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Ikea Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 196

 

Ikea Limited                                                                                       Appelante

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                          Intimée

 

Répertorié:  Ikea Ltd. c. Canada

 

No du greffe:  25674.

 

1997:  2 décembre; 1998:  12 février.

 

Présents:  Les juges Gonthier, Cory, Iacobucci, Major et Bastarache.

 

en appel de la cour d’appel fédérale

 

Impôt sur le revenu ‑‑ Calcul du revenu ‑‑ Réception d’un paiement d’incitation à la location («PIL») ‑‑ Le PIL doit-il être considéré comme un revenu ou comme une rentrée de capital? ‑‑ S’il s’agit d’un revenu, doit-il être inclus en entier dans les revenus de l’année où il a été reçu ou être amorti sur la durée du bail? ‑‑ Loi de l’impôt sur le revenu , S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 9(1) -- Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5 e  suppl .), art. 12(1)x).

 


En vertu d’un accord daté de six jours après le bail original, Ikea a acquis le droit à un paiement d’incitation à la location («PIL») de la part de son locateur.  Cet accord stipulait de façon claire et non équivoque que le paiement avait pour objet d’inciter Ikea à louer les locaux, et que cette dernière n’avait aucune obligation d’affecter cette somme à quelque fin particulière que ce soit.  Le paiement devait être fait à Ikea dans les sept jours suivant le début de l’exploitation de son entreprise dans les locaux.

 

Dans ses états financiers, Ikea n’a pas inclus le PIL en entier dans son revenu pour l’exercice 1986, mais l’a plutôt amorti sur la durée du bail.  Elle a aussi appliqué une partie du PIL au paiement du coût des agencements des locaux loués, qui étaient traités comme des biens immobilisés et dont le coût aurait été amorti sur à peu près la même période que l’a été le solde du PIL.  Dans sa déclaration de revenus de 1986, Ikea n’a toutefois ni réduit le coût des agencements de la somme venant du PIL ni inclus quelque portion que ce soit de ce paiement dans son revenu.  Ce traitement reflétait son opinion que, pour les fins de l’impôt, le paiement constituait une rentrée de capital plutôt qu’un revenu imposable.  Dans la nouvelle cotisation transmise à Ikea, le ministre a exigé que le PIL soit inclus en entier dans le revenu de l’année d’imposition 1986.  Dans le cadre de l’appel interjeté par Ikea, la Cour canadienne de l’impôt a souscrit au point de vue du ministre que le PIL constituait un revenu et non une rentrée de capital, et que cette somme devait être incluse en entier dans le revenu de l’année où elle avait été reçue.  Cette décision a été confirmée par un arrêt unanime de la Cour d’appel fédérale.  Le présent pourvoi soulève deux questions:  Premièrement, le PIL devait-il, pour les fins de l’impôt sur le revenu, être traité comme un revenu ou comme une rentrée de capital?  Deuxièmement, s’il s’agissait d’un revenu, devait-il être entièrement inclus dans l’année où il a été reçu ou devait-il être amorti sur la durée du bail dont il a favorisé la signature?

 

Arrêt:  Le pourvoi est rejeté.

 


Un paiement fait à titre de remboursement du coût d’un bien immobilisé doit être traité comme une rentrée de capital aux fins de l’impôt et un paiement fait à titre de remboursement d’une dépense ou de compensation pour une perte imputable au compte de produits doit être traité comme un revenu.  Il s’ensuit que, si le paiement en question avait été fait par Ikea pour acquérir le bail, un bien immobilisé, il aurait constitué un paiement en capital.  Cependant, deux acquisitions simultanées par la même partie (le bail et le paiement en espèce) ne doivent pas nécessairement être qualifiées de la même façon aux fins de l’impôt simplement parce qu’elles se rapportent à la même opération.  De fait, l’intérêt d’obtenir une image fidèle du revenu l’emporte intrinsèquement sur les inconvénients possibles qu’entraînerait le fait d’aboutir à l’occasion à un résultat asymétrique dans une autre affaire.

 

La réception d’un PIL fait «partie intégrale» de tout l’aspect des frais d’exploitation quotidiens et peut à juste titre être considérée comme une condition favorable dans le cadre de la signature d’un bail, un avantage supplémentaire reçu accessoirement au bail négocié.  En l’espèce, le PIL relevait du compte de produits et aurait dû être inclus dans le revenu aux fins de l’impôt.  Le paiement a clairement été reçu dans le cadre d’activités commerciales ordinaires et, dans les faits, il était inextricablement lié à ces activités.  On ne peut sérieusement prétendre que ce paiement avait un rapport avec une fin de nature capitale.  Que le PIL ait représenté une réduction du loyer ou un paiement fait en contrepartie de l’exécution par Ikea de ses diverses obligations aux termes du bail, il ne peut manifestement pas être considéré comme une rentrée de capital et il aurait dû être inclus dans le revenu.

 


Le PIL est imposable dans l’année où il a été reçu.  Le «principe de réalisation», qui tient compte du fait qu’une somme peut avoir la nature d’un revenu même si elle n’est pas effectivement reçue par le contribuable mais seulement «réalisée» conformément à la méthode de la comptabilité d’exercice, est bien établi dans la jurisprudence.  Les sommes reçues ou réalisées -- libres de conditions ou restrictions assortissant leur utilisation -- sont donc imposables dans l’année où elles sont réalisées, sous réserve de toute disposition contraire de la Loi ou d’une autre règle de droit.  En l’espèce, le contribuable avait droit au PIL dès qu’il assumait ses obligations contractuelles et il était donc impossible d’affirmer que le PIL se rapportait à des dépenses futures.  Dans un tel cas, sauf stipulation contraire de l’accord relatif au paiement d’incitation à la location, et en l’absence de texte de loi ou d’arrêt à l’effet contraire, le principe de réalisation s’impose comme celui qui donnera une image plus fidèle du revenu du contribuable.

