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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617

Appel entendu : 21 avril 2016

Jugement rendu : 8 décembre 2016

Dossier : 36465

 

Entre :

Corporation of the City of Windsor

Appelante

 

et

 

Canadian Transit Company

Intimée

 

- et -

 

Procureur général du Canada et

Fédération canadienne des municipalités

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 72)

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 73 à 121)

 

Motifs dissidents :

(par. 122 à 131)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Wagner et Gascon)

 

Les juges Moldaver et Brown (avec l’accord de la juge Côté)

 

La juge Abella

 

 

 


Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617

The Corporation of the City of Windsor                                                     Appelante

c.

The Canadian Transit Company                                                                      Intimée

et

Procureur général du Canada et

Fédération canadienne des municipalités                                                 Intervenants

Répertorié : Windsor (City) c. Canadian Transit Co.

2016 CSC 54

No du greffe : 36465.

2016 : 21 avril; 2016 : 8 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Tribunaux — Compétence — Cour fédérale — Réparation demandée sous le régime du droit constitutionnel — Société constituée par une loi fédérale possédant et exploitant la moitié canadienne d’un pont reliant le Canada aux États‑Unis — Achat par la Société de propriétés résidentielles situées près du pont en vue de faciliter l’entretien et l’agrandissement du pont — Ordres de réparation des propriétés donnés par la ville aux termes d’un règlement municipal — Société demandant à la Cour fédérale de déclarer que sa loi constitutive lui confère des droits qui l’emportent sur le règlement municipal — La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour décider si la Société doit se conformer au règlement et aux ordres de réparation? — Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 23  — Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », S.C. 1921, c. 57.

                    La société The Canadian Transit Company (« Société ») possède et exploite la moitié canadienne du pont Ambassador qui relie les villes de Windsor, en Ontario, et de Detroit, au Michigan. En 1921, la Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company » (la « Loi sur la CTC ») a constitué la Société en personne morale. La Loi sur la CTC habilitait la Société à construire, entretenir et mettre en service un pont de circulation générale sur la rivière Détroit, à acheter, louer ou autrement acquérir et posséder des terrains pour le pont et à construire, ériger et entretenir des édifices et autres structures nécessaires pour la mise en service convenable du trafic jusqu’au pont, venant du pont, et sur le pont. Aux termes de la Loi sur la CTC, les travaux et l’entreprise de la Société ont également été déclarés être d’utilité publique au Canada, ce qui établissait la compétence fédérale conférée par la Loi constitutionnelle de 1867 .

                    La Société a fait l’acquisition de plus de 100 propriétés résidentielles à Windsor, dans l’intention de démolir les maisons par la suite et d’utiliser les terrains afin de faciliter l’entretien ainsi que l’agrandissement du pont et de ses installations. La plupart des maisons sont maintenant vacantes et elles sont plus ou moins délabrées. La Ville de Windsor a donné en vertu d’un règlement municipal des ordres de réparation visant ces propriétés. La Société n’a pas obtempéré aux ordres de réparation. Les parties s’affrontent devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans une instance liée à ces ordres de réparation. De plus, la Société a demandé à la Cour fédérale des déclarations suivant lesquelles elle possède, en vertu de la Loi sur la CTC, certains droits qui l’emportent sur le règlement ainsi que sur les ordres de réparation donnés sous son régime. La Ville a demandé la radiation de l’avis de demande de la Société, au motif que la Cour fédérale n’a pas compétence pour connaître de la demande. La Cour fédérale a radié l’avis de demande de la Société pour défaut de compétence. La Cour d’appel fédérale a annulé cette décision. Le présent pourvoi ne porte que sur la question préliminaire de savoir si la Cour fédérale a compétence pour décider si la Société doit se conformer au règlement et aux ordres de réparation de la Ville.

                    Arrêt (les juges Abella, Moldaver, Côté et Brown sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale est annulée et l’ordonnance de la Cour fédérale radiant l’avis de demande de la Société est rétablie.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon : La Cour fédérale n’est pas compétente pour décider si le règlement de la Ville s’applique aux propriétés résidentielles de la Société. Le litige doit être tranché par la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

                    Afin de décider si la Cour fédérale a compétence sur une demande, il est nécessaire de déterminer la nature ou le caractère essentiel de cette demande. Le fait de déterminer la nature essentielle de la demande permet au tribunal de décider si celle‑ci relève de l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales , qui confère compétence à la Cour fédérale uniquement à l’égard d’une demande de réparation ou d’un autre recours exercé « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit ». En l’espèce, il est évident que ce que la Société cherche, en définitive, c’est de se soustraire aux exigences du règlement. La question consiste donc à décider si la Cour fédérale a compétence pour statuer sur une demande alléguant qu’un règlement municipal est constitutionnellement inapplicable ou inopérant à l’égard d’un ouvrage fédéral.

                    La Cour fédérale possède uniquement la compétence qui lui est conférée par la loi : il s’agit d’une cour d’origine législative qui n’est pas dotée d’une compétence inhérente. En conséquence, c’est le texte de la Loi sur les Cours fédérales  qui détermine complètement l’étendue de sa compétence. Le Parlement a établi la Cour fédérale en application de la compétence que lui reconnaît l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  d’établir « des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada ». Le rôle de la Cour fédérale se limite donc constitutionnellement à administrer les lois fédérales. Le critère à trois volets déterminatif de la compétence élaboré par la Cour dans l’arrêt ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, vise à faire en sorte que la Cour fédérale n’outrepasse pas ce rôle limité. Le premier volet du critère exige qu’une loi fédérale attribue la compétence à la Cour fédérale. L’alinéa 23c) attribue la compétence à la Cour fédérale dans les cas « de demande de réparation ou d’autres recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit », soit lorsque le demandeur sollicite une réparation sous le régime du droit fédéral. La cause d’action du demandeur, ou le droit de solliciter une réparation, doit être créé ou reconnu par une loi fédérale, un règlement fédéral ou une règle de common law traitant d’un sujet relevant du pouvoir de légiférer du fédéral. Le texte explicite de l’art. 23  de la Loi sur les Cours fédérales  exige que la réparation soit demandée sous le régime du droit fédéral, et non simplement relativement au droit fédéral. Exiger que le droit de demander une réparation découle directement du droit fédéral a pour effet de préciser l’étendue de la compétence concurrente de la Cour fédérale. L’application du texte explicite de l’art. 23  minimise les litiges sur des questions de compétence en faisant en sorte que les parties connaissent à l’avance l’étendue de la compétence de la Cour fédérale. On évitera ainsi les litiges inutiles, y compris les différends quant à savoir si le tribunal devrait refuser d’exercer sa compétence à l’égard d’une affaire, même s’il a compétence pour en connaître.

                    En l’espèce, la Société ne sollicite pas une réparation « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit » comme l’exige l’al. 23c). Elle demande une réparation sous le régime de l’al. 23c) lui‑même ou, subsidiairement, sous le régime de la Loi sur la CTC. Toutefois, l’art. 23 ne constitue pas, en soi, une règle de droit fédérale sous le régime de laquelle la Société peut demander réparation. Il confère à la Cour fédérale compétence à l’égard de certaines demandes, mais il n’a pas pour effet de conférer aux parties le droit de présenter ces demandes en premier lieu. Les parties doivent chercher ce droit dans d’autres règles de droit fédérales. En outre, bien que la Loi sur la CTC accorde certains droits et pouvoirs à la Société (et lui impose certaines responsabilités), elle ne lui confère aucun droit d’action ou droit de solliciter la réparation demandée. En fait, la Société demande réparation sous le régime du droit constitutionnel, parce que c’est celui‑ci qui accorde aux parties le droit de demander une déclaration portant qu’une règle de droit est inapplicable ou inopérante. Une partie sollicitant une réparation sous le régime du droit constitutionnel ne le fait pas « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit », au sens de l’art. 23; on ne peut affirmer que le droit constitutionnel est de droit fédéral pour l’application de l’art. 23. Par conséquent, l’al. 23c) ne confère pas compétence à la Cour fédérale sur la demande de la Société, et il n’a pas été satisfait au premier volet du critère ITO. Point n’est donc besoin d’examiner s’il a été satisfait aux deuxième et troisième volets du critère ITO. Étant donné que le critère ITO n’a pas été respecté, la Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour entendre la demande. La requête en radiation de l’avis de demande de la Société en Cour fédérale doit être accueillie.

                    Les juges Moldaver, Côté et Brown (dissidents) : La Cour fédérale a compétence pour entendre la demande de la Société et, en conséquence, le pourvoi devrait être rejeté.

                    La compétence de la Cour fédérale devrait être interprétée largement. La Cour fédérale a été créée pour atteindre deux objectifs : faire en sorte que les particuliers puissent recourir à une cour nationale exerçant une compétence nationale, pour faire valoir une réclamation concernant des questions qui comportent souvent des éléments nationaux, et permettre aux plaideurs qui demeurent dans des régions éloignées l’une de l’autre de trouver là un forum commun et commode pour faire valoir leurs droits légitimes. Une interprétation large de la compétence de la Cour fédérale favorise davantage la réalisation de ces objectifs.

                    Il n’est pas nécessaire de qualifier l’essence de l’affaire à l’étape préliminaire de l’analyse de la compétence. Le critère établi dans ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, fournit un cadre d’analyse complet afin de déterminer si la Cour fédérale a compétence. Ce qui importe, c’est seulement de savoir s’il existe une attribution législative de compétence, si le droit fédéral est essentiel à la solution du litige et si la loi en cause est une loi fédérale valide. L’essence de l’affaire n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de savoir si la Cour fédérale a compétence, mais elle l’est lorsqu’il s’agit de savoir si elle devrait l’exercer. Il peut se présenter des affaires dans lesquelles — même si le critère ITO est respecté — la Cour fédérale devrait envisager la possibilité de refuser d’exercer sa compétence.

                    Il a été satisfait aux trois volets du critère ITO en l’espèce. Premièrement, l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  prévoit l’attribution législative de compétence nécessaire. Les trois éléments cruciaux pour que l’al. 23c)  exprime l’attribution législative de compétence requise au titre du premier volet du critère ITO sont présents en l’espèce : la Société a demandé une réparation, sa demande est relative à un ouvrage s’étendant au‑delà des limites d’une province, et la demande a été présentée « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière » de cet ouvrage international.

                    Le fait d’exiger qu’une loi fédérale crée expressément une cause d’action avant de conclure à l’existence de la compétence « sous le régime d’une loi fédérale » au sens de l’art. 23 constitue une interprétation indûment étroite et incompatible avec l’intention du législateur lorsqu’il a institué la Cour fédérale. L’article 23 devrait recevoir une interprétation large de sorte que les demandeurs puissent s’adresser à la Cour fédérale si la demande de réparation a trait à un ouvrage fédéral et les droits que l’on veut faire respecter découlent d’une loi fédérale. En l’espèce, les droits que la Société vise à faire respecter proviennent de deux lois fédérales distinctes, les deux étant essentielles à l’égard de la réparation ultime qu’elle recherche : la Loi sur la CTC et la Loi sur les ponts et tunnels internationaux . Ainsi, puisque la demande de réparation est liée à un ouvrage fédéral et que les droits que le demandeur cherche à faire respecter découlent de lois fédérales, l’al. 23c) confère compétence à la Cour fédérale.

                    La Loi sur la CTC satisfait aussi au deuxième volet du critère ITO : elle est essentielle à la solution du présent litige et elle constitue le fondement de l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale parce qu’elle est au cœur de la demande fondée sur la Constitution. Les déclarations que sollicite la Société en Cour fédérale établissent clairement que le litige fait généralement intervenir la Loi sur la CTC ainsi que la compétence fédérale sur les ouvrages fédéraux, conformément à la Loi constitutionnelle de 1867 . Deux questions interreliées sont au cœur du présent litige, et les deux se rapportent intimement à la Loi sur la CTC : celle de savoir si les propriétés achetées par la Société font partie de l’« ouvrage fédéral » que constitue le pont Ambassador, et, dans l’affirmative, celle de savoir si ces propriétés sont soustraites à l’application du règlement municipal sur le fondement de la doctrine de l’exclusivité des compétences. Pour résoudre ces questions constitutionnelles, il faut principalement interpréter la Loi sur la CTC. Ainsi, cette loi joue un rôle essentiel dans l’issue de cette affaire. Il est également satisfait au troisième volet du critère ITO puisqu’il ne fait aucun doute en l’espèce que la Loi sur la CTC est une loi fédérale valide.

                    Puisqu’il a été satisfait aux trois volets du critère ITO en l’espèce, la Cour fédérale a compétence à l’égard de la demande de la Société. Il reste à la Cour fédérale à décider si elle doit exercer sa compétence pour entendre la demande de la Société, ou refuser de le faire en faveur de la Cour supérieure de justice. En décidant d’exercer ou non sa compétence, la Cour fédérale devrait examiner si la Société a un recours adéquat et efficace devant un tribunal déjà saisi du litige, la célérité, et l’utilisation économique des ressources judiciaires. Dans les circonstances en l’espèce, la Cour fédérale peut avoir un bon motif de refuser d’entendre la demande de la Société.

