Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493

 

Delwin Vriend, Gala‑Gay and Lesbian

Awareness Society of Edmonton, le

Gay and Lesbian Community Centre of

Edmonton Society et Dignity Canada Dignité

for Gay Catholics and Supporters                                                     Appelants

 

c.

 

Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta et le

procureur général de la province de l’Alberta                                 Intimés

 

et

 

Le procureur général du Canada, le procureur général

de l’Ontario, l’Alberta Civil Liberties Association,

Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE), le

Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ),

la Foundation for Equal Families, la Commission canadienne

des droits de la personne, le Congrès du travail du Canada,

l’Association du Barreau canadien -- Division de l’Alberta,

l’Association canadienne des commissions et conseils

des droits de la personne (ACCDP), la Société canadienne du SIDA,

l’Alberta and Northwest Conference of the United Church of Canada,

le Congrès juif canadien, le Christian Legal Fellowship,

l’Alberta Federation of Women United for Families,

l’Evangelical Fellowship of Canada et la

Focus on the Family (Canada) Association                                      Intervenants

 

 

Répertorié:  Vriend c. Alberta

 

No du greffe:  25285.

 

1997:  4 novembre; 1998:  2 avril. 

 


Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Sopinka*, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major et Bastarache.

 

en appel de la cour d’appel de l’alberta

 

Pratique -- Qualité pour agir -- Contestation fondée sur la Charte -- Professeur congédié par un collège en raison de son homosexualité -- Orientation sexuelle non incluse dans les motifs de distinction interdits par la législation provinciale sur les droits de la personne -- Les appelants ont-ils la qualité pour contester les dispositions législatives ne portant pas sur l’emploi? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 15(1)  -- Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, préambule, art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10, 16(1).

 

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Application -- Omission du législateur -- Orientation sexuelle non incluse dans les motifs de distinction interdits par la législation provinciale sur les droits de la personne -- La Charte s’applique-t-elle à la législation?-- Charte canadienne des droits et libertés, art. 32(1)  -- Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I‑2.

 

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l’égalité -- Orientation sexuelle non incluse dans les motifs de distinction interdits par la législation provinciale sur les droits de la personne -- La non-inclusion de l’orientation sexuelle porte-t-elle  atteinte au droit à l’égalité? -- Dans l’affirmative, l’atteinte est-elle justifiée? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 15(1)  -- Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, préambule, art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10, 16(1).

 


Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Réparation -- Interprétation large -- La non-inclusion de l’orientation sexuelle dans la législation provinciale sur les droits de la personne porte atteinte au droit à l’égalité -- L’orientation sexuelle devrait-elle être tenue pour incluse dans la législation? -- Loi constitutionnelle de 1982, art. 52  -- Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, préambule, art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10, 16(1).

 


L’appelant V a été engagé comme coordonnateur de laboratoire par un collège albertain, et il a obtenu un poste permanent à temps plein en 1988.  Pendant toute la durée de son emploi, son travail a été évalué favorablement, et son rendement lui a valu des augmentations de salaire et de l’avancement.  En 1990, en réponse à une demande formulée par le président de l’établissement, V a révélé qu’il était homosexuel.  Au début de 1991, le conseil des gouverneurs du collège a adopté un énoncé de principe sur l’homosexualité et, peu après, le président de l’établissement a demandé à V de démissionner.  Ce dernier a refusé, et il a été congédié par le collège.  Le seul motif donné pour justifier le congédiement était le non‑respect de la politique du collège en matière d’homosexualité.  V en a appelé du congédiement et a demandé sa réintégration, ce qui lui a été refusé.  Il a tenté de saisir l’Alberta Human Rights Commission d’une plainte dans laquelle il soutenait que son employeur avait fait preuve de discrimination à son égard en raison de son orientation sexuelle mais la commission a informé V qu’il ne pouvait formuler une plainte en application de l’Individual’s Rights Protection Act (l’IRPA) parce que l’orientation sexuelle ne figurait pas au nombre des motifs de distinction illicites.  V et les autres appelants ont présenté une requête à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta en vue d’obtenir un jugement déclaratoire.  Le juge de première instance a conclu que l’omission de protéger les citoyens contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle constituait une violation injustifiée de l’art. 15  de la Charte canadienne des droits et libertés .  Elle a ordonné que «l’orientation sexuelle» soit tenue pour un motif de distinction illicite pour l’application des art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1) et 10 de l’IRPA.  L’appel du gouvernement a été accueilli par la majorité des juges de la Cour d’appel de l’Alberta. 

 

Arrêt (le juge Major est dissident en partie quant au pourvoi principal): Le pourvoi principal est accueilli et le pourvoi incident est rejeté.  Le préambule et les art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10 and 16(1) de l’IRPA portent atteinte au par. 15(1)  de la  Charte  et cette violation n’est pas justifiable en vertu de l’article premier.  À titre de mesure corrective, les mots «orientation sexuelle» sont tenus pour inclus dans les motifs de distinction interdits par ces dispositions.

 


Le juge en chef Lamer et les juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Bastarache:  Les appelants ont qualité pour contester la validité du préambule et des art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10 et 16(1) de l’IRPA.  Une question sérieuse est soulevée quant à la validité constitutionnelle de chacune de ces dispositions.  V et les autres appelants ont également un intérêt direct à l’égard de l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’ensemble des formes de discrimination.  Enfin, la seule autre façon dont notre Cour pourrait être saisie de la question relativement aux autres dispositions de la Loi qui ne concernent pas l’emploi serait d’attendre qu’une personne soit victime de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle en matière d’habitation, de consommation et de services, etc. et qu’elle conteste la validité de la disposition pertinente.  Ce serait non seulement peu rentable sur le plan des ressources judiciaires, mais également injuste pour les personnes en cause, parce qu’elles auraient à surmonter les obstacles que sont les délais, les frais et la vulnérabilité personnelle face à la discrimination.  Comme toutes les dispositions se ressemblent beaucoup et que leur constitutionnalité ne dépend pas d’un contexte factuel particulier, il n’est pas vraiment nécessaire de produire des éléments de preuve supplémentaires quant aux dispositions relatives à la discrimination dans les autres domaines que l’emploi.

 

Dans le cadre de leur pourvoi, les intimés font valoir que, parce qu’il s’agit en l’espèce d’une omission du législateur, l’art. 15  de la Charte  ne devrait pas s’appliquer en vertu de l’art. 32.  Cet argument ne saurait être accepté.  Il a été satisfait au critère préliminaire selon lequel il doit s’agir d’un «domaine relevant de [la] législature» lequel est le véritable sujet de l’analyse fondée sur la Charte .  Que la portée trop limitative de l’IRPA soit en cause ne change rien au fait qu’en l’espèce, l’examen fondé sur la Charte  porte sur l’acte législatif.  En outre, le libellé de l’art. 32 n’a pas pour effet de limiter l’application de la Charte  aux actions positives qui empiètent sur des droits ou à l’exercice abusif d’un pouvoir.  Lorsque, comme en l’espèce, la contestation vise une loi adoptée par la législature qui est trop limitative en raison d’une omission, l’art. 32 ne devrait pas être interprété comme faisant obstacle à l’application de la Charte .  Appliquer la Charte  à l’IRPA ce n’est pas appliquer la Charte  à une activité privée. Comme la présente contestation constitutionnelle porte sur l’IRPA, elle porte sur une loi qui régit l’activité privée et non  sur les actes d’une entité privée.

 



Bien que la Cour n’ait pas adopté une approche uniforme à l’égard du par. 15(1), dans la présence espèce, toute différence pouvant exister quant à la méthode à employer relativement à cette disposition ne modifie en rien le résultat.  Les exigences essentielles d’une analyse fondée sur le par. 15(1) sont respectées si l’on se demande premièrement s’il y a une distinction entraînant la négation du droit à l’égalité devant la loi ou dans la loi ou la négation du droit à la même protection ou au même bénéfice de la loi et, deuxièmement, si cette négation constitue une discrimination fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) ou sur un motif analogue.  L’omission de l’orientation sexuelle dans les motifs de distinction interdits par l’IRPA établit une distinction et ce, sous deux rapports différents simultanément.  Premièrement, une distinction est créée entre les homosexuels, d’une part, et les autres groupes défavorisés qui bénéficient de la protection de l’IRPA, d’autre part.  Les homosexuels ne jouissent pas d’une égalité formelle par rapport aux autres groupes protégés puisque ceux-ci sont explicitement inclus alors que les homosexuels ne le sont pas.  Deuxièmement, une distinction encore plus fondamentale est créée entre homosexuels et hétérosexuels.  Compte tenu de la réalité sociale de la discrimination exercée contre les homosexuels, l’exclusion de l’orientation sexuelle a de toute évidence un effet disproportionné sur ces derniers par comparaison avec les hétérosexuels.  En raison de sa portée trop limitative, l’IRPA nie donc aux homosexuels le droit à l’égalité réelle.  De par sa portée trop limitative, l’IRPA crée une distinction qui conduit à la négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi sur le fondement de l’orientation sexuelle reconnue comme étant une caractéristique personnelle analogue à celles énumérées au par. 15(1).  En soi, cela suffit pour conclure qu’il y a discrimination et, partant, violation de l’art. 15.  Les effets discriminatoires graves de l’exclusion de l’orientation sexuelle de la Loi renforcent cette conclusion.  La distinction a pour effet d’imposer un fardeau ou un désavantage non imposé à d’autres et d’empêcher l’accès aux avantages offerts à d’autres.   Le premier effet, et le plus évident, de l’exclusion de l’orientation sexuelle est que les homosexuels victimes de discrimination fondée sur leur orientation sexuelle n’ont pas accès à la procédure établie par l’IRPA pour le dépôt d’une plainte officielle et l’obtention d’une réparation.  Les conséquences tragiques et infamantes du non‑accès aux recours prévus par la Loi sont exacerbées tant par l’exclusion de tout recours au civil que par le peu de succès qu’ont eu les homosexuels qui ont tenté d’obtenir réparation pour une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle en invoquant d’autres motifs comme le sexe ou l’état matrimonial.  Au surplus, l’exclusion de la protection de l’IRPA envoie à tous les Albertains le message qu’il est permis et, peut‑être même, acceptable d’exercer une discrimination à l’égard d’une personne sur le fondement de son orientation sexuelle.  La souffrance psychologique est peut‑être le préjudice le plus important dans de telles circonstances.   En soustrayant à l’application de l’IRPA la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, le gouvernement a, dans les faits, affirmé que «chacun joui[t] de la même dignité et des mêmes droits», sauf les homosexuels.  Un tel message, même s’il n’est que tacite, ne peut que violer le par. 15(1).

 

L’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA ne satisfait pas aux exigences du critère énoncé dans l’arrêt Oakes et elle ne peut, en conséquence, être sauvegardée en vertu de l’article premier de la Charte .  Lorsqu’une loi est jugée contraire à la Charte  en raison de sa portée trop limitative, c’est tout à la fois la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle‑même qu’il y a lieu de prendre en compte pour déterminer si l’objectif législatif est urgent et réel.  Vu l’absence d’observations quant à la nature urgente et réelle de l’objectif de l’omission en cause, les intimés ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve et partant, n’ont pas réussi à franchir cette première étape de l’analyse fondée sur l’article premier.  Même si la question du fardeau de la preuve était écartée en vue de discerner l’objectif de l’omission dans les dispositions de l’IRPA, le résultat serait le même.  Lorsque, comme en l’espèce, une omission du législateur est à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble, on ne peut dire que l’omission correspond à un objectif qui ressort de la Loi elle‑même et qui serait urgent et réel, de telle sorte que soit justifiée une dérogation à des droits constitutionnellement protégés.

 


Loin d’être rationnellement liée à l’objectif des dispositions contestées, l’exclusion de l’orientation sexuelle en est l’antithèse.  En ce qui concerne l’atteinte minimale, le gouvernement de l’Alberta n’a pas démontré qu’il avait un motif raisonnable d’exclure l’orientation sexuelle de l’IRPA.  Cette loi ne confère aux homosexuels aucune protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, et encore moins une protection égale.  Une telle exclusion constitue une atteinte intégrale, et non minimale, à la garantie d’égalité énoncée par la Charte .  Enfin, comme le gouvernement de l’Alberta n’a pas établi quels bienfaits cette exclusion apportait à la promotion et à la protection des droits de la personne, il n’y a aucune proportionnalité entre l’atteinte de l’objectif législatif et la violation des droits à l’égalité des appelants.

 

L’inclusion de l’orientation sexuelle dans les dispositions contestées de  l’IRPA par le recours à l’interprétation large est la meilleure façon de corriger la portée trop limitative de ce texte de loi.  Lorsqu’ils examinent s’il convient d’adopter une interprétation large, les tribunaux doivent tenir compte de deux principes directeurs, savoir le respect du rôle du législateur et le respect des objets de la Charte .  L’IRPA a pour objet de reconnaître et de protéger la dignité inhérente et les droits inaliénables des Albertains au moyen de l’élimination des pratiques discriminatoires.  Le recours à l’interprétation large en vue d’inclure l’orientation sexuelle dans les dispositions fautives réduirait l’empiétement sur cet objet manifestement légitime et éviterait ainsi une ingérence excessive dans le domaine législatif, alors que l’annulation de l’IRPA priverait tous les Albertains de la protection des droits de la personne, ce qui modifierait indûment l’économie de la loi adoptée par le législateur.   Il est raisonnable de supposer que si le législateur avait eu le choix entre renoncer à faire passer une loi relative aux droits de la personne ou en adopter une qui interdit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, il aurait opté pour la deuxième solution.

 


Le juge L’Heureux-Dubé: Il y a accord pour l’essentiel avec les résultats auxquels parviennent les juges majoritaires.  Bien que l’approche retenue à l’égard de l’article premier de la Charte  recueille l’adhésion, la façon dont il convient d’aborder le par. 15(1) est exposée à nouveau.  Cette disposition porte d’abord et avant tout sur l’égalité.  Son objet principal est de favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération.  L’analyse fondée sur le par. 15(1) devrait principalement viser à détecter et à comprendre les incidences négatives d’une distinction législative (et notamment, comme en l’espèce, d’une omission du législateur) sur la personne ou le groupe concerné plutôt qu’à déterminer si la distinction en cause a été établie sur le fondement d’un motif énuméré ou d’un motif analogue.  L’un des éléments essentiels de l’examen permettant de déterminer si une distinction législative est, de fait, discriminatoire au sens du par. 15(1) est la prise en compte tant de la vulnérabilité sociale de l’individu ou du groupe concerné que de la nature du droit auquel il est porté atteinte quant à son importance pour la dignité humaine et la personnalité.  Le paragraphe 15(1) entre en jeu lorsque l’impact négatif d’une distinction législative prive une personne ou un groupe considéré comme défavorisé dans notre société de la protection et du bénéfice de la loi en portant atteinte à leur dignité humaine et à leur personnalité.  Quoique les motifs énumérés et les motifs analogues puissent être des indices de discrimination ou puissent même donner naissance à une présomption de discrimination, c’est à l’étape de l’appréciation de la nature de la personne ou du groupe lésé qu’ils doivent être examinés.

 


Le juge Major  (dissident en partie quant au pourvoi principal):  La législature de l’Alberta, après avoir adopté une loi d’ensemble sur les droits de la personne qui s’applique à toutes les personnes dans la province, a ensuite sélectivement privé de la protection de la Loi les personnes ayant une orientation sexuelle différente.  Aucune explication n’a été fournie pour expliquer l’exclusion de l’orientation sexuelle des motifs de distinction interdits par l’IRPA et aucune ne ressort de la preuve déposée par la province.  On doit inévitablement conclure qu’il n’existe aucune raison d’exclure le groupe visé de l’art. 7  de la Charte , et une telle exclusion est discriminatoire et porte atteinte aux droits constitutionnels des personnes faisant partie de ce groupe.  Toutefois, il n’y a pas lieu de recourir à l’interprétation large pour inclure les mots «orientation sexuelle» dans la Loi.  Bien que l’interprétation large puisse être appropriée lorsque l’on peut supposer sans risque d’erreur que la législature elle-même aurait remédié à la nature trop limitative de la Loi en étendant le bénéfice ou la protection en question au groupe antérieurement exclu, une telle supposition ne peut être faite dans le présent pourvoi.  Il se peut que la législature préfère ne pas adopter de loi sur les droits de la personne plutôt que d’en adopter une qui comprenne l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite.  De même, il existe de nombreuses façons de modifier la Loi afin de remédier à sa nature trop limitative.  Par ailleurs, vu qu’elle persiste dans son refus d’accorder une protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, la législature pourrait décider d’invoquer l’art. 33  de la Charte  pour protéger les dispositions qui portent atteinte à la Charte .  De toute façon, il incombe à la législature, dont les membres ont été élus, de trancher cette question.  Il est préférable de déclarer invalides les dispositions fautives et de permettre à la législature de les rectifier.  La déclaration d’invalidité devrait être limitée aux dispositions de l’IRPA relatives à l’emploi, soit les art. 7(1), 8(1) et 10.  Bien que les mêmes conclusions puissent s’appliquer aux autres dispositions de l’IRPA, les causes fondées sur la Charte  ne doivent pas être examinées dans un vide factuel.  La déclaration d’invalidité devrait être suspendue pour une période d’un an afin de permettre à la législature de modifier les dispositions contestées de façon à les rendre conformes à ses obligations constitutionnelles.

 

Jurisprudence

 

Citée par les juges Cory et Iacobucci

 


Arrêts mentionnés:  Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Haig c. Canada (1992), 9 O.R. (3d) 495; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Re Blainey and Ontario Hockey Association (1986), 54 O.R. (2d) 513, autorisation de pourvoi refusée, [1986] 1 R.C.S. xii; Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Knodel c. British Columbia (Medical Services Commission) (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 356; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Romer c. Evans, 116 S.Ct. 1620 (1996); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Newfoundland (Human Rights Commission) c. Newfoundland (Minister of Employment and Labour Relations) (1995), 127 D.L.R. (4th) 694.

 


Citée par le juge L’Heureux-Dubé

 

Arrêts mentionnés:  Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418.

 

Citée par le juge Major (dissident en partie)

 

Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 , 15(1) , 24(1) , 32(1) , 33 .

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , art. 718.2 a ) (i) [aj. 1995, ch. 22, art. 6].

 

Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H‑11.7, préambule, art. 2(1), 3, 4, 7, 8, 10, 11.1, 16(1).

 

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I‑2 [mod. 1985, ch. 33; mod. 1990, ch. 23], préambule, art. 2(1), 3, 4, 7, 8, 10, 11.1, 16(1).

 

Individual’s Rights Protection Act, S.A. 1972 [mod. 1980, ch. 27], ch. 2, art. 2, 3, 4, 6, 7, 9.

 

Individual’s Rights Protection Amendment Act, 1996, S.A. 1996, ch. 25.

Loi canadienne sur les droits de la personne , L.R.C. (1985), ch. H-6 , art. 3(1) .

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 92 .

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 52(1) .

 


Doctrine citée

 

Ackerman, Bruce.  «The Rise of World Constitutionalism» (1997), 83 Va. L. Rev. 771.

 

Alberta.  Our Commitment to Human Rights:  The Government’s Response to the Recommendations of the Alberta Human Rights Review Panel.  Edmonton:  Alberta Community Development, 1995.

 

Alberta Hansard, November 22, 1972, at p. 80‑63.

 

Alberta Human Rights Review Panel.  Equal in Dignity and Rights:  A Review of Human Rights in Alberta.  Edmonton:  The Panel, 1994.

 

Beatty, David M.  Constitutional Law in Theory and Practice.  Toronto:  University of Toronto Press, 1995.

 

Beatty, David M.  «Law and Politics» (1996), 44 Am. J. Comp. L. 131.

 

Beatty, David M., ed.  Human Rights and Judicial Review:  A Comparative Perspective. Dordrecht, The Netherlands:  Martinus Nijhoff, 1994.

 

Bickel, Alexander M.  The Least Dangerous Branch:  The Supreme Court at the Bar of Politics, 2nd ed.  New Haven:  Yale University Press, 1986.

 

Black, William.  «Vriend, Rights and Democracy» (1996), 7 Forum constitutionnel 126.

 

Dickson, R. G. B.  «Keynote Address», in The Cambridge Lectures 1985.  Montréal:  Yvon Blais, 1985.

 

Ely, John Hart.  Democracy and Distrust:  A Theory of Judicial Review.  Cambridge:  Harvard University Press, 1980.

 

Hogg, Peter W., and Allison A. Bushell.  «The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures» (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75.

 

Jackman, Martha.  «Protecting Rights and Promoting Democracy:  Judicial Review Under Section 1 of the Charter » (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 661.

 

Khullar, Ritu.  «Vriend:  Remedial Issues for Unremedied Discrimination» (1998), 7 N.J.C.L. 221.

 

Knopff, Rainer, and F. L. Morton.  Charter Politics.  Scarborough, Ont.:  Nelson Canada, 1992.

 

Mandel, Michael. La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada. Traduit de l’anglais par Hervé Juste.  Québec: Boréal, 1996.

 

Monahan, Patrick.  «A Theory of Judicial Review Under the Charter », in Politics and the Constitution:  The Charter, Federalism and the Supreme Court of Canada.  Toronto:  Carswell, 1987, 97.

 


O’Byrne, Shannon K., and James F. McGinnis.  «Case Comment:  Vriend v. Alberta: Plessy Revisited:  Lesbian and Gay Rights in the Province of Alberta» (1996), 34 Alta. L. Rev. 892.

 

Peacock, Anthony A., ed.  Rethinking the Constitution:  Perspectives on Canadian Constitutional Reform, Interpretation, and Theory.  Don Mills, Ont.:  Oxford University Press, 1996.

 

Pothier, Dianne.  «The Sounds of Silence:  Charter Application when the Legislature Declines to Speak» (1996), 7 Forum constitutionnel 113.

 

Renke, Wayne N.  «Case Comment:  Vriend v. Alberta:  Discrimination, Burdens of Proof, and Judicial Notice» (1996), 34 Alta. L. Rev. 925.

 

Roach, Kent.  Constitutional Remedies in Canada.  Aurora, Ont.:  Canada Law Book, 1994 (loose-leaf updated November 1997, release 4).

 

Rogerson, Carol.  «The Judicial Search for Appropriate Remedies Under the Charter :  The Examples of Overbreadth and Vagueness».  In Robert J. Sharpe, ed. Charter Litigation.  Toronto:  Butterworths, 1987, 233.

 

POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1996), 181 A.R. 16, 116 W.A.C. 16, 37 Alta. L.R. (3d) 364, [1996] 5 W.W.R. 617, 132 D.L.R. (4th) 595, 18 C.C.E.L. (2d) 1, 96 C.L.L.C. ¶230-013, 25 C.H.R.R. D/1, 34 C.R.R. (2d) 243, [1996] A.J. No. 182 (QL), qui a infirmé une décision  de la Cour du Banc de la Reine (1994), 152 A.R. 1, 18 Alta. L.R. (3d) 286, [1994] 6 W.W.R. 414, 94 C.L.L.C. ¶17,025, 20 C.H.R.R. D/358, [1994] A.J. No. 272 (QL), portant que l’omission d’une protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’Individual’s Rights Protection Act constitue une violation injustifiée du par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés .  Pourvoi principal accueilli, le juge Major est dissident en partie.  Pourvoi incident rejeté.

 

Sheila J. Greckol, Douglas R. Stollery, c.r., June Ross et Jo-Ann R. Kolmes, pour les appelants.