 

Jurisprudence

 

Arrêts examinés: La Reine c. Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd., 90 D.T.C. 6607; St. John Dry Dock & Shipbuilding Co. c. M.N.R., [1944] R.C. de l’É. 186; IBM Canada Ltd. c. M.N.R., 93 D.T.C. 1266; French Shoes Ltd. c. The Queen, 86 D.T.C. 6359; arrêts mentionnés:  Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147; Toronto College Park Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 183; Neonex International Ltd. c. The Queen, 78 D.T.C. 6339; Oxford Shopping Centres Ltd. c. The Queen, 79 D.T.C. 5458; Associated Investors of Canada Ltd. c. M.N.R., 67 D.T.C. 5096; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Corporation of Birmingham c. Barnes, [1935] A.C. 292; The Queen c. Canadian Pacific Ltd., 77 D.T.C. 5383; Consumers’ Gas Co. c. The Queen, 82 D.T.C. 6300; London and Thames Haven Oil Wharves, Ltd. c. Attwooll, [1967] 2 All E.R. 124; Woodward Stores Ltd. c. The Queen, 91 D.T.C. 5090; Suzy Creamcheese (Canada) Ltd. c. The Queen, 92 D.T.C. 6291; Kenneth B. S. Robertson Ltd. c. M.N.R. (1944), 2 D.T.C. 655; Westfair Foods Ltd. c. Canada, [1991] 1 C.T.C. 146; Charles Brown & Co. c. Commissioners of Inland Revenue (1930), 12 T.C. 1256; Lincolnshire Sugar Co. c. Smart, [1937] A.C. 697; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Nesbitt Thomson Inc. c. M.N.R., 91 D.T.C. 1113; M.N.R. c. Benaby Realties Ltd., [1968] R.C.S. 12.


Lois et règlements cités

 

Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. (1985), ch. 1 (5 e  suppl .), art. 12(1)x).

 

Loi de l’impôt sur le revenu , S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 9(1).

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, 96 D.T.C. 6526, [1996] 3 C.T.C. 307, [1996] A.C.F. no 1243 (QL), qui a rejeté l’appel formé contre le jugement du juge Bowman, 94 D.T.C. 1112, [1994] 1 C.T.C. 2140, [1993] A.C.I. no 874 (QL).  Pourvoi rejeté.

 

Warren J. A. Mitchell, c.r., et Karen Sharlow, pour l’appelante.

 

Roger Taylor et Sandra Phillips, pour l’intimée.

 

Version française du jugement de la Cour rendu par

 


1                             Le juge Iacobucci -- Le présent pourvoi -- qui a été entendu en même temps que ceux interjetés dans les affaires Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, et Toronto College Park Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 183, dont les motifs sont déposés en même temps que ceux‑ci -- pose essentiellement la question inverse de celle soulevée dans ces deux pourvois.  Alors que, dans Canderel et Toronto College Park, notre Cour était appelée à déterminer la façon appropriée dont un contribuable peut déduire de son revenu d’entreprise un paiement d’incitation à la location («PIL»), elle doit, dans le présent cas, statuer sur la façon dont le même type de paiement devait être traité par le bénéficiaire (avant l’édiction de l’al. 12(1) x) de la Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. (1985), ch. 1 (5 e  suppl .)).  Le PIL devait‑il être considéré comme un revenu ou comme une rentrée de capital, et, s’il s’agissait d’un revenu, devait‑il être inclus en entier dans les revenus de l’année où il a été reçu ou pouvait‑il à bon droit être amorti sur la période du bail auquel il s’appliquait?

 

I.  Les faits

 

2                             L’appelante, Ikea Limited («Ikea»), est un détaillant de meubles qui exploite un réseau de points de vente dont il est propriétaire ou locataire dans l’ensemble du Canada.  En 1985, Ikea a loué des locaux au West Edmonton Mall (le «Mall») aux termes d’un bail de 10 ans, assorti de la faculté de le prolonger pour une période identique.  Le contrat prévoyait un loyer de base payable en versements mensuels, de même qu’un loyer proportionnel basé sur les ventes.  En vertu d’un accord daté de six jours après le bail original, Ikea a acquis le droit à un PIL de 2 650 000 $ de la part du Mall.  Cet accord stipulait de façon claire et non équivoque que le paiement avait pour objet d’inciter Ikea à louer les locaux, et que cette dernière n’avait aucune obligation d’affecter cette somme à quelque fin particulière que ce soit, par exemple à l’égard du coût des stocks ou des agencements.  Le paiement devait être fait à Ikea dans les sept jours suivant le début de l’exploitation de son entreprise dans les locaux.

 


3                             Ikea a déposé en preuve un document émanant d’une experte comptable, dans lequel celle-ci affirmait que, conformément aux principes comptables généralement reconnus («PCGR»), constituait un traitement approprié le fait pour Ikea de ne pas avoir inclus en entier le PIL dans son revenu de 1986 et de l’amortir plutôt sur la période du bail.  Cette preuve indiquait qu’était en outre conforme aux PCGR le fait pour Ikea d’affecter une partie du PIL, soit 825 189 $, au paiement du coût des agencements des locaux loués, sous la seule réserve que, si les agencements avaient été traités comme des biens immobilisés, leur coût aurait été amorti sur à peu près la même période que l’a été le solde du PIL.  En fait, il s’agit précisément du traitement comptable qu’Ikea a fait du paiement dans ses états financiers.  Cette preuve n’a pas été contredite par le ministre du Revenu national (le «ministre»), qui a simplement adopté la position que la question du traitement comptable approprié n’était pas pertinente pour le calcul du revenu aux fins de l’impôt.

 

4                             Philip Boname, témoin expert assigné par le ministre, a exprimé l’avis, en se fondant sur sa connaissance générale du marché immobilier commercial à Edmonton au moment de la signature du bail, que le PIL reçu par Ikea avait eu pour résultat de hausser le loyer qu’Ikea avait consenti à payer au Mall.  Son expérience lui suggérait l’existence d’une corrélation directe entre l’utilisation d’un PIL et la capacité d’un propriétaire d’obtenir des loyers plus élevés.

 

5                             Contrairement au traitement qu’elle avait fait du PIL dans ses états financiers, Ikea n’a pas, dans sa déclaration de revenus de 1986, réduit le coût des agencements de la somme de 825 189 $ venant du PIL ni inclus quelque portion que ce soit de ce paiement dans son revenu.  Ce traitement reflétait son opinion que, aux fins de l’impôt, le paiement constituait une rentrée de capital plutôt qu’un revenu imposable.  Dans la nouvelle cotisation transmise à Ikea, le ministre a exigé que le PIL soit inclus en entier dans le revenu de l’année d’imposition 1986.  Dans le cadre de l’appel interjeté par Ikea, la Cour canadienne de l’impôt a souscrit au point de vue du ministre que le PIL constituait un revenu et non une rentrée de capital, et que cette somme devait être incluse en entier dans le revenu de l’année où elle avait été reçue.  Cette décision a été confirmée par un arrêt unanime de la Cour d’appel fédérale.

 


II.  Les dispositions législatives pertinentes

 

6                             Loi de l’impôt sur le revenu , S.C. 1970-71-72, ch. 63 (maintenant L.R.C. (1985), ch. 1 (5 e  suppl .))

