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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289

Appel entendu : 13 janvier 2017

Jugement rendu : 19 octobre 2017

Dossier : 36784

 

Entre :

Thanh Tam Tran

Appelant

 

et

 

Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

Intimé

 

- et -

 

Procureur général de la Colombie-Britannique, Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, British Columbia Civil Liberties Association et Clinique juridique africaine canadienne

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 56)

La juge Côté (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Brown et Rowe)

 

 

 


Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection Civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289

Thanh Tam Tran                                                                                               Appelant

c.

Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile                                 Intimé

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés,

British Columbia Civil Liberties Association et

Clinique juridique africaine canadienne                                                    Intervenants

Répertorié : Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

2017 CSC 50

No du greffe : 36784.

2017 : 13 janvier; 2017 : 19 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Immigration — Interdiction de territoire et renvoi — Résidents permanents — Grande criminalité — Résident permanent déclaré coupable d’une infraction fédérale et condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis de 12 mois — Peine maximale accrue après la commission de l’infraction, mais avant la déclaration de culpabilité et l’infliction de la peine — Une peine d’emprisonnement avec sursis constitue‑t‑elle un « emprisonnement » pour l’évaluation de l’interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’art. 36(1) a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ? — L’« emprisonnement maximal » dont il est question à l’art. 36(1)a) correspond‑il à la peine maximale qui aurait pu être infligée au moment de la commission de l’infraction ou de la décision relative à l’interdiction de territoire? — Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 36(1) a).

                    T, un résident permanent au Canada, a été accusé d’une infraction fédérale passible, au moment de sa commission, d’une peine maximale de sept ans d’emprisonnement. Après que T a été accusé, mais avant qu’il soit déclaré coupable, la peine maximale dont était passible ceux qui se rendaient coupables de l’infraction a été portée à 14 ans d’emprisonnement. T a été déclaré coupable de l’accusation portée contre lui et il a été condamné à une peine de 12 mois d’emprisonnement avec sursis à purger dans la communauté.

                    Après que T a été déclaré coupable et que sa peine lui a été infligée, des agents d’immigration ont préparé un rapport selon lequel il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’al. 36(1) a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés  (« LIPR  »). Suivant cette disposition, un résident permanent est interdit de territoire au Canada s’il a été déclaré coupable au Canada d’une infraction fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans, ou d’une infraction fédérale pour laquelle il a été condamné à une peine d’emprisonnement de plus de 6 mois. Le rapport a ensuite été soumis à un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qui a décidé de l’adopter et de déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour enquête. T a demandé un contrôle judiciaire de la décision du délégué. Le juge qui a procédé au contrôle a accueilli la demande, puisqu’il a conclu que l’infraction dont T avait été reconnu coupable ne tombe pas sous le coup de l’al. 36(1)a) de la LIPR et que la décision contraire du délégué était déraisonnable. La Cour d’appel a fait droit à l’appel interjeté par le ministre.

                    Arrêt : L’appel est accueilli, la décision du délégué du ministre est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre délégué.

                    Le principe moderne d’interprétation législative veut qu’il faille lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur. Suivant cette approche, que l’on applique l’une ou l’autre des normes de contrôle, l’interprétation de l’al. 36(1) a) de la LIPR  adoptée par le délégué du ministre ne peut être maintenue.

                    Les peines d’emprisonnement avec sursis ne sont pas visées par le terme « emprisonnement » de l’al. 36(1) a) de la LIPR . L’objet de l’al. 36(1)a) est de définir la « grande criminalité » pour les résidents permanents déclarés coupables d’une infraction au Canada. Clairement, selon le libellé de la disposition, la question de savoir si une peine infligée peut établir la grande criminalité dépend de sa durée — elle doit être « de plus de six mois ». Cependant, la gravité de la criminalité punie par une durée donnée d’incarcération n’est pas la même que la gravité de la criminalité punie par une peine d’emprisonnement avec sursis de la même durée. Une ordonnance d’emprisonnement avec sursis, même assortie de conditions rigoureuses, est généralement une peine plus clémente qu’un emprisonnement de même durée et est généralement une indication d’une moins grande criminalité que les peines d’incarcération. Comme la peine d’emprisonnement avec sursis constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants moins et non dangereux, interpréter un « emprisonnement de plus de six mois » comme incluant à la fois des peines d’incarcération et des peines d’emprisonnement avec sursis réduit l’à‑propos d’utiliser la durée pour évaluer la gravité de la criminalité.

