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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631

Appel entendu : 7 octobre 2015

Jugement rendu : 8 juillet 2016

Dossier : 36068

 

Entre :

Barrett Richard Jordan

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

 

Procureur général de l’Alberta,

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 141)

 

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 142 à 303)

Les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown (avec l’accord des juges Abella et Côté)

 

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Wagner et Gascon)

 

 

 


R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631

Barrett Richard Jordan                                                                                  Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général de l’Alberta,

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenants

Répertorié : R. c. Jordan

2016 CSC 27

No du greffe : 36068.

2015 : 7 octobre; 2016 : 8 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Procès dans un délai raisonnable — Délai de plus de quatre ans entre le dépôt des accusations et la fin du procès — Y a-t-il eu atteinte au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit l’art. 11b)  de la Charte canadienne des droits et libertés ? — Nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’art. 11b).

                    J a été inculpé en décembre 2008 pour avoir participé à une opération de vente de drogue sur appel. Son procès s’est terminé en février 2013. J a présenté une demande fondée sur l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  en vue d’obtenir l’arrêt des procédures en raison du délai. En rejetant la demande, le juge du procès a appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771. En fin de compte, J a été déclaré coupable. La Cour d’appel a rejeté l’appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, les déclarations de culpabilité sont annulées et l’arrêt des procédures est ordonné.

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown : Le délai était déraisonnable et le droit de J protégé par l’al. 11 b )  de la Charte  a été violé. Le cadre d’analyse établi dans Morin pour l’application de l’al. 11b) a engendré des problèmes sur les plans tant théorique que pratique, concourant ainsi à une culture des délais et de complaisance à l’endroit de cette culture. Sur le plan théorique, ce cadre d’analyse est trop imprévisible, trop difficile à saisir et trop complexe. Il est devenu lui‑même un fardeau pour des tribunaux de première instance déjà surchargés. D’un point de vue pratique, la justification après coup du délai sur laquelle débouche le cadre établi dans Morin n’incite pas les participants au système de justice à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources.

                    Il faut donc recourir à un nouveau cadre d’analyse pour appliquer l’al. 11b). Ce cadre vise à ce que l’analyse d’une demande fondée sur cette disposition se concentre sur les questions qui importent et à inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour administrer la justice d’une manière qui soit raisonnablement prompte afin de réaliser les objectifs importants visés par l’al. 11b).

                    Au cœur de ce nouveau cadre se trouve un plafond présumé au‑delà duquel le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est présumé déraisonnable, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient. Ce plafond présumé est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire). Le délai imputable à la défense ou celui qu’elle renonce à invoquer ne compte pas dans le calcul visant à déterminer si ce plafond est atteint.

                    Une fois que le plafond présumé a été dépassé, il incombe au ministère public de réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles. S’il ne peut le faire, un arrêt des procédures doit suivre. Des circonstances exceptionnelles sont des circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c’est‑à‑dire (1) qu’elles sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) qu’on ne peut raisonnablement y remédier.

                    Il est manifestement impossible de déterminer a priori toutes les circonstances qui peuvent se qualifier d’exceptionnelles lorsqu’il s’agit de trancher une demande fondée sur l’al. 11b). En fin de compte, la réponse à cette question du caractère exceptionnel des circonstances dépendra du bon sens et de l’expérience du juge de première instance. Une liste des circonstances de ce type ne saurait être exhaustive. Elles se divisent toutefois généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes.

                    Si la circonstance exceptionnelle concerne un événement distinct (comme une maladie ou un imprévu au procès), le délai raisonnablement attribuable à cet événement est soustrait du délai total. Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité de l’affaire, le délai est raisonnable et aucune autre analyse n’est nécessaire.

                    Une circonstance exceptionnelle est le seul fondement permettant au ministère public de s’acquitter du fardeau qui lui incombera de justifier un délai qui excède le plafond établi. Ni la gravité de l’infraction ni les délais institutionnels chroniques ne peuvent servir à justifier le délai. Fait plus important encore, l’absence de préjudice ne peut en aucun cas servir à justifier des délais lorsque le plafond est dépassé. Quand il s’est écoulé autant de temps, seules des circonstances véritablement indépendantes de la volonté du ministère public et auxquelles celui‑ci ne pouvait remédier peuvent donner une excuse suffisante pour justifier le délai prolongé.

                    Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, il incombe toutefois à la défense de démontrer le caractère déraisonnable du délai. Pour ce faire, elle doit démontrer (1) qu’elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2) que le procès a été nettement plus long que ce qu’il aurait dû raisonnablement être. En l’absence de l’un ou l’autre de ces deux facteurs, la demande fondée sur l’al. 11b) doit être rejetée. Dans les cas où le délai est inférieur au plafond, l’arrêt des procédures ne doit être prononcé que dans les cas manifestes.

                    Quant au premier facteur, bien que la défense puisse être incapable de résoudre les défis auxquels sont confrontés le ministère public ou le tribunal de première instance, elle doit démontrer qu’elle a essayé d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l’audience, qu’elle a collaboré avec le ministère public et le tribunal et a répondu à leurs efforts, qu’elle a avisé le ministère public en temps opportun que le délai commençait à poser problème, et qu’elle a mené toutes les demandes (y compris celle fondée sur l’al. 11b)) de manière raisonnable et expéditive. Cela dit, le juge du procès ne doit pas profiter de l’occasion, avec l’avantage du recul, pour remettre en question chacune des décisions de la défense. Cette dernière est tenue d’agir raisonnablement, non pas à la perfection.

                    Quant au second facteur, la défense doit démontrer que le temps qu’a pris la cause excède de manière manifeste le délai qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger l’affaire. Ces exigences dépendent d’une panoplie de facteurs, y compris la complexité du dossier et des considérations de nature locale. Le fait de déterminer le temps qu’aurait dû raisonnablement prendre une affaire à être jugée n’est pas une question de calculs précis, comme le veut la pratique instaurée par le cadre d’analyse établi dans Morin

                    Pour les affaires en cours d’instance, une application contextuelle du nouveau cadre s’impose pour éviter que se reproduise ce qui s’est passé après le prononcé de l’arrêt Askov, alors que des dizaines de milliers d’accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures en raison de la modification soudaine du droit. Par conséquent, le nouveau cadre s’applique à ces affaires, sujet à deux réserves. Premièrement, dans les cas où le délai excède le plafond, une mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer lorsque les accusations ont été portées avant le prononcé du présent jugement. C’est le cas lorsque le ministère public convainc la cour que le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable. Cela suppose qu’il faille procéder à un examen contextuel, eu égard à la manière dont l’ancien cadre a été appliqué et au fait que la conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d’une norme dont ils n’avaient pas connaissance. 

                    La deuxième réserve s’applique aux affaires déjà en cours pour lesquelles le délai total (moins celui imputable à la défense) est inférieur au plafond. Pour ces causes, les tribunaux doivent appliquer les deux critères — soit celui relatif à l’initiative dont a fait preuve la défense et celui de la question de savoir si le temps qu’a mis la cause pour être entendue a excédé de manière manifeste le temps qui était raisonnablement requis — en fonction du contexte et en étant sensibles au fait que les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant. Plus précisément, la défense n’a pas à démontrer qu’elle a pris des initiatives pour accélérer les choses au cours de la période qui a précédé le prononcé du présent jugement. Puisque de telles initiatives n’étaient pas expressément requises par le cadre d’analyse prévu dans Morin, il serait injuste d’exiger qu’elles aient été prises avant le prononcé de la présente décision. En outre, si le retard a été causé par un délai institutionnel raisonnablement acceptable dans le ressort en cause selon le cadre d’analyse prévu dans Morin qui prévalait avant le prononcé de la présente décision, ce retard institutionnel sera un des éléments du délai raisonnable nécessaire de la cause pour les affaires déjà en cours d’instance.

                    En l’espèce, le délai total qui s’est écoulé entre le dépôt des accusations et la fin du procès a été de 49 mois et demi. Comme l’a conclu le juge du procès, J a renoncé à invoquer une période de quatre mois lorsqu’il a changé d’avocat peu de temps avant le début du procès, ce qui a nécessité un ajournement. En outre, un mois et demi du retard est exclusivement attribuable à J pour l’ajournement de l’enquête préliminaire parce que son avocat n’était pas disponible pour présenter ses observations finales la dernière journée. Il reste donc un délai de 44 mois, soit un délai qui excède considérablement le plafond présumé fixé à 30 mois pour les affaires instruites devant une cour supérieure. Le ministère public ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que le délai de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense) était raisonnable. Si le dossier opposé à J a pu être modérément complexe compte tenu de la somme d’éléments de preuve et du nombre de coaccusés, il n’était pas exceptionnellement complexe au point de justifier pareil délai.

                    L’application d’une mesure transitoire exceptionnelle ne justifie pas non plus le délai en l’espèce. Puisque les accusations contre J ont été portées avant le prononcé de la présente décision, le ministère public agissait sans connaissance du nouveau cadre d’analyse dans un ressort aux prises avec certains problèmes de retard systémique. Un total de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense) dont la majeure partie était imputable au ministère public ou d’ordre institutionnel pour une poursuite ordinaire pour vente de drogue sur appel est néanmoins tout simplement déraisonnable, quel qu’ait été le cadre d’analyse suivant lequel agissait le ministère public. On ne peut donc affirmer que le ministère public s’est fié d’une manière qui soit raisonnable à l’état du droit qui prévalait auparavant. Même si le ministère public a fait certains efforts pour que le procès se tienne plus rapidement, c’était trop peu trop tard. Les problèmes de retard systémique vécus à l’époque ne sauraient non plus justifier le temps qu’il a fallu pour instruire la cause. Le délai institutionnel aurait pu être évité en bonne partie si le ministère public avait procédé sur la base d’un plan plus raisonnable en estimant avec plus d’exactitude le temps qu’il lui fallait pour présenter sa preuve. Le juge du procès a commis une erreur en concluant que, en l’espèce, le délai était raisonnable.

                    Toutes les parties travaillaient dans une culture de complaisance à l’égard des délais qui s’est répandue dans le système de justice criminelle ces dernières années. Pour permettre aux tribunaux de maintenir la confiance du public en rendant justice en temps utile, il faut apporter des changements structurels et procéduraux supplémentaires au système en plus de fournir des efforts quotidiens. En fin de compte, tous les participants au système de justice doivent travailler de concert pour accélérer le déroulement des procès. Après tout, c’est l’ensemble de la société qui bénéficiera de ces efforts. Instruire les procès en temps utile est possible. Mais plus encore, la Constitution l’exige.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Cromwell, Wagner et Gascon : La jurisprudence élaborée par la Cour au cours des 30 dernières années pour traiter des allégations de violation de l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  permet de répondre clairement à la question posée par le présent pourvoi. Il n’est pas nécessaire d’aller dans la direction entièrement nouvelle empruntée par les juges majoritaires. Le délai raisonnable pour juger un accusé, au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 11b), ne peut ni ne devrait être défini par des plafonds numériques, comme le concluent les juges majoritaires.

                    Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est fonction de nombreux facteurs, des faits et des particularités de chaque cas; son application à une affaire donnée est inévitablement complexe. Les facteurs pertinents et l’approche générale décrits dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, tiennent compte de cette complexité. Sous réserve de quelques rajustements pour simplifier l’analyse et de certains éclaircissements supplémentaires, le cadre de l’arrêt Morin révisé permettra de continuer de veiller à ce que la définition et l’application du droit constitutionnel de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable mettent comme il se doit en balance les nombreux facteurs pertinents. Pour ce faire, il y a lieu de regrouper les facteurs énumérés dans Morin en quatre grandes étapes analytiques.

                    Premièrement, l’accusé doit nécessairement faire la preuve de l’opportunité de procéder à une analyse fondée sur l’al. 11 b )  de la Charte . Le tribunal doit examiner l’ensemble de la période écoulée entre le dépôt des accusations et la clôture du procès pour décider si le temps qu’il a fallu justifie un examen plus approfondi.

                    Deuxièmement, le tribunal doit déterminer ce qui, objectivement, constituerait une durée de procès raisonnable dans le cas d’une affaire comme celle qui fait l’objet de l’examen, c’est‑à‑dire combien de temps devrait raisonnablement prendre une cause de même nature. La norme objective du caractère raisonnable comporte deux volets : le délai institutionnel et le délai inhérent au dossier. Ces deux délais doivent être établis de façon objective. Le délai institutionnel acceptable correspond au temps dont le tribunal a raisonnablement besoin pour être prêt à instruire l’affaire, une fois que les parties sont prêtes pour le procès. Il est déterminé selon les lignes directrices administratives applicables à ce type de délais que la Cour a énoncées dans l’arrêt Morin, en l’occurrence, de huit à dix mois pour les instances qui se déroulent devant une cour provinciale et de six à huit mois pour celles qui se déroulent devant une cour supérieure. Ces lignes directrices établissent des limites approximatives en deçà desquelles l’insuffisance des ressources de l’État sera considérée comme une excuse acceptable. L’interprétation des lignes directrices devrait permettre de tenir compte de toute pression soudaine et temporaire sur les ressources qui cause un engorgement passager des tribunaux. En revanche, le délai inhérent à l’affaire correspond au délai raisonnablement nécessaire pour que les parties soient prêtes à procéder à l’instruction et pour mener l’affaire jusqu’à son dénouement, dans un dossier d’une nature semblable à celle du dossier dont la cour est saisie. Il est calculé en fonction de l’expérience judiciaire, complétée par les observations des avocats et par des éléments de preuve. Pour estimer une période de temps raisonnable, le tribunal devrait également tenir compte du droit à la liberté de la personne garanti à l’accusé. 

                    Troisièmement, le tribunal doit se demander quelle portion du délai est imputable à l’État. Pour ce faire, il soustrait toute période attribuable à la défense — y compris les périodes qu’elle a renoncé à invoquer — de la totalité du délai. Lorsque l’accusé donne son consentement à la date de procès proposée par le tribunal ou à un ajournement réclamé par le ministère public, ce consentement, s’il est isolé, ne constitue pas une renonciation. Il incombe au ministère public de démontrer que l’accusé a renoncé à invoquer ce délai. Le ministère public doit prouver que, par sa conduite, l’accusé a signifié qu’il ne s’agissait pas de sa part d’une simple reconnaissance de l’inévitable. Ensuite, il doit satisfaire au critère rigoureux qui l’oblige à établir que l’accusé a accepté le délai de façon claire, non équivoque et éclairée. Les délais résultant de mesures déraisonnables imputables uniquement aux agissements de l’accusé doivent aussi être soustraits de la période dont l’État est responsable, comme les changements d’avocats survenus à la dernière minute ou les ajournements résultant d’un manque de diligence. Il est également nécessaire de soustraire du temps effectivement écoulé toute période qui, bien qu’elle ne soit pas légitimement imputable à la défense, ne peut néanmoins être reprochée légitimement non plus à l’État, y compris les délais inévitables attribuables aux intempéries ou à la maladie d’un des participants au procès.

                    Quatrièmement, le tribunal doit déterminer si la période qui peut légitimement être imputée à l’État excède le délai raisonnable d’une période plus longue que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable. Lorsque le temps qui s’est réellement écoulé excède ce qui aurait été raisonnable pour une cause de même nature, il faut conclure au caractère déraisonnable du délai, à moins que le ministère public puisse démontrer que ce dernier était justifié. Même les excédents importants peuvent se justifier, et donc être jugés raisonnables lorsque, par exemple, l’intérêt de la société à ce que le dossier soit jugé au fond est particulièrement élevé ou lorsque le délai résulte de pressions temporaires et exceptionnelles sur les avocats ou sur le système judiciaire. Cependant, on ne peut en conclure que, dans ces conditions, la période excédentaire sera systématiquement justifiée. L’accusé peut tout de même prouver qu’il a réellement subi un préjudice. Même s’il n’est pas nécessaire qu’un tel préjudice soit mis en preuve pour que le tribunal conclue à une violation de l’al. 11b), sa présence peut (dans les circonstances particulières de la cause) rendre déraisonnable un délai qui, autrement, pourrait être objectivement jugé raisonnable. Par conséquent, le tribunal pourra conclure à l’absence de justification.

                    Selon ce cadre de l’arrêt Morin révisé, le délai excédant le temps qui aurait raisonnablement été nécessaire pour juger l’affaire et le préjudice qu’a réellement subi l’accusé en raison du délai général doivent être évalués en fonction de l’intérêt qu’a la société, d’une part, à ce que les accusés soient jugés rapidement et équitablement et, d’autre part, à ce que les causes soient jugées au fond. Si la société a un intérêt particulièrement pressant à ce que l’accusé soit traduit en justice et que cet intérêt l’emporte nettement sur celui de la société et de l’accusé à ce que le procès ait lieu rapidement, cet intérêt pressant peut être considéré comme une raison acceptable justifiant un délai plus long que les délais inhérent et institutionnel propres à l’affaire.

                    Cette démarche intellectuelle se veut une légère réorientation du cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Morin parce qu’il met l’accent plus explicitement sur la portion du délai qui excède ce qui aurait été raisonnable. Cette nouvelle approche ne constitue pas pour autant un changement de principe.

                    Appliquant en l’espèce ces quatre volets du cadre d’analyse de l’arrêt Morin révisé, il est conclu que le droit constitutionnel de J d’être jugé dans un délai raisonnable a été violé. Le délai de 49 mois et demi écoulé entre le dépôt des accusations et la date prévue de la fin du procès suffit pour justifier l’examen du caractère raisonnable ou non du délai. Le délai inhérent était de 10 mois et demi et le délai institutionnel était de 18 mois. Vu ces conclusions, il y a lieu de conclure que c’est un délai de 28 mois et demi qui aurait été raisonnable pour juger une affaire comme la présente espèce. Or, c’est en réalité 49 mois et demi qu’il a fallu pour le faire. Cela correspond à un écart de 21 mois. De cette période, 4 mois sont attribuables à la défense. Le reste — soit une période de 17 mois — est imputable à l’État. Autrement dit, la présente affaire a duré presque un an et demi de plus que ce qui aurait été raisonnable pour instruire le procès dans une cause de même nature. Il ne s’agit pas d’un cas limite. En effet, le délai qu’il a fallu pour traduire l’accusé en justice a été de loin supérieur à celui qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger une affaire semblable. Bien qu’il soit dans l’intérêt de la société qu’il y ait un procès au fond pour les crimes graves relatifs aux stupéfiants reprochés à J, cet intérêt ne saurait rendre raisonnable le délai manifestement excessif qu’il a fallu à la société pour le juger.

                    Par contre, le nouveau cadre proposé par les juges majoritaires n’est pas la bonne manière d’interpréter ou d’appliquer le droit garanti par l’al. 11b), et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, la nouvelle approche ramène la question du caractère raisonnable à des plafonds numériques. Le caractère raisonnable est un concept qui ne peut être défini avec précision par les tribunaux et qu’on ne peut ramener à une valeur numérique. En outre, les plafonds que la majorité propose de créer par voie judiciaire dissocient en grande partie le droit d’être jugé dans un délai raisonnable de l’exigence constitutionnelle fondamentale du caractère raisonnable qui est au cœur de ce droit.

                    Cette approche restreint en outre de manière injustifiable le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Lorsque le temps écoulé sera inférieur au plafond fixé, l’accusé sera tenu de démontrer non seulement que l’affaire a duré beaucoup plus longtemps que ce qu’elle aurait raisonnablement dû, mais également qu’il a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance. Cette exigence n’a aucune incidence sur la question de savoir si le délai a été déraisonnable.

                    L’approche des juges majoritaires outrepasse également le rôle dévolu à la Cour. La décision de créer des plafonds fixes ou présumés est une tâche qu’il vaut mieux laisser au législateur. Les plafonds assortissent de nouvelles restrictions l’exercice du droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’al. 11b) pour des raisons d’efficacité administrative qui n’ont rien à voir avec la question du caractère excessif ou non du délai dans un cas déterminé. L’imposition de tels plafonds est incompatible avec le rôle dévolu aux tribunaux.

                    De plus, le dossier en l’espèce n’appuie pas l’établissement des plafonds. Les éléments de preuve versés au dossier donnent en fait à penser qu’il serait imprudent de fixer ce type de plafonds. Dans la grande majorité des cas, les plafonds sont tellement élevés qu’ils risquent de perdre tout leur sens. Ils risquent de ne contribuer d’aucune façon à pallier le problème de la soi‑disant culture des délais. En fait, des plafonds aussi élevés risquent davantage d’alimenter une telle culture.

                    L’approche des juges majoritaires risque aussi d’entraîner des conséquences néfastes pour l’administration de la justice. Il est improbable que les plafonds présumés accélèrent le traitement de l’immense majorité des affaires judiciaires. En outre, si ce nouveau cadre était appliqué immédiatement, les dispositions transitoires proposées par les juges majoritaires ne permettraient pas d’éviter le risque que des milliers d’arrêts des procédures soient ordonnés par les tribunaux.

                    De plus, la simplicité accrue qui découlerait soi‑disant du nouveau cadre proposé par les juges majoritaires est vraisemblablement illusoire. Même si la création de plafonds entrait dans les attributions des tribunaux et que la preuve présentée en l’espèce la justifiait, il y a peu de raison de penser que ces plafonds permettraient d’éviter les complexités inhérentes à l’obligation de décider si un délai particulier est déraisonnable. Le cadre élaboré par les juges majoritaires ne fait que déplacer la complexité de l’analyse : une décision sur l’opportunité de réfuter, dans des cas particuliers, la présomption selon laquelle un délai est déraisonnable s’il excède le plafond.

                    En fin de compte, le nouveau cadre proposé par les juges majoritaires met au rencart une trentaine d’années de jurisprudence de la Cour alors qu’aucun des participants au présent pourvoi n’a réclamé une telle transformation radicale de notre droit, que ce cadre n’a fait l’objet ni d’un débat contradictoire ni d’une analyse de la part des parties et qu’il risque d’entraîner des milliers d’arrêts des procédures ordonnés par les tribunaux. Bref, le nouveau cadre est erroné sur le plan théorique et peu judicieux sur le plan pratique.

Jurisprudence

Citée par les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown

                    Arrêt renversé : R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; arrêts mentionnés : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Pidskalny, 2013 SKCA 74, 299 C.C.C. (3d) 396; R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3; R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Elliott (2003), 114 C.R.R. (2d) 1; R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625; R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 117; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401; R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 84 O.R. (3d) 493; R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, 253 C.C.C. (3d) 74.

Citée par le juge Cromwell

                    Arrêt appliqué : R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, conf. (1990), 55 C.C.C. (3d) 209; arrêts mentionnés : Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3; R. c. Beason (1983), 36 C.R. (3d) 73; R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814; R. c. Brassard, [1993] 4 R.C.S. 287; R. c. Nuosci, [1993] 4 R.C.S. 283; R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, 253 C.C.C. (3d) 74; Beavers c. Haubert, 198 U.S. 77 (1905).

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 10 b ) , 11 b ) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 561 .

Magna Carta (1215), clause 40.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, art. 14(3)c).

Speedy Trial Act of 1974, 18 U.S.C. § 3161 (2012).

Doctrine et autres documents cités

Alberta Justice and Solicitor General. Criminal Justice Division. « Injecting a Sense of Urgency : A new approach to delivering justice in serious and violent criminal cases », report by Greg Lepp, April 2013 (online : https://justice.alberta.ca/programs_services/criminal_pros/Documents/InjectingSenseUrgency.pdf).

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, MacKenzie et Stromberg‑Stein), 2014 BCCA 241, 357 B.C.A.C. 137, 611 W.A.C. 137, 313 C.R.R. (2d) 1, [2014] B.C.J. No. 1263 (QL), 2014 CarswellBC 1760 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Verhoeven, 2012 BCSC 1735, [2012] B.C.J. No. 2448 (QL), 2012 CarswellBC 3655 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Eric V. Gottardi et Tony C. Paisana, pour l’appelant.

                    Croft Michaelson, c.r., et Peter R. LaPrairie, pour l’intimée.

                    Jolaine Antonio, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Tim A. Dickson et Martin Twigg, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

                    Frank Addario et Erin Dann, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Version française du jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown rendu par

                    Les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown —

I.              Introduction

[1]                              La justice rendue en temps utile est l’une des caractéristiques d’une société libre et démocratique. Elle revêt une importance particulière en matière criminelle. L’alinéa 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  en est la preuve, puisqu’il garantit à l’inculpé le droit « d’être jugé dans un délai raisonnable ».

[2]                              La population canadienne s’attend en outre à ce que son système de justice criminelle juge les inculpés de manière diligente. Quand les mois suivant une inculpation au criminel deviennent des années, tout le monde en pâtit. Les inculpés demeurent dans l’incertitude et souvent détenus avant leur procès. Les victimes et leurs familles, qui dans bien des cas ont subi des pertes tragiques, ne peuvent tourner la page. Le public, quant à lui, dont l’intérêt est servi lorsque les inculpés sont traduits rapidement en justice, est frustré avec raison de voir des années passer avant la tenue d’un procès.

[3]                              L’efficacité du système de justice criminelle est donc de la plus haute importance. La capacité de tenir des procès équitables dans un délai raisonnable est indicative de la santé et du bon fonctionnement du système lui‑même. Les enjeux sont indubitablement élevés.

[4]                              Notre système en est cependant venu à tolérer les délais excessifs, comme en font foi les circonstances du présent pourvoi. Même s’il a fallu plus de quatre ans aux autorités pour porter une affaire de drogue moyennement complexe devant les tribunaux, tant le juge du procès que la Cour d’appel ont estimé que l’appelant avait été jugé dans un délai raisonnable. Leurs analyses respectives traduisent les difficultés sur les plans théorique et pratique qui pèsent sur le test actuel applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b). Ces difficultés ont fait naître au sein du système une culture de complaisance vis‑à‑vis des délais.

[5]                              Un changement d’orientation s’impose donc. Nous exposerons ci‑après un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’al. 11b). Au cœur de ce nouveau cadre se trouve un plafond présumé quant au temps maximal que cela devrait prendre pour traduire un inculpé en justice : 18 mois pour les procès instruits devant une cour provinciale et 30 mois pour ceux instruits devant une cour supérieure. Bien entendu, compte tenu de la nature contextuelle du caractère raisonnable, le cadre d’analyse prend en considération des facteurs propres à chaque cas, que le délai ait été supérieur ou inférieur au plafond. Il vise par ailleurs à faire en sorte que l’analyse d’une demande fondée sur l’al. 11b) se concentre sur les questions qui importent et à inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour que l’administration de la justice soit raisonnablement prompte afin de réaliser les objectifs importants visés par l’al. 11b).

[6]                              Après avoir appliqué ce nouveau cadre, y compris ses modalités transitoires, nous concluons que l’appelant n’a pas été traduit en justice dans un délai raisonnable. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les déclarations de culpabilité et d’ordonner l’arrêt des procédures.