 

John T. McCarthy, c.r., et Donna Grainger, pour les intimés.


Brian Saunders et James Hendry, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

 

Robert E. Charney, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

 

Shirish P. Chotalia et Brian A. F. Edy, pour l’intervenante l’Alberta Civil Liberties Association.

 

Cynthia Petersen, pour l’intervenante Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE).

 

Gwen Brodsky et Claire Klassen, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ).

 

Raj Anand et Andrew M. Pinto, pour l’intervenante la Foundation for Equal Families.

 

William F. Pentney et Patricia Lawrence, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.

 

Steven M. Barrett et Vanessa Payne, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.

 

James L. Lebo, c.r., James F. McGinnis et Julia C. Lloyd, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien -- Division de l’Alberta.

 


Thomas S. Kuttner et Rebecca Johnson, pour l’intervenante l’Association canadienne des commissions et conseils des droits de la personne (ACCDP).

 

R. Douglas Elliott et Patricia A. LeFebour, pour l’intervenante la Société canadienne du SIDA.

 

Dale Gibson, pour l’intervenante l’Alberta and Northwest Conference of the United Church of Canada.

 

Lyle S. R. Kanee, pour l’intervenant le Congrès juif canadien.

 

Barbara B. Johnston, pour l’intervenant le Christian Legal Fellowship.

 

Dallas K. Miller, pour l’intervenante l’Alberta Federation of Women United for Families.

 

Gerald D. Chipeur et Cindy Silver, pour les intervenants l’Evangelical Fellowship of Canada et la Focus on the Family (Canada) Association.

 

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Bastarache rendu par

 

1.                       Les juges Cory et Iacobucci ‑‑ Dans les présents motifs conjoints, le juge Cory examine les questions relatives à la qualité pour agir, à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés  et à la violation de son par. 15(1).  Pour sa part, le juge Iacobucci se penche sur l’article premier de la Charte  et sur la réparation appropriée; il est en outre l’auteur du dispositif.


 

Le juge Cory

 

2.                       L’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I‑2 («l’IRPA» ou la «Loi»), a initialement été adoptée en 1973.  En présentant le projet de loi en 1972, le ministre responsable a formulé certaines observations et a insisté sur la nature et l’importance de la Loi:  [traduction] «. . . notre législature s’engage à reconnaître la primauté de l’Individual’s Rights Protection Act sur tout autre texte législatif [. . .] [N]ous nous sommes engagés à montrer que l’Alberta n’est pas un territoire où des droits partiels ou des demi‑libertés sont accordés, mais un lieu où, nous l’espérons, chacun, homme ou femme, pourra affirmer son autonomie et être reconnu en tant qu’individu et non en tant que membre d’une catégorie particulière» (Alberta Hansard, 22 novembre 1972, à la p. 80-63).  Il s’agit de propos courageux qui suscitent l’espoir et apportent du réconfort aux membres de tous les groupes qui ont subi les blessures et les outrages de la discrimination.  Ce noble engagement a‑t‑il été respecté?

 

I.  Les faits

 

A.  L’historique de l’IRPA

 


3.                       L’IRPA interdit la discrimination dans un certain nombre de domaines de la vie publique et elle prévoit la création de la Human Rights Commission pour l’examen des plaintes relatives à la discrimination.  Dans sa version initiale (S.A. 1972, ch. 2), elle interdisait la discrimination dans les avis publics (art. 2), l’hébergement, les services et les équipements offerts au public (art. 3), la location (art. 4), les pratiques d’embauchage (art. 6), la publicité en matière d’emploi (art. 7) et l’activité syndicale (art. 9), sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de l’état matrimonial (art. 6 et 9), de l’âge (sauf les art. 3 et 4), de l’ascendance ou du lieu d’origine.  Depuis, une série de modifications (S.A. 1980, ch. 27; S.A. 1985, ch. 33; S.A. 1990, ch. 23; S.A. 1996, ch. 25) a eu pour effet d’ajouter d’autres motifs à ceux déjà prévus.  Ces ajouts faisaient apparemment suite, du moins en partie, à l’adoption de la Charte  et à la jurisprudence s’y rapportant.  Lors des plus récentes modifications, le titre de la Loi est devenu Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act.  En 1990, la Loi énumérait les motifs de distinction illicites suivants:  la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’âge, l’ascendance et le lieu d’origine.  Depuis, l’état matrimonial, la source de revenu et la situation familiale ont été ajoutés.

 

4.                       Malgré des demandes répétées en ce sens, l’orientation sexuelle n’a jamais figuré au nombre des motifs de distinction illicites.  En 1984, et à nouveau en 1992, l’Alberta Human Rights Commission a recommandé de modifier l’IRPA pour y ajouter l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite.  En vue d’obtenir une telle modification, l’opposition a présenté plusieurs projets de loi; cependant, aucun n’a franchi une étape ultérieure à la première lecture.  Même si au moins un ministre responsable de l’administration de l’IRPA a appuyé la modification, la correspondance avec un certain nombre de membres du Cabinet et de députés établit clairement que l’omission de l’orientation sexuelle était délibérée, et non le résultat d’un oubli.  Les raisons invoquées pour ne pas donner suite à la recommandation comprennent les suivantes:  l’orientation sexuelle est un motif «marginal», la législation sur les droits de la personne ne peut modifier les mentalités et seulement un petit nombre de cas de discrimination dans l’emploi fondée sur l’orientation sexuelle ont été portés à l’attention du ministre.

 


5.                       En 1992, la Human Rights Commission a décidé de faire enquête sur les plaintes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  Le gouvernement s’y est immédiatement opposé, et le ministre a interdit à la commission de mettre son projet à exécution.

 

6.                       En 1993, le gouvernement a confié à l’Alberta Human Rights Review Panel le mandat de procéder à un examen public de l’IRPA et de la Human Rights Commission.  Après un examen approfondi, le comité a présenté son rapport intitulé Equal in Dignity and Rights:  A Review of Human Rights in Alberta (1994) (le «rapport sur la dignité»).  Celui‑ci renfermait un certain nombre de recommandations, l’une d’entre elles étant l’inclusion dans la Loi de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite.  Dans sa réponse au rapport sur la dignité (Our Commitment to Human Rights:  The Government’s Response to the Recommendations of the Alberta Human Rights Review Panel (1995)), le gouvernement a indiqué que le sort de la recommandation relative à l’orientation sexuelle dépendait de l’issue de la présente affaire.

 

B.   Le congédiement de M. Vriend du King’s College et la plainte à l’Alberta Human Rights Commission

 


7.                       En décembre 1987, l’appelant Delwin Vriend a été engagé comme coordonnateur de laboratoire au King’s College d’Edmonton (Alberta).  En 1988, il a obtenu un poste permanent à temps plein.  Pendant toute la durée de son emploi, son travail a été évalué favorablement, et son rendement lui a valu des augmentations de salaire et de l’avancement.  Le 20 février 1990, en réponse à une demande formulée par le président de l’établissement, M. Vriend a révélé qu’il était homosexuel.  Au début de janvier 1991, le conseil des gouverneurs du King’s College a adopté un énoncé de principe sur l’homosexualité et, peu après, le président de l’établissement a demandé à M. Vriend de démissionner.  Ce dernier refusant de le faire, il a été congédié le 28 janvier 1991.  Le seul motif donné pour justifier le congédiement était le non‑respect de la politique du King’s College en matière d’homosexualité.  Monsieur Vriend en a appelé du congédiement et a demandé sa réintégration, ce qui lui a été refusé.

 

8.                       Le 11 juin 1991, M. Vriend a tenté de saisir l’Alberta Human Rights Commission d’une plainte dans laquelle il soutenait que son employeur avait fait preuve de discrimination à son égard en raison de son orientation sexuelle.  Le 10 juillet suivant, la commission a informé M. Vriend qu’il ne pouvait formuler une plainte en application de l’IRPA, l’orientation sexuelle ne figurant pas au nombre des motifs de distinction illicites.

 


9.                       Monsieur Vriend, la Gay and Lesbian Awareness Society of Edmonton (GALA), le Gay and Lesbian Community Centre of Edmonton Society et Dignity Canada Dignité for Gay Catholics and Supporters (collectivement appelés les «appelants») ont demandé à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, par voie d’avis de requête introductive d’instance, de rendre un jugement déclaratoire.  Les appelants contestaient la constitutionnalité des par. 2(1), 7(1) et 8(1) ainsi que des art. 3 et 4 de l’IRPA, pour le motif que ceux‑ci étaient contraires au par. 15(1)  de la Charte  en raison de l’omission de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite.  La qualité pour agir des appelants n’a pas été contestée.  Le juge de première instance a conclu que l’omission de protéger les citoyens contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle constituait une violation injustifiée de l’art. 15  de la Charte .  Elle a ordonné que l’«orientation sexuelle» soit tenue pour un motif de distinction illicite pour l’application des art. 3, 4 et 10 ainsi que des par. 2(1), 7(1) et 8(1) de l’IRPA.  L’appel du gouvernement a été accueilli par la majorité des juges de la Cour d’appel de l’Alberta.  Les appelants ont obtenu l’autorisation d’en appeler devant notre Cour, et les intimés ont été autorisés à interjeter un pourvoi incident.  Une ordonnance du juge en chef énonçant les questions constitutionnelles soulevées en l’espèce a été rendue le 10 février 1997.

 

II.  Les dispositions législatives pertinentes

 

10.                     La loi applicable a été modifiée (Individual’s Rights Protection Amendment Act, 1996, S.A. 1996, ch. 25) depuis que l’appelant a présenté sa demande en 1992.  Aujourd’hui le titre de la loi est Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act.  Dans les présents motifs, toutefois, nous employons le titre Individual’s Rights Protection Act ou l’abréviation IRPA pour la désigner puisque c’est le plus souvent ainsi que les parties y ont fait référence dans le présent pourvoi.  Par souci de commodité, nous reproduisons les dispositions applicables d’abord dans la version qui était en vigueur à l’époque où l’action a été intentée, puis dans la version actuelle.

 

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I‑2, mod. S.A. 1985, ch. 33,  S.A. 1990, ch. 23

 

[traduction] Préambule

 

ATTENDU QUE la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de chacun constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde;

 

ATTENDU QUE l’Alberta reconnaît qu’il est fondamental et dans l’intérêt public que chacun jouisse de la même dignité et des mêmes droits sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance ou au lieu d’origine;

 

ATTENDU QU’il est opportun que ce principe soit consacré par la législature de l’Alberta au moyen d’un texte législatif garantissant ces droits de la personne . . .

 


2(1)  Nul ne doit publier, faire publier, exposer ni faire exposer un avis, un panneau, un symbole, un emblème ou une autre représentation marquant une discrimination ou l’intention d’exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes, à quelque fin que ce soit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’âge, de l’ascendance ou du lieu d’origine de cette personne ou de cette catégorie de personnes.

 

3  Nul ne doit, directement ou indirectement, seul ou avec un tiers, personnellement ou par l’entremise d’un tiers, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’ascendance ou du lieu d’origine d’une personne ou d’une catégorie de personnes:

 

a)  soit refuser à une personne ou à une catégorie de personnes l’hébergement, les services ou les équipements habituellement offerts au public;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes relativement à l’hébergement, aux services ou aux équipements habituellement offerts au public.

 

4  Nul ne doit, directement ou indirectement, seul ou avec un tiers, personnellement ou par l’entremise d’un tiers, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’ascendance ou du lieu d’origine d’une personne ou d’une catégorie de personnes:

 

a)  soit refuser de louer à une personne ou à une catégorie de personnes un local commercial ou un logement individuel annoncé ou par ailleurs offert en location;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes relativement aux conditions de location d’un local commercial ou d’un logement individuel.

 

7(1)  Nul employeur ni quiconque agissant pour son compte ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance ou du lieu d’origine:

 

a)  soit refuser d’employer une personne ou refuser de continuer de l’employer;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard d’une personne en matière d’emploi ou de conditions d’emploi.

 

(2)  En ce qui concerne l’âge et l’état matrimonial, le paragraphe (1) est sans effet sur l’application de tout régime de retraite légitime ou des modalités de tout régime d’assurance collective ou d’employés légitime.

 

(3)  Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux restrictions, aux conditions, aux préférences ni aux refus fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

 

8(1)  Nul ne doit utiliser ou mettre en circulation une formule de demande d’emploi, publier une annonce relative à un poste, existant ou éventuel, ni adresser par écrit ou de vive voix à un candidat une demande de renseignements qui:


a)  comporte, directement ou indirectement, une restriction, une condition ou une préférence marquant une discrimination fondée sur la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’état matrimonial, l’âge, l’ascendance ou le lieu d’origine de qui que ce soit;

 

b)  oblige le candidat à fournir de l’information relative à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’état matrimonial, à l’âge, à l’ascendance ou au lieu d’origine.

 

(2)  Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux restrictions, aux conditions, aux préférences ni aux refus fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

 

10  Nul syndicat, organisme professionnel et nulle association patronale, ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance ou du lieu d’origine d’une personne ou d’un adhérent:

 

a)  exclure une personne de ses rangs;

 

b)  expulser ou suspendre un adhérent;

 

c)  exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’un adhérent.

 

11.1  La personne à qui l’on reproche d’avoir enfreint la Loi est réputée ne pas y avoir contrevenu si elle établit que les actes reprochés étaient raisonnables et justifiables dans les circonstances.

 

16(1)  La commission a les attributions suivantes:

 

a)  promouvoir le principe selon lequel chacun jouit de la même dignité et des mêmes droits sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance ou au lieu d’origine;

 

b)  favoriser la compréhension, l’acceptation et le respect de la présente Loi;

 

c)  faire de la recherche, ainsi que concevoir et mettre en {oe}uvre des programmes d’éducation en vue de la suppression des pratiques discriminatoires fondées sur la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’âge, l’ascendance ou le lieu d’origine;

 

d)  encourager et coordonner la mise en {oe}uvre de programmes et d’activités publics et privés en matière de droits de la personne;

 

Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H-11.7

 

[traduction]  Préambule

 


ATTENDU QUE la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de chacun constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde;

 

ATTENDU QUE l’Alberta reconnaît qu’il est fondamental et dans l’intérêt public que tous soient égaux en ce qui concerne la dignité, les droits et les obligations, sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au  sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance, au lieu d’origine, à l’état matrimonial, à la source de revenu ou à la situation familiale;

 

ATTENDU QUE le multiculturalisme reflète la diversité raciale et culturelle de la société albertaine et que son importance est reconnue en Alberta à titre de principe fondamental et de question d’intérêt public;

 

ATTENDU QUE l’Alberta reconnaît qu’il est fondamental et dans l’intérêt public que tous les Albertains soient sensibilisés à la diversité raciale et culturelle de la société et la valorisent, et que la vie en Alberta est enrichie par l’ouverture à cette diversité;

 

ATTENDU QU’il est opportun que ces principes soient consacrés par la législature de l’Alberta au moyen d’un texte législatif protégeant ces droits à l’égalité et cette diversité . . .

 

2(1)  Nul ne doit publier, exposer ou émettre en public, ni faire publier, exposer ou émettre en public une déclaration, une publication, un avis, un panneau, un symbole, un emblème ou une autre représentation qui

 

a)  soit dénote une discrimination ou l’intention de faire une discrimination à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’âge, de l’ascendance, du lieu d’origine, de l’état matrimonial, de la source de revenu ou de la situation familiale de cette personne ou de cette catégorie de personnes;

 

b)  soit est susceptible d’exposer une personne ou une catégorie de personnes à la haine ou au mépris sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’âge, de l’ascendance, du lieu d’origine, de l’état matrimonial, de la source de revenu ou de la situation familiale de cette personne ou de cette catégorie de personnes.

 

3  Nul ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’ascendance, du lieu d’origine, de l’état matrimonial, de la source de revenu ou de la situation familiale d’une personne ou d’une catégorie de personnes:

 

a)  soit refuser à cette personne ou à cette catégorie de personnes des biens, des services, l’hébergement ou l’accès à des équipements habituellement offerts au public;

 


b)  soit exercer une discrimination à l’égard de cette personne ou de cette catégorie de personnes relativement à des biens, des services, l’hébergement ou des équipements habituellement offerts au public.

 

4  Nul ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’ascendance, du lieu d’origine, de l’état matrimonial, de la source de revenu ou de la situation familiale d’une personne ou d’une catégorie de personnes:

 

a)  soit refuser de louer à une personne ou à une catégorie de personnes un local commercial ou un logement individuel annoncé ou par ailleurs offert en location;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes relativement aux conditions de location d’un local commercial ou d’un logement individuel.

 

7(1)  Nul employeur ne doit sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance, du lieu d’origine, de la situation familiale ou de la source de revenu d’une personne ni de quiconque:

 

a)  soit refuser d’employer ou refuser de continuer d’employer cette personne;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard de cette personne en matière d’emploi ou de conditions d’emploi.

 

(2)  En ce qui concerne l’âge et l’état matrimonial, le paragraphe (1) est sans effet sur l’application de tout régime de retraite légitime ou des modalités de tout régime d’assurance collective ou d’employés légitime.

 

(3)  Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux restrictions, aux conditions, aux préférences ni aux refus fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

 

8(1)  Nul ne doit utiliser ou mettre en circulation une formule de demande d’emploi, publier une annonce relative à un poste, existant ou éventuel, ni adresser par écrit ou de vive voix à un candidat une demande de renseignements qui:

 

a)  soit comporte, directement ou indirectement, une restriction, une condition ou une préférence exprimant une discrimination fondée sur la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’état matrimonial, l’âge, l’ascendance, le lieu d’origine, la situation familiale ou la source de revenu de qui que ce soit;

 

b)  soit oblige le candidat à fournir de l’information relative à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’état matrimonial, à l’âge, à l’ascendance, au lieu d’origine, à la situation familiale ou à la source de revenu.

 


(2)  Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux restrictions, aux conditions, aux préférences ni aux refus fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

 

10  Nul syndicat, organisme professionnel et nulle association patronale, ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance, du lieu d’origine, de la situation familiale ou de la source de revenu d’une personne ou d’un adhérent:

 

a)  exclure une personne de ses rangs;

 

b)  expulser ou suspendre un adhérent;

 

c)  exercer une discrimination à l’égard d’une personne ou d’un adhérent.

 

11.1  La personne à qui l’on reproche d’avoir enfreint la Loi est réputée ne pas y avoir contrevenu si elle établit que les actes reprochés étaient raisonnables et justifiables dans les circonstances.

 

16(1)  La commission a les attributions suivantes:

 

a)  promouvoir le principe selon lequel tous sont égaux en ce qui concerne la dignité, les droits et les obligations, sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance, au lieu d’origine, à l’état matrimonial, à la source de revenu ou à la situation familiale;

 

b) promouvoir la sensibilisation au patrimoine multiculturel de la société albertaine, sa valorisation et son respect;

 

c)  promouvoir un milieu où tous les Albertains peuvent participer et contribuer à la vie culturelle, sociale, économique et politique de l’Alberta;

 

d)  inciter tous les secteurs de la société albertaine à offrir l’égalité des chances;

 

e)  faire de la recherche, ainsi que concevoir et mettre en œuvre des programmes d’éducation en vue de la suppression des pratiques discriminatoires fondées sur la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’âge, l’ascendance, le lieu d’origine, l’état matrimonial, la source de revenu ou la situation familiale;

 

f)  promouvoir la compréhension, l’acceptation et le respect de la présente loi;

 

g)  encourager et coordonner la mise en œuvre de programmes et d’activités publics et privés en matière de droits de la personne;

 

h)  conseiller le ministre sur les questions se rapportant à la présente loi.

 


Charte canadienne des droits et libertés 

 

1.  La Charte canadienne des droits et libertés  garantit les droits et libertés qui y sont énoncés.  Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

15.  (1)  La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

24.  (1)  Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

32.  (1)  La présente charte s’applique:

 

a)  au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

 

b)  à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

 

Loi constitutionnelle de 1982 

 

52.  (1)  La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

III.  Les décisions des tribunaux d’instance inférieure

 

A.  Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1994), 152 A.R. 1

 


11.                     Les appelants ont demandé au juge Russell, maintenant juge à la Cour d’appel, de rendre un jugement déclaratoire portant 1) que les art. 3 et 4 ainsi que les par. 2(1) et 7(1) de l’IRPA sont incompatibles avec le par. 15(1)  de la Charte  et violent leurs droits en raison de l’omission de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite, 2) que M. Vriend a le droit de formuler, en application de l’IRPA, une plainte pour discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et 3) que les homosexuels ont droit à la protection de l’IRPA.

 

12.                     Tout d’abord, le juge Russell a conclu que les appelants avaient qualité pour contester la validité de l’art. 10 de même que celle des autres dispositions.

 

13.                     Elle s’est dite convaincue que la discrimination exercée contre les homosexuels [traduction] «est si notoire qu’il y aurait lieu, pour le tribunal, d’en prendre connaissance d’office, à l’exclusion de tout élément de preuve» (p. 6).  Elle a examiné ensuite la question de savoir si les homosexuels constituaient une minorité distincte et isolée ayant droit à la protection prévue au par. 15(1)  de la Charte  et elle a conclu que l’orientation sexuelle est à juste titre considérée comme un motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1).  Cette question a été depuis lors tranchée dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, où notre Cour a statué que l’orientation sexuelle constitue un motif analogue.

 


14.                     Le juge Russell s’est ensuite demandé si l’omission dans l’IRPA de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite constituait une discrimination en application de l’art. 15  de la Charte .  Elle a rappelé qu’une distinction discriminatoire établie par la loi pouvait résulter soit d’une action, soit d’une omission.  Dans l’arrêt Haig c. Canada (1992), 9 O.R. (3d) 495, la Cour d’appel de l’Ontario, tenant compte du contexte social, politique et juridique plus général, a conclu que l’omission de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite dans la Loi canadienne sur les droits de la personne  constituait une discrimination contraire au par. 15(1)  de la Charte .  Le juge Russell a souscrit à cette conclusion.  Elle a pris note des remarques incidentes du juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 436, selon lesquelles les provinces pouvaient interdire la discrimination fondée sur certains motifs et non sur d’autres, sans violer pour autant la Charte .  Toutefois, selon elle, l’orientation sexuelle est liée au sexe comme motif de distinction illicite et, [traduction] «[b]ien qu’elle n’ait pas l’obligation de légiférer pour interdire la discrimination sexuelle, lorsqu’elle le fait, la province doit garantir une protection égale de manière non discriminatoire, ou justifier l’exclusion» (p. 13).

 

15.                     Le juge Russell a fait remarquer par ailleurs qu’il n’était pas nécessaire de conclure à l’existence d’une intention d’exercer une discrimination odieuse pour qu’il y ait discrimination et elle a ajouté (aux pp. 13 et 14):

 

[traduction] Peu importe qu’il y ait eu ou non intention d’exercer une discrimination, la décision du législateur de ne pas reconnaître les homosexuels dans la Loi a pour effet de renforcer les stéréotypes et préjugés négatifs et, par conséquent, de les perpétuer et de les tolérer tacitement.  Il ressort des faits de cette affaire que la loi a eu un effet particulier sur l’appelant, M. Vriend.  Lorsqu’il a été congédié sur la base de ses caractéristiques personnelles, il s’est vu privé du recours légal conféré aux membres d’autres groupes qui sont défavorisés de façon similaire.  Il s’agit d’une discrimination portant atteinte au par. 15(1)  de la Charte .

