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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116

Appel entendu : 18 janvier 2016

Jugement rendu : 14 octobre 2016

Dossier : 36165

 

Entre :

Conférence des juges de paix magistrats du Québec,

Christine Auger, Jacques Barbès, Réjean Bédard,

Dominique Benoît, Georges Benoît, Michel Boissonneault,

Suzanne Bousquet, Sylvie Desmeules, Julie Dionne,

Marie-Chantal Doucet, Louis Duguay, Gaby Dumas,

Nathalie Duperron Roy, Réna Émond, Pierre Fortin,

Louise Gallant, Marie-Josée Hénault, François Kouri,

Jean-Georges Laliberté, Robert Lanctôt, Luc Marchildon,

Sylvie Marcotte, Nicole Martin, Danielle Michaud,

Gilles Michaud, Lucie Morissette, Monique Perron,

Jean-Gilles Racicot, Gaétan Ratté, Marc Renaud,

Rosaire Vallières, Pierre Verrette, Johanne White,

Gilles Pigeon, Léopold Goulet, Yannick Couture,

Marie-Claude Bélanger et Patricia Compagnone

Appelants

 

et

 

Procureure générale du Québec et

Ministre de la justice du Québec

Intimées

 

- et -

 

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

Conférence des juges de la Cour du Québec et

Association des juges de paix de l’Ontario

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 107)

Les juges Karakatsanis, Wagner et Côté (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Cromwell, Moldaver, Gascon et Brown)

 

 

 


Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116

Conférence des juges de paix magistrats du Québec,

Christine Auger, Jacques Barbès, Réjean Bédard,

Dominique Benoît, Georges Benoît, Michel Boissonneault,

Suzanne Bousquet, Sylvie Desmeules, Julie Dionne,

Marie‑Chantal Doucet, Louis Duguay, Gaby Dumas,

Nathalie Duperron Roy, Réna Émond, Pierre Fortin,

Louise Gallant, Marie‑Josée Hénault, François Kouri,

Jean‑Georges Laliberté, Robert Lanctôt, Luc Marchildon,

Sylvie Marcotte, Nicole Martin, Danielle Michaud,

Gilles Michaud, Lucie Morissette, Monique Perron,

Jean‑Gilles Racicot, Gaétan Ratté, Marc Renaud,

Rosaire Vallières, Pierre Verrette, Johanne White,

Gilles Pigeon, Léopold Goulet, Yannick Couture,

Marie‑Claude Bélanger et Patricia Compagnone                                       Appelants

c.

Procureure générale du Québec et

Ministre de la justice du Québec                                                                      Intimées

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

Conférence des juges de la Cour du Québec et

Association des juges de paix de l’Ontario                                               Intervenants

Répertorié : Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale)

2016 CSC 39

No du greffe : 36165.

2016 : 18 janvier; 2016 : 14 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Indépendance judiciaire — Sécurité financière — Juges de paix — Réforme judiciaire — Statut des juges de paix, dont les conditions d’emploi, la rémunération et le régime de retraite, modifié par législation provinciale — Y a‑t‑il eu création d’une nouvelle charge judiciaire? — Un examen de la rémunération et du régime de retraite par un comité est‑il nécessaire et, dans l’affirmative, à quel moment l’examen doit‑il intervenir? — La loi porte‑t‑elle atteinte à la garantie constitutionnelle d’indépendance judiciaire? — Dans l’affirmative, l’atteinte se justifie‑t‑elle? — Loi constitutionnelle de 1867 , préambule — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 11d)  — Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12, art. 27, 30 et 32 — Décret 932‑2008, (2008) 140 G.O. 2, 5681.

                    Droit constitutionnel — Indépendance judiciaire — Sécurité financière — Régime de retraite — Juges de paix — Réforme judiciaire — Participation des juges de paix au régime de retraite de la fonction publique imposée par l’art. 178 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T‑16 — Le régime de retraite, qui s’inscrit dans la rémunération globale, satisfait‑il au seuil constitutionnel minimal qu’exige une charge judiciaire?

                    En 2004, le gouvernement du Québec a procédé à une réforme du régime applicable aux juges de paix en réponse au jugement de la Cour d’appel déclarant que ce régime ne respectait pas la garantie d’inamovibilité qu’exige l’indépendance judiciaire. Six juges de paix ont été transférés au nouveau régime tout en conservant leur rémunération; toutefois les juges de paix nouvellement nommés touchaient un traitement moins élevé. Aucune des dispositions législatives touchant à la rémunération n’a été soumise à l’examen d’un comité de la rémunération avant 2007; le comité n’a alors fait que des recommandations pour l’avenir. Le gouvernement a adopté le Décret 932-2008 pour donner suite aux recommandations. En 2008, la Conférence des juges de paix magistrats du Québec et ses membres (les juges de paix magistrats (« JPM »)) ont contesté les art. 27, 30 et 32 de la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix (la « Loi modificatrice ») et le Décret 932‑2008 au motif qu’ils ne respectaient pas la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire. En outre, les JPM soutenaient que l’art. 178 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (« LTJ »), en les obligeant à participer au régime de retraite du personnel d’encadrement de la fonction publique, ne respectait pas non plus la garantie de sécurité financière. La Cour supérieure et la Cour d’appel ont conclu que les dispositions ne menaçaient pas l’indépendance judiciaire, car elles s’inscrivaient dans le cadre d’une réforme ayant abouti à la création d’une nouvelle charge judiciaire.

                    Arrêt : L’appel est accueilli en partie. Les articles 27, 30 et 32 de la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix sont inconstitutionnels.

                    Il se peut qu’une réforme judiciaire suscite des interrogations concernant l’indépendance judiciaire à l’égard non seulement des juges dont la charge a été modifiée ou abolie, mais aussi de ceux qui sont nommés à une charge nouvellement créée. Toute mesure ayant une incidence sur la rémunération des juges mettra automatiquement en jeu la dimension institutionnelle de la sécurité financière. La rémunération initiale de la nouvelle charge doit satisfaire au minimum constitutionnel requis pour assurer l’intégrité judiciaire. À défaut d’examen de la rémunération initiale par un comité, il n’existe aucune garantie que le minimum constitutionnel est respecté. Un examen s’impose également lorsque les nouveaux juges sont transférés d’une ancienne charge judiciaire. Le gouvernement ne saurait simplement remplacer une charge par une autre, en modifier la juridiction, transférer les juges et réduire leur rémunération, sans garantie. Comme les juges en exercice entretiennent déjà des rapports avec le gouvernement, le risque de manipulation est aggravé, ce qui justifie une protection supplémentaire dans leur cas. Ainsi, bien que le gouvernement puisse, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, fixer la rémunération des nouveaux juges, il ne peut modifier le traitement des juges en exercice tant que le comité n’a pas procédé à l’examen.

                    Pour protéger l’indépendance judiciaire lorsqu’il y a création d’une charge judiciaire, toute rémunération doit être examinée dans un délai raisonnable. Un délai raisonnable s’entend du temps qu’il faut pour effectuer une réforme judiciaire, mettre sur pied le comité d’examen et assurer une participation adéquate des nouveaux juges. Il se calcule de façon générale en mois et non en années.

                    Dans le contexte d’une réforme judiciaire, les raisons qui justifient que soit reportée la tenue d’un comité d’examen de la rémunération dans le cas des juges nouvellement nommés s’appliquent tout autant aux juges en exercice qui sont transférés à une nouvelle charge. Exiger un examen préalable dans le cas de juges en exercice retarderait la mise en œuvre des réformes judiciaires fondées sur l’intérêt public et risquerait de prolonger un régime judiciaire inconstitutionnel, de porter atteinte à l’indépendance judiciaire et de miner la perception du public. Le principe de l’indépendance judiciaire existe au profit du public et non du juge. Pour le public, la tenue dans un délai raisonnable d’un examen portant sur la situation de tous les juges protège efficacement la sécurité financière, même si certains juges occupaient antérieurement une autre charge judiciaire.

                    Lorsqu’il s’agit de déterminer si une charge a simplement été modifiée ou si une nouvelle charge a été créée, les fonctions de la charge judiciaire et les conditions d’emploi, dont l’inamovibilité, la sécurité financière, la sélection et l’indépendance administrative, constituent des considérations pertinentes. En l’espèce, la réforme de 2004 a créé une nouvelle charge judiciaire. La juridiction des JPM se distingue de celle que prévoyait l’ancien régime : les JPM n’ont pas compétence pour présider les enquêtes sur mise en liberté sous caution et ne peuvent instruire les poursuites sommaires intentées en vertu de la partie XXVII du Code criminel . En outre, dorénavant, les JPM bénéficient de garanties d’indépendance judiciaire plus étendues : ils peuvent siéger jusqu’à l’âge de 70 ans, leur traitement et les autres avantages sont soumis périodiquement à l’examen d’un comité, leurs critères de sélection sont énoncés dans la LTJ et, enfin, ils relèvent de la Cour du Québec et sont donc soumis à l’autorité du juge en chef de ce tribunal.

                    Comme la réforme a créé une nouvelle charge judiciaire, le traitement initial de tous les juges nommés à cette charge (pour la première fois ou après un transfert d’une autre charge) devait être examiné rétroactivement, dans un délai raisonnable après leur nomination. L’article 32 de la Loi modificatrice interdit tout examen de la rémunération avant 2007, bien que la charge judiciaire ait été créée en 2004. Il s’agit là d’un manquement à l’exigence constitutionnelle selon laquelle la rémunération initiale des juges occupant une nouvelle charge est examinée par un comité dans un délai raisonnable après leur nomination. Aucune raison valable n’explique pourquoi l’examen ne pouvait être tenu avant 2007. Un délai de trois ans ne constitue pas un délai raisonnable. En conséquence, l’art. 32 de la Loi modificatrice porte atteinte à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire. En outre, étant donné que les art. 27 et 30 prévoient respectivement un gel de la rémunération des juges transférés et l’établissement de la rémunération des juges nouvellement nommés, mais n’exigent pas l’examen rétroactif de la rémunération par un comité, ces dispositions portent également atteinte à l’indépendance judiciaire. Enfin, l’art. 27 porte atteinte à l’indépendance judiciaire en ce sens qu’il a pour effet de geler la rémunération de juges en exercice avant qu’un comité n’examine la question, ce qui est contraire aux exigences de la garantie de sécurité financière. En ce qui concerne l’écart salarial entre les juges transférés et les juges nouvellement nommés, en soi, cet écart salarial n’a pas porté atteinte à la garantie de sécurité financière. 