                    En outre, le sens du terme « emprisonnement » varie selon le contexte législatif. Dans le cas de l’al. 36(1) a) et l’art. 64  de la LIPR , la Cour a jugé qu’il renvoie à la notion de « prison ». Cette interprétation évite de donner lieu à des résultats absurdes. Puisque des crimes plus graves sont punissables de peines d’incarcération qui sont plus courtes que les peines d’emprisonnement avec sursis infligées pour des crimes moins graves, il serait absurde qu’un délinquant moins et non dangereux condamné à un emprisonnement avec sursis soit expulsé, tandis qu’un délinquant ayant commis une infraction plus grave qui s’est vu infliger une peine d’incarcération plus courte que cet emprisonnement avec sursis puisse demeurer au Canada. Expulser des contrevenants ayant commis des infractions moins graves tout en permettant à des personnes ayant commis des infractions plus graves de demeurer au Canada ne contribuerait pas à accroître la sécurité publique, qui constitue un objectif de la LIPR .  

                    L’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » de l’al. 36(1) a) de la LIPR  se rapporte à la peine maximale que l’accusé aurait pu se voir infliger au moment de la commission de l’infraction et doit être comprise en fonction des circonstances relatives au contrevenant visé, ou à d’autres personnes dans des situations semblables. Cette interprétation est conforme à l’objet de la LIPR  énoncé à l’art. 3 . La LIPR  vise à permettre au Canada de profiter des avantages de l’immigration, tout en reconnaissant la nécessité d’assurer la sécurité et d’énoncer les obligations des résidents permanents. L’obligation de ces derniers de se conformer à la loi comprend celle de ne pas se livrer à des activités de « grande criminalité » comme le prévoit le par. 36(1); cette obligation doit toutefois leur être communiquée à l’avance. Bien que le législateur puisse changer de position au sujet de la gravité d’un crime, il ne peut changer les obligations mutuelles entre les résidents permanents et la société canadienne sans le faire clairement et sans équivoque. Il faut interpréter l’al. 36(1)a) d’une manière qui respecte ces obligations mutuelles. En l’absence d’une indication selon laquelle le législateur a envisagé qu’une loi soit rétrospective et ainsi possiblement inéquitable, la présomption du caractère non rétrospectif s’applique. Par conséquent, la date pertinente pour évaluer la grande criminalité dont il est question à l’al. 36(1)a) est la date de la commission de l’infraction, et non la date de la décision quant à l’interdiction de territoire.

Jurisprudence

                    Arrêts examinés : Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; arrêts mentionnés : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Shah, 2003 BCCA 294, 182 B.C.A.C. 142; R. c. Saundercook‑Menard, 2008 ONCA 493; R. c. Chapman, 2007 YKSC 55; R. c. Jacobson (2006), 207 C.C.C. (3d) 270; R. c. Keller, 2009 ABCA 418, 469 A.R. 151; R. c. Sandhu, 2014 ONCJ 95; R. c. Kasakan, 2006 SKCA 14, [2006] 8 W.W.R. 23; R. c. Lebar, 2010 ONCA 220, 101 O.R. (3d) 263; R. c. Knoblauch, 2000 CSC 58, [2000] 2 R.C.S. 780; R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530; R. c. Middleton, 2009 CSC 21, [2009] 1 R.C.S. 674; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Black‑Clawson International Ltd. c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A.G., [1975] A.C. 591; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Pham, 2013 CSC 15, [2013] 1 R.C.S. 739; R. c. Vine (1875), L.R. 10 Q.B. 195; In re A Solicitor’s Clerk, [1957] 1 W.L.R. 1219; R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 i ) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 742  à 742.7 .

Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, c. 19, art. 7(1) , (2) b) [abr. & rempl. 2012, c. 1, art. 41], (2)b)(v).

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976‑77, c. 52, art. 27(1)d).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, c. 27, art. 3 , 36(1) , 44(1) , (2) , 45a) , c), d), 46(1) c), 50b) , 63(3) , 64(2)  [mod. 2013, c. 16, art. 24], 74d).

Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 41.