II.           Faits

[7]                              L’appelant, M. Jordan, a été arrêté en décembre 2008, à la suite d’une enquête menée par la GRC sur une opération de « vente de drogue sur appel » à Langley et à Surrey, en Colombie‑Britannique. Il a par la suite été inculpé en compagnie de neuf coaccusés dans une dénonciation comportant 14 chefs d’accusation leur reprochant plusieurs infractions relatives à la possession et au trafic de drogues. M. Jordan a été détenu jusqu’en février 2009, lorsqu’il a été libéré sous réserve de conditions strictes de détention à domicile et d’autres conditions restrictives de mise en liberté sous caution.

[8]                              Les 10 coaccusés ont comparu à maintes reprises durant les premiers mois de 2009, période pendant laquelle ils ont obtenu les services d’un avocat, choisi leur mode de procès et coordonné les horaires. Au mois de mai 2009, tous les avocats avaient convenu que l’enquête préliminaire allait durer environ quatre jours, et il a finalement été prévu qu’elle se déroulerait les 13, 14, 17 et 18 mai 2010. Plusieurs des coaccusés ont plaidé coupables ou vu leur nom être retiré de la dénonciation. À l’ouverture de l’enquête préliminaire, cinq coaccusés, dont M. Jordan, étaient toujours visés par la dénonciation.

[9]                              À l’enquête préliminaire, il est vite devenu évident que l’estimation initiale de quatre jours était insuffisante. Le procureur du ministère public a informé le juge présidant l’enquête préliminaire que le ministère public serait en mesure de produire toute la preuve pesant contre quatre des coaccusés, mais qu’il aurait besoin de beaucoup plus de temps d’audience pour présenter la [traduction] « montagne de preuve » dont il disposait à l’égard de M. Jordan. Les parties ont sollicité et obtenu des dates de prolongation durant toute l’année 2010 et au début de 2011. En mai 2011, M. Jordan (à l’instar de deux coaccusés) a été renvoyé à procès relativement aux 14 chefs d’accusation. En fin de compte, il avait donc fallu une année complète pour mener à terme l’enquête préliminaire, qui a accaparé neuf jours d’audience. Cela faisait alors deux ans et demi que M. Jordan avait été inculpé.

[10]                          Après le renvoi à procès, l’affaire a été soumise à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Le procureur du ministère public a estimé à six semaines le temps qu’il faudrait pour instruire le procès, qui fut fixé au premier bloc de six semaines disponible, soit en septembre 2012. Une nouvelle procureure du ministère public s’est chargée du dossier à compter de juillet 2011. Elle a écrit à l’avocat de M. Jordan que, selon elle, le ministère public n’aurait besoin que de deux à trois semaines pour présenter sa preuve, et elle a offert de demander des dates d’instruction plus rapprochées. L’avocat de M. Jordan n’a pas répondu à cette offre. Plus tard, soit en décembre 2011, le nom d’un des deux coaccusés toujours en cause a été retiré de la dénonciation. Seuls M. Jordan et un coaccusé étaient donc toujours visés par la poursuite. 

[11]                          Pendant que M. Jordan attendait son procès, sa liberté a été restreinte. Il a passé deux mois en détention après son arrestation en décembre 2008, puis il a été assujetti pendant près de quatre ans à des conditions strictes de mise en liberté sous caution. Il a toutefois été déclaré coupable en juillet 2011 d’accusations antérieures liées aux drogues et a été condamné en lien avec ces accusations à une peine d’emprisonnement avec sursis de 15 mois qu’il a purgée jusqu’en octobre 2012. Les conditions de l’ordonnance de sursis s’apparentaient aux conditions de mise en liberté sous caution auxquelles était soumis M. Jordan pour les accusations en cause dans le présent pourvoi. Ainsi, pendant une partie du temps qu’il a fallu pour que se tienne le procès de M. Jordan, soit 15 mois, sa liberté était restreinte tant par les conditions de mise en liberté sous caution que par l’ordonnance de sursis.

[12]                          À l’ouverture de son procès en septembre 2012, M. Jordan a demandé un arrêt des procédures pour cause d’atteinte au droit d’être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit l’al. 11b). Cette demande a été rejetée. Le procès a été ajourné et il s’est finalement conclu en février 2013 par la déclaration de culpabilité de M. Jordan pour cinq infractions relatives aux drogues. Il s’est donc écoulé au total 49 mois et demi entre le dépôt des accusations contre M. Jordan et la conclusion du procès.

III.        Jugements des juridictions d’instances inférieures

A.           Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2012 BCSC 1735

[13]                          Le juge du procès a conclu que le temps pris pour renvoyer la présente affaire à procès n’était pas déraisonnable et il a refusé de prononcer l’arrêt des procédures. En concluant qu’il n’y avait pas eu violation de l’al. 11b), il a appliqué le cadre d’analyse établi par la Cour dans son arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, y compris les lignes directrices qui y sont énoncées quant à la durée du délai institutionnel qui sera généralement tolérable.

[14]                          Selon le juge du procès, le délai inhérent à la présente affaire était de 10 mois et demi. Toujours selon lui, une partie de ce délai — en l’occurrence quatre mois (période au cours de laquelle M. Jordan a changé d’avocat et demandé l’ajournement de son procès) — était imputable à la défense, et deux mois au ministère public.

[15]                          L’essentiel du délai — c.‑à‑d. 32 mois et demi — était d’ordre institutionnel, soit 19 mois devant la Cour provinciale et 13 mois et demi devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Comme l’a fait remarquer le juge du procès, cela se situait bien au‑delà des lignes directrices établies dans Morin pour qu’un délai institutionnel soit tolérable, soit de huit à dix mois si l’affaire est entendue par une cour provinciale et de six à huit mois si elle est entendue par une cour supérieure. Il a toutefois conclu que, dans la mise en balance finale, on doit accorder moins d’importance au délai institutionnel qu’au délai imputable au ministère public.

[16]                          Le juge du procès s’est ensuite penché sur la question du préjudice. Il a opiné que, si le délai institutionnel avait respecté les lignes directrices établies dans Morin, le procès se serait terminé en mai 2011. Cela dit, comme la majeure partie du délai supplémentaire avait coïncidé avec la peine d’emprisonnement avec sursis infligée à M. Jordan, le juge a conclu que le délai n’avait pas porté atteinte de façon notable au droit à la liberté de ce dernier. En outre, pour le juge, bien que la sécurité de la personne de M. Jordan ait été touchée, tout préjudice qu’il aurait pu subir a été réduit par le fait qu’il faisait face à d’autres accusations durant une grande partie du délai. Enfin, il a conclu à l’absence d’atteinte au droit de M. Jordan de présenter une défense pleine et entière parce que la preuve du ministère public ne reposait pas sur les souvenirs de témoins.

[17]                          Le juge du procès a soupesé tous les facteurs et conclu qu’il n’y avait pas eu atteinte au droit garanti à M. Jordan par l’al. 11b), surtout parce qu’il n’avait pas subi de préjudice important.

B.            Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2014 BCCA 241, 357 B.C.A.C. 137

[18]                          M. Jordan s’est pourvu en appel. Il a soutenu que le juge du procès avait mal évalué le préjudice et accordé trop peu de poids au délai institutionnel excessif. La Cour d’appel s’est dite d’avis que le juge du procès n’avait commis d’erreur ni dans son attribution du délai ni dans son appréciation du délai institutionnel. En outre, pour elle, la décision du juge du procès sur le préjudice était une conclusion de fait à l’égard de laquelle il fallait faire preuve de déférence. En dernier lieu, pour la Cour d’appel, le juge du procès n’avait pas commis d’erreur en refusant d’inférer l’existence d’un préjudice compte tenu de la longueur du délai à elle seule. L’appel a été rejeté.

IV.        Analyse

A.           Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est important à la fois pour les individus et pour la société dans son ensemble

[19]                          Comme nous l’avons dit, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est d’une importance capitale pour l’administration du système de justice criminelle du Canada. Ce droit trouve son expression dans la maxime bien connue : « un retard à rendre justice équivaut à un déni de justice ». Un délai déraisonnable représente un déni de justice pour l’inculpé, les victimes, leurs familles et la population dans son ensemble.

[20]                          Les procès instruits dans un délai raisonnable sont une part essentielle de l’engagement de notre système de justice criminelle de traiter les inculpés présumés innocents de manière à protéger leurs droits à la liberté, à la sécurité de leur personne et à un procès équitable. Le droit à la liberté est en cause parce qu’un procès instruit en temps utile permet à l’inculpé de demeurer le moins longtemps possible en détention avant son procès ou assujetti à des conditions de mise en liberté dans la collectivité. Le droit à la sécurité de la personne est touché parce qu’un retard considérable à tenir le procès a pour effet de prolonger le stress, l’anxiété et la stigmatisation qu’un inculpé peut subir. Enfin, le droit à un procès équitable est en cause, car plus un procès est retardé, plus certains inculpés risquent d’être lésés dans la préparation de leur défense à cause des souvenirs qui s’estompent, de l’indisponibilité de témoins ou encore de la perte ou de la détérioration d’éléments de preuve.

[21]                          Parallèlement, nous reconnaissons que certains inculpés qui sont en fait coupables des accusations portées contre eux se réjouissent de voir leur procès être retardé le plus longtemps possible. En effet, ils peuvent avoir intérêt à demeurer passifs à l’égard du délai et vouloir échapper aux conséquences découlant de leurs crimes en en tirant profit, si la poursuite intentée contre eux s’effondre ou s’ils obtiennent un arrêt des procédures. Ce sont alors le public et le système de justice dans son ensemble qui souffrent du délai. L’alinéa 11b) n’est pourtant pas censé être une épée conçue pour faire échec aux fins de la justice (Morin, p. 801‑802).

[22]                          Bien entendu, les droits protégés par l’al. 11b) s’étendent au‑delà de ceux des inculpés. En effet, les procès instruits en temps utile ont des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice.

[23]                          Les victimes d’actes criminels et leurs familles peuvent être anéanties par de tels actes et avoir de ce fait un intérêt particulier à ce que les procès se déroulent rondement (R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1220‑1221). En effet, les délais exacerbent la souffrance des victimes et les empêchent de tourner la page.

[24]                          En revanche, les procès instruits dans un délai raisonnable permettent aux victimes et aux témoins d’apporter la meilleure contribution possible au procès et minimisent l’« angoiss[e] et [la] frustration [qu’ils ressentent] jusqu’au témoignage lui‑même » (Askov, p. 1220). Le cumul des délais interrompt pour sa part leurs activités personnelles, professionnelles ou commerciales, et crée des tracas qui peuvent les décourager de participer au procès.

[25]                          Dernier élément, qui n’est toutefois certainement pas le moindre, les procès instruits en temps utile sont importants pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice. Comme l’a dit la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Morin, « [n]on seulement [les] délais ont des conséquences pour l’accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l’intérêt du public dans l’administration rapide et équitable de la justice » (p. 810). Le crime préoccupe grandement tous les membres de la collectivité. Un délai déraisonnable place l’innocent dans une situation incertaine et permet au coupable de rester impuni, ce qui porte par le fait même atteinte au sens de la justice qu’a la société (voir Askov, p. 1220). Le défaut « de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité amène inévitablement la société à douter [. . .] et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires » (p. 1221).

[26]                          Le prolongement des délais mine la confiance du public envers le système. Or, cette confiance est essentielle à la survie du système lui‑même, car « il ne peut y avoir de système équitable et équilibré de justice criminelle sans le soutien de la collectivité » (Askov, p. 1221).

[27]                          Les Canadiens et Canadiennes s’attendent donc à juste titre à ce que notre système puisse rendre une justice de qualité d’une manière qui soit raisonnablement efficace et rapide. On croit parfois qu’il existe un tiraillement entre l’équité et la célérité. Il n’en est toutefois rien. Tel que l’a écrit D. Geoffrey Cowper, c.r., dans un rapport commandé par la B.C. Justice Reform Initiative :

                        [traduction] . . . le conflit largement perçu entre les objectifs de justice et d’efficacité ne repose pas sur la raison ou sur une analyse solide. La réalité du système, c’est qu’il faut tendre vers les deux pour que l’un et l’autre se réalisent : ils sont, en pratique, interdépendants.

(A Criminal Justice System for the 21st Century (2012), p. 75)

[28]                          Bref, les procès instruits en temps utile servent l’administration de la justice. Ils sont le gage du fonctionnement équitable et efficace du système. Accepter que des procès se tiennent après de longs délais a l’effet contraire. La possibilité que justice soit rendue d’une manière rapide et prévisible, [traduction] « l’outil de dissuasion le plus efficace », est gravement diminuée et elle devient illusoire dans certains cas à cause du report des procès (la juge en chef McLachlin, « The Challenges We Face », allocution prononcée devant l’Empire Club of Canada, publiée dans (2007), 40 U.B.C. L. Rev. 819, p. 825). 

B.            Failles du cadre actuel

[29]                          Bien que la Cour ait toujours reconnu l’importance du droit à un procès tenu dans un délai raisonnable, à nos yeux, les changements survenus depuis Morin démontrent que le système s’est égaré. Le cadre d’analyse établi dans cet arrêt a engendré des problèmes sur les plans tant théorique que pratique, concourant ainsi à une culture des délais et de complaisance à l’endroit de cette culture.

[30]                          Le cadre d’analyse établi dans Morin exige des tribunaux qu’ils soupèsent quatre facteurs pour décider s’il y a eu violation de l’al. 11b) : (1) la longueur du délai; (2) la renonciation de la défense à invoquer une portion du délai; (3) les motifs du délai, y compris les besoins inhérents au dossier, le délai imputable à la défense, celui attribuable au ministère public, le délai institutionnel et les autres motifs du délai; (4) l’atteinte aux droits de l’inculpé à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable. Le préjudice peut avoir été réellement subi par l’accusé ou il peut être présumé compte tenu de la longueur du délai. Le délai institutionnel en particulier est évalué à l’aune d’un ensemble de lignes directrices établies par la Cour dans Morin : huit à dix mois devant une cour provinciale et six à huit mois de plus après le renvoi à procès devant une cour supérieure. Ces lignes directrices tiennent compte du fait que les ressources sont limitées et qu’il faut donc tolérer, jusqu’à un certain point, les délais institutionnels qui, lorsqu’ils étaient conformes ou presque aux lignes directrices, ont généralement été jugés raisonnables.

[31]                          Ce cadre d’analyse souffre par ailleurs de plusieurs lacunes connexes sur le plan théorique.

[32]                          Premièrement, son application est extrêmement imprévisible. On l’a interprété de façon à lui donner une souplesse infinie, d’où la difficulté de décider s’il y a eu ou non violation. L’absence d’une norme uniforme a transformé le recours à l’al. 11b) en une sorte de coup de dé et a entraîné la multiplication de demandes longues et souvent complexes fondées sur cette disposition, grevant ainsi encore davantage le système.

[33]                          Deuxièmement, comme le soulignent les parties et les intervenants, le traitement du préjudice est désormais un des domaines de la jurisprudence relative à l’al. 11b) qui entraîne le plus de dissensions : le préjudice est difficile à prouver et son traitement porte à confusion en plus d’être hautement subjectif. Pour pallier la confusion en cause, les tribunaux ont essayé tant bien que mal de distinguer le préjudice « que l’accusé a réellement subi » du préjudice « présumé ». Or, les tentatives en vue d’établir cette distinction ont mené à des incohérences apparentes, telle la possibilité d’inférer le préjudice même si la preuve démontre que l’accusé n’a, dans les faits, subi aucun préjudice. En outre, l’existence d’un tel préjudice peut être assez difficile à établir, particulièrement celui relatif à la sécurité de la personne et au droit à un procès équitable. En outre, les tribunaux ont conclu [traduction] « [qu’]il n’est pas nécessairement toujours facile » de distinguer le préjudice qui découle du délai de celui qui découle de l’accusation en tant que telle (R. c. Pidskalny, 2013 SKCA 74, 299 C.C.C. (3d) 396, par. 43). Enfin, même lorsque la preuve produite suffit, son interprétation est un exercice hautement subjectif.

[34]                          Malgré cette confusion, le préjudice est devenu un facteur important, voire déterminant, comme le démontre la présente affaire. Les longs délais sont jugés « raisonnables » si l’inculpé est incapable de prouver une atteinte réelle et importante à ses droits protégés. Cela pose problème parce que les droits de l’inculpé et du public à un procès dans un délai raisonnable ne sont pas nécessairement fonction du degré de souffrance éprouvée par l’inculpé. Les procès retardés peuvent aussi porter préjudice à l’administration de la justice.

[35]                          Troisièmement, le cadre établi dans l’arrêt Morin commande une analyse rétrospective, car le délai n’est examiné qu’après qu’il soit survenu. Les tribunaux et les parties fonctionnent à l’intérieur d’un cadre conçu non pas pour prévenir le délai, mais uniquement pour y remédier (ou pas). Par conséquent, ils n’ont pas intérêt à gérer [traduction] « chaque instance à l’avance afin d’assurer pour l’avenir le respect de normes uniformes » (M. A. Code, Trial Within a Reasonable Time (1992), p. 117 (en italique dans l’original)). Les tribunaux en sont plutôt réduits à ramasser les pots cassés une fois que le délai s’est produit. Cet examen a posteriori d’un délai antérieur est naturellement frustrant pour les juges de première instance qui n’ont qu’un seul recours à leur disposition : l’arrêt des procédures. Lorsqu’ils ont eu à appliquer le cadre d’analyse établi dans Morin, il n’est donc pas surprenant que les tribunaux se soient parfois donné du mal pour éviter l’arrêt des procédures[1].

[36]                          L’analyse rétrospective commandée par l’arrêt Morin incite également les parties à ergoter sur les justifications de grandes parties du délai antérieur au procès. En l’espèce, par exemple, le ministère public prétend que le juge du procès a commis une erreur en affirmant que la majeure partie du délai était imputable au ministère public ou d’ordre institutionnel. Suivant cet argument, si le juge du procès avait évalué correctement le délai, il n’aurait imputé que de 5 à 8 mois, et non 34 mois et demi, au ministère public ou à des raisons de nature institutionnelle. Les explications contradictoires données après coup ouvrent la porte à une variété potentiellement infinie de délais acceptables. Comme le fait valoir l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario), [traduction] « [u]ne souplesse sans borne est incompatible avec la notion de droit garanti par la Charte  et elle n’a rendu service ni aux témoins, ni aux victimes, ni aux défendeurs, ni à la réputation du système de justice » (m.i., par. 12).

[37]                          Enfin, le cadre d’analyse établi dans Morin est indûment complexe. On peut considérer, à juste titre, que le calcul pointilleux qu’il exige empoisonne la vie de tous les juges de première instance. Même si dans R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, le juge Cromwell a prévenu les tribunaux qu’ils doivent prendre garde en portant attention aux détails de ne pas perdre de vue l’ensemble de la situation (par. 18), c’est exactement ce qu’ont souvent fait les tribunaux et les parties. Chaque jour de l’instance, du dépôt des accusations jusqu’au procès, est débattu, comptabilisé et expliqué tant bien que mal. Ce microcalcul est inefficace, repose sur des « estimations empiriques » de la part des juges et a été utilisé d’une manière qui permet de tolérer des délais de plus en plus longs.

[38]                          Bref, le cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) est trop imprévisible, trop difficile à saisir et trop complexe sur le plan théorique. Il est devenu lui‑même un fardeau pour des tribunaux de première instance déjà surchargés.

[39]                          Ces problèmes sur le plan théorique ont concouru à l’existence de problèmes pratiques.

[40]                          Comme nous l’avons vu, une culture de complaisance vis‑à‑vis les délais a fait son apparition au sein du système de justice criminelle (voir, p. ex., Alberta Justice and Solicitor General, Criminal Justice Division, « Injecting a Sense of Urgency : A new approach to delivering justice in serious and violent criminal cases », rapport préparé par G. Lepp (avril 2013) (en ligne), p. 17; Cowper, p. 4; P. J. LeSage et M. Code, Rapport sur l’examen de la procédure relative aux affaires criminelles complexes (2008), p. 15; Canada, ministère de la Justice, « Rapport final sur l’examen prioritaire des dossiers du comité directeur sur l’efficacité et l’accès en matière de justice » (2006) (en ligne), p. 5‑6). Les procédures et ajournements inutiles de même que les pratiques inefficaces et la pénurie de ressources institutionnelles sont acceptés comme la norme et occasionnent des délais de plus en plus longs. Cette culture des délais « cause un tort important à la confiance du public envers le système de justice » (LeSage et Code, p. 20). Elle [traduction] « récompense les mauvais comportements, frustre les gens bien intentionnés, rend les habitués du système cyniques et désillusionnés, et contrecarre les objectifs de réinsertion sociale du système » (Cowper, p. 48).

[41]                          Le cadre d’analyse établi dans Morin ne s’attaque pas à cette culture de complaisance. Le délai est sanctionné ou justifié après coup. En conséquence, les participants au système de justice — les policiers, les procureurs du ministère public, les avocats de la défense, les tribunaux, les législatures et le Parlement — ne sont pas incités à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources. Certains tribunaux, avec la collaboration des avocats, ont déployé des efforts louables pour changer la culture en salle d’audience, maximiser l’efficacité et réduire les délais au minimum, démontrant ainsi qu’il est possible de faire mieux. Certaines mesures législatives et gouvernementales ont aussi été prises. Dans bien des cas, il reste toutefois beaucoup de travail à accomplir.

[42]                          La tolérance envers les délais est exacerbée par la complexité accrue des processus préalables au procès et de ceux suivis durant les procès depuis Morin. De nouvelles infractions, procédures, obligations imposées au ministère public et à la police ainsi que de nouveaux tests juridiques ont fait leur apparition. Bon nombre d’entre eux privilégient l’équité, le caractère raisonnable et l’analyse axée sur les faits. Ils prennent du temps en plus d’accaparer les juges, les salles d’audience et d’autres ressources. 

[43]                          La complexité constitue parfois un passage obligé pour assurer l’équité du processus ou pour veiller à ce que l’État s’acquitte de ses obligations constitutionnelles. La qualité de la justice n’augmente cependant pas toujours proportionnellement à la longueur et à la complexité d’un procès. Les étapes procédurales inutiles et la défense inefficace des droits ont l’effet contraire et alourdissent tout le système. Un procès criminel ne se déroule pas en vase clos. Chaque étape procédurale ou requête qui est engagée à tort ou qui dure plus longtemps que nécessaire, ainsi que toute accusation qui n’aurait pas dû être portée ou poursuivie, empêche d’autres plaideurs méritants de se pourvoir en temps utile devant les tribunaux.

[44]                          L’intervenant le procureur général de l’Alberta soutient qu’un changement de culture en salle d’audience s’impose. Cet argument fait écho à l’appel lancé il y a deux décennies par l’ancien juge en chef Lamer aux participants au système de justice de [traduction] « trouver des moyens de conserver un processus équitable [. . .] qui peu[t] aboutir à des résultats pratiques dans des délais raisonnables et à un coût raisonnable » (« The Role of Judges », allocution prononcée devant l’Empire Club of Canada, 1995 (en ligne)).

[45]                          Nous sommes du même avis. D’ailleurs, à l’instar des autres participants au système de justice, la Cour a un rôle à jouer afin de modifier la culture en salle d’audience et d’aider à rendre le système de justice criminelle plus efficace, protégeant ainsi le droit à un procès dans un délai raisonnable. Nous acceptons donc l’invitation de M. Jordan — qui a été reprise par la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique ainsi que par M. Williamson dans le pourvoi connexe (R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741) — de réviser le cadre d’analyse applicable à une demande fondée sur l’al. 11b). Bien qu’« il ne convien[ne] pas [d]’écarter un précédent de la Cour à la légère » (Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 56), comme nous l’avons expliqué, il y a « de[s] raisons impérieuses » de le faire en l’espèce (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44).

V.           Un nouveau cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b)

A.           Résumé

[46]                          Au cœur du nouveau cadre d’analyse que nous prescrivons en l’espèce se trouve un plafond au‑delà duquel le délai est présumé déraisonnable, sous réserve des précisions qui suivent. Ce « plafond présumé » est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire). 

[47]                          Si le délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputables à la défense) dépasse le plafond, il est présumé déraisonnable. Pour réfuter cette présomption, le ministère public doit établir la présence de circonstances exceptionnelles. S’il ne peut le faire, le délai est déraisonnable et un arrêt des procédures doit suivre.

[48]                          Si le délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins le délai imputable à la défense et la période découlant de circonstances exceptionnelles) se situe en deçà du plafond présumé, il incombe à la défense de démontrer le caractère déraisonnable du délai. Pour ce faire, elle doit prouver (1) qu’elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2) que le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être. Nous nous attendons à ce que les arrêts de procédures prononcés dans des cas où le délai est inférieur au plafond soient rares, et limités aux cas manifestes.

B.            Plafond présumé

[49]                          La caractéristique la plus importante du nouveau cadre d’analyse réside dans le fait qu’il fixe un plafond au‑delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Dans le cas des affaires instruites devant une cour provinciale, il est fixé à 18 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Dans le cas des affaires instruites devant une cour supérieure, ce plafond est fixé à 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès[2]. Signalons que le plafond de 30 mois s’applique également aux affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire[3]. Comme nous le verrons, les portions du délai que la défense renonce à invoquer ou celui qui lui est imputable ne comptent pas dans le calcul pour déterminer si le plafond en question a été ou non atteint. Autrement dit, ces délais doivent être ignorés.

[50]                          Un plafond présumé est nécessaire pour donner des directives valables à l’État sur ses obligations constitutionnelles ainsi qu’aux personnes qui jouent un rôle important pour garantir que le procès se conclut dans un délai raisonnable : les fonctionnaires responsables de l’administration des tribunaux, les policiers, les avocats du ministère public, les inculpés et leurs avocats, de même que les juges. Il vise aussi à donner aux inculpés, aux victimes et à leurs familles de même qu’aux témoins et au public une certaine assurance que l’al. 11b) n’est pas une promesse creuse.

[51]                          Bien que le plafond présumé accroisse la simplicité de l’analyse et favorise les mesures incitatives constructives, il ne marque pas la fin de l’exercice : comme nous l’expliquerons plus en détail, les facteurs déterminants et propres à l’affaire demeurent pertinents pour apprécier le caractère raisonnable tant du délai supérieur au plafond que de celui inférieur à ce dernier. Évidemment, un nombre à lui seul ne peut définir le caractère raisonnable d’un délai. C’est pourquoi le nouveau cadre d’analyse n’est pas fondé strictement sur une question de temps. Contrairement à ce qu’affirme notre collègue le juge Cromwell, nous ne nous écartons pas de la notion du caractère raisonnable; nous avons tout simplement une opinion différente quant à la manière dont il convient de l’apprécier.

