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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943

Appel entendu : 8 novembre 2016

Jugement rendu : 30 juin 2017

Dossier : 36654

 

Entre :

 

AstraZeneca Canada Inc., AstraZeneca Aktiebolag et AstraZeneca UK Limited

Appelantes

 

et

 

Apotex Inc. et Apotex Pharmachem Inc.

Intimées

 

- et -

 

Médicaments novateurs Canada, BIOTECanada, Centre des politiques en propriété intellectuelle, Association canadienne du médicament générique, Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle, Intellectual Property Owners Association et Institut de la propriété intellectuelle du Canada

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 64)

Le juge Rowe (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown)

 

 

 


AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943

AstraZeneca Canada Inc.,

AstraZeneca Aktiebolag et

AstraZeneca UK Limited                                                                              Appelantes

c.

Apotex Inc. et

Apotex Pharmachem Inc.                                                                                  Intimées

et

Médicaments novateurs Canada, BIOTECanada,

Centre des politiques en propriété intellectuelle,

Association canadienne du médicament générique,

Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle,

Intellectual Property Owners Association et

Institut de la propriété intellectuelle du Canada                                       Intervenants

Répertorié : AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc.

2017 CSC 36

No du greffe : 36654.

2016 : 8 novembre; 2017 : 30 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Propriété intellectuelle — Brevets — Médicaments — Validité — Brevet pharmaceutique invalidé pour absence d’utilité sur le fondement de la doctrine de la promesse du brevet — La doctrine est‑elle l’approche qu’il convient d’appliquer pour déterminer, comme l’exige l’art. 2  de la Loi sur les brevets , si une invention est suffisamment utile? — Le médicament pour lequel le brevet a été accordé était‑il « utile » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2  de la Loi sur les brevets  à la date de dépôt? — Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P‑4, art. 2  « invention ».

                    AstraZeneca a demandé le brevet 2 139 653 (« brevet 653 »), qui visait les sels optiquement purs d’ésoméprazole, un inhibiteur de la pompe à protons utilisé pour diminuer la sécrétion d’acide gastrique et pour traiter l’œsophagite par reflux ainsi que d’autres états pathologiques apparentés. Apotex a demandé au ministre de la Santé fédéral un avis de conformité l’autorisant à vendre une version générique du médicament. La demande présentée par AstraZeneca pour qu’il soit interdit au ministre de délivrer un tel avis à Apotex a été rejetée, ce qui a permis à cette dernière de vendre sa version générique du médicament. AstraZeneca a intenté une action contre Apotex pour contrefaçon de brevet, et celle‑ci a présenté une demande reconventionnelle pour que le brevet 653 soit déclaré invalide. La Cour fédérale a conclu que le brevet 653 était invalide pour absence d’utilité parce que, en application de la doctrine de la promesse du brevet (« doctrine de la promesse »), il promettait plus qu’il ne pouvait offrir. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision. AstraZeneca se pourvoit devant la Cour en faisant valoir que son brevet a été invalidé à tort en application de la doctrine de la promesse.  

                    Arrêt : L’appel est accueilli.

                    La doctrine de la promesse n’est pas la méthode appropriée pour établir si le brevet satisfait à la condition d’utilité prévue à l’art. 2  de la Loi sur les brevets . Selon cette doctrine, si une demande de brevet promet une utilité précise, c’est seulement si cette promesse est tenue que l’invention peut avoir l’utilité requise. Par contre, lorsqu’on ne promet pas une utilité précise, la moindre parcelle d’utilité suffit. En général, une analyse portant sur les questions de validité est axée uniquement sur les revendications, et ne tient compte de la divulgation que lorsque les revendications sont ambiguës. Cette approche est conforme à la directive donnée par la Cour voulant que l’interprétation des revendications doit précéder tout examen de la validité. En revanche, la doctrine de la promesse oblige les tribunaux, pour qu’ils tranchent la question de l’utilité, à lire tant les revendications que la divulgation pour cerner les promesses potentielles, même en l’absence d’ambiguïté dans les revendications. Selon la doctrine, il suffit que l’une de ces promesses ne soit pas réalisée pour qu’il ne soit pas satisfait à la condition d’utilité prévue à l’art. 2 et que le brevet dans son ensemble soit invalide.

                    La doctrine de la promesse est incompatible tant avec le libellé qu’avec l’esprit de la Loi sur les brevets . D’abord, elle confond l’art. 2 et le par. 27(3)  en exigeant que, pour qu’il soit satisfait à la condition d’utilité énoncée à l’art. 2, tout usage divulgué en application du par. 27(3)  soit démontré ou valablement prédit au moment du dépôt. À défaut d’une telle démonstration ou prédiction, l’ensemble du brevet est invalide, puisqu’il n’a pas été satisfait à la condition préalable à la brevetabilité ― soit qu’il existe une invention au sens de l’art. 2 de la Loi. Ensuite, le fait de subordonner le maintien de la validité du brevet à la réalisation de toutes les multiples utilisations de l’invention n’est pas compatible avec le libellé de la loi en plus d’être susceptible d’entraîner des conséquences injustes. En effet, la doctrine de la promesse risque, comme en l’espèce, de priver une invention autrement utile de la protection conférée par un brevet parce que toutes les utilisations promises n’ont pas été suffisamment démontrées ou valablement prédites à la date de dépôt. Une telle conséquence est contraire au pacte sur lequel est fondé le droit des brevets et selon lequel les inventeurs doivent faire une divulgation complète en échange d’un monopole limité. 