 

16.                     En ce qui concerne la justification sous le régime de l’article premier, le juge Russell a conclu que le ministère public n’avait pas satisfait aux exigences de cette disposition, n’ayant présenté aucun élément susceptible de justifier la violation.  Même si le ministère public n’avait pas été tenu d’établir la justification, elle aurait conclu que la violation n’était pas justifiable.  Elle est arrivée à la conclusion que la limitation était incompatible avec l’objectif et les principes énoncés dans le préambule de l’IRPA, de sorte qu’aucun objectif législatif se rapportant à une préoccupation urgente et réelle ne la justifiait.  Elle a conclu en outre que la négation des recours prévus par l’IRPA n’avait aucun lien rationnel avec l’objectif de protéger les droits individuels et que, l’omission étant totale, il ne s’agissait pas d’une atteinte minimale.


 

17.                     Le juge Russell a examiné les mesures correctives possibles en vertu de l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982  qui ont été énoncées dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, et elle a conclu que les seules solutions qui s’offraient en l’espèce étaient soit l’annulation des dispositions de la Loi, avec ou sans suspension de la déclaration d’invalidité, soit l’interprétation large.  Elle a statué que, tout comme dans l’affaire Haig, l’interprétation large était la réparation la plus appropriée en l’espèce.  L’omission était définie de manière précise et pouvait facilement être corrigée au moyen de l’interprétation large.  Au surplus, cette dernière solution était préférable parce qu’elle préservait l’objectif de la Loi, empiétait moins que l’invalidation et n’avait pas de répercussions financières aussi importantes qu’une modification substantielle du texte législatif.  Le juge Russell a donc ordonné que les dispositions pertinentes de la Loi soient [traduction] «interprétées et appliquées comme si les mots “orientation sexuelle” y figuraient» (p. 19).

 

B.  Cour d’appel de l’Alberta (1996), 181 A.R. 16

 

1.  Le juge McClung

 

18.                     Le juge McClung a conclu que la première question à trancher était de savoir si l’IRPA [traduction] «dans sa version actuelle, était visée» par la Charte  (à la p. 22).  Il s’est dit d’avis que l’omission de l’«orientation sexuelle» comme motif de distinction illicite n’équivalait pas à une action gouvernementale pour l’application du par. 32(1)  de la Charte .  Selon lui, les dispositions de la Charte  ne pouvaient obliger la législature à adopter une disposition portant sur une question «controversée» lorsqu’elle avait décidé de ne pas le faire.  Il a conclu que la province n’avait pas exercé son pouvoir dans un domaine de façon à être assujettie à l’al. 32(1) b )  de la Charte .


 

19.                     Le juge McClung a critiqué les motifs du juge Russell parce qu’ils s’appuient sur la proposition voulant que les dispositions des lois sur les droits de la personne doivent «refléter» exactement celles de la Charte .  Il a signalé l’existence de certaines différences entre les provinces pour ce qui concerne les motifs de distinction illicites prévus dans les lois sur les droits de la personne, et il a dit que les provinces devaient avoir une marge de man{oe}uvre dans l’exercice des pouvoirs que leur confère l’art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 .  Exiger que toute loi soit compatible avec la Charte  [traduction] «sonnerait le glas de l’autonomie législative provinciale» (p. 24).

 

20.                     Même si l’omission du législateur pouvait faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte  en application du par. 32(1), le juge McClung a conclu qu’il n’y avait pas violation du par. 15(1).  Selon lui, l’IRPA n’établissait pas de distinction entre les homosexuels et les hétérosexuels non plus qu’elle ne créait de fardeaux, de limitations ou d’inconvénients pour les homosexuels ni ne les privait d’avantages ou de possibilités.  Il a conclu que toute inégalité pouvant exister entre homosexuels et hétérosexuels existait indépendamment de l’IRPA car cette dernière était neutre, et [traduction] «n’accordait ni ne refusait d’avantage à personne et ne privait aucun Canadien de sa protection» (p. 29).

 


21.                     Bien qu’il ait conclu à l’absence de violation de la Charte , le juge McClung s’est demandé quelle aurait été la réparation appropriée s’il y avait eu non‑respect de la Charte .  Il s’est dit en désaccord avec la décision du juge Russell de recourir à l’interprétation large et il a estimé qu’il était préférable de déclarer la Loi inconstitutionnelle et invalide, puis de suspendre la déclaration afin de [traduction] «permettre au législateur, plutôt qu’aux tribunaux, de corriger la situation» (p. 29).  Le juge McClung a laissé entendre que l’interprétation large constituait un empiétement du pouvoir judiciaire sur le domaine législatif qui devait être évité dans la mesure du possible.  Par conséquent, il aurait plutôt déclaré la Loi ultra vires et aurait suspendu ce jugement pour une période d’un an afin de permettre à la législature de remédier aux lacunes de l’IRPA.  Cependant, pour les motifs indiqués précédemment, il a accueilli l’appel.

 

2.  Le juge O’Leary

 

22.                     À l’instar du juge McClung, le juge O’Leary a conclu que l’appel devait être accueilli, mais pour des motifs différents.  Il a tenu pour acquis que la Charte  s’appliquait à l’IRPA et il a fondé sa décision sur le fait que, selon lui, la Loi n’établissait pas une distinction fondée sur l’orientation sexuelle.  À son avis, il n’y avait donc aucune violation du par. 15(1).

 

23.                     Le juge O’Leary s’est penché sur l’«obstacle initial» de l’analyse fondée sur le par. 15(1) qui consiste à établir qu’ [traduction] «une ou plusieurs dispositions de la loi créent entre des personnes, expressément ou en raison d’un “effet préjudiciable”, une distinction qui est contraire au par. 15(1)» (p. 40).  Il y a lieu de ne pas confondre avec une situation sociale dont l’existence n’a rien à voir avec l’adoption d’une disposition.  Selon le juge O’Leary, en raison du silence de la l’IRPA au sujet de l’orientation sexuelle, aucune distinction n’était établie entre des personnes sur le fondement de l’orientation sexuelle.

 


24.                     Il a conclu que l’IRPA ne créait une distinction qu’entre [traduction] «les motifs de distinction illicites qu’elle prévoyait et les divers motifs qui auraient pu être interdits, mais ne l’étaient pas (dont l’orientation sexuelle)» (p. 42), et qu’il ne pouvait donc s’agir d’une distinction fondée sur l’orientation sexuelle.  Par conséquent, le juge O’Leary était d’avis d’accueillir l’appel et d’annuler le jugement déclaratoire rendu par le juge de première instance, pour le motif que l’IRPA n’établissait aucune distinction contraire au par. 15(1).

 

3.  Le juge Hunt (dissidente)

 

25.                     Le juge Hunt était en partie d’accord avec la décision du juge Russell, et elle a conclu que les par. 7(1) et 8(1) ainsi que l’art. 10 de l’IRPA violaient le par. 15(1) et n’étaient pas sauvegardés par l’article premier.  Elle a estimé toutefois que l’interprétation large ne constituait pas la réparation appropriée.  En ce qui concerne la violation de l’art. 15, elle est arrivée à la même conclusion que le juge Russell, mais à l’issue d’un raisonnement légèrement différent, en partie en raison des arrêts Egan, précité, Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, et Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, qui avaient alors été rendus.

 

26.                     D’entrée de jeu, le juge Hunt a écarté l’argument voulant que le par. 15(1) ne s’applique pas en l’espèce parce qu’il était question d’une activité privée.  C’était une loi de la législature et non une activité privée qui était contestée dans la présente affaire et la législation provinciale était clairement assujettie à la Charte .

 

27.                     Le juge Hunt n’est pas d’accord avec le juge Russell pour dire que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est «directement liée» à la discrimination fondée sur le sexe et qu’une analogie devait être faite entre la présente espèce et les arrêts Re Blainey and Ontario Hockey Association (1986), 54 O.R. (2d) 513 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1986] 1 R.C.S. xii, et McKinney, précité, où une protection était offerte contre la discrimination fondée sur le sexe et l’âge, mais seulement de façon limitée.


 

28.                     Elle a examiné ensuite le contexte et l’objet de l’IRPA, de même que son incidence sur les personnes auxquelles elle s’applique et sur celles qui sont exclues de son champ d’application.  Elle a conclu que la Loi visait à assurer à tous les citoyens de l’Alberta un traitement égal et que le contexte était celui de l’existence d’une discrimination contre un groupe qui avait de tout temps été défavorisé.  Le juge Hunt est arrivée à la conclusion suivante (à la p. 58):  [traduction] «compte tenu de ces éléments et du contexte en l’espèce, je suis d’avis que le fait de ne pas accorder la protection de l’IRPA aux homosexuels peut être considéré comme une forme d’action gouvernementale qui équivaut à approuver qu’une discrimination continue d’être exercée contre les homosexuels.  Ainsi, en l’espèce, le silence de la loi établit une distinction».

 

29.                     Le juge Hunt aurait donc statué que la distinction établie était suffisante pour conclure à la violation potentielle du par. 15(1).  Selon elle, il était dès lors [traduction] «facile de conclure» (p. 59) que cette distinction niait aux homosexuels, en tant que groupe, le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, étant donné qu’ils ne pouvaient pas invoquer la protection de l’IRPA ni recourir au mécanisme prévu pour la faire respecter.

 


30.                     La question qui se posait ensuite était de savoir si cette distinction engendrait une discrimination.  Selon le juge Hunt, l’application de l’une ou l’autre des méthodes énoncées dans l’arrêt Egan permettait de conclure à l’existence d’une discrimination en l’espèce.  La négation du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi était, dans la présente affaire, purement fondée sur l’orientation sexuelle, et non sur les mérites ou les besoins, et elle renforçait le stéréotype voulant que les homosexuels méritent moins d’être protégés et soient moins dignes d’être valorisés en tant qu’êtres humains.  Même en analysant la pertinence de la distinction en fonction des objectifs de la loi, il est [traduction] «impossible de voir comment une loi fondée sur la notion de la dignité inhérente de chacun peut avoir, comme objectif législatif pertinent, le traitement inégal de certains membres de la société» en raison de leur appartenance à un groupe (à la p. 60).  Il s’agit en l’espèce d’un cas où les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent l’omission sont elles‑mêmes discriminatoires.

 

31.                     Relativement à l’article premier de la Charte , le juge Hunt a fait observer que le ministère public n’avait présenté aucune preuve pour justifier l’omission conformément à cette disposition.  Elle a conclu que les éléments compris dans le mémoire du ministère public ne permettaient pas de procéder à une analyse fondée sur l’article premier et elle a estimé que le caractère ténu de la preuve du ministère public à cet égard appuyait en soi la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n’a pas été établi que les dispositions incriminées sont justifiées conformément à l’article premier.  De toute façon, l’omission ne pouvait satisfaire au critère énoncé dans l’arrêt Oakes en matière de justification.

 

32.                     Bien qu’elle ait estimé injustifiable la violation du par. 15(1), le juge Hunt n’était pas d’accord avec la réparation accordée par le juge de première instance.  Elle privilégiait plutôt une réparation ne s’appliquant qu’à la situation considérée en l’espèce et aux dispositions les plus directement visées, soit la discrimination liée à l’emploi (art. 7), les avis en matière d’emploi (art. 8) et l’activité syndicale (art. 10), respectivement.

 

33.                     Malgré l’existence de certains éléments militant en faveur du recours à l’interprétation large, le juge Hunt s’est demandé si cette technique permettait une précision suffisante et quelle serait l’incidence possible de l’interprétation large sur le par. 7(2) de l’IRPA, qui porte sur les régimes de retraite, de pension et d’assurance.


 

34.                     Le juge Hunt est donc arrivée à la conclusion qu’il était préférable de déclarer invalides les par. 7(1) et 8(1) ainsi que l’art. 10 de l’IRPA dans la mesure où ils sont incompatibles avec la Charte .  Comme une déclaration d’invalidité d’application immédiate priverait tous les citoyens de protection, contrairement aux objectifs de la Charte , elle aurait suspendu l’application de la déclaration d’invalidité pour une période d’un an afin de permettre à la législature d’harmoniser la Loi avec la Charte .

 

C.                Motifs supplémentaires de la Cour d’appel de l’Alberta concernant les dépens (1996), 184 A.R. 351

 

35.                     Le juge O’Leary (avec l’appui du juge McClung) a statué que les circonstances de l’espèce ne justifiaient pas une entorse à la règle habituelle consistant à adjuger les dépens à la partie qui a gain de cause.  Il a reconnu que la Cour d’appel avait un pouvoir discrétionnaire en la matière et que le caractère d’intérêt public de l’affaire pouvait être invoqué pour ne pas accorder les dépens à la partie qui a gain de cause.  Il a fait cependant remarquer que cette avenue avait été écartée dans certaines affaires.

 

36.                     Il a donc adjugé au ministère public les dépens de l’appel sur la base des frais entre parties, ce qui inclut tous les débours raisonnables, sauf les frais de déplacement et d’hébergement, ainsi que les honoraires pour la présentation d’observations écrites sur la question des dépens et celle des honoraires d’un deuxième avocat.

 


37.                     Le juge Hunt, dissidente, a fait observer que la décision de la Cour d’appel était partagée à deux contre un, que les trois juges avaient rédigé des motifs distincts et qu’une question de droit à la fois importante et nouvelle était en cause.  Elle a également relevé plusieurs affaires où aucuns dépens n’ont été adjugés, dont Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, et Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.

 

38.                     Le juge Hunt a convenu que les ressources de l’État ne devaient pas être tenues pour illimitées et que les ressources relatives des parties ne constituaient pas le facteur déterminant.  Elle a fait aussi valoir que, contrairement au niveau fédéral, l’Alberta n’était pas dotée d’un programme d’appui financier aux personnes qui saisissent les tribunaux de questions importantes liées à l’application de la Charte .  Il s’agissait en l’espèce non seulement d’une affaire sans précédent, mais également d’une affaire qui pouvait [traduction] «véritablement être qualifiée de cause type», c’est‑à‑dire que l’établissement de la règle elle‑même avait plus d’importance que son incidence sur les parties (à la p. 358).  Selon le juge Hunt, la question juridique soulevée comportait un [traduction] «important volet d’intérêt public» (à la p. 358).

 

39.                     Étant donné tous ces facteurs, le juge Hunt a conclu qu’il conviendrait de condamner les intimés (les appelants en cour d’appel) aux dépens, même s’ils avaient eu gain de cause en appel.  Cependant, les appelants (intimés en cour d’appel) en l’espèce n’ayant demandé qu’une ordonnance sans frais, telle est l’ordonnance qu’elle aurait rendue.

 

IV.  Les questions en litige

 

40.                     Les questions constitutionnelles énoncées par notre Cour sont les suivantes:

 


1.    Est‑ce que a) soit la décision de ne pas inclure l’orientation sexuelle, b) soit la non‑inclusion de l’orientation sexuelle, en tant que motif de discrimination illicite dans le préambule et dans les art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10 et 16(1) de l’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I‑2, et ses modifications, intitulée maintenant Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H‑11.7, a pour effet de nier les droits garantis par le par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés , ou d’y porter atteinte?

 

2.    Si la réponse à la question 1 est «oui», est‑ce que la négation ou l’atteinte peut être justifiée en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

41.                     Les parties ont également soulevé certaines questions relativement à la qualité pour agir, à l’application de la Charte  et à la réparation appropriée.

 

V.  L’analyse

 

A.  La qualité pour agir

 

42.                     Les appelants contestent la validité du préambule ainsi que celle des art. 3, 4 et 10 ainsi que des par. 2(1), 7(1), 8(1) et 16(1) de l’IRPA.  Les intimés dans le cadre du présent pourvoi font valoir que les appelants ne devraient avoir qualité pour agir qu’à l’égard des dispositions de l’IRPA qui se rapportent à l’emploi, savoir les par. 7(1) et 8(1) ainsi que l’art. 10, étant donné que les faits de l’affaire concernent la discrimination dans l’emploi.  Le procureur général du Canada va même plus loin en soutenant que la seule disposition pertinente en l’espèce est le par. 7(1), qui vise expressément la discrimination dans les pratiques en matière d’emploi.

 


43.                     L’avis de requête introductive d’instance produit par les appelants au greffe de la Cour du Banc de la Reine renvoie aux art. 3 et 4 ainsi qu’aux par. 2(1) et 7(1) de l’IRPA.  Pendant l’instruction, les appelants ont été autorisés à modifier leur demande afin d’y ajouter l’art. 10 qui avait été omis par inadvertance.  Pour rendre cette décision, le juge Russell a appliqué le critère établi dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, précité, pour déterminer s’il y avait lieu de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, et elle a conclu que les appelants avaient aussi qualité pour contester l’art. 10.  La formulation de cette conclusion donne à penser que les appelants avaient également qualité pour contester les autres dispositions de la Loi mentionnées dans l’avis de requête introductive d’instance.  Aucun motif ne justifie une remise en question de cette évaluation.

 

44.                     Dans l’arrêt Conseil canadien des Églises (à la p. 253), notre Cour a dit que trois aspects devaient être considérés:

 

Premièrement, la question de l’invalidité de la loi en question se pose‑t‑elle sérieusement?  Deuxièmement, a‑t‑on démontré que le demandeur est directement touché par la loi ou qu’il a un intérêt véritable quant à sa validité?  Troisièmement, y a‑t‑il une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour?

 

Je suis d’avis que ces critères sont respectés pour chacune des dispositions énumérées par les appelants (le préambule, les art. 3, 4 et 10, ainsi que les par. 2(1), 7(1), 8(1) et 16(1)).

 


45.                     Une question sérieuse est soulevée quant à la validité constitutionnelle de chacune de ces dispositions.  La question se pose substantiellement de la même façon pour toutes les dispositions où l’orientation sexuelle est exclue des motifs de distinction illicites.  La validité constitutionnelle du par. 7(1) ou des par. 7(1) et 8(1), ainsi que de l’art. 10, n’est pas davantage contestable que celle des autres dispositions relatives à la discrimination.  Les intimés prétendent qu’aucune question sérieuse n’est soulevée quant à la validité constitutionnelle du préambule et de l’art. 16 (qui énonce les attributions de la Human Rights Commission), car ceux‑ci ne confèrent aucune protection ni aucun avantage précis.  Certes, ces dispositions ne confèrent pas directement un avantage ou une protection, mais on peut soutenir qu’elles le font de façon indirecte.  Une omission dans ces dispositions pourrait bien avoir à tout le moins certains des effets d’une omission dans les autres dispositions, de sorte qu’elle soulève une question sérieuse sur le plan de la validité constitutionnelle.

 

46.                     En outre, M. Vriend et les autres appelants ont un intérêt véritable et valable à l’égard de l’ensemble des dispositions qu’ils cherchent à contester.  Monsieur Vriend, en tant que particulier, et les organisations appelantes ont un intérêt direct à l’égard de l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’ensemble des formes de discrimination.  La question en litige en l’occurrence est l’exclusion de l’orientation sexuelle comme motif ouvrant droit à la protection de la Loi et aux recours que celle‑ci prévoit pour la protection des droits de la personne.  Il ne s’agit pas d’un cas de discrimination dans l’emploi par opposition aux autres formes de discrimination exercées dans le secteur privé et visées par les dispositions législatives provinciales sur les droits de la personne.  Dans la mesure où la situation particulière de l’appelant M. Vriend et les faits de l’espèce sont pertinents pour établir quelles sont les questions soulevées par le pourvoi, c’est le non‑accès à la procédure relative aux plaintes présentées à l’Alberta Human Rights Commission qui est l’élément essentiel de la présente affaire, et non le congédiement de l’appelant par le King’s College.  Il appartient à la Human Rights Commission d’examiner les questions relatives au congédiement, lesquelles sont étrangères au présent pourvoi.  Il convient aussi de rappeler que M. Vriend n’est que l’un des quatre appelants.  Les trois autres sont des organisations qui s’intéressent généralement aux droits des homosexuels et à leur protection contre la discrimination dans tous les domaines.  Rien ne limite leur participation au présent pourvoi aux questions liées à l’emploi.

 


47.                     Pour ce qui concerne le troisième critère, la seule autre façon dont notre Cour pourrait être saisie de la question relativement aux autres dispositions serait d’attendre qu’une personne soit victime de discrimination fondée sur son orientation sexuelle en matière d’habitation, de consommation et de services, etc. et qu’elle conteste la validité de la disposition pertinente.  Ce serait non seulement peu rentable sur le plan des ressources judiciaires, mais également injuste pour les personnes en cause, parce qu’elles auraient à surmonter les obstacles que sont les délais, les frais et la vulnérabilité personnelle face à la discrimination.  Ce résultat ne saurait donner satisfaction.

 

48.                     Aussi, il importe de rappeler que toutes les dispositions se ressemblent beaucoup et que leur constitutionnalité ne dépend pas d’un contexte factuel particulier.  Le fait que les homosexuels ont été victimes de discrimination dans tous les aspects de leur vie est reconnu dans l’arrêt Egan, précité.  Il n’est donc vraiment pas nécessaire de produire des éléments de preuve supplémentaires quant aux dispositions relatives à la discrimination dans les autres domaines que l’emploi.

 

49.                     En conséquence, les appelants ont qualité pour contester la validité de toutes les dispositions mentionnées dans les questions constitutionnelles, soit le préambule, les art. 3, 4 et 10 ainsi que les par. 2(1), 7(1), 8(1) et 16(1) de l’IRPA.

 

B.  L’application de la Charte 

 

1.  Application de la Charte  à l’omission du législateur

 

50.                     L’article 32  de la Charte  soustrait‑il l’omission du législateur à l’application de l’art. 15?

 

51.                     Les intimés (les appelants dans le cadre du pourvoi incident) font valoir que, parce qu’il s’agit en l’espèce d’une omission du législateur, l’art. 15  de la Charte  ne devrait pas s’appliquer en vertu de l’art. 32.  Cette prétention ne saurait être acceptée.


 

52.                     Cette question est donc tranchée simplement en déterminant si l’objet de la contestation en l’espèce en est un auquel la Charte  s’applique en vertu de l’art. 32.  Les questions relatives à la nature de la décision prise par le législateur, à l’effet de cette décision et à son caractère neutre concernent plutôt l’analyse fondée sur l’art. 15.  Le critère préliminaire exige seulement qu’il s’agisse d’un «domaine relevant de [la] législature» lequel est le véritable sujet de l’analyse fondée sur la Charte .  À ce stade initial, aucune conclusion ne doit être tirée concernant la nature ou la validité de ce «domaine» ou de ce sujet.  Il ne faut pas accorder une trop grande importance à l’application du critère préliminaire, car cela pourrait bien soustraire inutilement des domaines importants à une véritable analyse fondée sur la Charte .

 

53.                     Une confusion supplémentaire résulte des arguments avancés relativement aux rôles respectifs du législateur et des tribunaux dans le cadre de l’analyse afférente à l’art. 32.  Selon ces arguments, les tribunaux doivent respecter la décision du législateur de ne pas adopter une disposition en particulier, et la portée de l’examen fondé sur la Charte devrait être limitée de façon qu’une telle décision ne puisse être contestée.  Je ne peux accepter cette thèse.  Outre la distinction très problématique faite entre l’action et l’inaction du législateur, cet argument vise à modifier substantiellement la nature des considérations relatives au respect dû au législateur dans le cadre d’une analyse fondée sur la Charte .  La retenue exercée à juste titre à l’égard des choix du législateur sera prise en compte d’abord pour décider si une limite est justifiée conformément à l’article premier et à nouveau pour déterminer la réparation qu’il convient d’accorder pour remédier à une violation de la Charte .  Mon collègue le juge Iacobucci approfondit ces questions dans ses motifs.