 

9.  (1)  Sous réserve des dispositions de la présente Partie, le revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

 

III.  L’historique procédural*

 

1.  Cour canadienne de l’impôt (le juge Bowman), 94 D.T.C. 1112

 

7                             Le juge Bowman a d’abord affirmé, à la p. 1115, que le «traitement comptable n’influe pas sur la question de savoir si la rentrée avait la nature d’un revenu ou d’un gain en capital.  Il s’agit d’une question de droit qui doit être tranchée en tenant compte de l’ensemble des faits».  Après avoir fait un bref commentaire sur les différences qui existent entre l’impôt sur le revenu et la comptabilité générale, il a fait observer que la justification du traitement comptable des 825 189 $ tenait peut‑être au fait que, comme cette somme représentait le coût des agencements, il n’était pas inapproprié de le déduire, «ce qui permettait de l’amortir effectivement sur la durée du bail puisqu’on réduisait le montant faisant l’objet de l’amortissement annuel».  Cependant, il n’a trouvé aucun fondement juridique ou factuel justifiant un tel traitement aux fins de l’impôt sur le revenu.

 



8                             Qui plus est, le juge Bowman n’a pu trouver le moindre fondement justifiant l’amortissement du solde du PIL sur la durée du bail.  Postulant d’abord que, même à des fins comptables, les dépenses doivent être attribuées à la période à laquelle elles profitent et que les rentrées doivent être attribuées à la période à laquelle elles ont été gagnées ou être appliquées en réduction de dépenses au cours de la période à laquelle ces dépenses se rapportent, il a fait observer que l’accord relatif au paiement d’incitation à la location précisait que l’objet du PIL était strictement d’inciter Ikea à conclure le bail et à exploiter son entreprise dans les locaux loués.  La question qui se posait alors était celle de savoir quand le paiement avait été effectivement gagné.  Une possibilité était qu’il avait été gagné à partir du moment où la contrepartie avait commencé à passer de Ikea au Mall, c’est‑à‑dire quand Ikea avait commencé à exploiter son entreprise dans le Mall.  En fait, l’accord stipulait expressément que le droit au PIL était absolu sept jours après cet événement.  Cependant, si le paiement avait été gagné complètement de cette façon, alors, selon le juge Bowman, cette analyse ne justifiait pas l’amortissement du paiement sur la durée du bail.  Un tel traitement ne pouvait reposer que sur l’une ou l’autre des prémisses suivantes:  soit la présomption que la contrepartie à laquelle était tenue Ikea ne consistait pas seulement à signer le bail et à en respecter les conditions, mais également à continuer à exploiter son entreprise dans les locaux pendant toute la durée du bail; soit la présomption que le PIL était une réduction du loyer payable au cours de la durée du bail.  Cependant, aucune des deux hypothèses n’étayait la décision d’Ikea de traiter le PIL comme une rentrée de capital.  Elles appuyaient la conclusion qu’il devait être traité comme un revenu.

 


9                             Le juge Bowman a fait un examen assez détaillé du rôle des comptables et des PCGR dans l’examen par la cour des questions d’ordre fiscal.  Il a dit que ce type de preuve peut se révéler utile comme indication de la réalité commerciale et économique sous‑jacente à une opération, abstraction faite des considérations d’ordre fiscal, mais il a estimé que la preuve comptable n’apportait que «peu d’aide» dans les affaires d’impôt.  Il a invoqué plusieurs arrêts, dont Neonex International Ltd. c. The Queen, 78 D.T.C. 6339 (C.A.F.), Oxford Shopping Centres Ltd. c. The Queen, 79 D.T.C. 5458 (C.F. 1re inst.), et Associated Investors of Canada Ltd. c. M.N.R., 67 D.T.C. 5096 (C. de l’É.), au soutien de la proposition que le traitement comptable des revenus et des dépenses n’est pas déterminant et que la véritable question est une question de droit, qui doit être tranchée en tenant compte des «principes commerciaux reconnus».  S’appuyant sur l’arrêt de notre Cour Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, le juge Bowman a conclu, à la p. 1117, que les «PCGR ne sont pas pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si une rentrée d’argent a la nature d’un revenu ou d’un gain en capital [. . .] [ou] si un poste de revenu doit être constaté l’année de la réception ou une année ultérieure», et il a également conclu, à la p. 1118, que, même si les PCGR peuvent avoir «une fonction secondaire extrêmement limitée» dans le cadre des principes commerciaux reconnus, «[i]ls ne peuvent l’emporter sur les principes de droit».

 


10                           Examinant la première question de fond, c’est-à-dire celle de savoir si le PIL relevait du compte de produits ou du compte de capital, le juge Bowman a d’abord signalé certains faits pertinents.  L’entreprise d’Ikea ne consistait pas à conclure des baux et, même si elle devait manifestement le faire dans le cadre de ses activités, les baux étaient néanmoins des biens immobilisés détenus par l’entreprise.  La prise à bail de locaux par Ikea n’était pas une activité si fréquente que la négociation de baux pouvait être considérée comme un «phénomène périodique ou ordinaire» de son entreprise.  Ikea avait demandé le PIL dans le cadre de l’arrangement économique global de la conclusion du bail, et elle a reconnu au procès que les conditions des baux ont eu une incidence continue sur ses bénéfices.  Cependant, le loyer de base convenu a été proposé au début des négociations du bail et n’a jamais changé.  Sur ce fondement, le juge Bowman a conclu que le PIL a fait augmenter la valeur globale du loyer qu’Ikea a accepté de verser, compte tenu de la corrélation directe qui existe entre le recours à de tels paiements et la possibilité pour le propriétaire d’obtenir des loyers supérieurs.  Selon lui, cette conclusion était «manifestement conform[e] au bon sens commercial».  Le juge Bowman était aussi d’avis que les autres témoignages, y compris celui d’un dirigeant d’Ikea, confirmaient que le PIL était «inextricablement lié au loyer qui allait devoir être payé et au rendement économique auquel les parties s’attendaient de leur relation commerciale».

 

11                           Le juge Bowman a souligné que, suivant une hypothèse répandue avant l’édiction de l’al. 12(1)x) de la Loi, les PIL n’étaient pas imposables, que ce soit à titre de revenus, de gains en capital ou de réductions du coût en capital d’un bien.  Il a conclu que cette thèse tirait sa source des arrêts Corporation of Birmingham c. Barnes, [1935] A.C. 292 (H.L.), The Queen c. Canadian Pacific Ltd., 77 D.T.C. 5383 (C.A.F.), et Consumers’ Gas Co. c. The Queen, 82 D.T.C. 6300 (C.F. 1re inst.), où, dans chaque cas, il a été statué que les contributions versées par des tiers pour la construction de divers ouvrages n’avaient pas à être prises en compte dans la détermination du «coût réel» des ouvrages aux fins d’établir leur coût en capital pour l’amortissement.