                    La juge Abella (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté en partie et la suspension des procédures en Cour fédérale devrait être ordonnée. Le critère établi par notre Cour dans ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, a été respecté. Toutefois, même si la Cour fédérale possède une compétence concurrente à celle de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, elle ne devrait pas l’exercer en l’espèce. La société The Canadian Transit Company (« Société ») et la Ville ont toutes deux interjeté appel des ordonnances du Property Standards Committee devant la Cour supérieure de l’Ontario. Au lieu d’attendre l’issue des appels interjetés devant la Cour supérieure, la Société a voulu activer l’intervention de la Cour fédérale.

                    On ne peut sérieusement contester le fait que les questions soulevées par la Société dans la demande introduite en Cour fédérale peuvent être résolues dans le cadre du litige opposant les parties devant la Cour supérieure. Le résultat de la diversion, par la Société, du cours de l’instance par cette distraction de nature juridictionnelle est évident — des coûts et délais additionnels qui n’aident en rien si ce n’est à repousser le plus longtemps possible une décision sur le fond. Jusqu’à maintenant, cette manœuvre de diversion juridictionnelle a coûté trois ans de délais au public. Rien ne justifie de retarder davantage l’instance devant la Cour supérieure. Aux termes des règles de la Cour fédérale, il n’est ni « juste » ni « expéditif » que la Cour fédérale se prononce sur ces procédures en les compliquant et les prolongeant inutilement. Renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle arrive à la conclusion irrésistible qu’une suspension de l’instance s’impose ne fait qu’ajouter des dépenses et prolonger les délais inutilement.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

                    Arrêts appliqués : ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054; distinction d’avec l’arrêt : Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713; arrêts mentionnés : Hodgson c. Bande indienne d’Ermineskin no 942, 2000 CanLII 15066; JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557; Canada (Revenu national) c. Sifto Canada Corp., 2014 CAF 140; Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218; Canada c. Roitman, 2006 CAF 266; Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117; R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd., [1980] 1 R.C.S. 695; Consolidated Distilleries, Ltd. c. The King, [1933] A.C. 508; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; Québec Téléphone c. Compagnie de Téléphone Bell du Canada, [1972] R.C.S. 182; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Commonwealth de Puerto Rico c. Hernandez, [1975] 1 R.C.S. 228; Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322; Norrail Transport Inc. c. Canadien Pacifique Ltée, 1998 CanLII 7641; Prudential Assurance Co. c. Canada, [1993] 2 C.F. 293; Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575; Northern Telecom Canada Ltée c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada, [1983] 1 R.C.S. 733; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; La Reine c. Commission de transport de la Communauté urbaine de Montréal, [1980] 2 C.F. 151; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588.

Citée par les juges Moldaver et Brown (dissidents)

                    ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575; Canadien Pacifique Ltée c. Travailleurs unis des transports, [1979] 1 C.F. 609; Agence libérale fédérale du Canada c. CTV Television Network Ltd., [1989] 1 C.F. 319; Pacific Western Airlines Ltd. c. La Reine, [1979] 2 C.F. 476; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Commission de transport de la Communauté urbaine de Québec c. Canada (Commission des champs de bataille nationaux), [1990] 2 R.C.S. 838; Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Co., 2013 CAF 143; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713.

Lois et règlements cités

Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, c. 11.

Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8.

Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », S.C. 1921, c. 57, art. 2, 8.

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91 , 92(10) a), c), (14) , 96 , 100 , 101 .

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 38  à 49 , 52 .

Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c. 11, art. 1.

Loi sur la Cour de l’Échiquier , S.R.C. 1970, c. E‑11 , art. 17 à 30.

Loi sur la Cour fédérale , S.C. 1970‑71‑72, c. 1 [reproduite dans S.R.C. 1970, c. 10 (2suppl.)].

Loi sur la radiocommunication , L.R.C. 1985, c. R‑2, art. 18(1) .

Loi sur le transport aérien , L.R.C. 1985, c. C‑26 .

Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 2  « réparation », 3, 4, 18, 23, 50(1).

Loi sur les ponts et tunnels internationaux , L.C. 2007, c. 1, art. 5 .

Loi sur les transports au Canada , L.C. 1996, c. 10, art. 116(5) .

Property Standards By‑law, City of Windsor By‑law No. 147‑2011, 6 septembre 2011.

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 3, 221(1)a).

Doctrine et autres documents cités

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. V, 2e sess., 28e lég., 25 mars 1970, p. 5473.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5th ed. Supp., Toronto, Carswell, 2007 (updated 2015, release 1).

Saunders, Brian J., Donald J. Rennie and Graham Garton. Federal Courts Practice 2014, Toronto, Carswell, 2013.

Scott, Stephen A. « Canadian Federal Courts and the Constitutional Limits of Their Jurisdiction » (1982), 27 R.D. McGill 137.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Dawson, Stratas et Scott), 2015 CAF 88, [2016] 1 R.C.F. 265, 384 D.L.R. (4th) 547, 472 N.R. 361, 98 Admin. L.R. (5th) 181, [2015] A.C.F. no 383 (QL), 2015 CarswellNat 4835 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Shore, 2014 CF 461, 455 F.T.R. 154, [2014] A.C.F. no 495 (QL), 2014 CarswellNat 2223 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Abella, Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

                    Christopher J. Williams, Courtney V. Raphael et Jody E. Johnson, pour l’appelante.

                    John B. Laskin et James Gotowiec, pour l’intimée.

                    Sean Gaudet et Marc Ribeiro, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Stéphane Émard‑Chabot et Marie‑France Major, pour l’intervenante la Fédération canadienne des municipalités.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par

                    La juge Karakatsanis —

I.              Introduction

[1]                              The Canadian Transit Company (« Société ») possède et exploite la moitié canadienne du pont Ambassador qui relie les villes de Windsor, en Ontario, et de Detroit, au Michigan. Au cours de la dernière décennie, la Société a fait l’acquisition de plus de 100 propriétés résidentielles à Windsor, dans l’intention de démolir les maisons par la suite et d’utiliser les terrains afin de faciliter l’entretien ainsi que l’agrandissement du pont et de ses installations. La plupart des maisons sont maintenant vacantes et, selon la City of Windsor (« Ville de Windsor » ou « Ville »), elles sont plus ou moins délabrées. La Ville considère que ces maisons enlaidissent le quartier Olde Sandwich Towne, et elle a donné, en vertu de ses règlements, plus de 100 ordres de réparation visant ces propriétés.

[2]                              La Société n’a pas obtempéré aux ordres de réparation, affirmant que le pont Ambassador est un ouvrage fédéral et que les règlements et les ordres de réparation de la Ville ne peuvent, au regard de la Constitution, s’appliquer au pont. Les parties s’affrontent devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans une instance liée à ces ordres de réparation. La Société a également sollicité un certain nombre de déclarations devant la Cour fédérale.

[3]                              Le présent pourvoi ne porte que sur la question préliminaire de savoir si la Cour fédérale a compétence pour décider si la Société doit se conformer aux règlements et aux ordres de réparation de la Ville. Celle‑ci affirme que seule la Cour supérieure de justice de l’Ontario est compétente pour trancher le litige.

[4]                              Je souscris à la position de la Ville : la Cour fédérale n’est pas compétente pour décider si les règlements de la Ville s’appliquent aux propriétés résidentielles de la Société. Le litige doit plutôt être tranché par la Cour supérieure de justice de l’Ontario. J’accueillerais le pourvoi.

II.           Les faits

[5]                              The Canadian Transit Company a été constituée en personne morale en 1921, par une loi spéciale du Parlement, la Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », S.C. 1921, c. 57 (« Loi sur la CTC »). Sous réserve de certains autres textes de loi, la Loi sur la CTC habilitait la Société à « construire, entretenir et mettre en service un pont [. . .] de circulation générale sur la rivière Détroit [. . .] ainsi que tous les abords, moyens d’exploitation de tête de ligne, machineries et accessoires nécessaires » et à « acheter, louer ou autrement acquérir et posséder des terrains pour le pont [. . .] et construire et ériger et entretenir des édifices et autres structures nécessaires pour la mise en service convenable du trafic jusqu’au pont, venant du pont, et sur le pont » (al. 8(a) et (e)). Aux termes de la Loi sur la CTC, « [l]es travaux et l’entreprise » de la Société ont également été déclarés être d’utilité publique au Canada (art. 2), ce qui établissait la compétence fédérale conférée par l’al. 92(10) c) et le par. 91(29)  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[6]                              Le pont Ambassador a été inauguré en 1929. Au mois de juillet 2010, un quart environ de tout le commerce terrestre entre le Canada et les États‑Unis passait sur ce pont.

[7]                              De 2004 à 2013, la Société a acquis 114 propriétés résidentielles à Windsor, juste à l’ouest du pont, en vue de démolir les maisons par la suite et d’utiliser les terrains pour faciliter l’entretien ainsi que l’agrandissement du pont et de ses installations connexes.

[8]                              Ces acquisitions sont à l’origine de tensions considérables entre la Société et la Ville de Windsor. Cette dernière estime que la Société a abandonné et négligé les propriétés, et que celles‑ci enlaidissent maintenant le quartier Olde Sandwich Towne.

[9]                              En septembre 2013, la Ville a donné des ordres de réparation visant l’ensemble des 114 propriétés, en vertu de son règlement 147‑2011 intitulé Property Standards By‑law (« Règlement »). La Société a interjeté appel à l’encontre des ordres de réparation devant le Property Standards Committee (« Comité »), obtenant un succès relatif : le Comité a décidé que la Société pouvait démolir 83 maisons, mais il a reporté sa décision à l’égard des 31 autres propriétés, pendant la poursuite des négociations entre les parties. À l’issue d’un appel interjeté ensuite par la Ville, le Comité a maintenu les ordres de réparation initiaux de la Ville visant ces 31 propriétés.

[10]                          Tant la Société que la Ville ont fait appel de la décision du Comité devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[11]                          La Société a également demandé à la Cour fédérale des déclarations suivant lesquelles la Société possédait, en vertu de la Loi sur la CTC, certains droits qui l’emportaient sur le Règlement ainsi que sur tout ordre de réparation donné sous son régime, et elle a notifié la Ville de la présentation de cette demande.

[12]                          La Ville a déposé, en vertu de l’al. 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, une requête en radiation de l’avis de demande de la Société, au motif que la Cour fédérale n’a pas compétence pour connaître de la demande.

[13]                          Du consentement des parties, les appels devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario ont été suspendus en attendant la décision de la Cour fédérale sur la requête en radiation.

III.        Dispositions législatives

[14]                          Le Parlement a constitué la Cour fédérale en vertu de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 , lequel prévoit ce qui suit :

 Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l’occasion le requerra, adopter des mesures à l’effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada.

[15]                          En application de ce pouvoir constitutionnel, le Parlement a créé en 1971 la Cour fédérale « pour la meilleure administration des lois du Canada » (Loi sur la Cour fédérale , S.R.C. 1970, c. 10 (2e suppl.)). La compétence de la Cour fédérale est maintenant régie par la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7 .

[16]                          La disposition au cœur du présent pourvoi est l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales , sur lequel s’appuie la Société pour établir la compétence de la Cour fédérale :

                        23 Sauf attribution spéciale de cette compétence par ailleurs, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans tous les cas — opposant notamment des administrés — de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière :

                    . . .

                                    c) d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province.

[17]                          Dans la Loi sur les Cours fédérales , le mot « réparation » est défini comme étant « [t]oute forme de réparation en justice, notamment par voie de dommages‑intérêts, de compensation pécuniaire, d’injonction, de déclaration, de restitution de droit incorporel, de bien meuble ou immeuble » (art. 2).

IV.        Décisions des juridictions inférieures

A.           La Cour fédérale, 2014 CF 461 — le juge Shore

[18]                          Le juge Shore a fait observer que la Société ne conteste pas une décision particulière d’un organisme fédéral, comme c’est normalement le cas devant la Cour fédérale. Il a déclaré que la Société sollicite en fait un avis juridique — c’est‑à‑dire des déclarations au sujet de l’applicabilité de la Loi sur la CTC — et il a conclu que la Cour fédérale n’avait pas le pouvoir d’accorder une telle réparation. Le juge Shore a statué que l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  confère simplement à la Cour fédérale une compétence à l’égard de certaines procédures : cette disposition n’accorde à personne un droit d’appel ou de contrôle judiciaire, et n’autorise pas la Cour fédérale à rendre un jugement purement déclaratoire. Il a en conséquence radié l’avis de demande de la Société pour défaut de compétence.

B.            La Cour d’appel fédérale, 2015 CAF 88, [2016] 1 R.C.F. 265 — les juges Dawson, Stratas et Scott

[19]                          Pour trancher la question de savoir si la Cour fédérale a compétence, le juge Stratas, qui a rédigé la décision de la cour, a appliqué le critère à trois volets établi par notre Cour dans ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, p. 766. Il a fait remarquer que, selon ce critère, la Cour fédérale a compétence quand il est satisfait aux trois volets suivants : (1) une loi lui attribue compétence; (2) le droit fédéral constitue le fondement de l’attribution de sa compétence et est essentiel à la solution du différend; et (3) la loi fédérale est constitutionnellement valide.