[52]                          Pour fixer le plafond présumé, nous nous sommes appuyés sur plusieurs facteurs. En premier lieu, nous avons pris en compte les lignes directrices[4] établies dans Morin, où la Cour avait fixé comme balise une période de huit à dix mois après le renvoi à procès d’un inculpé pour le délai institutionnel devant une cour provinciale et de six à huit mois de plus comme balise pour le délai institutionnel devant une cour supérieure. Ainsi, selon Morin, un délai total de 14 à 18 mois constituait la norme pour les poursuites engagées à la fois devant une cour provinciale et une cour supérieure.

[53]                          En deuxième lieu, le plafond présumé prévoit du temps supplémentaire pour tenir compte des autres facteurs qui peuvent raisonnablement influer sur le temps qu’il faut pour intenter des poursuites. Au nombre de ces facteurs figurent les délais inhérents à l’affaire et la complexité accrue des affaires criminelles depuis Morin. Le plafond prend ainsi en considération la place importante qu’occupe la procédure dans notre système de justice criminelle.

[54]                          En troisième lieu, bien que le préjudice ne constituera plus explicitement un facteur dans l’analyse applicable à une demande fondée sur l’al. 11b), il éclaire les paramètres du plafond présumé. En effet, une fois que ce dernier a été dépassé, nous tenons pour acquis que l’inculpé a subi une atteinte à ses droits à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable protégés par la Charte . Comme l’a dit la Cour dans Morin, « on peut déduire qu’un délai prolongé peut causer un préjudice à l’accusé » (p. 801; voir aussi Godin, par. 37). Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une présomption réfutable : une fois que le plafond a été dépassé, le fait que l’accusé n’ait pas réellement subi de préjudice ne saurait transformer le délai déraisonnable en délai raisonnable.

[55]                          En quatrième lieu, le plafond présumé a une dimension d’intérêt public importante. La clarté et l’assurance qu’il offre aideront à bâtir la confiance du public envers l’administration de la justice.

[56]                          Une remarque supplémentaire quant à ce plafond : il ne s’agit pas d’un objectif ambitieux. C’est plutôt le point à partir duquel le délai est présumé déraisonnable. Le public peut donc s’attendre à ce que la plupart des affaires puissent être réglées avant que le plafond ne soit atteint, et qu’elles le soient. Voilà pourquoi, comme nous l’expliquerons, il incombe désormais au ministère public de justifier les délais qui dépassent le plafond. C’est aussi pour cette raison que l’inculpé pourra, dans les cas manifestes, démontrer qu’il y a eu atteinte à son droit d’être jugé dans un délai raisonnable, et ce, même avant l’atteinte du plafond.

[57]                          Il n’y a guère de raisons de se contenter d’un plafond présumé fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et d’un plafond fixé à 30 mois pour les affaires instruites devant une cour supérieure. Il s’agit de longs délais pour que justice soit rendue. Cependant, ces plafonds reflètent les réalités auxquelles nous devons faire face; nous aurons peut‑être un jour à revoir ces chiffres et les considérations qui les sous‑tendent.

[58]                          Notre collègue, le juge Cromwell, interprète mal l’effet du plafond présumé lorsqu’il affirme que le cadre d’analyse que nous proposons « ramène la question du caractère raisonnable à deux plafonds numériques » (par. 254). Comme nous l’expliquerons plus en détail, ce n’est clairement pas le cas. Le plafond présumé situe le moment à partir duquel le fardeau qui incombe à la défense de prouver que le délai a été déraisonnable passe au ministère public qui doit alors justifier le temps qu’il a fallu pour instruire l’affaire. Comme le reconnaît notre collègue, selon le cadre d’analyse que nous proposons, « le juge devra [. . .] examiner les circonstances du cas qui lui est soumis » pour juger du caractère raisonnable d’un délai (par. 301).

[59]                          Nous aborderons maintenant les divers facteurs propres à chaque cas dont il faut tenir compte pour juger du caractère raisonnable des délais, qu’ils soient inférieurs ou supérieurs au plafond présumé.

C.            Prise en compte du délai imputable à la défense

[60]                          L’application du cadre d’analyse établi en l’espèce, tout comme celle du cadre établi dans Morin, commence par le calcul du délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Une fois ce délai établi, il faut en soustraire le délai imputable à la défense. En effet, cette dernière ne doit pas être autorisée à profiter de sa propre conduite à l’origine du délai. Pour reprendre les propos du juge Sopinka dans Morin, « [l]’alinéa 11b) a pour but d’accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d’éviter qu’une personne subisse son procès sur le fond » (p. 802).

[61]                          Le délai imputable à la défense comporte deux volets. Le premier concerne le délai que la défense renonce à invoquer (Askov, p. 1228‑1229; Morin, p. 790‑791). La renonciation peut être explicite ou implicite, mais elle doit être claire et sans équivoque dans les deux cas. L’inculpé doit avoir pleinement connaissance de ses droits et de l’effet que la renonciation aura sur eux. Comme par le passé toutefois, « [d]ans l’examen de la question de la “renonciation”, dans le contexte de l’al. 11b), il ne faut pas perdre de vue [qu’elle] ne vise pas le droit lui‑même, mais simplement l’inclusion de certaines périodes dans l’appréciation générale du caractère raisonnable » (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, la juge L’Heureux‑Dubé, p. 1686).

[62]                          Les accusés ont parfois des raisons valables de vouloir réexercer leur option et de choisir — soit avant, soit pendant leur enquête préliminaire — de ne plus être jugés par une cour supérieure, mais plutôt de l’être par une cour provinciale. Pour ce faire, ils doivent obtenir le consentement du poursuivant (Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 561 ). Bien sûr, il serait généralement loisible au ministère public de poser comme condition à son consentement que l’accusé renonce à invoquer le délai découlant du nouveau choix.

[63]                          Le deuxième volet du délai imputable à la défense concerne le délai qui résulte uniquement de la conduite de cette dernière. Ce genre de délai englobe « les cas où la conduite de l’accusé a causé directement [. . .] le délai [. . .] ou ceux où les actes de [ce dernier] révèlent le recours délibéré à une tactique qui vise à retarder le procès » (Askov, p. 1227‑1228). Le recours délibéré de la défense à des tactiques dilatoires, notamment à des demandes frivoles, est l’exemple le plus simple de délai imputable à la défense. Les juges de première instance doivent généralement rejeter pareilles demandes dès qu’il apparaît évident qu’elles sont frivoles.

[64]                          Autre exemple, la défense cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle. Le retard découlant de ce manque de disponibilité sera imputé à la défense. Toutefois, les périodes durant lesquelles le tribunal et le ministère public ne sont pas disponibles ne constituent pas un délai imputable à la défense même si l’avocat de la défense n’est pas disponible lui non plus. Cela devrait décourager les interrogations inutiles sur la disponibilité de l’avocat de la défense lors de chaque comparution. Outre le manque de disponibilité de la défense, le juge du procès peut évidemment conclure que d’autres mesures ou actes de la défense ont causé le délai (voir, p. ex., R. c. Elliott (2003), 114 C.R.R. (2d) 1 (C.A. Ont.), par. 175‑182).

[65]                          Pour éviter toute confusion, nous précisons que le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations portées contre elle est exclu du délai qui lui est imputable. Par exemple, il faut donner à la défense le temps de se préparer, même lorsque le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder. Qui plus est, les demandes non frivoles de la défense ne compteront généralement pas non plus contre elle. Nous avons déjà tenu compte des exigences procédurales au moment de fixer le plafond, et pareille déduction irait à l’encontre du droit de l’inculpé de présenter une défense pleine et entière. Bien qu’il ne s’agisse aucunement d’une science exacte, les juges de première instance sont particulièrement bien placés pour juger de la légitimité des agissements de la défense.

[66]                          En somme, il faut tout d’abord calculer le délai total et en déduire le délai imputable à la défense, lequel comprend les périodes que la défense renonce à invoquer et les retards causés uniquement ou directement par sa conduite, sachant que le temps nécessaire pour traiter les mesures qu’elle prend légitimement afin de répondre aux accusations ne constitue pas un délai qui lui est imputable.

[67]                          La suite de l’analyse dépend de la question de savoir si le reste du délai — c’est‑à‑dire le délai qui n’a pas été causé par la défense — se situe au‑delà ou en deçà du plafond présumé.

D.           Au‑delà du plafond — Le délai est présumé déraisonnable

[68]                          Un délai (moins celui attribuable à la défense) qui excède le plafond est présumé déraisonnable. Le ministère public peut réfuter cette présomption en démontrant que ce délai a été raisonnable vu l’existence de circonstances exceptionnelles.

Circonstances exceptionnelles

[69]                          Des circonstances exceptionnelles sont des circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c’est‑à‑dire (1) qu’elles sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) que l’avocat du ministère public ne peut raisonnablement remédier aux délais lorsqu’ils surviennent. Dans la mesure où elles répondent à cette définition, les circonstances sont jugées exceptionnelles. Il n’est pas nécessaire qu’elles satisfassent à un autre critère en étant rares ou tout à fait insolites.

[70]                          Une fois que le plafond est dépassé, le ministère public ne peut se contenter d’invoquer une difficulté passée. Il doit aussi démontrer qu’il a pris des mesures raisonnables qui étaient à sa portée pour éviter et régler le problème avant que le délai maximal applicable — le plafond — ne soit dépassé. Il pourrait notamment démontrer avoir recouru promptement aux processus de gestion d’instance pour obtenir l’aide du tribunal, avoir sollicité l’assistance de la défense pour simplifier la preuve ou les questions en litige ou pour coordonner les demandes préalables au procès, ou encore avoir utilisé tout autre moyen procédural approprié. Le ministère public, soulignons‑le, n’est pas tenu de démontrer que les mesures qu’il a prises ont été couronnées de succès — il doit plutôt uniquement établir qu’il a pris des mesures raisonnables pour éviter le délai.

[71]                          Il est manifestement impossible de déterminer a priori toutes les circonstances qui peuvent se qualifier d’« exceptionnelles » lorsqu’il s’agit de trancher une demande fondée sur l’al. 11b). En fin de compte, la réponse à cette question du caractère « exceptionnel » des circonstances dépendra du bon sens et de l’expérience du juge de première instance. Une liste des circonstances de ce type ne saurait être exhaustive. Ces circonstances se divisent toutefois généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes.

[72]                          Commençons, à titre d’illustration, par les événements distincts. On peut s’attendre à ce que les urgences médicales ou familiales (de l’accusé, de témoins importants, d’un avocat ou du juge de première instance) satisferont généralement aux conditions exigées. Les affaires revêtant une dimension internationale, comme celles qui exigent que l’accusé soit extradé d’un pays étranger, peuvent également répondre à la définition. 

[73]                          Les événements distincts et exceptionnels qui surviennent au procès peuvent également satisfaire aux conditions requises, et exigent certaines précisions. Les procès ne constituent pas des machines bien huilées. Des événements imprévisibles ou inévitables peuvent faire rapidement mal tourner une affaire et entraîner des délais. À titre d’exemple, un plaignant peu, de manière inattendue, se rétracter pendant son témoignage, ce qui oblige le ministère public à modifier son approche. En outre, si le procès a été plus long que ce à quoi on pouvait raisonnablement s’attendre — même lorsque les parties ont fait des efforts de bonne foi pour établir des estimations de temps réalistes —, le délai était vraisemblablement inévitable et est donc susceptible de constituer une circonstance exceptionnelle.

[74]                          Le juge de première instance doit être conscient des difficultés pratiques d’un procès, en particulier lorsque ce dernier devait se conclure dans un délai inférieur au plafond établi, mais que, en fin de compte, il l’a excédé. Dans de tels cas, l’analyse doit s’attacher à la question de savoir si le ministère public s’est raisonnablement efforcé de réagir à la situation et de conclure le procès dans un délai inférieur au plafond. Le juge du procès doit également garder à l’esprit que, lorsqu’une question est soulevée au procès peu avant l’expiration du délai maximal applicable, il sera plus difficile pour le ministère public et le tribunal de trouver une solution en temps utile. C’est pourquoi il est probable que des délais imprévisibles ou inévitables qui surviennent lors de procès devant se conclure peu avant l’atteinte du plafond applicable soient qualifiés de circonstances exceptionnelles.

[75]                          La durée du délai causé par tout événement exceptionnel distinct doit être soustraite de la durée totale du délai lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a ou non dépassement du plafond applicable. Bien sûr, le ministère public doit toujours être prêt à atténuer le délai découlant d’une circonstance exceptionnelle distincte. Il doit en être de même du système de justice. Dans la mesure de ce qui est raisonnable, le ministère public et le système judiciaire devraient être en mesure de donner la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant en raison d’événements imprévus (voir R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625). Ainsi, toute portion du délai que le ministère public et le système judiciaire pourraient raisonnablement avoir atténué ne peut être soustraite du délai total écoulé (c.-à-d. qu’il pourrait ne pas être indiqué de soustraire l’entièreté de la période découlant des événements exceptionnels distincts).

[76]                          Comme il sera expliqué ci‑après, si le délai restant est inférieur au plafond, l’accusé peut toujours démontrer, dans des cas manifestes, qu’il est néanmoins déraisonnable. Si, toutefois, le délai restant excède ce plafond, il est déraisonnable et un arrêt des procédures doit être ordonné.

[77]                          Comme nous l’avons précisé antérieurement, il existe aussi une seconde catégorie de circonstances exceptionnelles : les affaires particulièrement complexes. Ici encore, certaines précisions s’imposent. Les affaires de ce genre sont celles qui, eu égard à la nature de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est justifié. Pour ce qui est de la nature de la preuve, les affaires particulièrement complexes présentent notamment les caractéristiques suivantes : la communication d’une preuve volumineuse, un grand nombre de témoins, des exigences importantes applicables au témoignage d’expert, ainsi que des accusations qui portent sur de longues périodes. Les causes particulièrement complexes en raison de la nature des questions soulevées peuvent se caractériser notamment par un grand nombre d’accusations et de demandes préalables au procès, par la présence de questions de droit inédites ou complexes, ainsi que par un grand nombre de questions litigieuses importantes. Le fait de poursuivre conjointement plusieurs coaccusés, dans la mesure où il est dans l’intérêt de la justice de le faire, peut aussi avoir une incidence sur la complexité de la cause.

[78]                          Un procès pour meurtre typique ne sera en général pas suffisamment complexe pour constituer une circonstance exceptionnelle. Cependant, si un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle s’imposent compte tenu de la nature de la preuve ou des questions soulevées — de sorte que la durée de l’affaire est justifiée —, on pourra conclure que la complexité du dossier constitue une circonstance exceptionnelle.

[79]                          Il convient de rappeler que ces décisions relèvent entièrement de l’expertise du juge de première instance. Bien entendu, celui‑ci voudra également se pencher sur la question de savoir si le ministère public, qui a introduit ce qui semblait raisonnablement être une poursuite complexe, a établi et suivi un plan concret pour réduire au minimum les retards occasionnés par une telle complexité (R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83, par. 2). S’il ne l’a pas fait, le ministère public ne sera pas en mesure d’établir l’existence de circonstances exceptionnelles, parce qu’il ne pourra pas démontrer que les circonstances en question étaient indépendantes de sa volonté. Dans le même ordre d’idées, et pour la même raison, le ministère public pourrait vouloir se demander si l’existence de multiples accusations pour la même conduite ou si le fait de juger plusieurs coaccusés en même temps a pour effet de compliquer indûment l’instance. Même si le tribunal ne joue aucun rôle de surveillance à l’égard de telles décisions, l’avocat du ministère public doit être conscient du fait que tout délai qui découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant doit respecter les droits de l’accusé protégés par l’al. 11b) (voir, p. ex., Vassell). Comme la Cour l’a affirmé dans R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760 :

                    Certes, il est loisible au ministère public d’intenter des poursuites lorsque la preuve permettrait à un jury raisonnable de déclarer l’accusé coupable. Toutefois, une sorte d’analyse de rentabilité servirait également le système de justice. Lorsque les autres accusations ou les accusations plus sévères sont d’importance secondaire et que la poursuite relative à ces accusations nécessiterait un procès et des directives au jury beaucoup plus complexes, le ministère public devrait sérieusement se demander si l’intérêt public serait mieux servi en décidant dès le départ de ne pas intenter de poursuite relativement aux accusations d’importance secondaire, ou en décidant de ne pas y donner suite lorsque la preuve au procès est complète. [par. 45]

[80]                          Lorsque le juge conclut que l’affaire était particulièrement complexe, de sorte que sa durée était justifiée, le délai est jugé raisonnable et aucun arrêt des procédures n’est ordonné. Aucune autre analyse n’est nécessaire.

[81]                          En termes clairs, la présence de circonstances exceptionnelles sera le seul fondement permettant au ministère public de s’acquitter du fardeau qui lui incombera de justifier un délai qui excède le plafond établi. Comme nous l’avons vu, une circonstance exceptionnelle peut découler d’un événement distinct (comme une maladie, une procédure d’extradition ou un imprévu au procès) ou de la complexité d’une cause. La gravité de l’infraction ne peut servir à justifier le délai, même si les causes plus complexes seront souvent celles qui mettent en cause des accusations graves, comme le terrorisme, le crime organisé et les activités liées à une organisation criminelle. Les délais institutionnels chroniques ne peuvent non plus servir de fondement au dépassement du plafond. Fait peut‑être plus important encore, l’absence de préjudice ne peut en aucun cas servir à justifier des délais lorsque le plafond est dépassé. Quand il s’est écoulé autant de temps, seules des circonstances véritablement indépendantes de la volonté du ministère public et auxquelles celui‑ci ne pouvait remédier peuvent donner une excuse suffisante pour justifier le délai prolongé.

E.            Délai inférieur au plafond présumé

[82]                          Un délai peut être déraisonnable même s’il est inférieur au plafond présumé applicable. Si le temps total écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou prévue du procès — moins les retards imputables à la défense et ceux attribuables à des circonstances exceptionnelles de nature distincte — est inférieur à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale, ou à 30 mois pour celles portées devant une cour supérieure, il incombe à la défense de démontrer que celui‑ci a été déraisonnable. Pour ce faire, la défense doit établir deux choses : (1) qu’elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2) que le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être. En l’absence de l’un ou l’autre de ces deux facteurs, la demande fondée sur l’al. 11b) doit être rejetée.

[83]                          Nous nous attendons à ce que les arrêts de procédures accordés dans le contexte de délais inférieurs au plafond ne le soient que dans des cas manifestes. Comme nous l’avons mentionné, en établissant le plafond, nous avons tenu compte de l’indulgence voulue pour le délai institutionnel raisonnable établi dans Morin, de même que des besoins inhérents à la plupart des causes et de leur complexité accrue.

(1)           L’initiative dont a fait preuve la défense — Mesures utiles et soutenues

[84]                          Pour s’acquitter du fardeau qui lui incombe lorsque le délai est inférieur au plafond applicable, la défense doit démontrer qu’elle a pris des mesures utiles et soutenues pour accélérer la procédure. « Le tribunal doit tenir compte de l’action ou de l’inaction de l’accusé qui ne correspond pas à un désir d’être jugé rapidement » (Morin, p. 802). En l’espèce, le juge du procès devrait se demander ce que la défense aurait pu faire, et ce qu’elle a effectivement fait, pour que la cause soit entendue le plus rapidement possible. Ce qui importe, c’est le fond et non la forme.

[85]                          Pour satisfaire à ce critère, la défense ne peut se contenter de faire des efforts symboliques comme de simplement consigner au dossier qu’elle voulait une date de procès plus hâtive. Comme elle bénéficie d’une forte présomption pour un arrêt des procédures en cas de dépassement du délai maximal applicable, pour en obtenir un lorsque ce plafond n’est pas franchi, la défense doit démontrer qu’elle a pris des mesures utiles et soutenues pour que l’accusé soit jugé rapidement. Bien qu’elle puisse être incapable de résoudre les défis auxquels sont confrontés le ministère public ou le tribunal de première instance, la défense doit démontrer qu’elle a essayé d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l’audience, qu’elle a collaboré avec le ministère public et le tribunal et a répondu à leurs efforts, qu’elle a avisé le ministère public en temps opportun que le délai commençait à poser problème, et qu’elle a mené toutes les demandes (y compris celle fondée sur l’al. 11b)) de manière raisonnable et expéditive. Cela dit, le juge du procès ne doit pas profiter de l’occasion, avec l’avantage du recul, pour remettre en question chacune des décisions de la défense. Cette dernière est tenue d’agir raisonnablement, non pas à la perfection.

[86]                          Notre collègue, le juge Cromwell, critique cette exigence parce qu’il estime qu’elle restreint le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Soit dit en tout respect, nous ne sommes pas d’accord. Premièrement, la Cour prend déjà en considération la conduite de la défense pour juger des demandes fondées sur l’al. 11b). En outre, le degré de diligence dont a fait preuve l’accusé est aussi pertinent dans le contexte d’autres droits protégés par la Charte , par exemple en ce qui a trait au droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) (R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435, p. 439). Deuxièmement, comme nous l’avons mentionné, l’exigence quant à l’initiative dont doit avoir fait preuve la défense lorsque le délai est inférieur au plafond est le corollaire du fardeau qui incombe au ministère public de justifier le temps qu’il a fallu pour instruire l’affaire dans les cas où le délai a dépassé le plafond. Troisièmement, cette exigence est le reflet de la réalité sur le plan pratique qu’il faut un certain degré de coopération entre les parties pour planifier et instruire un procès. Encourager la défense à faire partie de la solution aura des conséquences positives non seulement pour les causes prises individuellement, mais également pour l’ensemble du système de justice, et cela aura pour conséquence d’améliorer la performance de ce dernier sur le plan des délais et non l’inverse.

(2)           Délai raisonnable nécessaire pour juger l’affaire — Délai dépassé de manière manifeste

[87]                          En outre, la défense doit démontrer que le temps qu’a pris la cause excède de manière manifeste le délai qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger l’affaire. Le délai raisonnable nécessaire pour instruire une cause dépend d’une panoplie de facteurs, y compris la complexité du dossier, des considérations de nature locale, et la question de savoir si le ministère public a pris des mesures raisonnables pour accélérer l’instance.

[88]                          Ce délai raisonnable nécessaire augmente proportionnellement à la complexité de l’affaire. Comme l’a écrit le juge Sopinka dans l’arrêt Morin, « [t]ous les autres facteurs étant égaux, une affaire plus compliquée demandera plus de temps de préparation à l’avocat et le procès durera plus longtemps une fois qu’il sera commencé » (p. 792).

[89]                          Lorsqu’il examine le délai raisonnable nécessaire pour instruire une cause, le juge du procès doit aussi tenir compte de la connaissance qu’il a de sa propre juridiction, y compris du temps que prend généralement un procès du type de celui dont il est saisi pour arriver à procès eu égard aux circonstances locales et systémiques.

[90]                           Lorsque le ministère public a contribué à garantir que le dossier procède de manière diligente — y compris en répondant réellement aux efforts de la défense, en cherchant les occasions de simplifier les questions en litige et la preuve, de même qu’en adaptant son approche aux circonstances au fur et à mesure que le dossier a progressé —, il est improbable que le délai raisonnable nécessaire de l’instance ait été dépassé de manière manifeste. À l’instar de l’attitude qu’il doit adopter lorsqu’il examine la conduite de la défense, le juge du procès ne doit pas exiger du ministère public qu’il satisfasse à une norme de perfection.

[91]                          Le fait de déterminer si le temps qu’a pris une affaire à être jugée a excédé de manière manifeste ce qui était raisonnablement nécessaire n’est pas une question de calculs précis. Le juge de première instance ne devrait pas disséquer chaque jour ou chaque mois pour déterminer si chaque étape était raisonnablement nécessaire — comme le veut la pratique courante depuis l’arrêt Morin. Il devrait plutôt prendre du recul par rapport aux menus détails et examiner l’affaire dans son ensemble. Cela dit, cette détermination est une question de fait qui relève entièrement de l’expertise du juge de première instance (Morin, le juge Sopinka, p. 791-792).

F.             Appliquer le nouveau cadre d’analyse aux affaires déjà en cours

[92]                          Quand la Cour a rendu sa décision dans Askov, des dizaines de milliers d’accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures en Ontario seulement, en raison de la modification soudaine du droit. De tels virages et les conséquences radicales qu’ils entraînent peuvent compromettre l’intégrité de l’administration de la justice.

[93]                          Nous reconnaissons que le nouveau cadre d’analyse établi en l’espèce s’écarte des règles qui s’appliquaient antérieurement aux demandes fondées sur l’al. 11b). Une modification judiciaire du droit applicable est présumée avoir une application rétroactive et s’appliquer à une conduite antérieure (Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 84). Des règles légèrement plus souples s’appliquent lorsque les tribunaux modifient l’interprétation donnée à des dispositions constitutionnelles (par. 88). L’établissement d’une période de transition, la suspension de la période d’invalidité et les mesures de redressement valables uniquement pour l’avenir font partie du cadre réparateur discrétionnaire établi par notre droit constitutionnel (par. 88‑92; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, p. 217‑218; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 117).

[94]                          Dans le cas présent, il existe diverses raisons pour appliquer le cadre d’analyse selon le contexte et avec souplesse aux affaires déjà en cours, l’une étant qu’il ne serait pas juste de juger rigoureusement les participants au système de justice criminelle au regard de normes dont ils n’avaient pas connaissance. De plus, ce nouveau régime incite tant le ministère public que la défense à accélérer le déroulement des affaires criminelles. Cependant, dans les ressorts où les longs délais sont la norme, il va falloir du temps avant que ces mesures d’incitation n’opèrent un changement de culture. En outre, l’administration de la justice ne saurait tolérer une répétition de ce qui s’est passé après le prononcé de l’arrêt Askov, et l’application contextuelle que nous proposons du cadre d’analyse vise à garantir qu’une telle situation ne se reproduira pas. 

[95]                          Le nouveau cadre d’analyse, y compris le plafond présumé, s’applique aux affaires déjà en cours, sujet à deux réserves.

[96]                          Premièrement, dans les cas où le délai excède le plafond, une mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer lorsque les accusations ont été portées avant le prononcé du présent jugement. C’est le cas lorsque le ministère public convainc la cour que le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable. Cela suppose qu’il faille procéder à un examen contextuel, eu égard à la manière dont l’ancien cadre a été appliqué et au fait que la conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d’une norme dont ils n’avaient pas connaissance. Par exemple, le préjudice subi et la gravité de l’infraction ont souvent joué un rôle décisif dans la décision quant au caractère raisonnable du délai lorsqu’il s’est agi d’appliquer l’ancien cadre d’analyse. Pour les causes en cours d’instance, ces considérations peuvent donc aider à déterminer si les parties se sont raisonnablement fondées sur l’état antérieur du droit. Bien entendu, si, après le prononcé du présent jugement, les parties ont eu le temps de corriger leur conduite et le système a disposé d’un certain temps pour s’adapter, le juge du procès doit en tenir compte.