 


12                           S’appuyant sur l’arrêt London and Thames Haven Oil Wharves, Ltd. c. Attwooll, [1967] 2 All E.R. 124 (C.A.), le juge Bowman était d’avis que la question primordiale était de savoir -- en tant que règle générale et sans égard à la question de savoir si la rentrée compense une «perte» ou rembourse une «dépense» -- quelle est la nature de la dépense que le paiement vise à rembourser.  Si le paiement sert à compenser une perte en capital ou à rembourser une dépense en immobilisations, il relève du compte de capital:  Woodward Stores Ltd. c. The Queen, 91 D.T.C. 5090 (C.F. 1re inst.), et Suzy Creamcheese (Canada) Ltd. c. The Queen, 92 D.T.C. 6291 (C.F. 1re inst.).  De cette jurisprudence, il a conclu que, en l’absence de disposition législative à l’effet contraire, un paiement fait à un contribuable pour lui rembourser le coût d’un bien immobilisé ne réduit pas le coût en capital de ce bien aux fins de l’impôt sur le revenu, mais qu’un tel paiement donne toutefois lieu à une rentrée de capital et ne doit pas être inclus dans le revenu en vertu de la Loi.  Par contre, un paiement ayant pour objet soit de rembourser à un contribuable une dépense relevant du compte de produits soit de réduire une telle dépense est une rentrée de fonds, et il doit par conséquent être inclus dans le revenu.

 

13                           Appliquant ces principes juridiques aux faits de l’espèce, le juge Bowman a fait observer que, en vertu de l’accord relatif au paiement d’incitation à la location, Ikea n’était pas tenue d’appliquer le PIL à une dépense en particulier.  À part le traitement comptable de la dépense, qui a été jugé sans pertinence, rien dans la preuve n’étayait la conclusion que le paiement avait été fait pour rembourser une dépense en immobilisations ou une perte en capital.  De fait, il n’y avait aucun autre lien entre le paiement et une dépense en immobilisations.  Le juge Bowman a statué qu’il n’y avait aucune raison d’étendre l’application du principe dégagé dans Birmingham c. Barnes, précité, de manière à permettre que le traitement comptable d’une rentrée de fonds puisse influer sur sa qualification en tant que revenu ou élément de capital.  Il a conclu qu’il aurait été arbitraire de traiter le paiement comme du capital aux fins de l’impôt du seul fait qu’il n’était peut-être pas inapproprié, du point de vue comptable, d’affecter une partie de ce paiement au coût des immobilisations.  Il a conclu, à la p. 1124, qu’en agissant ainsi «la cour s’inclinerait alors devant le jugement professionnel de comptables et ne s’acquitterait pas de l’obligation qu’elle a de trancher ce qui est essentiellement une question de droit».

 


14                           La question qui demeurait était de savoir si l’impossibilité de lier le PIL à une quelconque immobilisation en faisait d’office un revenu.  Le juge Bowman a fait observer, à la p. 1125, que le paiement n’était pas fortuit et qu’il n’était ni un don ni un profit inattendu, mais qu’il «[était] issu de la négociation d’une obligation dont les corollaires [. . .] étaient pour l’appelante strictement assimilables à la notion de revenu».  Selon lui, à la p. 1125, bien que ne découlant pas de la vente de marchandises offertes par Ikea, la rentrée de fonds était «directement et inextricablement liée à la dimension économique de l’opération», parce qu’elle influait de toute évidence sur les frais que l’entreprise avait à payer.  Le paiement faisait partie intégrante de tout l’aspect des frais d’exploitation quotidiens de l’entreprise.  En conséquence, le juge Bowman a conclu que le PIL était un revenu tiré par Ikea, soit d’une réduction de loyer, solution qui pour lui avait plus de sens du point de vue financier compte tenu de la preuve, soit au titre d’une contrepartie obtenue pour l’emménagement dans les locaux, le paiement du loyer et le fait d’y exploiter son entreprise.

 

15                           Examinant la seconde question, savoir le moment auquel il convient de comptabiliser la rentrée de fonds, le juge Bowman a conclu à nouveau que le traitement comptable du PIL n’était pas déterminant.  Il n’a trouvé dans la Loi aucune disposition prévoyant une provision à l’égard de ce type de revenu et il a souligné, à la p. 1125, que, en règle générale, «les sommes deviennent un revenu imposable dans l’année où elles ont été reçues à condition qu’elles aient la nature et le caractère d’un revenu à cette époque»:  La Reine c. Foothills Pipe Lines (Yukon) Ltd., 90 D.T.C. 6607 (C.A.F.), à la p. 6612.  Autrement dit, la question était de savoir si le droit d’Ikea à la rentrée de fonds était devenu absolu et n’était assorti d’aucune restriction quant à la façon d’en disposer, de l’utiliser ou d’en jouir, dans l’année en question:  Kenneth B. S. Robertson Ltd. c. M.N.R. (1944), 2 D.T.C. 655 (C. de l’É.).  Selon le juge Bowman, cette condition était clairement remplie et, par conséquent, le revenu était imposable en 1986.  Il a donc rejeté les deux moyens d’appel invoqués par Ikea contre la nouvelle cotisation.

 

2.  Cour d’appel fédérale (motifs du juge Robertson, pour la cour), 96 D.T.C. 6526

 


16                           Dans des motifs prononcés à l’audience, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel formé par Ikea.  Le juge Robertson a expliqué que la cour n’était pas persuadée qu’il y avait quelque fondement, soit en fait soit en droit, de modifier la décision de la Cour de l’impôt, et que rien de ce qui avait été décidé dans l’arrêt Canderel de la Cour d’appel fédérale, précité, n’avait une incidence significative sur la question du moment de la comptabilisation de la rentrée de fonds, malgré l’apparente asymétrie des deux affaires.  Il a affirmé, à la p. 6627, que «[b]ien que le principe de rattachement soit pertinent dans les affaires portant sur des ‘dépenses non courantes’, on n’a jamais laissé entendre qu’il devrait s’appliquer à l’exclusion de la jurisprudence commençant par la décision Kenneth B. Robertson (sic) v. M.N.R.»

 

IV.  Les questions en litige

 

17                           Le présent pourvoi soulève deux questions.  La première est de savoir si le PIL reçu par Ikea devait, aux fins de l’impôt sur le revenu, être traité comme un revenu ou comme une rentrée de capital.  S’il devait à juste titre être considéré comme un revenu, il faut alors se demander à quel moment il devait être inclus dans le revenu:  devait-il être entièrement inclus dans l’année où il a été reçu ou encore être amorti sur la durée du bail dont il a favorisé la signature?