Doctrine et autres documents cités

Ashworth, Andrew. Positive Obligations in Criminal Law, Oxford, Hart, 2013.

Brown, Donald J. M., and John M. Evans, with the assistance of David Fairlie. Judicial Review of Administrative Action in Canada, Toronto, Canvasback, 1998 (loose‑leaf updated April 2017, release 1).

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Témoignages, no 064, 1re sess., 41e lég., 28 novembre 2012, p. 2‑5.

Canada. Sénat. Débats du Sénat, vol. 148, no 168, 1re sess., 41e lég., 30 mai 2013, p. 4081.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.

Fuller, Lon. L. The Morality of Law, rev. ed., New Haven (Conn.), Yale University Press, 1969.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Gauthier, Ryer et Near), 2015 CAF 237, [2016] 2 R.C.F. 459, 478 N.R. 165, 392 D.L.R. (4th) 351, 38 Imm. L.R. (4th) 175, [2015] A.C.F. no 1324 (QL), 2015 CarswellNat 9252 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge O’Reilly, 2014 CF 1040, 31 Imm. L.R. (4th) 160, [2014] A.C.F. no 1106 (QL), 2014 CarswellNat 4866 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Peter H. Edelmann, Aris Daghighian et Erin C. Roth, pour l’appelant.

                    François Joyal et Kathryn Hucal, pour l’intimé.

                    Argumentation écrite seulement par Christina Drake, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    John Norris, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.

                    Lorne Waldman et Warda Shazadi Meighen, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

                    Faisal Mirza, Dena Smith et Danardo Jones, pour l’intervenante la Clinique juridique africaine canadienne.

 

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              La juge Côté — La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés , L.C. 2001, c. 27  (« LIPR  »), reconnaît les importants avantages sociaux, culturels et économiques de l’immigration. Elle reconnaît également que le succès de l’intégration des résidents permanents implique des obligations mutuelles pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne.

[2]                              Le présent pourvoi porte sur l’obligation des résidents permanents d’éviter la « grande criminalité » comme le prévoit l’al. 36(1) a) de la LIPR . Il y a violation de cette obligation lorsque le résident permanent est déclaré coupable d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans, ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de 6 mois lui a été infligé.

[3]                              L’appelant, Thanh Tam Tran, a été déclaré coupable d’une infraction à une loi fédérale et a été condamné à une peine de 12 mois d’emprisonnement avec sursis. Les questions que nous sommes appelés à trancher en l’espèce sont celles de savoir si une peine d’emprisonnement avec sursis constitue un « emprisonnement » pour l’application de l’al. 36(1)a) et si, lorsque la peine maximale pour une infraction a changé avec le temps, l’« emprisonnement maximal » dont il est question au par. 36(1) renvoie à celle qui aurait pu être infligée au moment de la perpétration de l’infraction, de la déclaration de culpabilité, du prononcé de la peine ou d’une décision concernant l’interdiction de territoire du résident permanent au Canada.

[4]                              Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi.

I.               Contexte

[5]                              L’alinéa 36(1) a) de la LIPR  prévoit le fondement de l’interdiction de territoire au Canada d’un résident permanent pour « grande criminalité » :

                    36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a)   être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

L’interdiction de territoire peut entraîner une perte de statut et le renvoi du Canada.

[6]                              Si un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») estime qu’un résident permanent est interdit de territoire, il peut établir un rapport circonstancié qu’il transmet au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (« ministre ») : LIPR , par. 44(1) . Si le ministre estime le rapport bien fondé, il peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (« Section de l’immigration ») pour enquête : par. 44(2). Toutefois, même s’il estime le rapport bien‑fondé, le ministre conserve un certain pouvoir discrétionnaire de ne pas déférer l’affaire à la Section de l’immigration.

[7]                              Si le ministre défère l’affaire à la Section de l’immigration, celle‑ci tient une enquête et elle doit soit reconnaître le droit d’entrer de la personne au Canada (LIPR , al. 45a) ), soit autoriser la personne à entrer au Canada pour contrôle complémentaire (al. 45c)), soit prendre une mesure de renvoi à son égard (al. 45d)). La prise d’une mesure de renvoi emporte perte du statut de résident permanent de cette personne : LIPR , al. 46(1) c). S’il est vrai qu’il est possible d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration d’une mesure de renvoi prononcée contre un résident permanent (LIPR , par. 63(3) ), un tel résident ne peut faire appel d’une décision qui l’a déclaré interdit de territoire pour grande criminalité si sa déclaration de culpabilité « vise [. . .] l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois » : LIPR , par. 64(2) .