                    Étant donné que les art. 27, 30 et 32 de la Loi modificatrice n’exigent pas l’examen rétroactif de la rémunération par un comité dans un délai raisonnable, ces dispositions portent atteinte à la garantie de sécurité financière institutionnelle qu’exige l’indépendance judiciaire et ne respectent pas l’al. 11 d )  de la Charte  ainsi que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 . Cette atteinte à l’indépendance judiciaire n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte  en l’absence de preuve d’une crise financière exceptionnellement grave. En conséquence, les art. 27, 30 et 32 sont inconstitutionnels. Comme l’atteinte découle de l’absence d’examen par un comité entre 2004 et 2007, un examen de la rémunération de tous les JPM par un comité est ordonné pour cette période, à titre de réparation. Le comité doit tenir compte de tous les facteurs ayant une incidence sur la rémunération, y compris la rémunération associée à la charge judiciaire antérieure. Même si la garantie d’indépendance judiciaire a été compromise entre 2004 et 2007, les décisions judiciaires rendues par les JPM durant cette période sont valides.

                    Comme le gouvernement s’est conformé dès 2007 à son obligation constitutionnelle de soumettre périodiquement à l’examen d’un comité la rémunération des JPM, la confiance du public à l’égard de l’indépendance judiciaire n’a en aucun cas été minée depuis. Il n’y a donc pas eu d’atteinte à l’indépendance judiciaire après 2007, et le Décret 932‑2008 n’est entaché d’aucun vice. De surcroît, si tant est que l’absence d’examen, entre 2004 et 2007, ait eu sur la rémunération des JPM après 2007 une incidence, on ne peut dire que cette dernière ait soulevé des préoccupations d’ordre constitutionnel.

                    Enfin, l’art. 178 de la LTJ est valide. Bien que le régime de retraite du personnel d’encadrement ne soit pas aussi avantageux que celui des juges de la Cour du Québec, considéré dans le cadre de la rémunération globale, il respecte le seuil minimal constitutionnel requis pour une charge judiciaire de sorte que les JPM ne soient pas perçus comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Pomerleau c. La Reine, [2004] R.J.Q. 83; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général), 2007 QCCS 2672, [2007] R.J.Q. 1556; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Masters’ Association of Ontario c. Ontario, 2011 ONCA 243, 105 O.R. (3d) 196; Ontario Deputy Judges Assn. c. Ontario (2006), 80 O.R. (3d) 481; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 11 d ) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , partie XXVII.

Décret 689‑2004, (2004) 136 G.O. 2, 3531.

Décret 932‑2008, (2008) 140 G.O. 2, 5681.

Loi constitutionnelle de 1867 , préambule, art. 92(14), 96, 101.

Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12, art. 1, 26, 27, 30, 32, 35.

Loi sur le régime de retraite du personnel d’encadrement, RLRQ, c. R‑12.1.

Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T‑16, partie III.1, art. 161, 162, 163, 165, 166, 169, 173, 175, 176, 178, 246.29, 246.42, ann. V.

Doctrine et autres documents cités

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, vol. 38, no 75, 1re sess., 37e lég., 20 mai 2004, p. 4543.

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats de la Commission permanente des institutions, vol. 38, no 54, 1re sess., 37e lég., 28 mai 2004, p. 18.

Québec. Comité de la rémunération des juges. Rapport du Comité de la rémunération des juges, présidé par Alban D’Amours, 23 décembre 2010 (en ligne : http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/remjuges2011.pdf).

Québec. Comité de la rémunération des juges. Rapport du comité de la rémunération des juges, présidé par Daniel Johnson, avril 2008 (en ligne : http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/rem-juge3.pdf).

Québec. Comité de la rémunération des juges. Rapport du Comité de la rémunération des juges, présidé par Michel Clair, 30 septembre 2013 (en ligne : http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/remjuges2013.

         pdf).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Dalphond, Bouchard et Vauclair), 2014 QCCA 1654, [2014] AZ‑51107397, [2014] J.Q. no 9733 (QL), 2014 CarswellQue 9133 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Mongeon, 2012 QCCS 1021, [2012] R.J.Q. 729, [2012] AZ‑50840226, [2012] J.Q. no 2260 (QL), 2012 CarswellQue 2373 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie.

                    Raymond Doray et Loïc Berdnikoff, pour les appelants.

                    Sébastien Rochette et Brigitte Bussières, pour les intimées.

                    François Joyal et Catherine Lawrence, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Sarah Kraicer et Josh Hunter, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Joël Mercier et Christine Baudouin, pour l’intervenante la Conférence des juges de la Cour du Québec.

                    J. Thomas Curry et Paul‑Erik Veel, pour l’intervenante l’Association des juges de paix de l’Ontario.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Les juges Karakatsanis, Wagner et côté —

I.              Introduction

[1]                              Les législatures disposent du pouvoir constitutionnel de créer des charges judiciaires, de les modifier et de les abolir. Cependant, elles doivent exercer ce pouvoir conformément au principe constitutionnel d’indépendance judiciaire.

[2]                              En 2004, le gouvernement du Québec a procédé à une réforme du régime applicable aux juges de paix en réponse au jugement de la Cour d’appel déclarant que ce régime ne respectait pas la garantie d’inamovibilité qu’exige l’indépendance judiciaire. Le nouveau régime créait deux catégories de juges de paix. Six juges de paix ayant été nommés sous l’ancien régime sont passés à l’une des nouvelles catégories, une charge inamovible, tout en conservant leur traitement. Or, le gouvernement avait fixé le traitement initial de cette nouvelle catégorie bien en deçà de la rémunération de la charge précédente; les juges de paix nouvellement nommés touchaient donc un traitement beaucoup moins élevé que leurs homologues en exercice. Aucune des dispositions touchant à la rémunération n’a été soumise à l’examen d’un comité — ou commission — de la rémunération avant 2007; le comité n’a alors fait que des recommandations pour l’avenir.

[3]                             En 2008, les appelants — la Conférence des juges de paix magistrats du Québec et ses membres — se sont adressés à la Cour supérieure. Ils soutenaient que les dispositions transitoires relatives à la détermination de leur traitement et à l’examen de ce dernier, à savoir les art. 27, 30 et 32 de la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12 (« Loi »), et le Décret 932‑2008, (2008) 140 G.O. 2, 5681, ne respectaient pas la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire. Ils soutenaient également que leur participation au régime de retraite du personnel d’encadrement imposée par l’art. 178 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T‑16 (« LTJ »), ne respectait pas la garantie de sécurité financière.

[4]                              Les juridictions inférieures ont conclu que les dispositions contestées ne menaçaient pas l’indépendance judiciaire, car elles s’inscrivaient dans le cadre d’une réforme ayant abouti à la création d’une nouvelle charge judiciaire.

[5]                              Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis d’accueillir en partie le pourvoi. Selon nous, il est nécessaire qu’un comité se penche sur la rémunération liée à toute nouvelle charge judiciaire, bien que cet examen puisse être fait rétroactivement dans un délai raisonnable après les nominations. Il en est ainsi même si les personnes nommées à la nouvelle charge judiciaire occupaient une ancienne charge. Comme les art. 27, 30 et 32 de la Loi ne prévoyaient pas l’examen rétroactif par un comité dans un délai raisonnable après les nominations, ces dispositions ne respectent pas la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire. Les questions constitutionnelles et nos réponses se trouvent en annexe aux présents motifs.

II.           Les faits

[6]                              Avant 2004, le système des juges de paix en place au Québec comprenait deux catégories de juges. Il y avait les juges de paix à pouvoirs restreints, qui étaient fonctionnaires, et les juges de paix à pouvoirs étendus (« JPPE »), autorisés à poser de nombreux actes de nature judiciaire.

[7]                              Dans l’arrêt Pomerleau c. La Reine, [2004] R.J.Q. 83, la Cour d’appel du Québec a conclu que le système en place était inconstitutionnel puisqu’il ne garantissait pas l’indépendance des juges de paix. Comme les juges de paix à pouvoirs restreints étaient amovibles, la cour a déclaré que ces juges ne jouissaient pas des garanties minimales d’indépendance. La Cour d’appel a refusé de suspendre l’effet de cette déclaration.

[8]                              Six mois après l’arrêt Pomerleau, l’Assemblée nationale a adopté la Loi. Cette loi venait remplacer la partie III.1 de la LTJ, « des juges de paix », par une nouvelle partie, qui créait les postes de « juge de paix magistrat » (« JPM ») et de « juge de paix fonctionnaire ». Les dispositions importantes de la Loi se trouvent à l’annexe.

[9]                              Les juges de paix fonctionnaires exercent des fonctions qui ne requièrent pas l’indépendance judiciaire. Ils ne sont pas visés par ce pourvoi.

[10]                          Les attributions des JPM sont similaires à celles des JPPE. Cependant, contrairement aux JPPE, les JPM ne peuvent présider des enquêtes pour mise en liberté et présider des audiences sur des poursuites sommaires en vertu de la partie XXVII du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46  (LTJ, art. 173 et annexe V). La Loi comprenait également des changements portant sur les conditions d’admissibilité des JPM et sur le processus de sélection et de nomination (LTJ, art. 161, 162 et 163). Les JPM sont désormais intégrés à la Cour du Québec (art. 169). De plus, ils sont inamovibles jusqu’à l’âge de 70 ans (art. 165 à 166). Le traitement ainsi que les autres avantages sont déterminés par le gouvernement après réception des recommandations d’un comité de la rémunération des juges (art. 175 et 176). Les JPM participent au régime de retraite établi par la Loi sur le régime de retraite du personnel d’encadrement, RLRQ, c. R‑12.1 (LTJ, art. 178). Ce régime ne peut être modifié qu’après l’intervention d’un comité de la rémunération des juges (art. 178 al. 2, art. 246.29).