 


54.                     La notion de retenue judiciaire envers les choix du législateur ne devrait cependant pas servir à soustraire certains types de décisions d’ordre législatif à tout examen fondé sur la Charte .  Le juge McClung de la Cour d’appel de l’Alberta a critiqué l’application de la Charte  à l’omission du législateur, qu’il voit comme un empiétement du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif.  Il s’est dit opposé à ce que les juges dictent les lois provinciales sous prétexte d’examen constitutionnel.  À son avis, la décision du législateur de ne pas légiférer dans un domaine qui relève de sa compétence, spécialement un domaine controversé, devrait échapper à tout examen judiciaire:  [traduction] «La législature provinciale qui opte pour le silence n’a pas à suivre la ligne tracée par la Charte .  Sur le plan constitutionnel, elle n’a pas à suivre du tout. [. . .]  Les provinces n’ont pas souscrit à la Charte canadienne des droits et libertés  pour autoriser le gouvernement fédéral à établir des lois en leur lieu et place, mais seulement pour assujettir celles‑ci à certaines exigences une fois qu’elles sont promulguées ‑‑ si toutefois elles le sont» (pp. 25 et 28).

 


55.                     Plusieurs éléments peuvent être avancés pour réfuter cette proposition.  Premièrement, la contestation constitutionnelle vise en l’espèce une loi dûment promulguée.  Que la portée trop limitative de l’IRPA soit en cause ne change rien au fait qu’en l’occurence, l’examen fondé sur la Charte  porte sur l’acte législatif.  En outre, le libellé de l’art. 32 n’a pas pour effet de limiter l’application de la Charte  aux actions positives qui empiètent sur des droits ou à l’exercice abusif d’un pouvoir, comme le juge McClung semble le laisser entendre.  Je reviendrai sur ces questions un peu plus loin.  Je tiens à signaler à ce stade‑ci que les motifs du juge McClung impliquent également une remise en question plus fondamentale du rôle des tribunaux sous le régime de la Charte , à laquelle il faut réagir.  Mon collègue le juge Iacobucci se penche sur la question dans ses motifs, et il n’y a pas lieu de reprendre ici l’analyse qu’il en fait.  Toutefois, il peut être utile, à ce moment‑ci, de clarifier le rôle des tribunaux appelés à se prononcer sur une omission du législateur contestée sur le fondement de la Charte .

 

56.                     On prétend que le présent pourvoi constitue un affrontement entre le pouvoir des législatures démocratiquement élues d’adopter les lois qu’elles jugent appropriées et celui des tribunaux d’invalider ces lois ou de prescrire l’intégration de certains éléments à celles‑ci.  Il s’agit d’une façon trompeuse et erronée de présenter le litige.  Ce ne sont tout simplement pas les tribunaux qui imposent des limites au législateur, mais bien la Constitution, que les tribunaux doivent interpréter.  Il en est nécessairement ainsi dans toutes les démocraties constitutionnelles.  Les citoyens doivent avoir le droit de contester les lois qui outrepassent à leur avis les pouvoirs d’une législature.  Lorsqu’un tel recours est dûment exercé, les tribunaux sont constitutionnellement tenus de trancher.  On prétend toutefois que la présente affaire se distingue parce que la contestation porte essentiellement sur le fait que le législateur n’a pas accordé la protection d’une loi à un groupe de personnes en particulier.  Les tenants de cette théorie tiennent pour acquis que seule l’action positive, par opposition à l’omission, peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte .  Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime qu’une telle distinction n’a aucun fondement juridique.  Dans toute affaire, y compris en l’espèce, les tribunaux ont l’obligation de déterminer si la contestation est justifiée.  Contrairement à ce qu’a laissé entendre le juge McClung, il ne s’agit pas pour les tribunaux d’imposer leur vision de la législation «idéale», mais bien de déterminer la constitutionnalité de l’action ou de l’omission du législateur qui est attaquée.

 


57.                     La proposition du juge McClung selon laquelle l’intervention des tribunaux est inopportune en l’espèce s’appuie sur le postulat voulant que le «silence» du législateur soit «neutre» en l’occurrence.  Or, les questions que soulève la prétendue neutralité ne peuvent être analysées que dans le contexte de l’art.15, à défaut de quoi on ne saurait dire si l’omission est neutre ou non.  La neutralité ne peut être présumée, sinon l’omission échapperait à l’examen judiciaire fondé sur la Charte .  Les appelants ont contesté la loi pour le motif qu’elle viole la Constitution du Canada, et les tribunaux doivent statuer sur leurs allégations.  Si, comme le soutiennent les appelants, l’IRPA prive certaines personnes des avantages et de la protection qu’elle accorde à d’autres et ce, d’une façon qui va à l’encontre des droits à l’égalité garantis par la Charte , les tribunaux n’ont d’autre choix que de rendre un jugement en ce sens.  Se soustraire à cette obligation compromettrait la Constitution et la primauté du droit.

 

58.                     Examinons maintenant les points essentiels de la thèse des intimés sur la question.

 

59.                   Les intimés prétendent que le choix délibéré de ne pas légiférer ne doit pas être assimilé à une action gouvernementale et, par conséquent, ne peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte .  Cette thèse ne saurait être retenue.  Les intimés font valoir qu’il doit y avoir un certain «exercice» du pouvoir dans un «domaine visé à l’art. 32» pour que la Charte  s’applique à la décision de la législature.  Or, ni le libellé de l’art. 32 ni la jurisprudence relative à l’application de la Charte  n’exigent une telle limitation du champ d’application de la Charte .

 


60.                   L’alinéa 32(1)b) dit que la Charte  s’applique «à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature».  Rien n’indique qu’une action positive empiétant sur des droits soit nécessaire; en fait, l’alinéa parle uniquement des domaines relevant de cette législature.  Dianne Pothier a fait remarquer à juste titre que l’art. 32 est [traduction] «rédigé d’une manière assez générale pour viser les obligations positives du législateur, de telle sorte que la Charte  s’appliquera même lorsque le législateur refuse d’exercer son pouvoir» («The Sounds of Silence:  Charter Application when the Legislature Declines to Speak» (1996), 7 Forum constitutionnel 113, à la p. 115).  L’application de la Charte  n’est pas limitée aux cas où par son action le gouvernement empiète sur des droits.

 

61.                   La constitutionnalité de l’IRPA est contestée pour le motif qu’elle ne protège pas des droits garantis par la Charte , c’est‑à‑dire en raison de sa portée trop limitative.  Le seul fait que la Loi soit contestée pour sa portée trop limitative ne devrait pas nécessairement rendre la Charte  inapplicable.  Si l’omission n’était pas assujettie à la Charte , la loi trop limitative, rédigée de façon à simplement omettre une catégorie plutôt qu’à l’exclure expressément, serait à l’abri de toute contestation fondée sur la Charte .  Si ce point de vue était jugé valable, la forme et non le fond déterminerait si la loi peut être contestée, ce qui serait illogique, mais surtout injuste.  Par conséquent, lorsque, comme en l’espèce, la contestation vise une loi adoptée par la législature qui est trop limitative en raison d’une omission, l’art. 32 ne devrait pas être interprété comme faisant obstacle à l’application de la Charte .

 

62.                   L’on pourrait également soutenir, en l’espèce, que la décision délibérée d’omettre l’orientation sexuelle dans les dispositions de l’IRPA est un «acte» du législateur à laquelle la Charte devrait s’appliquer.  Les mesures concrètes et réfléchies que le gouvernement a prises pour faire en sorte que les victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ne puissent présenter une plainte à la Human Rights Commission étayent cet argument qui n’en est que plus convaincant.  Cependant, il n’est pas nécessaire de l’invoquer pour arriver à la conclusion que la Charte  s’applique.

 


63.                   Il est également inutile de se demander si un gouvernement pourrait à juste titre faire l’objet d’une contestation fondée sur l’art. 15  de la Charte  parce qu’il n’a pas agi du tout, par opposition à un cas où, comme en l’espèce, il a agi d’une manière trop limitative.  Notre Cour a statué que certaines dispositions de la Charte , notamment celles qui portent sur les droits d’une minorité linguistique (art. 23), imposent en effet à un gouvernement l’obligation positive de prendre des mesures pour assurer le respect de ces droits (voir Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, à la p. 393, et Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, aux pp. 862, 863 et 866).

 

64.                   Il n’a pas été nécessaire jusqu’ici de déterminer si dans d’autres contextes la Charte  pouvait faire peser sur le législateur provincial ou fédéral, des obligations positives, de telle sorte que le fait de ne pas légiférer pourrait être contesté en vertu de la Charte .  Cette possibilité a cependant été envisagée, sans être écartée, dans certaines affaires.  Par exemple, dans l’arrêt McKinney, le juge Wilson a fait la remarque incidente suivante:  «il n’est pas évident en soi que le gouvernement ne pourrait être reconnu coupable de violation de la Charte  pour avoir omis d’agir» (p. 412).  Dans l’arrêt Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, à la p. 1038, s’exprimant au nom de la majorité et s’appuyant sur les observations du juge en chef Dickson dans l’arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, le juge L’Heureux‑Dubé laisse entendre que la Charte  pourrait, dans certaines situations, imposer au gouvernement l’obligation positive de prendre des mesures concrètes.  Enfin, dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, s’exprimant au nom de notre Cour, le juge La Forest laisse sans réponse la question de savoir si la Charte  pourrait obliger l’État à prendre des mesures concrètes (au par. 73).  Toutefois, il n’est ni nécessaire ni opportun d’examiner cette vaste question en l’espèce.

 


2.  L’application de la Charte  à l’activité privée

 

65.                   Les intimés soutiennent en outre qu’appliquer la Charte  à l’IRPA ce serait réglementer une activité privée.  Comme il a été décidé que la Charte  ne s’applique pas aux activités privées (SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530; McKinney, précité), les intimés font valoir qu’il serait inapproprié d’appliquer la Charte  en l’espèce.  Cet argument ne peut être accepté.  Appliquer la Charte  à l’IRPA ce n’est pas appliquer la Charte  à une activité privée.  Il est vrai que l’IRPA vise des activités privées et, par conséquent, elle a une «incidence» sur de telles activités.  Mais il ne s’ensuit pas que cette incidence indirecte devrait soustraire l’IRPA à l’application de la Charte .  Il serait inacceptable qu’une loi échappe à l’examen fondé sur la Charte  pour le seul motif qu’elle régit des activités privées.

 

66.                          L’argumentation des intimés ne fait aucune distinction entre l’«activité privée» et la «loi qui régit l’activité privée».  La première n’est pas assujettie à la Charte , mais la seconde l’est manifestement.  Le présent pourvoi porte sur une loi qui régit des activités privées.  Il s’apparente à l’affaire McKinney, où le juge La Forest, au nom de la majorité de notre Cour, a dit qu’«[i]l n’y a aucun doute que puisque le [Human Rights] Code est une loi, la Charte  s’y applique» (p. 290).  Cette conclusion s’applique à la situation considérée en l’espèce.  La présente contestation constitutionnelle porte sur l’IRPA, qui a été adoptée par la législature albertaine, et non sur les actes du King’s College ou d’une autre personne ou entité privée, ce qui, selon moi, est suffisant pour rejeter les prétentions des intimés à cet égard.

 


C.  Le paragraphe 15(1)

 

1.  Façon d’appliquer le par. 15(1)

 

67.                   Les droits garantis par le par. 15(1)  de la Charte  sont fondamentaux pour le Canada.  Ils reflètent les rêves les plus chers, les espérances les plus élevées et les aspirations les plus nobles de la société canadienne.  L’adoption du suffrage universel a eu pour effet de reconnaître, jusqu’à un certain point, l’importance de l’individu.  En adoptant le par. 15(1), dont les dispositions ont une large portée et se caractérisent par un grand souci de justice fondamentale, le Canada a franchi une autre étape dans la reconnaissance de l’importance fondamentale et de la dignité inhérente de chacun.  Cette démarche est non seulement louable, mais essentielle à la réalisation d’un objectif admirable:  le droit de chacun à la dignité.  C’est le moyen d’inspirer aux Canadiens un sentiment de fierté.  Pour qu’il y ait égalité, la valeur et l’importance intrinsèques de chaque individu doivent être reconnues sans égard à l’âge, au sexe, à la couleur, aux origines ou à d’autres caractéristiques de la personne.  Cette reconnaissance devrait alors susciter chez tous les Canadiens un sentiment de dignité et de valorisation tout en leur inspirant la plus grande fierté et la satisfaction d’appartenir à une grande nation.

 

68.                   Presque intuitivement, tous comprennent la notion et le principe de l’égalité et y sont attachés.  Il est facile de louer l’égalité comme le fondement d’une société juste qui permet à chacun de vivre dans la dignité et l’harmonie au sein de la collectivité.  La difficulté consiste à la réaliser concrètement.  Si difficile soit‑il, cet objectif mérite qu’on livre une rude bataille pour l’atteindre.  Ce n’est que dans un contexte d’égalité réelle que la fraternité et l’harmonie peuvent exister.  C’est alors que chacun peut véritablement vivre dans la dignité.

 


69.                          Il est facile de dire que quiconque «nous» ressemble a droit à l’égalité.  Chacun de vous trouve cependant plus difficile de soutenir que les gens «différents», sous un aspect ou un autre, doivent jouir des mêmes droits à l’égalité que nous.  Pourtant, dès que nous affirmons qu’un groupe énuméré au par. 15(1) ou un groupe analogue ne mérite pas la même protection et le même bénéfice de la loi, ou n’en est pas digne, toutes les minorités et toute la société canadienne se trouvent avilies.  Il est si simple, en apparence, mais tellement préjudiciable, de dire de ceux qui ont une déficience ou dont la race, la religion, la couleur ou l’orientation sexuelle est différente qu’ils sont moins dignes d’estime.  Or, lorsque l’égalité prévue à l’art. 15 est niée à un groupe visé ou à un groupe analogue, c’est l’égalité de chacune des autres minorités qui est menacée.  Notre Constitution garantit le droit à l’égalité.  La reconnaissance de ce droit aux minorités aurait pu, dans le passé, éviter les trop nombreuses tragédies qui ont ponctué l’histoire.  Il ne faut jamais oublier que la discrimination est l’antithèse de l’égalité et que c’est la reconnaissance de l’égalité qui assure la dignité de chacun.

 

70.                   Comment, dès lors, l’analyse fondée sur l’art. 15 doit‑elle être effectuée?  Dans l’arrêt Egan, la méthode comportant deux étapes employée dans les arrêts Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, et R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, est résumée et décrite comme suit (aux par. 130 et 131):

 

La première [étape] consiste à déterminer si, en raison de la distinction créée par la disposition contestée, il y a eu violation du droit d’un plaignant à l’égalité devant la loi, à l’égalité dans la loi, à la même protection de la loi et au même bénéfice de la loi.  À cette étape de l’analyse, il s’agit principalement de vérifier si la disposition contestée engendre, entre le plaignant et d’autres personnes, une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles.

 


Les distinctions créées par les lois n’emportent pas toutes discrimination.  C’est pourquoi il faut, à la seconde étape, déterminer si la distinction ainsi créée donne lieu à une discrimination.  À cette fin, il faut se demander, d’une part, si le droit à l’égalité a été enfreint sur le fondement d’une caractéristique personnelle qui est soit énumérée au par. 15(1), soit analogue à celles qui y sont énumérées et, d’autre part, si la distinction a pour effet d’imposer au plaignant des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres.

 

Le juge McLachlin adopte une méthode semblable dans l’arrêt Miron (aux par. 128):

 

L’analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes.  Premièrement, le demandeur doit démontrer qu’il y a eu négation de son droit «à la même protection» ou «au même bénéfice» de la loi qu’une autre personne.  Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination.  À cette seconde étape, pour établir qu’il y a discrimination, le demandeur doit prouver que la négation repose sur l’un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal est fondé sur l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe.

 

 

71.                          Dans les arrêts Miron et Egan, le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier et Major ont apporté un tempérament dont l’arrêt Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 (au par. 64), dit qu’il «met l’accent sur la pertinence d’une distinction par rapport à l’objet du texte de loi, lorsque cet objet n’est pas lui‑même discriminatoire, et elle reconnaît que certaines distinctions ne sont pas visées par l’art. 15».  Cette méthode est dans une certaine mesure compatible avec l’idée que la discrimination comporte habituellement l’attribution de caractéristiques stéréotypées aux membres d’un groupe énuméré ou analogue.

 

72.                          Toutefois, notre Cour a par la suite précisé que la discrimination ne résulte pas seulement de «l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe», bien que celle‑ci puisse être observée dans de nombreux cas de discrimination.  Comme le dit le juge Sopinka dans l’arrêt Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, aux par. 66 et 67:

 


. . . le par. 15(1)  de la Charte  a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées.

 

Certains des motifs illicites visent principalement à éliminer la discrimination par l’attribution de caractéristiques fausses fondées sur des attitudes stéréotypées se rapportant à des conditions immuables comme la race ou le sexe.  [. . .] L’autre objectif, tout aussi important, vise à tenir compte des véritables caractéristiques de ce groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société, et à les accommoder en conséquence.

 

 

73.                          Ces méthodes préconisées relativement à l’analyse fondée sur le par. 15(1) ont été résumées et adoptées dans des arrêts ultérieurs, p. ex. Eaton, précité (au par. 62), Benner, précité (au par. 69), et plus récemment, Eldridge.  Dans ce dernier arrêt, le juge La Forest a dit ce qui suit au nom de notre Cour (au par. 58):

 

Bien que notre Cour n’ait pas adopté une approche uniforme à l’égard de cette disposition, il y a un large accord général sur le cadre d’analyse général:  voir Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, au par. 62, Miron et Egan, précités.  La personne qui allègue une violation du par. 15(1) doit d’abord établir que, en raison d’une distinction faite entre elle et d’autres personnes, elle est privée de la «même protection» ou du «même bénéfice» de la loi.  En deuxième lieu, elle doit démontrer que cette privation constitue une discrimination fondée sur l’un des motifs énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue.

 

 

74.                   Dans la présente espèce, comme dans les affaires Eaton, Benner et Eldridge, toute différence pouvant exister quant à la méthode à employer relativement au par. 15(1) ne modifie en rien le résultat, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder.  Les exigences essentielles établies dans ces affaires sont respectées si l’on se demande premièrement s’il y a une distinction entraînant la négation du droit à l’égalité devant la loi ou dans la loi ou la négation du droit à la même protection ou au même bénéfice de la loi et, deuxièmement, si cette négation constitue une discrimination fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) ou sur un motif analogue.


 

2.  L’IRPA établit une distinction entre le plaignant et d’autres personnes sur le fondement d’une caractéristique personnelle et, à cause de cette distinction, elle prive le plaignant du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi

 

a)  L’IRPA établit‑elle une distinction?

 

75.                   Les intimés prétendent que, l’IRPA omettant simplement de mentionner l’orientation sexuelle, on ne peut conclure que ce «silence neutre» crée une distinction.  Ils font valoir que l’IRPA assure tant aux hétérosexuels qu’aux homosexuels une protection entière contre la discrimination fondée sur les motifs qu’elle prévoit de sorte qu’aucune distinction n’est établie et, partant, aucune discrimination n’est exercée.  Selon eux, si une distinction est établie sur le fondement de l’orientation sexuelle, elle est imputable à la société, et non à l’IRPA.

 

76.                   Ces arguments ne peuvent être acceptés.  Ils sont fondés sur la notion «étroite et peu généreuse» de l’égalité que mentionne Eldridge (au par. 73).  Il est bien établi qu’un traitement identique ne constitue pas toujours un traitement égal (voir notamment l’arrêt Andrews, précité, à la p. 164).  Il est également clair que la formulation d’une exclusion ne devrait pas en masquer la nature de telle sorte que des exclusions libellées différemment soient traitées différemment.  Par exemple, dans l’arrêt Schachter, à la p. 698, cette question est examinée dans le contexte de la réparation à accorder et l’arrêt Knodel c. British Columbia (Medical Services Commission) (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 356 (C.S.), est cité, aux pp. 384 et 385:

 


[traduction] Lorsque l’État établit une distinction entre deux catégories de personnes, A et B, [. . .] la façon dont la disposition législative ou la loi est rédigée n’est pas pertinente sur le plan constitutionnel; c.‑à‑d. qu’il importe peu que la loi visée dispose:  (1) A a droit aux bénéfices ou (2) tous ont droit aux bénéfices, sauf B.  Dans les deux cas, le résultat est le même pour les membres du groupe B.

 

77.                   Les intimés concèdent que si les homosexuels étaient complètement exclus de la protection de l’IRPA, c’est-à-dire si elle ne les protégeait contre aucun des motifs de distinction qu’elle énumère, il y aurait discrimination.  Manifestement, il s’agirait d’une discrimination des plus insignes.  Il est vrai que les homosexuels ne sont pas entièrement exclus de la protection de l’IRPA.  Ils peuvent en effet réclamer cette protection pour certains motifs.  Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de discrimination.  Par exemple, le fait qu’une homosexuelle et qu’une hétérosexuelle aient toutes deux le droit de déposer une plainte de discrimination fondée sur le sexe ne signifie pas qu’elles jouissent d’une protection égale sous le régime de la Loi.  Les homosexuels sont toujours privés de protection contre la discrimination fondée sur le motif le plus susceptible de revêtir pour eux la plus grande importance, soit l’orientation sexuelle.

 

78.                   Les intimés tentent également d’établir une distinction entre la présente espèce et les arrêts McKinney et Blainey, précités.  Dans Blainey, la loi ontarienne sur les droits de la personne interdisait la discrimination fondée sur le sexe, mais l’autorisait expressément au sein des organisations sportives.  De même, dans McKinney, la loi incriminée interdisait la discrimination fondée sur l’âge, mais en matière d’emploi; l’«âge» était défini comme étant la période comprise entre 18 et 65 ans, ce qui privait les travailleurs âgés du bénéfice de la loi en raison de leur âge.  Dans les deux cas, le tribunal a conclu que la loi violait le par. 15(1).

 


79.                   Selon les intimés, dans ces cas, le gouvernement ayant décidé d’assurer une protection, il devait le faire d’une façon non discriminatoire, mais en l’espèce, il y a lieu d’établir une distinction puisque l’IRPA est muette au sujet de l’orientation sexuelle.  Le fait que le texte législatif limite explicitement la protection prévue (en l’accordant à certaines personnes au sein d’une catégorie, comme dans McKinney, ou en excluant un type particulier de discrimination, comme dans Blainey) ne permet à lui seul de déterminer si la loi établit une distinction.  En l’espèce aussi, une protection partielle est accordée, bien que l’exclusion ou la limitation du régime de protection revête une forme différente de celles considérées dans les arrêts McKinney et Blainey.  La protection contre la discrimination est assurée par le gouvernement, au moyen de l’IRPA, mais seulement à certains groupes.

 

80.                   Si le simple silence de l’IRPA suffisait à la soustraire à l’examen fondé sur le par. 15(1), le législateur pourrait facilement contourner les objectifs de cette disposition en rédigeant des textes législatifs qui ne mentionne pas à dessein les groupes exclus.  Ce serait faire fi de la reconnaissance, par notre Cour, du principe voulant qu’une loi trop limitative puisse être discriminatoire, lequel a été énoncé très clairement par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, à la p. 1240.  S’exprimant au nom de la Cour, il a dit:  «La couverture sélective constitue peut‑être simplement un moyen détourné de permettre la discrimination».