[8]                              Le présent pourvoi porte sur le contrôle judiciaire d’une décision du ministre de déférer l’affaire concernant M. Tran à la Section de l’immigration.

[9]                              M. Tran est un citoyen du Vietnam. En 1989, il a obtenu le statut de résident permanent au Canada. En mars 2011, il a été impliqué dans une exploitation de culture de marihuana de quelque 915 plants et a été accusé de production d’une substance désignée, infraction prévue au par. 7(1)  de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, c. 19  (« LRCDAS  »). Au moment de la commission de l’infraction, une condamnation pouvait entraîner une peine maximale de sept ans d’emprisonnement : al. 7(2)b).

[10]                          Le 6 novembre 2012, est entrée en vigueur une disposition législative (Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 41) augmentant la peine maximale pour cette infraction à 14 ans d’emprisonnement et prévoyant une nouvelle peine minimale de 2 ans pour un nombre de plants en cause supérieur à 500 : LRCDAS , sous-al. 7(2) b)(v).

[11]                          Le 29 novembre 2012, M. Tran a été déclaré coupable de l’accusation portée contre lui. Le 18 janvier 2013, il a été condamné à une peine de 12 mois d’emprisonnement avec sursis à purger dans la communauté.

II.            Historique des décisions

A.            Décisions administratives

[12]                          Le 26 juillet 2013, un agent de l’ASFC a préparé un rapport selon lequel M. Tran était interdit de territoire au Canada en application de l’al. 36(1) a) de la LIPR . Un délégué du ministre a déféré le cas de M. Tran à la Section de l’immigration pour que celle‑ci procède à une audition quant à son admissibilité. Cette mesure prise par le délégué a toutefois été annulée le 10 septembre 2013, étant donné les modifications législatives apportées aux droits d’appel prévus au par. 64(2)  de la LIPR . M. Tran a alors été invité à présenter des observations additionnelles au soutien de sa thèse selon laquelle il ne devait pas faire l’objet d’une mesure de renvoi.

[13]                          Le 4 octobre 2013, M. Tran a présenté des observations écrites pour faire valoir qu’il n’était pas visé par l’art. 36 en raison des éléments suivants : (1) la peine d’emprisonnement avec sursis à laquelle il avait été condamné ne constituait pas un « emprisonnement », de sorte qu’aucun « emprisonnement de plus de six mois » n’avait été infligé; et (2) les modifications à la LRCDAS  qui augmentaient la peine maximale pour l’infraction dont il avait été déclaré coupable ne lui étaient pas applicables rétroactivement et, par conséquent, l’infraction, au moment où il l’avait commise, n’était pas « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ». M. Tran a également présenté des observations relatives à divers facteurs discrétionnaires au soutien de sa position voulant que son dossier ne devait pas être déféré à la Section de l’immigration.

[14]                          Le 7 octobre 2013, un deuxième agent de l’ASFC a soumis un rapport (« Rapport ») relatif à M. Tran à un délégué du ministre. Ce Rapport énonçait notamment ce qui suit :

                    [traduction] Je recommande que le présent rapport soit déféré à la Section de l’immigration pour enquête et qu’une mesure d’expulsion soit ordonnée.

. . .

                    J’ai examiné attentivement et en détail les observations de l’avocat, et j’ai étudié chaque élément pertinent. Plusieurs sont des arguments juridiques qui n’entrent pas dans le cadre de mes fonctions dans ce dossier. Dans l’exercice de ma responsabilité aux termes de la Loi, je me fonde sur le chapitre ENF 6 du Guide d’application de la loi de CIC, qui prévoit que je dois prendre en compte la liste non exhaustive de facteurs qui suit. J’aborde chacun de ces facteurs ci‑dessous, tout en tenant compte des points additionnels pertinents soulevés par l’avocat. [Je souligne.]      