                    Le libellé de l’art. 2 de la Loi donne le fondement au type d’utilité qui est pertinent en exigeant que ce soit l’objet de l’invention ou de son amélioration qui soit utile. Pour déterminer si un brevet divulgue une invention dont l’utilité est suffisante au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2, les tribunaux doivent d’abord cerner l’objet de l’invention. Puis, ils doivent se demander si cet objet est utile ― c’est‑à‑dire, se demander s’il peut donner un résultat concret. La Loi ne prescrit pas le degré d’utilité requis. Elle ne prévoit pas non plus que chaque utilisation potentielle doit être réalisée. Une seule utilisation liée à la nature de l’objet est donc suffisante, et l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt. Même si l’utilité de l’objet est une exigence pour que le brevet soit valide, le breveté n’est pas tenu de divulguer l’utilité de l’invention pour satisfaire aux exigences prévues à l’art 2.

                    En l’espèce, le brevet 653 a comme objet, devant être utile aux termes de l’art. 2, les sels d’énantiomères d’oméprazole optiquement purs. L’utilité ― en tant qu’inhibiteur de pompe à protons pour réduire la sécrétion d’acide gastrique ― du médicament pour lequel le brevet 653 a été accordé avait été valablement prédite à la date pertinente. Une telle utilisation est liée comme il se doit à l’objet du brevet 653 et le rend utile au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2. Le brevet 653 n’est donc pas invalide pour absence d’utilité.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504; arrêts mentionnés : Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265; Eli Lilly and Co. c. Canada, I.C.S.I.D. Case No. UNCT/14/2, 16 mars 2017; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153; Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625; Pfizer Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2010 CAF 197, [2012] 1 R.C.F. 349; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., 2005 CF 1348; Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2009 CAF 222; Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CF 676; AstraZeneca Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 109; Hatmaker c. Joseph Nathan & Co. (1919), 36 R.P.C. 231; Alsop’s Patent (Re) (1907), 24 R.P.C. 733; Bloxam c. Elsee (1827), 6 B. & C. 169, 108 E.R. 415; Pioneer Hi‑Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623; British United Shoe Machinery Co. c. A. Fussell & Sons Ltd. (1908), 25 R.P.C. 631; Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81.

Lois et règlements cités

Loi sur les brevets , L.R.C. 1985, c. P‑4, art. 2  « invention », 27(1), (2), (3), (4), (5), 53, 58.

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133.

Doctrine et autres documents cités

Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4th ed., Toronto, Carswell, 1969.

Siebrasse, Norman. « The False Doctrine of False Promise » (2013), 29 R.C.P.I. 3.

Vaver, David. Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade‑marks, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2011.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Dawson, Ryer et Webb), 2015 CAF 158, 474 N.R. 296, 138 C.P.R. (4th) 1, [2015] A.C.F. no 802 (QL), 2015 CarswellNat 12189 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Rennie, 2014 CF 638, 457 F.T.R. 227, 129 C.P.R. (4th) 1, [2014] A.C.F. no 671 (QL), 2014 CarswellNat 3813 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Gunars A. Gaikis, Yoon Kang et Y. Lynn Ing, pour les appelantes.

                    Harry B. Radomski, Andrew R. Brodkin, Richard Naiberg et Sandon Shogilev, pour les intimées.

                    Patrick E. Kierans et Kristin Wall, pour les intervenantes Médicaments novateurs Canada et BIOTECanada.

                    Jeremy de Beer et E. Richard Gold, pour l’intervenant le Centre des politiques en propriété intellectuelle.

                    Jonathan Stainsby et Scott A. Beeser, pour l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique.

                    Julie Desrosiers, Kang Lee et Alain M. Leclerc, pour l’intervenante la Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle.

                    Andrew Bernstein et Yael S. Bienenstock, pour l’intervenante Intellectual Property Owners Association.

                    Jason Markwell, pour l’intervenant l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Rowe —

I.               Introduction

[1]                              Dans le contexte du recours pour contrefaçon/en invalidation de brevet intenté dans les cours d’instances inférieures, le présent pourvoi porte sur une contestation pour absence d’utilité de la validité du brevet 2 139 653 (« brevet 653 ») que détiennent les appelantes (« AstraZeneca »).

[2]                              Dans le présent pourvoi, il s’agit avant tout de déterminer si le brevet d’AstraZeneca est invalide suivant l’art. 2  de la Loi sur les brevets , L.R.C. 1985, c. P‑4 , pour absence d’utilité en application de la doctrine de la « promesse du brevet » (« doctrine de la promesse »). Il ne fait aucun doute qu’un brevet est invalide s’il n’a pas d’utilité. Cependant, pour les motifs qui suivent, je conclus que l’application de la doctrine de la promesse n’est pas la bonne approche pour établir si un brevet a ou non une utilité suffisante. Si le juge de première instance n’avait pas appliqué cette doctrine, il aurait été contraint de conclure que le brevet 653 avait une telle utilité et aurait maintenu sa validité. Par conséquent, je suis d’avis d’infirmer les décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, qui ont invalidé le brevet 653 pour absence d’utilité.

II.            Faits

[3]                              En 1994, AstraZeneca a demandé le brevet 653, qui visait les sels d’énantiomères négatifs d’oméprazole optiquement purs, soit l’ésoméprazole (« médicament »). L’ésoméprazole est un inhibiteur de la pompe à protons (« IPP ») utilisé pour diminuer la sécrétion d’acide gastrique et pour traiter l’œsophagite par reflux ainsi que d’autres états pathologiques apparentés. Cela signifie qu’il s’agit d’un composé qui bloque les pompes productrices d’acide à l’intérieur des cellules pour réduire la quantité d’acide sécrété dans l’estomac. Commercialisé sous le nom NEXIUM, ce médicament s’est révélé un franc succès pour AstraZeneca.