 

81.                          Il est évident que l’IRPA, en raison de sa portée trop limitative, établit effectivement une distinction et ce, sous deux rapports différents simultanément.  Premièrement, une distinction est créée entre les homosexuels, d’une part, et les autres groupes défavorisés qui bénéficient de la protection de l’IRPA, d’autre part.  Les homosexuels ne jouissent même pas d’une égalité formelle par rapport aux groupes protégés, puisque, ceux-ci sont explicitement inclus alors que les homosexuels ne le sont pas.

 


82.                          Deuxièmement, une distinction encore plus fondamentale, selon moi, est créée entre homosexuels et hétérosexuels.  Elle peut être plus difficile à déceler parce qu’il y a en apparence une certaine égalité formelle:  les homosexuels ont un même droit à la protection de l’IRPA que les hétérosexuels dans la mesure où ils peuvent saisir la commission d’une plainte de discrimination fondée sur l’un des motifs actuellement énumérés.  Cependant, compte tenu de la réalité sociale de la discrimination exercée contre les homosexuels, l’exclusion de l’orientation sexuelle a de toute évidence un effet disproportionné sur ces derniers par comparaison avec les hétérosexuels.  En raison de son caractère trop limitatif, l’IRPA nie donc aux homosexuels le droit à l’égalité réelle.  Cela est fort bien expliqué par W. N. Renke dans «Case Comment: Vriend v. Alberta: Discrimination, Burdens of Proof, and Judicial Notice» (1996), 34 Alta. L. Rev. 925, aux pp. 942 et 943:

 

[traduction] Si hétérosexuels et homosexuels étaient également victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ni les uns ni les autres ne pourraient se plaindre d’injustice si l’IRPA ne conférait aucun recours à l’égard de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  Les personnes appartenant à un groupe seraient traitées comme celles faisant partie de l’autre.  Cependant, lorsque la discrimination est exercée presque exclusivement contre les personnes ayant une orientation sexuelle donnée, l’absence de recours légaux dans le cas de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle a un effet différent.  L’absence de recours n’a aucune incidence réelle sur les hétérosexuels, puisqu’ils n’ont aucun motif de plainte concernant l’orientation sexuelle.  Elle a par contre un effet véritable sur les homosexuels, car ils sont les victimes de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  En outre, l’hétérosexuel peut, au besoin, invoquer tous les motifs de discrimination actuellement énumérés dans la Loi.  Il est vrai que c’est également le cas pour l’homosexuel, mais il se peut que la seule discrimination exercée contre lui soit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  Il n’aurait aucun recours contre ce type de discrimination.  Dans cette optique, l’IRPA établit bel et bien une distinction entre homosexuels et hétérosexuels.

 


Voir également Pothier, loc. cit., à la p. 119.  Il est possible qu’un hétérosexuel soit victime de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  Mais cela risque beaucoup moins de se produire que la discrimination contre un homosexuel pour le même motif.  Il appert donc qu’une nette distinction est créée par l’effet disproportionné qu’a l’exclusion de ce motif dans l’IRPA.

 

83.                   La présente espèce s’apparente à certains égards à la récente affaire Eldridge, précitée, où notre Cour a confirmé à l’unanimité que l’égalité doit être réelle, et non seulement formelle.  Cet arrêt établit également qu’une omission du législateur peut porter atteinte à l’égalité réelle.  Le principe est expliqué comme suit aux par. 60 et 61:

 

La seule question à trancher en l’espèce est donc de savoir si les appelants ont droit au «même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination» aux termes du par. 15(1)  de la Charte .  À première vue, le régime d’assurance‑maladie de la Colombie‑Britannique s’applique d’une manière égale aux entendants et aux personnes atteintes de surdité.  Il ne fait pas de «distinction» explicite fondée sur la déficience en accordant un traitement différent aux personnes atteintes de surdité.  Tant ces dernières que les entendants ont droit de recevoir certains services médicaux gratuitement.  Les appelants prétendent néanmoins que l’absence de financement pour les services d’interprètes gestuels les empêche de bénéficier du régime établi par la loi dans la même mesure que les entendants.  Autrement dit, ils invoquent la discrimination découlant d’«effets préjudiciables».

 

Notre Cour a statué de façon constante que le par. 15(1)  de la Charte  protège contre ce type de discrimination.  [. . .] Le paragraphe 15(1), a statué la Cour [dans Andrews], vise à assurer une certaine égalité matérielle et non simplement formelle.

 


84.                   Enfin, la prétention des intimés selon laquelle la distinction n’est pas établie par la loi, mais existe en fait indépendamment de celle‑ci dans la société, ne peut être acceptée.  Il est évidemment vrai que les homosexuels sont victimes de discrimination dans la société.  La réalité de cette discrimination cruelle et déplorable est reconnue dans l’arrêt Egan.  Cet état de fait fournit le contexte dans lequel la distinction législative contestée en l’espèce doit être analysée.  La réalité de la discrimination sociale dont les homosexuels sont victimes montre que l’IRPA établit une distinction qui nie à ces personnes le droit à la même protection de la loi en les excluant alors même qu’elles ont un pressant besoin de protection à cause de la discrimination exercée contre elles dans la société.  Il n’est pas nécessaire de conclure que la loi crée la discrimination qui a cours dans la société pour déterminer qu’elle établit une distinction potentiellement discriminatoire.

 

85.                   Les intimés tentent de distinguer la présente espèce de l’arrêt Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183, mais le raisonnement qu’ils avancent rappelle beaucoup le point de vue adopté dans cette affaire.  (Voir S. K. O’Byrne et J. F. McGinnis, «Case Comment:  Vriend v. Alberta: Plessy Revisited:  Lesbian and Gay Rights in the Province of Alberta» (1996), 34 Alta. L. Rev. 892, aux pp. 920 à 922.) Dans cet arrêt, il a été décidé que la fixation d’une période de référence plus longue pour l’obtention des prestations d’assurance‑chômage en cas de grossesse n’était pas discriminatoire, car elle s’appliquait à toutes les personnes enceintes, et le fait que cette catégorie n’inclut que des femmes était attribuable à une distinction établie par la nature, non par la loi.  Ce raisonnement a été rejeté catégoriquement depuis lors (voir, p. ex., l’arrêt Brooks).  Dans l’arrêt Eldridge, elle a aussi rejeté de manière énergique l’argument voulant qu’une loi trop limitative ne soit pas discriminatoire parce que l’inégalité existe indépendamment de l’avantage que confère l’État (aux par. 68 et 69).

 

86.                   L’omission de l’orientation sexuelle dans les motifs de distinction interdits par l’IRPA crée une distinction fondée sur l’orientation sexuelle.  Ce «silence» de l’IRPA en ce qui concerne la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle n’est pas «neutre».  Les homosexuels sont traités différemment d’autres groupes défavorisés et des hétérosexuels.  Ceux‑ci, contrairement aux homosexuels, sont protégés contre la discrimination fondée sur des motifs susceptibles de les concerner.

 


b)  La négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi

 

87.                   Il appert que l’omission du législateur crée une distinction et que cette distinction emporte la négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi.  C’est l’exclusion de l’orientation sexuelle des motifs de distinction interdits par l’IRPA qui prive les homosexuels du droit à la même protection et au même bénéfice de la Loi et ce, de deux manières importantes.  Les homosexuels ne sont pas visés par l’énoncé de politique du gouvernement contre la discrimination, et on leur refuse l’accès aux recours permettant d’obtenir réparation en application de la Loi.

 

88.                   Par conséquent, en raison de l’omission du législateur ou de la portée trop limitative de l’IRPA, celle-ci nie aux homosexuels le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi sur le fondement d’une caractéristique personnelle, à savoir l’orientation sexuelle.

 

3.  La négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi constitue une discrimination contraire au par. 15(1)

 


89.                   Dans l’arrêt Egan, notre Cour a dit que deux aspects sont pertinents aux fins de déterminer si la distinction créée par une loi constitue une discrimination.  Premièrement, il faut se demander «si le droit à l’égalité a été enfreint sur le fondement d’une caractéristique personnelle qui est soit énumérée au par. 15(1), soit analogue à celles qui y sont énumérées».  Deuxièmement, il faut se demander si «la distinction a pour effet d’imposer au plaignant des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres» (par. 131).  Notre Cour a également dit qu’une distinction est discriminatoire lorsqu’elle est «susceptible de favoriser ou de perpétuer l’opinion que les individus lésés par cette distinction sont moins capables ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération» (Egan, au par. 56, le juge L’Heureux‑Dubé).  On peut également se demander si le traitement inégal se fonde sur «l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe» (Miron, au par. 128, le juge McLachlin).

 

a)  Le droit à l’égalité est nié sur le fondement d’une caractéristique personnelle analogue à celles énumérées au par. 15(1)

 

90.                   Dans l’arrêt Egan, il a été décidé, en raison des «désavantages sociaux, politiques et économiques» dont souffrent les homosexuels, de l’émergence d’un consensus législatif (au par. 176) et des décisions judiciaires antérieures (au par. 177), que l’orientation sexuelle constitue un motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1).  L’orientation sexuelle est «une caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’à un prix personnel inacceptable» (par. 5).  Elle est analogue aux autres caractéristiques personnelles énumérées au par. 15(1), de sorte que ce volet du critère est respecté.

 

91.                   Il a été souligné, par exemple, par le juge Iacobucci dans l’arrêt Benner, au par. 69:

 

Lorsque la négation du droit en cause est fondée sur l’un des motifs expressément énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue, elle sera généralement jugée discriminatoire, bien qu’il puisse évidemment y avoir des exceptions:  voir, par exemple, Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872.

 

Pourrait donc être tenue pour discriminatoire la négation du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi fondée sur le motif analogue de l’orientation sexuelle.  Cependant, d’autres facteurs appuient en l’espèce cette conclusion.


b) La distinction a pour effet d’imposer des fardeaux ou des désavantages non imposés à d’autres et d’empêcher l’accès aux avantages offerts à d’autres.

 

(i)  Objet discriminatoire

 

92.                   Les appelants et plusieurs des intervenants font valoir que l’objet que cherchait à atteindre le gouvernement albertain en excluant l’orientation sexuelle est lui‑même discriminatoire.  Les appelants prétendent qu’en décidant délibérément de ne pas prévoir l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite le gouvernement cherchait à nier que les homosexuels sont ou ont été victimes de discrimination ou, subsidiairement, à nier que les homosexuels soient dignes d’être protégés contre la discrimination.  Il s’agit selon eux d’un objet discriminatoire.  Pour leur part, les intimés font valoir l’insuffisance de la preuve concernant l’intention discriminatoire délibérée du gouvernement.

 


93.                   Il n’est pas nécessaire, toutefois, de statuer sur l’existence d’une preuve établissant l’objet discriminatoire que cherche à réaliser le gouvernement provincial. Il est bien établi que la preuve d’une intention discriminatoire odieuse n’est pas nécessaire pour conclure à l’existence d’une discrimination (voir, p. ex., Turpin, précité, et, plus récemment, l’arrêt Eldridge, au par. 62).  Même une discrimination involontaire peut contrevenir à la Charte .  Dans toute affaire relative à l’application de celle‑ci, un objet inconstitutionnel ou un effet inconstitutionnel peuvent l’un et l’autre suffire à rendre la loi contestée invalide (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 331).  Par conséquent, la preuve qu’un objet discriminatoire était poursuivi en l’espèce fournirait simplement un motif supplémentaire de conclure que la loi est discriminatoire, elle ne serait pas nécessaire pour fonder une telle conclusion.  Dans la présente affaire, les effets discriminatoires de la loi considérée suffisent en eux‑mêmes pour établir l’existence de la discrimination.

 

(ii)  Effets discriminatoires de l’exclusion

 

94.                   Les effets de l’exclusion de l’orientation sexuelle des motifs ouvrant droit à la protection prévue par l’IRPA doivent être considérés dans le contexte de la nature et de l’objet du texte législatif.  L’IRPA crée un régime général et complet pour la protection des individus contre la discrimination dans le secteur privé.  Son préambule énumère comme suit les objets et les principes qui la sous‑tendent:

 

[traduction]

 

ATTENDU QUE la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de chacun constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde;

 

ATTENDU QUE l’Alberta reconnaît qu’il est fondamental et dans l’intérêt public que chacun jouisse de la même dignité et des mêmes droits sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance ou au lieu d’origine;

 

ATTENDU QU’il est opportun que ce principe soit consacré par la législature de l’Alberta au moyen d’un texte législatif garantissant ces droits de la personne . . .

 

95.                   L’objectif louable de la loi est donc d’affirmer et de mettre en {oe}uvre le principe selon lequel chacun jouit de la même dignité et des mêmes droits.  La discrimination est interdite dans un certain nombre de domaines et sur le fondement de motifs de plus en plus nombreux.

 


96.                   Le fait que la Loi établit un régime complet doit être pris en considération dans l’analyse de l’effet qu’a l’exclusion d’un motif de distinction illicite.  Ce n’est pas comme si la législature avait simplement choisi de s’attaquer à un type de discrimination en particulier.  En pareil cas, il aurait pu être acceptable de ne viser que ce type de discrimination, et pas les autres.  C’est la situation à laquelle fait allusion, je crois, le juge L’Heureux‑Dubé dans les remarques incidentes formulées dans son opinion dissidente dans l’arrêt McKinney (à la p. 436):  «j’estime que si les provinces choisissaient d’adopter des lois sur les droits de la personne qui n’interdisent que la discrimination fondée sur le sexe et non sur l’âge, on ne pourrait dire que ces lois violent la Charte ».  Le juge McClung de la Cour d’appel de l’Alberta a estimé que ces remarques liaient la cour et l’obligeaient à accueillir l’appel.  En toute déférence, je crois qu’il a été induit en erreur.  Ces remarques avaient trait à une loi d’un caractère différent de celle qui est contestée en l’espèce, savoir une loi visant un problème ou type particulier de discrimination.  Les faits de la présente espèce sont très différents.  Le texte législatif incriminé vise à assurer à chacun une protection complète contre la discrimination en Alberta.  L’exclusion sélective d’un groupe en particulier de cette protection complète a donc un effet très différent.

 


97.                   Le premier effet, et le plus évident, de l’exclusion de l’orientation sexuelle est que les homosexuels victimes de discrimination fondée sur leur orientation sexuelle n’ont pas accès à la procédure établie par l’IRPA pour le dépôt d’une plainte officielle et l’obtention d’une réparation.  Ainsi, l’Alberta Human Rights Commission n’a pu connaître de la plainte de M. Vriend et ne peut être saisie de la plainte d’une victime de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ni prendre quelque mesure que ce soit pour le compte d’une telle personne.  Les conséquences tragiques et infamantes que ne peut manquer d’avoir le non‑accès des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle aux recours prévus par la Loi sont exacerbées tant par l’exclusion de tout recours au civil que par le peu de succès qu’ont eu les homosexuels qui ont tenté d’obtenir réparation pour une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle en invoquant d’autres motifs comme le sexe ou l’état matrimonial.  Contrairement aux personnes protégées par l’IRPA, les victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle sont privées de tout recours juridique efficace à cet égard.

 

98.                   Il peut être difficile de saisir d’emblée l’importance d’être exclu de la protection assurée par une loi sur les droits de la personne.  Il en résulte cependant un fardeau lourd qui réduit la capacité des personnes touchées par cette exclusion.  Comme l’a fait observer la Cour suprême des États-Unis dans Romer c. Evans, 116 S.Ct. 1620 (1996), à la p. 1627:

 

[traduction] . . . en raison de l’exclusion une incapacité particulière frappe ces seules personnes.  Les homosexuels se voient refuser les garanties accordées aux autres ou que les autres peuvent revendiquer sans contrainte.  [. . .] Il s’agit d’une protection que la plupart des gens tiennent pour acquise parce qu’ils en bénéficient déjà ou qu’ils n’en ont pas besoin; il s’agit d’une protection contre l’exclusion à l’égard d’un nombre presque illimité de rapports et d’activités dont est faite la vie du citoyen ordinaire dans une société libre.

 

Bien que cette affaire porte sur un cas explicite d’exclusion du régime de protection contre la discrimination, l’effet de la loi est semblable en l’espèce.  Le refus, par la voie d’une omission du législateur, d’accorder la protection à des personnes fort susceptibles d’en avoir besoin est tout aussi grave que l’exclusion explicite du régime de protection, et ses conséquences sont toutes aussi sérieuses.

 


99.                   Outre l’effet immédiat de la privation de tout recours en cas de discrimination, il existe d’autres répercussions qui, bien qu’elles puissent être moins évidentes, sont à tout le moins aussi préjudiciables.  Dans l’arrêt Haig, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’exercice d’une discrimination sur le fondement à la fois [traduction] «de l’omission de prévoir une voie de recours au bénéfice des homosexuels qui sont victimes d’actes préjudiciables» et «du fait que l’omission permet de conclure que de tels actes sont acceptables» (p. 503).  Il est plausible que l’absence de tout recours légal en cas de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle perpétue, voire encourage, ce genre de discrimination.  Les intimés soutiennent qu’on ne peut supposer que le «silence» de l’IRPA renforce ou perpétue la discrimination, étant donné que l’État «ne peut régir les mentalités».  Toutefois, cet argument semble captieux étant donné que l’IRPA vise expressément à empêcher la discrimination.  On ne peut dire qu’une loi sur les droits de la personne contribuera à protéger les individus contre la discrimination et, en même temps, prétendre qu’une exclusion du bénéfice de la loi n’aura aucun effet.

 

100.                 Cependant, supposons, malgré toutes les conclusions qu’il est raisonnable de tirer, que l’exclusion d’un motif ouvrant droit à la protection prévue par l’IRPA n’a pas pour effet d’accroître la discrimination fondée sur ce motif.  Cette exclusion, établie délibérément dans un contexte où il est évident que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle existe dans la société, transmet néanmoins un message à la fois clair et sinistre.  Le fait même que l’orientation sexuelle ne soit pas un motif de distinction illicite aux termes de l’IRPA, laquelle constitue le principal énoncé de politique du gouvernement contre la discrimination, laisse certainement entendre que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle n’est pas aussi grave ou condamnable que les autres formes de discrimination.  On pourrait même soutenir que cela équivaut à tolérer ou même à encourager la discrimination contre les homosexuels.  En conséquence, cette exclusion a manifestement un effet qui constitue de la discrimination.

 


101.                 L’exclusion envoie à tous les Albertains le message qu’il est permis et, peut‑être même, acceptable d’exercer une discrimination à l’égard d’une personne sur le fondement de son orientation sexuelle.  On ne saurait sous‑estimer l’ampleur des répercussions d’un tel message sur les homosexuels.  Sur le plan pratique, ce message leur dit qu’ils ne sont pas protégés contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.  Privés de tout recours légal, ils doivent accepter la discrimination et craindre constamment d’en être victimes.  Il s’agit là de fardeaux que n’ont pas à porter les hétérosexuels.

 

102.                 La souffrance psychologique est peut‑être le préjudice le plus important dans de telles circonstances.  La crainte d’être victime de discrimination mènera logiquement à la dissimulation de son identité véritable, ce qui nuit certainement à la confiance en soi et à l’estime de soi.  S’ajoute à cet effet le message tacite découlant de l’exclusion, savoir que les homosexuels, contrairement aux autres personnes, ne méritent aucune protection.  Il s’agit clairement d’une distinction qui avilit la personne et qui renforce et perpétue l’idée voulant que les homosexuels soient des personnes moins dignes de protection au sein de la société canadienne.  L’atteinte potentielle à la dignité des homosexuels et à la valeur qu’on leur reconnaît constitue une forme particulièrement cruelle de discrimination.

 

103.                 Même si la discrimination est le fait de particuliers, c’est l’État qui nie toute protection aux victimes.  Ainsi, les répercussions défavorables sont particulièrement odieuses.  C’est ce qui a été reconnu dans l’extrait suivant de l’arrêt Egan (au par. 161):

 

La loi confère un avantage considérable en attribuant la reconnaissance de l’État à la légitimité d’un statut particulier.  Le refus d’une telle reconnaissance risque d’avoir un effet gravement préjudiciable sur le sentiment de valeur personnelle et de dignité des membres d’un groupe car, même s’ils ne subissent aucune perte financière, ils s’en trouvent stigmatisés.  [. . .] Une telle loi porterait clairement atteinte au par. 15(1) parce que ses dispositions feraient croire que les groupes exclus sont inférieurs et ne sont pas aussi dignes que les autres de bénéficier des avantages.

 


Ce raisonnement s’applique à plus forte raison dans le cas où, comme en l’espèce, le refus de reconnaissance porte sur quelque chose d’aussi fondamental que le droit d’être protégé contre la discrimination.

 

104.                 En soustrayant à l’application de l’IRPA la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, le gouvernement a, dans les faits, affirmé que «chacun joui[t] de la même dignité et des mêmes droits», sauf les homosexuels.  Un tel message, même s’il n’est que tacite, ne peut que violer le par. 15(1), la «disposition de la Charte , plus que toute autre, qui reconnaît et défend la dignité humaine innée de chacun» (Egan, au par. 128).  Cet effet, combiné à la privation de tout recours juridique efficace en cas de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, suffit pour conclure que la distinction créée par l’exclusion de l’IRPA constitue une discrimination.

 

4.  L’argument relatif au «reflet»

 

105.                 Les intimés font valoir que si les appelants ont gain de cause, toute loi sur les droits de la personne devra toujours être le «reflet» de la Charte  et prévoir tous les motifs énumérés dans celle‑ci, de même que les motifs analogues.  Un tel résultat n’est pas souhaitable selon eux parce que ce serait restreindre indûment les choix du législateur et permettre que la Charte  régisse indirectement l’activité privée, laquelle devrait continuer de ressortir aux législatures.

 


106.                 Il est vrai que si les prétentions des appelants sont acceptées, l’omission de l’un des motifs énumérés au par. 15(1) ou des motifs analogues dans les dispositions clés d’une loi d’ensemble sur les droits de la personne serait toujours susceptible d’être contestée sur le plan constitutionnel.  Toutefois, il n’est pas nécessaire d’examiner la question car il n’est tout simplement pas exact de dire que les dispositions sur les droits de la personne devront toujours être l’exact «reflet» de la Charte .  Aux termes de l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 , la Charte  fait partie de la «loi suprême du Canada», de sorte que les dispositions relatives aux droits de la personne, à l’instar de toute autre loi au Canada, doivent se conformer à ses exigences.  Cependant, la notion de «reflet» est trop simpliste.  La constitutionnalité d’une omission doit être évaluée en fonction des faits de chaque espèce, compte tenu de la nature de l’exclusion et de la loi en cause, ainsi que du contexte dans lequel cette dernière a été adoptée.  La détermination de la conformité d’une exclusion donnée à l’art. 15  de la Charte  ne consiste pas à appliquer, de façon mécanique, un principe de reflet, mais plutôt, comme c’est le cas pour toute autre mesure, à se demander si l’exclusion s’avère discriminatoire dans son contexte particulier et si la discrimination peut être justifiée conformément à l’article premier.  Les tribunaux pourront faire preuve de retenue à l’égard du choix d’un législateur provincial qui décide de prendre des mesures législatives qui n’incluent pas tous les motifs énumérés de la Charte  ou les motifs analogues dans la mesure où il est satisfait aux critères de justification de l’article premier, y compris le critère du lien rationnel.