[11]                          La Loi prévoit aussi les règles applicables au passage de l’ancien au nouveau régime. L’article 26 de la Loi prévoit que les JPPE nommés avant 2004 et en fonction en 2004 deviennent JPM. Selon l’article 27, ils conservent le traitement qu’ils recevaient antérieurement, « jusqu’à ce que ce traitement soit égal à celui qui sera établi par le gouvernement », ce qui a pour effet d’établir un palier supérieur de rémunération. En outre, en 2007, à la suite d’un jugement de la Cour supérieure relatif au traitement des juges pour la période de 2001 à 2007, les anciens JPPE reçoivent une augmentation rétroactive qui porte leur salaire au 30 juin 2004 à 137 280 $ (voir Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général), 2007 QCCS 2672, [2007] R.J.Q. 1556).

[12]                          De plus, l’art. 30 de la Loi confère au gouvernement le pouvoir de fixer unilatéralement le traitement des JPM nommés à compter du 30 juin 2004. En vertu de cet article, le 30 juin 2004, par le Décret 689‑2004, (2004) 136 G.O. 2, 3531, le gouvernement fixe le salaire annuel des JPM à 90 000 $. L’article 32 de la Loi énonce pour sa part que le Comité de la rémunération des juges n’exerce ses attributions concernant les JPM qu’à compter de 2007.

[13]                          Les premiers nouveaux JPM sont nommés en mai 2005. En décembre 2005, la Conférence des juges de paix magistrats est constituée.

[14]                          En 2008, un comité de la rémunération des juges présidé par Daniel Johnson (le « Comité Johnson ») dépose son rapport portant, entre autres, sur la rémunération des JPM. Le comité estime qu’il est sans pouvoir pour examiner rétroactivement la rémunération pour la période de 2004 à 2007 (Rapport du comité de la rémunération des juges (2008) (en ligne), p. IV‑17). Le Comité Johnson recommande d’augmenter le traitement annuel des JPM pour le porter à 110 000 $ pour la période de 2007 à 2010 (p. IV‑26). Il recommande de maintenir le traitement des anciens JPPE, alors gelé à 137 280 $. Le gouvernement adopte ces recommandations par le Décret 932‑2008.

[15]                          En novembre 2008, les 33 JPM, ainsi que la Conférence des juges de paix magistrats, intentent un recours en Cour supérieure.

[16]                          En 2010, un comité de la rémunération des juges présidé par Alban D’Amours (le « Comité D’Amours ») recommande une augmentation du traitement des JPM qui le porterait à 119 000 $ (Rapport du Comité de la rémunération des juges (2010) (en ligne), p. IV‑19 à IV‑20), et le maintien du statu quo concernant le traitement des JPM nommés avant le 30 juin 2004. Le gouvernement adopte ces recommandations. En 2013, un comité de la rémunération des juges et juges de paix présidé par Michel Clair (le « Comité Clair ») examine à nouveau la rémunération des JPM. (Voir le Rapport du Comité de la rémunération des juges (2013) (en ligne).)

[17]                          Depuis 2013, le traitement des JPM nommés après 2004 est identique à celui des anciens JPPE. En conséquence, les deux paliers de rémunération sont disparus.

III.        Décisions des juridictions inférieures

A.           Cour supérieure, 2012 QCCS 1021, [2012] R.J.Q. 729

[18]                          La Conférence des juges de paix magistrats attaque la constitutionnalité des art. 27, 30 et 32 de la Loi, ainsi que l’art. 178 de la LTJ et le Décret 932‑2008, au motif qu’ils portent atteinte à l’indépendance judiciaire — et plus spécifiquement, à la sécurité financière — des JPM. Le juge de la Cour supérieure du Québec rejette la requête. 

[19]                          Au sujet de la constitutionnalité de l’art. 27 de la Loi, le juge saisi de la requête conclut qu’il est suffisant, lorsque le gouvernement procède à un gel du traitement des juges, qu’il soumette la décision à un comité de la rémunération des juges dans un délai raisonnable. En l’espèce, la décision de geler la rémunération des anciens JPPE devenus JPM a été soumise et entérinée par les Comités Johnson et D’Amours. Ce délai était raisonnable dans les circonstances, même si le gouvernement aurait pu agir plus rapidement, et ce, dans la mesure où ce dernier a soumis la question du gel à un comité de la rémunération des juges dans un délai de trois ans. 

[20]                          À propos de l’art. 30 de la Loi, le juge saisi de la requête insiste sur le fait que ce n’est qu’après la promulgation du décret établissant la rémunération des JPM et, en pleine connaissance de cause, que les candidats au poste de JPM ont soumis leur candidature. Il ne peut donc être question de manipulation financière.

[21]                          Par ailleurs, selon le juge saisi de la requête, même si le Comité Johnson n’avait pas le pouvoir d’intervenir rétroactivement pour évaluer la rémunération des JPM pour la période allant de 2004 à 2007, il a, dans les faits, validé la décision du gouvernement a posteriori. 

[22]                          Le juge saisi de la requête ajoute que la prérogative de fixation de la rémunération initiale des juges appartient au gouvernement, et rien dans la jurisprudence n’indique que le gouvernement qui crée une nouvelle catégorie de juges doit au préalable soumettre leurs conditions de travail à un comité indépendant. Il conclut que l’art. 32 de la Loi est valide.

[23]                          Finalement, abordant la question du régime de retraite applicable, le juge saisi de la requête reconnaît que le régime du personnel d’encadrement est moins avantageux et plus onéreux que le régime de retraite des juges de la Cour du Québec. Cela étant, deux comités indépendants ont estimé que ce régime était adéquat.

[24]                          Partant, le juge rejette la requête des requérants dans son entièreté, et ce, sans dépens.

B.            Cour d’appel, 2014 QCCA 1654

[25]                          La Cour d’appel rejette le pourvoi. Tout d’abord, la cour estime que, quand bien même il aurait été bénéfique de le faire, le gouvernement n’avait pas l’obligation constitutionnelle d’obtenir une recommandation d’un comité de la rémunération des juges avant de fixer la rémunération rattachée à la nouvelle charge de JPM. Selon la Cour d’appel, une telle obligation existe seulement lorsque les conditions de travail des juges sont modifiées par augmentation, réduction ou gel de leur traitement.

[26]                          La Cour d’appel a constaté que la Loi a eu pour effet de créer deux nouvelles charges (celle de JPM et celle de juge de paix fonctionnaire), lesquelles ont remplacé les deux catégories existantes de juges de paix. Donc, il ne s’agissait pas d’une augmentation, d’une réduction ou d’un gel de traitement, mais de la fixation de la rémunération d’une nouvelle charge.

[27]                          Ainsi, la seule obligation qui revenait au gouvernement était de décréter un niveau de traitement supérieur au seuil minimum requis pour assurer la confiance du public dans la nouvelle instance judiciaire. Or, en l’espèce, il est clair que pour la Cour d’appel le niveau de rémunération fixé était suffisamment élevé pour garantir l’indépendance des nouveaux JPM.

[28]                          La Cour d’appel ajoute que même si elle avait conclu qu’une recommandation préalable d’un comité de la rémunération des juges s’imposait, la réparation demandée n’aurait pas été accordée de toute façon, vu le niveau de rémunération décrété et l’absence de preuve de tentative de manipulation financière. De l’avis de la cour, faire de l’étape du comité de la rémunération des juges une obligation systémique, quelles que soient les circonstances, équivaudrait à faire prévaloir la forme sur le fond. De plus, la Cour d’appel est d’avis que l’existence de deux paliers de traitement n’a rien d’illégal en soi, la Constitution n’exigeant pas l’uniformité de la rémunération et des autres avantages conférés aux juges.

[29]                          Sur la question de la fixation des conditions de travail des anciens JPPE, la Cour d’appel estime qu’une personne raisonnable et bien informée conclurait que la Loi, dans son ensemble, a eu pour effet de renforcer l’indépendance des anciens JPPE, lesquels bénéficient désormais de garanties d’indépendance plus étendues.

[30]                          Enfin, concernant le régime de retraite établi par l’art. 178 de la LTJ, et modifié par l’art. 1 de la Loi, la Cour d’appel estime que celui‑ci n’est pas inconstitutionnel. En effet, « la Constitution n’exige pas la mise sur pied de régimes de retraite réservés aux juges et contrôlés par eux, mais uniquement qu’ils bénéficient d’un régime qui tient compte des particularités de leurs fonctions » (par. 111 (CanLII)). La Constitution n’exige pas non plus un régime de retraite uniforme pour tous les JPM. Trois comités de la rémunération ayant conclu que le nouveau régime de retraite est adéquat, la Cour d’appel est d’avis de rejeter l’argument sur le régime de retraite, et ce, dans la mesure où une personne raisonnable et bien informée conclurait que le seuil minimal requis est respecté et que le régime n’expose pas les JPM à des tentatives de manipulation financière.

IV.        Principes

C.            Indépendance judiciaire : généralités

[31]                          Le principe de l’indépendance judiciaire est issu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui prévoit que la Constitution du Canada repose sur « les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni » (voir Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 72). Il est également issu de l’al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés , qui garantit à l’accusé le droit à un procès équitable devant un tribunal impartial (Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 685‑689). Notre Cour a reconnu l’indépendance judiciaire comme principe constitutionnel non écrit (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi de 1997 »), par. 83-109). L’indépendance judiciaire est importante à la fois pour la confiance du public dans l’administration de la justice et pour la séparation constitutionnelle des pouvoirs (Renvoi de 1997; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 22‑23; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, par. 37‑38).

[32]                          Le principe de l’indépendance judiciaire s’applique à tous les tribunaux judiciaires (Renvoi de 1997, par. 106). Dans l’arrêt Ell, la Cour reconnaît l’application de ce principe aux juges de paix de l’Alberta, ces derniers exerçant de nombreuses fonctions judiciaires — notamment présider des enquêtes sur mise en liberté sous caution et décerner des mandats de perquisition — susceptibles de restreindre de manière importante les droits et libertés d’individus (par. 20‑26). Il ne fait aucun doute en l’espèce que l’indépendance judiciaire s’applique aux JPM du Québec.