[4]                              Les intimées (« Apotex »), qui voulaient vendre une version générique de ce médicament, ont demandé au ministre de la Santé un avis de conformité les autorisant à le faire. En réponse, AstraZeneca a présenté une demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, pour qu’il soit interdit au ministre de délivrer un tel avis à Apotex. Le 30 juin 2010, le juge Hughes a rejeté la demande d’interdiction : 2010 CF 714.

[5]                              Apotex a ensuite commencé à vendre sa version générique du médicament. AstraZeneca a alors intenté une action contre elle pour contrefaçon de brevet, et Apotex a présenté une demande reconventionnelle pour que le brevet 653 soit déclaré invalide.

[6]                              Le juge de la Cour fédérale a conclu que même si le brevet 653 présentait le caractère de la nouveauté et n’était pas évident, il était invalide pour absence d’utilité. Ce faisant, il a reconnu que le brevet en cause était utile à certaines fins, mais il l’a invalidé en application de la doctrine de la promesse, parce qu’il « promettait plus qu’il ne pouvait offrir ». En appel, AstraZeneca a soutenu que la Cour fédérale avait commis une erreur en se fondant sur la doctrine de la promesse pour invalider le brevet. La Cour d’appel fédérale a rejeté le pourvoi. AstraZeneca a ensuite interjeté appel devant la Cour, faisant valoir que la doctrine de la promesse est sans fondement.

III.          Historique judiciaire

A.            Cour fédérale, 2014 CF 638 (le juge Rennie)

[7]                              Le juge Rennie a rejeté l’action pour contrefaçon d’AstraZeneca et a fait droit à la demande reconventionnelle d’Apotex visant à obtenir une déclaration d’invalidité. Il a conclu que : « Bien qu’il présente le caractère de la nouveauté et qu’il ne soit pas évident, le brevet 653 est invalide pour absence d’utilité » : par. 367 (CanLII).

[8]                              Dans son analyse concernant l’utilité, le juge Rennie s’est fondé sur deux propositions. Premièrement, celle voulant que « tout brevet remplit l’exigence de l’utilité si, du point de vue de la personne versée dans l’art, à la date de dépôt (le 27 mai 1994), son utilité est démontrée, ou subsidiairement, si son utilité est valablement prédite » : par. 83; en italique dans l’original. Deuxièmement, celle, au cœur de cette même analyse, soit la doctrine de la « promesse du brevet », que le juge Rennie a énoncée de la façon suivante : « . . . l’utilité se mesure à l’aune de la promesse du brevet » : par. 86.

[9]                              En appliquant cette doctrine, le juge Rennie a ultimement cerné deux promesses d’utilité du brevet 653 : (1) une utilisation en tant qu’IPP; et (2) des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées, qui donneraient un profil thérapeutique amélioré, comme une variation interindividuelle moins importante. Autrement dit, le médicament (1) réduirait la quantité d’acide sécrété dans l’estomac et (2) serait plus efficace pour un plus grand nombre de patients, puisqu’il entraînerait une moins grande variation de réaction chez les patients. La réalisation de la première promesse n’était pas en litige; il a été valablement prédit que le médicament agirait comme IPP pour réduire l’acide dans l’estomac. Cependant, le juge Rennie a conclu que la deuxième promesse n’avait pas été démontrée ni valablement prédite à la date de dépôt.

[10]                          Appliquant la doctrine de la promesse, il a invalidé l’ensemble du brevet, pour le motif qu’il n’aurait pas été satisfait à la condition d’utilité d’une « invention » prévue à l’art. 2  de la Loi sur les brevets , et ce, même si, selon ses conclusions, le brevet tenait une des deux promesses d’utilité identifiées.

[11]                          Les motifs du juge Rennie portaient aussi sur d’autres conditions de validité. Il a appliqué les critères de l’antériorité et de l’évidence énoncés par la Cour dans Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, et a conclu que le brevet 653 était à la fois nouveau et non évident. Cela dit, ni la nouveauté ni la non‑évidence ne sont en litige devant la Cour. La seule question à trancher dans le présent pourvoi porte plutôt sur la condition d’utilité prévue dans la définition d’une invention énoncée à l’art. 2 de la Loi. 

B.            Cour d’appel fédérale, 2015 CAF 158 (les juges Dawson, Ryer et Webb)

[12]                          S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, la juge Dawson a rejeté l’appel d’AstraZeneca. Essentiellement, elle a souscrit à l’analyse du juge Rennie, qui confirmait tant le statut que l’application de la doctrine de la promesse.

[13]                          La juge Dawson a conclu que la Cour fédérale n’a pas commis les erreurs suivantes.

[14]                          Premièrement, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a appliqué la doctrine de la promesse en interprétant les promesses compte tenu de l’ensemble du brevet. La juge Dawson a écrit qu’« [i]l est également maintenant établi en droit que certaines promesses peuvent être interprétées comme imposant des exigences en matière d’utilité à chacune des revendications d’un brevet, tandis que d’autres promesses peuvent viser uniquement un sous‑ensemble de revendications » : par. 5 (CanLII).

[15]                          Deuxièmement, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lors de l’examen de l’utilité des revendications. La juge Dawson de la Cour d’appel fédérale a écrit ce qui suit : « Il ressort des motifs de la Cour fédérale que celle‑ci a bien établi le critère juridique applicable en matière d’interprétation des revendications, de l’idée originale et de l’utilité » : par. 11.