 

5.  Conclusion concernant l’art. 15

 


107.                 En résumé, notre Cour n’a d’autre choix que de conclure qu’étant donné l’omission de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite, l’IRPA viole manifestement l’art. 15  de la Charte .  De par sa portée trop limitative, l’IRPA crée une distinction qui conduit à la négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi sur le fondement de l’orientation sexuelle, caractéristique personnelle reconnue comme étant analogue aux motifs énumérés à l’art. 15.  En soi, cela suffirait pour conclure qu’il y a discrimination et, partant, violation de l’art. 15.  Les effets discriminatoires graves de l’exclusion de l’orientation sexuelle de la Loi renforcent cette conclusion.  En conséquence, l’IRPA, dans sa version actuelle, viole de toute évidence les droits à l’égalité de l’appelant Vriend et des autres homosexuels.  Il est donc nécessaire de décider si cette violation peut être justifiée conformément à l’article premier, analyse à laquelle procédera mon collègue.

 

 

Le juge Iacobucci

 

I.  Analyse

 

A.  L’article premier de la Charte 

 

1                        L’article premier de la Charte  garantit les droits et libertés énoncés dans ce texte de loi, mais prévoit qu’il peut y être porté atteinte dans la mesure où l’État peut démontrer que la violation est raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique.  Le cadre analytique servant à déterminer si une disposition législative constitue une limite raisonnable apportée à une liberté ou à un droit garantis par la Charte  a été exposé à maintes reprises depuis qu’il a été énoncé la première fois dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.  Le dernier exposé qui en a été fait dans l’arrêt Egan, précité, au par. 182, a été cité et approuvé dans l’arrêt Eldridge, précité, au par. 84:

 

L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera valide à deux conditions.  Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles.  Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique.  Cette seconde condition appelle trois critères:  (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte , et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif.  Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.


 

1.  Objectif urgent et réel

 

2                        Les appelants font observer que la jurisprudence paraît quelque peu divisée sur la portée de l’examen qu’il convient d’effectuer à cette étape de l’analyse fondée sur l’article premier.  Dans certaines décisions, en effet, la Cour a examiné l’objet de la loi prise dans son ensemble (notamment dans les arrêts Miron et Egan, précités), tandis que dans d’autres, seul l’objectif de la disposition limitative censée enfreindre la Charte  a fait l’objet d’un examen (voir, par. ex., les arrêts RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S 199, le juge McLachlin, et McKinney, précité).  À mon avis, lorsque, comme en l’espèce, une loi est jugée contraire à la Charte  en raison de sa portée trop limitative, c’est tout à la fois la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle‑même qu’il y a lieu de prendre en compte.

 

3                        L’article premier de la Charte  dispose que ce sont les restrictions apportées aux droits et libertés qui y sont garantis dont la justification doit pouvoir se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.  Il s’ensuit que suivant la première partie du critère de l’arrêt Oakes, l’analyse doit être axée sur l’objectif de la restriction contestée ou, en l’occurrence, de l’omission.  De fait, dans l’arrêt Oakes, précité, à la p. 138, le juge en chef Dickson a souligné que c’était l’objectif «que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte » (je souligne) qui devait être urgent et réel.

 


4                        À mon avis, toutefois, on ne peut appréhender pleinement l’objectif visé par l’omission si on l’analyse isolément.  Il me semble qu’il faut prendre également en considération tant les objets de la Loi dans son ensemble que les dispositions particulières contestées, de façon à situer l’objectif de l’omission dans un contexte permettant d’en mieux saisir le sens eu égard à l’économie générale de la loi.

 

5                        Appliquons ces principes à la présente espèce.  Le préambule de l’IRPA donne à entendre que, dans son ensemble, la Loi vise à reconnaître et à protéger la dignité inhérente et les droits inaliénables des citoyens de l’Alberta par l’élimination des pratiques discriminatoires.  Dans notre société, la protection des droits de la personne est certainement un objectif louable qu’on peut à bon droit qualifier d’urgent et de réel.  Pour ce qui est des dispositions contestées, on peut dire que de manière générale leur objectif est la protection des Albertains appartenant à des groupes déterminés contre la discrimination exercée dans divers domaines, tel l’emploi et l’hébergement.  Cet objectif peut à juste titre être également considéré comme un objectif urgent et réel

 

6                        Avec cette toile de fond, que dire de l’objectif de l’omission?  Les intimés soutiennent qu’il ne faut examiner que l’objectif d’ensemble de la Loi, et leur argumentation ne permet pas de répondre directement à cette question.  En cour d’appel, faute de preuve sur ce point, le juge Hunt s’est fondée sur le mémoire des intimés.  Elle en a dégagé plusieurs raisons pouvant expliquer pourquoi, lorsque la question a été débattue par la législature de l’Alberta en 1985 et examinée à diverses autres occasions, on a décidé de ne pas ajouter l’orientation sexuelle dans l’IRPA.  Les intimés ont repris certaines de ces raisons dans le mémoire qu’ils ont présenté à notre Cour, dont les suivantes:

 

· L’IRPA n’offre pas le cadre approprié pour répondre à certaines des préoccupations exprimées par la communauté homosexuelle (par ex. l’acceptation parentale) (paragraphe 57);

 


· Ce n’est pas une ordonnance de la Commission des droits de la personne qui peut changer les attitudes (paragraphe 57);

 

· Bien que le ministre ait demandé qu’on lui donne des exemples de cas où l’inclusion de l’orientation sexuelle dans l’IRPA (par ex. en matière d’emploi) pourrait apporter une amélioration, seuls quelques cas lui ont été fournis (paragraphe 57);

 

· La codification de motifs marginaux touchant un petit nombre de personnes soulève des objections de la part de groupes numériquement supérieurs, ce qui ajoute au nombre des exemptions qui seraient nécessaires pour satisfaire les deux groupes (paragraphe 66).

 

7                        Bien que ces énoncés contribuent, dans une certaine mesure, à expliquer le choix du législateur d’exclure l’orientation sexuelle de l’IRPA, ce n’est pas, à mon sens, le type de preuve qu’il faut faire dans le cadre de la première étape du critère de Oakes.  À cette première étape, le gouvernement doit démontrer que l’«objectif» de l’omission  est urgent et réel.  Or, la notion d’«objectif», savoir un but ou un objet à atteindre, est très différente de la notion d’«explication», qui signifie rendre clair ce qui n’apparaît pas évident d’emblée.  À mon avis, les énoncés susmentionnés relèvent de la dernière catégorie et ne sont donc pas d’un grand secours.

 


8                        Dans ses motifs, le juge McClung fait allusion aux considérations «morales» qui ont vraisemblablement guidé le choix du législateur.  Toutefois, même si ces considérations pouvaient être qualifiées d’urgentes et réelles (opinion difficilement acceptable à mon sens en l’espèce), je souligne que, selon une jurisprudence constante, c’est au gouvernement qu’incombe la responsabilité de justifier la violation de la Charte  (voir par ex. Andrews c. Law Society of British Columbia, précité).  Vu l’absence d’observations quant à la nature urgente et réelle de l’objectif de l’omission, les intimés ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve et j’en conclus qu’ils n’ont pas réussi à franchir cette première étape de l’analyse fondée sur l’article premier.

 

9                        L’objectif d’une omission se dégage souvent de la Loi considérée dans son ensemble.  Dans le cas contraire, l’on peut examiner les effets de l’omission.  Toutefois, même si j’écartais la question du fardeau de la preuve pour tenter de discerner l’objectif de l’omission dans les dispositions de l’IRPA, le résultat serait à mon avis le même.  Comme je l’ai indiqué précédemment, le but général de l’IRPA est la protection de la dignité et des droits de tous les habitants de l’Alberta.  Or, l’exclusion de l’orientation sexuelle nie de fait cette protection aux homosexuels.  À mon sens, lorsque, comme en l’espèce, une omission du législateur est à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble, on ne peut dire que l’omission correspond à un objectif qui ressort de la Loi elle‑même et qui serait urgent et réel, de telle sorte que soit justifiée une dérogation à des droits constitutionnellement protégés.  Donc, suivant l’une ou l’autre analyse, les intimés échouent à l’étape initiale du critère de l’arrêt Oakes.

 


2.  Évaluation de la proportionnalité

 

a)  Lien rationnel

 

10                      Compte tenu de la conclusion que je viens de tirer, il n’est pas nécessaire d’analyser la seconde partie du critère de l’arrêt Oakes pour trancher le présent pourvoi.  Toutefois, pour analyser cette question plus avant, j’examinerai les autres aspects du critère.  Je présume, uniquement aux fins de l’analyse, que les intimés ont prétendu à bon droit que lorsque le texte législatif dans son ensemble vise un objectif urgent et réel, cela suffit à satisfaire à la première étape de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte .

 

11                      À la seconde étape du critère de l’arrêt Oakes, l’examen préliminaire porte sur la rationalité des dispositions contestées (Oakes, précité, à la p. 141).  La partie invoquant l’article premier doit établir qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif des dispositions attaquées et les mesures qui ont été adoptées.  En l’espèce, il incombe donc au législateur de prouver qu’il y a un lien rationnel entre d’une part le but à atteindre, soit la protection des Albertains appartenant à des groupes déterminés contre la discrimination exercée dans divers domaines, et d’autre part l’exclusion des homosexuels des dispositions contestées de l’IRPA.

 

12                      Loin d’être rationnellement liée à l’objectif des dispositions contestées, l’exclusion de l’orientation sexuelle en est l’antithèse.  Il serait absurde, en vérité, d’affirmer qu’il existe un lien rationnel entre la protection contre la discrimination et le refus d’accorder cette même protection à un groupe qui, d’après la jurisprudence de notre Cour, a été victime d’un désavantage historique (voir l’arrêt Egan, précité), ou de soutenir que l’objectif de protection peut être atteint de cette façon.


13                      Les intimés, toutefois, s’appuyant sur les motifs du juge Sopinka dans l’arrêt Egan, soutiennent que le lien rationnel peut s’établir de façon graduelle, par élargissement progressif de la portée de la loi, de façon que celle‑ci s’applique avec le temps à tous ceux qui, d’après le législateur, ont besoin de protection législative.  Les intimés affirment en outre que l’historique de l’IRPA montre l’existence d’un élargissement progressif permettant au gouvernement de s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe à l’étape relative au lien rationnel de l’application du critère établi dans l’arrêt Oakes.  Selon moi, cet argument n’est pas fondé.

 

14                      Le contexte ayant amené le juge Sopinka à préconiser la formule graduelle dans l’arrêt Egan diffère passablement de la présente situation.  Premièrement, dans cette affaire portant sur l’exclusion des couples de même sexe de la définition du terme «conjoint» énoncée dans la Loi sur la sécurité de la vieillesse, le procureur général avait soutenu qu’il était possible de parvenir, avec le temps, à des solutions plus acceptables.  En l’espèce, par contre, la législature de l’Alberta a refusé à maintes reprises d’ajouter l’orientation sexuelle aux motifs de discrimination interdits par l’IRPA.  Il est difficile d’y voir une progression graduelle de la protection des droits des homosexuels.  Deuxièmement, on s’était beaucoup intéressé, dans l’affaire Egan, à la question des répercussions financières qu’entraînerait l’application d’un régime de prestations à un groupe auparavant exclu.  L’ajout de l’orientation sexuelle dans l’IRPA ne suscite pas les mêmes préoccupations.  En fait, le juge de première instance a tenu pour acquis, malgré l’absence de preuve sur ce point, que les conséquences de cet ajout sur le budget de la Human Rights Commission ne seraient pas assez importantes pour modifier l’économie de la Loi.  Comme on ne m’a pas convaincu du contraire, j’incline à tirer la même conclusion.

 


15                      En outre, j’ai exprimé l’opinion, dans les motifs que j’ai exposés en mon nom et au nom du juge Cory dans l’arrêt Egan, que la nécessité pour le gouvernement de procéder par étape ne pouvait justifier une violation de la Charte .  Je demeure convaincu que cette approche ne convient pas en général, surtout lorsque la loi en cause est, comme en l’espèce, un code complet des droits de la personne.  À mon avis, on ne peut demander à des groupes qui sont depuis longtemps victimes de discrimination d’attendre patiemment que les gouvernements en viennent, étape par étape, à protéger leur dignité et leur droit à l’égalité.  Si on tolère que les atteintes aux droits et aux libertés de ces groupes se poursuivent pendant que les gouvernements négligent de prendre des  mesures diligentes pour réaliser l’égalité, les garanties inscrites dans la Charte  ne seront guère plus que des v{oe}ux pieux.

 

b)  Atteinte minimale

 

16                      Les intimés prétendent que l’IRPA, qui ne fait pas mention de l’orientation sexuelle, porte le moins possible atteinte aux droits des appelants garantis par l’art. 15.  Selon eux, l’IRPA est un instrument législatif de politique sociale qui requiert de la législature de l’Alberta qu’elle agisse comme arbitre des revendications de groupes opposés.  Ils affirment que les intérêts opposés en cause sont la liberté de religion et l’homosexualité.  Invoquant les motifs du juge Sopinka dans l’arrêt Egan, les intimés exhortent la Cour à faire preuve de retenue judiciaire.  Plusieurs raisons s’opposent à ce que je me rende à leurs arguments.

 


17                      D’abord, je ne puis souscrire à l’opinion selon laquelle la législature de l’Alberta assume un rôle d’arbitre entre des groupes opposés.  Si tant est qu’il y ait conflit entre la liberté de religion et la protection des homosexuels, l’IRPA renferme des mécanismes permettant de pondérer ces intérêts rivaux.  En effet, l’art. 11.1 de l’IRPA prévoit un moyen de défense lorsque la discrimination est [traduction] «raisonnable et justifiable dans les circonstances», et les par. 7(3) et 8(2) excusent la discrimination lorsqu’elle se rattache à une exigence professionnelle justifiée.  Ces dispositions de pondération font en sorte qu’aucun des droits conférés n’est absolu.  Les droits sont reconnus les uns par rapport aux autres, et aucun n’a automatiquement préséance sur un autre.

 

18                      Étant donné l’existence de ces mécanismes internes de pondération, l’argument voulant que le rôle d’arbitre entre des intérêts opposés que joue le gouvernement réduit les options qui lui sont ouvertes en matière d’octroi de droits ne saurait être retenu.  Il ne s’agit pas de demander à la législature de l’Alberta de renoncer à son rôle de médiateur.  En vertu de l’IRPA, cette tâche doit plutôt être accomplie, au cas par cas, en fonction des faits de chaque affaire.  En l’espèce, par conséquent, il n’est pas fondé d’affirmer que des droits ne peuvent être conférés à un groupe en raison d’un conflit avec les droits des autres.  La Loi prévoit déjà la façon de régler de tels conflits.

 

19                      Quoi qu’il en soit, même si notre Cour a reconnu que le législateur doit jouir d’une certaine latitude lorsqu’il fait des choix entre des intérêts sociaux divergents (voir les arrêts Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, et Egan, précité, le juge Sopinka), le principe de la retenue judiciaire n’est pas sans limite.  Dans l’arrêt Eldridge, précité, le juge La Forest a repris les motifs qu’il avait prononcés dans l’arrêt Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 44, et dans lesquels il affirmait que «la retenue dont il sera fait preuve à l’égard du gouvernement qui légifère en ces matières ne lui permet pas d’enfreindre en toute impunité les droits dont bénéficie un individu en vertu de la Charte ».  Le juge McLachlin a fait écho à cette position dans l’arrêt RJR‑MacDonald, précité, au par. 136:


. . . il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect.  Le respect porté ne doit pas aller jusqu’au point de libérer le gouvernement de l’obligation que la Charte  lui impose de démontrer que les restrictions qu’il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables.  Le Parlement a son rôle:  choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution.  Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle: déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s’inscrit dans les limites prévues par la Constitition.  Les tribunaux n’ont pas plus le droit que le Parlement d’abdiquer leur responsabilité.  Les tribunaux se trouveraient à diminuer leur rôle à l’intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits sur lesquels notre constitution et notre nation sont fondées, s’ils portaient le respect jusqu’au point d’accepter le point de vue du Parlement simplement pour le motif que le problème est sérieux et la solution difficile.

 

20                      En l’espèce, le gouvernement de l’Alberta n’a pas démontré qu’il avait un motif raisonnable d’exclure l’orientation sexuelle de l’IRPA.  Cette loi ne confère aux homosexuels aucune protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, et encore moins une protection égale.  Une telle exclusion constitue une atteinte intégrale, et non minimale, à la garantie d’égalité énoncée par la Charte .  Dans ces circonstances, il ne convient pas d’invoquer le principe de la retenue judiciaire.

 

c)  Proportionnalité entre l’effet de la mesure et l’objectif de la loi

 


21                      Les intimés n’ont pas abordé ce troisième élément de l’exigence relative à la proportionnalité.  J’estime toutefois que les effets néfastes de l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA sont, ainsi que le juge Cory l’a mentionné, nombreux et clairs.  Comme le gouvernement de l’Alberta n’a pas établi quels bienfaits cette exclusion apportait à la promotion et à la protection des droits de la personne, je ne puis conclure à l’existence d’une quelconque proportionnalité entre l’atteinte de l’objectif législatif et la violation des droits à l’égalité des appelants.  Je suis donc d’avis que l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA ne satisfait pas aux exigences du critère énoncé dans l’arrêt Oakes et qu’elle ne peut, en conséquence, être justifiée en vertu de l’article premier.

 

II.  Réparation

 

A.  Introduction:  la relation entre le législateur et les tribunaux sous le régime de la Charte 

 

22                      Vu ma conclusion selon laquelle l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA contrevient de façon injustifiable aux droits des appelants à l’égalité, j’aborde maintenant la question de la réparation à accorder sous le régime de l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  Il pourrait être utile, avant d’analyser la jurisprudence en cette matière, d’approfondir la question plus générale de la relation existant entre le législateur et les tribunaux à l’ère de la Charte .

 

23                      On a soutenu avec insistance, au cours de l’argumentation, qu’il n’était pas souhaitable que la Cour intervienne ou s’immisce autrement dans ce qui est considéré comme le rôle propre du législateur, savoir, en l’espèce, trancher la question de l’ajout de l’orientation sexuelle au nombre des motifs de discrimination interdits par la loi albertaine relative aux droits de la personne.  De fait, il se passe rarement une journée, semble‑t‑il, sans qu’on entende des commentaires ou des critiques selon lesquels la Charte  permet aux tribunaux d’usurper le rôle du législateur.  Je crois que ces propos reflètent une méconnaissance de ce qui s’est passé et de ce que l’on cherchait à accomplir quand notre pays a adopté la Charte  en 1981‑1982.

 


24                      Lorsque la Charte  a été introduite, le Canada est passé du système de la suprématie parlementaire à celui de la suprématie constitutionnelle, pour reprendre les propos de l’ancien juge en chef Brian Dickson («Keynote Address», dans The Cambridge Lectures 1985 (1985), aux pp. 3 et 4).  Plus simplement, chaque citoyen canadien a reçu des droits et des libertés qu’aucun gouvernement ni aucune législature ne pouvait lui reprendre.  Ces droits et libertés n’étant pas absolus, toutefois, les gouvernements et les législatures pouvaient justifier la restriction ou la violation de ces droits constitutionnels en conformité avec l’article premier, ainsi que je l’ai déjà expliqué.  Il était inévitable que surgissent des litiges concernant la portée des droits et leur justification et que les tribunaux soient appelés à les régler.  Dans de nombreux pays, l’importante tâche de la révision judiciaire a été confiée à la cour suprême ou à la cour constitutionnelle (pour une excellente analyse de cette tendance nouvelle, voir D. M. Beatty, dir., Human Rights and Judicial Review:  A Comparative Perspective (1994); B. Ackerman, «The Rise of World Constitutionalism» (1997), 83 Va. L. Rev. 771).

 

25                      Souvenons‑nous que les législatures provinciales et le Parlement ont volontairement décidé, en adoptant la Charte , de confier un rôle interprétatif aux tribunaux et de leur prescrire, sous le régime de l’art. 52, de déclarer invalides les lois inconstitutionnelles.

 


26                      Toutefois, le fait de conférer aux tribunaux le pouvoir et l’obligation d’invalider des lois lorsque cela était nécessaire n’a pas éliminé le débat entourant la «légitimité» d’une telle action par les tribunaux.  Comme A. M. Bickel l’exprime éloquemment dans son remarquable ouvrage The Least Dangerous Branch:  The Supreme Court at the Bar of Politics (2e éd. 1986), [traduction] «cela contredit la volonté des représentants du peuple» (p. 17).  Ainsi, les tenants de cette opinion soutiennent que la révision judiciaire est illégitime parce qu’elle permet à des personnes qui n’ont pas été élues (les juges) d’infirmer les décisions des élus (le législateur), ce qui est antidémocratique (voir par ex. A. A. Peacock, dir., Rethinking the Constitution:  Perspectives on Canadian Constitutional Reform, Interpretation, and Theory (1996); R. Knopff et F. L. Morton, Charter Politics (1992); M. Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada (1996), ch. 2).

 

27                      Pour répondre à ces arguments, il faut, encore une fois, insister sur le fait que, par le truchement de ses élus, le peuple canadien a choisi, dans le cadre de la redéfinition de la démocratie canadienne, d’adopter la Charte  et, par suite, de donner au tribunaux un rôle correctif à jouer.  Notre Constitution a été réaménagée de façon à déclarer que dorénavant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devront exercer leurs fonctions dans le respect des libertés et droits constitutionnels nouvellement reconnus.  La dévolution aux tribunaux du rôle de fiduciaires à l’égard de ces droits en cas de litiges quant à leur interprétation constituait un élément nécessaire de ce nouveau régime.

 

28                      Il s’ensuit obligatoirement qu’en leur qualité de fiduciaires ou d’arbitres, les tribunaux doivent examiner les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, non en leur nom propre mais pour l’exécution du nouveau contrat social démocratiquement conclu.  Ce rôle découle implicitement du pouvoir conféré aux tribunaux par l’art. 24  de la Charte  et l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

 


29                      Parce que les tribunaux sont indépendants des pouvoirs exécutif et législatif, les justiciables et les citoyens en général peuvent habituellement s’attendre à ce qu’ils rendent des décisions motivées et étayées, conformes aux prescriptions constitutionnelles, même si certaines d’entre elles peuvent ne pas faire l’unanimité.  Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement.  Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle.  Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.

 

30                      Ce respect mutuel ressort d’une certaine façon de l’énoncé même de certains droits constitutionnels dans notre Constitution.  Par exemple, l’art. 7  de la Charte  énonce qu’il ne peut être porté atteinte aux droits qui y sont énumérés qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, lesquels comprennent l’application régulière de la loi et l’action législative.  L’article premier et la jurisprudence qui s’y rapporte revêtent également une grande importance pour le respect de l’action législative et des intérêts collectifs et sociétaux que représente la législation.  De plus, comme nous le verrons plus loin, lorsqu’un tribunal se prononce sur une mesure visant à corriger une contravention à la Charte , il ne doit jamais oublier le rôle du législateur.  En outre, la disposition de dérogation -- l’art. 33 -- a pour effet, dans notre régime constitutionnel, de laisser le dernier mot au législateur et non aux tribunaux (voir P. Hogg et A. Bushell, «The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures» (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75).