[20]                          Pour ce qui est de l’attribution législative de compétence, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’al. 23c) confère compétence à la Cour fédérale et habilite des parties à demander une déclaration « en matière [. . .] d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province » (par. 27). En l’espèce, la Société sollicite des déclarations relativement au pont Ambassador, lequel s’étend au‑delà des limites de l’Ontario.

[21]                          Quant au deuxième volet du critère ITO, la Cour d’appel fédérale a statué que le droit fédéral joue un « rôle suffisant » parce que la Cour fédérale devra décider si les propriétés résidentielles font partie des ouvrages régis par la Loi sur la CTC — une loi fédérale — et dans quelle mesure la Loi sur la CTC elle‑même régit les conflits entre la Société et la Ville.

[22]                          Enfin, la Cour d’appel fédérale a jugé que la Loi sur la CTC est constitutionnellement valide. La cour a donc conclu qu’il avait été satisfait aux trois volets du critère ITO et que la Cour fédérale avait compétence.

[23]                          Au cours des plaidoiries, la Cour d’appel fédérale a soulevé une question additionnelle, que le juge Shore n’avait pas examinée en première instance : celle de savoir si, dans les cas où il est satisfait aux trois volets du critère ITO, la Cour fédérale peut, à titre de réparation, déclarer qu’une règle de droit est soit inapplicable en raison de la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences, soit inopérante par l’effet de la doctrine de la prépondérance. Cette question est analysée assez longuement dans les motifs; en fin de compte, la cour a conclu que la Cour fédérale a le pouvoir de prononcer, au regard de la Constitution, des déclarations concernant la validité, l’applicabilité et l’effet des lois.

V.           Analyse

[24]                          La seule question litigieuse consiste à décider si la Cour fédérale a compétence, suivant le critère de l’arrêt ITO, pour connaître de la demande de la Société. Si la Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour connaître de cette demande, la requête en radiation doit être accueillie (Hodgson c. Bande indienne d’Ermineskin no 942, 2000 CanLII 15066 (C.F. 1re inst.)). Je vais d’abord dégager la nature essentielle de la demande de la Société, puis j’examinerai le rôle et la compétence de la Cour fédérale avant d’appliquer le critère établi dans l’arrêt ITO pour statuer sur la compétence. Ayant conclu que la Cour fédérale n’a pas compétence pour connaître de cette affaire, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si la cour devrait refuser d’exercer sa compétence.

A.           La nature essentielle de la demande de la Société

[25]                          Afin de décider si la Cour fédérale a compétence sur une demande, il est nécessaire de déterminer la nature ou le caractère essentiel de cette demande (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 50; Canada (Revenu national) c. Sifto Canada Corp., 2014 CAF 140, par. 25 (CanLII)). Comme je l’explique en détail ci‑après, l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours   fédérales  confère compétence à la Cour fédérale uniquement à l’égard d’une demande de réparation ou d’un autre recours exercé « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit ». L’attribution de compétence dépend de la nature de la demande ou du recours exercé. Le fait de déterminer la nature essentielle de la demande permet au tribunal de décider si celle‑ci relève de l’al. 23c) . La compétence ne s’apprécie pas au cas par cas ou au regard d’une question litigieuse à la fois.

[26]                          Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, par. 28 (CanLII), la juge Sharlow). La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » (Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, par. 16 (CanLII), le juge Décary). Le tribunal doit plutôt « aller au‑delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (ibid., voir aussi Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223, par. 36; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117, par. 24 (CanLII)).

[27]                          Par ailleurs, de véritables choix stratégiques ne devraient pas être dénigrés sous prétexte qu’ils constituent d’astucieux arguments. La question consiste à se demander si la cour a compétence à l’égard de la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas à l’égard d’une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre.

[28]                          Dans ses actes de procédure dans l’instance introduite en Cour fédérale, la Société sollicite les réparations suivantes :

                   [traduction]

                    1.  Une déclaration portant que le pont Ambassador, y compris ses abords, moyens d’exploitation de tête de ligne, machineries et accessoires, constitue un ouvrage fédéral;

                    2.  Une déclaration portant que la demanderesse, The Canadian Transit Company (« CTC »), a, en vertu de sa loi habilitante, la Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », 11‑12 George V, 1921, c. 57, et modifications (la « Loi sur la CTC ») :

a)                  le droit d’acheter, de louer ou autrement acquérir et posséder des terrains pour les besoins du pont Ambassador et de ses parcs de tête de ligne, y compris ses ouvrages et installations, suivant ce que la CTC juge nécessaire;

b)                 le droit d’exproprier et de créer une servitude dans, sur, en dessous ou à travers tous terrains sans qu’il soit nécessaire de les acquérir en pleine et entière propriété;

c)                  une obligation, énoncée dans le règlement 1606 de la Ville de Sandwich (le « Règlement de Sandwich »), d’entretenir le pont Ambassador et tous les ouvrages connexes pour qu’ils soient en bon état et en bonne condition, et d’une solidité et d’une capacité suffisantes, en tout temps pour le maintien et la protection d’une telle machinerie et de telles structures ainsi que des véhicules et du trafic qui peuvent y passer ou y être admis;

                    3.  Une déclaration portant que, conformément aux paragraphes 1 et 2 ci‑dessus, le règlement 147‑2011 de la Ville de Windsor, intitulé By‑Law to Establish Standards for the Maintenance and Occupancy of All Property in the City of Windsor and to Repeal By‑Law 156‑2005 (le « Règlement »), ne s’applique pas aux propriétés achetées, louées ou autrement acquises et détenues par la CTC en vertu de sa loi habilitante;

                    4.  Une déclaration portant que certaines propriétés achetées par la CTC qui sont situées immédiatement à l’ouest du pont Ambassador et/ou adjacentes à celui‑ci (les « propriétés ») sont nécessaires pour l’exploitation et l’entretien continus du pont Ambassador;

(d.a., vol. I, p. 47‑48)

[29]                          Bien que la Société ait rattaché chacune de ces déclarations à la Loi sur la CTC, la principale loi fédérale en cause, il est évident que ce qu’elle cherche, en définitive, c’est de se soustraire aux exigences du Règlement. La troisième déclaration sollicitée — que le Règlement ne s’applique pas à ses propriétés — constitue l’essence de la demande de la Société. Celle‑ci ne laisse aucunement entendre que les autres déclarations — portant que le pont Ambassador est un ouvrage fédéral, que la Société jouit de certains droits en vertu de la Loi sur la CTC et que les propriétés sont nécessaires pour l’exploitation continue du pont — vaudraient la peine d’être sollicitées en l’absence de la troisième déclaration. Si l’on adopte « une appréciation réaliste du résultat concret visé par [la demanderesse] » (Domtar, par. 28), la véritable question est de savoir si les droits que la Loi sur la CTC confère à la Société sont assujettis au Règlement. Les première, deuxième et quatrième déclarations que sollicite la Société n’ont de la valeur pour elle que dans la mesure où elles l’aident à démontrer, au moyen de la doctrine de l’exclusivité des compétences ou de celle de la prépondérance, que le Règlement est inapplicable ou inopérant à l’égard de la Société. Essentiellement, la Société prétend simplement qu’elle n’est pas tenue de se conformer au Règlement et de réparer les propriétés, comme la Ville lui a ordonné de le faire.

[30]                          Exprimée de façon générale, la question consiste à décider si la Cour fédérale a compétence pour statuer sur une demande alléguant qu’un règlement municipal est constitutionnellement inapplicable ou inopérant à l’égard d’un ouvrage fédéral.

B.            Aperçu du rôle et de la compétence de la Cour fédérale

[31]                          Le rôle et la compétence de la Cour fédérale ressortent très clairement lorsqu’on les considère à la lumière des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867  relatives au pouvoir judiciaire. L’article 96 a reconnu les cours supérieures de compétence générale qui existaient déjà dans chaque province au moment de la Confédération. L’article 101 a habilité le Parlement à établir « des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada » — c’est‑à‑dire à établir de nouveaux tribunaux pour administrer les lois fédérales (R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd., [1980] 1 R.C.S. 695, p. 707; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, p. 1065‑1066; Consolidated Distilleries, Ltd. c. The King, [1933] A.C. 508 (C.P.), p. 520‑522). Le Parlement a exercé ce pouvoir en 1875, lorsqu’il a édicté la loi créant la Cour de l’Échiquier du Canada, qui est devenue par la suite la Cour fédérale du Canada (voir Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, c. 11). La Cour fédérale joue un rôle important dans l’interprétation et l’évolution du droit fédéral dans les matières qui relèvent de sa compétence.

[32]                          Les cours supérieures provinciales reconnues par l’art. 96 « ont toujours occupé une position de premier plan à l’intérieur du régime constitutionnel de ce pays » (Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, p. 327, le juge Estey). Administrées par les provinces (par. 92(14)) et composées de juges nommés par le fédéral (art. 96 et 100), elles incorporent les intérêts provinciaux et fédéraux, et servent d’élément unificateur puissant au sein de notre fédération. En tant que cours de compétence générale, les cours supérieures ont compétence en toutes matières, sauf lorsqu’une loi la leur enlève (Québec Téléphone c. Compagnie de Téléphone Bell du Canada, [1972] R.C.S. 182, p. 190). La compétence inhérente des cours supérieures peut être restreinte par des dispositions législatives, mais l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  protège la nature essentielle et les pouvoirs des cours supérieures provinciales d’une atteinte par voie législative (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 18; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 15).

[33]                          À l’inverse, la Cour fédérale possède uniquement la compétence qui lui est conférée par la loi[1]. Il s’agit d’une cour d’origine législative, qui a été créée en application du pouvoir constitutionnel prévu à l’art. 101 et qui n’est pas dotée d’une compétence inhérente. La Cour fédérale joue un rôle primordial dans notre système judiciaire, mais sa compétence n’est pas protégée par la Constitution de la même façon que celle des cours visées à l’art. 96. Elle ne peut agir qu’à l’intérieur des limites constitutionnelles établies par l’art. 101 et des pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi[2]. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, p. 331, « [p]arce que la Cour fédérale n’a aucune compétence inhérente comme celle des cours supérieures des provinces, c’est le texte de la [Loi sur la Cour fédérale ] qui détermine complètement l’étendue de la compétence de la cour. »

C.            Le critère de l’arrêt ITO déterminatif de la compétence

[34]                          Dans l’arrêt ITO, notre Cour a jugé qu’une attribution législative de compétence était nécessaire, mais insuffisante, à elle seule, pour conférer à la Cour fédérale compétence dans une affaire donnée. Étant donné que le Parlement a établi la Cour fédérale en application de la compétence que lui reconnaît l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  d’établir « des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada », le rôle de la Cour fédérale se limite constitutionnellement à administrer les « lois du Canada », une expression qui, dans le présent contexte, s’entend des lois fédérales (Thomas Fuller, p. 707; Quebec North Shore, p. 1065‑1066; Consolidated Distilleries, p. 521‑522). Le critère à trois volets déterminatif de la compétence élaboré dans l’arrêt ITO vise à faire en sorte que la Cour fédérale n’outrepasse pas ce rôle limité (ITO, p. 766, le juge McIntyre) :

                    1.  Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

                    2.  Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

                    3.  La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[35]                          Le premier volet de ce critère traite de l’existence d’une attribution spécifique de compétence par une loi. Les deuxième et troisième volets de ce critère présentent un certain degré de chevauchement en ce qu’ils portent tous les deux sur la nécessité du respect des limites constitutionnelles établies par l’art. 101.

D.           Le premier volet du critère ITO : attribution législative de compétence

[36]                          Le premier volet du critère ITO exige qu’une loi fédérale attribue la compétence à la Cour fédérale.

[37]                          La Cour d’appel fédérale a conclu, et la Société soutient, que l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  attribue à la Cour fédérale compétence à l’égard de la demande de la Société. Je ne peux souscrire à cette proposition.

[38]                          Voici encore une fois le texte de l’al. 23c) :

                        23 Sauf attribution spéciale de cette compétence par ailleurs, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans tous les cas — opposant notamment des administrés — de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière :

                    . . .

                                    c) d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province.

[39]                          Comme l’indique son libellé, l’al. 23c) attribue compétence à la Cour fédérale uniquement dans les cas où il est satisfait à trois critères :

(1)               la compétence ne doit pas avoir été l’objet d’une « attribution spéciale » à une autre cour;

(2)               la demande de réparation doit être faite, ou le recours doit être exercé, « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit »;

(3)               la demande de réparation doit être faite, ou le recours doit être exercé, « en matière » d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province.