[16]                          Troisièmement, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans l’approche qu’elle a utilisée pour interpréter une promesse du brevet : « La Cour fédérale a adopté cette interprétation de la promesse en lisant le brevet dans son ensemble du point de vue d’une personne versée dans l’art. [. . .] [L]a Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de droit en appliquant un critère trop peu exigeant à l’établissement de la promesse » : par. 13.

[17]                          Par conséquent, la juge Dawson a confirmé la décision de la Cour fédérale fondée sur la doctrine de la promesse. Elle a en outre affirmé qu’« il n’est pas nécessaire de se pencher sur les affirmations d’Apotex selon lesquelles la Cour fédérale a commis une erreur en ne déclarant pas le brevet à la fois évident et antériorisé » : par. 15.

IV.         Positions des parties

[18]                          AstraZeneca se pourvoit devant la Cour en faisant valoir que son brevet a été invalidé à tort en application de la doctrine de la promesse. Elle fait valoir que le [traduction] « droit des brevets est entièrement issu de la loi » (m. a., par. 2), et que la doctrine de la promesse constitue une condition d’utilité non prévue par la loi qui n’a aucun fondement en droit. Elle soutient que la doctrine de la promesse n’a de fondement ni dans la Loi sur les brevets  ni dans la jurisprudence de la Cour en matière de brevets.

[19]                          Apotex fonde sa thèse sur la justesse de la doctrine de la promesse et sur son application en l’espèce. Elle soutient que le critère de l’utilité prévu dans la Loi sur les brevets  exige que l’invention fasse ce que le brevet prédit qu’elle fera. La doctrine de la promesse exige simplement que le breveté soit tenu de respecter ce qui est divulgué dans le brevet. Or, selon la doctrine de la promesse, le mémoire descriptif du brevet d’AstraZeneca contenait une promesse qui n’avait été ni démontrée ni valablement prédite au moment du dépôt et, par conséquent, l’ensemble du brevet 653 a été dûment invalidé.

[20]                          La Cour a aussi entendu plusieurs intervenants relativement à la doctrine de la promesse.

[21]                          Cinq intervenants ont contesté cette doctrine. La Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle a souligné que, en raison de la doctrine de la promesse, le droit canadien des brevets est en décalage par rapport aux normes internationales; la norme relative à l’utilité devrait être le reflet d’un critère peu exigeant qui serait conforme aux obligations internationales du Canada prévues par l’ALENA (Accord de libre‑échange nord‑américain) et par l’ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce)[1]. Médicaments novateurs Canada et BIOTECanada ont également souligné que la doctrine de la promesse rompait avec les obligations internationales du Canada. L’Intellectual Property Owners Association a soutenu que cette doctrine incite les inventeurs à divulguer moins de renseignements, ce qui est contraire aux objectifs de la Loi sur les brevets . L’Institut de la propriété intellectuelle du Canada a mis l’accent sur le fait que la doctrine de la promesse ne figure pas dans la Loi, et que son application donne lieu à des résultats contradictoires qui pourraient être évités si l’utilité était examinée en fonction de l’objet visé de la revendication.

[22]                          Deux intervenants ont pour leur part soutenu la doctrine de la promesse. L’Association canadienne du médicament générique a fait valoir que la doctrine de la promesse n’est pas une nouvelle tendance, mais qu’elle exige simplement que le brevet fasse ce qu’il prédit qu’il fera. De plus, selon elle, c’est au Parlement d’apporter des modifications au droit des brevets canadien pour qu’il soit conforme à celui d’autres États majeurs. Selon le Centre des politiques en propriété intellectuelle, c’est l’ensemble du mémoire descriptif — et non seulement les revendications — qui est important pour déterminer l’utilité d’une invention, puisque les utilisations divulguées pour satisfaire aux exigences énoncées au par. 27(3)  de la Loi sur les brevets  sont liées à la condition d’utilité prévue à l’art. 2 (dont il sera question plus loin).

V.            Questions

[23]                          Deux questions se posent. D’abord, la doctrine de la promesse est‑elle l’approche qu’il convient d’appliquer pour déterminer, comme l’exige l’art. 2 de la Loi, si une « invention » est « utile »? Ensuite, le médicament pour lequel le brevet 653 a été accordé était‑il, à la date de dépôt, « utile » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2 de la Loi? 

[24]                          Je conclus que la doctrine de la promesse n’est pas la méthode appropriée pour établir si le brevet satisfait à la condition d’utilité prévue à l’art. 2  de la Loi sur les brevets . Compte tenu de l’approche appropriée, qui est énoncée plus loin, le médicament pour lequel le brevet 653 a été accordé est utile en tant qu’IPP; il s’agit donc d’une « invention » au sens de l’art. 2 de la Loi. Le brevet 653 n’est donc pas invalide pour absence d’utilité.

VI.         Dispositions législatives pertinentes

[25]                          Les dispositions législatives suivantes de la Loi sur les brevets  s’appliquent dans le présent pourvoi :

                    2 Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

                    invention Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.  

                    Délivrance de brevet

 (1) Le commissaire accorde un brevet d’invention à l’inventeur ou à son représentant légal si la demande de brevet est déposée conformément à la présente loi et si les autres conditions de celle‑ci sont remplies.

                    Dépôt de la demande

                    (2) L’inventeur ou son représentant légal doit déposer, en la forme réglementaire, une demande accompagnée d’une pétition et du mémoire descriptif de l’invention et payer les taxes réglementaires.

                    Mémoire descriptif

                    (3) Le mémoire descriptif doit :

                        a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

                        b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

                        c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

                        d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

                    Revendications

                    (4) Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif.

                    Variantes

                    (5) Il est entendu que, pour l’application des articles 2, 28.1 à 28.3 et 78.3, si une revendication définit, par variantes, l’objet de l’invention, chacune d’elles constitue une revendication distincte.