[33]                          L’indépendance judiciaire exige trois garanties objectives : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative (Renvoi de 1997, par. 115; Valente, p. 697‑712). Chacune de ces garanties possède une dimension individuelle et une dimension institutionnelle (Renvoi de 1997, par. 118). La manière de respecter ces garanties varie selon le contexte (Ell, par. 30‑32). Il s’agit en définitive de déterminer si une personne raisonnable et renseignée conclurait que le tribunal bénéficie de ces garanties objectives (Valente, p. 689, cité dans Ell, par. 32; voir aussi le Renvoi de 1997, par. 112). Ainsi, l’indépendance judiciaire existe au profit, non pas des juges, mais du public. Les garanties ne sont pas là pour permettre aux juges d’améliorer leurs conditions de travail (Renvoi de 1997, par. 9; Ell, par. 29).

[34]                          La Cour s’est penchée sur la dimension institutionnelle de la garantie de sécurité financière à quelques reprises. Cette garantie comporte trois éléments : premièrement, la rémunération ne saurait être modifiée sans l’aval d’un comité indépendant — ou commission; deuxièmement, elle ne saurait faire l’objet de négociations entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif ou la législature; troisièmement, elle ne saurait être abaissée sous le seuil minimum requis par la charge de juge (Renvoi de 1997, par. 133‑135; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286 (« Bodner »), par. 8‑11). L’objectif de ces éléments est d’assurer que le processus de fixation de la rémunération des juges respecte, dans la mesure du possible, le principe de dépolitisation des rapports entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l’État (Renvoi de 1997, par. 138‑146; Mackin, par. 53‑54; Bodner, par. 8‑11 et 14‑21). Un seuil minimal de rémunération protège l’intégrité de la magistrature.

[35]                          Le rôle des comités de la rémunération des juges a déjà été expliqué en détail dans d’autres affaires (voir, plus particulièrement, le Renvoi de 1997, par. 147‑185, et Bodner, par. 13‑21). Seuls quelques points méritent d’être répétés ici. Le comité doit examiner toutes les modifications proposées à la rémunération : les traitements ne peuvent être « réduits, haussés ou bloqués » sans recours préalable à un comité (Renvoi de 1997, par. 133; voir aussi par. 174; Mackin, par. 57 et 69). Par ailleurs, le comité examine la rémunération de façon globale : le traitement, le régime de retraite et les autres avantages sont considérés dans la rémunération globale (Valente, p. 704). Enfin, les recommandations du comité ne sont pas exécutoires (Bodner, par. 19‑20). Le gouvernement peut s’en écarter à condition de justifier sa décision par des « motifs rationnels » (par. 21).

D.           L’indépendance judiciaire dans le contexte d’une réforme judiciaire

[36]                          Les arrêts de principe concernant l’indépendance judiciaire n’abordent pas la question de la garantie de sécurité financière dans le contexte d’une réforme judiciaire générale. Dans l’affaire Valente, il s’agissait de déterminer si la Cour provinciale de l’Ontario était un tribunal indépendant. Dans l’affaire Beauregard, un juge de la Cour supérieure du Québec contestait la constitutionnalité d’une nouvelle disposition obligeant les juges de ce tribunal à cotiser à leur régime de pension. Pour sa part, l’arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, portait sur la rémunération des membres en exercice des tribunaux militaires. Le Renvoi de 1997 portait sur les nombreuses modifications apportées par les législatures à la rémunération des juges des cours provinciales dans la foulée des efforts déployés par les gouvernements provinciaux pour atteindre l’équilibre budgétaire. Dans l’affaire Mackin, il avait été reconnu que l’abolition des fonctions de juge surnuméraire et la création de la charge de juge rémunéré sur une base journalière avaient porté atteinte au principe de l’indépendance judiciaire. La Cour a conclu que si l’inamovibilité n’avait pas été touchée, puisqu’il n’y avait pas eu révocation de charge, il n’en allait pas de même de la sécurité financière. L’absence d’un comité indépendant était fatale. Enfin, l’arrêt Bodner portait sur la nature des comités et l’obligation des gouvernements de donner suite à leurs recommandations.

[37]                          Dans l’affaire Ell, la Cour devait décider si la garantie d’inamovibilité avait été respectée par une réforme albertaine ayant éliminé des postes de juges de paix. La Cour a conclu que les destitutions n’étaient pas arbitraires et que la réforme ne portait donc pas atteinte à la garantie d’inamovibilité (par. 37‑41). Toutefois, l’arrêt Ell concernait l’inamovibilité et ne portait aucunement sur la sécurité financière.

[38]                          En conséquence, bien que les principes qui se dégagent de ces affaires puissent servir à notre analyse, c’est la première fois que la Cour se penche sur l’application de la garantie de sécurité financière dans le contexte d’une réforme judiciaire générale.

[39]                          Les législatures ont le pouvoir et la responsabilité de légiférer en matière d’administration de la justice (Loi constitutionnelle de 1867 , par. 92(14) , art. 96  et 101 ) et notamment de créer, de transformer et d’abolir des charges judiciaires. Les législatures provinciales ont également compétence sur les tribunaux qu’elles créent (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 10‑12). Les réformes sont susceptibles d’améliorer la confiance du public dans l’administration de la justice. En effet, en réformant le système de justice, les gouvernements et les législatures contribuent activement à assurer et à renforcer la confiance du public envers le pouvoir judiciaire. Divers besoins dictent ces changements : accroissement de l’indépendance des officiers de justice et rehaussement de leurs compétences, adaptation aux nouvelles réalités et amélioration de l’accès à la justice. Cependant, les exigences constitutionnelles relatives à l’indépendance judiciaire (par. 36‑37) et la juridiction fondamentale des tribunaux constitués en vertu de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  doivent être respectées.

[40]                          Il se peut qu’une réforme judiciaire suscite des interrogations concernant l’indépendance judiciaire à l’égard non seulement des juges dont la charge a été modifiée ou abolie, mais aussi de ceux qui sont nommés à une charge nouvellement créée. Une réforme qui modifie les conditions de travail des juges en exercice est susceptible de toucher les trois garanties objectives d’indépendance judiciaire (inamovibilité, sécurité financière et indépendance administrative). Toutefois, toute mesure ayant une incidence sur la rémunération des juges mettra automatiquement en jeu la dimension institutionnelle de la sécurité financière (Mackin, par. 61).

[41]                          Dans la présente affaire, l’incidence de la réforme sur les autres garanties d’indépendance judiciaire — l’inamovibilité, à titre d’exemple — n’est pas en litige. Le pourvoi soulève des questions liées à la garantie de sécurité financière dans le contexte d’une réforme judiciaire. La Cour doit donc décider s’il faut absolument que la rémunération associée à une nouvelle charge judiciaire soit soumise à l’examen préalable d’un comité de la rémunération des juges pour convaincre la personne raisonnable et renseignée que la cour bénéficie de la garantie objective de sécurité financière.

V.           Questions en litige

[42]                          Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :

(1)     Une nouvelle charge judiciaire doit‑elle être examinée par un comité de la rémunération des juges?

(2)     Si une nouvelle charge judiciaire doit être examinée par un comité de la rémunération des juges, quand cet examen devrait‑il avoir lieu?

(3)     Les juges en exercice qui « sont transférés » à une nouvelle charge doivent‑ils être traités différemment?

(4)     Qu’est‑ce qui caractérise une « nouvelle charge judiciaire »?

(5)     Ces conditions ont‑elles été respectées en l’espèce?

VI.        Analyse

Une nouvelle charge judiciaire doit‑elle être examinée par un comité de la rémunération des juges?

[43]                          Selon la Cour d’appel, comme les modifications en cause créaient une nouvelle charge judiciaire, il n’était pas nécessaire de soumettre à l’examen d’un comité la rémunération initiale. Selon elle, l’exigence d’un examen préalable par un comité ne s’applique que si la rémunération des juges est augmentée, réduite ou gelée; l’examen sert alors à parer aux possibilités de manipulation financière des juges par le gouvernement. De même, la procureure générale du Québec soutient que le rôle protecteur du comité — qui consiste notamment à éviter les négociations et à maintenir des rapports dépolitisés entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs — n’est d’aucune utilité lorsqu’une législature crée une nouvelle charge, parce que le gouvernement est incapable d’exercer des pressions politiques sur des juges n’ayant pas encore été nommés.

[44]                          Nous ne partageons pas cet avis. Un tel raisonnement peut entraîner un résultat non souhaitable : la législature pourrait utiliser son pouvoir de créer des charges judiciaires pour contourner les exigences établies dans le Renvoi de 1997; elle pourrait modifier ou geler la rémunération des juges sans constituer de comité, et ce, en créant simplement une nouvelle charge et en faisant table rase.

[45]                          Comme nous l’avons mentionné, un principe clairement établi veut que toute modification ou tout gel de la rémunération des juges soit préalablement soumis à l’examen d’un comité afin d’éviter toute possibilité ou apparence d’ingérence politique par le biais de la manipulation financière (Renvoi de 1997, par. 133). Cette obligation existe, que la charge judiciaire soit pourvue ou non au moment de la modification proposée. Bien que la crainte d’une manipulation financière soit moins élevée lorsque le gouvernement fixe la rémunération associée à une nouvelle charge que lorsqu’il augmente, diminue ou gèle celle de juges en exercice, cette crainte est toujours réelle. À titre d’exemple, le gouvernement ne saurait simplement remplacer un tribunal par un autre, en modifier la juridiction, transférer les juges et réduire leur rémunération, sans garantie, tout particulièrement si la juridiction principale du tribunal en question est maintenue. Un tel scénario pourrait être perçu comme présentant un risque grave de manipulation financière. Il ne faut jamais que les considérations financières personnelles paraissent avoir joué un rôle dans les décisions des juges. Le public doit avoir l’assurance que les modifications à une charge judiciaire susceptibles d’entraîner des conséquences financières pour ses titulaires ne peuvent être soustraites au crible constitutionnel que représente l’examen par un comité indépendant.

[46]                          De plus, il y a un risque de miner la confiance du public envers le pouvoir judiciaire si la nouvelle rémunération ne satisfait pas au minimum constitutionnel requis pour assurer l’intégrité de la nouvelle charge (Renvoi de 1997, par. 193). Un certain seuil minimum de rémunération promeut également une magistrature compétente. Or, à défaut d’examen de la rémunération initiale par un comité, il n’existe aucune garantie — ni assurance pour le public — que le minimum constitutionnel est respecté.