[40]                          Seul le deuxième critère est en cause dans le présent pourvoi. Dans Quebec North Shore, notre Cour a considéré que l’expression « en vertu d’une loi du Parlement du Canada ou autrement » (elle était alors formulée ainsi) s’entend « d’une législation fédérale [. . .], que ce soit une loi, un règlement ou la common law » et elle a conclu que « [l]’article 23 exige que la demande de redressement soit faite en vertu de pareille loi » (p. 1066 (je souligne)). Le juge en chef Laskin a expliqué que les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale  conférant compétence à la Cour fédérale ne devaient pas être interprétées d’une façon qui outrepasserait inconstitutionnellement le pouvoir du Parlement sous le régime de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  d’établir des cours pour la meilleure administration du droit fédéral (p. 1057‑1058).

[41]                          Il ressort clairement de l’arrêt Quebec North Shore que l’art. 23 attribue compétence à la Cour fédérale seulement lorsque le demandeur sollicite une réparation sous le régime du droit fédéral. Selon mon interprétation de cet arrêt, il en découle que la cause d’action du demandeur ou le droit de solliciter une réparation doit être créé ou reconnu par une loi fédérale, un règlement fédéral ou une règle de common law traitant d’un sujet relevant du pouvoir de légiférer du fédéral. C’est ce que signifie, à l’art. 23, demander une réparation « sous le régime » du droit fédéral.

[42]                          Dans l’arrêt Roberts, par exemple, la juge Wilson a paraphrasé en ces termes l’arrêt Quebec North Shore : « . . . la cause d’action doit relever de ‟la législation fédérale applicable, que ce soit une loi, un règlement ou la common lawˮ » (p. 339, citant Quebec North Shore, p. 1066 (je souligne)). Si la cause d’action du demandeur ou son droit de solliciter une réparation n’est pas créé ou reconnu par le droit fédéral, l’art. 23 ne confère pas compétence à la Cour fédérale.

[43]                          Ainsi, dans l’affaire Quebec North Shore elle‑même, l’art. 23 ne conférait pas compétence : même si les demanderesses sollicitaient une réparation en lien avec un ouvrage extra‑provincial, elles ne le faisaient pas sous le régime du droit fédéral. En effet, elles demandaient plutôt une réparation en vertu du droit contractuel du Québec. De même, dans Norrail Transport Inc. c. Canadien Pacifique Ltée, 1998 CanLII 7641 (C.F. 1re inst.), qui concernait également un ouvrage extra‑provincial, la cour a jugé que l’art. 23 ne conférait pas compétence parce que les causes d’action relevaient du droit du Québec en matière de contrats et de responsabilité civile.

[44]                          Par contre, l’art. 23 conférait bel et bien compétence dans Prudential Assurance Co. c. Canada, [1993] 2 C.F. 293 (C.A.), qui portait sur une demande de dommages‑intérêts présentée en vertu d’une loi fédérale, la Loi sur le transport aérien , L.R.C. 1985, c. C‑26 . Dans l’arrêt Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575 (C.A.), qui concernait lui aussi une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Loi sur le transport aérien , la Cour d’appel fédérale a jugé que l’art. 23 conférait compétence. Les demanderesses dans cette affaire avaient également intenté une action en responsabilité délictuelle; les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont toutefois statué que l’art. 23 ne conférait pas compétence à l’égard de cette action.

[45]                          En l’espèce, la Cour d’appel fédérale n’a pas examiné la question de savoir si la Société sollicitait une réparation sous le régime du droit fédéral, et elle ne s’est pas non plus référée à l’arrêt Quebec North Shore. La manière dont la cour a paraphrasé l’al. 23c) — à savoir qu’il permet à une partie de demander une déclaration en matière d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province (par. 27) — tend à indiquer qu’il suffit que l’objet du litige soit un ouvrage extra‑provincial. Cette reformulation ne reconnaît pas l’existence de l’exigence que la réparation soit sollicitée « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit », et ne lui accorde aucun rôle.

[46]                          On ne peut faire abstraction de cette expression ni la rendre superflue. L’alinéa 23c) confère compétence « dans tous les cas [. . .] de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière [d’ouvrage extra‑provincial] ». Si le Parlement avait eu l’intention d’attribuer compétence à la Cour fédérale chaque fois qu’une réparation est sollicitée en matière d’ouvrage extra‑provincial, que cette réparation ait été sollicitée ou non sous le régime du droit fédéral, il n’aurait pas ajouté la précision que la réparation doit être demandée « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit ». Le texte explicite de l’art. 23 exige que la réparation soit demandée sous le régime du droit fédéral, et non simplement relativement au droit fédéral. Le passage souligné ci‑dessus du texte français de l’art. 23 est encore plus clair que la version anglaise correspondante « under an Act of Parliament or otherwise ».

[47]                          La Cour d’appel fédérale a affirmé que, si la Cour fédérale disposait d’une compétence étendue, cela favoriserait une interprétation cohérente du droit fédéral dans tout le pays. Cependant, un tel objectif ne justifie pas que l’on s’écarte du texte explicite de l’art. 23. Je tiens à ajouter que les préoccupations au sujet de la cohérence peuvent jouer dans les deux sens. La compétence conférée par l’art. 23 à la Cour fédérale est concurrente à celle des cours supérieures provinciales. Même si la Cour acceptait que l’art. 23 confère compétence à la Cour fédérale dans les cas tels que celui‑ci, les parties pourraient décider de s’adresser à une cour supérieure plutôt qu’à la Cour fédérale.

[48]                          Exiger que le droit de demander une réparation découle directement du droit fédéral a pour effet de préciser l’étendue de la compétence concurrente de la Cour fédérale. L’application du texte explicite de l’art. 23 minimise les litiges sur des questions de compétence en faisant en sorte que les parties connaissent à l’avance l’étendue de la compétence de la Cour fédérale. On évitera ainsi les litiges inutiles, y compris les différends quant à savoir si le tribunal devrait refuser d’exercer sa compétence à l’égard d’une affaire, même s’il a compétence pour en connaître.

[49]                          Dans ses observations écrites, la Société a affirmé solliciter une réparation « relativement à » la Loi sur la CTC. En réponse à une question posée au cours des plaidoiries, la Société a soutenu qu’elle demandait une réparation sous le régime de l’al. 23c) lui‑même ou, subsidiairement, sous le régime de la Loi sur la CTC.

[50]                          La Société souligne que les déclarations font partie des mesures énumérées dans la définition de « réparation » dans la Loi sur les Cours fédérales . Suivant l’argument de la Société, il découle de cette définition que l’al. 23c) donne aux parties le droit de demander à la Cour fédérale des déclarations visant des ouvrages extra‑provinciaux.

[51]                          On ne saurait retenir cet argument. Une définition indique simplement le sens d’un terme employé dans le texte de loi. Si le Parlement avait répété au complet à l’art. 23 la définition du terme « réparation » — « [t]oute forme de réparation en justice, notamment par voie de dommages‑intérêts, de compensation pécuniaire, d’injonction, de déclaration, de restitution de droit incorporel, de bien meuble ou immeuble » —, cela ne changerait pas le sens des mots de la disposition.

[52]                          Encore faut‑il donner effet à l’expression « exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit » qui figure à l’art. 23. Si le Parlement avait eu l’intention de conférer à la Cour fédérale, dans la Loi sur les Cours fédérales , la compétence d’accorder toute forme de réparation (définie largement) relativement aux différents sujets énumérés à l’art. 23, il l’aurait tout simplement dit. Constituerait un raisonnement circulaire le fait d’affirmer que l’art. 23 renvoie à lui‑même : il ne constitue pas, en soi, une règle de droit fédérale sous le régime de laquelle la Société peut demander réparation, quelle que soit la manière dont le terme « réparation » est défini. Au lieu de cela, comme a conclu le juge Shore en première instance, l’art. 23 confère à la Cour fédérale compétence à l’égard de certaines demandes, y compris certaines demandes de déclarations, mais il n’a pas pour effet de conférer aux parties le droit de présenter ces demandes en premier lieu. Les parties doivent chercher ce droit dans d’autres règles de droit fédérales.

[53]                          L’affaire Prudential Assurance, par exemple, concernait une demande présentée sous le régime de la Loi sur le transport aérien , laquelle crée une cause d’action à l’encontre des transporteurs aériens pour les dommages causés aux bagages et aux marchandises. Le type de réparation que les demanderesses sollicitaient était des dommages‑intérêts, une mesure qui, à l’instar des déclarations, est visée par la définition de « réparation » figurant dans la Loi sur la Cour fédérale , mais rien dans l’analyse relative à la compétence n’a porté sur le type de réparation que les demanderesses sollicitaient. L’aspect important était le fait que les demanderesses sollicitaient une réparation sous le régime du droit fédéral : la cause d’action était créée par une loi fédérale, la Loi sur le transport aérien . C’est cette loi fédérale qui donnait aux demanderesses le droit de réclamer des dommages‑intérêts du transporteur.

[54]                          D’autres causes d’action d’origine fédérale peuvent satisfaire au critère d’application de l’art. 23, notamment celle prévue au par. 18(1)  de la Loi sur la radiocommunication , L.R.C. 1985, c. R‑2  (une personne qui a subi une perte par suite d’une contravention à certaines dispositions de cette loi peut, « former, devant tout tribunal compétent, un recours civil à l’encontre du contrevenant [. . .] [et] exercer [un] recours [. . .] par voie de dommages‑intérêts »), et celle prévue au par. 116(5)  de la Loi sur les transports au Canada , L.C. 1996, c. 10  (une personne qui « souffre préjudice de la négligence ou du refus d’une compagnie de s’acquitter de ses obligations [. . .] possède [. . .] un droit d’action contre la compagnie »).

[55]                          Lorsqu’une partie sollicite une réparation sous le régime de dispositions comme celles susmentionnées, la Cour fédérale peut avoir compétence en vertu de l’art. 23, à supposer que les autres exigences établies par cette disposition soient respectées. Mais une personne ne peut demander une réparation sous le régime de l’art. 23 lui‑même. Cette disposition ne crée aucun droit d’action. Elle a simplement pour effet de conférer à la Cour fédérale compétence pour accorder la réparation qu’une personne peut par ailleurs solliciter « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit ».

[56]                          La Société soutient en outre que, suivant l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, qui portait sur une disposition similaire de la Loi sur les Cours fédérales , l’art. 23 doit être considéré comme accordant un droit de demander une réparation. Mais dans Strickland, le débat reposait sur la supposition selon laquelle l’art. 18  de la Loi sur les Cours fédérales  accordait aux demandeurs le droit de solliciter une déclaration suivant laquelle certains règlements fédéraux étaient invalides. (L’article 18  confère à la Cour fédérale la compétence exclusive pour « décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral ».) Le juge Cromwell a expressément déclaré qu’il n’acceptait pas la supposition des parties selon laquelle l’art. 18  de la Loi sur les Cours fédérales  accordait aux demandeurs le droit de demander la déclaration qu’ils sollicitaient (par. 6). La question en litige dans Strickland était de savoir si, en tenant pour acquis que la Cour fédérale avait compétence pour prononcer la déclaration, elle pouvait refuser de le faire, au motif qu’il convenait que la demande soit entendue par une cour supérieure provinciale. En résumé, l’arrêt Strickland ne concernait que la portée du pouvoir discrétionnaire de réparation de la Cour fédérale, et non l’interprétation de l’art. 18 — encore moins celle de l’art. 23.

[57]                          L’argument subsidiaire de la Société, selon lequel elle demandait réparation sous le régime de la Loi sur la CTC, ne convainc pas davantage. Bien que la Loi sur la CTC accorde certains droits et pouvoirs à la Société (et lui impose certaines responsabilités), elle ne lui confère aucun droit d’action ou droit de solliciter la réparation demandée.

[58]                          L’essence de la position de la Société est que le Règlement est inapplicable par l’effet de la doctrine de l’exclusivité des compétences ou qu’il est inopérant en application de la doctrine de la prépondérance. La Société demande réparation sous le régime du droit constitutionnel, parce que c’est celui‑ci qui accorde aux parties le droit de demander une déclaration portant qu’une règle de droit est inapplicable ou inopérante.

[59]                          Une partie sollicitant une réparation sous le régime du droit constitutionnel ne le fait pas « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit », au sens de l’art. 23. Je suis d’accord avec la Ville et les intervenants, y compris le procureur général du Canada, pour dire qu’on ne peut affirmer que le droit constitutionnel est de droit fédéral pour l’application de l’art. 23 (voir aussi, p. ex., P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5th ed. Supp.), p. 7‑27; B. J. Saunders, D. J. Rennie et G. Garton, Federal Courts Practice 2014 (2013), p. 9).

[60]                          La Cour d’appel fédérale a effectivement conclu autrement dans le cadre de son analyse relative à la question additionnelle que cette cour avait soulevée, à savoir si la Cour fédérale possédait le pouvoir de rendre des jugements déclaratoires en matière constitutionnelle. La cour a laissé entendre que la Constitution était l’une des « lois du Canada » dont il était question à l’art. 101, au même titre que la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences et celle de la prépondérance. Selon cette logique, ces doctrines constitueraient elles aussi des règles de droit fédérales pour l’application de l’art. 23.