                    Nul en certains cas, ou valide en partie seulement

 (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.

                    Revendications invalides

                    58 Lorsque, dans une action ou procédure relative à un brevet qui renferme deux ou plusieurs revendications, une ou plusieurs de ces revendications sont tenues pour valides, mais qu’une autre ou d’autres sont tenues pour invalides ou nulles, il est donné effet au brevet tout comme s’il ne renfermait que la ou les revendications valides.

VII.       Analyse

A.            Question no 1 : La doctrine de la promesse est‑elle la norme d’utilité appropriée aux termes de la Loi sur les brevets ?

[26]                          L’article 2  de la Loi sur les brevets  est la source de la condition d’utilité. Selon son libellé, une invention s’entend de « [t]oute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières » ou « tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». L’utilité est une condition préalable nécessaire à la brevetabilité : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, p. 527. « Si ce n’est pas utile, ce n’est pas une invention au sens de la Loi » : Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, (« AZT »), par. 51. La validité du brevet est subordonnée à l’utilité de l’invention qu’il vise à protéger : Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, par. 37.

[27]                          La condition d’utilité est au cœur du présent pourvoi.

(1)           La doctrine de la promesse

[28]                          La condition d’utilité du brevet nous amène à nous poser la question suivante : « utile à quelle fin? » : jugement de première instance, par. 86. Les cours fédérales ont répondu à cette question par la « promesse du brevet » : Pfizer Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547. Selon la doctrine de la promesse, élaborée par la jurisprudence des cours fédérales, si une demande de brevet promet une utilité précise, c’est seulement si cette promesse est tenue que l’invention peut avoir l’utilité requise — « l’utilité se mesure à l’aune de la promesse du brevet » : jugement de première instance, par. 86.

[29]                          La doctrine de la promesse a été énoncée par la Cour d’appel fédérale de la façon suivante :

                             Lorsque le mémoire descriptif ne promet pas un résultat précis, aucun degré particulier d’utilité n’est requis; la « moindre parcelle » d’utilité suffira. Toutefois, lorsque le mémoire descriptif exprime clairement une « promesse, » l’utilité sera appréciée en fonction de cette promesse : Consolboard; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2009] 1 R.C.F. 253, 2008 CAF 108 (Ranbaxy). La question est de savoir si l’invention fait ce que le brevet promet qu’elle fera. [Je souligne.]

(Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2010 CAF 197, [2012] 1 R.C.F. 349, par. 76) 

[30]                          Appliquer la doctrine de la promesse du brevet, comme son nom l’indique, comporte l’identification des « promesses » compte tenu du « brevet dans son ensemble » :

                             La promesse du brevet doit être définie. Tout comme dans le cas des revendications, l’interprétation de la promesse du brevet est une question de droit. De façon générale, il s’agit d’une analyse qui exige l’aide de témoins experts : Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., 2007 CAF 379, au paragraphe 27. Il en va ainsi parce que la promesse doit être bien définie, dans le contexte du brevet dans son ensemble, du point de vue de la personne versée dans l’art, par rapport à l’état d’avancement de la science et aux données disponibles au moment du dépôt du brevet.

(Eli Lilly, par. 80)

[31]                          Cela signifie que la doctrine de la promesse repose sur l’identification des promesses par l’examen de l’ensemble du mémoire descriptif, c’est‑à‑dire tant les revendications que la divulgation. En général, une analyse portant sur les questions de validité, comme la nouveauté et la non‑évidence, est axée uniquement sur les revendications, et ne tient compte de la divulgation que lorsque les revendications sont ambiguës : Sanofi‑Synthelabo. Cette approche est conforme à la directive donnée par la Cour voulant que l’interprétation des revendications doit précéder tout examen de la validité : Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, par. 33-50; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, par. 42-43. En revanche, la doctrine de la promesse oblige les tribunaux à lire tant les revendications que la divulgation pour cerner les promesses potentielles, et non uniquement les revendications, même en l’absence d’ambiguïté dans celles‑ci. Une fois les promesses cernées, la doctrine assimile la réalisation de ces promesses (par démonstration ou prédiction valable) à la condition d’utilité prévue à l’art. 2. Selon la doctrine, il suffit que l’une de ces promesses ne soit pas réalisée pour qu’il ne soit pas satisfait à la condition d’utilité prévue à l’art. 2 et que le brevet dans son ensemble soit invalide.

[32]                          Récemment, les cours fédérales ont appliqué cette doctrine dans plusieurs cas pour décider si le brevet avait une utilité suffisante : voir Bristol‑Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., 2005 CF 1348; Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2009 CAF 222; Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CF 676; Eli Lilly; AstraZeneca Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 109.

[33]                          Même si la doctrine de la promesse, dans sa formulation actuelle, a été qualifiée de [traduction] « propre au Canada », elle tire son origine du droit anglais : N. Siebrasse, « The False Doctrine of False Promise » (2013), 29 R.C.P.I. 3, p. 5-6.