[97]                          Par ailleurs, le délai peut excéder le plafond parce que la cause est moyennement complexe dans une région confrontée à des problèmes de délais institutionnels importants. Les juges qui œuvrent dans les juridictions où sévissent de longs délais institutionnels tenaces et connus doivent tenir compte de cette réalité, puisque les problèmes de délais systémiques limitent ce que peuvent faire les avocats du ministère public. Ces derniers, le Parlement et les législatures ont besoin de temps pour réagir à la présente décision et des arrêts de procédures ne peuvent être accordés en bloc uniquement parce qu’il existe présentement des problèmes importants de délais institutionnels. Comme nous l’avons souligné, l’administration de la justice ne peut pas se permettre une répétition des conséquences qu’a eues la décision Askov. La mesure transitoire exceptionnelle dont il est question ici reconnaît qu’il faut du temps pour implanter des changements et que les délais institutionnels — même s’ils sont importants — ne donneront pas automatiquement lieu à des arrêts de procédures.

[98]                          Les droits de tous les accusés protégés par l’al. 11b) ne peuvent pas pour autant être suspendus pendant que le système cherche à s’adapter au nouveau cadre d’analyse établi en l’espèce. Les tribunaux vont donc continuer à conclure à la violation des droits protégés par l’al. 11b) et des causes pendantes feront encore l’objet d’ordonnances d’arrêt des procédures. Par exemple, dans une cause simple, si le délai excède considérablement le plafond en raison d’erreurs et d’impairs répétés du ministère public, le délai pourrait être jugé déraisonnable même si les parties agissaient en fonction de l’ancien cadre d’analyse. L’examen doit toujours être contextuel. Nous nous fions au bon sens des juges de première instance pour juger du caractère raisonnable du délai dans les circonstances de chaque cas.

[99]                          La deuxième réserve s’applique aux affaires déjà en cours pour lesquelles le délai total (moins celui imputable à la défense) est inférieur au plafond. Pour ces causes, les tribunaux doivent appliquer les deux critères — soit celui relatif à l’initiative dont a fait preuve la défense et celui de la question de savoir si le temps qu’a mis la cause pour être entendue a excédé de manière manifeste le temps qui était raisonnablement requis — en fonction du contexte et en étant sensible au fait que les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant. Plus précisément, la défense n’a pas à démontrer qu’elle a pris des initiatives pour accélérer les choses au cours de la période qui a précédé le prononcé du présent jugement. Puisque de telles initiatives n’étaient pas expressément requises par le cadre d’analyse prévu dans Morin, il serait injuste d’exiger qu’elles aient été prises avant le prononcé de la présente décision. Cela dit, dans les causes où le décalage entre le délai écoulé et le délai raisonnable est ténu, toute mesure qu’aurait prise la défense durant ce temps l’aidera à démontrer que le délai excède de manière manifeste ce qui était raisonnablement nécessaire. Dans ce cas de figure, le juge du procès doit tout de même tenir compte de l’action ou de l’inaction de l’accusé qui peut être incompatible avec le désir que le procès soit tenu en temps opportun (Morin, p. 802).

[100]                      En outre, si le retard a été causé par un délai institutionnel raisonnablement acceptable dans le ressort en cause selon le cadre d’analyse prévu dans Morin qui prévalait avant le prononcé de la présente décision, ce retard institutionnel sera un des éléments du délai raisonnable nécessaire de la cause pour les affaires déjà en cours d’instance.

[101]                      Nous soulignons que, compte tenu du niveau de délai institutionnel toléré suivant l’approche qui prévalait antérieurement, un arrêt des procédures sera encore plus difficile à obtenir pour les causes en cours d’instance lorsque le délai est inférieur au plafond. Nous soulignons aussi que, dans les causes pour lesquelles l’accusé sera inculpé peu de temps après le prononcé du présent jugement, les exigences en matière de délai raisonnable devront refléter ce haut degré de tolérance pour les délais institutionnels dans certaines localités en particulier.

[102]                      En définitive, pour la plupart des affaires en cours d’instance, le prononcé du présent jugement ne devrait pas transformer automatiquement en un délai déraisonnable ce qui aurait antérieurement été considéré comme un délai raisonnable. Il faut du temps pour changer les choses. En rédigeant ses motifs dissidents dans l’arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) était conscient de cette réalité et ses commentaires sont pertinents en l’espèce :

                          Cette affaire est la première qui offre à la Cour l’occasion de donner des directives appropriées sur l’application de l’al. 11b). La portée exacte de l’alinéa et la nature de l’obligation qu’il impose au gouvernement et aux tribunaux demeuraient incertaines avant que le présent arrêt ne soit rendu.

                          Vu cette incertitude et la nature décisive de la réparation en cas d’infraction à l’alinéa, c.‑à‑d. une suspension d’instance, je suis d’avis qu’une période transitoire est utile et même s’impose pour permettre aux tribunaux et au gouvernement de s’acquitter correctement de leurs obligations en vertu de l’al. 11b). Cela ne veut pas dire que des critères différents devraient s’appliquer pendant la période de transition, c’est‑à‑dire la période antérieure au présent jugement, mais plutôt que le comportement de l’inculpé et des autorités doit être évalué dans son contexte particulier. En d’autres termes, il ne serait pas approprié de donner suite à un comportement adopté antérieurement à ce jugement par rapport à une norme dont les éléments étaient inconnus de tous. [Nous soulignons; p. 948.]

[103]                      Nous faisons nôtres les observations du juge Lamer. Le plafond présumé continue de s’appliquer dans les affaires en cours d’instance; toutefois, « le comportement de l’inculpé et des autorités » — qui constitue une considération importante dans le nouveau cadre d’analyse — « doit être évalué dans son contexte particulier » (Mills, p. 948). Le caractère raisonnable du temps qu’il faut pour traduire un accusé en justice dépend des circonstances en cause. Le fait de s’être fondé sur l’état du droit qui était alors en vigueur constitue l’une de ces circonstances.

[104]                      Nous ne partageons pas l’avis du juge Cromwell selon lequel, en tenant compte de la réalité actuelle, notre cadre d’analyse soustrait certaines causes à l’application de la Charte . Dans les affaires en cours d’instance, le droit protégé par l’al. 11b) ne bénéficiera pas d’une protection moindre qu’à l’heure actuelle. En fait, notre cadre a le potentiel de constamment entraîner des changements positifs dans le système judiciaire, plutôt que de succomber à la culture de complaisance dont nous avons parlé.

G.           Observations finales sur le nouveau cadre d’analyse

[105]                      Le nouveau cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) peut être résumé comme suit :

                     Il existe un plafond au‑delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Ce plafond présumé est de 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale, et de 30 mois pour celles portées devant une cour supérieure (ou pour les affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire). Les délais imputables à la défense ne comptent pas dans le calcul visant à déterminer si ce plafond est atteint.

                     Une fois le plafond présumé dépassé, le fardeau est inversé et le ministère public doit réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles. Il doit s’agir de circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c’est‑à‑dire de circonstances (1) raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) auxquelles il ne peut pas être raisonnablement remédié. Si la circonstance exceptionnelle concerne un événement distinct, le délai attribuable à cet événement doit être soustrait du délai total. Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité de l’affaire, le délai est raisonnable.

                     Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, la défense, dans des cas manifestes, peut faire la preuve que le délai est déraisonnable. Pour ce faire, elle doit démontrer deux choses : (1) qu’elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2) que le délai a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être.

                     Pour les affaires en cours d’instance, le tribunal doit appliquer le cadre d’analyse selon le contexte et avec souplesse, tout en étant sensible au fait que les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant.

[106]                      Pour élaborer ce cadre d’analyse, nous avons procédé à un examen qualitatif de pratiquement tous les arrêts publiés portant sur l’al. 11b) rendus en appel au cours des 10 dernières années de même que de nombreux jugements de première instance. Les décisions en question ont aidé à définir ce qui constitue des circonstances exceptionnelles, puisqu’elles mettent en lumière les types de circonstances que les juges ont estimé justifier de longs délais. En lisant ces décisions avec le nouveau cadre d’analyse à l’esprit, nous sommes en mesure d’avoir une idée générale de la façon dont ce cadre se serait appliqué dans certaines affaires passées. D’ailleurs, nous soulignons que dans l’arrêt de principe Askov, le délai était de l’ordre de 30 mois, tout comme dans l’affaire Godin quelque 19 ans plus tard, et que, dans les deux cas, la Cour a jugé le délai déraisonnable.

[107]                      Il ressort aussi clairement de cet examen de la jurisprudence qu’avec le plafond, les parties ne pourront pas continuer à agir comme elles avaient l’habitude de le faire. En effet, il est conçu pour encourager une conduite et une répartition des ressources qui mèneront à la tenue de procès en temps utile. La jurisprudence de la dernière décennie illustre que la manière dont l’al. 11b) est appliqué présentement n’encourage pas les bons comportements. En effet, il est plus fréquent de jeter le blâme que de résoudre les problèmes. Bref, selon cette jurisprudence, et pour les raisons que nous avons exposées, les mesures incitatives actuelles pour réduire la durée des procédures judiciaires sont manifestement insuffisantes.

[108]                      Certes, le nouveau cadre d’analyse que nous prescrivons ici représente un virage important par rapport à la pratique antérieure. Premièrement, le point de vue adopté est prospectif. Les participants au système de justice criminelle connaîtront, à l’avance, les limites du délai raisonnable et pourront donc prendre des mesures proactives pour remédier aux délais. Par ailleurs, le public comprendra mieux ce que signifie le fait de tenir un procès dans un délai raisonnable. Une clarté et une prévisibilité accrues cadrent bien avec un droit protégé par la Charte  qui revêt une telle importance pour notre système de justice criminelle.

[109]                      Deuxièmement, le nouveau cadre d’analyse résout les difficultés relatives au concept de préjudice. Plutôt que d’être un facteur analytique en tant que tel, le concept de préjudice sous‑tend l’ensemble du cadre. En effet, il en a été tenu compte dans l’établissement du plafond. Ce préjudice a également un lien étroit avec l’initiative dont fait preuve la défense, dans la mesure où nous pouvons nous attendre à ce que les personnes accusées qui subissent réellement un préjudice soient proactives pour faire avancer leur dossier.

[110]                      Le traitement du préjudice est le domaine de la jurisprudence relative à l’al. 11b) qui a créé le plus de dissension depuis deux décennies. Traiter le préjudice comme un élément contribuant à l’établissement du plafond, plutôt que comme un facteur d’analyse, reflète également mieux, comme nous l’avons dit, le fait que les délais prolongés causent un préjudice non seulement aux accusés, mais également aux victimes, aux témoins et au système de justice dans son ensemble.

[111]                      Troisièmement, le nouveau cadre d’analyse atténue, sans toutefois l’éliminer, la nécessité d’un microcalcul complexe. Même si les juges ont tout de même à déterminer le délai attribuable à la défense, l’analyse d’un délai qui se situe en deçà du plafond — pour déterminer si la cause a pris de manière manifeste plus de temps qu’il aurait été raisonnable qu’elle prenne — remplace la méthode du microcalcul par une évaluation globale. Cet examen n’est par ailleurs nécessaire que si l’accusé a pris des mesures utiles et soutenues pour accélérer les choses. Par contre, lorsque le plafond est dépassé, une analyse fondée sur l’al. 11b) n’est déclenchée que lorsque le ministère public entend invoquer des circonstances exceptionnelles. Un cadre d’analyse plus simple à appliquer a une valeur en soi : « . . . il faut se rappeler que le meilleur critère sera relativement facile à appliquer; autrement, les demandes d’arrêt des procédures s’ajouteront aux nombreuses affaires dont les juges des procès sont déjà saisis et aggraveront le problème des délais » (Morin, la juge McLachlin, p. 810).

[112]                      En outre, le nouveau cadre d’analyse contribuera à faciliter un changement de culture dont on a grand besoin. En établissant des mesures propres à inciter les deux parties à accélérer le déroulement de l’instance, ce cadre vise à accroître la responsabilisation en favorisant une approche proactive et préventive de résolution de problèmes. Du point de vue du ministère public, le cadre d’analyse en question clarifie l’obligation constitutionnelle qu’il a toujours eue de traduire l’accusé en justice dans un délai raisonnable. Lorsque le plafond est dépassé, le ministère public ne se sera acquitté de son fardeau de preuve que s’il est en mesure de démontrer qu’il ne devrait pas être tenu responsable des circonstances ayant mené au dépassement du plafond, puisqu’elles étaient véritablement indépendantes de sa volonté. L’avocat du ministère public sera motivé à agir de façon proactive tout au long de la procédure pour rester en mesure, au besoin, de justifier un délai qui excède le plafond applicable. En deçà du plafond, la présence au dossier d’un représentant du ministère public diligent et proactif est une indication forte que la cause n’a pas pris plus longtemps de manière manifeste que ce qu’il était raisonnable qu’elle prenne.

[113]                      Le nouveau cadre d’analyse encourage également la défense à contribuer à la résolution du problème. Si l’accusé présente une demande fondée sur l’al. 11b) avant que le délai total — moins les retards qui lui sont imputables et ceux attribuables à des circonstances exceptionnelles distinctes — ne dépasse le plafond, pour obtenir un arrêt des procédures, la défense doit démontrer qu’elle a pris des mesures utiles et soutenues pour accélérer le cours de l’instance. De plus, la déduction des retards attribuables à la défense comme point de départ de l’analyse indique clairement qu’elle ne peut tirer avantage de sa propre action ou de sa propre inaction lorsque celle‑ci a pour effet de causer un délai.

[114]                      Le nouveau cadre d’analyse responsabilise aussi davantage les tribunaux. En l’absence de circonstances exceptionnelles, le plafond applicable maximal fixé établit une limite en ce qui a trait à la mesure dans laquelle les juges peuvent tolérer des délais avant de devoir ordonner un arrêt des procédures. En effet, les tribunaux jouent un rôle important pour changer la culture en salle d’audience. Ils sont nombreux à avoir établi des procédures solides de gestion d’instance et de planification des audiences, en portant une attention particulière aux sources potentielles de délai (comme les requêtes préalables au procès ou les estimations irréalistes de la durée de procès), tentant ainsi d’éviter ou d’atténuer les délais inutiles. Certains tribunaux, toutefois, ne l’ont pas fait.

[115]                      Comme nous l’avons déjà dit, la Cour a aussi un rôle à jouer. Elle a maintes fois établi des lignes directrices détaillées et des exigences minimales pour donner un contenu véritable aux droits constitutionnels en matière criminelle (voir, p. ex., R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 83; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, par. 49; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, par. 53‑56). L’alinéa 11b) a reçu son contenu essentiellement de la même façon. Le cadre d’analyse proposé par le juge Cromwell, tout comme le nôtre et ceux des arrêts Morin et Askov, est d’origine purement judiciaire. En outre, à l’instar du nôtre et de ceux des arrêts Morin et Askov, le cadre qu’il propose s’appuie en grande partie sur des lignes directrices numériques — qui servent de points de repère et non de délais de prescription absolus. Notre approche est donc tout à fait conforme à la fonction judiciaire. 

[116]                      En fin de compte, tous les participants au système de justice doivent travailler de concert pour accélérer le déroulement des procès. Après tout, c’est l’ensemble de la société qui bénéficiera de ces efforts. Comme l’a écrit le juge Sharpe dans R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 84 O.R. (3d) 493 :

                    [traduction] Comme toutes les autres institutions publiques, le système judiciaire dispose de ressources limitées, et il en va de même pour les plaideurs et l’aide juridique. [. . .] Il est dans l’intérêt de tous les groupes concernés — les personnes accusées d’un crime, la police, l’avocat du ministère public, l’avocat de la défense et les juges de première instance et d’appel — de tirer le plus grand parti possible des ressources limitées dont dispose le système judiciaire. [par. 32]

[117]                      Les ressources limitées dont parle le juge Sharpe constituent un enjeu important. Nous savons que, dans la plupart des demandes fondées sur l’al. 11b), on a rarement à gratter longtemps pour voir apparaître la question des ressources. En encourageant tous les participants au système de justice à se montrer plus proactifs, certaines questions relatives aux ressources se régleront de manière naturelle, parce que les parties seront encouragées à éliminer ou à éviter les pratiques inefficaces. Le nouveau cadre d’analyse fait par ailleurs intervenir la suffisance des ressources en rappelant aux législateurs et aux ministres que le fait de tarder déraisonnablement à traduire un accusé en justice est non seulement contraire à l’intérêt public, mais aussi inacceptable sur le plan constitutionnel, et qu’il sera considéré comme tel.

VI.        Application en l’espèce

[118]                      Ayant établi le nouveau cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b), nous nous pencherons maintenant sur l’affaire dont nous sommes saisis.

[119]                      La première étape en vue de déterminer s’il y a eu atteinte au droit que garantit l’al. 11b) à M. Jordan consiste à calculer le délai total qui s’est écoulé entre le dépôt des accusations et la fin du procès. En l’espèce, il s’agit de 49 mois et demi.

[120]                      Nous penchant maintenant sur le premier facteur propre à l’espèce dont il faut tenir compte, l’étape suivante consiste à établir si la défense a renoncé à invoquer certaines périodes ou si certains retards lui sont exclusivement attribuables. Nous ne voyons aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Jordan a renoncé à invoquer une période de quatre mois lorsqu’il a changé d’avocat peu de temps avant le début du procès, ce qui a nécessité un ajournement.

[121]                      La tâche la plus difficile consiste à déterminer si une partie du délai restant résulte exclusivement de l’action ou de l’inaction de la défense. Le ministère public soutient que le juge de première instance a commis une erreur en omettant d’attribuer certains longs délais à la défense, et que cette dernière a sa part de responsabilité quant au temps qu’il a fallu pour que son dossier soit porté devant les tribunaux. Le ministère public a cité plusieurs exemples : la défense a consenti à de nombreux ajournements; l’avocat de la défense a, au départ, estimé à quatre jours la durée de l’enquête préliminaire; vu la non‑disponibilité de l’avocat de la défense, l’enquête préliminaire n’a pas pu se terminer comme prévu en décembre 2010; l’avocat de la défense n’a pas répondu à l’offre que lui a faite le ministère public, en juillet 2011, de tenir le procès plus tôt; rien dans la preuve n’indique que l’avocat de la défense aurait été disponible pour le procès avant juin 2012.

[122]                      Bien que les exemples cités par le ministère public soient symptomatiques de la complaisance systémique que nous avons décrite, la plupart des délais qui en ont découlé ne sont pas uniquement attribuables à la défense. Le ministère public et la défense se partagent la responsabilité quant au fait d’avoir sous‑estimé la durée de l’enquête préliminaire. De même, la responsabilité découlant du retard attribuable aux ajournements sur consentement et du fait que la défense n’a pas répondu à l’offre faite par le ministère public en juillet 2011 de tenir le procès plus tôt ne devrait pas être assumée uniquement par la défense. Ces ajournements faisaient partie des exigences procédurales légitimes de l’affaire, et il ne ressort pas du dossier qu’un ajournement a été ordonné alors que le ministère public et le tribunal étaient par ailleurs prêts à procéder. De plus, rien dans la preuve n’indique que, si la défense avait répondu à l’offre de tenir le procès plus tôt faite par le ministère public, ce dernier et le tribunal auraient été en mesure de s’accommoder d’une date d’instruction plus rapprochée. Au contraire, les seuls éléments de preuve dont disposait le juge de première instance indiquaient que les dates d’instruction les plus rapprochées étaient celles proposées en septembre 2012. 

[123]                      Cela dit, la défense devrait assumer une part de responsabilité pour le délai qui a résulté de l’ajournement de l’enquête préliminaire ordonné parce que son avocat n’était pas disponible pour présenter ses observations finales le 22 décembre 2010, soit la dernière journée prévue pour l’enquête préliminaire. Nous sommes cependant d’avis d’attribuer seulement un mois et demi de ce retard à la défense puisque, selon la preuve, l’avocat du ministère public ne pouvait pas se présenter à la première date disponible pour la reprise de l’enquête préliminaire, soit le 3 février 2011.

[124]                      Au total, la défense a donc renoncé à invoquer une période de quatre mois, et un mois et demi de retard lui est exclusivement attribuable. Il reste donc un délai de 44 mois, soit un délai qui excède considérablement le plafond présumé de 30 mois pour les affaires instruites devant une cour supérieure. Il appartient donc au ministère public de démontrer que ce délai a été raisonnable, compte tenu de circonstances exceptionnelles.

[125]                      Rien dans le dossier n’indique que soient survenues des circonstances uniques ou exceptionnelles. En outre, même si le caractère particulièrement complexe de certaines causes peut constituer une circonstance particulière, la présente cause n’en est pas une qui ait ce caractère. En ce qui a trait aux questions juridiques, même si M. Jordan a été accusé à l’origine conjointement avec neuf coaccusés, ce nombre a rapidement diminué au fur et à mesure que le dossier progressait. Au moment du procès, il ne restait sur la dénonciation qu’un seul coaccusé avec M. Jordan. De plus, aucune des infractions reprochées ne soulevait de points de droit nouveaux ou complexes. Relativement peu de requêtes avant procès ont été fixées pour audition. Bref, les questions de droit soulevées dans le dossier de M. Jordan n’étaient pas particulièrement complexes.

[126]                      Quant à la preuve, elle était volumineuse, mais relativement simple. Il s’agissait d’une preuve de surveillance policière, d’achats clandestins effectués par des policiers, d’une courte preuve d’expert sur la façon dont les opérations de ventes de drogues sur appel sont menées et d’un mandat de perquisition visant l’appartement de M. Jordan. Cette preuve n’avait rien de particulièrement complexe.

[127]                      En définitive, si le dossier opposé à M. Jordan a pu être moyennement complexe compte tenu de la somme d’éléments de preuve et du nombre de coaccusés, il n’était pas exceptionnellement complexe au point de justifier un délai de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense).

[128]                      Cela dit, puisque les accusations contre M. Jordan ont été portées avant le prononcé de la présente décision, nous devons également déterminer si les circonstances sont telles qu’il est justifié d’appliquer une mesure transitoire exceptionnelle dans le cadre de l’examen du délai. À notre avis, ce n’est pas le cas. Certes, le ministère public agissait sans connaissance de ce changement du droit et dans un ressort aux prises avec certains problèmes de retard systémique. Un total de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense) dont la majeure partie était imputable au ministère public ou d’ordre institutionnel pour une poursuite ordinaire pour vente de drogue sur appel est néanmoins tout simplement déraisonnable, quel qu’ait été le cadre d’analyse suivant lequel agissait le ministère public. On ne peut donc affirmer que le ministère public s’est fié d’une manière qui soit raisonnable à l’état du droit qui prévalait auparavant.

[129]                      Notons qu’une part importante du délai a découlé de la mauvaise évaluation du temps nécessaire pour procéder à l’enquête préliminaire, et notamment, de l’omission par le ministère public de communiquer avec les parties afin de préciser quelle preuve il devait produire durant cette enquête préliminaire. Un problème similaire s’est posé quant au procès. S’il est vrai que le temps qu’il a fallu pour amener le présent dossier à procès n’est pas uniquement attribuable à l’avocat du ministère public, il est tout aussi manifeste que les procureurs de ce dernier assignés au dossier n’avaient pas de stratégie solide pour que le procès se tienne dans un délai raisonnable. Le ministère public savait, dès décembre 2010, que des questions fondées sur l’al. 11b) étaient susceptibles d’être soulevées. Or, il n’a pris que peu de mesures pour accélérer le processus. Il s’est plutôt contenté de s’appuyer sur une estimation exagérée de la durée du procès sans tenter de simplifier les questions en litige ou d’examiner la possibilité de dissocier le coaccusé de l’acte d’accusation.

[130]                      Le ministère public a bel et bien fait un effort de bonne foi pour accélérer la tenue du procès, vu la question de l’al. 11b), lorsque sa représentante a écrit à l’avocat de la défense en juillet 2011 pour lui faire part d’un estimé révisé de la durée de la présentation de sa preuve. À ce moment, il s’était toutefois déjà écoulé environ 31 mois depuis le dépôt des accusations contre M. Jordan, soit une période considérable avant de faire des efforts pour accélérer les choses, d’autant plus que, à ce point, il restait encore un an avant la date prévue du procès.

[131]                      Même si le ministère public a fait certains efforts pour que le procès se tienne plus rapidement, c’était trop peu trop tard et l’état antérieur du droit ne peut pas raisonnablement justifier sa conduite. Les problèmes de retard systémique que connaissait la Cour provinciale au palais de justice de Surrey à l’époque ne sauraient non plus justifier le délai. Rappelons que le délai institutionnel aurait pu être évité en bonne partie si le ministère public avait procédé sur la base d’un plan plus raisonnable.

[132]                      Le juge du procès a commis une erreur en concluant que, en l’espèce, le délai était raisonnable suivant le cadre établi dans Morin. Citant l’arrêt de la Cour d’appel R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, 253 C.C.C. (3d) 74, par. 52, il a conclu à tort que le délai institutionnel a moins d’importance que celui dont est responsable le ministère public. Les parties s’entendent pour dire qu’il s’agissait là d’une erreur.

[133]                      Le délai écoulé était donc déraisonnable et le droit de M. Jordan protégé par l’al. 11b) a été violé.

VII.     Conclusion

[134]                      Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable a été décrit avec justesse comme représentant une forme de [traduction] « discipline pour le système judiciaire », en ce sens que cette discipline peut occasionner « certains désagréments à court terme, mais [qu’elle donnera] des résultats à long terme » (Code, p. 133‑134).

[135]                      En l’espèce, le système de justice a manqué de discipline. Il a échoué. Le fait qu’il a fallu 49 mois et demi pour que M. Jordan se rende à procès constitue une atteinte au droit que lui garantit l’al. 11b). Toutes les parties travaillaient dans une culture de complaisance à l’égard des délais qui s’est répandue dans le système de justice criminelle ces dernières années. Il n’existe tout simplement aucune explication raisonnable pour justifier un aussi long délai en l’espèce. L’appel doit être accueilli, les déclarations de culpabilité être annulées et un arrêt des procédures être ordonné.

[136]                      Nous convenons avec le juge Cromwell que nos divergences d’opinions sont fondamentales. À notre avis, compte tenu du grand nombre de problèmes sur les plans tant théorique que pratique auxquels se bute l’approche préconisée par l’arrêt Morin, apporter des ajustements mineurs supplémentaires à ce modèle ne saurait permettre de relever les défis auxquels on fait face dans l’ensemble du pays lorsqu’il s’agit de rendre justice en temps utile.

[137]                      Un changement réel nécessitera que tous les participants au système de justice criminelle fassent des efforts et se coordonnent[5].