[61]                          Premièrement, cette conclusion va à l’encontre des remarques du juge Estey de notre Cour dans l’arrêt Northern Telecom Canada Ltée c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada, [1983] 1 R.C.S. 733, p. 745 :

                    La Loi constitutionnelle de 1867 , et modifications, n’est pas, cela va de soi, une « loi du Canada » dans le sens des exemples qui précèdent parce qu’elle n’a pas été adoptée par le Parlement du Canada. La limite inhérente que l’art. 101 précité impose à la compétence que le Parlement peut accorder à la Cour fédérale pourrait donc exclure une procédure fondée sur la Loi constitutionnelle.

Ce passage est sans équivoque quant à la question de savoir si la Loi constitutionnelle de 1867  est l’une des « lois du Canada » désignées par l’art. 101. Malgré leur caractère incident, ces remarques visaient à fournir des balises et elles devraient être acceptées comme faisant autorité (voir R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 57).

[62]                          Notre Constitution n’est pas non plus devenue l’une des « lois du Canada » après 1982. En tirant la conclusion contraire, la Cour d’appel fédérale a expliqué que, bien que les textes législatifs qui, ensemble, forment notre Constitution ait été à l’origine adopté ou autorisés[3] par le Parlement du Royaume‑Uni, la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c. 11, a « rapatrié » notre Constitution en partie en prévoyant que la Loi constitutionnelle de 1982  « [était] édictée pour le Canada et y [avait] force de loi » (art. 1). À son tour, la Loi constitutionnelle de 1982  permet aux Canadiens de modifier la Constitution (art. 38 à 49) et précise que la Constitution est la « loi suprême du Canada » (art. 52). La Cour d’appel fédérale a inféré de ce qui précède que les textes législatifs qui forment ensemble la Constitution étaient devenus des « lois du Canada » après 1982.

[63]                          Toutefois, le mot « Canada » possède deux sens distincts dans notre Constitution. Il peut désigner soit le pays dans son ensemble, soit le palier fédéral au sein de celui‑ci. À l’article 1 de la Loi de 1982 sur le Canada et à l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 , le terme « Canada » s’entend du pays dans son ensemble. Comme notre Cour l’a confirmé à un certain nombre d’occasions, le mot « Canada » à l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  s’entend uniquement du palier fédéral (Thomas Fuller, p. 707; Quebec North Shore, p. 1065‑1066; Consolidated Distilleries, p. 520‑522). En outre, le fait de considérer que le mot « Canada » à l’art. 101 désigne le pays dans son ensemble, de sorte que le Parlement pourrait créer d’autres tribunaux de compétence générale (fédérale et provinciale), serait incompatible avec les autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867  relatives au pouvoir judiciaire, qui ont pour « principe fondamental [. . .] la compétence des cours supérieures des provinces sur toutes questions de droit fédéral et provincial » (Thomas Fuller, p. 713). Depuis le « rapatriement » de 1982, la Constitution est certainement une loi du Canada, le pays, plutôt qu’une loi du Royaume‑Uni, mais elle ne constitue pas une des « lois du Canada » — au sens de lois fédérales — visées à l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[64]                          Il va de soi que la doctrine de l’exclusivité des compétences et celle de la prépondérance des lois fédérales découlent de l’art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867  et qu’elles peuvent modifier l’effet d’une loi fédérale. Toutefois, ces doctrines constitutionnelles peuvent également modifier l’effet d’une loi provinciale. Le droit constitutionnel n’est certes ni fédéral ni provincial. La Constitution est logiquement au‑dessus de cette distinction : c’est la Constitution elle‑même qui distingue, dans le droit canadien, les pouvoirs de compétence fédérale et provinciale.

[65]                          En conclusion, la Société ne sollicite pas une réparation « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit » (c.‑à‑d. en vertu du droit fédéral) comme l’exige l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales . Par conséquent, cette disposition ne confère pas compétence à la Cour fédérale sur la présente demande, et il n’a pas été satisfait au premier volet du critère ITO. Il n’y a aucune attribution législative de compétence. Cette conclusion est décisive : la Cour fédérale n’a pas compétence dans la présente affaire. Point n’est donc besoin d’examiner s’il a été satisfait aux deuxième et troisième volets du critère ITO en l’espèce. 

E.            Le deuxième volet du critère ITO : des règles de droit fédérales qui sont essentielles à la solution du litige

[66]                          L’approche adoptée par la Cour d’appel fédérale à l’égard du deuxième volet du critère ITO appelle néanmoins quelques commentaires.

[67]                          Le deuxième volet du critère ITO requiert l’existence de règles de droit fédérales « essentiel[les] à la solution du litige », en ce qu’elles « constitue[nt] le fondement de l’attribution légale de compétence » (p. 766, le juge McIntyre). En effet, le fait que la demande porte sur des droits et obligations conférés par une règle de droit fédérale est pertinent à ce sujet. Cette exigence est importante, parce qu’elle se rapporte au statut constitutionnel et au rôle de la Cour fédérale au regard de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[68]                          La Cour d’appel fédérale a conclu que ce volet du critère est respecté, parce que « le droit fédéral joue [. . .] un rôle suffisant pour que la Cour fédérale ait compétence » (par. 32). Les motifs renvoient à un certain nombre de formulations de ce volet du critère ITO par la Cour d’appel fédérale : Bensol Customs Brokers, p. 582‑583 (savoir si le résultat est déterminé « jusqu’à un certain point » par des règles de droit fédérales ou si celles‑ci sont « applicable[s] » à la cause d’action); La Reine c. Commission de transport de la Communauté urbaine de Montréal, [1980] 2 C.F. 151 (C.A.), p. 153 (savoir si les règles de droit fédérales « [ont] un rôle important à jouer » pour décider de l’issue de l’affaire).

[69]                          Ces formulations du critère ne devraient pas être considérées de quelque façon comme ayant pour effet de rendre moins exigeant le seuil élevé établi dans l’arrêt ITO lui‑même. À lui seul, le fait que la Cour fédérale puisse devoir tenir compte des règles de droit fédérales en tant que facteur nécessaire ne suffit pas; ces règles de droit doivent être « essentiel[les] à la solution du litige ». Elles doivent « constituer le fondement » de l’attribution de compétence.

F.             Le pouvoir de prononcer des déclarations en matière constitutionnelle

[70]                          Puisque le critère de l’arrêt ITO n’est pas respecté, il n’est pas nécessaire d’examiner la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle la Cour fédérale possède le pouvoir de déclarer, à titre de réparation, qu’une règle de droit est inconstitutionnelle, inapplicable ou inopérante. Je ne veux pas aborder cette question, sauf pour dire ce qui suit. Il existe une distinction importante entre le pouvoir de tirer, quant à la constitutionnalité d’une règle de droit, une conclusion qui ne lie que les parties à l’instance et celui de prononcer à cet égard une déclaration formelle qui s’applique de façon générale et retire de manière effective une disposition législative du corpus législatif (voir, p. ex., R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 15; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, p. 592; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 316).

[71]                          Il est évident que, dans les cas où il est satisfait au critère ITO, la Cour fédérale a le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une règle de droit et de déclarer inopérante, dans une instance donnée, une règle de droit qu’elle juge inconstitutionnelle. Il semble qu’en l’espèce, la Cour d’appel fédérale ait conclu que la Cour fédérale possède également le pouvoir de prononcer des déclarations formelles, généralement contraignantes, en matière constitutionnelle. Mon silence sur ce point ne devrait pas être interprété comme une approbation tacite de l’analyse ou de la conclusion de la Cour d’appel fédérale.

VI.        Dispositif

[72]                          Étant donné que le critère ITO n’a pas été respecté, la demande n’a « aucune chance d’être accueilli[e] » (JP Morgan, par. 47, citant David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), p. 600). La Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour entendre la demande. Le juge Shore n’a pas commis d’erreur en radiant l’avis de demande, et la Cour d’appel fédérale n’aurait pas dû intervenir. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale, et de rétablir l’ordonnance du juge Shore radiant l’avis de demande de la Société. Je suis aussi d’avis d’accorder les dépens à la Ville devant notre Cour et devant les juridictions inférieures.

                    Version française des motifs des juges Moldaver, Côté et Brown rendus par

[73]                          Les juges Moldaver et Brown (dissidents) — Nous avons examiné les motifs de notre collègue la juge Karakatsanis. Soit dit en tout respect, nous ne pouvons souscrire aux éléments centraux de son analyse et à sa conclusion. À notre avis, l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7 , établit le fondement de l’attribution législative de compétence requise, et le droit fédéral est essentiel à la solution du litige. Par conséquent, nous rejetterions le pourvoi et renverrions l’affaire à la Cour fédérale. Il restera à la Cour fédérale à décider si elle devrait refuser d’exercer cette compétence et suspendre l’instance pour que l’affaire soit jugée devant la Cour supérieure de justice : voir la Loi sur les Cours fédérales , par. 50(1) .

[74]                          Nous reconnaissons que l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  circonscrit la compétence de la Cour fédérale. La Cour fédérale a été établie pour la meilleure administration des lois du Canada. À notre avis, reconnaître sa compétence en l’espèce est compatible avec cet objectif et contribue à sa réalisation. Pour dire les choses simplement, la présente affaire concerne une société fédérale créée en vertu d’une loi fédérale spéciale[4], dont la seule fonction prévue par la loi consiste à exploiter une entreprise fédérale, et dont la demande de jugement déclaratoire vise exclusivement son droit de s’acquitter de son mandat légal sans égard aux contraintes inconstitutionnelles imposées par des règlements municipaux.

[75]                          Notre divergence d’opinion avec notre collègue tient principalement à la distinction entre le fait d’avoir compétence et celui d’exercer cette compétence. Certes, comme nous l’expliquerons, nous estimons que la Cour fédérale serait tout à fait justifiée d’envisager sérieusement de refuser d’exercer sa compétence en l’espèce. Mais il s’agit là d’une question d’exercice de la compétence. C’est une question distincte de celle d’avoir compétence.

[76]                          Et à notre avis, la Cour fédérale a manifestement compétence. Notre conclusion repose sur trois considérations : (1) un aperçu historique de la compétence de la Cour fédérale; (2) le fait que « l’essence de la demande » n’est pas pertinente pour déterminer si la Cour fédérale a compétence; et (3) l’application des trois volets du critère de l’arrêt ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à savoir que l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  est attributif de compétence, que la Loi sur la CTC joue un rôle essentiel dans l’issue de la cause, et que la Loi sur la CTC est une loi fédérale valide.

I.              La compétence de la Cour fédérale devrait être interprétée largement

[77]                          L’historique de la Cour fédérale révèle que le Parlement avait l’intention de lui conférer une compétence étendue. La Cour de l’Échiquier du Canada, qui a été créée en 1875, possédait au départ une compétence limitée : elle pouvait entendre certaines demandes présentées contre la Couronne et, par la suite, des demandes relatives aux brevets, aux droits d’auteur, aux terres publiques et aux dettes des compagnies de chemin de fer (Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, c. 11; Loi sur la Cour de l’Échiquier , S.R.C. 1970, c. E‑11 , art. 17 à 30). Au cours du XXe siècle, toutefois, il est devenu évident que la Cour de l’Échiquier ne pouvait pas traiter de nombreuses questions qui débordaient les frontières provinciales, et que les litiges relatifs à ces questions d’envergure nationale portés devant les cours supérieures provinciales tendaient à entraîner la confusion, l’incohérence et des coûts élevés.

[78]                          Ces problèmes ont incité le Parlement, en 1970, à remplacer la Cour de l’Échiquier par la Cour fédérale, et à élargir la compétence de cette dernière (Loi sur la Cour fédérale , S.C. 1970‑71‑72, c. 1). Selon le ministre de la Justice, la Cour fédérale fut créée pour atteindre deux objectifs : premièrement, faire en sorte que les particuliers puissent « recourir à une cour nationale exerçant une [compétence] nationale, pour faire valoir une réclamation concernant des questions qui comportent souvent des éléments nationaux »; deuxièmement, permettre aux « plaideurs, qui demeurent parfois dans des régions fort éloignées l’une de l’autre, [de trouver] là un forum commun et commode pour faire valoir leurs droits légitimes » (Débats de la Chambre des communes, vol. V, 2e sess., 28e lég., 25 mars 1970, p. 5473).

[79]                          Une interprétation large de la compétence de la Cour fédérale favorise davantage la réalisation de ces objectifs. Nous reconnaissons que la compétence de la Cour fédérale comporte des restrictions. Une interprétation large de l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale ne peut aller au‑delà des limites constitutionnelles du Parlement et empiéter sur les domaines de compétence des provinces. Dans ITO, la Cour a établi un critère pour déterminer la compétence de la Cour fédérale, au sein duquel l’attribution législative de compétence ne constitue qu’un volet. Ce sont les deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt ITO, que nous aborderons plus loin, qui garantissent le respect des limites constitutionnelles (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 40 et 43). Une interprétation large d’une attribution législative de compétence — comme l’art. 23 — ne risque donc pas de placer la Cour fédérale en dehors de ses restrictions constitutionnelles. Nous abordons maintenant la principale question en litige dans la présente affaire : celle de savoir si la Cour fédérale a compétence à l’égard de la demande de la société The Canadian Transit Company (« Société »).