[47]                          C’est pourquoi nous sommes d’avis que, pour protéger adéquatement l’indépendance judiciaire dans de telles circonstances, dès lors qu’il y a création d’une charge judiciaire, un examen indépendant de la rémunération initiale des juges nommés à la nouvelle charge doit avoir lieu. Ainsi, la rémunération de tous les juges est examinée, qu’il y ait modification de la rémunération associée à une charge existante ou création d’une nouvelle charge.

Si une nouvelle charge judiciaire doit être examinée par un comité de la rémunération des juges, quand cet examen devrait‑il avoir lieu?

[48]                          Le juge saisi de la requête a évoqué la possibilité, dans un autre contexte, d’un examen dans un délai raisonnable après la création de la nouvelle charge. Pour sa part, la procureure générale du Québec soutient que, si un examen préalable n’est pas nécessaire, il en va de même d’un examen rétroactif, même si ce dernier pourrait se révéler utile.

[49]                          À notre avis, lorsque le gouvernement fixe la rémunération associée à une nouvelle charge judiciaire, l’examen par un comité peut avoir lieu dans un délai raisonnable après la nomination des nouveaux juges. Des raisons de principe et des raisons pratiques le justifient.

[50]                          La manière de satisfaire aux conditions de l’indépendance judiciaire varie selon le contexte (Ell, par. 30). À notre avis, bien qu’il soit toujours nécessaire de soumettre la rémunération des juges à un comité, la manière avec laquelle cette exigence est satisfaite diffère dans le cas de la création d’une nouvelle charge. Il existe deux facteurs contextuels pertinents : premièrement, la législature dispose du pouvoir constitutionnel de réformer les tribunaux; et deuxièmement, comme nous l’avons souligné, le risque de pression politique ou de manipulation économique est plus faible dans le cas d’une réforme se soldant par la création d’une nouvelle charge judiciaire. Dans ce contexte, exiger l’examen rétroactif de la nouvelle charge par un comité, dans un délai raisonnable, protège suffisamment la garantie de sécurité financière. Ainsi, la rémunération est examinée dans un délai assez court pour en permettre la révision si elle est jugée inférieure au minimum constitutionnel. En même temps, les législatures peuvent ainsi s’acquitter efficacement de leur rôle constitutionnel.

[51]                          Une telle exigence donne de la latitude aux gouvernements tout en n’entravant pas indûment la mise en œuvre efficace des initiatives de réforme judiciaire.

[52]                          En réalité, l’exercice est simplement plus efficace une fois tous les nouveaux titulaires de charge nommés. En fait, il se peut qu’exiger un examen rétroactif plutôt qu’un examen préalable accroisse effectivement la protection de la sécurité financière. Comme la Cour l’explique, au par. 17 de l’arrêt Bodner, le comité de rémunération « doit examiner objectivement les arguments de toutes les parties » (nous soulignons). Or, si un comité devait se pencher sur la rémunération avant la création de la nouvelle charge judiciaire, et avant la nomination des juges, aucun titulaire de charge ne serait en mesure de lui présenter des observations. Le bon fonctionnement du comité s’en trouverait donc probablement gêné. Cependant, si l’examen a lieu dans un délai raisonnable après la nomination des juges à la nouvelle charge, ces juges auraient l’occasion de participer pleinement au processus d’examen.

[53]                          De surcroît, exiger la tenue d’un comité avant que ne soit fixée la rémunération rattachée à la nouvelle charge entraînerait nécessairement des retards. Mettre sur pied un comité prend du temps. Comme le souligne le procureur général de l’Ontario, intervenant en l’espèce, lorsqu’il s’agit de constituer un comité appelé à examiner une nouvelle charge judiciaire, [traduction] « il y a de nombreuses questions et de nombreuses solutions, et le gouvernement doit en tenir compte avant d’établir un mécanisme extraordinaire qui soit indépendant, efficace et objectif pour la détermination de la rémunération » associée à cette nouvelle charge (Masters’ Association of Ontario c. Ontario, 2011 ONCA 243, 105 O.R. (3d) 196, par. 70, cité dans le m.i., par. 29). À titre d’exemple, parmi les questions, il pourrait y avoir celle de savoir si la tribune appropriée serait un comité existant ou un nouveau comité, de même que d’autres portant sur sa taille, sa structure, ses pouvoirs et sa formation ainsi que les critères objectifs dont il devrait tenir compte. Bien que l’établissement d’un comité réponde à une exigence constitutionnelle, cela ne devrait pas entraîner de retard inutile dans la mise en œuvre d’une réforme.

[54]                          En imposant des obstacles structurels à des réformes destinées à renforcer l’indépendance et à améliorer les compétences des juges, on minerait la confiance du public dans l’administration de la justice au lieu de l’accroître. Vu que « les conditions d’indépendance sont censées protéger les intérêts du public » et que l’indépendance judiciaire est un « moyen de préserver notre ordre constitutionnel et de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice », il faut éviter d’imposer de tels obstacles (Ell, par. 29). En conséquence, nous sommes d’avis que, lorsqu’une nouvelle charge est créée, la rémunération initiale qui y est rattachée doit être soumise à un comité, mais que cet examen peut avoir lieu dans un délai raisonnable après la nomination des juges à cette nouvelle charge.

[55]                          Les gouvernements peuvent structurer de diverses façons les commissions, pourvu qu’elles soient « indépendantes, efficaces et objectives » (Renvoi de 1997, par. 166‑174). À titre d’exemple, le gouvernement pourrait opter pour un processus simplifié pour le premier examen, sans [traduction] « audience formelle, production de preuve, avocats de la commission, intervenants [. . .] et tout ce qu’emportent les commissions publiques ou judiciaires » (Ontario Deputy Judges Assn. c. Ontario (2006), 80 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 36).

[56]                          Un « délai raisonnable » s’entend du temps qu’il faut pour mettre sur pied un comité aussitôt que certains juges sont nommés à la nouvelle charge. Puisqu’une rémunération minimale adéquate assure l’intégrité judiciaire, l’examen rétroactif devrait avoir lieu dans un délai raisonnable après la nomination des juges à la nouvelle charge. En imposant cette condition d’un « délai raisonnable », nous ne parlons pas ici du délai de trois à cinq ans dont il est question dans le Renvoi de 1997. En effet, ce délai vise une fin différente, à savoir « parer à la possibilité que l’inaction du gouvernement puisse servir de moyen de manipulation financière du fait qu’on laisserait les traitements réels des juges reculer à cause de l’inflation, et aussi pour parer à la possibilité que ces traitements tombent sous le minimum requis pour assurer l’indépendance de la magistrature » (Renvoi de 1997, par. 147). Afin d’atteindre cet objectif, la Cour estime dans le Renvoi de 1997 que « la commission doit se réunir si une période déterminée (par exemple de trois à cinq années) s’est écoulée depuis la présentation de son dernier rapport, afin d’étudier le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents » (par. 147). Comme en l’espèce les circonstances et l’objet sont très différents, le « délai raisonnable » dans lequel l’examen rétroactif doit avoir lieu sera beaucoup plus court. Il est fonction du temps nécessaire à la réforme, à la constitution du comité et à une participation adéquate des nouveaux officiers de justice. Il se calcule de façon générale en mois et non en années.

Les juges en exercice qui « sont transférés » à une nouvelle charge doivent‑ils être traités différemment?

[57]                          Les appelants soutiennent que le Renvoi de 1997 exige que toute modification à la rémunération des juges en exercice, que ce soit en raison de la création d’une nouvelle charge ou non, soit soumise à l’examen préalable d’un comité. Les gouvernements ne sauraient se soustraire à cette exigence en modifiant simplement une charge judiciaire. Du point de vue des juges en exercice, les effets d’une modification à leur rémunération sont les mêmes pour eux et pour les rapports entre l’exécutif et le judiciaire, que la modification découle de la création d’une nouvelle charge ou qu’elle intervienne dans le cadre d’une charge existante.

[58]                          Ces arguments sont pertinents. Comme nous l’avons mentionné, l’objectif des comités est de maintenir des rapports dépolitisés entre le judiciaire et les autres pouvoirs de l’État, et d’éviter la possibilité d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière ou la perception qu’une telle situation existe (Renvoi de 1997, par. 138‑147 et 166). Il ne fait aucun doute que les effets sur le juge titulaire d’une nouvelle charge et sur les rapports entre ce dernier et l’exécutif sont plus importants lorsqu’il existe déjà un lien judiciaire. Selon les appelants, les juges en exercice devraient en conséquence bénéficier des protections accrues accordées dans le Renvoi de 1997 et notamment l’examen préalable de toute modification proposée à la rémunération.

[59]                          Or, à notre avis, dans le contexte d’une réforme judiciaire générale, les raisons qui justifient que soit reportée la tenue d’un comité dans le cas des juges nouvellement nommés s’appliquent tout autant aux juges en exercice. Les législatures ont le pouvoir constitutionnel d’adopter des réformes judiciaires pour des raisons importantes d’intérêt public. Exiger un examen préalable dans le cas de juges en exercice retarderait la mise en œuvre des réformes judiciaires fondées sur l’intérêt public, et risque, comme en l’espèce, de prolonger un régime judiciaire inconstitutionnel. Ainsi, bien qu’un examen préalable assure normalement aux juges en exercice des garanties accrues en matière d’indépendance judiciaire, exiger un examen préalable, alors qu’une charge judiciaire est créée pour corriger un régime inconstitutionnel, risque en fait de porter atteinte à l’indépendance judiciaire et de miner la perception du public. Rappelons que le principe de l’indépendance judiciaire existe au profit du public et non du juge. Pour le public, la tenue dans un délai raisonnable d’un examen portant sur la situation de tous les juges protège efficacement la sécurité financière, même si certains juges occupaient antérieurement une autre charge judiciaire.

[60]                          En outre, d’importantes raisons pratiques justifient de tenir l’examen dans un délai raisonnable lorsqu’une nouvelle charge judiciaire est pourvue en partie par des personnes qui occupaient l’ancienne. S’il fallait examiner la rémunération des juges en exercice avant la réforme, et celle des nouveaux juges après, il faudrait réunir le comité deux fois. En revanche, si la rémunération des juges transférés est examinée en même temps que celle des juges nouvellement nommés, le comité peut examiner les deux traitements à la lumière de l’ensemble de la réforme et ainsi mieux s’acquitter de son mandat.