[34]                          L’origine de la doctrine remonte au début du 20e siècle au Royaume‑Uni, plus particulièrement aux décisions Hatmaker c. Joseph Nathan & Co. (1919), 36 R.P.C. 231 (H.L.), et Alsop’s Patent (Re) (1907), 24 R.P.C. 733 (Ch.). En Angleterre, cette doctrine était appelée la [traduction] « doctrine de la fausse promesse ». Elle était fondée sur la nature des brevets à cette époque — un droit accordé par la Couronne résultant de l’exercice de la prérogative royale. On a fait valoir qu’une objection pouvait être formulée lorsque la Couronne avait été trompée pour octroyer un brevet. Comme l’a expliqué Norman Siebrasse :

                         [traduction] . . . la doctrine de la fausse promesse repose sur l’opinion selon laquelle l’octroi d’un brevet est une décision discrétionnaire et le brevet est octroyé en fonction de l’ensemble des observations faites par le demandeur dans sa requête à la Couronne. Par conséquent, il n’appartient pas aux tribunaux de remettre en question la décision de la Couronne ni de décider que la Couronne aurait pu octroyer le brevet en se fondant sur un examen moins poussé, simplement parce que la cour aurait confirmé ce brevet en se fondant sur un tel examen. [p. 17]

[35]                          En conséquence, c’est la [traduction] « réticence des tribunaux à mettre en doute l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne » qui a été à l’origine de la doctrine de la promesse en droit anglais et qui l’a justifiée : Siebrasse, p. 17; Bloxam c. Elsee (1827), 6 B. & C. 169, 108 E.R. 415 (K.B.). Bien que la doctrine de la fausse promesse n’existe plus en droit anglais, elle existe maintenant dans la jurisprudence des cours fédérales en tant que doctrine de la « promesse du brevet ».

[36]                          Or, cette doctrine est sans fondement. Il s’agit d’une interprétation de la condition d’utilité qui est incompatible tant avec le libellé qu’avec l’esprit de la Loi sur les brevets .

[37]                          La doctrine de la promesse est excessivement exigeante de deux façons : (1) elle fixe la norme d’utilité requise d’un brevet en référence aux promesses exprimées dans le brevet; et (2) lorsque plusieurs promesses d’utilité sont exprimées, elle exige qu’elles soient toutes réalisées pour que le brevet soit valide.

a)              Promesses formulées

[38]                          D’abord, la doctrine de la promesse contrecarre le régime de la Loi, puisqu’elle confond l’art. 2 et le par. 27(3) — précisément la confusion que la Cour cherchait à clarifier dans Consolboard, comme il est décrit plus loin.

[39]                          La Loi établit un régime qui fait en sorte que « l’inventeur obtient, pour une période déterminée, un monopole sur une invention nouvelle et utile en contrepartie de la divulgation de l’invention de façon à en faire bénéficier la société » : Teva, par. 32. Par conséquent, le régime des brevets vise un double objectif — favoriser la création d’inventions et encourager les inventeurs à divulguer publiquement les connaissances découlant de leurs inventions pour en faire bénéficier la société.

[40]                          La Loi définit ce qui peut recevoir la protection d’un brevet. Pour qu’une création constitue une invention au sens de la Loi, l’art. 2 exige que la réalisation, le procédé, la machine, la fabrication ou la composition de matières (c.‑à‑d. l’objet) soit utile. L’objet d’une invention est défini dans les revendications, conformément au par. 27(4). Les revendications définissent la portée du monopole conféré par le brevet et permettent aux autres de « connaître avec une certaine exactitude les frontières du privilège exclusif sur lesquelles ils ne peuvent pas empiéter tant que l’octroi est valide » : Pioneer Hi‑Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, p. 1636, citant H. G. Fox, Canadian Patent Law and Practice (4e éd. 1969), p. 163. 

[41]                          Lorsqu’un inventeur veut faire breveter une invention au sens de l’art. 2, celle‑ci doit être dûment divulguée, conformément à la Loi.

[42]                          Le paragraphe 27(3) de la Loi prévoit que, dans le mémoire descriptif, un « breveté doit fournir une description de l’invention “comportant des détails assez complets et précis pour qu’un ouvrier, versé dans l’art auquel l’invention appartient, puisse construire ou exploiter l’invention après la fin du monopole” » : Whirlpool, par. 42, citant Consolboard, p. 517.

[43]                          Il existe une différence entre la condition prévue à l’art. 2 voulant que l’invention soit « utile » (« useful » dans la version anglaise de la disposition) et l’obligation de divulguer l’« application ou exploitation » de l’invention énoncée au par. 27(3) (« operation or use » dans la version anglaise de cette disposition). Comme l’a expliqué le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Consolboard, la première est une « condition essentielle pour qu’il y ait invention », et la seconde est une « exigence de divulgation, indépendante de la première » :

                             . . . la Cour d’appel fédérale a aussi commis une erreur en jugeant que le par. 36(1) [aujourd’hui les par. 27(3) et (4)] exige une indication distincte de l’utilité réelle de l’invention en cause. Il y a un exposé utile dans Halsbury’s Laws of England, (3e éd.), vol. 29, à la p. 59 sur le sens de « inutile » en droit des brevets. Le terme signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». On n’a pas prétendu que l’invention ne produirait pas les résultats promis. . . .

. . .

                             . . . la Cour d’appel fédérale a confondu l’exigence de l’art. 2  de la Loi sur   les brevets , qui définit une invention comme une chose nouvelle et « utile » et celle du par. 36(1)  [aujourd’hui l’al. 27(3)] de la Loi sur les   brevets  selon laquelle le mémoire descriptif doit faire état de l’usage auquel l’inventeur a prévu employer l’invention. La première est une condition essentielle pour qu’il y ait invention, la seconde est une exigence de divulgation, indépendante de la première. [Je souligne.]

(Consolboard, p. 525 et 527)

Même si le passage cité précédemment utilise le terme « promis », celui‑ci ne renvoie pas à la doctrine de la promesse ni ne l’incarne.