II.           Il n’est pas nécessaire de dégager l’essence de l’affaire

[80]                          Notre collègue considère qu’une étape préliminaire de l’analyse consiste à qualifier l’essence de l’affaire. Avec égards, cette étape ne nous paraît pas nécessaire. Par le critère établi dans l’arrêt ITO, la jurisprudence de la Cour fournit déjà un cadre d’analyse complet afin de déterminer si la Cour fédérale a compétence — et la qualification de l’essence de l’affaire ne fait pas partie de ce cadre, et n’aide pas non plus à répondre à la question de compétence soumise dans le cadre du présent pourvoi. Ce qui importe, c’est seulement de savoir s’il existe une attribution législative de compétence, si le droit fédéral est essentiel à la solution du litige et si la loi en cause est une loi fédérale valide.

[81]                          Précisons que, en déterminant l’essence d’une demande, on ne répond pas à la question posée au deuxième volet du critère de l’arrêt ITO — à savoir si le droit fédéral est essentiel à la solution du litige. « L’essence de la demande » concerne le résultat ultime visé par le demandeur — en d’autres mots, quel est le but de la demande ou en quoi consiste‑t‑elle? La question de savoir si le droit fédéral est essentiel à la solution du litige relève davantage de l’analyse — comment l’affaire sera‑t‑elle jugée, et quelles règles de droit devront être appliquées? Les deux questions peuvent aboutir à des réponses différentes et, par conséquent, elles devraient rester distinctes.

[82]                          Non seulement la qualification de la demande n’est pas une démarche nécessaire, mais elle n’est pas un volet du critère ITO. Le caractère de l’affaire est plutôt pertinent à l’égard d’une autre question : dans un cas où la Cour fédérale a compétence, devrait‑elle l’exercer? Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, la Cour a fait remarquer ce qui suit au sujet de l’essence de la demande :

                    Les cours supérieures provinciales conservent toujours, en raison de leur compétence inhérente (tout comme la Cour fédérale en vertu du par. 50(1) de la LCF), le pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre une action en dommages‑intérêts au motif qu’il s’agit essentiellement d’une demande de contrôle judiciaire qui n’a que superficiellement l’apparence d’un recours délictuel de droit privé. [par. 78]

Fait important, ce propos ne portait pas sur la question de savoir si la Cour fédérale a compétence, mais sur celle de savoir si elle devrait l’exercer.

[83]                          Pour exprimer les choses simplement, lorsque la Cour fédérale est aux prises avec un différend relatif à sa compétence, elle doit répondre à deux questions : (1) A‑t‑elle compétence? (2) Dans l’affirmative, doit‑elle exercer sa compétence? En supposant l’existence d’une attribution législative de compétence, la première question que pose la Cour fédérale porte sur le rôle que jouera le droit fédéral dans l’affaire. Si une règle de droit fédérale valide joue un rôle essentiel, la Cour fédérale aura compétence. Après tout, la Cour fédérale existe pour la meilleure administration des lois du Canada. Elle devrait être en mesure de juger les demandes dans lesquelles les lois du Canada jouent un rôle essentiel dans le cadre de l’analyse.

[84]                          Comme l’a prévu la Cour dans TeleZone toutefois, il peut se présenter des affaires dans lesquelles — malgré le rôle essentiel du droit fédéral — la Cour fédérale devrait néanmoins envisager la possibilité de refuser d’exercer sa compétence. C’est dans de tels cas que l’essence de la demande devient un facteur pertinent. Même si le droit fédéral est essentiel pour décider une demande donnée, il est possible que, dans son essence, la demande en question relève d’une cour supérieure, et cette essence serait alors un facteur à considérer par la Cour fédérale pour décider si elle devait exercer sa compétence. Ce facteur ne serait toutefois pas pertinent, encore moins déterminant, quant à l’existence de la compétence de la Cour fédérale.

[85]                          Cela dit, même si l’essence de la demande était pertinente, nous ne sommes pas d’accord avec le qualificatif que lui donne notre collègue. La réparation que sollicite la Société prend la forme de quatre déclarations : (1) une déclaration portant que le pont Ambassador constitue un ouvrage fédéral; (2) une déclaration portant que la Société possède, en vertu de sa loi habilitante (la Loi sur la CTC), le droit d’acheter, louer ou autrement acquérir des terrains pour les besoins du pont Ambassador; (3) une déclaration portant que, par conséquent, le règlement contesté, le règlement 147‑2011 de la City of Windsor (« Ville ») intitulé Property Standards By‑law, ne s’applique pas aux propriétés achetées, louées ou autrement acquises et possédées par la Société conformément à sa loi habilitante; et (4) une déclaration portant que certaines propriétés achetées par la Société sont nécessaires pour l’exploitation et l’entretien continus du pont Ambassador. Deux constatations découlent de ce qui précède.

[86]                          Premièrement, constitue selon nous une erreur le fait de se concentrer, comme le fait notre collègue, sur une seule des déclarations demandées par la Société. Cette approche ne révèle qu’un seul côté de la médaille. Chacune des déclarations sollicitées est essentielle à la demande de la Société. Afin de décider s’il y a lieu de prononcer la troisième déclaration — que notre collègue considère comme constituant l’essence de la demande (par. 29) — le tribunal doit examiner et trancher les questions soulevées par toutes les autres déclarations sollicitées. Et, puisque chacune de ces déclarations jouera un rôle central dans l’instance, on ne peut en faire abstraction pour la détermination de « l’essence » de la demande. Cependant, nous réitérons que « l’essence » d’une demande, comme l’a énoncé notre collègue, ne constitue aucunement un facteur pertinent quant à savoir si la Cour fédérale a compétence pour entendre cette demande.

[87]                          Deuxièmement, en qualifiant l’essence de la demande de la Société, notre collègue porte, du moins de façon implicite, un jugement sur les motifs de la Société (puisqu’elle affirme qu’aucune des autres déclarations ne « vaudrai[t] la peine d’être sollicité[e] en l’absence de la troisième déclaration » (par. 29)). Toutefois, il est utile d’examiner la réponse avancée par la Ville à l’égard de la réparation que sollicite la Société. La Ville n’allègue pas que la demande est frivole ou vexatoire, ou qu’elle constitue un abus de procédure. La Ville a plutôt présenté une requête en radiation, dans laquelle elle plaide qu’il est évident et manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre la demande de la Société. Donc, même en supposant que les motifs de la Société pour introduire la demande soient perceptibles, ces motifs ne sont pas pertinents dans le contexte de la présente analyse relative à la compétence.

[88]                          Nous abordons maintenant l’application du critère de l’arrêt ITO à la présente affaire.

III.        Il est satisfait au critère ITO

[89]                          Le critère servant à déterminer si la Cour fédérale a compétence a été établi par la Cour dans l’arrêt ITO. Ce critère comporte trois volets : (1) il doit y avoir attribution législative de compétence à la Cour fédérale; (2) le droit fédéral doit être essentiel à la solution du litige; et (3) la règle de droit en cause doit être une règle de droit fédérale valide.

[90]                          Nous examinerons en premier lieu l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale qui, à notre avis, est prévue à l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales . Nous expliquerons ensuite pourquoi la règle de droit fédérale — la Loi sur la CTC — est essentielle pour décider la demande de la Société. Et, parce que la Loi sur la CTC est une loi fédérale valide, il est de même satisfait au troisième volet du critère ITO.

A.           L’alinéa 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  est attributif de compétence

[91]                          Notre collègue conclut qu’il n’est pas satisfait au premier volet du critère ITO, parce qu’il n’y a pas d’attribution législative valide de compétence. Avec égards, nous ne sommes pas d’accord. À notre avis, les faits liés à la compétence que plaide la Société sont suffisants pour établir qu’une réparation est demandée « sous le régime d’une loi fédérale ». Par conséquent, l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales  prévoit l’attribution législative de compétence nécessaire.

[92]                          Pour que l’al. 23c) exprime l’attribution législative de compétence requise au titre du premier volet du critère ITO, trois éléments cruciaux doivent être présents : (1) il doit y avoir une « demande de réparation » ou un « autre recours exercé »; (2) la réparation demandée ou le recours exercé doivent l’être « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit »; (3) la réparation doit être demandée ou le recours exercé « en matière [. . .] d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province » (Loi sur les Cours fédérales , art. 23 ). La Ville ne conteste pas le fait que la Société a demandé une réparation (satisfaisant ainsi au premier élément de l’al. 23c) ), et que sa demande est relative à un ouvrage reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province — à savoir le pont Ambassador qui relie le Canada aux États‑Unis (pour ce qui est du troisième élément de l’al. 23c) ). La seule question en litige en ce qui concerne l’attribution législative de compétence est de savoir si cette demande a été présentée « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière » de cet ouvrage international, ce qui est nécessaire pour satisfaire au deuxième élément de l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales . Nous sommes d’avis que la demande de la Société satisfait à cette condition.

[93]                          Notre collègue conclut que l’al. 23c) attribue compétence seulement lorsque « le demandeur sollicite une réparation sous le régime du droit fédérale » (par. 41). À son avis, si la « cause d’action du demandeur ou son droit de solliciter une réparation n’est pas créé ou reconnu par le droit fédéral », alors l’al. 23c) ne confère pas compétence à la Cour fédérale (par. 42). Soit dit en tout respect, nous ne souscrivons pas à une interprétation à ce point étroite de la disposition.

[94]                          À notre avis, il n’est pas nécessaire qu’une loi fédérale crée expressément une cause d’action pour que la compétence existe sous le régime de l’al. 23c). Pour les besoins de l’art. 23, une demande est présentée sous le régime d’une loi fédérale « lorsque cette loi serait, si la demande était fondée, la source du droit du demandeur » (Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575 (C.A.), p. 579). Il suffit que la réparation sollicitée soit intimement liée aux droits et obligations conférés par une loi fédérale, même si la réparation découle, en fin de compte, d’une source juridique différente. Ainsi, si la demande de réparation est liée à un ouvrage fédéral et les droits que le demandeur cherche à faire respecter découlent d’une loi fédérale, l’al. 23c) confère alors compétence à la Cour fédérale.

[95]                          Par exemple, dans Canadien Pacifique Ltée c. Travailleurs unis des transports, [1979] 1 C.F. 609 (C.A.), la Cour d’appel fédérale a conclu que, dans des demandes liées aux relations de travail dans le cadre d’un ouvrage interprovincial, il avait été satisfait à la première partie de l’art. 23 parce que les demandes avaient été « intentées relativement à des conventions collectives tirant leur caractère juridique du Code canadien du travail » (p. 619). De même, dans Bensol Customs Brokers, la Cour d’appel fédérale a également conclu qu’il était satisfait à l’art. 23, alors que la demanderesse avait acquis sa cause d’action par subrogation — une doctrine régie par le droit provincial — parce que la Loi sur le transport aérien , L.R.C. 1985, c. C‑26 , était la source de la responsabilité de la défenderesse. Dans d’autres décisions, la Cour fédérale a conclu qu’elle avait compétence lorsqu’une loi fédérale conférait un droit ou une obligation à une entité et que cette entité (ou une autre partie) cherchait à faire respecter ce droit ou cette obligation (voir, par ex., Agence libérale fédérale du Canada c. CTV Television Network Ltd., [1989] 1 C.F. 319 (1re inst.) (la compétence pour accorder une injonction interlocutoire découle d’une obligation législative imposée à la défenderesse)).

[96]                          Le fait d’exiger qu’une loi fédérale crée expressément une cause d’action avant de conclure à l’existence de la compétence sous le régime de l’art. 23 constitue, à notre avis, une interprétation indûment étroite et incompatible avec l’intention du législateur lorsqu’il a institué la Cour fédérale. Il s’agit d’une interprétation indûment étroite parce que toutes les lois prévoient des droits, des obligations et des responsabilités, qui sont exécutoires en justice, sans égard au degré de détail que le législateur fédéral a choisi d’employer dans leur libellé (S. A. Scott, « Canadian Federal Courts and the Constitutional Limits of Their Jurisdiction » (1982), 27 R.D. McGill 137, p. 186). La Cour fédérale a compétence pour faire respecter les droits et obligations créés par une loi fédérale dans le cadre d’une demande relative à un ouvrage international — et la compétence de la cour ne repose pas sur un libellé exprès conférant des recours en vue d’assurer le respect de ces droits ou obligations. Dès lors que ces droits et obligations découlent d’une loi fédérale, une demande en vue d’en assurer le respect est présentée « sous le régime » de cette loi fédérale pour les besoins de l’art. 23.

[97]                          Cette interprétation large est également compatible avec l’objectif recherché à l’origine par le législateur en édictant l’art. 23, soit d’établir un tribunal national pouvant statuer sur des questions d’intérêt national. Le fait de donner une interprétation indûment restrictive à l’expression « sous le régime d’une loi fédérale » entrave la réalisation de cet objectif, puisque cela exigera inévitablement des demandeurs qu’ils s’adressent aux cours supérieures des provinces pour obtenir le respect de certains de leurs droits et obligations de création fédérale, alors que d’autres peuvent être exécutoires devant la Cour fédérale.