 

V.  Analyse

 

18                           À titre de commentaire préliminaire, je tiens à souligner que les motifs exhaustifs et limpides du juge Bowman ont été d’une aide précieuse.  Comme cela deviendra clair, je suis substantiellement d’accord avec les motifs de ce dernier sur les deux questions soulevées dans le présent pourvoi.  Cependant, étant donné que le présent pourvoi a été entendu avec les affaires Canderel et Toronto College Park, et étant donné particulièrement l’importance que revêt la question du moment de la comptabilisation des sommes en cause dans l’issue de ces pourvois, j’estime qu’il me faut faire moi-même quelques observations.


 

1.  Modifications apportées à la loi depuis 1986

 

19                           Au départ, j’aimerais souligner que, depuis le différend qui a donné naissance au présent litige, la Loi de l’impôt sur le revenu  a été modifiée par l’inclusion d’une disposition traitant expressément des questions soulevées par le présent pourvoi.  Les dispositions pertinentes de l’al. 12(1) x) des L.R.C. (1985), ch. 1 (5 e  suppl .),  sont les suivantes:

 

12.  (1)  Sont à inclure dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien, au cours d’une année d’imposition, celles des sommes suivantes qui sont applicables:

 

                                                                   . . .

 

x)  un montant (à l’exclusion d’un montant prescrit) reçu par le contribuable au cours de l’année pendant qu’il tirait un revenu d’une entreprise ou d’un bien:

 

(i)  soit d’une personne qui paie le montant — appelée «débiteur» au présent alinéa — en tirant un revenu d’une entreprise ou d’un bien ou en vue d’obtenir un avantage pour elle‑même . . .

 

                                                                   . . .

 

s’il est raisonnable de considérer le montant comme reçu:

 

(iii)  soit à titre de paiement incitatif, sous forme de prime, de subvention, de prêt à remboursement conditionnel, de déduction de l’impôt ou d’indemnité ou sous toute autre forme,

 

(iv)  soit à titre de remboursement, contribution ou indemnité ou à titre d’aide [. . .] à l’égard du coût d’un bien ou à l’égard d’une dépense engagée ou effectuée,

 

dans la mesure où:

 

(v)  soit le montant n’est pas déjà inclus dans le calcul du revenu du contribuable ou déduit dans le calcul, pour l’application de la présente loi, d’un solde de dépenses ou autres montants non déduits, pour l’année ou pour une année d’imposition antérieure. . .

 


20                           Il est évident que le PIL fait à Ikea en l’espèce est carrément visé par cet article, qui ferait de ce paiement un revenu tiré par Ikea et imposable entièrement dans l’année de sa réception.  Toutefois, parce que l’article n’était pas en vigueur en 1986, lorsque le paiement en question a été reçu, la présente affaire doit être tranchée en vertu du droit qui existait à l’époque.  La nouvelle disposition n’a évidemment aucune incidence sur l’issue du présent cas.

 

2.  Rentrée de capital ou revenu?

 

21                           Ikea a plaidé que le PIL était une rentrée de capital et non un revenu, et qu’il n’aurait donc pas dû être inclus du tout dans le revenu.  Cet argument reposait principalement sur une analogie que l’on tentait d’établir entre cette rentrée de fonds et une somme reçue à la suite de l’acquisition ou de la disposition d’un bien immobilisé, ce qui est clairement une rentrée de capital:  Woodward Stores, précité; Westfair Foods Ltd. c. Canada, [1991] 1 C.T.C. 146 (C.F. 1re inst.).  Suivant cet argument:  la nature de la rentrée de fonds est fonction de celle du bien auquel elle se rapporte et, comme le bail qui a donné lieu au versement du PIL en l’espèce, a été qualifié par le juge de première instance de bien immobilisé détenu par Ikea, le PIL lui‑même doit donc être considéré comme une rentrée de capital.  Cependant, on n’a cité aucun texte précis au soutien de cette interprétation et, pour ma part, je suis incapable de voir quelque fondement juridique à cette analogie.

 


22                           Certes, l’idée de qualifier des rentrées de fonds de nature ambiguë en se référant aux «trous» dans le revenu qu’elles viennent combler est loin d’être nouvelle en droit canadien.  Dans St. John Dry Dock & Shipbuilding Co. c. M.N.R., [1944] R.C. de l’É. 186, la Cour de l’Échiquier du Canada s’est interrogée sur le traitement fiscal qui devait être accordé à une subvention qu’avait reçue le contribuable du gouvernement fédéral, conformément à une loi, pour la construction d’une cale sèche.  Le contribuable a prétendu avec succès qu’il s’agissait non pas d’un revenu imposable mais d’une rentrée de capital, somme qui n’était pas imposable à l’époque.  Après avoir analysé la jurisprudence pertinente, dont les arrêts Charles Brown & Co. c. Commissioners of Inland Revenue (1930), 12 T.C. 1256 (C.A.), et Lincolnshire Sugar Co. c. Smart, [1937] A.C. 697 (H.L.), le juge Thorson a tiré les conclusions suivantes, aux pp. 200 et 201:

 

[traduction] [L]es subventions [versées au titre du revenu] . . . sont reçues par le bénéficiaire dans le cours de ses activités commerciales ou en raison de celles-ci et, comme elles constituent des revenus d’exploitation, elles peuvent à juste titre être décrites comme des subventions versées au titre du revenu et assujetties à l’impôt.  La situation en l’espèce est tout à fait différente.  L’appelante n’avait pas le droit de recevoir -- et n’a pas reçu -- la subvention dans le cours de ses activités commerciales ou en raison de celles-ci.  La subvention n’était pas une recette ou un revenu commercial ni un élément de profits ou de gains commerciaux.  Il n’y avait aucune garantie de gains ou profits commerciaux, et la subvention n’a pas non plus été accordée pour compléter ou augmenter les revenus d’exploitation de l’appelante.  De fait, les paiements de subvention n’avaient absolument rien à voir avec les activités commerciales de l’appelante.  [Je souligne.]

 

Selon moi, ce passage est très instructif en ce qu’il énonce des critères utiles pour classer des rentrées de fonds «inhabituelles» en éléments de revenu ou éléments de capital.