[138]                      Pour l’avocat du ministère public, cela signifie qu’il devra prendre des décisions raisonnables et responsables lorsqu’il s’agira de déterminer qui — et pour quelle infraction — poursuivre, de s’acquitter de ses obligations de communication de la preuve rapidement en collaboration avec la police, d’établir des plans pour les poursuites complexes et d’utiliser de façon efficace le temps du tribunal. Il pourrait aussi être nécessaire que le ministère public dispose d’un pouvoir discrétionnaire accru pour qu’il puisse résoudre certains cas particuliers. L’avocat de la défense, pour sa part, devra faire valoir activement les droits de son client à un procès tenu dans un délai raisonnable, collaborer avec l’avocat du ministère public lorsque cela sera indiqué et, tout comme ce dernier, utiliser de façon efficace le temps du tribunal. Les deux parties devront être soucieuses de faire des admissions raisonnables, de simplifier la preuve et d’anticiper les questions devant être tranchées à l’avance.

[139]                      Pour leur part, les tribunaux devront mettre en œuvre des procédures plus efficaces, notamment des pratiques d’établissement de calendriers pour les procès. Les tribunaux de première instance souhaiteront peut‑être revoir leurs régimes de gestion des instances pour s’assurer que ceux‑ci fournissent aux parties les outils nécessaires pour collaborer et mener les dossiers de façon efficace. Les juges devront en outre faire des efforts raisonnables pour diriger et gérer le déroulement des procès. Les tribunaux d’appel devront appuyer ces efforts en faisant preuve de déférence à l’égard des choix des cours de première instance en matière de gestion des instances. Enfin, tous les tribunaux, y compris la Cour, devront tenir compte de l’impact de leurs décisions sur le déroulement des procès.

[140]                      Les législatures provinciales et le Parlement pourront quant à eux jeter un regard neuf sur les règles, les procédures et les autres secteurs du droit criminel pour s’assurer, d’une part, que ceux‑ci soient plus propices à permettre que justice soit rendue en temps utile, et, d’autre part, que la procédure criminelle mette l’accent sur ce qui est vraiment nécessaire pour la tenue d’un procès équitable. Les services d’aide juridique auront un rôle à jouer lorsqu’il s’agira d’assurer la participation d’avocats de la défense expérimentés, en particulier pour les procès longs et complexes. Par ailleurs, le Parlement voudra peut‑être se pencher sur la question de la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication de la preuve. Le gouvernement devra aussi examiner si le système de justice criminelle bénéficie de ressources suffisantes, notamment pour appuyer les initiatives visant à réduire les délais.

[141]                      Ainsi, pour permettre aux tribunaux de maintenir la confiance du public en rendant justice en temps utile, il faut apporter des changements structurels et procéduraux supplémentaires au système en plus de fournir des efforts quotidiens. Instruire les procès en temps utile est possible. Mais plus encore, la Constitution l’exige.

                  Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Wagner et Gascon rendus par

                    Le juge Cromwell —

I.          Introduction

A.       Vue d’ensemble

[142]                      Au Canada, en application de l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , tout inculpé a le droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable. Ce droit, dont les origines sont anciennes, est reconnu dans plusieurs systèmes juridiques. Dans la Grande Charte de 1215 (la Magna Carta), le roi avait pris l’engagement que [traduction] « [n]ous ne [. . .] refuserons ou différerons le droit d’obtenir justice à personne » : clause 40. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), R.T. Can. 1976 no 47, prévoit le droit d’être jugé « sans retard excessif » : art. 14(3)c). Des garanties semblables existent aussi notamment aux États‑Unis, en Nouvelle‑Zélande, en Australie, en Inde, en Afrique du Sud, dans les Antilles, au Royaume‑Uni, en Irlande et au sein de l’Union européenne : voir le juge C. Hill et J. Tatum, « Re‑Chartering an Old Course Rather than Staying Anew in Remedying Unreasonable Delay under the Charter  » (document présenté à la conférence conjointe des procureurs du ministère public et des avocats de la défense tenue à Winnipeg septembre 2012) (en ligne), p. 59.

[143]                      Au cours des 30 dernières années, la Cour a élaboré une jurisprudence subtile pour traiter des allégations de violation de l’al. 11 b )  de la Charte  : voir Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; et R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3. Le cadre d’analyse qui a été élaboré dans cette jurisprudence, et dont on trouve l’exposé le plus complet dans l’arrêt Morin, dresse la liste des nombreux facteurs qui doivent être pris en compte afin de juger du caractère raisonnable ou non du délai qu’il a fallu pour juger une affaire criminelle donnée.

[144]                      L’examen du caractère raisonnable oblige le tribunal à mettre en balance un certain nombre de facteurs, dont la longueur du délai, la renonciation par l’accusé à invoquer certaines périodes dans le calcul du délai, les raisons du délai — y compris le délai nécessaire au traitement de l’affaire —, les agissements des parties, les limites des ressources institutionnelles et le préjudice subi par l’accusé. Il est nécessaire d’examiner ces facteurs au cas par cas puisque la réponse à la question de savoir si l’accusé a été jugé dans un délai raisonnable est fondamentalement propre à chaque affaire.

[145]                      La jurisprudence de la Cour sur les délais déraisonnables est empreinte de sagesse, vu l’expérience accumulée au fil des ans. La Cour y a pourtant effectué avec le temps des rajustements et a exprimé clairement que d’autres correctifs devront encore probablement y être apportés. En effet, ainsi que le juge Sopinka l’a écrit dans l’arrêt Morin, « [n]aviguant comme nous l’avons fait en eaux inconnues, il n’est pas surprenant que le cap que nous avons adopté ait nécessité certaines modifications pour se conformer à l’expérience et qu’il pourra en exiger d’autres à l’avenir » : p. 784. La jurisprudence démontre certes qu’il est nécessaire de préciser le cadre d’analyse, et le présent pourvoi nous donne l’occasion de le faire. L’orientation générale de notre jurisprudence qui consiste à juger du caractère raisonnable en fonction des particularités de chaque affaire est toutefois judicieuse. Sous réserve de quelques rajustements pour simplifier l’analyse et de certains éclaircissements supplémentaires, cette approche nous permettra de continuer de veiller à ce que la définition et l’application du droit constitutionnel de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable mettent comme il se doit en balance les nombreux facteurs pertinents.

[146]                      Les motifs que j’expose dans le présent pourvoi et ceux que formulent mes collègues, les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown, s’opposent sur l’évolution à donner à la jurisprudence relative à l’al. 11b).

[147]                      Mes collègues définissent le caractère raisonnable en fixant à un certain nombre de mois — des « plafond[s] » (par. 5) — les délais qui seront jugés raisonnables, à moins que l’accusé établisse non seulement que le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être, mais également qu’il a pris des mesures véritables qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance. À mon sens, ce n’est pas la bonne manière d’interpréter ou d’appliquer le droit garanti par l’al. 11b), et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, le caractère raisonnable ne peut être déterminé par un nombre, puisque les plafonds substituent alors au droit d’être jugé dans un délai raisonnable le droit à un « procès dans un délai inférieur au[x] plafond[s] » : par. 74. Deuxièmement, il vaut mieux laisser la création de ce genre de plafonds au législateur. Troisièmement, ni le dossier ni l’analyse de la jurisprudence des 10 dernières années relative à l’al. 11b) effectuée par mes collègues ne justifient les plafonds établis et ceux‑ci n’ont en outre pas fait l’objet d’un débat contradictoire. Quatrièmement, l’introduction de ces plafonds risque sérieusement d’obliger les tribunaux à prononcer l’arrêt des procédures dans des milliers d’affaires. Cinquièmement, il est peu probable que l’application des plafonds soit aussi simple qu’on le prétend. Enfin, il n’est pas nécessaire d’écarter 30 ans de jurisprudence et d’aller dans une nouvelle direction qui n’en tient pas compte. Mes collègues sont facilement arrivés à la conclusion que la jurisprudence actuelle de la Cour permet de répondre clairement à la question posée par le présent pourvoi : par. 125 et 128. Je suis d’accord avec eux sur ce point : le pourvoi doit être accueilli et l’arrêt des procédures doit être ordonné.

[148]                      J’estime par contre que le délai raisonnable pour juger un accusé, au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 11b), ne peut ni ne devrait être défini par des plafonds numériques. La sagesse qui se dégage de l’expérience accumulée par 30 années de jurisprudence fournit, avec de modestes éclaircissements, un cadre d’analyse réaliste pour déterminer si, dans une affaire donnée, il a été porté atteinte au droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

B.            Nature du droit protégé par l’al. 11b)

[149]                      Il est facile d’énoncer et de comprendre le droit d’être jugé dans un délai raisonnable : les personnes accusées d’avoir commis des infractions devraient être jugées dans un délai raisonnable. La réponse à la question de savoir s’il y a eu atteinte à ce droit dans une affaire donnée est, elle, toutefois, loin d’être simple. Ce droit est intrinsèquement fonction des faits et des particularités de chaque affaire, ce qui s’explique par plusieurs facteurs.

[150]                      Premièrement, il faut admettre que le mot « délai » n’est pas le terme le mieux choisi. Bien qu’il comporte, en anglais, une connotation péjorative, le mot « délai », au sens de passage du temps, est indissociable de toute procédure judiciaire. En fait, un certain délai peut même être souhaitable. Ainsi que l’a affirmé le juge Lamer, dissident, mais pas sur ce point (avec l’appui du juge en chef Dickson), la précipitation elle‑même peut provoquer une atteinte au droit à un procès équitable : voir Mills, p. 941. Un délai ne devient donc problématique que lorsqu’il est déraisonnable.

[151]                      Deuxièmement, la notion de caractère déraisonnable se prête mal à l’établissement de règles : en effet, ce qui constitue un délai raisonnable pour trancher une affaire peut s’avérer tout à fait déraisonnable dans un autre cas. Le caractère raisonnable est un concept intrinsèquement contextuel et son application dépend des circonstances particulières de chaque espèce. Il est donc difficile et, en fait, imprudent  de tenter de définir le délai qui serait raisonnable dans une affaire donnée au moyen d’une valeur numérique. Inévitablement, le plafond sera trop élevé dans certaines affaires et trop bas dans d’autres. Plus fondamentalement, l’établissement de lignes directrices fixes ne cadre pas avec la notion de caractère raisonnable dans la mesure où la réalité donne lieu à des situations infiniment variées.

[152]                      Troisièmement, la Charte  ne protège que contre les agissements de l’État. Même si l’instruction d’une affaire accuse d’importants retards, on ne pourra conclure qu’il y a eu atteinte au droit d’être jugé dans un délai raisonnable que si le délai en cause peut être reproché à l’État. Il s’ensuit donc qu’il faut mettre l’accent non pas sur le délai déraisonnable dans son ensemble, mais sur le délai déraisonnable qui peut être légitimement imputé à l’État. Pour décider s’il y a eu atteinte au droit protégé par la Charte , il faut donc attribuer la responsabilité du délai qui est survenu et ne tenir compte que de celui que l’on peut légitimement imputer à l’État.

[153]                      Enfin, l’alinéa 11b) fait intervenir plusieurs intérêts distincts, sur les plans à la fois individuel et social. Les délais excessifs mettent en cause le droit à la liberté et à la sécurité de l’accusé ainsi que son droit à un procès équitable. Ils ont aussi une incidence sur l’intérêt de la société à ce que les affaires criminelles soient jugées au fond rapidement : Morin, p. 786. Auparavant, l’accent était mis sur le droit à la liberté : Mills, p. 918, le juge Lamer; Rahey, p. 642, avec l’appui du juge La Forest.

[154]                      Plus récemment, on a reconnu que [traduction] « [l’]assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d’une accusation criminelle pendante » — la stigmatisation de l’accusé, l’atteinte à sa vie privée ainsi que la tension et l’angoisse des personnes en attente d’un procès — compromettait aussi la sécurité de l’inculpé : Rahey, p. 605, le juge Lamer citant A. G. Amsterdam, « Speedy Criminal Trial : Rights and Remedies » (1975), 27 Stan. L. Rev. 525, p. 533; voir également Mills, p. 919‑920. Ainsi que le juge Cory l’a expliqué dans l’arrêt Askov, p. 1219 :

                    Il est difficile d’imaginer pire frustration pour des personnes innocentes qui sont accusées d’une infraction que celle d’être privées pendant un temps démesurément long de la possibilité de prouver leur innocence, et cela, en raison de délais excessifs à leur faire subir leur procès. L’attente d’un procès doit être un supplice pour les accusés et leur famille immédiate.

[155]                      Le droit de l’accusé de préparer une défense pleine et entière est le troisième droit que garantit l’al. 11b). Ainsi que le juge Sopinka l’a écrit dans l’arrêt Morin, « [p]our ce qui est du droit à un procès équitable, il est protégé [par l’al. 11b)] par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente » : p. 786. « Lorsque les procès sont retardés, il peut y avoir déni de justice. Des témoins oublient ou disparaissent. La qualité de la preuve peut se détériorer » : p. 810, avec l’appui de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef). Les délais « peuvent compromettre [la] capacité [de l’accusé] de présenter des éléments de preuve, de contre‑interroger les témoins ou de se défendre autrement » : Godin, par. 30.

[156]                      Enfin, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable comporte une dimension sociale : voir, p. ex., Askov, p. 1219, le juge Cory. Cela dit, les intérêts de la société ne vont pas tous dans le même sens. D’une part, la société dans son ensemble a un intérêt « à s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi » (p. 1219) et « à ce que ce droit garanti [par l’al. 11b)] ne devienne pas un moyen pour l’accusé de se soustraire à son procès » : p. 1227. D’autre part, il est dans l’intérêt de la société en général que les personnes appelées à subir leur procès soient « traitées avec justice et équité » : p. 1220. Elle profite « de la célérité avec laquelle la cause arrive à son terme soit par la réinsertion de l’accusé dans la société, s’il est reconnu innocent, soit par l’application des sanctions prévues par la loi, s’il est reconnu coupable », et il est en outre avantageux tant pour les témoins que pour les victimes que les affaires criminelles soient jugées rapidement : ibid.

[157]                      Bien que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable fasse intervenir tous ces intérêts, il est important de reconnaître qu’il s’agit d’un droit indépendant. Ainsi que le juge Martin l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Beason (1983), 36 C.R. (3d) 73 (C.A. Ont.), p. 96, cité et approuvé dans l’arrêt Morin, p. 786 : [traduction] « Les procès tenus dans un délai raisonnable ont une valeur intrinsèque. »  Pour cette raison, « il n’incombe pas à l’accusé de prouver » qu’il y a effectivement eu atteinte à l’un des droits protégés par l’al. 11b) « pour que l’article soit applicable » : Conway, p. 1694, le juge Lamer; voir aussi Mills, p. 926, le juge Lamer. À mon avis, la démarche appropriée consiste à « reconnaître qu’un préjudice est sous‑jacent à ce droit, tout en admettant aussi qu’un dommage réel prouvé n’a pas à être pertinent, ni d’ailleurs ne l’est, pour établir qu’il y a violation de l’al. 11b) » : Mills, p. 926, le juge Lamer.

[158]                      En somme, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est fonction de nombreux facteurs, des faits et des particularités de chaque cas. Tout comme d’autres garanties constitutionnelles exprimées en termes généraux, son application à une affaire donnée est inévitablement complexe. Notre expérience à ce jour nous indique que les facteurs pertinents et l’approche générale décrits dans l’arrêt Morin tiennent compte de cette complexité. Toutefois, l’expérience indique également que la façon dont l’arrêt Morin a été appliqué est inutilement compliquée et que certains aspects des facteurs pertinents nécessitent des éclaircissements. Il est possible de se livrer à cet exercice sans perdre de vue la nécessité d’examiner si une affaire donnée a été ou sera jugée dans un délai raisonnable.

II.       Le cadre analytique

[159]                      L’analyse fondée sur l’al. 11b) vise à décider si la portion du délai écoulé pour juger l’affaire en cause qui peut être imputée au ministère public constitue un délai « beaucoup plus long que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable » : Smith, p. 1138. Si oui, le délai est déraisonnable et il porte atteinte au droit protégé par l’al. 11b).

[160]                      Le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Morin énumère et décrit les nombreux facteurs pertinents pour déterminer si un délai est ou non raisonnable. Toutefois, ce cadre comporte une lacune, en ce qu’il ne détermine pas vraiment de quelle manière ces différents facteurs doivent être mis en balance pour tirer une conclusion définitive. Pour simplifier et clarifier l’analyse, il est donc utile de regrouper ces facteurs en quatre grandes étapes analytiques que je formulerai sous forme de questions. Ce sont ces dernières qui guideront les cours de justice dans l’analyse d’un moyen fondé sur l’al. 11b). Cet exercice permettra de faire ressortir les éléments à examiner et la raison pour laquelle ils doivent l’être, sans perdre de vue la nécessité de mener l’examen du caractère raisonnable en fonction des particularités de l’affaire. Voici ces questions :

1.               L’analyse du délai déraisonnable est‑elle justifiée?

2.               Quel serait le délai raisonnable pour juger une affaire comme celle dont le tribunal est saisi?

3.               Quelle portion du délai effectivement écoulé peut‑on attribuer à l’État?

4.               Le délai attribuable à l’État était‑il déraisonnable?

[161]                      Ce cadre d’analyse, auquel viendront se greffer quelques considérations pertinentes, permettra de clarifier des questions qui ont été soulevées en l’espèce, soit : Différents délais sont-ils soupesés différemment dans le cadre de l’analyse? Que doit-on entendre par « renonciation » par l’accusé? Quel rôle joue le préjudice dans l’analyse d’un moyen fondé sur l’al. 11b)?

[162]                      Je vais maintenant passer brièvement en revue chacune des quatre étapes de l’analyse.

A.       L’analyse du délai déraisonnable est‑elle justifiée?

[163]                      Dans un premier temps, l’accusé doit nécessairement faire la preuve de l’opportunité de procéder à une analyse fondée sur la Charte . Le tribunal doit examiner l’ensemble de la période écoulée entre le dépôt des accusations et la clôture du procès pour décider si le temps qu’il a fallu justifie un examen plus approfondi. Je suis d’accord avec l’opinion concordante de la juge McLachlin dans l’arrêt Morin selon laquelle il est possible de trouver la réponse à cette question dans des « “normes” qui représentent le temps qu’il faut normalement pour que l’infraction reprochée vienne à l’audience dans toutes les circonstances » : p. 811. S’il n’y a aucun motif raisonnable de croire que le délai en question est excessif, le moyen tiré par l’accusé de l’al. 11b) est mal fondé et l’examen cesse à cette étape.

B.       Quel serait le délai raisonnable pour juger une affaire comme celle dont le tribunal est saisi?

[164]                      La deuxième étape de l’analyse est axée sur la recherche de ce qui, objectivement, constituerait une durée de procès raisonnable dans le cas d’une affaire comme celle qui fait l’objet de l’examen. La norme objective du caractère raisonnable comporte deux volets : le délai institutionnel et le délai inhérent au dossier. Le délai institutionnel correspond au temps dont le tribunal a raisonnablement besoin pour être prêt à instruire l’affaire (y compris les requêtes préliminaires), une fois que les parties sont prêtes pour le procès. Le délai inhérent au dossier qui est raisonnable correspond au délai raisonnablement nécessaire pour que les parties soient prêtes à procéder à l’instruction et pour mener l’affaire jusqu’à son dénouement, dans un dossier d’une nature semblable à celle du dossier dont la cour est saisie.

[165]                      Ces deux délais doivent être établis de façon objective. Le délai institutionnel acceptable est déterminé selon les lignes directrices administratives applicables à ce type de délai que la Cour a énoncées dans l’arrêt Morin, en l’occurrence, entre huit et dix mois pour les instances qui se déroulent devant une cour provinciale et entre six et huit mois pour celles qui se déroulent devant une cour supérieure : voir Morin, p. 798‑799. En revanche, le délai inhérent à l’affaire est calculé en fonction de l’expérience judiciaire, complétée par les observations des avocats et par des éléments de preuve relatifs aux délais inhérents raisonnables dans des affaires de nature semblable à celle dont le tribunal est saisi. Comme nous le verrons plus loin, il y a lieu d’établir une distinction entre ces deux éléments dans le cadre de l’analyse fondée sur l’al. 11b).

(1)          Le délai institutionnel

[166]                      Le délai institutionnel est la période attribuable à l’insuffisance des ressources institutionnelles. Il « commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès mais le système ne peut leur permettre de procéder » : Morin, p. 795. À cette étape de l’analyse objective, le tribunal établira ce qui constitue un délai acceptable pour qu’il soit en mesure d’instruire l’affaire une fois que les parties sont prêtes pour le procès.

a)             Les lignes directrices administratives énoncées dans l’arrêt Morin permettent de déterminer le délai institutionnel

[167]                      Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Morin, « [l]e délai institutionnel est la source la plus commune de délai et la plus difficile à faire correspondre aux exigences de l’al. 11 b )  de la Charte  » : p. 794. Le problème réside dans le fait que nous ne vivons pas « en Utopie », un pays où le financement, les effectifs et les installations seraient toujours parfaitement suffisants pour satisfaire aux besoins de l’administration de la justice criminelle : p. 795. Les tribunaux doivent tenir compte à la fois du fait que l’État ne dispose pas de fonds illimités à consacrer à l’administration du système de justice criminelle et du fait que la Charte  reconnaît à l’accusé le droit fondamental d’être jugé dans un délai raisonnable : ibid.

[168]                      Le délai institutionnel n’est généralement pas tributaire des particularités de l’affaire en cause, contrairement à son délai inhérent. Il se prête donc mieux à une généralisation fondée sur la preuve que le délai inhérent raisonnable de certains types de causes. De plus, le délai institutionnel résulte en grande partie des choix gouvernementaux en matière de répartition des ressources. Par conséquent, une cour de justice « ne peut pas simplement accepter [cette] répartition [. . .] par le gouvernement et déterminer en conséquence la longueur du délai acceptable » : Morin, p. 795.

[169]                      Les lignes directrices administratives énoncées dans l’arrêt Morin, qui sont de huit à dix mois s’agissant des cours provinciales et de six à huit mois s’agissant des cours supérieures, ont été établies à partir d’une abondante preuve statistique et d’expert. En l’espèce, rien dans le dossier ne justifie de les modifier et, en conséquence, je confirme qu’elles conviennent pour déterminer le délai institutionnel raisonnable.

b)           Établissement du délai institutionnel

[170]                      Je tiens à ajouter deux commentaires concernant l’établissement du délai institutionnel à partir des lignes directrices administratives énoncées dans l’arrêt Morin.

[171]                      En premier lieu, pour savoir quelles périodes visées par ces lignes directrices conviennent à une affaire donnée, le tribunal devrait se demander si l’accusé est détenu de façon provisoire en attente de son procès ou si sa mise en liberté est assortie de conditions rigoureuses pour déterminer, s’agissant d’un type d’affaires particulier, ce qui constitue un délai institutionnel raisonnable. Un tel délai devrait, en règle générale, se situer à l’extrémité inférieure du spectre en pareilles circonstances, parce que ce type d’affaires devrait se voir accorder une plus grande priorité de la part des tribunaux. Il pourrait peut‑être même être plus court que celui prévu par les lignes directrices. Ainsi que le juge Sopinka l’a expliqué dans l’arrêt Morin :

                    Si l’accusé est sous garde ou, bien que n’étant pas sous garde, s’il est assujetti à des conditions de cautionnement restrictives ou s’il subit quelque autre préjudice important, la longueur du délai institutionnel acceptable peut être réduite afin de répondre à la préoccupation du tribunal. [p. 798]

[172]                      En deuxième lieu, l’interprétation des lignes directrices devrait permettre de tenir compte de toute « pression soudaine et temporaire [sur les ressources] » qui cause un engorgement passager des tribunaux : Morin, p. 797. Comme je l’expliquerai lorsque je traiterai de la dernière étape de l’analyse, même un système disposant de ressources suffisantes connaît parfois des ratés en cas de surcharge de travail inusitée.

(2)          Le délai inhérent à l’affaire

a)             Introduction

[173]                      Le délai inhérent à une affaire s’entend notamment des délais raisonnablement nécessaires pour mener l’instance à son terme dans une affaire de nature semblable à celle dont la cour est saisie. Dans l’arrêt Morin, le juge Sopinka a expliqué que, par délai inhérent à une affaire, on entend notamment le temps nécessaire « pour traiter l’accusation, retenir les services d’un avocat, régler les demandes de cautionnement et les autres procédures préalables au procès », mais aussi pour tenir compte de la préparation des « documents de la police et de l’administration, [ainsi que de la] communicatio[n] de la preuve, etc. » : p. 791‑792. Il est essentiel que le délai inhérent à une affaire soit examiné séparément, puisque les circonstances varient presque à l’infini d’une affaire à l’autre.

[174]                      Comme le juge Lamer l’a expliqué dans l’arrêt Mills, pour pouvoir déterminer le délai inhérent à une affaire, les juges doivent nécessairement « faire largement appel à leur expérience pratique et à leur bon sens » : p. 932. Ils doivent « procéder à une évaluation objective du délai requis dans les circonstances de l’espèce » : ibid. Cet examen est « entièrement objectif » (p. 931) :

                    . . . le tribunal doit fixer une période de temps objective et réaliste pour la préparation du genre d’affaires dont il est saisi. Il doit déterminer le temps qui serait normalement requis, compte tenu du nombre d’accusations, du nombre d’accusés, de la complexité et du volume de l’affaire et d’éléments objectifs similaires, pour la préparation et la constitution du dossier . . . [Je souligne; p. 932.]

En fin de compte, nous devons faire largement appel au bon sens et à l’expérience pratique des juges de première instance pour déterminer ce qui constitue un délai raisonnable nécessaire dans un cas particulier.

[175]                      Le délai inhérent à une affaire doit être déterminé de façon objective et au cas par cas.

b)             Détermination du délai inhérent

[176]                      Les facteurs dont il y a lieu de tenir compte sont les suivants : les délais raisonnablement nécessaires pour traiter l’accusation, pour retenir les services d’un avocat, pour demander un cautionnement, pour s’acquitter des formalités policières et administratives, pour procéder à la communication de la preuve, pour s’occuper des demandes préalables au procès, pour préparer l’enquête préliminaire ainsi que l’instruction et les débats y afférents, et pour instruire une affaire de nature semblable à celle dont la cour est saisie. Il faut aussi tenir compte du temps raisonnablement nécessaire pour fixer une nouvelle date d’instruction en cas d’annulation du procès, de celui nécessaire pour régler des questions de droit, du temps requis pour la tenue d’une conférence préparatoire et de la période raisonnable requise pour juger l’affaire : voir, p. ex., Hill et Tatum, p. 14‑15.