[98]                          Notre collègue affirme qu’une interprétation large de l’art. 23 entraînerait une multiplication des litiges en matière de compétence (par. 48). Soit dit en tout respect, nous ne sommes pas d’accord. Une interprétation large de l’art. 23 évite les litiges en matière de compétence en permettant que la compétence de la Cour fédérale et celle des cours supérieures se chevauchent dans une mesure suffisante. Les demandeurs peuvent simplement choisir le tribunal le plus susceptible de leur rendre justice de façon plus expéditive et moins onéreuse. À l’inverse, une interprétation restrictive de l’art. 23 mènerait à des litiges en matière de compétence. Elle rendrait les litiges inutilement plus complexes, avec les retards et les frais afférents, alors que les plaideurs débattent de la question de savoir si leur affaire relève ou non de la compétence concurrente des cours fédérale et supérieures. Ces préoccupations sont particulièrement graves, puisqu’une interprétation restrictive de la compétence concurrente de la Cour fédérale peut faire en sorte que certaines questions soient soumises à une cour supérieure, pendant que d’autres sont débattues devant la Cour fédérale, ce qui conduit au casse‑tête décrit dans Pacific Western Airlines Ltd. c. La Reine, [1979] 2 C.F. 476 (1re inst.) :

                    Les demanderesses, si elles désirent continuer à agir contre tous les défendeurs, doivent le faire devant plusieurs juridictions. La multiplication des instances soulève le spectre de résultats différents selon les juridictions. Les demanderesses doivent aussi répondre à la question, au sujet des défendeurs autres que la Couronne : la cour de quelle province, ou, même, de quelles provinces? . . .

                          Cette situation est lamentable. Il y a probablement beaucoup d’autres justiciables auxquels est ouvert un recours consécutif à cette catastrophe aérienne. Ces écueils de la compétence doivent leur paraître et nébuleux et iniques. [p. 490]

En conséquence, l’art. 23 devrait recevoir une interprétation large de sorte que les demandeurs puissent s’adresser à la Cour fédérale si la demande de réparation a trait à un ouvrage fédéral et les droits que l’on veut faire respecter découlent d’une loi fédérale.

[99]                          En l’espèce, les droits que la Société vise à faire respecter proviennent de deux lois fédérales distinctes, les deux étant essentielles à l’égard de la réparation ultime qu’elle recherche.

[100]                      La première déclaration que sollicite la Société vise à établir que le pont Ambassador est un ouvrage fédéral. La Loi sur la CTC ainsi que la Loi sur les ponts et tunnels internationaux , L.C. 2007, c. 1 , sont la source du droit de la Société à cet égard : l’art. 2 de la Loi sur la CTC déclare que les travaux et l’entreprise de la Société sont « d’utilité publique au Canada », alors que l’art. 5  de la Loi sur les ponts et tunnels internationaux  énonce que « [l]es ponts et tunnels internationaux sont déclarés être à l’avantage général du Canada. »

[101]                      Les deuxième et quatrième déclarations ont trait au pouvoir de la Société d’acheter, louer et entretenir des terrains pour l’entretien général du pont Ambassador. Ce pouvoir trouve sa source dans l’al. 8(e) de la Loi sur la CTC, qui énonce ce qui suit :

                               8.   Subordonnément aux dispositions de la Loi des chemins de fer, 1919, et de la Loi de la protection des eaux navigables, la Compagnie peut

 

                    . . .

 

(e)   et la Compagnie peut acheter, louer ou autrement acquérir et posséder des terrains pour le pont, les voies, les parcs de tête de ligne, les ouvrages et installations nécessaires, et construire et ériger et entretenir des édifices et autres structures nécessaires pour la mise en service convenable du trafic jusqu’au pont, venant du pont, et sur le pont, et pour lesdites lignes de chemin de fer, suivant que la Compagnie le croit nécessaire pour l’un quelconque desdits objets;

[102]                      La troisième déclaration vise à établir que les règlements municipaux sont inapplicables aux propriétés en cause. Il est certes vrai que la source ultime du droit de la Société à la réparation demandée dans la troisième déclaration est la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences[5], mais son droit à cette réparation est également lié à la Loi sur la CTC et à la Loi sur les ponts et tunnels internationaux . Le droit de la Société d’acquérir les propriétés et d’entretenir le pont, s’il est prouvé, découle de la Loi sur la CTC. Et le statut du pont Ambassador en tant qu’ouvrage fédéral découle de la Loi sur les ponts et tunnels internationaux . Ces dispositions constituent la source législative du droit de la Société de réclamer réparation pour l’application, selon elle inconstitutionnelle, de règlements municipaux à ses propriétés.

[103]                      L’objet entier de la réparation constitutionnelle sollicitée par la Société est de lui permettre d’exercer les droits que lui a conférés le législateur, et ce, sans entrave — en d’autres mots, de restaurer l’état de fait constitutionnel approprié. À notre avis, les quatre déclarations que demande la Société sont toutes suffisamment liées à des droits et obligations conférés par des lois fédérales pour satisfaire à l’exigence prévue à l’al. 23c), soit que la demande de réparation soit présentée « sous le régime d’une loi fédérale ». La radiation de la demande à cet égard ne repose donc sur aucun fondement.

[104]                      En concluant notre analyse relative à l’art. 23, signalons que les parties traitent aussi dans leurs observations de l’expression « ou d’une autre règle de droit » qui figure à cet article (« sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit »). Dans Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, p. 1065‑1066, le juge en chef Laskin a exprimé l’avis que cette expression exige « l’existence d’une législation fédérale applicable » pour fonder la compétence attribuée par cette disposition à la Cour fédérale et pour la circonscrire à juste titre à l’intérieur des limites de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Bien que nous n’ayons pas à décider si cela constitue une autre raison de conclure que la demande de jugement déclaratoire présentée par la Société satisfait aux exigences de l’art. 23, nous faisons simplement remarquer qu’aujourd’hui, la pertinence de la règle tirée de Quebec North Shore n’est guère évidente, car les deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt ITO traitent dorénavant de l’importance qu’attache le juge en chef Laskin à « l’existence d’une législation fédérale applicable ». De plus, l’interprétation retenue par le juge en chef Laskin s’appuie en partie sur son analyse de la version française de l’art. 23, où notamment l’expression « ou autrement » a été remplacée par « ou d’une autre règle de droit en matière », ce qui donne aussi à penser que les observations relatives à l’art. 23 faites dans Quebec North Shore sont maintenant superflues. 

B.            La Loi sur la CTC joue un rôle essentiel dans la solution du litige

[105]                      Il est satisfait au deuxième volet du critère ITO s’il « exist[e] un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence » (ITO, p. 766). Comme nous l’avons déjà expliqué, la deuxième étape du critère ITO permet de confirmer que la Cour fédérale n’outrepasse pas son rôle limité sur le plan constitutionnel, aux termes de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 . À notre avis, le droit fédéral, à savoir la Loi sur la CTC, joue un rôle central dans la solution du présent litige, et la Cour fédérale a compétence pour juger la présente demande.

[106]                      La Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour ont employé différentes expressions pour décider si le rôle du droit fédéral permet de conclure que la Cour fédérale a compétence. S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale en l’espèce, le juge Stratas les a résumées ainsi (2015 CAF 88, [2016] 1 R.C.F. 265, par. 39) :

                        La jurisprudence a employé différents mots et différentes méthodes pour qualifier la teneur en droit fédéral jugée suffisante. Selon la jurisprudence ITO—International Terminal Operators, précité, il faut rechercher si les principes « nécessaires » de droit provincial sont uniquement appliqués « accessoirement » au droit fédéral en cause dans l’affaire (aux pages 781 et 782). Parfois, la jurisprudence commence par examiner le droit fédéral et s’interroge sur son incidence sur l’affaire. Par exemple, la jurisprudence recherche parfois si « les droits et obligations des parties [devraient être] déterminés en partie par le droit fédéral » ou si la cause d’action « tire son origine du droit fédéral » (Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575 (C.A.), aux pages 582 et 583). Une autre formulation que l’on trouve est la suivante : « . . . la loi fédérale [a] un rôle important à jouer dans la détermination des droits des parties » (R. c. Commission de transport de la communauté urbaine de Montréal, [1980] 2 C.F. 151 (C.A.), à la page 153).

Au fond, le tribunal doit décider si le droit fédéral jouera un rôle principal dans la solution du litige. Lorsque le droit fédéral fournit un cadre essentiel pour l’application du droit provincial, la Cour fédérale « peut appliquer accessoirement le droit provincial nécessaire à la solution des points litigieux » (ITO, p. 781; motifs de la C.A.F., par. 37 et 40).

[107]                      Bien entendu, cela ne signifie pas que la Cour fédérale aura compétence à l’égard de tout litige lié à un ouvrage qui s’étend au‑delà des limites d’une province, si indirect que ce soit ce lien. Par exemple, nul ne laisserait entendre qu’une instance relative à une infraction mineure au Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8, relèverait de la compétence de la Cour fédérale simplement parce que l’infraction aurait été commise sur le pont Ambassador. Il n’y aurait aucune règle de droit fédérale essentielle à la solution d’une telle affaire. Le litige dont nous sommes saisis, cependant, n’est pas simplement indirectement lié au droit fédéral.

[108]                      Deux questions interreliées sont au cœur du présent litige, et les deux se rapportent intimement à la Loi sur la CTC : premièrement, les propriétés achetées par la Société font‑elles partie de l’« ouvrage fédéral » que constitue le pont Ambassador? Dans la négative, la demande de la Société ne sera pas accueillie parce que les propriétés ne peuvent aucunement bénéficier d’une immunité dont peuvent jouir la Société et le pont Ambassador à l’encontre d’un règlement local. Si les propriétés font effectivement partie de l’ouvrage fédéral, cela soulève une deuxième question : ces propriétés sont‑elles soustraites à l’application du règlement municipal sur le fondement de la doctrine de l’exclusivité des compétences?

[109]                      La première question tourne autour de l’étendue de la compétence fédérale sur les ouvrages fédéraux. C’est l’ensemble des règles de droit relatives à ce domaine général de compétence qui résoudra le litige. La deuxième question évoque la doctrine de l’exclusivité des compétences. Lorsqu’une réparation est réclamée au titre de cette doctrine constitutionnelle relativement à un ouvrage fédéral, le droit fédéral est essentiel à la solution du litige.

[110]                      La doctrine de l’exclusivité des compétences protège l’exclusivité de certains pouvoirs contre l’ingérence de l’autre ordre de gouvernement. Elle a initialement été élaborée « afin de protéger des compagnies constituées par le gouvernement fédéral contre des législations provinciales touchant l’essentiel des pouvoirs que leur accordait la constitution en personnes morales » (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 39, les juges Binnie et LeBel). L’exclusivité des compétences empêche « l’application des lois provinciales sur les aspects spécifiquement fédéraux » des ouvrages fédéraux, lorsque l’application de ces lois porterait atteinte à l’aspect spécifiquement fédéral (c.‑à‑d. l’essence) de cet ouvrage (Commission de transport de la Communauté urbaine de Québec c. Canada (Commission des champs de bataille nationaux), [1990] 2 R.C.S. 838, p. 852, le juge Gonthier).

[111]                      La Loi sur la CTC, sans contredit une loi fédérale valide, est essentielle à la solution du présent litige, parce qu’elle est au cœur de la demande fondée sur la Constitution. Ainsi, la Loi sur la CTC satisfait au deuxième volet du critère ITO.

[112]                      La Loi sur la CTC est la loi constitutive de la Société et, à ce titre, elle détermine les droits et obligations de la Société. Les articles 2 et 8 de la Loi sur la CTC sont d’une importance particulière pour la solution du présent litige. Comme il est mentionné, selon l’art. 2, les travaux et l’entreprise de la Société sont déclarés « être d’utilité publique au Canada ». L’article 8 établit les pouvoirs de la Société. Sont prévus notamment les pouvoirs de « construire, entretenir et mettre en service un pont de chemin de fer et de circulation générale », d’« acheter, louer ou autrement acquérir et posséder des terrains pour le pont », ainsi que le pouvoir d’« exproprier et créer une servitude dans, sur, en dessous ou à travers tous terrains sans qu’il soit nécessaire de les acquérir en pleine et entière propriété ». Enfin, aux termes de l’art. 5  de la Loi sur les ponts et tunnels internationaux , les ponts et tunnels internationaux « sont déclarés être à l’avantage général du Canada ». Ces articles constituent le fondement principal de la demande de la Société.