[44]                          Dans les faits, la doctrine de la promesse importe à tort le par. 27(3) dans l’art. 2, en exigeant que, pour qu’il soit satisfait à la condition d’utilité énoncée par ce dernier, tout usage divulgué (en application du par. 27(3)) soit démontré ou valablement prédit au moment du dépôt. À défaut d’une telle démonstration ou prédiction, l’ensemble du brevet est invalide, puisqu’il n’a pas été satisfait à la condition préalable à la brevetabilité — soit qu’il existe une invention au sens de l’art. 2 de la Loi.

[45]                          Les tenants de la doctrine de la promesse soutiennent que les conséquences de cette dernière jouent un rôle‑clé pour garantir que les brevetés ne fassent pas de « promesses excessives » dans leur demande de brevet. Les brevetés seraient ainsi dissuadés d’affirmer que l’invention peut être utilisée à des fins qui ne sont pas suffisamment établies au moment du dépôt si cela risquait d’invalider le brevet dans son ensemble. La condition d’utilité ne devrait toutefois pas être interprétée, comme les cours fédérales l’ont fait, pour répondre à de telles préoccupations. Il n’en demeure pas moins que la formulation de promesses excessives constitue un méfait.

[46]                          Le régime de la Loi s’attaque au méfait des promesses excessives de plusieurs façons. Le fait de ne pas divulguer adéquatement l’invention en exagérant, par exemple, la teneur de l’invention entraîne des conséquences. La divulgation qui n’est pas juste et entière, ou qui énonce une application ou une exploitation non fondée de l’invention, pourrait ne pas satisfaire aux exigences du par. 27(3). Une revendication excessive peut être déclarée invalide; cependant, sous l’effet de l’art. 58  de la Loi sur les brevets , il peut être donné effet aux revendications valides restantes. De plus, suivant l’art. 53 de la Loi, ce méfait peut entraîner la nullité du brevet, lorsque les promesses excessives contenues dans un mémoire descriptif équivalent à une omission ou à une addition « volontairement faite pour induire en erreur ». 

b)             Utilisations multiples

[47]                          Ensuite, la doctrine de la promesse va à l’encontre du libellé de la Loi en exigeant que, lorsque de multiples promesses d’utilisation sont formulées, elles doivent toutes être tenues pour que le brevet respecte la condition d’utilité prévue à l’art. 2.

[48]                          L’article 2 de la Loi exige que l’objet de l’invention soit « utile »; or, une seule utilisation suffit à le rendre utile.

[49]                          L’objet de l’invention peut comporter de multiples facettes, de sorte qu’un même objet peut être décrit de plusieurs façons. Comme l’a expliqué David Vaver :

                         [traduction] Par souci de simplicité, la règle est la suivante : « une invention, une demande, un brevet ». Mais les inventions sont comme des prismes à multiples facettes : de multiples revendications (parfois même des centaines) portant sur toutes les facettes sont permises pour un même brevet si un « seul concept inventif général » les relie.

(D. Vaver, Intellectual Property Law (2e éd. 2011), p. 275)

Pourtant, en définitive, chaque invention ne se rapporte qu’à un seul objet, et il suffit d’une utilisation de cet objet, démontrée ou valablement prédite à la date de dépôt, pour que l’invention soit utile au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2.

[50]                          Le fait de subordonner le maintien de la validité du brevet à la réalisation de toutes les multiples utilisations de l’invention est susceptible d’entraîner des conséquences injustes. En effet, la doctrine de la promesse risque, comme en l’espèce, de priver une invention autrement utile de la protection conférée par le brevet parce que toutes les utilisations promises n’ont pas été suffisamment démontrées ou valablement prédites à la date de dépôt.

[51]                          Le fait que la doctrine de la promesse ait pour effet de priver une telle invention de la protection conférée par un brevet même si une seule des utilisations « promises » n’a pas été valablement prédite ou démontrée est punitif et n’a aucun fondement dans la Loi. De plus, une telle conséquence est contraire au pacte sur lequel est fondé le droit des brevets et selon lequel les inventeurs doivent faire une divulgation complète en échange d’un monopole limité : British United Shoe Machinery Co. c. A. Fussell & Sons Ltd. (1908), 25 R.P.C. 631 (C.A.), p. 650. Le fait d’invalider un brevet uniquement en raison de l’exagération non intentionnelle même d’une seule utilisation découragera le breveté de faire une divulgation complète, alors qu’une telle divulgation est à l’avantage du public. La doctrine de la promesse, dans son application, est incompatible avec l’objet du par. 27(3) de la Loi, qui oblige les inventeurs à « décrire d’une façon [. . .] complète l’invention et son application ou exploitation ». Ainsi, la doctrine de la promesse mine un élément clé du régime établi par la Loi; ce n’est pas une règle de droit valide.

(2)           La bonne approche relative à l’utilité

[52]                          Le libellé de l’art. 2 de la Loi donne le fondement au type d’utilité qui est pertinent en exigeant que ce soit l’objet de l’invention ou de son amélioration qui soit utile. Pour que l’objet fonctionne en tant que solution ingénieuse à un problème concret, l’invention doit avoir une utilisation pertinente réelle et ne pas être dénuée d’utilité. Comme l’a conclu le juge Binnie dans AZT, un brevet « est un moyen d’encourager les gens à rendre publiques les solutions ingénieuses apportées à des problèmes concrets, en promettant de leur accorder un monopole limité d’une durée limitée » : par. 37, (je souligne).

[53]                          Ce qui constitue une utilité acceptable variera en fonction de l’objet de l’invention cerné à la suite de l’interprétation des revendications. Ainsi, la portée des utilisations potentielles acceptables pour qu’il soit satisfait à la condition énoncée à l’art. 2 est limitée — ce n’est pas n’importe quelle utilisation qui suffira. Puisqu’il est exigé que l’utilité de l’invention proposée soit liée à la nature de l’objet, une invention proposée ne peut être sauvée par une utilité qui n’a aucun lien avec lui. Il ne suffit pas que l’inventeur voulant faire breveter une machine fasse valoir qu’elle est utile en tant que presse‑papier.