[61]                          À titre d’exemple, examiner séparément les deux catégories de juges risque de donner lieu à des résultats contradictoires. Cependant, dans le cadre d’un processus intégré où il examine en même temps toutes les rémunérations rattachées à la nouvelle charge judiciaire, le comité peut faire des recommandations au sujet de tout écart proposé dans la rémunération des juges occupant la même charge. De même, lorsque les législatures provinciales créent de nouveaux tribunaux intégrant des fonctions auparavant exercées par d’autres juges, la rémunération de ces derniers peut être prise en compte dans l’analyse de la rémunération globale des prochains titulaires. En fait, puisque son examen porte sur une charge nouvelle ou différente, dont la rémunération n’a pas déjà été examinée, le comité dispose de plus de latitude dans son examen initial. 

[62]                          Cela dit, comme les juges en exercice entretiennent déjà des rapports avec le gouvernement, le risque de manipulation est accru. Les principes établis dans le Renvoi de 1997 justifient une protection supplémentaire dans leur cas. Ainsi, bien que le gouvernement puisse, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, fixer la rémunération des nouveaux juges, il ne peut modifier (augmenter, réduire ou geler) le traitement des juges en exercice tant que le comité n’a pas procédé à l’examen. Lorsque le gouvernement respecte l’obligation de maintenir la rémunération de ces juges jusqu’à l’examen, le comité est en mesure de faire des recommandations rétroactives et prospectives à ce sujet.

[63]                          C’est pourquoi nous croyons que, lorsqu’une nouvelle charge est créée, il faut traiter les juges qui ont occupé une autre charge de la même manière que les nouveaux lorsqu’il s’agit de déterminer le moment où il convient de constituer le comité : il faut tenir un examen dans un délai raisonnable suivant la nomination. Cependant, la rémunération des juges en exercice ne peut être modifiée avant la tenue de l’examen.

Qu’est‑ce qui caractérise une « nouvelle charge judiciaire »?

[64]                          Bien que la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire demande qu’un comité procède à un examen préalablement à toute modification proposée à la rémunération associée à une charge judiciaire, nous avons conclu que cet examen n’est pas nécessaire lorsqu’une réforme judiciaire aboutit à la création d’une nouvelle charge. En conséquence, dans le contexte d’une réforme judiciaire, il est important de déterminer s’il y a eu création d’une nouvelle charge judiciaire. Souvent, ce sera évident. Parfois, la distinction entre la création d’une nouvelle charge et une légère modification d’une charge existante sera plus difficile à mesurer. La nature des éléments constitutifs d’une nouvelle charge judiciaire a varié selon les arguments plaidés devant les juridictions inférieures et les jugements de celles‑ci.

[65]                          Le juge saisi de la requête a conclu que la Loi créait une nouvelle charge judiciaire (par. 4, 47 et 142). Toutefois, on ne sait pas exactement quels critères il a appliqués pour parvenir à cette conclusion. La Cour d’appel a également conclu que la Loi créait une nouvelle charge judiciaire. Pour trancher, elle a comparé les fonctions et les conditions d’emploi de l’ancienne et de la nouvelle charge. Selon elle, puisque ces fonctions et conditions d’emploi différaient suffisamment, la Loi créait une nouvelle charge judiciaire (par. 72-78). La procureure générale du Québec appuie l’analyse de la Cour d’appel. Les appelants affirment qu’aucune nouvelle charge judiciaire n’a été créée, car, en réalité, les juges occupant la « nouvelle » charge exercent les mêmes fonctions qu’auparavant : la nouvelle charge comporte simplement de meilleures garanties d’inamovibilité.

[66]                          Nous convenons avec les appelants que de simples modifications à une charge existante ne créent pas automatiquement une nouvelle charge. En cas de modification, quelle qu’elle soit, à la rémunération associée à une charge judiciaire existante, notre jurisprudence est claire : l’examen préalable par un comité est essentiel au maintien de la garantie de sécurité financière. Toutefois, lorsqu’une nouvelle charge est créée, le pouvoir constitutionnel de la législature de réformer le système de justice et les réalités pratiques d’une véritable réforme justifient la tenue d’un examen rétroactif.

[67]                          Tant les modifications apportées au mandat d’une charge judiciaire que celles apportées aux conditions ayant des répercussions financières directes sur les titulaires de la charge peuvent affecter le principe de la sécurité financière, car elles sont susceptibles d’être perçues comme des pressions ou une manipulation. C’est pourquoi nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour affirmer que l’examen des fonctions de la charge judiciaire et des conditions d’emploi est pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si une charge a simplement été modifiée ou si une nouvelle charge a été créée.

[68]                          Dans quelles circonstances de telles modifications créent‑elles une nouvelle charge, de sorte qu’il soit justifié de reporter l’examen indépendant?

[69]                          À notre avis, les modifications apportées aux fonctions judiciaires et aux autres conditions qui touchent à l’indépendance judiciaire — y compris celles liées à l’inamovibilité, à la sécurité financière, à la sélection et à l’indépendance administrative — sont pertinentes lorsqu’il s’agit de décider si une nouvelle charge a été créée. Une nouvelle charge judiciaire est créée si ces modifications, considérées dans leur ensemble et dans leur contexte, créent une nouvelle charge.

[70]                          L’analyse est globale : le tribunal doit examiner les modifications apportées aux fonctions de la charge judiciaire ainsi qu’aux conditions qui ont une incidence sur l’indépendance judiciaire, en tenant compte du contexte de la réforme. La question est donc de déterminer si la réforme a pour conséquence la création d’une nouvelle charge judiciaire.

Ces conditions ont‑elles été respectées en l’espèce?

[71]                          En l’espèce, il était nécessaire et urgent de modifier l’ordre judiciaire du Québec en raison du jugement de la Cour d’appel du Québec, qui avait conclu que le régime alors en place dans la province n’assurait pas adéquatement la garantie d’inamovibilité qu’exige l’indépendance judiciaire. La réforme de 2004 a servi l’intérêt public et a favorisé les intérêts sous‑jacents de l’indépendance judiciaire.

[72]                          Or, cette réforme doit également respecter les critères liés à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire. À notre avis, elle ne les a pas respectés. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que la réforme a porté atteinte à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire parce que la rémunération en vigueur de 2004 à 2007 n’a pas été examinée dans un délai raisonnable après les nouvelles nominations. En fait, elle n’a jamais été examinée.

La réforme a‑t‑elle créé une nouvelle charge judiciaire?

[73]                          Nous convenons avec la Cour d’appel que la Loi a créé une nouvelle charge judiciaire. Considérées globalement, les modifications découlant de la réforme ont effectivement créé une nouvelle charge judiciaire.

[74]                          Le contexte de la réforme est pertinent : le gouvernement a réformé le régime des juges de paix après la décision rendue par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Pomerleau selon laquelle le régime en place ne respectait pas le principe de l’indépendance judiciaire. La réforme a instauré l’inamovibilité des charges.

[75]                          Si on examine les fonctions judiciaires, on constate que la juridiction des JPM est plus restreinte que celle des anciens JPPE : les JPM n’ont pas compétence pour présider les enquêtes sur mise en liberté sous caution et ne peuvent présider les audiences sur les poursuites sommaires intentées en vertu de la partie XXVII du Code criminel , contrairement aux anciens JPPE. Bien qu’en pratique, ces derniers n’aient jamais exercé ces fonctions, il n’en demeure pas moins qu’en droit, la juridiction des nouveaux JPM diffère de celle des JPPE (décision de première instance, par. 23 et 83; décision d’appel, par. 10 et 74).

[76]                          Si on examine les conditions touchant l’indépendance judiciaire, on constate qu’elles ont beaucoup changé. Les JPM bénéficient de garanties d’indépendance judiciaire plus étendues que les JPPE. À titre d’exemple, les JPPE ne pouvaient être destitués que sur rapport de la Cour d’appel après une demande du ministre de la Justice, comme les JPM, mais les JPPE étaient nommés pour un mandat renouvelable de cinq ans, alors que les JPM peuvent maintenant siéger jusqu’à l’âge de 70 ans. De plus, le traitement et les autres avantages liés à la charge de JPM sont maintenant soumis périodiquement à l’examen d’un comité. Qui plus est, les critères de sélection des JPM sont désormais énoncés dans la LTJ. Enfin, les JPM relèvent de la Cour du Québec et sont donc soumis à l’autorité du juge en chef de ce tribunal, ce que la LTJ ne prévoyait pas à l’égard des JPPE avant 2004. Ainsi, les conditions touchant l’indépendance judiciaire ont beaucoup changé.

[77]                          Il convient également de souligner que la Loi remplace intégralement la partie III.1 de la LTJ (Loi, article premier), qui porte sur les juges de paix, que l’art. 26 de la Loi prévoit que les anciens JPPE « deviennent » des JPM et que l’art. 35 de la Loi exige que les JPM prêtent de nouveau serment, ce qui est logique puisqu’ils assument une nouvelle charge. De plus, durant les débats parlementaires ayant mené à l’adoption de la Loi, on a fait plusieurs fois référence à la création d’une nouvelle charge judiciaire (Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 38, no 75, 1re sess., 37lég., 20 mai 2004, p. 4543; Journal des débats de la Commission permanente des institutions, vol. 38, no 54, 1re sess., 37lég., 28 mai 2004, p. 18).

[78]                          Si on examine les effets de la réforme dans son ensemble, nous concluons qu’elle a créé une nouvelle charge judiciaire.

La rémunération a‑t‑elle été examinée par un comité de la rémunération des juges dans un délai raisonnable après la nomination des juges?

[79]                          Comme la Loi a créé une nouvelle charge judiciaire, le traitement initial de tous les juges nommés à cette charge (pour la première fois ou après l’abolition de la charge de JPPE) devait être examiné rétroactivement, dans un délai raisonnable après leur nomination.