[177]                      Plus l’affaire est complexe, plus le délai raisonnable nécessaire estimé pour décider de l’affaire sera élevé. Selon le type d’affaires dont le tribunal est saisi, on peut s’attendre à un nombre plus élevé de requêtes préalables ou à la présentation de types particuliers de requêtes. La plupart des demandes fondées sur l’al. 11b) sont examinées après coup et toute procédure accessoire à un procès pourrait orienter cette analyse. Toutefois, les tribunaux devraient éviter les analyses a posteriori qui viseraient à déterminer si certaines requêtes présentées en cours d’instance ont été déposées inutilement ou de façon abusive. La nature objective de l’examen suppose que le tribunal analyse le type de dossiers soumis au tribunal, ainsi que toute autre mesure préalable au procès à laquelle on peut raisonnablement s’attendre en pareil cas.

[178]                      On peut penser, par exemple, à une affaire comportant une quantité importante de documents à communiquer au préalable et dans laquelle on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que cette communication prolonge le délai inhérent à l’instruction de l’affaire. Cela dit, la communication préalable est un facteur susceptible de contribuer de manière importante aux délais et elle devrait être envisagée en tenant compte du principe selon lequel le ministère public est non seulement tenu de faire une communication complète, mais qu’il doit le faire sans tarder. Pour leur part, les avocats de la défense ne doivent pas se livrer à des recherches à l’aveuglette inutiles. L’estimation raisonnable du délai objectif inhérent à une affaire doit reposer à la fois sur une communication rapide de la preuve et sur l’absence de recherches à l’aveuglette inutiles.

[179]                      La détermination du délai inhérent à une affaire tient également compte du temps dont les avocats, tant celui de la poursuite que celui de la défense, ont besoin pour se rendre disponibles et pour préparer la cause : voir Morin, p. 791. Dans cet arrêt, le juge Sopinka a fait observer que les tribunaux devaient tenir compte du fait qu’« on ne peut s’attendre que l’avocat de la poursuite et celui de la défense consacrent leur temps exclusivement à une affaire » : p. 792. Autrement dit, comme je l’ai expliqué dans l’arrêt Godin, l’al. 11b) n’exige pas que les avocats « demeurent disponibles en tout temps » : par. 23. Le tribunal devrait estimer le délai raisonnable dont l’avocat de la poursuite et celui de la défense ont besoin pour se préparer et pour se rendre disponibles dans le type d’affaire en cause. Il s’agit d’une estimation objective, sans analyse du dossier qui pourrait démontrer que l’avocat était disponible avant ou après cette période de temps estimée.

[180]                      L’affaire Morin illustre comment on peut s’y prendre pour procéder à une telle estimation. Le juge Sopinka a expressément conclu qu’« [i]l convient d’accorder une période supplémentaire pour les délais inhérents [au] second volet », postérieur à l’enquête préliminaire : p. 793. Il a également estimé, en l’absence d’éléments de preuve concrets démontrant le contraire, qu’il aurait fallu 2 mois pour que les avocats se préparent et soient disponibles pour le procès et pour que l’affaire soit instruite, de sorte qu’on pouvait attribuer les 12 autres mois au délai institutionnel : p. 804‑806. De même, dans l’arrêt R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814, p. 825‑826, le juge Sopinka a estimé que le délai inhérent représentait 3 des 12 mois du temps écoulé entre la date fixée pour la comparution et la date du procès.

[181]                      Enfin, pour estimer une période de temps raisonnable en ce qui concerne le délai inhérent à l’affaire, le tribunal devrait également tenir compte du droit à la liberté de la personne garanti à l’accusé. Si ce dernier est en détention ou qu’il est assujetti à des conditions strictes de remise en liberté, telle l’obligation de demeurer en détention à domicile, les avocats et le système de justice devraient accorder la priorité à son dossier par rapport à ceux des accusés qui sont assujettis à des conditions moins strictes en attente de leur procès.

c)             Le délai institutionnel et le délai inhérent à une affaire se chevauchent‑ils?

[182]                      La question de savoir si le délai institutionnel — c.‑à‑d. le temps nécessaire pour que le tribunal soit prêt à instruire l’affaire — et le délai inhérent — c.‑à‑d. le temps raisonnablement nécessaire pour que les parties soient prêtes à procéder, et ce, jusqu’au dénouement du procès, dans une affaire de nature semblable à celle que le tribunal doit examiner — se chevauchent a été posée. Il est arrivé dans le passé que ces éléments, le délai institutionnel et le délai inhérent, s’entremêlent lors de l’application du cadre d’analyse applicable à une demande fondée sur l’al. 11b). Cela s’est produit notamment lorsqu’il fallait tenir compte de périodes pendant lesquelles ni les avocats ni le tribunal n’étaient disponibles : voir, p. ex., C. Ruby, « Trial Within a Reasonable Time under Section 11(b) : the Ontario Court of Appeal Disconnects from the Supreme Court » (2013), 2 C.R. (7th) 91, p. 94, citant l’arrêt Morin, p. 793. Cela dit, pour répondre brièvement à cette question du chevauchement, il suffit de signaler que dès lors que l’on détermine de façon objective combien de temps l’instruction de l’affaire devrait raisonnablement prendre, ces deux périodes sont distinctes.

[183]                      Le concept de délai inhérent raisonnable vise à définir l’espace de temps raisonnable pour qu’une affaire de nature semblable à celle que le tribunal doit examiner soit prête pour le procès, et pour que ce dernier soit instruit. Le délai inhérent n’est pas déterminé, par exemple, en fonction de la disponibilité réelle des avocats ou de la juridiction concernés, mais bien selon une estimation objective. L’autre élément, soit le délai institutionnel acceptable, correspond à la période de temps dont le tribunal a raisonnablement besoin pour être en mesure de commencer à instruire l’affaire une fois que les parties sont prêtes pour le procès. Ces considérations s’inspirent des lignes directrices de l’arrêt Morin, qui ne concernent pas le délai inhérent à l’affaire, mais uniquement le délai institutionnel acceptable.

(3)          Conclusion sur le délai objectivement raisonnable

[184]                      Pour résumer, lorsqu’il est appelé à juger un moyen fondé sur l’al. 11b), le tribunal doit d’abord déterminer, de façon objective, les délais raisonnables dans le cas du type d’affaires dont il est saisi. En un mot, il doit déterminer combien de temps le procès devrait raisonnablement prendre (ou aurait dû prendre). Pour ce faire, il doit tout d’abord évaluer le temps nécessaire pour préparer, instruire et trancher ce type d’affaires (autrement dit, le délai inhérent à l’affaire). Ensuite, il doit tenir compte de la période supplémentaire de temps qu’il faut pour être en mesure d’entendre les parties à partir du moment où celles‑ci sont censées être prêtes pour le procès (c.‑à‑d. le délai institutionnel). Ce délai institutionnel est apprécié en appliquant les lignes directrices administratives élaborées dans les arrêts Askov et Morin, soit de huit à dix mois s’agissant des cours provinciales, et de six à huit mois s’agissant des cours supérieures. Ces lignes directrices établissent des limites approximatives en deçà desquelles l’insuffisance des ressources de l’État sera considérée comme une excuse acceptable justifiant un délai excessif.

C.            Quelle portion du délai effectivement écoulé peut‑on attribuer à l’État?

[185]                      Pour déterminer si l’ensemble du délai est raisonnable, après avoir traité des éléments objectifs de l’analyse — le délai institutionnel raisonnable et le délai inhérent raisonnable de l’affaire —, le tribunal devra comparer ces délais objectivement raisonnables avec le temps durant lequel l’affaire a réellement été devant le tribunal. La période qui excède le temps objectivement nécessaire peut être jugée raisonnable si elle n’est pas imputable à l’État. En effet, comme nous l’avons mentionné dès le départ, l’al. 11b) ne protège que contre les délais déraisonnables imputables à ce dernier. Pour définir la période qui est légitimement imputable à l’État, on exclut toute celle légitimement attribuable à l’accusé — y compris toute période à laquelle il a « renoncé » — et tout délai extraordinaire et inévitable qui ne peut être reproché à l’État. Ainsi, la tâche principale du tribunal à cette étape de l’analyse consiste à déterminer quelle portion du temps effectivement écoulé ne peut être imputée à l’État.

(1)          Délai imputable à l’accusé

[186]                      On inclut dans le délai imputable à l’accusé toute période à laquelle il a « renoncé » ainsi que de tout autre délai qui lui est attribuable.

a)             Renonciation

[187]                      Dans le contexte de l’application de l’al. 11b), le concept de « renonciation » par l’accusé est à l’origine d’une certaine confusion, et la présente affaire nous donne l’occasion de clarifier quelque peu la question.

[188]                      Tout d’abord, dans le présent contexte, le terme « renonciation » peut être trompeur. Je précise donc que, comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Conway, lorsque les tribunaux parlent de « renonciation » dans le contexte de l’application de l’al. 11b), « il ne faut pas perdre de vue qu’[elle] ne vise pas le droit lui‑même, mais simplement l’inclusion de certaines périodes dans l’appréciation générale du caractère raisonnable » : p. 1686. Il s’ensuit que les périodes auxquelles l’accusé a ou est censé avoir consenti n’entrent pas dans le calcul du délai déraisonnable.

[189]                      Ensuite, il faut reconnaître que notre jurisprudence manque de clarté quant à la question de savoir si le consentement donné par l’accusé à un ajournement réclamé par le ministère public emporte « renonciation » de sa part à invoquer le délai qui en résulte. Dans l’arrêt Smith, la Cour a créé une présomption réfutable de renonciation dans le cas où la défense consentirait au report de la date du procès. La Cour a toutefois nuancé cette affirmation en expliquant que « l’inaction ou l’acquiescement de la part de l’accusé, ne comportant pas une renonciation, » ne peut entraîner la déchéance du droit qui lui est garanti par l’al. 11b) : Smith, p. 1136. Dans l’arrêt Morin, le juge Sopinka a expliqué que le fait pour l’accusé de consentir à une date de procès « peut permettre de déduire qu’il a eu renonciation », mais que ce n’est pas le cas « si le consentement à une date équivaut à une simple reconnaissance de l’inévitable » : p. 790. Même s’il s’agit de décisions très brèves, la Cour a confirmé ce raisonnement dans les arrêts R. c. Brassard, [1993] 4 R.C.S. 287, p. 287, et R. c. Nuosci, [1993] 4 R.C.S. 283, p. 284, déclarant que, à défaut d’éléments de preuve tendant à démontrer qu’il s’agit d’un acquiescement, le consentement de l’accusé au report de la date du procès est considéré comme une renonciation.

[190]                      L’idée d’une présomption réfutable de renonciation découlant du consentement par l’accusé à un ajournement cadre mal avec la jurisprudence établie suivant laquelle, d’une part, la renonciation doit être claire et sans équivoque et, d’autre part, il incombe au ministère public d’en faire la preuve : voir, p. ex., Askov, p. 1232. Comme la Cour l’a fait observer dans l’arrêt Morin, la renonciation doit être faite « en pleine connaissance des droits que la procédure était destinée à protéger et de l’effet de la renonciation sur ces droits » et, a‑t‑elle ajouté, ce critère est « stric[t] » : p. 790.

[191]                      Je conclus donc que, lorsque l’accusé donne son consentement à la date de procès proposée par le tribunal ou à un ajournement réclamé par le ministère public, ce consentement, s’il est isolé, ne constitue pas une renonciation. Il incombe au ministère public de démontrer que l’accusé a renoncé à invoquer ce délai. Autrement dit, en pareil cas, le ministère public doit d’abord prouver que, par sa conduite, l’accusé a signifié qu’il ne s’agissait pas de sa part d’une « simple reconnaissance de l’inévitable ». Ensuite, il doit satisfaire au critère rigoureux qui l’oblige à établir que l’accusé a accepté de façon claire, non équivoque et éclairée que ce délai ne soit pas imputé à l’État.

b)             Autre délai attribuable à l’accusé

[192]                      Tous les délais découlant des démarches raisonnablement nécessaires entreprises pour que l’accusé soit en mesure de présenter une défense pleine et entière font légitimement partie du délai inhérent à l’affaire et ne peuvent être imputés ni à ce dernier ni au ministère public. Toutefois, les délais résultant de mesures déraisonnables imputables uniquement aux agissements de l’accusé doivent être soustraits de la période dont l’État est responsable.

[193]                      Les mesures déraisonnables prises par l’accusé peuvent revêtir diverses formes. Il peut s’agir de changements d’avocats survenus à la dernière minute ou d’ajournements résultant d’un manque de diligence (p. ex., en faisant défaut de tenter d’obtenir la communication de documents ou de les examiner en temps utile; en présentant des demandes de renseignements inutiles; en omettant de comparaître devant le tribunal ou de donner dans le délai prescrit un avis de son intention de présenter une requête fondée sur la Charte , en particulier lors de la confection du rôle; en refusant de manière abusive d’accepter une date hâtive d’audience préliminaire, de procès ou d’autres comparutions devant le tribunal (voir Hill et Tatum, p. 17‑18); et en omettant de faire des efforts suffisants pour s’accommoder des dates auxquelles le tribunal et le ministère public sont disposés à procéder). Évidemment, les délais attribuables au « recours délibéré à [des] tactique[s] qui vise[nt] à retarder le procès » ou à toute autre conduite vexatoire ou entachée de mauvaise foi par l’accusé ne sauraient être reprochés à l’État : Askov, p. 1228.

[194]                      La question de savoir si les actes de l’accusé étaient déraisonnables doit être examinée à l’aune du critère de la conduite raisonnable de l’avocat et de l’accusé au moment où les décisions en question devaient être prises, et non avec l’avantage que procure le recul. L’accusé ne doit pas être pénalisé parce qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour présenter une défense pleine et entière, et ce, même si, a posteriori, il s’avère que ces démarches n’ont pas été très utiles.

(2)          Délais extraordinaires et inévitables qui ne sauraient être imputés à l’État

[195]                      Il est également nécessaire de soustraire du temps effectivement écoulé toute période qui, bien qu’elle ne soit pas légitimement imputable à la défense, ne peut néanmoins être reprochée légitimement non plus à l’État. Mentionnons à titre d’exemple les délais inévitables attribuables aux intempéries ou à la maladie d’un des participants au procès.

D.           Le délai attribuable à l’État était‑il déraisonnable?

[196]                      À cette étape de l’analyse, le juge a estimé combien de temps le procès aurait raisonnablement dû prendre et il a déterminé la portion de la durée réelle du procès qui peut légitimement être imputée à l’État. La prochaine et dernière étape de son analyse consistera à déterminer si ce délai excède le délai raisonnable d’une période plus longue que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable. Cette démarche intellectuelle se veut une légère réorientation du cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Morin parce qu’il met l’accent plus explicitement sur la portion du délai qui excède ce qui aurait été raisonnable. Cette nouvelle approche ne constitue pas pour autant un changement de principe.

(1)            Le délai qui excède ce qui aurait été raisonnable peut‑il être justifié?

[197]                      Pour déterminer si le délai qui s’est réellement écoulé a été plus long que ce qui aurait été raisonnable, il suffit d’un simple calcul. Toutefois, pour décider si le délai excédentaire est justifié ou non, il faut poursuivre l’analyse. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Morin, p. 787 : « La méthode générale pour déterminer s’il y a eu violation du droit ne consiste pas dans l’application d’une formule mathématique ou administrative », mais plutôt dans une décision judiciaire.

[198]                      Lorsque le temps qui s’est réellement écoulé excède ce qui aurait été raisonnable pour une cause de même nature, il faut conclure au caractère déraisonnable du délai, à moins que le ministère public puisse démontrer que ce dernier était justifié à la lumière de la mise en balance de l’ampleur de l’excédent et de certains autres facteurs décrits ci‑après. Le point de bascule à partir duquel le temps réellement écoulé devient déraisonnable ne peut être défini précisément. Nous pouvons toutefois affirmer que lorsque le délai excède ce qui aurait été raisonnable, il faudra le justifier, et que plus l’excédent est long, plus il sera difficile de le justifier. Cela dit, même les excédents importants peuvent se justifier, et donc être jugés raisonnables lorsque, par exemple, l’intérêt de la société à ce que le dossier soit jugé au fond est particulièrement élevé ou lorsque le délai résulte de pressions temporaires et exceptionnelles sur les avocats ou sur le système judiciaire. Cependant, on ne peut en conclure que, dans ces conditions, la période excédentaire sera systématiquement justifiée. Comme je vais en discuter, en présence de preuve que l’accusé a réellement subi un préjudice ou d’une conduite abusive ou négligente du ministère public qui a contribué au délai, le tribunal pourra conclure à l’absence de justification.

[199]                      Il faut continuer à mettre l’accent sur la question fondamentale à cette étape de l’analyse, soit celle de savoir si le délai excédentaire peut être « justifié de quelque façon acceptable » : Smith, p. 1138.

(2)            Le rôle du préjudice dans l’analyse

[200]                      Le rôle que joue le préjudice dans l’analyse du délai déraisonnable est devenu inutilement compliqué. La jurisprudence a établi une distinction entre le préjudice présumé et le préjudice réellement subi par l’accusé et, dans certains cas, il semble qu’il soit devenu presque impossible d’obtenir gain de cause lorsqu’on présente une demande fondée sur un délai déraisonnable si l’on ne peut faire la preuve d’un type ou l’autre de préjudice.

[201]                      Dans les paragraphes qui suivent, je vais clarifier le rôle du préjudice.

[202]                      Premièrement, je confirme les affirmations faites dans la jurisprudence suivant lesquelles il n’est pas nécessaire de prouver que l’accusé a réellement subi un préjudice pour que le tribunal conclue à une violation de l’al. 11b) : voir, p. ex., Mills, p. 926, le juge Lamer; Askov, p. 1232, le juge Cory. Il s’agit de savoir si le délai est déraisonnable et non de savoir si un délai déraisonnable a, outre le fait qu’il est déraisonnable, réellement entraîné un préjudice tangible.

[203]                      Deuxièmement, comme je l’ai déjà expliqué, pour déterminer en quoi devrait consister la durée raisonnable d’un procès, on tient compte de l’atteinte concrète causée aux droits à la liberté de l’accusé et notamment, le cas échéant, du fait qu’il est détenu sous garde ou qu’il est soumis à des conditions très contraignantes de remise en liberté en attendant la tenue de son procès. Ainsi, à l’étape finale de l’évaluation du caractère raisonnable du délai, il n’est pas nécessaire de tenir compte de nouveau de ce type de préjudice qu’il a pu subir au cours de la période correspondant au délai raisonnable.

[204]                      Troisièmement, selon le cadre d’analyse révisé décrit dans les présents motifs, à cette étape, il a déjà été tenu compte du préjudice causé aux droits de l’accusé à la sécurité de sa personne et à un procès équitable en général — avec, notamment, la prise en considération du stress ou de la stigmatisation dont il a été victime ou de l’érosion de la preuve. En définissant la durée raisonnable de l’instance, on reconnaît que tout délai supplémentaire causera un stress à l’accusé et portera atteinte à son droit à un procès équitable, et ce, indépendamment de toute preuve contraire que pourrait présenter le ministère public. Il n’est donc pas nécessaire de tenir compte expressément de l’atteinte qui a été portée à ces droits au cours de la période constituant un délai raisonnable et de considérer ces facteurs comme des éléments distincts lors de l’analyse finale. En outre, le tribunal ne devrait pas tenir compte d’éléments de preuve portant sur les conséquences vagues et générales que le délai a pu avoir sur les droits de l’accusé à la sécurité de sa personne ou à un procès équitable.

[205]                      Quatrièmement, des exemples précis de cas où l’accusé a réellement subi un préjudice découlant d’une atteinte à son droit à la sécurité de sa personne et à un procès équitable, tels que la perte d’un emploi ou le décès d’un témoin (ce qui, bien sûr, ne constitue pas une liste exhaustive), sont des exemples de circonstances dont le tribunal tient légitimement compte à cette étape finale de l’analyse.

[206]                      Enfin, le fait que l’accusé n’ait pas réellement subi de préjudice ne peut rendre raisonnable un délai qui, autrement, serait déraisonnable. Il n’est pas nécessaire qu’un tel préjudice soit mis en preuve pour que le tribunal conclue à une violation de l’al. 11b), et son absence ne peut pas être invoquée pour excuser un délai autrement déraisonnable. Toutefois, même si le délai excédentaire n’est pas plus long que le délai objectivement jugé raisonnablement nécessaire pour juger une affaire comme celle dont la cour est saisie, l’accusé peut prouver qu’il a réellement subi un préjudice et ainsi établir le caractère déraisonnable du délai (dans les circonstances particulières de sa cause), même si celui‑ci, autrement, pourrait être objectivement jugé raisonnable.

(3)            Raisons extraordinaires invoquées pour justifier le délai

[207]                      Des situations exceptionnelles peuvent survenir et justifier à cette ultime étape de l’analyse un examen plus approfondi des diverses raisons pour lesquelles le délai en cause s’est écoulé.

[208]                      Dans la plupart des cas, contrairement à la méthode préconisée dans l’arrêt R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, 253 C.C.C. (3d) 74, par. 52, on accorde la même importance aux divers éléments du délai, mis à part le délai dont l’accusé est responsable. Plus précisément, en règle générale, on accorde la même importance au délai institutionnel et à tout délai imputable à l’État. Toutefois, le délai attribuable à une négligence grave ou à un comportement abusif de la part du ministère public pèse plus lourd contre l’État lorsqu’il s’agit de déterminer si le délai excédentaire peut être justifié de quelque façon acceptable. Ce genre de comportement a non seulement pour effet de miner les droits de l’accusé, mais il va à l’encontre de l’intérêt qu’a la société à ce que le système de justice soit efficace et équitable.

[209]                      En revanche, les délais institutionnels attribuables à des circonstances exceptionnelles et temporaires dans le système de justice peuvent être excusés ou peser un peu moins lourd contre l’État au moment de la mise en balance générale et, dans certains cas, justifier ce qui constituerait autrement un délai excessif. Cela ne devrait toutefois se produire que si l’État a fait des efforts raisonnables pour minimiser la portée de ces circonstances : Askov, p. 1242.

(4)             Y a-t-il, pour la société, un intérêt particulièrement pressant à ce que le procès soit instruit au fond?

[210]                      Comme je l’ai déjà expliqué, l’al. 11b) vise « un droit collectif ou social » de « s’attendre à ce que le système de justice fonctionne de façon équitable, efficace et avec une célérité raisonnable » : Askov, p. 1219 et 1221. Cet intérêt de la société milite pour un règlement rapide des affaires criminelles. Toutefois, il est également dans l’intérêt de la société de « s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice » : p. 1219. Pour interpréter l’al. 11b), on doit donc tenir compte de l’intérêt de la société « en plus » des protections garanties à l’accusé : p. 1222.

[211]                      Dans l’opinion concordante qu’elle a exprimée dans l’arrêt Morin, la juge McLachlin a expliqué que l’intérêt qu’a la société à ce que l’accusé soit traduit en justice doit être pris en considération lorsqu’il s’agit de trancher une requête fondée sur l’al. 11b). La « véritable question en litige » dans le cadre d’une analyse fondée sur cette disposition consiste à se demander « où se trouve la limite entre des intérêts opposés », en l’occurrence, ceux de l’accusé et ceux de la société : p. 809. Pour trancher la question de savoir si un délai est déraisonnable — compte tenu des divers délais qui surviennent dans le cadre des procès criminels —, il convient d’analyser l’intérêt qu’a la société à traduire l’accusé en justice et de mettre ce droit en balance avec ceux de ce dernier : p. 809‑810. J’ajouterais à cela l’intérêt de la société à ce que les affaires criminelles soient jugées promptement.

[212]                      Je souscris à cette approche qui préconise une mise en balance. Selon le cadre révisé que je propose, le délai excédant le temps qui aurait raisonnablement été nécessaire pour juger l’affaire et le préjudice qu’a réellement subi l’accusé en raison du délai général doivent être évalués en fonction de l’intérêt qu’a la société, d’une part, à ce que les accusés soient jugés rapidement et équitablement et, d’autre part, à ce que les causes soient jugées au fond. Comme le juge Cory l’a fait observer dans l’arrêt Askov, plus un crime est grave, plus la société exige avec force que l’accusé subisse un procès : p. 1226. Le cadre d’analyse tient toutefois effectivement compte de ces intérêts pour déterminer ce qui constituerait un délai raisonnable pour juger une affaire de même nature. Cependant, si la société a un intérêt particulièrement pressant à ce que l’accusé soit traduit en justice et que cet intérêt l’emporte nettement sur celui de la société et de l’accusé à ce que le procès ait lieu rapidement, cet intérêt pressant peut être considéré comme une « raison acceptable » justifiant un délai plus long que les délais inhérent et institutionnel propres à l’affaire.

E.            Résumé du cadre analytique

[213]                      Si l’accusé établit tout d’abord l’existence de raisons justifiant un examen fondé sur l’al. 11b), le tribunal doit ensuite entreprendre une analyse objective pour déterminer quels sont les délais raisonnablement nécessaires pour juger une affaire de nature semblable à celle dont il est saisi (le délai inhérent à l’affaire) et déterminer combien de temps il faudrait raisonnablement au tribunal pour juger l’affaire à partir du moment où les parties sont prêtes pour l’instruction (le délai institutionnel).

[214]                      Le tribunal doit ensuite se demander quelle portion du délai est imputable à l’État. Pour ce faire, il soustrait toute période attribuable à la défense — y compris les périodes qu’elle a renoncé à invoquer — de la totalité de la période écoulée entre le dépôt des accusations et le procès.

[215]                      Enfin, le tribunal doit se demander si, et dans quelle mesure, le temps qu’il a réellement fallu pour instruire l’affaire excède le délai raisonnable nécessaire pour instruire une cause de même nature et si cet excédent peut être « justifié de quelque façon acceptable ». Si le délai que l’on peut reprocher à l’État est plus long que le délai raisonnablement nécessaire pour juger l’affaire, le tribunal conclura généralement à son caractère déraisonnable. L’inverse est également vrai. Toutefois, il peut exister des circonstances atténuantes, telles que le fait pour l’accusé d’avoir réellement subi un préjudice, des intérêts sociétaux exceptionnellement pressants, des circonstances extraordinaires, dont l’inconduite du ministère public, ou encore une situation exceptionnelle et temporaire ayant une incidence sur le système de justice. Ces facteurs peuvent prolonger ou abréger ce qui constituerait autrement un délai déraisonnable.

[216]                      Ce cadre d’analyse est simple, mais il tient compte de la complexité inhérente à la détermination des délais déraisonnables. Il vient simplement préciser le rôle que jouent les différents facteurs pertinents dans l’analyse et les liens qu’ils ont entre eux. En outre, il simplifie l’analyse du préjudice et indique clairement qu’il y a lieu, en règle générale, d’accorder la même importance au délai institutionnel et à celui qui est attribuable au ministère public. Enfin, ce cadre continue à mettre l’accent sur les circonstances propres à l’affaire et il met à profit l’expérience accumulée par 30 années de jurisprudence de la Cour.

III.        Application

[217]                      Bien que, comme je l’ai indiqué précédemment, le présent pourvoi serait également accueilli suivant le cadre d’analyse existant énoncé dans l’arrêt Morin et applicable jusqu’à maintenant, il est néanmoins utile de se livrer à l’analyse modifiée que je viens de décrire pour illustrer comment elle s’applique.