 

31                      À mon avis, la Charte  a suscité une interaction plus dynamique entre les organes du gouvernement, que d’aucuns ont qualifiée, à juste titre, de «dialogue» (voir par exemple Hogg et Bushell, loc. cit.).  En examinant la validité constitutionnelle de textes de loi ou de décisions de l’exécutif, les tribunaux parlent au législatif et à l’exécutif.  Comme il en a été fait mention, la plupart des dispositions législatives qui n’ont pas résisté à un examen constitutionnel ont été suivies de nouvelles dispositions visant des objectifs similaires (voir Hogg et Bushell, loc. cit., à la p. 82).  Le législateur, de cette façon, répond aux tribunaux, d’où l’analogie du dialogue entre les différents organes du gouvernement.


32                      La révision judiciaire et ce dialogue sont précieux, selon moi, parce qu’ils obligent en quelque sorte les divers organes du gouvernement à se rendre mutuellement des comptes.  Les tribunaux examinent le travail du législateur, et le législateur réagit aux décisions des tribunaux en adoptant d’autres textes de loi (ou même en se prévalant de l’art. 33  de la Charte  pour les soustraire à la Charte ).  Ce dialogue et ce processus de reddition de compte entre organes du gouvernement, loin de nuire au processus démocratique, l’enrichissent.

 

33                      Un autre aspect de la révision judiciaire contribue à la promotion des valeurs démocratiques.  Même si l’invalidation judiciaire d’une disposition législative contredit habituellement la volonté de la majorité, il ne faut pas perdre de vue que l’idée de démocratie transcende la règle de la majorité, toute fondamentale que soit cette dernière.  Il serait bon, à cet égard, de ne pas oublier les propos suivants du juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, précité, à la p. 136:

 

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société.

 


34                      Ainsi, par exemple, le tribunal qui interprète une disposition législative présentée comme une limite raisonnable dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte , doit inévitablement définir certaines caractéristiques d’une société démocratique.  Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’évoquer toutes les caractéristiques démocratiques énumérées dans ces remarques, le commentaire du juge en chef Dickson demeure pertinent (voir également:  R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, le juge en chef Dickson; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, précité, le juge La Forest).

 

35                      Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ont l’obligation de tenir compte des valeurs et des principes démocratiques reconnus dans la Charte  et, s’ils ne le font pas, les tribunaux doivent être prêts à intervenir pour protéger comme il se doit ces valeurs et principes.  Comme certains auteurs l’ont affirmé avec vigueur, les juges n’agissent pas de façon antidémocratique en intervenant lorsque des décisions d’ordre législatif ou exécutif ne semblent pas avoir été prises en conformité avec les principes démocratiques prescrits par la Charte  (voir W. Black, «Vriend, Rights and Democracy» (1996), 7 Forum constitutionnel 126; D. M. Beatty, «Law and Politics» (1996), 44  Am. J. Comp. L. 131, à la p. 149; M. Jackman, «Protecting Rights and Promoting Democracy:  Judicial Review Under Section 1 of the Charter » (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 661).

 

36                      Ayant tendu cette toile de fond, je passe maintenant à l’examen de la jurisprudence portant précisément sur le choix de la mesure corrective à appliquer en l’espèce.

 

B.  Principes applicables en matière de mesures correctives

 


37                      L’arrêt de principe pour ce qui est des mesures correctives constitutionnelles est Schachter, précité.  S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Lamer a dit que la première étape à suivre pour choisir une mesure corrective sous le régime de l’art. 52 consiste à déterminer l’étendue de l’incompatibilité avec la Charte  qui doit être annulée.  En l’espèce, cette incompatibilité est l’exclusion de l’orientation sexuelle des motifs ouvrant droit à la protection de l’IRPA.  Cette exclusion constitue, suivant la conclusion à laquelle je suis parvenu plus haut, une atteinte injustifiable aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15  de la Charte .

 

38                      Une fois l’incompatibilité précisée, l’étape suivante consiste à déterminer quelle est la mesure corrective appropriée.  Dans l’arrêt Schachter, notre Cour a signalé que, tout dépendant des circonstances, un tribunal peut choisir entre plusieurs mesures correctives lorsqu’il conclut à l’existence d’une violation de la Charte  non justifiée en vertu de l’article premier.  Il peut notamment annuler la loi, retrancher les dispositions fautives, ordonner l’annulation ou la dissociation assortie d’une suspension temporaire de la déclaration d’invalidité, recourir à l’interprétation atténuée ou inclure des dispositions par interprétation large.

 

39                      Parce que la violation de la Charte  découle d’une omission en l’espèce, l’interprétation atténuée n’est pas une option.  En outre, je constate que, vu le grand nombre de dispositions en cause et le rôle important qu’elles jouent dans l’économie générale de l’IRPA, la dissociation équivaudrait à l’annulation de la totalité de la Loi.

 

40                      Les appelants affirment qu’il est justifié, compte tenu des circonstances de la présente espèce, d’inclure l’orientation sexuelle, par interprétation large, dans les dispositions fautives de l’IRPA.  Les juges O’Leary et Hunt de la Cour d’appel de l’Alberta, toutefois, ont tous deux estimé qu’il convenait de déclarer inconstitutionnelles les dispositions visées et de suspendre cette déclaration de façon à permettre à la législature de corriger la situation.  Le juge McClung serait allé plus loin:  il aurait déclaré invalide la totalité de l’IRPA.  En toute déférence, je ne puis, pour les motifs suivants, me rallier à aucune des mesures choisies par la Cour d’appel.

 


41                      Dans l’arrêt Schachter, le juge en chef Lamer a fait remarquer que les tribunaux, lorsqu’ils examinent s’il convient d’adopter une interprétation large, doivent tenir compte des «deux principes directeurs» que j’ai précédemment abordés de façon générale, savoir le respect du rôle du législateur et le respect des objets de la Charte .  Relativement au rôle du législateur, le juge en chef Lamer a affirmé, à la p. 700, que l’interprétation large est un moyen important d’«empêcher un empiétement injustifié sur le domaine législatif. [. . .] [L]’objet de l’interprétation large est d’être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la Constitution, au texte législatif adopté par le législateur.»

 

42                      Il a ensuite cité le passage suivant du texte de Carol Rogerson, «The Judicial Search for Appropriate Remedies Under the Charter :  The Examples of Overbreadth and Vagueness», dans R. J. Sharpe, dir., Charter Litigation (1987), 233, à la p. 288:

 

[traduction] Les tribunaux devraient certainement aller aussi loin que nécessaire pour assurer la protection des droits, mais pas davantage.  L’empiétement sur les objets législatifs légitimes devrait être réduit au minimum et les lois devraient demeurer opérantes dans la mesure où il n’y a pas violation de droits.  Une loi qui sert des fins sociales souhaitables peut être constitutive de droits qui méritent une certaine protection.

 

43                      Comme je l’ai déjà dit, l’IRPA a pour objet de reconnaître et de protéger la dignité inhérente et les droits inaliénables des Albertains au moyen de l’élimination des pratiques discriminatoires.  Je crois que le recours à l’interprétation large réduirait l’empiétement sur cet objet manifestement légitime et éviterait ainsi une ingérence excessive dans le domaine législatif, alors que l’annulation de l’IRPA priverait tous les Albertains de la protection des droits de la personne, ce qui modifierait indûment l’économie de la loi adoptée par le législateur.

 


44                      L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Haig, précité, étaye mon point de vue.  La Cour a ajouté les mots «orientation sexuelle», par interprétation large, au par. 3(1)  de la Loi canadienne sur les droits de la personne , L.R.C. (1985), ch. H‑6 , et, à la p. 14, le juge Krever, exprimant l’avis unanime de la Cour, a écrit qu’il était

 

[traduction] inconcevable que le Parlement aurait préféré qu’il n’y ait pas de loi sur les droits de la personne plutôt que d’en avoir une qui ajoute l’orientation sexuelle à la liste des motifs de discrimination illicites.  Conclure autrement serait un affront gratuit au Parlement.

 

45                      Relativement au second principe directeur, les intimés plaident que les faits de l’espèce démontrent l’existence d’un conflit entre deux motifs de discrimination, savoir la religion et l’orientation sexuelle.  Selon eux, la protection contre la discrimination religieuse, un objet fondamental de l’IRPA, serait affaiblie si l’on ajoutait, par interprétation large, l’orientation sexuelle aux motifs interdits.  Ce résultat, soutiennent‑ils, dérogerait [traduction] «aux objets sociaux fondamentaux de la Charte ».

 


46                      Puisque j’ai conclu que les mécanismes internes de pondération de l’IRPA permettent de régler tout conflit pouvant surgir entre la religion et l’orientation sexuelle, je ne puis recevoir l’argument des intimés selon lequel l’interprétation large ne respecterait pas les objets de la Charte .  De fait, de mon point de vue, l’ajout par interprétation large de l’orientation sexuelle aux motifs de discrimination interdits par l’IRPA ne peut que servir ces objets.  La Charte, tout comme la Loi, vise à promouvoir et à protéger la dignité inhérente et les droits inaliénables des citoyens.  Ainsi, en allongeant la liste des motifs illicites de discrimination établie par l’IRPA, la Cour, en accord avec les objets de la Charte , élargirait la portée des protections offertes par la Loi.  Si, par contre, elle annulait l’IRPA ou en retranchait des dispositions, elle priverait tous les Albertains de leur protection contre la discrimination du marché, ce qui me semble absolument contraire aux objets de la Charte .

 

47                      Dans l’arrêt Schachter, précité, le juge en chef Lamer a indiqué que, pour satisfaire aux deux principes directeurs susmentionnés, il faut examiner soigneusement plusieurs autres facteurs susceptibles de nous éclairer sur la pertinence de recourir à l’interprétation large, notamment la précision de la mesure corrective, les conséquences financières, les répercussions sur l’économie de la loi et l’empiétement sur les objectifs législatifs.

 

48                      S’agissant du premier de ces facteurs, les tribunaux doivent être en mesure de déterminer avec «suffisamment de précision» dans quelle mesure il faut élargir la portée d’une loi afin de la rendre compatible avec la Constitution.  Je ne crois pas que dans la présente espèce, notre Cour ait été appelée à tort à combler d’importantes lacunes de la Loi.  J’estime plutôt que la mesure corrective est précise dans la mesure où l’inclusion des mots «orientation sexuelle» dans les motifs de discrimination illicites énumérés dans le préambule de l’IRPA ainsi qu’aux art. 3, 4 et 10, de même qu’aux par. 2(1), 7(1), 8(1) et 16(1) aura pour seul effet d’assurer la validité de la Loi et d’en corriger l’inconstitutionnalité.

 


49                      Dans ses motifs, le juge Hunt de la Cour d’appel a conclu que la mesure corrective n’était pas assez précise pour justifier le recours à l’interprétation large, et ce, pour deux raisons.  Premièrement, elle a estimé qu’il serait vraisemblablement impossible de parvenir à une précision suffisante sans définir l’expression «orientation sexuelle».  Je ne puis, en toute déférence, souscrire à une telle opinion.  Cette expression, même si elle est définie dans la loi du Yukon concernant les droits de la personne, est employée sans définition dans la Loi canadienne sur les droits de la personne  et dans les lois relatives aux droits de la personne de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick, du Québec, de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan et de la Colombie‑Britannique de même qu’au sous‑al. 718.2a)(i) du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , modifié par L.C. 1995, ch. 22, art. 6.  Notre Cour non plus n’a pas défini l’expression quand, dans l’arrêt Egan, précité, elle a reconnu que l’orientation sexuelle constituait un motif analogue sous le régime de l’art. 15  de la Charte .  À mon avis, les mots «orientation sexuelle» sont des mots usuels dont le sens courant se comprend aisément.

 

50                      De plus, je souscris aux commentaires de R. Khullar (dans «Vriend: Remedial Issues for Unremedied Discrimination» (1998), 7 N.J.C.L. 221) qui a écrit (aux pp. 237 et 238):

 

[traduction] Si tant est que l’expression «orientation sexuelle» soit ambiguë, elle ne l’est pas davantage que les mots «race», «origine ethnique» ou «religion», lesquels sont tous des motifs de discrimination interdits par la Charte  qui ne sont pas définis et que les tribunaux ou les législatures n’ont eu aucune difficulté particulière à comprendre ou à appliquer.

 


51                      Le juge Hunt s’inquiétait également des répercussions possibles de l’interprétation large sur le par. 7(2) de l’IRPA.  Cette disposition énonce que le par. 7(1) (emploi) est, relativement à l’âge et à l’état matrimonial, [traduction] «sans effet sur l’application de tout régime de retraite légitime et des modalités de tout régime d’assurance collective ou d’employés légitime».  Comme la Cour d’appel n’avait entendu aucun argument sur ce point et qu’aucune preuve n’avait été présentée pour expliquer le fondement de cette disposition, le juge Hunt a conclu que si l’on étendait la protection de l’IRPA aux homosexuels, il serait nécessaire de décider si ce groupe était visé ou non par le par. 7(2).  Elle a jugé que la Cour n’était pas en mesure de trancher une telle question.  Cette difficulté faisait craindre au juge Hunt qu’en recourant à l’interprétation large [traduction] «la Cour ne soit amenée à “combler les lacunes” ce contre quoi le juge en chef Lamer mettait les tribunaux en garde dans l’arrêt Schachter [précité]» (p. 69).

 

52                      Selon moi, la question de savoir si le par. 7(2) s’applique ou non aux homosexuels est secondaire et ne fait pas perdre à l’interprétation large le degré de précision requis.  Je partage l’opinion de K. Roach, lequel estime que le législateur [traduction] «peut toujours revenir ensuite sur les détails qui ne sont pas dictés par la Constitution» (Constitutional Remedies in Canada (1994 (éd. feuilles mobiles)), à la p. 14‑64.1).  Je suis donc d’avis qu’en l’espèce, que la mesure corrective est suffisamment précise pour justifier le recours à l’interprétation large.

 

53                      S’agissant des conséquences financières, elles ne revêtent pas, dans le présent pourvoi, une importance suffisante pour écarter l’interprétation large.  Sur cette question, le juge de première instance a écrit (à la p. 18):

 

[traduction] L’ajout de l’orientation sexuelle au nombre des motifs de discrimination illicites aura certainement des conséquences financières pour la Human Rights Commission.  Mais contrairement à l’affaire Schachter [précitée], celles‑ci ne sont pas assez importantes pour modifier la nature du régime prévu par la Loi.

 

Bien que l’examen de l’IRPA effectué par notre Cour a une portée beaucoup plus large que celle que le juge de première instance était appelée à effectuer, je ne suis pas disposé, comme je l’ai déjà mentionné, à modifier ses conclusions en cette matière puisqu’on ne m’a présenté aucune preuve convaincante du contraire.

 


54                      Quant aux effets sur l’économie de la Loi, il est difficile de concevoir quelque conséquence néfaste.  Toutes les personnes actuellement visées par l’IRPA continueraient d’être protégées par ses dispositions de la même façon qu’elles l’étaient avant l’ajout de l’orientation sexuelle par interprétation large.  Il est donc raisonnable de supposer que si le législateur avait eu le choix entre renoncer à faire passer une loi relative aux droits de la personne ou en adopter une qui interdit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, il aurait opté pour la deuxième solution.  Puisque l’inclusion de l’orientation sexuelle dans l’IRPA ne modifie pas substantiellement celle‑ci, il est raisonnable de penser que le législateur l’aurait adoptée de toute façon.

 

55                      En outre, le juge en chef Lamer, dans l’arrêt Schachter, précité, a signalé que lorsqu’il s’agit de savoir si l’on doit accorder des avantages à un groupe exclu de la loi, la question des effets de cette mesure sur l’économie du texte de loi sera quelquefois centrée sur la taille du groupe à ajouter par rapport à celle du groupe initial des bénéficiaires.  Il a cité, en les approuvant, les motifs du juge Rowles dans la décision Knodel, précité, où le juge a étendu aux conjoints de même sexe le droit à des prestations pour conjoints.  Selon elle, l’inclusion par interprétation large portait moins atteinte à l’intention législative que l’annulation du régime de prestations, parce que le groupe à ajouter était beaucoup plus petit que celui qui recevait les prestations.

 

56                      Le juge en chef Lamer a ajouté:  «[s]i le groupe à ajouter est numériquement moins important que le groupe initial de bénéficiaires, c’est une indication que la supposition que le législateur aurait de toute façon adopté le bénéfice est fondée» (p. 712).  En l’espèce, les homosexuels forment indéniablement un groupe inférieur en nombre au groupe jouissant du bénéfice de l’IRPA.  J’estime donc que l’interprétation large demeure la solution la moins attentatoire.

 


57                      Le dernier facteur à examiner est celui de l’ingérence dans l’objectif législatif.  Dans l’arrêt Schachter, précité, le juge en chef Lamer a fait le commentaire suivant au sujet de ce facteur (aux pp. 707 et 708):

 

Ce n’est qu’en examinant de près l’objectif de la loi en question que l’on peut déterminer le degré d’empiétement d’une réparation particulière sur le domaine législatif. [. . .] Un second niveau d’intention législative peut ressortir des moyens choisis pour atteindre cet objectif.

 

58                      Il est évident, comme je l’ai déjà indiqué, que relativement au premier niveau d’intention législative, l’ajout par interprétation large de l’orientation sexuelle dans l’IRPA ne porterait pas atteinte à l’objectif du texte de loi; je suis même d’avis qu’il ne pourrait que servir cet objectif.  À première vue, toutefois, il semble que l’interprétation large puisse empiéter sur le second niveau d’intention législative mis en lumière par le juge en chef Lamer.

 

59                      Les intimés soutiennent que, la législature de l’Alberta ayant expressément résolu d’exclure l’orientation sexuelle de la liste des motifs de discrimination interdits par l’IRPA, l’interprétation large constituerait un empiétement indu sur la volonté du gouvernement.  Le juge McClung partage cet avis.  Selon lui, le recours à l’interprétation large n’est jamais acceptable lorsque l’omission du législateur résulte d’un choix délibéré.  Il affirme que si une loi est inconstitutionnelle, [traduction] «c’est l’option du renvoi à l’autorité législative compétente pour permettre aux élus de remédier au vice constitutionnel qu’il convient de retenir» (p. 35).  De mon point de vue, cependant, l’examen fondé sur la Charte  comportera toujours, par définition, une forme d’empiétement sur la volonté du législateur.

 


60                      Lorsqu’une loi est jugée inconstitutionnelle, que le tribunal choisisse d’avoir recours à l’interprétation large ou d’annuler la loi, il y a nécessairement une certaine ingérence dans l’intention du législateur.  Par conséquent, la solution qui respecte le plus l’intention du législateur est celle qui consiste à se demander ce que le législateur aurait vraisemblablement fait s’il avait su que ses dispositions seraient jugées inconstitutionnelles.  De mon point de vue, le choix délibéré des moyens n’empêche pas le recours à l’interprétation large, sauf dans les cas où l’on peut établir que les moyens choisis revêtent une importance à ce point centrale eu égard aux buts poursuivis par le législateur et sont à ce point essentiels à l’économie de la loi que le législateur ne l’aurait pas adopter sans eux.

 

61                      En effet, comme l’a souligné l’intervenant, le Congrès juif canadien, juger que l’interprétation large n’est jamais applicable à une ligne de conduite expressément choisie par un gouvernement équivaut à dire qu’un gouvernement n’a qu’à contrevenir de façon délibérée à un droit garanti par la Charte  pour échapper à l’interprétation large.  Selon moi, pareil résultat est tout à fait inacceptable.

 

62                      Dans l’affaire qui nous occupe, on peut difficilement soutenir que les moyens choisis par le législateur, savoir l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA, sont essentiels à l’économie de la Loi.  Je ne suis pas disposé non plus à reconnaître que ce choix revêtait une importance à ce point centrale eu égard aux buts poursuivis par le législateur que celui‑ci aurait choisi de sacrifier l’ensemble de l’IRPA plutôt que d’intégrer l’orientation sexuelle au nombre des motifs de discrimination illicites, en particulier pour les motifs que j’expose ici.

 


63                      Comme le juge Cory l’a indiqué, la législature de l’Alberta a créé l’Alberta Human Rights Review Panel, en 1993, et a chargé ce comité d’examiner l’IRPA ainsi que l’Alberta Human Rights Commission.  Le comité, dans son rapport, a formulé plusieurs recommandations, dont celle d’inclure l’orientation sexuelle dans les motifs de discrimination illicites, pour tous les domaines visés par la Loi.  Le gouvernement a répondu à cette recommandation en s’en remettant aux tribunaux:  [traduction] «Les suites à donner à cette recommandation seront déterminées par l’issue de l’affaire Vriend c. Her Majesty the Queen in Right of Alberta and Her Majesty’s Attorney General in and for the Province of Alberta» (Our Commitment to Human Rights:  The Government’s Response to the Recommendations of the Alberta Human Rights Review Panel, op. cit.,  à la p. 21).

 

64                      À mon avis, cet énoncé indique clairement que la législature de l’Alberta, tenant compte de la controverse entourant la protection des homosexuels sous le régime de l’IRPA, a voulu s’en remettre à la décision des tribunaux sur cette question.  J’y vois, en fait, une invitation expresse faite aux tribunaux d’inclure l’orientation sexuelle dans l’IRPA si l’exclusion de ce motif est jugée contraire à la Charte .  C’est cela, principalement, qui me fait conclure, quoi qu’en dise les intimés, que, dans les circonstances, l’interprétation large est parfaitement compatible avec l’intention du législateur.

 

65                      Le juge McLung de la Cour d’appel, en plus de faire le commentaire que j’ai cité plus haut, formule des critiques plus fondamentales concernant le recours à l’interprétation large.  Il considère l’inclusion de dispositions dans une loi par interprétation large comme une ingérence inacceptable des tribunaux dans le processus législatif.  Au sujet de la décision du juge de première instance d’ajouter l’orientation sexuelle aux motifs de discrimination interdits par l’IRPA, il s’exprime ainsi (aux pp. 29 et 30):

 


[traduction] La modifier et en élargir la portée en l’interprétant comme incluant l’orientation sexuelle, c’est, pour un tribunal, s’immiscer considérablement dans les affaires publiques et, à tout le moins, empiéter de façon indésirable sur le pouvoir législatif [. . .] [J]’estime qu’un juge nommé en vertu de l’art. 96, qui se sert ainsi de l’énorme pouvoir de révision qui lui est conféré pour tirer l’autorité législative compétente de ses «erreurs», exerce ce pouvoir de façon excessive.

 

66                      Le juge McClung poursuit en affirmant que le juge de première instance, en recourant à l’interprétation large, a passé outre à la volonté expresse des électeurs de la province de l’Alberta qui, s’exprimant par le truchement de leurs représentants parlementaires, ont décidé de ne pas inclure l’orientation sexuelle dans les catégories protégées par l’IRPA.

 

67                      Pour les motifs que j’ai exposés précédemment, je ne puis, en toute déférence, voir dans l’élargissement de la portée de la Loi en l’espèce, un exercice non démocratique du pouvoir judiciaire.  Je souscris plutôt aux vues de W. Black lorsqu’il affirme (loc. cit., à la p. 128):

 

[traduction] . . . la révision judiciaire n’entre pas en conflit avec la démocratie lorsque l’intervention des tribunaux vise des décisions qui ne semblent pas avoir été prises en conformité avec les principes démocratiques.  La démocratie exige que tous les citoyens aient la possibilité de prendre part au processus démocratique, directement ou par le truchement de représentants qui leur accordent une considération égale.  La souveraineté parlementaire est un moyen de parvenir à cette fin et non une fin en soi.