[80]                          L’article 32 de la Loi prévoit que « [m]algré les articles 2 à 8 de la présente loi, le Comité de la rémunération des juges n’exerce ses attributions eu égard aux juges de paix magistrats qu’à compter du moment où il sera procédé à la nomination des membres du comité qui sera formé en 2007 à l’égard des juges de la Cour du Québec et des cours municipales ». Il interdit ainsi tout examen de la rémunération initiale des JPM avant 2007. En effet, bien que la charge de JPM ait été créée en 2004, la rémunération des juges qui occupent cette nouvelle charge ne pouvait être examinée qu’à compter de 2007. Il s’agit là d’un manquement à l’exigence constitutionnelle selon laquelle la rémunération initiale des juges occupant une nouvelle charge est examinée par un comité dans un délai raisonnable après leur nomination. Aucune raison valable n’explique pourquoi l’examen ne pouvait être tenu bien avant 2007, et aucune n’a été avancée. Le délai aurait dû se calculer en mois, non en années. Évidemment, un délai de trois ans ne constitue pas un délai raisonnable. En conséquence, l’art. 32 de la Loi porte atteinte à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire.

[81]                          En outre, puisque les art. 27 et 30 de la Loi prévoient respectivement un gel de la rémunération des six anciens JPPE et l’établissement, par décret, de la rémunération des JPM nouvellement nommés, mais n’exigent pas l’examen rétroactif de la rémunération par un comité, nous sommes d’avis que ces dispositions portent également atteinte à l’indépendance judiciaire. En effet, la législature qui crée une nouvelle charge judiciaire est tenue par la Constitution de prévoir, dans la loi constituant la charge, l’examen de la rémunération par un comité établi à cette fin. Enfin, l’art. 27 de la Loi porte atteinte à l’indépendance judiciaire en ce sens qu’il a pour effet de geler la rémunération de juges en exercice avant qu’un comité n’examine la question, ce qui est contraire aux exigences de la garantie de sécurité financière.

[82]                          Les appelants soutiennent également que le gouvernement n’avait pas le droit de nommer de nouveaux JPM et de leur accorder une rémunération moindre que celle des anciens JPPE. Nous ne sommes pas d’accord. Lorsqu’une réforme entraîne la création d’une nouvelle charge judiciaire, il peut se révéler tout à fait justifié pour le gouvernement de maintenir la rémunération des juges en poste transférés à la nouvelle charge et de fixer une rémunération moindre pour les nouveaux juges qu’il nomme dans la même catégorie. Cependant, le gouvernement n’a pas carte blanche. La rémunération des juges nouvellement nommés et les modifications proposées à la rémunération des juges transférés doivent être soumises à l’examen d’un comité. Dans le cas qui nous occupe, trois comités ont conclu que l’écart salarial entre les juges transférés et les juges nouvellement nommés était justifié. À la lumière de ces conclusions, nous sommes d’avis qu’en soi, cet écart salarial n’a pas porté atteinte à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire.

Y a‑t‑il eu atteinte à la garantie de sécurité financière après 2007?

[83]                          Les appelants contestent également la validité du Décret  932‑2008 en vertu duquel les recommandations du Comité Johnson de 2008 ont été adoptées, et la rémunération de 2007 à 2010, fixée. À notre avis, ce décret est valide. À compter de 2007, la rémunération des JPM a été soumise périodiquement à l’examen d’un comité. Il n’y a donc pas eu d’atteinte à l’indépendance judiciaire après 2007, et le décret de 2008 n’est entaché d’aucun vice.

[84]                          Certes, après 2007, la rémunération était calculée en fonction du traitement initial, qui n’avait jamais été examiné, ce qui est contraire aux exigences constitutionnelles. Cela dit, il ressort clairement des critères que les comités étaient tenus d’appliquer qu’une modification à la rémunération initiale aurait eu un effet limité sur les examens à venir. D’ailleurs, suivant l’art. 246.42 de la LTJ, « l’état et l’évolution comparés de la rémunération des juges concernés d’une part, et de celle des autres personnes rémunérées sur les fonds publics, d’autre part » n’est que l’un des dix facteurs que le comité doit prendre en considération lorsqu’il établit la rémunération des juges. À titre d’exemple, le comité doit également tenir compte de la rémunération des juges exerçant des fonctions similaires dans d’autres provinces.

[85]                          De plus, nous rappelons que l’indépendance judiciaire existe au profit du public et ne saurait constituer un moyen d’arbitrage pour les juges en vue d’obtenir une hausse de leur traitement. Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Ell, par. 29, l’indépendance judiciaire existe « au profit de la personne jugée et non des juges », puisque « [l]’indépendance judiciaire est non pas une fin en soi, mais un moyen de préserver notre ordre constitutionnel et de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice » (voir également Bodner, par. 4 et 6). En conséquence, « [l]’avantage qui en découle pour les juges n’est qu’un aspect purement accessoire » (Renvoi de 1997, par. 9). Ainsi, même s’il est possible que la rémunération des JPM après 2007 ait souffert en quelque sorte de l’absence d’examen entre 2004 et 2007, il ne s’agit pas d’un problème d’indépendance judiciaire comme tel, puisque les exigences constitutionnelles relatives à la protection de l’indépendance judiciaire ont été respectées dès 2007. En effet, le gouvernement s’est conformé dès lors à son obligation constitutionnelle de soumettre périodiquement à l’examen d’un comité la rémunération des JPM, comme l’exigeait le Renvoi de 1997. La confiance du public à l’égard de l’indépendance judiciaire n’a donc en aucun cas été minée pendant cette période. On ne peut pas dire que l’absence d’examen, entre 2004 et 2007, ait eu sur la rémunération des JPM après 2007 des effets d’ordre constitutionnel.

VII.     Régimes de retraite

[86]                          Les appelants contestent la participation des JPM au régime de retraite du personnel d’encadrement de la fonction publique. Ils affirment que, comme le régime de retraite n’est pas conçu en fonction de la carrière judiciaire, et qu’il est moins avantageux que le régime de retraite des juges de la Cour du Québec, il ne satisfait pas au seuil minimal requis par la charge de juge. Ainsi, la participation des JPM à ce régime de retraite porte atteinte à l’indépendance judiciaire. Selon eux, les modifications apportées au régime de retraite doivent être analysées séparément de celles touchant la rémunération dans son ensemble.

[87]                          Les juridictions inférieures ont rejeté cet argument. Le juge saisi de la requête a refusé de se prononcer sur le bien‑fondé du régime de retraite et s’en est remis aux Comités Johnson et D’Amours, qui l’avaient approuvé. Pour sa part, la Cour d’appel a également accepté les recommandations des comités, puisque leurs conclusions n’étaient pas déraisonnables. Elles ont jugé qu’une personne raisonnable et bien informée estimerait que le seuil minimal requis par la Constitution avait été respecté. Nous sommes d’accord avec les juridictions inférieures.

[88]                          La question dont nous sommes saisis est de savoir si le régime de retraite est adéquat, et ne vise pas les effets du passage de l’ancien régime au nouveau. À ce sujet, nous rappelons que l’une des principales fonctions d’un comité est précisément de décider si la rémunération globale des juges — y compris le régime de retraite — est adéquate.

[89]                          Comme nous l’avons souligné, le troisième élément de la dimension institutionnelle de la sécurité financière exige que la rémunération ne puisse être inférieure au seuil minimal que requiert la charge de juge (Renvoi de 1997, par. 135; Bodner, par. 8; Mackin, par. 59). La confiance du public dans l’indépendance judiciaire serait sapée « si les traitements versés aux juges étaient si bas que ces derniers risqueraient d’être perçus comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière » (Renvoi de 1997, par. 135; voir également les par. 192‑196). Dans le Renvoi de 1997, le juge en chef Lamer souligne, au moment de le formuler, que cet élément n’existe pas au profit des juges, mais bien au profit du public (par. 193) :

                    Je veux qu’il soit bien clair que le fait de garantir un traitement minimal ne vise pas à avantager les juges. La sécurité financière est plutôt un moyen d’assurer l’indépendance de la magistrature et, de ce fait, elle est à l’avantage du public. Comme l’a dit le professeur Friedland, en tant que citoyen concerné, une telle mesure est « dans notre propre intérêt » ([Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (1995),] p. 64).

[90]                          Le régime de retraite fait partie de la rémunération des juges (Valente, p. 704; Beauregard, p. 75). Son examen doit tenir compte de la place qu’il occupe dans l’ensemble de la rémunération des juges. À titre d’exemple, un régime de retraite moins généreux pourrait être compensé par un traitement plus élevé et d’autres avantages; il en résulterait possiblement une rémunération globale qui respecte le seuil minimal constitutionnel. Or, cela ne signifie pas qu’il n’y aura jamais de problème lié au régime de retraite. À titre d’exemple, l’absence de régime de retraite soulèvera probablement des préoccupations que la rémunération globale ne permettra pas de dissiper. Bien entendu, toute modification proposée au régime — comme toute modification à la rémunération — doit être soumise à l’examen préalable d’un comité.

[91]                          L’indépendance judiciaire n’exige pas qu’un régime de retraite soit exclusif aux juges ou contrôlé par eux (Valente, p. 708); elle n’exige pas non plus la même rémunération pour tous les juges. À l’inverse, aucune raison de principe n’empêche les juges de participer à un régime de retraite public. Aucune raison de principe n’empêche non plus qu’une partie distincte d’un régime de retraite soit adaptée aux juges, quoique l’absence d’un régime sur mesure ne porte pas automatiquement atteinte à l’indépendance judiciaire. Ce n’est pas parce que les juges participent à un régime de retraite du secteur public que ce régime ne peut être adapté aux particularités propres à la fonction. À titre d’exemple, les juges de paix de l’Ontario sont membres d’un régime de retraite du secteur public, mais sont également membres d’un régime complémentaire, qui leur confère des prestations supplémentaires.

[92]                          Les appelants soutiennent que leur régime de retraite ne respecte pas le seuil minimal constitutionnel. Le régime de retraite du personnel d’encadrement est conçu pour les fonctionnaires de carrière, qui ont cumulé environ 35 ans de service au moment de leur retraite. Or, la carrière d’un JPM est généralement de plus courte durée. Selon le régime de retraite actuel, un JPM qui serait nommé à 43 ans et prendrait sa retraite à 65 ans recevrait seulement 44 p. 100 de son salaire moyen des trois meilleures années de rémunération précédant sa retraite, alors qu’un juge de la Cour du Québec en recevrait environ 65 p. 100. Ce régime de retraite est beaucoup moins généreux que celui des juges de la Cour du Québec, qui est davantage adapté à la carrière plus courte d’un juge. Les appelants affirment donc que leur régime de retraite ne respecte pas le seuil minimal requis par la charge de juge.