 


23                           Les arrêts cités par le juge Bowman, à commencer par Birmingham c. Barnes, précité, jusqu’à IBM Canada Ltd. c. M.N.R., 93 D.T.C. 1266 (C.C.I.), réitèrent cette proposition.  Lorsqu’un paiement est fait à un contribuable à titre de remboursement du coût d’un bien immobilisé, il doit être traité comme une rentrée de capital aux fins de l’impôt.  Par contre, un paiement fait à titre de remboursement d’une dépense imputable au compte de produits doit être traité comme un revenu.  En fait, même la jurisprudence citée par Ikea au soutien de sa prétention que le PIL était une rentrée de capital appelle en bout de ligne la conclusion contraire, compte tenu de l’analyse qui précède.  Dans Woodward Stores, précité, à la p. 5091, le paiement en question, bien que constituant clairement un PIL, avait été expressément qualifié de «déduction pour agencements».  La somme avait été avancée dans le but exprès de rembourser une dépense en immobilisations et constituait donc une rentrée de capital.  De même, dans Westfair Foods, précité, les paiements qui avaient été faits au contribuable ont été qualifiés par la cour de rentrées de capital seulement parce qu’ils constituaient une indemnité versée pour la résiliation de certains baux et qu’ils étaient donc liés à la disposition d’un bien immobilisé.  Ces deux arrêts sont conformes au droit exposé par le juge Bowman et n’aident d’aucune façon particulière l’argument d’Ikea.

 

24                           Il n’a pas été contesté que le bail immobilier dont il est question ici constituait pour Ikea un bien immobilisé, et j’estime que cette proposition est correcte en droit.  Il s’ensuit que, si le paiement en question avait été fait par Ikea pour acquérir le bail, il aurait constitué un paiement en capital, et cela n’a pas non plus été contesté.  À mon avis, toutefois, il y a une grande différence entre un paiement fait par le preneur à bail pour acquérir un bail et un paiement reçu par une telle personne à titre d’incitation à prendre à bail.  Étant donné qu’un bien immobilisé est immanquablement payé par une dépense en immobilisations et aliéné en contrepartie d’une rentrée de capital, je ne vois pas pourquoi deux acquisitions simultanées par la même partie, c’est‑à‑dire le bail et le paiement en espèces, doivent être qualifiées de la même façon aux fins de l’impôt simplement parce qu’elles se rapportent à la même opération.  Il est évident que le PIL n’a pas été payé en contrepartie de la disposition d’un bien immobilisé; c’est tout le contraire, en fait.  La symétrie invoquée par Ikea, bien que commode peut‑être, n’est pas nécessairement la règle en droit fiscal.

 


25                           La question qui doit être posée en l’espèce est de savoir si, vu les faits, le PIL a été reçu par Ikea pour rembourser une dépense ou compenser une perte, et doit être inscrit au compte de produits ou au compte de capital.  Le juge Bowman a conclu que le paiement ne pouvait être lié à aucune dépense en immobilisations ou fin d’immobilisation.  Il a plutôt dit ceci, à la p. 1125:

 

La négociation du bail et le paiement du loyer sont toutefois des corollaires nécessaires de l’exploitation de l’entreprise de l’appelante, et dans la détermination du coût, pour l’appelante, de l’exploitation de son entreprise au West Edmonton Mall, on ne peut imaginer comment un tel paiement aurait pu ne pas entrer en ligne de compte. [. . .] Il est vrai, comme l'a fait remarquer le juge Reed dans l'affaire Westfair Foods Limited, qu'un revenu lié à une entreprise n'est pas nécessairement un revenu tiré de cette entreprise.  Dans cette affaire, toutefois, le juge traitait d'un revenu qui, bien qu'étant lié à l'entreprise, avait été tiré de la disposition d'un bien en immobilisation de cette entreprise.  Ici, nous avons affaire à une rentrée qui, bien que n'ayant pas été tirée de la vente de biens ou de services offerts par la compagnie, est directement et inextricablement liée à la dimension économique de l'opération.  Elle influe immédiatement sur les frais devant être payés en raison des opérations commerciales de l'appelante. [En italique dans l’original; je souligne.]

 

Il a aussi conclu que le paiement faisait «partie intégrale» de tout l’aspect des frais d’exploitation quotidiens d’Ikea et, donc, que la rentrée devait être inscrite au compte des produits parce que, essentiellement, elle constituait le remboursement de dépenses qui étaient aussi imputables à ce compte:  c’est-à-dire soit le paiement du loyer, soit la prise en charge d’autres obligations accessoires à l’exploitation de l’entreprise dans les locaux, ou les deux.

 


26                           Je ne trouve aucune erreur dans ce raisonnement ou dans cette conclusion.  Dans French Shoes Ltd. c. The Queen, 86 D.T.C. 6359 (C.F. 1re inst.), le juge Teitelbaum a souligné que, lorsqu’un contribuable loue des locaux pour l’exploitation de son entreprise, l’efficience commerciale commande généralement qu’il le fasse aux meilleures conditions possible:  le loyer le moins dispendieux, les frais de démarrage les plus bas possible et autres conditions du genre.  La réception d’un PIL, a‑t‑il souligné, peut à juste titre être considérée comme l’une de ces conditions favorables, un avantage supplémentaire reçu accessoirement au bail négocié.  La réception de cet avantage aide le contribuable à tirer un bénéfice de son entreprise, et fait donc partie du revenu que le contribuable tire de son activité commerciale et fait partie de cette activité, même si, à première vue, la rentrée de fonds peut ne pas sembler avoir la nature d’un revenu à cause des circonstances inhabituelles dans lesquelles elle survient.  Selon moi, cette analyse est éminemment sensée, et elle est appropriée en dépit du fait que, dans French Shoes, l’accord relatif au paiement d’incitation à la location comprenait une stipulation indiquant clairement que le PIL devait être appliqué aux stocks.

 

27                           Ikea a avancé que le juge Bowman fondait sa conclusion sur la présomption erronée que, du seul fait que la rentrée de fonds n’était pas une rentrée de capital, elle était forcément un revenu.  Il est certainement possible qu’une rentrée de fonds puisse ne constituer ni une rentrée de capital ni un revenu aux fins de la Loi; si une somme n’est pas reçue d’une «source» de revenu, selon la définition que les tribunaux ont donnée à ce terme, il est possible qu’elle ne soit pas du tout imposable:  voir, par exemple, Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254.  Chaque rentrée de fonds doit être examinée individuellement pour déterminer sa véritable nature, et il serait certes inapproprié de qualifier automatiquement une rentrée de fonds de revenu du seul fait qu’elle n’est pas une rentrée de capital.