A.           Les faits

[218]                      En 2008, la GRC a ouvert une enquête secrète peu complexe sur une opération dite de « vente de drogues sur appel » portant sur le commerce de stupéfiants dans les régions de Langley et de Surrey, en Colombie‑Britannique. Des agents d’infiltration ont acheté de la cocaïne à six reprises sur une période de sept mois en composant un numéro de téléphone associé à M. Jordan. Le 17 décembre 2008, des policiers ont exécuté un mandat de perquisition et saisi 42,3 grammes d’héroïne ainsi qu’un peu moins de 1,5 kilo de cocaïne et de crack dans l’appartement qu’occupaient alors M. Jordan et sa petite amie de l’époque, Mme Kristina Gaudet. Le 17 décembre 2008, les policiers ont arrêté M. Jordan et Mme Gaudet. Le 18 décembre, le premier a été accusé de possession de drogue en vue d’en faire le trafic. La seconde, pour sa part, a été accusée le 20 février 2009.

[219]                      Entre le 18 décembre 2008 et le 16 février 2009, M. Jordan est demeuré en détention. Il a été remis en liberté le 16 février sous réserve de conditions strictes, dont l’obligation de demeurer en détention à domicile. Pendant cette période, le ministère public a fait d’autres dénonciations sous serment et a apporté des modifications à certaines des dénonciations déjà au dossier. En fin de compte, 10 individus ont été accusés. M. Jordan, en tant que principale cible de l’enquête et de la poursuite, faisait face à six accusations.

[220]                      L’accusé a choisi de subir son procès devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Le ministère public et l’avocat de la défense se sont entendus sur la tenue d’une enquête préliminaire. Pendant 24 mois, le processus d’enquête préliminaire s’est déroulé devant la Cour provinciale, et il a fallu 16 mois de plus pour obtenir une date de procès devant la Cour suprême pour les deux accusés restants.

B.            Décision des juridictions d’instances inférieures

(1)          Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2012 BCSC 1735

[221]                      Le juge Verhoeven de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a rejeté la requête de M. Jordan fondée sur l’al. 11b). Il a tiré les conclusions suivantes au sujet du temps total écoulé avant la fin du procès :

                     Durée totale du délai : 49,5 mois

                     Délai inhérent : 10,5 mois

                     Délai imputable au ministère public : 2 mois

                     Délai institutionnel : 32,5 mois

                     Délai imputable à l’accusé : 4 mois

[222]                      En l’espèce, une portion du délai a été causée par une sous‑estimation du temps nécessaire pour mener l’enquête préliminaire. Le ministère public a soutenu que le délai qui en a découlé devait être imputé à la défense. Le juge du procès l’a cependant qualifié de délai institutionnel, citant le manque de preuves à l’appui des prétentions du ministère public.

[223]                      En fin de compte, le juge du procès a conclu que l’accusé n’avait renoncé qu’à quatre mois du délai total, une renonciation découlant du fait qu’il avait décidé à la dernière minute de changer d’avocat. Ainsi, le juge a rejeté les arguments du ministère public suivant lesquels l’accusé avait renoncé à invoquer le délai écoulé devant la cour supérieure. Au soutien de sa prétention, le ministère public a invoqué la lettre qu’il avait envoyée à l’avocat de la défense dans laquelle il demandait à ce dernier s’il était intéressé à ce que la date du procès soit rapprochée après avoir estimé sa durée à trois semaines (plutôt qu’à six). L’avocat de la défense n’a pas répondu à cette lettre et aucun élément de preuve n’explique cette attitude. Pour le juge du procès, cette attitude ne pouvait être interprétée comme une renonciation claire et non équivoque.

[224]                      Le juge du procès a estimé à huit mois le délai inhérent à la portion de l’instance qui s’est déroulée en cour provinciale (cinq mois pour le délai préparatoire, deux mois pour la mise au rôle et la préparation et un mois pour l’audience et la décision) et à deux mois et demi celle qui s’est déroulée en cour supérieure (deux mois pour trouver des dates convenant aux avocats et deux semaines pour le procès lui‑même).

[225]                      Le juge du procès a conclu qu’aucun délai ne pouvait être reproché à l’accusé, mais que le ministère public était responsable d’une période de deux mois parce qu’il n’avait pas été disponible pour continuer l’enquête préliminaire.

[226]                      Le juge du procès a conclu en outre qu’il fallait compter 19 mois de délai d’ordre institutionnel en cour provinciale, faisant observer que, selon la preuve, les juridictions en cause de la Colombie‑Britannique souffraient d’un manque de ressources institutionnelles. Il a également conclu à un délai institutionnel de 13 mois et demi pour la portion de l’instance qui s’est déroulée devant la cour supérieure.

[227]                      Le juge du procès s’est ensuite penché sur la question du préjudice, tant celui réellement subi que celui présumé du fait du délai. Il a conclu que le délai n’avait pas vraiment porté atteinte aux droits à la liberté ou à un procès équitable de l’accusé, mais que son droit à la sécurité de sa personne avait été enfreint en raison du stress et de l’inquiétude qu’il avait vécus. Le juge a toutefois estimé que les accusations portées antérieurement contre M. Jordan [traduction] « [avaient] atténu[é] considérablement l’ampleur de l’atteinte » que l’on aurait autrement jugé avoir été portée au droit de M. Jordan à la sécurité de sa personne : par. 124 (CanLII).

[228]                      Selon le juge du procès, dans le cas de M. Jordan, le délai [traduction] « était de loin supérieur » à celui prévu par les lignes directrices : par. 138. Toutefois, il n’était pas déraisonnable compte tenu de la gravité des infractions reprochées, du fait que l’accusé n’avait pas subi de grave préjudice et de l’importance atténuée accordée au délai institutionnel.

(2)          Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2014 BCCA 241, 357 B.C.A.C. 137

[229]                      La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a débouté M. Jordan de son appel.

[230]                      La juge Stromberg-Stein a accepté les faits relatés par le juge du procès. Elle a également confirmé que [traduction] « [ce dernier] a défini et appliqué les bons précédents et les bons principes juridiques » : par. 13.

[231]                      Comme premier moyen d’appel, M. Jordan a soutenu que le juge du procès aurait dû appliquer en totalité les 34,5 mois de délai écoulé dans son analyse fondée sur l’al. 11b), plutôt que les 17 mois excédant les lignes directrices de l’arrêt Morin. La Cour d’appel a cependant conclu que le juge du procès avait bien évalué la durée du délai.

[232]                      M. Jordan a ensuite soutenu que le juge du procès avait commis une erreur en accordant moins d’importance au délai institutionnel. La juge Stromberg‑Stein a conclu que la décision du juge du procès de qualifier 34,5 mois de délai institutionnel n’était pas fondée sur une preuve adéquate. Toutefois, comme cette évaluation était favorable à M. Jordan, la juge Stromberg‑Stein a refusé de modifier la mise en balance qu’a faite le juge Verhoeven du délai institutionnel et des autres facteurs.

[233]                      Enfin, M. Jordan a affirmé que le juge du procès avait commis une erreur dans son évaluation du préjudice en retenant une durée de délai erronée et en ne tirant pas de véritable conclusion au sujet du préjudice présumé. Pour le juge du procès, M. Jordan avait subi [traduction] « un certain » préjudice, mais pas un préjudice « important » : C.A., par. 46. Cette conclusion de fait est assujettie à la norme de contrôle de l’erreur manifeste et dominante. Or, la Cour d’appel a estimé que l’évaluation du juge du procès n’avait pas atteint ce seuil. Elle a confirmé les conclusions tirées par ce dernier au sujet du préjudice réellement subi et conclu que celui-ci s’était montré « ouvert à la possibilité de conclure à l’existence d’un préjudice présumé » et qu’il avait, de fait, jugé que le délai avait causé un certain préjudice : par. 51.

C.            Analyse

[234]                      Appliquant le cadre analytique qui a été énoncé dans l’arrêt Morin en tenant compte des explications et clarifications qui précèdent, je conclus qu’il y a lieu de faire droit au pourvoi de M. Jordan et de suspendre les accusations portées contre lui, puisque son droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable a été violé. Je vais maintenant examiner brièvement chacun des quatre volets que comporte le cadre d’analyse.

(1)          L’analyse du délai déraisonnable est-elle justifiée?

[235]                      Je suis d’accord avec le juge du procès pour affirmer que le délai de 49 mois et demi écoulé entre le dépôt des accusations et la date prévue de la fin du procès suffit pour justifier l’examen du caractère raisonnable ou non du délai.

(2)          Quel serait le délai raisonnable pour juger une affaire comme celle dont le tribunal est saisi?

a)            Délai inhérent à l’affaire

[236]                      Le juge du procès a fixé à 10 mois et demi le délai inhérent à la présente affaire. Bien qu’il n’ait pas abordé cet aspect du dossier sous un angle purement objectif, je conclus néanmoins que rien ne justifie de modifier cette évaluation, qui est à l’image du délai inhérent raisonnable dans une affaire de la nature de la présente cause, même si l’accusé visé a été détenu ou a fait l’objet de conditions de remise en liberté sous caution très rigoureuses.

b)            Délai institutionnel

[237]                      La présente affaire a été instruite par la Cour provinciale et par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Selon les lignes directrices administratives énoncées dans l’arrêt Morin, les délais institutionnels raisonnables dans les cas où la cause est entendue par ces deux niveaux de juridiction totalisent entre 14 et 18 mois. Bien qu’on puisse débattre de l’opportunité, dans un cas comme celui‑ci, d’accepter un chiffre se situant à l’extrémité supérieure de la fourchette, pour les besoins de mon analyse, je vais tenir pour acquis qu’un délai institutionnel de 18 mois serait raisonnable.

[238]                      Compte tenu de ce qui précède, le délai raisonnable pour trancher la présente affaire aurait donc été de 28 mois et demi.

(3)          Quelle portion du délai effectivement écoulé peut‑on imputer à l’État?

[239]                      Nous savons que, dans la présente affaire, le procès a duré en tout 49 mois et demi. Pour déterminer la portion de ce délai que l’on peut imputer à l’État, il faut soustraire de ce total toute période qui peut être attribuée à la défense et toutes celles inusitées ou imprévues que l’on ne saurait reprocher au ministère public.

a)            Délai imputable à la défense

[240]                      Selon le principal argument du ministère public, le juge du procès a commis une erreur en qualifiant d’institutionnelle une trop grande portion du délai. Le ministère public a formulé de nombreux arguments au sujet de la caractérisation du délai écoulé entre le dépôt des accusations et l’audience relative à l’interpellation, de celui survenu entre cette dernière et l’enquête préliminaire, ainsi qu’au sujet des ajournements de l’enquête préliminaire et de la mise au rôle d’un procès de six semaines. Se fondant sur ces arguments, le ministère public soutient que diverses périodes devraient être considérées comme une « renonciation » ou comme un délai imputable à la défense.

[241]                      Je le répète, pour que le tribunal conclue à la renonciation par la défense à invoquer un délai, cette dernière doit avoir affirmé de façon claire et non équivoque que telle était son intention. Le juge du procès a noté que M. Jordan a admis avoir « renoncé » à un délai de quatre mois parce que ce dernier était la conséquence de sa décision de dernière minute de changer d’avocat. Cela dit, je ne vois aucune raison pour conclure que M. Jordan a « renoncé » à quelque autre délai que ce soit. Qui plus est, je ne vois aucune raison pour attribuer légitimement quelque autre délai à M. Jordan.

b)            Délai exceptionnel ou inévitable

[242]                      Il n’y a eu aucun délai exceptionnel ou inévitable dans le cas qui nous occupe.

(4)          Le délai attribuable à l’État était‑il déraisonnable?

[243]                      Comme nous l’avons déjà vu, c’est un délai de 28 mois et demi qui aurait été raisonnable pour juger une affaire de la nature de celle dont nous sommes saisis. Or, c’est en réalité 49 mois et demi qu’il a fallu pour le faire. Cela correspond à un écart de 21 mois. De cette période, 4 mois sont attribuables à la défense. Le reste — soit une période de 17 mois — est imputable à l’État. Autrement dit, la présente affaire a duré presque un an et demi de plus que ce qui aurait été raisonnable pour instruire le procès dans une cause de même nature.

[244]                      Il ne s’agit pas d’un cas limite. En effet, le délai qu’il a fallu pour traduire l’accusé en justice a été de loin supérieur à celui qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger une affaire de cette nature. Bien qu’il soit dans l’intérêt de la société qu’il y ait un procès au fond pour les crimes graves relatifs aux stupéfiants reprochés à M. Jordan, cet intérêt ne saurait rendre raisonnable le délai manifestement excessif qu’il a fallu à la société pour le juger.

D.           Autres questions soulevées

[245]                      Les parties ont soulevé explicitement ou implicitement plusieurs autres questions auxquelles je vais brièvement répondre.

(1)        Devrait‑on qualifier un délai d’inhérent lorsque le tribunal n’est pas disponible, si l’avocat de la défense n’est pas non plus disponible?

[246]                      Le délai inhérent à l’affaire est déterminé de façon objective et lorsque cette évaluation est effectuée conformément à la méthode que j’ai exposée dans les présents motifs, il n’y a pas de chevauchement entre le délai inhérent et le délai institutionnel.

(2)        Devrait‑on accorder « moins d’importance » au délai institutionnel pour évaluer le caractère raisonnable du délai en général?

[247]                      Selon le cadre d’analyse révisé que j’ai décrit précédemment, le délai institutionnel ne se voit pas accorder moins d’importance que les autres délais imputables à l’État.

(3)        Le consentement de l’accusé à un ajournement ou au report de la date du procès emporte-t-il « renonciation »?

[248]                      Il incombe au ministère public de démontrer que, lorsque l’accusé consent à un ajournement proposé par le ministère public ou à une date de procès, cet acquiescement emporte « renonciation » et qu’il ne s’agit pas d’une « simple reconnaissance de l’inévitable ».

(4)        Devrait‑on soustraire le délai inhérent du délai final pour évaluer le caractère raisonnable du délai en général?

[249]                      Le tribunal ne « soustrait » pas le délai inhérent, mais il en tient compte, de même que du délai institutionnel, pour décider de la longueur du délai raisonnable dans une affaire de la nature de celle dont il est saisi.

(5)        La durée du délai institutionnel jugée acceptable du point de vue constitutionnel peut‑elle être prolongée si l’accusé n’a pas subi de préjudice « grave » ou « important »?

[250]                      Comme je l’ai expliqué précédemment, il faut répondre par la négative à cette question. Il n’est pas nécessaire de prouver que l’accusé a réellement subi un préjudice pour que le tribunal juge le délai déraisonnable.

(6)        Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en concluant que l’accusé n’avait subi qu’un « certain » préjudice et non pas un préjudice « important »?

[251]                      Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions du juge du procès sur ce point.

(7)        Le juge du procès a-t-il commis une erreur en qualifiant les délais dans le cas qui nous occupe, notamment en qualifiant une portion aussi importante de la période en cause de délai attribuable au ministère public et de délai institutionnel?

[252]                      Je ne vois aucune raison de modifier la façon dont le juge du procès a qualifié les délais en l’espèce.

E.            Dispositif

[253]                      J’accueillerais le pourvoi et j’ordonnerais l’arrêt des procédures intentées contre M. Jordan.

IV.        L’approche préconisée par les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown

[254]                      Je crois qu’il est d’ores et déjà évident que je suis fondamentalement en désaccord avec l’approche préconisée par mes collègues. À mon avis, cette approche est à la fois injustifiée et imprudente. Elle ramène la question du caractère raisonnable à deux plafonds numériques. Mais, ce faisant, elle dissocie le droit d’être jugé dans un délai raisonnable du texte et de l’objet de la Constitution d’une façon qui est difficile à concilier avec notre jurisprudence; elle outrepasse le rôle dévolu à la Cour en créant des plafonds qui semblent n’avoir aucune logique ni raison d’être compte tenu de la preuve soumise à la Cour; et elle risque d’entraîner des conséquences néfastes pour l’administration de la justice. Selon la preuve limitée qui a été versée au dossier, il est improbable que les délais présumés proposés par mes collègues accélèrent le traitement de l’immense majorité des affaires judiciaires. Ils risquent plutôt d’entraîner un arrêt des procédures dans des milliers de causes. De plus, la simplicité accrue qui découlerait soi‑disant de cette méthode est vraisemblablement illusoire. En effet, en appliquant l’approche que préconisent mes collègues, la complexité inhérente à la détermination du délai déraisonnable ne fait que se métamorphoser en une décision sur l’opportunité de « réfuter », dans des cas particuliers, la présomption selon laquelle un délai est déraisonnable s’il excède le plafond : par. 47.

A.       Le caractère raisonnable est un concept qu’on ne peut ramener à une valeur numérique

[255]                      Selon un des thèmes récurrents de la jurisprudence de la Cour sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, le caractère raisonnable est un concept qui ne peut être défini avec précision par les tribunaux et qu’on ne peut ramener à une valeur numérique. Or, les plafonds proposés contredisent carrément la jurisprudence constante de la Cour sur ce point.

[256]                      Dans l’arrêt Mills, où la Cour s’est penchée pour la première fois sur la portée de l’al. 11b), le juge Lamer a affirmé que le délai « raisonnable » avant le procès ne pouvait être défini par une valeur numérique :

                        La notion de ce qui est raisonnable est difficile à cerner et à définir juridiquement avec précision et certitude. À l’alinéa 11b) cependant, comme nous envisageons le caractère raisonnable du délai écoulé, nous avons l’avantage de pouvoir nous référer à des étapes précises des procédures et des événements.

                        Ceci ne veut pas dire que ce qui est raisonnable peut être fixé à l’avance avec précision. Ce serait « être victime de la tyrannie des chiffres ». Mais l’avantage existant lorsqu’on a affaire au délai est que le caractère raisonnable est déterminable grâce à la précision qui entoure la survenance de certains événements, par exemple, l’interpellation, l’enquête préliminaire, le procès et l’intervalle de temps les séparant. [p. 923]

[257]                      Dans l’arrêt Conway, la juge L’Heureux‑Dubé écrivait pour les juges majoritaires que « [l]a protection offerte par l’al. 11 b )  de la Charte  n’est pas exprimée en termes absolus » et que « le droit d’être jugé promptement [. . .] [traduction] est nécessairement relatif. Il admet des retards et sa nature dépend des circonstances” » : p. 1672, citant Beavers c. Haubert, 198 U.S. 77 (1905), p. 87.

[258]                      Dans l’arrêt Smith, le juge Sopinka est allé plus loin en donnant les précisions suivantes, au nom de la Cour :

                    La question est de savoir à quel point le délai devient déraisonnable. S’il s’agissait simplement d’une question de temps, la question pourrait être facilement tranchée. En fait, on pourrait mettre au point une mesure de temps relative à certaines infractions qui pourrait être ajustée en fonction des circonstances spéciales de l’affaire. Toutefois, il s’agit non pas d’une simple question de temps, mais d’une question de temps et de plusieurs autres facteurs. Il n’y a pas de désaccord au sujet de la nature de ces facteurs fondamentaux. [p. 1131]

[259]                      Dans les arrêts Askov et Morin, la Cour a rappelé l’importance de l’exercice de mise en balance pour fixer un délai raisonnable. De fait, dans l’arrêt Morin, elle a expressément refusé d’établir des lignes directrices administratives en ce qui a trait à la durée des délais « inhérent » ou « préparatoire », faisant observer qu’il pouvait y avoir « une différence importante entre certaines catégories d’infractions » : p. 792‑793. Le juge Sopinka a précisé que « [s]i le nombre et la complexité [des mesures préparatoires] augmentent, la longueur du délai raisonnable augmente également » : p. 792.

[260]                      La Cour a donc affirmé à plusieurs reprises que le concept de délai inhérent raisonnable pour juger une affaire se prête mal à l’élaboration de lignes directrices administratives.

[261]                      En outre, le fait d’établir par voie judiciaire un plafond fixe pour l’ensemble des causes contredit la jurisprudence de tous les autres pays où, à ma connaissance, il existe une garantie de procès rapides. Dans son ouvrage Trial Within a Reasonable Time (1992), Michael A. Code écrit que [traduction] « l’idée de fixer des normes numériques de quelque ordre que ce soit est, de façon générale, étrangère à la jurisprudence américaine sur l’obligation d’instruire les procès rapidement » : p. 119. Les délais de prescription, qu’ils soient d’origine judiciaire ou législative, sont aussi pratiquement inconnus en Europe. Dans son rapport intitulé Can excessive length of proceedings be remedied? (2007), la Commission de Venise a mené un sondage auprès de plusieurs pays, allant de l’Albanie à l’ancienne République yougoslave de Macédoine. Ceux‑ci ont tous répondu par la négative à la question de savoir si leurs autorités compétentes étaient soumises à un délai à ne pas dépasser ou à une échéance fixe pour juger une affaire criminelle : section II (p. 65‑322). Bien entendu, les délais prévus par la loi sont dans une catégorie à part, et j’y reviendrai un peu plus loin.

[262]                      Il n’y a aucun parallèle entre les lignes directrices administratives en matière de délais institutionnels qui ont été adoptées dans les arrêts Askov et Morin et les plafonds que proposent mes collègues dans leurs motifs en ce qui concerne le délai total nécessaire pour juger une affaire. Comme je l’ai déjà expliqué, le délai institutionnel concerne le temps que l’on devrait avoir à attendre avant que le tribunal ne soit prêt à instruire l’affaire. Cette question n’a pour ainsi dire rien à voir avec les circonstances particulières de l’affaire. Il s’agit surtout d’une question de ressources et il revient essentiellement aux tribunaux, en vertu de la Constitution, de préciser clairement dans quelles circonstances le manque de ressources invoqué par l’État doit céder devant le droit garanti par la Charte  d’être jugé dans un délai raisonnable. Les lignes directrices administratives énoncées dans les arrêts Askov et Morin sont utiles à l’analyse du caractère raisonnable puisqu’elles précisent dans quelle mesure les services judiciaires offerts par l’État devraient raisonnablement être accessibles. Contrairement aux plafonds proposés, les lignes directrices administratives ne tentent pas de définir ce qui constituerait un délai d’instruction raisonnable qui s’appliquerait à toutes les affaires dans toutes les situations. En outre, elles ont été conçues pour être généreuses et pour ne prévoir « ni une période de prescription, ni une durée maximale » : Morin, p. 796.

[263]                      Les « plafonds » que l’on propose de créer par voie judiciaire dissocient en grande partie le droit d’être jugé dans un délai raisonnable du concept de caractère raisonnable qui est au cœur de ce droit. L’exigence constitutionnelle fondamentale du caractère raisonnable dans chaque cas donné est remplacée par des plafonds fixes, et est ainsi transformée en une obligation de se conformer à une valeur numérique dictée par le droit prétorien. Cette approche contredit par ailleurs la raison d’être de ce droit, qui vise après tout à garantir la tenue d’un procès dans un délai raisonnable. Réduire la notion de « caractère raisonnable » à un plafond créé au moyen d’une règle de droit prétorienne qui s’applique sans tenir compte du contexte ne réalise pas cet objectif.

[264]                      Cette approche restreint en outre de manière injustifiable le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. À mon sens, un accusé n’a pas été jugé dans un tel délai si le procès a été « nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être » : par. 48. Sauf dans des circonstances fort inusitées, c’est pourtant ce que l’accusé devra démontrer pour établir qu’il y a eu violation de l’al. 11 b )  de la Charte . Le cadre d’analyse proposé exige cependant encore davantage. Lorsque le temps écoulé sera inférieur au plafond fixé, l’accusé sera tenu de démontrer non seulement que l’affaire a duré « nettement plus long[temps] » que ce qu’elle aurait raisonnablement dû prendre, mais également qu’il « a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance » : par. 48. Cette exigence n’a aucune incidence sur la question de savoir si le délai écoulé avant l’instruction a été déraisonnable. Il s’agit en fait d’une restriction injustifiée apportée par les tribunaux à un droit constitutionnel. Je ne vois, ni dans le texte constitutionnel ni dans la jurisprudence, rien qui justifie de faire porter un tel fardeau à l’accusé.

[265]                      L’analyse qualitative qu’ont menée mes collègues de « pratiquement tous les arrêts publiés portant sur l’al. 11b) rendus en appel au cours des 10 dernières années de même que de nombreux jugements de première instance » (par. 106) donne à penser que mes préoccupations à ce chapitre ne sont pas théoriques. En effet, il ressort de cet examen que nos cours supérieures ont jugé le délai déraisonnable dans 20 p. 100 des cas où il était de 30 mois ou moins. Le pourcentage est à peu près le même pour les causes portées devant une cour provinciale où le délai était inférieur au plafond ou l’avait atteint. Or, selon le cadre proposé, aucun de ces procès ne pourrait faire l’objet d’un arrêt des procédures à moins que les accusés ne démontrent qu’ils ont pris des mesures pour accélérer l’instance. Imposer ce fardeau est contraire à la conclusion de la Cour dans Askov selon laquelle, d’une part, « il incombe au ministère public de faire subir à un accusé son procès » et, d’autre part, « l’examen des actes de l’accusé ne doit en rien soustraire le ministère public à sa responsabilité de soumettre [celui‑ci] à son procès » : p. 1227.

[266]                      L’approche proposée a pour effet de remplacer le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par celui d’être « jugé conformément au plafond fixé ». Elle a ainsi pour effet de restreindre de manière injustifiable un droit garanti par la Charte  et de faire abstraction d’un enseignement central de la jurisprudence de la Cour relative à l’al. 11b) — soit que le caractère raisonnable est un concept que l’on ne peut ramener à une valeur numérique.

B.       Établir des plafonds qui créent une présomption en matière de caractère raisonnable est une tâche qui revient au législateur et non aux tribunaux

[267]                      La décision de créer des plafonds fixes ou présumés est une tâche qu’il vaut mieux laisser au législateur, et si de tels plafonds doivent être créés, c’est au législateur de s’en charger. Comme le juge Lamer l’a déclaré l’arrêt Mills : « Il n’y a pas de moment magique après lequel une violation sera censée avoir lieu et cette Cour devrait éviter d’en adopter un » (p. 942; voir également Conway, p. 1697 (opinion concordante)).

[268]                      Dans son ouvrage Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), le professeur P. W. Hogg signale qu’un certain nombre de commentateurs ont préconisé l’adoption par le législateur de délais fixes en ce qui a trait aux procès : par. 52.5. Qui plus est, dans son rapport intitulé La tenue du procès dans un délai raisonnable : un document de travail préparé pour la Commission de réforme du droit du Canada (1994) (« Document de travail »), la Commission de réforme du droit a mis en lumière plusieurs facteurs qui militent pour l’adoption de normes législatives plutôt que de plafonds imposés par les tribunaux : p. 5‑6.