[54]                          Pour déterminer si un brevet divulgue une invention dont l’utilité est suffisante au sens de l’art. 2, les tribunaux doivent procéder à l’analyse suivante. Ils doivent d’abord cerner l’objet de l’invention suivant le libellé du brevet. Puis, ils doivent se demander si cet objet est utile — c’est‑à‑dire, se demander s’il peut donner un résultat concret.

[55]                          La Loi ne prescrit pas le degré d’utilité requis. Elle ne prévoit pas non plus que chaque utilisation potentielle doit être réalisée — une parcelle d’utilité suffit. Une seule utilisation liée à la nature de l’objet est suffisante, et l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt : AZT, par. 56. 

[56]                          L’exigence de l’utilité répond à un objectif clair. Pour éviter que des brevets soient accordés prématurément — ce qui limiterait la recherche et le développement potentiellement utiles que d’autres personnes pourraient effectuer —, la jurisprudence a imposé une condition voulant que l’utilité de l’invention soit démontrée ou valablement prédite au moment de la demande, plutôt qu’ultérieurement. Cela fait en sorte que le brevet ne sera pas octroyé si l’utilisation de l’invention est conjecturale. Ce qui importe, c’est que l’invention soit [traduction] « utile, c’est‑à‑dire qu’elle puisse servir une fin connue utile », et qu’il ne peut s’agir d’une simple « curiosité de laboratoire dont la seule utilité possible serait de servir de point de départ à des recherches plus poussées » : Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81 (Commission d’appel des brevets et commissaire aux brevets), p. 91.

[57]                          Par conséquent, l’application de la condition d’utilité prévue à l’art. 2 doit être interprétée conformément à l’objectif qu’il vise, soit empêcher qu’un brevet soit octroyé pour une invention fantaisiste, hypothétique ou inutilisable.

[58]                          Même si l’utilité de l’objet est une exigence pour que le brevet soit valide, le breveté n’est pas tenu de divulguer l’utilité de l’invention pour satisfaire aux exigences énoncées à l’art. 2. Comme l’a affirmé le juge Dickson dans Consolboard :

        . . . je ne donne pas aux derniers mots du par. 36(1) [aujourd’hui le par. 27(4)] une interprétation qui oblige l’inventeur à décrire, dans sa divulgation ou ses revendications, en quoi l’invention est nouvelle et de quelle manière elle est utile. Il doit dire ce qu’il revendique avoir inventé. [p. 526]

Voir également Teva, par. 40.

B.            Question no 2 : Le médicament pour lequel le brevet 653 a été octroyé était‑il « utile » au sens de l’art. 2 de la Loi?

[59]                          La seconde question que doit trancher le présent pourvoi est celle de savoir si le brevet 653 d’AstraZeneca est valide, ou s’il est invalide pour absence d’utilité comme l’a conclu le juge Rennie en se fondant sur la doctrine de la promesse. Puisque cette doctrine n’est pas fondée, l’analyse du juge Rennie doit être réexaminée.

[60]                          Le juge Rennie a défini l’objet du brevet 653 :

                    . . . le brevet 653 avait pour objet les sels d’énantiomères d’oméprazole optiquement purs, décrits comme de nouveaux composés et dotés de propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées et d’une grande stabilité contre la racémisation en pH neutre et basique, ainsi qu’une méthode pour les fabriquer, et de leurs utilisations thérapeutiques. [En italique dans l’original; par. 93.]

[61]                          Ainsi, le brevet a comme objet, devant être utile aux termes de l’art. 2, les « sels d’énantiomères d’oméprazole optiquement purs ».

[62]                          Le juge Rennie a accepté que l’utilité des sels d’énantiomères d’oméprazole optiquement purs en tant qu’IPP — pour réduire la production d’acide gastrique — avait été valablement prédite à la date pertinente. L’utilisation en tant qu’IPP est liée comme il se doit à l’objet du brevet 653 et le rend utile au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2.

[63]                          Le juge Rennie a conclu à l’invalidité du brevet 653 pour absence d’utilité, parce qu’il promettait plus qu’il ne pouvait offrir. Or, l’utilité ne se mesure pas à l’aune des promesses. Le juge Rennie a conclu que l’utilité en tant qu’IPP de l’objet décrit dans le brevet d’AstraZeneca avait été valablement prédite. Cette utilité est suffisante pour que soit respectée la condition prévue à l’art. 2.

VIII.    Réparation

[64]                          Le pourvoi est accueilli. Le brevet 653 n’est pas invalide pour absence d’utilité. AstraZeneca a droit à ses dépens devant la Cour et devant les juridictions inférieures.

                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours.

                    Procureurs des appelantes : Smart & Biggar, Toronto.

                    Procureurs des intimées : Goodmans, Toronto.

                    Procureurs des intervenantes Médicaments novateurs Canada et BIOTECanada : Norton Rose Fulbright Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le Centre des politiques en propriété intellectuelle : Université McGill, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique : Aitken Klee, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle : Fasken Martineau, Montréal; Goudreau Gage Dubuc, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante Intellectual Property Owners Association : Torys, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada : Belmore Neidrauer, Toronto.



[1]   Cet argument a été présenté avant que la décision d’arbitrage finale soit prononcée dans Eli Lilly and Co. c. Canada rendue par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements en application de l’ALENA (C.I.R.D.I. dossier no UNCT/14/2, 16 mars 2017).

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