[113]                      Les déclarations que sollicite la Société établissent clairement que le litige fait généralement intervenir la Loi sur la CTC ainsi que la compétence fédérale sur les ouvrages fédéraux, conformément aux al. 92(10) a) et 92(10) c) de la Loi constitutionnelle de 1867 . La première déclaration se rapporte à l’étendue de l’entreprise fédérale de la Société, telle qu’elle est régie par la Loi sur la CTC. La deuxième déclaration a trait à la portée des droits de la Société d’acquérir des terrains aux termes de la Loi sur la CTC. La troisième déclaration a trait à l’applicabilité de règlements aux propriétés acquises et possédées par la Société (dans l’exercice de ses droits aux termes de la Loi sur la CTC), et la quatrième déclaration vise à établir que certaines propriétés achetées par la Société sont nécessaires pour l’exploitation et l’entretien continus du pont Ambassador. Pour décider s’il y a lieu de faire droit aux déclarations sollicitées par la Société, il faut principalement interpréter la Loi sur la CTC de manière à résoudre les demandes fondées sur la Constitution. La Cour fédérale devrait d’abord déterminer si les propriétés situées à Windsor font partie de l’entreprise de la Société relative au pont. Le libellé du règlement ne sera pas pertinent tant que le tribunal n’aura pas conclu que les propriétés font effectivement partie du projet relatif au pont Ambassador et qu’elles font donc partie d’un ouvrage fédéral. Même alors, le tribunal n’aurait qu’à examiner les termes du règlement pour déterminer s’ils portent atteinte à la partie vitale ou essentielle de l’ouvrage fédéral. En résumé, du début à la fin, la Loi sur la CTC joue un rôle essentiel à la solution du présent litige, alors que le règlement est cantonné dans un rôle subsidiaire ou accessoire.

[114]                      L’arrêt de la Cour Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442, tranchait deux pourvois et appuie notre conclusion. Dans cet arrêt, la Cour a statué que la Cour fédérale pouvait instruire les actions contractuelles en recouvrement, dans un cas, d’un paiement anticipé versé sous le régime d’une loi fédérale d’aide aux producteurs de grain, et, dans l’autre cas, d’un prêt étudiant, parce que le paiement anticipé et le prêt étaient régis par une loi fédérale. Les sources des droits étaient les contrats — une matière qui relève du droit provincial — plutôt que les lois, mais celles‑ci créaient un cadre détaillé régissant le paiement anticipé et le prêt. De même, en l’espèce, bien que la source de la réparation puisse être ancrée dans le droit constitutionnel, la Loi sur la CTC encadre les droits et obligations de la Société.

[115]                      Le litige qui nous occupe repose principalement sur le droit fédéral. Nous reconnaissons que les dispositions de la Loi sur la CTC ne sont pas les seules règles de droit en cause dans le présent litige; la Cour fédérale devra également examiner le droit constitutionnel et, très probablement, le droit municipal. Toutefois, la Loi sur la CTC est essentielle à la solution du présent litige, et elle constitue le fondement de l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale, ce qui satisfait au deuxième volet du critère ITO.

C.            La Loi sur la CTC est une loi fédérale valide

[116]                      Puisque nous avons conclu que l’al. 23c) est attributif de compétence à la Cour fédérale, et que la Loi sur la CTC est une loi fédérale qui joue un rôle essentiel dans la solution du litige, le troisième volet du critère ITO exige que nous examinions si la Loi sur la CTC est une loi fédérale valide. Il ne fait aucun doute en l’espèce que c’est le cas. Il est satisfait au troisième volet du critère ITO dans la présente affaire.

[117]                      Nous souscrivons cependant aux observations du juge Stratas de la Cour d’appel fédérale, qui a laissé entendre que ce volet chevauchait jusqu’à un certain point le deuxième parce que « les deux volets du critère visent une même question », soit celle de savoir si la Cour fédérale a la compétence constitutionnelle pour être saisie d’un litige en particulier (par. 21). À notre avis, ce sont les premier et deuxième volets qui pèsent lourd dans l’analyse, et, dans une future affaire, il pourrait être utile d’examiner si le critère relatif à la compétence de la Cour fédérale devrait être simplifié pour tenir compte de cette considération. Toutefois, il n’est pas nécessaire de le faire en l’espèce, puisque tous les volets du critère ITO sont établis.

IV.        Conclusion

[118]                      Nous revenons à notre point de départ. La présente affaire concerne une société fédérale, créée en vertu d’une loi fédérale spéciale, dont la seule fonction prévue par la loi consiste à exploiter une entreprise fédérale et dont la demande de jugement déclaratoire vise exclusivement son droit de s’acquitter de son mandat légal sans égard aux contraintes inconstitutionnelles imposées par des règlements municipaux. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale a compétence pour entendre la demande de la Société. Nous sommes convaincus qu’il est satisfait au critère ITO : il existe une attribution de compétence aux termes de l’al. 23c)  de la Loi sur les Cours fédérales , et une règle de droit fédérale valide est essentielle à la solution du litige. Nous rejetterions donc le pourvoi, avec dépens en faveur de la Société.

[119]                      Cela clôt l’affaire en ce qui concerne la Cour. Il reste à la Cour fédérale à décider si elle doit exercer sa compétence pour entendre la demande de la Société, ou refuser de le faire en faveur de la Cour supérieure (voir Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, par. 37‑38; Loi sur les Cours fédérales , par. 50(1) ). La question de savoir si la Cour supérieure constituerait un forum plus approprié au règlement des points soulevés dans le cadre de la présente demande n’a pas été plaidée devant nous, mais les parties ne contestent pas le fait que la Cour supérieure est également compétente pour trancher ces questions.

[120]                      En décidant d’exercer ou non sa compétence, la Cour fédérale devrait examiner les facteurs énoncés par la Cour dans Strickland, notamment si la Société a un recours adéquat et efficace devant un tribunal déjà saisi du litige, la célérité, et l’utilisation économique des ressources judiciaires (par. 42). Trois observations sont pertinentes à cet égard. Premièrement, le juge des requêtes a fait remarquer que la Cour supérieure — où, à l’initiative de la Ville, l’instance était déjà engagée (quatre mois, cependant, après que la Société eut introduit sa demande de jugement déclaratoire devant la Cour fédérale) — représentait un autre tribunal adéquat pour la Société (2014 CF 461, par. 21 (CanLII)). Dans cet ordre d’idées, nous trouvons significatif que les arguments que la Société souhaite présenter à l’appui de sa demande — à savoir que les règlements de la Ville sont inapplicables suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences — auraient pu être présentés dans le cadre de cette instance. Deuxièmement, comme l’a soutenu l’intervenant le procureur général du Canada, les intérêts de la justice ne sont pas bien servis lorsque l’on permet aux parties d’introduire de multiples instances devant différentes cours pour solliciter la même réparation. Et enfin, la Cour supérieure peut bien s’avérer un tribunal non simplement adéquat mais plus efficace que la Cour fédérale pour trancher ce litige, puisqu’il fera intervenir l’application du droit municipal, un domaine dans lequel la Cour supérieure possède une expérience institutionnelle considérable.

[121]                      En bref, la Cour fédérale peut avoir un bon motif de refuser d’entendre la demande de la Société. En effet, la Cour fédérale pourrait s’interroger sur la valeur de cette demande distincte, étant donné le délai et l’augmentation des coûts qu’elle a générés dans le litige opposant la Ville et la Société.

                    Version française des motifs rendus par

[122]                      La juge Abella (dissidente) — Je suis d’accord avec la juge Karakatsanis quant à la façon dont elle expose généralement le rôle et la compétence de la Cour fédérale. Soit dit en tout respect cependant, je suis d’avis, à l’instar des juges Moldaver et Brown, que le critère établi par notre Cour dans ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, a été respecté. La société The Canadian Transit Company (« Société ») fonde sa demande sur la Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », S.C. 1921, c. 57. Cette loi est « une loi fédérale » visée à l’art. 23  de la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7 , et en conséquence, il est satisfait au premier volet du critère ITO. Il est satisfait au deuxième volet de ce critère puisque l’interprétation de cette loi fédérale est essentielle à la solution du litige. Et il est satisfait au troisième volet du critère puisque la Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », une loi du Parlement, est manifestement une « loi du Canada ».

[123]                      Mais même si la Cour fédérale possède une compétence concurrente à celle de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, j’estime avec égards qu’elle ne devrait pas l’exercer en l’espèce. En conséquence, contrairement aux juges Moldaver et Brown, je ne renverrais pas l’affaire devant la Cour fédérale pour qu’elle décide si elle doit refuser d’exercer sa compétence et ordonner la suspension de l’instance.

[124]                      Une suspension d’instance est permise lorsque la demande est en instance devant un autre tribunal, ou lorsque l’intérêt de la justice l’exige (par. 50(1)  de la Loi sur les Cours fédérales ). L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension de l’instance obéit au principe suivant lequel il faut apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (art. 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106; Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Co., 2013 CAF 143, par. 12 (CanLII); voir également Strickland c. Canada (Procureur général), [2015] 2 R.C.S. 713, par. 42‑43). Compte tenu des faits de la présente affaire, il faut inévitablement conclure que la suspension de l’instance s’impose.

[125]                      Ces faits sont les suivants : le 9 octobre 2013, la Société a fait appel devant le Property Standards Committee (« Comité ») des ordres de réparation que lui a donnés la City of Windsor (« Ville de Windsor » ou « Ville ») le 24 septembre 2013. L’appel devait être entendu le 28 octobre 2013. Le 15 octobre 2013, la Société a introduit sa demande de jugement déclaratoire devant la Cour fédérale. Elle a néanmoins continué à prendre part aux procédures d’appel devant le Comité.

[126]                      Le 1er novembre 2013, le Comité a rendu la décision par laquelle il modifiait 83 des ordres de réparation donnés par la Ville afin de permettre la démolition comme le demandait la Société. Le 14 novembre 2013, la Ville de Windsor a fait appel de ces ordonnances de démolition. Le Comité a reporté l’audition des appels relatifs aux 31 autres propriétés en attendant l’issue des discussions que menaient la Société et la Ville de Windsor en vue d’un règlement. Ces discussions n’ont pas abouti.

[127]                      Le 28 janvier 2014, le Comité a informé les parties qu’il maintenait les ordres de réparation visant les 31 propriétés susmentionnées. Le 10 février 2014, la Société a fait appel de la décision du Comité maintenant ces 31 ordres de réparation.

[128]                      La Cour supérieure de l’Ontario a été saisie de l’appel de la Société relatif aux 31 ordres de réparation, ainsi que de l’appel de la Ville à l’encontre des 83 ordonnances de démolition. Ces appels devaient être entendus les 7 et 8 avril 2014.

[129]                      Au lieu d’attendre l’issue des appels interjetés devant la Cour supérieure, la Société a voulu activer l’intervention de la Cour fédérale qu’elle avait demandée le 15 octobre 2013.

[130]                      On ne peut sérieusement contester le fait que les questions soulevées par la Société dans la demande introduite en Cour fédérale peuvent être résolues dans le cadre du litige opposant les parties devant la Cour supérieure. Le résultat de la diversion du cours de l’instance par cette distraction de nature juridictionnelle est évident — des coûts et délais additionnels qui n’aident en rien si ce n’est à repousser le plus longtemps possible une décision sur le fond. Jusqu’à maintenant, cette manœuvre de diversion juridictionnelle a coûté trois ans de délais au public. Rien ne justifie de retarder davantage l’instance devant la Cour supérieure. Aux termes des règles de la Cour fédérale, il n’est ni « juste » ni « expéditif » que la Cour fédérale se prononce sur ces procédures en les compliquant et les prolongeant inutilement. Renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle arrive à la conclusion irrésistible qu’une suspension de l’instance s’impose ne fait qu’ajouter des dépenses et prolonger les délais inutilement.

[131]                      Je suis en conséquence d’avis de rejeter le pourvoi en partie et d’ordonner la suspension des procédures en Cour fédérale.

                    Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Abella, Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Aird & Berlis, Toronto.

                    Procureurs de l’intimée : Torys, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Fédération canadienne des municipalités : Fédération canadienne des municipalités, Ottawa; Supreme Advocacy, Ottawa.



[1]   Cette compétence comprend des pouvoirs qui, bien qu’ils ne soient pas conférés expressément par la loi, « s’infèrent nécessairement du pouvoir [d’origine législative] de constituer une cour de justice », par exemple le pouvoir de faire respecter la procédure du tribunal (R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 19, le juge Rothstein).

[2]   Bien que la Loi sur les Cours fédérales  décrive la Cour fédérale comme une « cour supérieure » (art. 3 et 4 ), cela signifie seulement que sa compétence en est une de « surveillance » (Commonwealth de Puerto Rico c. Hernandez, [1975] 1 R.C.S. 228, p. 233, le juge Pigeon). La Cour fédérale n’est pas une véritable cour supérieure possédant une compétence inhérente.

[3] voir Erratum, [2017] 1 R.C.S. iv (à paraître)

[4]   La Loi constituant en corporation « The Canadian Transit Company », S.C. 1921, c. 57 (« Loi sur la CTC »).

[5] La Société a aussi soulevé, devant la Cour ainsi que la Cour d’appel fédérale, la doctrine constitutionnelle de la prépondérance fédérale. Toutefois, l’avis de demande que la Société a présenté à la Cour fédérale n’évoque pas clairement d’enjeux relativement à la prépondérance. Nous avons donc restreint notre analyse en l’espèce à l’exclusivité des compétences. Cela dit, nos conclusions ne changeraient pas si la Société avait soulevé un argument fondé sur la prépondérance fédérale dans sa demande.

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