[269]                      Tout d’abord, la Commission a signalé que les tribunaux ne doivent pas et ne devraient pas s’arroger le rôle du législateur. Ainsi qu’elle l’expliquait dans le Document de travail :

                    Le pouvoir judiciaire a vu son rôle grandement élargi après l’adoption de la Charte , mais sa fonction essentielle n’a pas changé. Le fonctionnement des tribunaux n’est pas celui des corps législatifs : leur tâche principale est de trancher les litiges dont ils sont saisis. Il incombe plutôt au Parlement de parfaire les droits constitutionnels en adoptant des mesures législatives que la Charte , en raison de sa nature même, ne peut qu’énoncer en termes généraux. Comme le déclarait le juge en chef Dickson dans l’arrêt Hunter c. Southam [Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 169] :

                                    Même si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu’elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. [p. 5-6]

[270]                      Ensuite, la Commission soulignait dans le Document de travail qu’il est plus facile de modifier des délais prescrits par la loi :

                         Contrairement aux normes constitutionnelles qui sont difficiles à modifier, les mesures législatives et administratives sont préférables, car elles peuvent être plus facilement ajustées ou finement réglées. Celles‑ci s’avéreront particulièrement utiles pour faire respecter le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. [p. 6]

[271]                      Enfin, la Commission faisait observer que les lois peuvent aborder de façon plus exhaustive les causes profondes du problème des délais :

                        De plus, les dispositions législatives ne servent pas uniquement à fixer des limites de temps. Une décision fondée sur la Charte  ne peut guère plus que déterminer le délai maximal permis et accorder réparation si celui‑ci n’est pas respecté. Bien que cette approche puisse être satisfaisante du point de vue de l’accusé, elle ne prend pas en compte l’intérêt de la société. En revanche, les mesures législatives peuvent s’attaquer aux causes sous‑jacentes aux délais et non simplement régler les cas de non‑respect de la norme. [p. 6-7]

[272]                      Soit dit en tout respect, j’estime que c’est effectivement au législateur et non à la Cour qu’il revient de créer des plafonds fixes présumés.

[273]                      Mes collègues écrivent — et j’abonde tout à fait dans leur sens à cet égard — qu’il est entièrement conforme à la fonction judiciaire de donner un contenu réel aux droits constitutionnels : par. 115. Mais ce n’est pas l’effet qu’entraînent les plafonds proposés. De fait, ces derniers n’ont pas tant pour effet de préciser la teneur du droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’al. 11b) que celui d’assortir de nouvelles restrictions l’exercice de ce droit pour des raisons d’efficacité administrative qui n’ont rien à voir avec la question du caractère excessif ou non du délai dans un cas déterminé. À mon avis, l’imposition de tels plafonds est incompatible avec le rôle dévolu aux tribunaux.

C.       Le dossier n’appuie pas la création des plafonds proposés

[274]                      Rien dans le dossier qui a été soumis à la Cour en l’espèce n’appuie par ailleurs l’établissement des plafonds proposés. La Cour n’a pas entendu d’arguments sur les conséquences de leur imposition, qui demeurent donc inconnues.

[275]                      De plus, les plafonds semblent illogiques. Ils reprennent les lignes directrices données dans l’arrêt Morin en ce qui concerne le délai institutionnel : 8 à 10 mois pour les procès tenus devant les cours provinciales et 14 à 18 mois pour les procès comportant une enquête préliminaire et un procès (par. 52). On constate donc que les plafonds proposés prévoient 8 à 10 mois comme balise pour le délai inhérent dans le cas d’un procès se déroulant devant une cour provinciale. Cela semble long, d’autant plus que ces mêmes plafonds n’accordent que peu de temps supplémentaire (soit 12 à 16 mois) pour les procès qui comportent une enquête préliminaire en plus d’un procès — et qui sont, en règle générale, beaucoup plus complexes. De même, dans le contexte de l’application des plafonds, le sérieux et la gravité de l’infraction ne peuvent servir à inverser le fardeau qu’ils imposent : par. 81. Or, suivant le régime transitoire proposé par mes collègues, il s’agit d’un facteur qui demeure pertinent : par. 96. Il en résulte une situation illogique où, en appliquant les plafonds, les procès intentés à l’égard d’infractions graves sont plus susceptibles de faire l’objet d’arrêts des procédures que ceux visés par le régime transitoire.

[276]                      Les éléments de preuve versés au dossier donnent en outre à penser qu’il serait imprudent de fixer ce type de plafonds. Dans la grande majorité des cas, les plafonds sont tellement élevés qu’ils risquent de perdre tout leur sens. Ils risquent de ne contribuer d’aucune façon à pallier le problème de la soi‑disant culture des délais. En fait, des plafonds aussi élevés risquent davantage d’alimenter une telle culture que de l’éliminer.

[277]                      Prenons par exemple les statistiques de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique qui sont citées au dossier. Elles suggèrent que le plafond proposé pour les cours provinciales est trop haut pour servir de quelque façon que ce soit dans la vaste majorité des cas à encourager le traitement plus rapide des dossiers par les tribunaux.

[278]                      En effet, bien que le plafond proposé soit fixé à 18 mois dans le cas des cours provinciales, le temps médian qui s’est écoulé dans cette juridiction en Colombie-Britannique jusqu’au dénouement des affaires dont elle a été saisie a été de 95 jours en 2011‑2012 et la moyenne de 259 jours. Or, dans les deux cas, ces chiffres se situent bien en deçà du plafond proposé : B.C. Justice Reform Initiative, A Criminal Justice System for the 21st Century (2012), p. 30. Évidemment, ces statistiques concernent l’ensemble des causes, dont l’immense majorité (soit environ 95 p. 100) se termine sans procès : p. 33. De plus, le temps écoulé avant le procès varie considérablement selon l’emplacement géographique du tribunal, comme en fait foi le cas de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique où le délai écoulé avant l’ouverture du procès, dans le cas d’une affaire de 2 jours, varie de 12 à 16 mois : p. 34. (Je constate que cette période ne tient pas compte du délai écoulé du début des mesures préparatoires jusqu’à ce que la date du procès soit fixée et qu’il prend en considération uniquement le temps écoulé jusqu’à l’ouverture du procès et non jusqu’à sa clôture : « Justice Delayed : A Report of the Provincial Court of British Columbia Concerning Judicial Resources » (septembre 2010) (en ligne), p. 21.) Dans ces circonstances, force est de reconnaître qu’on dispose de bien peu d’éléments pour pouvoir conclure que les plafonds contribueront de quelque manière que ce soit à accélérer le déroulement de l’immense majorité des instances criminelles introduites devant la Cour provinciale. En outre, comme je vais l’expliquer sous peu, les plafonds exposent un faible pourcentage du total des causes, mais un grand nombre de longs procès, à un risque sérieux de faire l’objet d’un arrêt des procédures.

[279]                      L’« examen qualitatif » de la jurisprudence mené par les juges Moldaver, Karatkasanis et Brown a « aidé à définir ce qui constitue des circonstances exceptionnelles » et a donné « une idée générale de la façon dont ce cadre se serait appliqué dans certaines affaires passées » : par. 106. Il n’a toutefois pas fait l’objet d’un débat contradictoire ou d’une analyse et rien n’est dit quant à la façon dont il a « aidé » à définir ce qui constitue des circonstances exceptionnelles. Quoi qu’il en soit, cet examen, comme je l’ai expliqué, tend à indiquer que les plafonds proposés sont irréalistes et que leur mise en œuvre risque d’entraîner un grand nombre d’arrêts des procédures.

[280]                      Que nous dit par ailleurs cet examen quant à l’à‑propos des plafonds? Arrêtons‑nous tout d’abord sur les décisions dans lesquelles des cours supérieures ont accordé un arrêt des procédures au cours des 10 dernières années. Dans ces cas, le délai moyen « net » a été d’environ 44 mois, et le délai médian « net » de près de 37 mois. Ces délais n’appuient nullement le plafond de 30 mois proposé pour les affaires portées devant une cour supérieure. L’examen n’est guère plus concluant dans le cas des cours provinciales. Si l’on examine les décisions de ces cours dans lesquelles un arrêt des procédures a été ordonné, on constate que le délai moyen « net » a été d’environ 27 mois, et le délai médian « net » de 24 mois et demi (j’ai exclu le Québec de ce calcul en raison de la compétence distincte de la Cour du Québec). Encore une fois, l’examen que mes collègues font de ces décisions n’appuie pas le plafond de 18 mois proposé dans le cas des procès en cour provinciale.

[281]                      Fixer les plafonds proposés sans disposer d’éléments de preuve ou d’arguments des avocats tranche avec la façon dont la Cour a élaboré ses lignes directrices en matière de délai institutionnel dans les arrêts Askov et Morin. Dans ces affaires, la Cour bénéficiait d’une preuve abondante, dont des statistiques provenant de juridictions comparables, ainsi que des avis d’experts : Morin, p. 797. Dans l’affaire Morin, le dossier comprenait quatre recueils de preuve composés en grande partie du témoignage de trois experts et de pièces portant sur la question des délais institutionnels dans diverses provinces canadiennes; en fait, deux des volumes du dossier étaient exclusivement consacrés à ces renseignements. On trouvait dans ce dossier le témoignage d’un procureur de la région de Durham, membre du comité chargé de proposer des solutions pour réduire les délais judiciaires dans cette région — celle qui était en cause dans l’affaire Morin. Cet expert avait cité des statistiques et des renseignements concernant les mesures prises pour réduire les délais dans cette région. De plus, le dossier contenait le témoignage détaillé du professeur Baar qui [traduction] « a beaucoup écrit et consulté sur la question de l’administration judiciaire en général et sur la gestion des instances, notamment au Canada, aux États‑Unis et ailleurs » : R. c. Morin (1990), 55 C.C.C. (3d) 209 (C.A. Ont.), p. 213. Grâce à ce dossier fouillé, la Cour a été en mesure d’analyser le nombre de dossiers des cours provinciales et des cours supérieures, la hausse du nombre de causes dans certaines régions — y compris celle de Durham —, les raisons de l’augmentation du nombre de causes et la capacité de diverses juridictions à faire face à cette augmentation : voir Morin (C.S.C.), p. 798‑799. Le large éventail proposé dans les lignes directrices administratives par l’arrêt Morin (de huit à dix mois, s’agissant des cours provinciales, et de six à huit mois entre l’envoi à procès et le procès) s’inspirait de cette preuve abondante alors portée à l’attention de la Cour.

D.      Il y a un risque important de conséquences néfastes

[282]                      Mes collègues reconnaissent que, si le nouveau cadre qu’ils proposent était appliqué immédiatement, des milliers d’instances risqueraient de ne pas respecter les nouveaux plafonds et de faire l’objet d’un arrêt des procédures pour cette raison : par. 98. Le dossier limité soumis à la Cour renferme des éléments faisant craindre qu’un grand nombre d’affaires (même s’il s’agit d’un faible pourcentage de l’ensemble des causes dont sont saisis les tribunaux) risquerait de faire d’objet d’un arrêt des procédures si les plafonds présumés devaient s’y appliquer dès à présent.

[283]                      En effet, suivant le dossier, à la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique, il y avait en date du 31 mars 2010 plus de 2 000 causes en matière criminelle concernant des adultes qui étaient en instance depuis plus de 18 mois. En 2011, les affaires de ce type représentaient 13 p. 100 de toutes celles portées devant la Cour provinciale, tandis qu’en 2012, 4 p. 100 des affaires portées devant cette cour étaient pendantes depuis plus de deux ans : « Justice Delayed », p. 23; B.C. Justice Reform Initiative, p. 35. Ainsi, suivant le dossier limité dont nous disposons, il y a lieu de penser que, s’il était appliqué dès maintenant, le plafond de 18 mois proposé pour les causes entendues devant les cours provinciales exposerait des milliers de poursuites introduites devant celle de la Colombie‑Britannique au risque sérieux de faire l’objet d’un arrêt des procédures. Il faudrait donc que les délais pour instruire des causes appartenant à cet ensemble d’affaires dont les délais accumulés sont les plus longs fassent l’objet d’une amélioration spectaculaire pour éviter que des milliers d’arrêts des procédures soient provoqués par les plafonds proposés.

[284]                      Loin d’apaiser ces préoccupations, l’examen de la jurisprudence entrepris par mes collègues ne fait donc que les raviver. Je le répète, selon cette analyse, le délai moyen pour lequel les cours supérieures ont accordé un arrêt des procédures était d’environ 44 mois, et le délai médian d’environ 37 mois. Or, ces délais dépassent de beaucoup le plafond de 30 mois proposé. Si ces chiffrent sont fiables, ils indiquent que les plafonds proposés exigeraient une amélioration tout aussi improbable qu’irréaliste dans le délai de traitement des dossiers pour qu’un grand nombre d’arrêts des procédures soit évité.

[285]                      Le régime transitoire proposé par mes collègues vise à éviter les problèmes qui découleraient de l’application immédiate des plafonds présumés. À mon avis, ce régime ne permettra pas d’éviter le risque que des milliers d’arrêts des procédures soient ordonnés par les tribunaux.

[286]                      Bien que mes collègues maintiennent que l’on ne devrait pas appliquer des critères différents au cours de la période transitoire, ils établissent en fait de tels critères pour les dossiers en cours d’instance durant cette période. Pour ne prendre qu’un seul exemple, mentionnons qu’on appliquerait une « mesure transitoire exceptionnelle » si les parties s’étaient raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait auparavant et qu’elles n’auraient pas eu le temps de « corriger leur conduite » : par. 96. Autrement dit, les plafonds ne s’appliqueront pas dans certaines situations visées par les mesures transitoires.

[287]                      Le problème fondamental de cette approche réside dans le fait que ces dispositions transitoires créent une dispense d’application de la Charte , et qu’une situation que la Constitution considère comme déraisonnable sera jugée raisonnable. Pour justifier cette approche, mes collègues font valoir que les parties ont besoin de temps pour corriger leur conduite à la suite du prononcé de la présente décision. Toutefois, ce type de dispense d’application de la Charte  va à l’encontre de notre jurisprudence relative à l’al. 11b).

[288]                      L’arrêt Morin a écarté le recours aux dispositions transitoires dans le cas des affaires mettant en jeu l’al. 11b) et expliqué la raison pour laquelle on aurait tort, en principe, d’établir un système parallèle de règles pour régir les situations existantes. Le juge Sopinka a écrit ce qui suit, au nom des juges majoritaires, p. 797‑798 :

                    . . . la Cour d’appel a voulu appliquer une période de transition pour tenir compte de la situation dans le district de Durham. Bien qu’une période de transition ait pu convenir immédiatement après l’entrée en vigueur de la Charte , ce n’est désormais plus le cas. C’est ce que notre Cour a jugé dans l’arrêt Askov. L’utilisation d’une période de transition sous‑entend une période déterminée durant laquelle un délai déraisonnable sera toléré pendant que le système s’ajuste à de nouvelles règles. Elle impose un moratoire général à certains droits que confère la Charte . Pour ce motif et indépendamment de la déclaration dans l’arrêt Askov selon laquelle la période de transition avait pris fin, je suis d’avis qu’une telle période de transition ne convient pas en l’espèce. Il ne me paraît pas souhaitable d’imposer un moratoire aux droits que confère la Charte  chaque fois qu’une pression inhabituelle se manifeste à l’égard des ressources d’une région du pays. Il est préférable de traiter simplement cette situation comme un facteur qu’il faut prendre en compte dans la décision globale de savoir si un délai en particulier est déraisonnable. [Je souligne.]

[289]                      À mon avis, cet enseignement fait autorité en plus d’être logique. Je continuerais de l’appliquer.

[290]                      En outre, mes collègues indiquent que l’exception transitoire proposée s’applique au problème causé par les délais institutionnels. Il est toutefois difficile de voir comment cette exception peut se justifier par la nécessité d’accorder aux parties la possibilité de corriger leur conduite. L’énoncé le plus récent des lignes directrices en matière de délais institutionnels raisonnables remonte à l’arrêt Morin, il y a déjà presque un quart de siècle. Les parties ont eu amplement le temps, depuis 24 ans, de modifier leur conduite et de s’amender, et aucune disposition transitoire ne saurait maintenant se justifier en ce qui a trait aux délais institutionnels.

[291]                      Mes collègues écrivent que « l’application contextuelle que nous proposons du [nouveau] cadre d’analyse vise à garantir [que la situation qui s’est produite après le prononcé de l’arrêt Askov, où des dizaines de milliers d’accusations ont été suspendues en Ontario seulement] ne se reproduira pas » : par. 94. Autrement dit, on espère que les plafonds présumés qui sont irréalistes pour le moment deviennent réalistes dans un avenir assez rapproché. Or, rien dans le dossier ou selon tout raisonnement logique ne permet de penser que, s’ils sont parfaitement irréalistes maintenant, ces plafonds deviendront moins irréalistes avec le temps. Soit dit en tout respect, je ne crois pas qu’il convienne que la Cour impose au système de justice criminelle le risque que des milliers de poursuites soient abandonnées avant le procès par suite d’un arrêt des procédures. Il serait d’autant plus regrettable d’agir comme le proposent mes collègues, vu l’absence quasi totale de fondement factuel, et sans que la Cour ait eu l’occasion de recevoir des observations quant à la sagesse de cette approche ou quant à la justesse des hypothèses sur lesquelles elle est fondée.

[292]                      Mes collègues maintiennent qu’« une culture de complaisance vis‑à‑vis les délais » (par. 40) a fait son apparition dans le système de justice criminelle et que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Morin ne s’attaque pas à ce problème. Selon eux, il est justifié de réviser le cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) compte tenu du fait qu’avec le cadre d’analyse actuel « les participants au système de justice [. . .] ne sont pas incités à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources » : par. 41. Or, contrairement à ces généralisations vagues et non appuyées, il ressort du dossier même limité dont nous disposons que la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique et les gouvernements de la Colombie‑Britannique, de l’Alberta, de Terre‑Neuve‑et‑Labrador et de l’Ontario se sont attaqués sérieusement au problème des délais excessifs. Les statistiques les plus récentes versées au dossier démontrent de fait que, loin d’empirer, la situation tend à s’améliorer : voir « The Semi‑Annual Time to Trial Report of the Provincial Court of British Columbia to March 31, 2015 » (en ligne), p. 5.

[293]                      Bref, imposer des plafonds d’origine prétorienne dans le cadre de notre jurisprudence relative à l’al. 11b) présente des risques. S’il fallait courir de tels risques en imposant des plafonds ou d’autres délais, ceux‑ci devraient être fixés par voie législative et être fondés sur des faits.

E.            La simplicité promise des plafonds est   vraisemblablement illusoire

[294]                      Même si la création de plafonds entrait dans les attributions des tribunaux et que la preuve présentée en l’espèce la justifiait, il y a peu de raison de penser que ces plafonds présumés permettraient d’éviter les complexités inhérentes à l’obligation de décider si un délai particulier est déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[295]                      À cet égard, nous pourrions tirer des enseignements de l’expérience vécue dans d’autres pays. Il semble, en effet, que même les délais fixes prescrits ailleurs par le législateur n’aient pas suffi pour éviter la complexité de la tâche. Aux États‑Unis, divers États ont créé, par voie législative, des délais de prescription qui imposent un délai total maximal dans le cas des poursuites criminelles. Au palier fédéral, le législateur a adopté la Speedy Trial Act of 1974, 18 U.S.C. § 3161, et des dispositions similaires ont été adoptées dans de nombreux États : W. R. LaFave et autres, Criminal Procedure (5e éd. 2009), p. 892‑893. Ces dispositions prescrivent des délais, mais prévoient également plusieurs éventualités pour tenir compte des innombrables circonstances dans lesquelles surviennent les procès criminels : p. 895‑897. Bref, pour être efficaces, les délais fixés par la loi exigent immanquablement qu’on tienne compte d’un grand nombre de facteurs et qu’on les mette en balance pour déterminer s’il y a lieu de rejeter une affaire ou une accusation : p. 897. Or, ces éventualités et cette mise en balance donnent précisément lieu au genre de litiges que les délais étaient censés permettre d’éviter : voir S. Hopwood, « The Not So Speedy Trial Act » (2014), 89 Wash. L. Rev. 709, p. 715.

[296]                      Pour revenir au régime proposé par mes collègues, il me semble qu’au lieu d’éviter la complexité de l’analyse, il ne fait que la déplacer.

[297]                      Voyons d’abord ce qu’il en est dans les cas où le délai excède le plafond présumé. Des dérogations à l’application du plafond peuvent être nécessaires en raison de diverses circonstances : des « événements exceptionnels distincts » (par. 75) — y compris les délais causés par des rétractations inattendues par le plaignant et d’autres délais imprévus durant le procès —, des délais qui découlent de la « complexité » (par. 77) particulière du dossier, et la question de savoir si certaines périodes particulières auraient raisonnablement pu être minimisées. Il est difficile de voir comment ce cadre serait susceptible de simplifier ne serait‑ce qu’un tant soit peu l’analyse.

[298]                      Il en est de même pour le fardeau dont devra s’acquitter la défense lorsque le délai sera inférieur aux plafonds. Suivant le cadre d’analyse proposé, la défense aura à démontrer, tout d’abord, que le temps qu’il a fallu pour trancher l’affaire « excède de manière manifeste le délai qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger l’affaire » : par. 87. Pour juger de la tentative de la défense de s’acquitter de ce fardeau, le tribunal aura à tenir compte de divers facteurs, y compris « la complexité du dossier, des considérations de nature locale, et la question de savoir si le ministère public a pris des mesures raisonnables pour accélérer l’instance » : ibid. Or, ces facteurs sont pratiquement le reflet du test que prescrit la jurisprudence actuelle.

[299]                      La défense aura aussi à démontrer qu’elle a pris « des mesures utiles et soutenues pour accélérer la procédure » : par. 84. Elle aura en outre à prouver qu’elle « a essayé d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l’audience, qu’elle a collaboré avec le ministère public et le tribunal et a répondu à leurs efforts, qu’elle a avisé le ministère public en temps opportun que le délai commençait à poser problème, et qu’elle a mené toutes les demandes [. . .] de manière raisonnable » : par. 85. J’ai déjà expliqué pourquoi j’estime qu’il ne convient pas de lui imposer ce fardeau. Mais, outre cette explication, exiger que les tribunaux soient astreints à de tels examens aura pour effet d’augmenter plutôt que de réduire la complexité de l’analyse prescrite par la jurisprudence actuelle.

[300]                      Examinons finalement les dispositions transitoires proposées. Mes collègues ne précisent pas comment le ministère public s’y prendra pour convaincre le tribunal que « le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable » dans le territoire en cause, et encore moins comment on pourra démontrer qu’« après le prononcé du présent jugement, les parties ont [ou n’ont pas] eu le temps de corriger leur conduite » : par. 96. Il n’est pas nécessaire de faire preuve de beaucoup d’imagination pour concevoir les répercussions considérables qu’auront ces aspects du régime sur la preuve. Dans les affaires visées par les dispositions transitoires, il semble par ailleurs que, dans les cas où le délai total sera inférieur au plafond, contrairement à ce qui lui incombera dans les affaires visées par le nouveau modèle, la défense n’aura pas l’obligation de démontrer qu’elle a fait le nécessaire pour accélérer le déroulement de l’instance au cours de la période précédant la présente décision. Toutefois, si elle le faisait, elle obtiendrait plus facilement gain de cause sur son moyen fondé sur l’existence d’un délai déraisonnable. Ainsi, même dans les cas transitoires, les parties auront à disséquer le dossier pour démontrer comment la défense a fait ou non le nécessaire pour faire progresser l’affaire.

[301]                      Ces considérations donnent à penser que les plafonds présumés contribueront fort peu à faciliter la tâche de déterminer si le délai écoulé dans un cas précis a enfreint le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable. Le tribunal devra de toute façon examiner les circonstances du cas qui lui est soumis.

F.   Conclusion

[302]                      Je ne suis pas convaincu que la Cour devrait imposer l’approche proposée par mes collègues. Elle restreint les droits consacrés par la Charte . Elle écarte une trentaine d’années de jurisprudence de la Cour alors qu’aucun des participants au présent pourvoi n’a réclamé une telle transformation radicale de notre droit, et ce, dans le contexte d’une affaire dans laquelle nous nous entendons tous pour dire que le résultat est clair selon la jurisprudence actuelle. En outre, l’approche proposée n’a fait l’objet ni d’un débat contradictoire ni d’une analyse de la part des parties. Le dossier n’appuie pas les plafonds retenus en l’espèce, pas plus, pour autant que j’ai pu le constater, que l’examen par mes collègues des décisions publiées. Cette nouvelle approche risque en outre de déclencher une répétition de ce qui s’est produit dans la foulée de l’arrêt Askov, quand des milliers de procès se sont soldés par un arrêt des procédures. Bref, à mon avis, le cadre d’analyse proposé est erroné sur le plan théorique et peu judicieux sur le plan pratique.

V.                Dispositif

[303]                      J’accueillerais le pourvoi et j’ordonnerais l’arrêt des procédures.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelant : Peck and Company, Vancouver.

                    Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Addario Law Group, Toronto.

 



[1]   Comme on ne nous a pas demandé de revoir la question de la réparation, nous nous abstenons de le faire.

[2]   Selon la Cour, l’al. 11b) s’applique aux procédures de détermination de la peine (R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45). Certaines de ces procédures prennent beaucoup de temps. C’est le cas, par exemple, des demandes visant à faire déclarer un délinquant dangereux ou des situations dans lesquelles des rapports d’experts sont requis ou une preuve abondante est produite. La question du délai de détermination de la peine ne nous est toutefois pas soumise et nous ne nous prononçons ni sur la manière dont le plafond exposé précédemment devrait s’appliquer aux demandes présentées sur le fondement de l’al. 11b) après l’inscription d’une déclaration de culpabilité ni sur l’opportunité de prévoir un délai maximal plus long pour les cas de ce genre.

[3]   Bien que la plupart des instances où il y a enquête préliminaire soient instruites subséquemment devant une cour supérieure, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, il se peut qu’une affaire soit instruite devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire si la province où se déroule le procès en offre la possibilité (comme le Québec), ou si l’accusé change d’avis et opte pour un procès devant une cour de ce type au terme d’une enquête préliminaire. Le plafond de 30 mois s’appliquerait dans les deux cas.

[4]   Soulignons que, d’après l’appelant et certains des intervenants, les lignes directrices établies dans l’arrêt Morin devaient s’appliquer à l’ensemble du délai, et non pas uniquement à la partie du délai attribuable au manque de ressources institutionnelles. C’est inexact. Selon la seule interprétation raisonnable que l’on peut faire des arrêts Askov, Morin et Godin de la Cour, les lignes directrices devaient s’appliquer uniquement au délai institutionnel, et non au délai total.

[5]   Voir, par exemple, certaines des recommandations énoncées dans LeSage et Code.

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