 


28                           Cela dit, cependant, je ne pense pas que ce soit le traitement qui ait été accordé à la rentrée de fonds en l’espèce.  Pour commencer, je souligne que, dans Nesbitt Thomson Inc. c. M.N.R., 91 D.T.C. 1113 (C.C.I.), à la p. 1115, il a été statué que le PIL n’avait été ni un événement fortuit ni un profit inattendu, mais qu’il s’agissait plutôt d’un revenu, compte tenu qu’il était attendu, qu’il avait été demandé et qu’il était le fruit de négociations serrées.  C’est certainement ce qui s’est passé dans le présent cas.  Fait plus important encore, le passage précité des motifs du juge Bowman indique clairement que ce dernier n’a pas tiré automatiquement sa conclusion après avoir constaté que le paiement n’était pas une rentrée de capital.  Au contraire, cette conclusion reposait sur une analyse globale du rôle du PIL dans l’entreprise exploitée par Ikea, ainsi que des fins pour lesquelles ce paiement avait été négocié et obtenu.

 

29                           Ikea a aussi affirmé que les deux justifications possibles avancées par le juge Bowman pour traiter le paiement comme un revenu, d’une part qu’il s’agissait d’une réduction du loyer, d’autre part qu’il s’agissait d’une somme versée en contrepartie de l’obligation de continuer à exploiter l’entreprise en vertu du bail, n’étayent pas, dans les faits, un tel traitement.  Avec égards, je ne suis pas d’accord.  Au départ, il est des plus évidents que le paiement du loyer est une dépense imputable au compte de produits, puisqu’elle est engagée pour produire un revenu et qu’elle ne se traduit pas par l’acquisition d’un bien immobilisé.  Par conséquent, le fait tout simple que la dépense globale a été réduite en l’espèce par un paiement forfaitaire initial qui, d’affirmer Ikea, a procuré un [traduction] «avantage durable pendant tout le bail» ne justifie pas de traiter le paiement comme une rentrée de capital.  Indépendamment des conditions et du mode de paiement, le PIL a été fait pour rembourser une dépense imputable au compte de produits et il était donc clairement lui‑même un revenu.

 


30                           En ce qui a trait à la deuxième affirmation, Ikea a plaidé que, si le paiement devait être qualifié de contrepartie de son obligation de continuer à exploiter son entreprise dans les locaux pendant toute la durée du bail, il devrait être considéré comme une rentrée de capital parce qu’un tel paiement se rapporte à la «structure de l’entreprise».  Avec égards, je crois cependant que cet argument manque la cible.  Pour qualifier de façon exacte la rentrée de fonds, il faut évaluer la nature des obligations particulières en cause.  En l’espèce, ainsi qu’a eu raison de conclure le juge Bowman, les obligations qui incombaient à Ikea aux termes du bail étaient essentiellement le paiement du loyer et l’exploitation de son entreprise dans les locaux loués.  Il s’agissait clairement de dépenses engagées dans le cours de l’exploitation quotidienne de l’entreprise et donc imputables au compte de produits.

 

31                           Dans IBM Canada, précité, le juge Morgan a décrit l’objet des PIL dans les termes suivants (à la p. 1274):

 

À première vue, les paiements avaient pour objet d'inciter l'appelante à signer les sept baux.  Toutefois, cet objet apparent est trop simpliste, car chaque bail crée à la fois des droits et des obligations.  Dans les circonstances entourant la présente espèce, je conclus que la principale contrepartie accordée par l'appelante au titre des paiements incitatifs à la prise à bail résidait dans le fait qu'elle acceptait les obligations qu'elle avait aux termes des divers baux de payer le loyer pendant la durée de ces baux.  Ces obligations correspondaient à des sommes déductibles du revenu.  [. . .] [J]e conclus que ces paiements faits à l'appelante par les divers propriétaires sont des revenus au même titre que les paiements périodiques de loyer reçus de l'appelante par les propriétaires.  [Je souligne.]

 

Voir également French Shoes, précité, pour un autre exemple de qualification de ce type de dépense imputable au compte de produits.

 

32                           Je ne peux voir aucun fondement permettant de distinguer l’affaire IBM Canada du présent cas.  Par conséquent, je suis d’avis que cet argument ne saurait être retenu.

 


33                           Selon moi, le juge Bowman a eu entièrement raison de conclure que le PIL reçu par Ikea relevait du compte de produits et aurait dû être inclus dans le revenu aux fins de l’impôt.  Le paiement a clairement été reçu dans le cadre d’activités commerciales ordinaires et, dans les faits, il était inextricablement lié à ces activités.  Compte tenu de la preuve, on ne peut sérieusement prétendre que ce paiement avait un rapport avec une fin de nature capitale.  Si Ikea l’avait désiré, elle aurait pu demander que le PIL soit fait expressément aux fins des agencements ou pour payer un autre coût en capital.  Cependant, elle ne l’a pas demandé, et le paiement a, dans les faits, été effectué libre de toute condition ou stipulation assortissant son utilisation.  En conséquence, que le PIL ait représenté une réduction du loyer ou un paiement fait en contrepartie de la prise en charge par Ikea de ses diverses obligations aux termes du bail, il ne peut manifestement pas être considéré comme une rentrée de capital et il aurait dû être inclus dans le revenu d’Ikea.  Toutefois, il reste à déterminer au cours de quelle année d’imposition il aurait dû être inclus.

 

3.  Moment de la comptabilisation du paiement

 

34                           Selon moi, l’analyse de la question du moment de la comptabilisation du PIL en l’espèce est considérablement moins compliquée qu’elle ne l’était tant dans Canderel que dans Toronto College Park, affaires qui portaient sur la déduction de tels paiements du revenu du payeur plutôt que sur leur inclusion dans le revenu du bénéficiaire.  Dans le présent cas, la jurisprudence amène clairement à conclure que le PIL est imposable entre les mains d’Ikea dans l’année où il a été reçu.  Dans M.N.R. c. Benaby Realties Ltd., [1968] R.C.S. 12, le juge Judson a examiné le moment de la comptabilisation de certaines sommes découlant de mesures d’expropriation et a conclu, à la p. 16, que la Loi [traduction] «exige que les profits soient comptabilisés ou fassent l’objet d’une cotisation dans l’année où leur montant est établi».

 

35                           De même, dans Foothills Pipe Lines, précité, à la p. 6612, le juge Urie a résumé de façon concise le droit applicable en la matière:

 


Les nombreuses décisions rendues dans ce domaine ont permis de dégager certains principes s’appliquant pour déterminer si les sommes reçues par un contribuable doivent ou non être considérées comme un revenu au cours de la période fiscale pendant laquelle elles sont reçues ou si elles doivent être considérées comme une dette ou d’une autre manière. . .