 


68                      À mon avis, le processus par lequel la législature de l’Alberta a décidé d’exclure l’orientation sexuelle de l’IRPA n’était pas conforme aux principes démocratiques.  Le juge de première instance et les juges de la Cour d’appel ont convenu que l’exclusion de l’orientation sexuelle de l’IRPA procédait d’un choix législatif conscient et délibéré.  Bien que le juge McClung invoque ce fait pour justifier la non‑intervention des tribunaux, plusieurs auteurs arrivent à la conclusion contraire dans les théories relatives à la révision judiciaire qu’ils ont élaborées (voir, par exemple, Black, loc. cit., J. H. Ely, Democracy and Distrust:  A Theory of Judicial Review (1980); P. Monahan, «A Theory of Judicial Review Under the Charter », dans Politics and the Constitution:  The Charter, Federalism and the Supreme Court of Canada (1987), aux pp. 97 à 138; D. M. Beatty, Constitutional Law in Theory and Practice (1995)).

 

69                      Je le répète, la notion de démocratie ne se limite pas à la règle de la majorité, ainsi que nous l’a si bien rappelé le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, précité.  À mon avis, la démocratie suppose que le législateur tienne compte des intérêts de la majorité comme de ceux des minorités, car ses décisions toucheront tout le monde.  Si le législateur néglige de prendre en considération les intérêts d’une minorité, en particulier si cette minorité a été historiquement victime de préjugés et de discrimination, j’estime que le pouvoir judiciaire est justifié d’intervenir et de rectifier le processus démocratique faussé (voir Black, loc. cit; Jackman, loc. cit., à la p. 680).

 

70                      Le juge McClung écrit, à la p. 35 de ses motifs:

 

[traduction] Permettre au pouvoir judiciaire d’apporter à des dispositions législatives des modifications pratiquement définitives c’est méconnaître les garanties parlementaires britanniques, elles-mêmes historiques, que nous avons fait nôtres et qui constituent de fait le rampart du gouvernement représentatif.  Lorsque des juges non élus choisissent de légiférer, le système de poids, de contrepoids et de conventions parlementaires est tout simplement écarté.

 


71                      En toute déférence, je ne puis souscrire à cette opinion.  Le recours par un tribunal à l’interprétation large pour corriger une loi inconstitutionnelle contraint certainement le processus législatif.  En conséquence, il convient de ne pas retenir inutilement cette solution et de ne le faire qu’après mûre réflexion.  Toutefois, les «garanties parlementaires» ne disparaissent pas, à mon avis, car les gouvernements demeurent libres de revenir sur la loi modifiée et d’y inclure les exceptions et les moyens de défense qui, d’après eux, peuvent se justifier sous le régime de l’article premier de la Charte .  Ainsi, lorsqu’un tribunal recourt à l’interprétation large, il ne met pas un terme au processus législatif puisque le législateur peut en réponse adopter une nouvelle loi, comme je l’ai signalé plus haut (voir également Hogg et Bushell, loc. cit.).  De plus, le législateur peut toujours invoquer l’art. 33  de la Charte , la disposition de dérogation, laquelle constitue, selon moi, la «garantie parlementaire» par excellence.

 

72                      L’analyse qui précède m’amène à conclure que l’inclusion de l’orientation sexuelle dans l’IRPA par le recours à l’interprétation large est la meilleure façon de corriger la portée trop limitative de ce texte de loi.  Les appelants soutiennent que la mesure corrective devrait prendre effet immédiatement.  Je partage leur avis.  Cette mesure ne risque pas d’entraîner des conséquences néfastes imprévues sur des particuliers ni sur les fonds publics (voir par ex. Egan, précité).  En outre, les mécanismes permettant l’examen de plaintes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle existent déjà et ne nécessitent aucun aménagement important.  L’arrêt Haig, précité, et la décision Newfoundland (Human Rights Commission) c. Newfoundland (Minister of Employment and Labour Relations) (1995), 127 D.L.R. (4th) 694 (C.S.T.-N.), me confortent dans cette position.  Dans les deux cas, la décision d’ajouter l’orientation sexuelle à la loi contestée n’était assortie d’aucune suspension.  Aucun élément de preuve n’a été présenté à la Cour pour établir que l’application immédiate de la mesure corrective a causé un quelconque préjudice dans ces affaires.

 

III.  Conclusions et dispositif

 


73                      Pour les motifs exposés par le juge Cory, je conclus que l’exclusion de l’orientation sexuelle des motifs de discrimination interdits par l’IRPA enfreint l’art. 15  de la Charte .  En outre, pour les motifs précédemment énoncés, la loi contestée ne peut être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte .  En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi principal, de rejeter le pourvoi incident et d’annuler le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta avec dépens sur la base de frais entre parties devant toutes les cours.

 

74                      Je suis d’avis de répondre de la façon suivante aux questions constitutionnelles:

 

1.    Est‑ce que a) soit la décision de ne pas inclure l’orientation sexuelle, b) soit la non‑inclusion de l’orientation sexuelle, en tant que motif de discrimination illicite dans le préambule et dans les art. 2(1), 3, 4, 7(1), 8(1), 10 et 16(1) de l’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, et ses modifications, intitulée maintenant Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H-11.7, a pour effet de nier les droits garantis par le par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés , ou d’y porter atteinte?

 

Réponse:  Oui.

 

2.    Si la réponse à la question 1 est «oui», est‑ce que la négation ou l’atteinte peut être justifiée en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

Réponse:  Non.

 

//Le juge L’Heureux-Dubé//

 

Version française des motifs rendus par

 


75                      LE JUGE L’HEUREUX-DUBÉ -- Je suis d’accord pour l’essentiel avec les résultats auxquels parviennent mes collègues les juges Cory et Iacobucci.  Bien que je souscrive à l’analyse du juge Iacobucci en ce qui concerne l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés , je tiens à réitérer l’approche que j’ai toujours préconisée en ce qui a trait au par. 15(1).

 

76                      À mon avis, le par. 15(1)  de la Charte  est une disposition qui porte d’abord et avant tout sur l’égalité.  Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171, notre Cour a décidé à l’unanimité que l’art. 15 a pour objet principal de «favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération».  Dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au par. 39, j’ai exposé de façon similaire la façon dont il convient d’aborder l’égalité:

 

[A]u c{oe}ur de lart. 15 se situe la promotion dune société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît en tant qu’êtres humains égaux, tous aussi capables et méritants les uns que les autres.  Une personne ou un groupe de personnes est victime de discrimination au sens de lart.   15  de la Charte  si, du fait de la distinction législative contestée, les membres de ce groupe ont limpression d’être moins capables ou de moins mériter d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération.  Ce sont là les éléments essentiels de la définition de la «discrimination» -- une définition qui insiste davantage sur limpact (cest-à-dire leffet discriminatoire) que sur les éléments constitutifs (cest-à-dire les motifs de la distinction). [Souligné dans loriginal.]

 

L’un des éléments essentiels de l’examen permettant de déterminer si une distinction législative est, de fait, discriminatoire au sens du par. 15(1), porte tant sur la vulnérabilité sociale de l’individu ou du groupe concerné que sur la nature du droit auquel il est porté atteinte quant à son importance pour la dignité humaine et la personnalité.

 


77                      Compte tenu de cet objectif, toute distinction législative (y compris, comme en l’espèce, une omission du législateur) qui a un impact négatif sur une personne ou un groupe considéré comme désavantagé dans notre société et prive la personne ou le groupe de la protection et du bénéfice de la loi en portant atteinte à leur dignité humaine et à leur personnalité, n’accorde pas à ces personnes ou à ces groupes «le même respect, la même déférence et la même considération».  Le paragraphe 15(1)  de la Charte  est dès lors engagé.  Il incombe alors au législateur de justifier une telle violation du par. 15(1) en application de l’article premier.  C’est seulement à cette étape que d’autres facteurs, entre autres la pertinence de la distinction au regard de l’objectif législatif, peuvent être appropriés.

 

78                      Je ne suis pas d’accord avec l’approche du juge Cory qui met l’accent sur les  motifs énumérés et les motifs analogues dans son analyse du par. 15(1).  Quoique ces motifs puissent être des indices de discrimination ou puissent même donner naissance à une présomption de discrimination, c’est dans l’appréciation de la nature de la personne ou du groupe lésé qu’ils doivent être examinés.  Lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a discrimination, c’est l’effet de la distinction législative sur cette personne ou ce groupe qui revêt la plus haute importance.  Comme le juge McIntyre l’a exprimé au nom de la Cour dans l’arrêt Andrews, précité, à la p. 165:

 

Pour s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi [. . .] la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné.  [Je souligne.]

 


L’analyse fondée sur le par. 15(1) devrait principalement viser à détecter et à comprendre les incidences négatives de la distinction législative sur la personne ou le groupe concerné plutôt qu’à déterminer si la distinction en cause a été établie sur le fondement d’un motif énuméré ou d’un motif analogue.  À mon avis, faire de la présence d’un motif énuméré ou d’un motif analogue une condition préalable à la recherche des effets discriminatoires  est incompatible, de façon générale, avec une interprétation de la Charte  qui soit libérale et fondée sur l’objet visé et, en particulier, avec cette promesse de la Charte  qui est au c{oe}ur même de nos aspirations, en tant que société: l’égalité pour tous.

 

79                      En dernier lieu, je tiens à souligner que je ne puis donner mon adhésion à la reprise par le juge Cory de la définition stricte du juge La Forest en ce qui concerne les motifs analogues.  Au paragraphe 90 de ses motifs, le juge Cory conclut que l’orientation sexuelle est un motif analogue parce qu’il s’agit, comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt Egan, précité, au par. 5, d’«une caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’à un prix personnel inacceptable».  Le juge La Forest, dans l’arrêt Egan, à la fin du par. 5, a également qualifié de façon restrictive les motifs analogues lorsqu’il a dit qu’il s’agissait de motifs fondés sur des caractéristiques «innées».  Comme l’a démontré le juge McLachlin, au nom de la majorité dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, notre Cour a adopté une méthode beaucoup plus nuancée et compréhensive pour déterminer si un motif particulier de discrimination est analogue aux motifs énumérés au par. 15(1).  Aux paragraphes 148 et 149, elle a expliqué:

 

Un indice de motif analogue pourrait être le fait que le groupe visé a subi un désavantage historique, indépendamment de la distinction contestée:  Andrews, précité, à la p. 152, le juge Wilson, et Turpin, précité, aux pp. 1331 et 1332.  Un autre pourrait être que le groupe constitue une «minorité discrète et isolée»:  Andrews, précité, à la p. 152, le juge Wilson, et à la p. 183, le juge McIntyre; Turpin, précité, à la p. 1333.  Un autre indice serait le cas où une distinction est fondée sur une caractéristique personnelle; comme l’affirme le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, «[l]es distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement» (pp. 174 et 175).  Par extension, on a soutenu que des distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles et immuables doivent être discriminatoires au sens du par. 15(1):  Andrews, précité, à la p. 195, le juge La Forest.  Une comparaison entre le motif soulevé et les motifs énumérés peut également être utile, de même que la reconnaissance que les législateurs et les juristes considèrent que le motif en question est discriminatoire:  voir Egan c. Canada, précité, le juge Cory.

 


Tous ces éléments peuvent être des indices valides au sens où leur présence peut constituer un signe de l’existence d’un motif analogue.  Cependant, n’est pas valide la proposition contraire -- selon laquelle un ou l’ensemble de ces éléments doivent être présents si l’on veut conclure à l’existence d’un motif analogue.  Comme l’a reconnu le juge Wilson dans l’arrêt Turpin (à la p. 1333), ils ne sont qu’«un moyen analytique» utilisé pour «déterminer» une question.  [Souligné dans l’original.]

 

80                      Cela dit, je suis d’accord avec les juges Cory et Iacobucci pour accueillir le pourvoi principal et rejeter le pourvoi incident avec dépens.

 

//Le juge Major//

 

Version française des motifs rendus par

 

81                      LE JUGE MAJOR (dissident en partie) -- Le préambule de l’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2 («l’IRPA» ou la «Loi»), énonçait à l’époque en cause notamment que cette loi sur les droits de la personne visait à reconnaître le principe que chacun jouit de la même dignité et des mêmes droits et à garantir à chacun l’exercice de ces droits en Alberta.  Il était conçu ainsi:

 

[traduction]

 

ATTENDU QUE la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de chacun constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde;

 

ATTENDU QUE l’Alberta reconnaît qu’il est fondamental et dans l’intérêt public que chacun jouisse de la même dignité et des mêmes droits sans égard à la race, aux croyances religieuses, à la couleur, au sexe, à la déficience physique ou mentale, à l’âge, à l’ascendance ou au lieu d’origine;

 

ATTENDU QU’il est opportun que ce principe soit consacré par la législature de l’Alberta au moyen d’un texte législatif garantissant ces droits de la personne . . .

 

L’article 7 de la Loi prévoyait:


[traduction]

 

7(1)  Nul employeur ni quiconque agissant pour son compte ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance ou du lieu d’origine:

 

a)  soit refuser d’employer une personne ou refuser de continuer de l’employer;

 

b)  soit exercer une discrimination à l’égard d’une personne en matière d’emploi ou de conditions d’emploi.

 

                                                                   . . .

 

(3)  Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux restrictions, aux conditions, aux préférences ni aux refus fondés sur une exigence professionnelle justifiée.

 

L’article 33  de la Charte canadienne des droits et libertés  prévoit:

 

33.  (1)  Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.

 

(2)  La loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte.

 

(3)  La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d’avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

 

(4)  Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration visée au paragraphe (1).

 

(5)  Le paragraphe (3) s’applique à toute déclaration adoptée sous le régime du paragraphe (4).

 

 

Analyse

 


82                      Dans le préambule, la province de l’Alberta dit clairement que la Loi vise à reconnaître le principe que chacun jouit de la même dignité et des mêmes droits et à garantir à chacun la jouissance de ces droits en Alberta par la suppression des pratiques discriminatoires.

 

83                      L’article 7 prévoit que nul employeur ne doit, sur le fondement de la race, des croyances religieuses, de la couleur, du sexe, de la déficience physique ou mentale, de l’état matrimonial, de l’âge, de l’ascendance ou du lieu d’origine, exercer une discrimination contre une personne en matière d’emploi.  L’absence de l’orientation sexuelle des motifs énumérés est à l’origine du litige donnant lieu au présent pourvoi.

 

84                      La province de l’Alberta a été invitée, dans le cadre du présent pourvoi, à expliquer comment il se faisait que les personnes ayant une orientation sexuelle différente n’étaient pas visées par l’expression «chacun jouisse de la même dignité et des mêmes droits», ce qu’elle a refusé de faire.  En outre, elle n’a pas établi en quoi l’exclusion de l’orientation sexuelle de la Loi s’harmonisait avec l’objectif de celle-ci.  Il est curieux de constater que la législature, après avoir adopté une loi d’ensemble sur les droits de la personne qui s’applique à toutes les personnes dans la province, voudrait priver de la protection de la Loi certains groupes de personnes ciblés.  Aucune explication n’a été fournie ni ne ressort de la preuve déposée par la province.

 

85                      On doit inévitablement conclure qu’il n’existe aucune raison d’exclure de l’art. 7 le groupe visé, et je suis d’accord avec les juges Cory et Iacobucci qu’une telle exclusion est discriminatoire et porte atteinte aux droits constitutionnels des personnes faisant partie de ce groupe.

 


86                      Même si certains des arguments avancés portaient sur l’emploi de l’appelant à titre d’enseignant, le présent pourvoi ne saurait trancher le litige opposant l’appelant Vriend et son ancien employeur, le King’s College.  La modification de la Loi, par la Cour ou la législature, de manière à ce qu’elle inclue la protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle constituera une première étape permettant à l’appelant de présenter sa plainte à l’Alberta Human Rights Commission.  En bout de ligne, cependant, le succès de cette action dépendra en partie de la question de savoir si le King’s College peut établir que son refus de continuer de l’employer était fondé sur une exigence professionnelle justifiée, conformément au par. 7(3) de la Loi.  Il appartiendra à l’Alberta Human Rights Commission, et non à notre Cour, de trancher la question de savoir si un collège chrétien privé fondamentaliste peut légitimement refuser d’employer un enseignant homosexuel.

 

87                      En ce qui concerne la réparation appropriée, le juge Iacobucci se fonde sur le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, pour étayer sa conclusion que la Loi devrait être interprétée comme si les mots «orientation sexuelle» y figuraient.  À mon avis, l’analyse faite dans l’arrêt Schachter en ce qui concerne l’interprétation large ne s’impose pas en l’espèce.  Dans cette affaire, la Cour avait conclu que la réparation appropriée consistait à annuler la disposition en cause, mais à suspendre temporairement l’effet de la déclaration d’invalidité.  Comme l’a dit le Juge en chef à la p. 719, les instructions concernant l’«interprétation large» ne se voulaient pas «des règles rigides qui doivent être appliquées indépendamment des faits».

 

88                      À mon avis, la Cour, dans l’arrêt Schachter, n’avait pas envisagé les circonstances de la présente affaire, soit le refus de la législature d’inclure l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite, comme en fait foi très clairement le dossier.  L’interprétation large peut être appropriée lorsque l’on peut supposer sans risque d’erreur que la législature elle-même aurait remédié à la nature trop limitative de la Loi en étendant le bénéfice ou la protection en question au groupe antérieurement exclu.  Une telle supposition ne peut être faite dans le présent pourvoi.


89                      Il se peut que la législature préfère ne pas adopter de loi en matière de droits de la personne plutôt que d’en adopter une qui comprenne l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite, ou il s’agit peut-être de déterminer comment il faudrait modifier la Loi pour la rendre conforme à la Charte .  Il vaut mieux laisser à la législature le soin de trancher cette question.  Comme il a été dit dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 169:

 

Même si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu’elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution.  Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives.  [Je souligne.]

 

90                      Il existe de nombreuses façons de modifier la Loi afin de remédier à sa nature trop limitative.  L’orientation sexuelle pourrait être ajoutée comme motif de distinction illicite à chacune des dispositions contestées.  La législature pourrait alors décider de définir l’expression «orientation sexuelle», ou encore poser des limites constitutionnelles à la portée de la protection qu’accorde la Loi.  Par ailleurs, la législature pourrait décider de protéger les dispositions qui portent atteinte à la Charte , en invoquant l’art. 33, lequel permet au Parlement ou à la législature d’une province d’adopter une loi qui aura effet indépendamment des droits garantis aux art. 2  et 7  à 15  de la Charte .  Vu qu’elle persiste dans son refus d’accorder une protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, la législature pourrait décider d’invoquer l’art. 33.  De toute façon, il incombe à la législature, dont les membres ont été élus, de trancher cette question.  En effet, ces derniers sont responsables devant l’électorat de la province et c’est à eux de choisir quelle voie prendre, qu’ils décident de modifier la loi ou encore d’invoquer la disposition de dérogation.  Leur décision sera ensuite évaluée par les électeurs.

 


91                      La responsabilité d’adopter des dispositions législatives qui s’harmonisent avec les droits garantis par la Charte  incombe à la législature.  Sauf dans les cas les plus manifestes, les tribunaux ne devraient pas imposer la façon dont une disposition de nature trop limitative doit être modifiée.  Il va de soi que les tribunaux ont un rôle à jouer dans la protection des droits garantis par la Charte , rôle qui consiste à déterminer si les dispositions législatives adoptées par la législature sont valides sur le plan constitutionnel.  Cependant, ils doivent faire preuve de retenue et respecter le rôle de la législature lorsqu’il existe plusieurs façons de modifier une disposition législative inconstitutionnelle.

 

92                      Étant donné que la législature refuse manifestement d’inclure l’orientation sexuelle dans la Loi, je conclus que la présente affaire ne se prête pas à l’application de l’interprétation large.  Il est préférable de déclarer invalides les dispositions fautives et de permettre à la législature de les rectifier.  Je limiterais la déclaration d’invalidité aux dispositions de la Loi en matière d’emploi, soit les par. 7(1) et 8(1) ainsi que l’art. 10.  Bien que les mêmes conclusions puissent s’appliquer aux autres dispositions de la Loi, notre Cour a déjà dit que les causes fondées sur la Charte  ne doivent pas être examinées dans un vide factuel:  voir MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la p. 361.

 

93                      La seule question litigieuse qui reste à trancher est de savoir si la déclaration d’invalidité devrait être temporairement suspendue.  Dans l’arrêt Schachter, le juge en chef Lamer a dit que la déclaration d’invalidité pouvait être temporairement suspendue lorsque la loi est jugée inconstitutionnelle en raison de sa portée trop restreinte plutôt que  trop large, et que l’annulation de la loi priverait de bénéfices les personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits ont été violés.

 


94                      La Cour n’a pas l’intention de priver les personnes vivant en Alberta de la protection de la Loi; elle veut uniquement s’assurer que la Loi soit rendue conforme à la Charte , tout en respectant le rôle de la législature.  Je suis donc d’avis de suspendre la déclaration d’invalidité pour une période d’un an afin de permettre à la législature de modifier les dispositions contestées de façon à les rendre conformes à ses obligations constitutionnelles.

 

Conclusion

 

95                      Je suis d’accord avec mes collègues que l’exclusion de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite des par. 7(1) et 8(1) ainsi que de l’art. 10 de la Loi viole l’art. 15  de la Charte  et ne peut être justifiée conformément à l’article premier.  Je suis d’avis de déclarer inconstitutionnelles ces dispositions, mais de suspendre la déclaration d’invalidité pour une période d’un an.

 

 

Pourvoi principal accueilli avec dépens, le juge Major est dissident en partiePourvoi incident rejeté avec dépens.

 

Procureurs des appelants:  Chivers Greckol & Kanee, Edmonton.

 

Procureurs des intimés:  Miles Davison McCarthy, Calgary.

 

Procureurs de l’intervenant le procureur général du Canada:  Brian Saunders et James Hendry, Ottawa.

 


Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

 

Procureurs de l’intervenante l’Alberta Civil Liberties Association:  Pundit & Chotalia, Edmonton.

 

Procureurs de l’intervenant Égalité pour les gais et les lesbiennes (EGALE):  Nelligan — Power, Ottawa.

 

Procureur de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ):  Claire Klassen, Toronto.

 

Procureurs de l’intervenante la  Foundation for Equal Families:  Scott & Aylen, Toronto.

 

Procureurs de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne:  William F. Pentney et Patricia Lawrence, Ottawa.

 

Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada:  Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

 

Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien - Division de l’Alberta:  McCarthy Tétrault, Calgary.

 

Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des commissions et conseils des droits de la personne (ACCDP):  Thomas S. Kuttner, Fredericton.

 


Procureurs de l’intervenante la Société canadienne du SIDA:  Elliott, Rodrigues, Toronto.

 

Procureurs de l’intervenante l’Alberta and Northwest Conference of the United Church of Canada:  Dale Gibson Associates, Edmonton.

 

Procureurs de l’intervenant le Congrès juif canadien:  Witten Binder, Edmonton.

 

Procureurs de l’intervenant le Christian Legal Fellowship:  Milner Fenerty, Calgary.

 

Procureur de l’intervenante l’Alberta Federation of Women United for Families:  Dallas K. Miller Law Office, Medicine Hat.

 

Procureurs de l’intervenant l’Evangelical Fellowship of Canada:  Milner Fenerty, Calgary.

 

Procureurs de l’intervenante la Focus on the Family (Canada) Association:  Milner Fenerty, Calgary.

 

 



*  Le juge Sopinka n’a pas pris part au jugement.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.