers’ Association (Ontario), le ministre ne peut faire abstraction des différences importantes qui existent entre le système juridique canadien et le système juridique étranger du simple fait que ce dernier est par ailleurs équitable sur le plan procédural. Il est vrai que le processus d’extradition n’exige pas que le système de justice criminelle de l’État requérant corresponde en tout point à celui en place au Canada (Kindler, p. 844). Cependant, étant donné les droits à la liberté en cause et le risque de responsabilité criminelle dans des circonstances non susceptibles d’entraîner une peine au Canada, il n’est pas suffisant de déterminer si le procès dans l’État requérant sera équitable sur le plan procédural.

[278]                      Comme l’a souligné la juge Charron dans l’arrêt Fischbacher, « le déroulement de l’instance dans l’État requérant avant et après la demande d’extradition » peut constituer un facteur pertinent pour décider s’il y a lieu d’ordonner l’extradition (par. 38). L’existence au Canada d’un moyen de défense prévu par la loi qui se rapporte directement à la criminalité, alors qu’aucun moyen de défense analogue n’est reconnu dans l’État requérant, représente, à première vue, le type même de facteur propre à rendre l’extradition injuste ou tyrannique. Bien entendu, comme l’a souligné notre Cour, si le ministre a l’obligation de comparer la peine qui serait vraisemblablement infligée dans l’État requérant et la peine qui serait vraisemblablement imposée au Canada, il doit aussi évaluer les moyens de défense qui peuvent ou non vraisemblablement être soulevés dans les deux pays (Anderson, par. 27). Il n’est pas nécessaire qu’il y ait symétrie parfaite entre les lois canadiennes et celles de l’État requérant. Comme l’a fait observer la juge McLachlin dans l’arrêt Kindler, le processus d’extradition « doit tenir compte des différences entre notre système de justice pénale et les systèmes en vigueur dans les autres États qui pratiquent la réciprocité » (p. 844-845).

[279]                      Cela dit, lorsque l’intéressé est exposé à des conséquences auxquelles il ne serait pas exposé dans notre pays au motif qu’une défense prévue par la loi ici n’est pas reconnue dans le droit de l’État requérant, les exigences fondamentales de la justice commandent l’examen des implications de ce fait. Cette approche est conforme à la façon dont la Cour interprète les importants droits à la liberté qui sont en jeu dans le processus d’extradition. L’extradition constitue une atteinte grave à la liberté (Ferras, par. 12). Par conséquent, « les pratiques d’extradition ont été façonnées autant que possible pour la protection de la liberté de l’individu » (États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, p. 1490). L’extradition vers un pays qui ne reconnaît pas une défense analogue à celle prévue à l’art. 285 constitue donc une considération importante dans le processus d’extradition.

[280]                      En outre, comme je l’indique dans la partie de mes motifs relative à l’ordonnance d’incarcération, dans la mesure où ils peuvent être interprétés de manière à exclure l’examen des moyens de défense dans le contexte de l’extradition, des arrêts tels Schmidt et Mellino se distinguent clairement d’avec la présente affaire, en ce que celle‑ci concerne un moyen de défense prévu par la loi qui se rapporte directement à la criminalité, et non un moyen de défense d’ordre procédural ou fondé sur la Charte . De plus, contrairement aux arrêts Schmidt et Mellino, dans lesquels notre Cour a laissé entendre que le juge d’extradition n’avait pas compétence pour examiner des moyens de défense pouvant être soulevés au procès, il n’est pas contesté que la mère ne pourra pas soulever un moyen analogue à celui prévu à l’art. 285 devant le tribunal de première instance en Géorgie. Enfin, contrairement aux arrêts Schmidt et Mellino, qui portaient sur l’incarcération, le présent pourvoi concerne également une décision d’extradition, situation où le rôle que joue le ministre à titre d’importante soupape de sûreté a une portée beaucoup plus large que celui incombant au juge d’extradition — d’où l’utilisation des termes « injuste » et « tyrannique », ainsi que « toutes les circonstances ». À cette injustice envers la mère s’ajoutent les conséquences graves qu’aurait son extradition sur les enfants.

[281]                      Pour l’ensemble de ces motifs et, avec égards pour l’opinion contraire, la décision du ministre d’ordonner l’extradition de la mère était déraisonnable.

[282]                      En conséquence, j’accueillerais le pourvoi avec dépens en faveur de la mère devant toutes les cours, et j’ordonnerais sa libération immédiate.

                    Pourvoi rejeté, les juges Abella, Karakatsanis et Côté sont dissidentes.

                    Procureurs de l’appelante : Grey Casgrain, Montréal; Clemente Monterosso, Montréal.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : John Norris Barrister, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Hunter Litigation Chambers, Vancouver; Michael Sobkin, Ottawa.



[1] Anciennement l’art. 250.4.

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