 

Il est bon de rappeler que, légalement, les sommes deviennent un revenu imposable dans l’année où elles ont été reçues à condition qu’elles aient la nature et le caractère d’un revenu à cette époque.  [Je souligne.]

 

36                           En utilisant l’expression «nature d’un revenu», à la p. 6612, le juge Urie renvoyait à l’affaire Kenneth B. S. Robertson Ltd., précitée, où, à la p. 661, le juge Thorson avait énoncé le critère suivant pour déterminer si une somme reçue par un contribuable avait cette nature:

 

[traduction] Est‑ce que son droit à ce montant est absolu et sans aucune restriction, contractuelle ou autre, quant à sa disposition, son usage ou sa jouissance?

 


37                           Mis ensemble, ces passages ont pour effet de confirmer ce qui, en droit fiscal, est maintenant connu sous le nom de «principe de réalisation», qui tient compte du fait qu’une somme peut avoir la nature d’un revenu même si elle n’est pas effectivement reçue par le contribuable mais seulement «réalisée» conformément à la méthode de la comptabilité d’exercice.  En bout de ligne, l’effet de ce principe est clair:  les sommes reçues ou réalisées par un contribuable -- libres de conditions ou restrictions assortissant leur utilisation -- sont imposables dans l’année où elles sont réalisées, sous réserve de toute disposition contraire de la Loi ou d’une autre règle de droit.  Le PIL reçu par Ikea en l’espèce correspond parfaitement à cette description.  L’accord relatif au paiement d’incitation à la location stipulait clairement, d’une part, que la seule condition de réception du paiement était la prise en charge par Ikea des obligations que lui faisait le bail, et, d’autre part, que le paiement serait fait dans les sept jours suivant le début de l’exploitation par Ikea de son entreprise dans les locaux, conformément au bail.  Par conséquent, le droit d’Ikea au paiement est devenu absolu à ce moment‑là.  Il n’y avait aucune autre condition ayant pour effet de reporter la réalisation ou la réception du paiement à une autre année d’imposition, et celui-ci a été reçu au complet par Ikea en 1986.  Je conclus donc que toute la somme était imposable cette année‑là.

 

38                           Je ne peux accepter l’argument d’Ikea que la jurisprudence invoquée par les tribunaux d’instance inférieure n’est pas pertinente en l’espèce.  Ikea a souligné que l’arrêt Robertson n’a pas été rendu en application de la présente Loi de l’impôt sur le revenu , mais plutôt de la loi qui l’a précédée, la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, S.R.C. 1927, ch. 97.  Cette loi déclarait imposable tout revenu reçu dans une année et ne permettait pas le calcul du bénéfice au moyen de la comptabilité d’exercice, méthode qui est maintenant la seule acceptable dans la plupart des cas.  En conséquence, plaide‑t‑on, le «principe [comptable] du rattachement», dont l’application a été jugée obligatoire par la Cour d’appel fédérale tant dans Canderel que dans Toronto College Park, n’était donc pas pertinent et le calcul du bénéfice était une question tout à fait différente.

 


39                           Toutefois, ainsi qu’a statué notre Cour aujourd’hui dans ces deux autres pourvois, la bonne façon d’aborder la question de la détermination du bénéfice aux fins de l’impôt est que le contribuable doit adopter une méthode de calcul qui soit conforme à la Loi, aux autres règles de droit établies et aux principes bien reconnus de la pratique courante des affaires, et qui donne une image fidèle du revenu du contribuable pour l’année d’imposition en question.  Le «principe du rattachement» n’est pas une règle de droit dominante, et il n’y a aucune raison de l’appliquer comme principe supplantant ou remplaçant le «principe de réalisation», qui revêt une importance clé dans les présentes circonstances.  De fait, je ne vois pas comment, en l’espèce, le fait d’amortir le PIL pourrait donner une image plus fidèle du revenu que son inclusion immédiate.  Ikea a reçu une somme d’argent considérable, qui n’était assortie d’aucune condition d’utilisation.  Elle était libre de disposer de cette somme comme bon lui semblait.  Selon moi, ce serait créer une grave distorsion de l’image de la situation fiscale d’Ikea que de faire abstraction du fait que l’ensemble de cette somme était disponible sans condition pour Ikea dès l’année d’imposition 1986.

 

40                           Cette situation est très différente de celle examinée dans Canderel, où la question en litige était de savoir à quel moment un PIL doit être déduit du revenu du payeur, plutôt qu’inclus dans celui du bénéficiaire.  Dans un cas où la situation de fait s’y prête (ce qui n’était le cas ni dans Canderel ni dans Toronto College Park), on pourrait fort bien plaider que le paiement se rapporte directement à des revenus précis devant être réalisés au cours d’années d’imposition ultérieures, et qu’une image plus fidèle du revenu pourra donc être obtenue grâce au rattachement.  Toutefois, je ne vois pas comment on pourrait affirmer qu’un PIL auquel le bénéficiaire a droit dès qu’il assume les obligations que lui fait un contrat se rapporte à des dépenses futures.  La contrepartie pour le PIL n’est pas le paiement futur du loyer, mais plutôt la prise en charge immédiate des obligations contractuelles.  Dans un tel cas, sauf stipulation contraire de l’accord relatif au paiement d’incitation à la location, et en l’absence de texte de loi ou d’arrêt à l’effet contraire, le principe de réalisation s’impose comme celui qui donnera une image plus fidèle du revenu du contribuable.

 


41                           Avant de conclure, un dernier point vaut d’être mentionné.  Même si cette méthode risque d’être cause d’asymétrie dans quelque future affaire, où le PIL pourrait être amortissable par le payeur sur la durée du bail, mais devrait néanmoins être inclus immédiatement par le bénéficiaire dans son revenu, il s’agit peut‑être là d’une conséquence inévitable si l’on veut obtenir une image fidèle du revenu de chaque contribuable.  Cela ne devrait pas vraiment être une préoccupation en droit, cependant.  En effet, chaque affaire dépend nécessairement des faits qui lui sont propres et de la situation particulière du contribuable.  À mon avis l’intérêt d’obtenir une image fidèle du revenu l’emporte intrinsèquement sur les inconvénients possibles qu’entraînerait le fait d’aboutir à l’occasion à un résultat asymétrique dans une autre affaire.  À cet égard, je suis d’accord avec le juge Robertson de la Cour d’appel.

 

VI.  Le dispositif

 

42                           Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

 

Pourvoi rejeté avec dépens.

 

Procureurs de l’appelante:  Thorsteinssons, Vancouver.

 

Procureur de l’intimée:  Le procureur général du Canada, Ottawa.

 

 



* Voir Erratum [1998] 1 R.C.S. iv

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