[93]                          Personne ne conteste que le régime de retraite du personnel d’encadrement auquel participent les JPM est moins avantageux et plus onéreux que celui des juges de la Cour du Québec. En fait, dans ses observations devant les Comités D’Amours et Clair, la Conférence des juges de paix magistrats a demandé à participer au régime de retraite des juges de la Cour du Québec.

[94]                          Cependant, les Comités Johnson, D’Amours et Clair ont évalué le régime de retraite et ont conclu qu’il était adéquat. Bien que les JPM ne bénéficient pas d’un régime de retraite aussi avantageux que celui des juges de la Cour du Québec, il ne s’agit pas là de la question constitutionnelle qui nous occupe. La question consiste plutôt à savoir si ce régime de retraite, qui fait partie de la rémunération globale, respecte le seuil minimal requis pour que ces juges ne soient pas « perçus comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière » (Renvoi de 1997, par. 135).

[95]                          À notre avis, compte tenu de la rémunération globale des JPM ainsi que des conclusions des trois comités, la rémunération, y compris le régime de retraite, satisfait au seuil minimal constitutionnel. En conséquence, l’art. 178 de la LTJ, qui impose aux JPM de participer au régime de retraite du personnel d’encadrement, est valide.

VIII.  Conclusion

[96]                          Nous concluons que les art. 27, 30 et 32 de la Loi portent atteinte à la garantie de sécurité financière institutionnelle qu’exige l’indépendance judiciaire et qu’ils sont donc contraires à l’al. 11 d )  de la Charte  ainsi qu’au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[97]                          Cette atteinte n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte . En effet, un manquement au principe de l’indépendance judiciaire ne peut être justifié qu’en cas de « crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires, telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente » (Mackin, par. 72, citant le Renvoi de 1997, par. 137). Pour justifier une atteinte, le gouvernement doit présenter des éléments de preuve expliquant pourquoi le processus indépendant, efficace et objectif a été contourné (Mackin, par. 73, citant le Renvoi de 1997, par. 277 et suiv.). En l’espèce, ce critère est loin d’avoir été respecté. La procureure générale du Québec n’a présenté aucune observation sur cette question et n’a produit aucune preuve qui justifierait une telle atteinte. Rien ne démontre qu’il existe une crise financière grave; en fait, la procureure générale du Québec n’a soulevé aucun facteur financier susceptible de fonder ou de justifier les mesures du gouvernement. En conséquence, le critère élevé de justification exigé par l’article premier n’est pas satisfait en l’espèce.

[98]                          Comme nous avons conclu que les art. 27, 30 et 32 de la Loi portent atteinte à l’indépendance judiciaire et qu’elle ne peut se justifier au regard de l’article premier, nous concluons à l’inconstitutionnalité de ces dispositions.

[99]                          Toutefois, ni le Décret 932‑2008 ni l’art. 178 de la LTJ ne portent atteinte à l’indépendance judiciaire.

IX.        Réparation

[100]                      Comme nous avons conclu que le défaut de prévoir un examen rétroactif de la nouvelle charge judiciaire dans un délai raisonnable après les nominations portait atteinte à la garantie de sécurité financière qu’exige l’indépendance judiciaire pour la période de 2004 à 2007, nous devons maintenant nous pencher sur la question de la réparation appropriée.

[101]                      Les appelants demandent à la Cour de déclarer invalides les dispositions contestées. De plus, ils soutiennent que l’invalidité de ces dispositions emporte celle de tous les décrets établissant la rémunération adoptés depuis 2004. Ils demandent à la Cour d’ordonner l’examen par un comité de l’ensemble des rémunérations fixées depuis 2004. En revanche, la procureure générale du Québec demande que la réparation soit limitée à une déclaration d’invalidité ainsi qu’à une déclaration selon laquelle, à l’avenir, un comité devra examiner la rémunération initiale associée à une nouvelle charge.

[102]                      Même si nous convenons qu’il y a eu atteinte à la garantie de sécurité financière, nous sommes d’avis que la réparation demandée par les appelants est exagérée.

[103]                      Premièrement, même si nous déclarons les art. 27, 30 et 32 de la Loi invalides, les autres dispositions contestées (l’art. 178 de la LTJ et le Décret 932‑2008) demeurent valides.

[104]                      De plus, comme l’atteinte à l’indépendance judiciaire découle de l’absence d’examen par un comité entre 2004 et 2007, nous ordonnons que la rémunération de tous les JPM soit examinée par un comité, mais seulement pour cette période. Le comité doit tenir compte de tous les facteurs ayant une incidence sur la rémunération, y compris la rémunération associée à la charge judiciaire antérieure. Non seulement pareil examen établit qu’il faudra toujours remédier à une atteinte à l’indépendance judiciaire, mais il contribue également à obliger le gouvernement à respecter pour l’avenir les exigences de l’indépendance judiciaire.

[105]                      Cependant, comme nous l’avons souligné, les répercussions sur la rémunération après 2007 ne découlent pas d’une atteinte à l’indépendance judiciaire survenue après cette année; en conséquence, l’annulation du Décret 932‑2008 n’est pas nécessaire.

[106]                      Cela dit, même si l’une des garanties qu’exige l’indépendance judiciaire a été compromise entre 2004 et 2007, les décisions judiciaires rendues par les JPM durant cette période sont valides : « . . . en l’absence de démonstration d’une injustice concrète et substantielle dans les circonstances particulières d’un cas donné, la doctrine de la nécessité aura pour effet d’empêcher le réexamen des décisions passées des cours [. . .] sur le seul fondement de l’absence d’indépendance de ces tribunaux » (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3, par. 8).

[107]                      Nous sommes d’avis d’accueillir en partie le pourvoi et d’adjuger les dépens aux appelants.

ANNEXE

X.           Dispositions législatives

Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12

26. Les juges de paix nommés avant le 30 juin 2004 conformément à l’article 158 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (L.R.Q., chapitre T‑16), auxquels l’article 162 de cette loi était rendu applicable par leur acte de nomination et qui sont en fonction à cette date, deviennent juges de paix magistrats. Ils sont réputés avoir été nommés durant bonne conduite suivant les dispositions de la section II de la partie III.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires telle que modifiée par la présente loi et, aux fins de l’application de l’article 161 de cette loi, avoir établi leur résidence au lieu dans lequel ils résidaient le 30 juin 2004.

Parmi ces personnes, celles qui étaient en congé sans solde de la fonction publique sont, à compter de l’entrée en vigueur du présent article, réputées avoir remis à cette date leur démission de leur poste de fonctionnaires.

27. Les personnes devenues juges de paix magistrats par l’effet de l’article 26 conservent le traitement qu’elles recevaient avant l’entrée en vigueur de l’article 26, jusqu’à ce que ce traitement soit égal à celui qui sera établi par le gouvernement en application de l’article 175 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (L.R.Q., chapitre T-16).

Elles conservent également les conditions de travail, y compris les avantages sociaux et le régime de retraite, qui leur étaient jusque‑là applicables. Elles peuvent toutefois, dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de l’article 26, opter de participer au régime de retraite établi par la Loi sur le régime de retraite du personnel d’encadrement (L.R.Q., chapitre R‑12.1) en transmettant un avis à cet effet à la Commission administrative des régimes de retraite et d’assurances constituée en vertu de la Loi sur le régime de retraite des employés du gouvernement et des organismes publics (L.R.Q., chapitre R‑10). Dans ce cas, et si elles participaient au régime de retraite établi par la Loi sur le régime de retraite des fonctionnaires (L.R.Q., chapitre R‑12), l’article 42 et le premier alinéa de l’article 139 de la Loi sur le régime de retraite du personnel d’encadrement s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires.

30. Le gouvernement fixe, par décret, le traitement et les conditions de travail des juges de paix magistrats nommés à compter du 30 juin 2004, y compris leurs avantages sociaux autres que le régime de retraite. Ce décret demeure applicable jusqu’à l’adoption du premier décret pris en application de l’article 175 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (L.R.Q., chapitre T‑16) édicté par l’article 1 de la présente loi.

32. Malgré les articles 2 à 8 de la présente loi, le Comité de la rémunération des juges n’exerce ses attributions eu égard aux juges de paix magistrats qu’à compter du moment où il sera procédé à la nomination des membres du comité qui sera formé en 2007 à l’égard des juges de la Cour du Québec et des cours municipales

XI.        Questions constitutionnelles

La Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes le 18 août 2015 :

1. Les articles 27, 30 et 32 de la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12, contreviennent‑ils au principe d’indépendance judiciaire garanti par :

a) la Loi constitutionnelle de 1867  ou

b) l’alinéa 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

2. Dans l’affirmative, quant à l’al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés , s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte ?

3. L’article 178 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T‑16, tel que modifié par la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives eu égard au statut des juges de paix, L.Q. 2004, c. 12, contrevient‑il au principe d’indépendance judiciaire garanti par :

a) la Loi constitutionnelle de 1867  ou

b) l’alinéa 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

4. Dans l’affirmative, quant à l’al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés , s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte ?

5. Le Décret  932‑2008, (2008) 140 G.O. 2, 5681, concernant le traitement et les autres conditions de travail des juges de paix magistrats, contrevient‑il au principe d’indépendance judiciaire garanti par :

a) la Loi constitutionnelle de 1867  ou

b) l’alinéa 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

6. Dans l’affirmative, quant à l’al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés , s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte ?

Nous répondons ainsi aux questions constitutionnelles :

Première question : Les articles 27, 30 et 32 de la Loi contreviennent au principe de l’indépendance judiciaire.

Deuxième question : Non.

Troisième question : Non.

Quatrième question : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Cinquième question : Non.

Sixième question : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

                    Pourvoi accueilli en partie avec dépens.

                    Procureurs des appelants : Lavery, de Billy, Montréal.

                    Procureure des intimées : Procureure générale du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal et Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Conférence des juges de la Cour du Québec : Casavant Mercier, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des juges de paix de l’Ontario : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto.

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