(d.a., vol. I, p. 1)

Le Rapport fait ensuite état des conditions de vie au Vietnam, le pays d’origine de M. Tran, de son degré d’établissement au Canada et de l’intérêt supérieur de ses enfants. Plus particulièrement, le Rapport dresse la liste des arrestations et des accusations sans condamnation dont M. Tran a fait l’objet et d’une déclaration de culpabilité pour conduite avec facultés affaiblies, qui sont toutes citées à l’appui de la conclusion suivant laquelle M. Tran

                    [traduction] tend à se faire arrêter toutes les quelques années. Parce qu’il refuse de reconnaître ses problèmes passés, notamment sa condamnation très récente, je conclus qu’il n’assume pas la responsabilité de ses actes. À la lumière du peu de renseignements dont je dispose, je ne peux que supposer qu’il récidivera probablement parce que c’est ce qu’il a fait auparavant et parce qu’il n’a montré aucune volonté d’assumer de responsabilité à l’égard de quoi que ce soit, mis à part de ce qu’il croit être connu des agents d’immigration. . .

. . .

                    En me fondant sur l’ensemble de l’information précitée, et compte tenu des observations présentées par l’avocat, je suis d’avis que cette affaire devrait être déférée pour enquête. [M. Tran] a été impliqué dans une infraction criminelle grave. Selon la preuve fournie, il a participé à des activités criminelles dans le passé et il n’assume pas l’entière responsabilité de ses actes. Les circonstances atténuantes (établissement, famille, difficultés au Vietnam, etc.) sont éclipsées par la gravité de l’infraction, la conduite de M. Tran dans la société et l’absence d’indication que son comportement s’améliorera.

(d.a., vol. I, p. 3)

[15]                          Le 10 octobre 2013, le délégué du ministre a endossé le Rapport et a déféré l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. M. Tran a ensuite demandé un contrôle judiciaire de la décision du délégué.

B.            Contrôle judiciaire en Cour fédérale, 2014 CF 1040

[16]                          Selon le juge O’Reilly, la décision était déraisonnable. Il a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Tran et ordonné qu’un autre agent examine la question de l’interdiction de territoire. Le juge a conclu que la réponse à la question de savoir si une peine d’emprisonnement avec sursis constitue un « emprisonnement » varie selon le contexte législatif; que l’emprisonnement avec sursis constitue une solution de rechange à l’incarcération pour les infractions moins graves; et que la peine d’emprisonnement avec sursis à laquelle M. Tran a été condamné ne constitue pas un « emprisonnement » pour l’application de la LIPR . Par conséquent, M. Tran n’avait pas été condamné à un « emprisonnement de plus de six mois ». En ce qui a trait à la question de l’emprisonnement maximal, le juge O’Reilly a conclu que l’al. 36(1)a) renvoyait à la peine maximale applicable au moment de la condamnation (par. 20 (CanLII)) :

                    La peine maximale à l’époque de la condamnation était une peine de 7 ans d’emprisonnement. Certes la peine maximale a par la suite été augmentée à 14 ans, mais M. Tran n’était pas passible d’une peine de cette durée. L’infraction à l’égard de laquelle il a été reconnu coupable ne tombe donc pas sous le coup de l’alinéa 36(1)a), et la décision contraire de l’agent est déraisonnable.

Le juge a également conclu qu’il était déraisonnable que l’agent se soit fondé sur des allégations d’activités criminelles non prouvées.

[17]                          Le juge O’Reilly a certifié deux questions de portée générale, permettant ainsi que l’appel soit instruit devant la Cour d’appel fédérale aux termes de l’al. 74d)  de la LIPR  :

1.      Une peine d’emprisonnement avec sursis infligée dans le cadre du régime établi aux art. 742  à 742.7  du Code criminel  [L.R.C. 1985, c. C‑46 ] constitue‑t‑elle un « emprisonnement » au sens de l’al. 36(1) a) de la LIPR ?

2.      L’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » employée à l’al. 36(1) a) de la LIPR  vise‑t‑elle l’emprisonnement maximal en vigueur au moment où la personne a été condamnée ou l’emprisonnement maximal selon la loi en vigueur au moment de l’enquête?

(2015 CF 899)

C.            Cour d’appel fédérale, 2015 CAF 237, [2016] 2 R.C.F. 459

[18]                          La juge Gauthier, qui a rendu l’arrêt unanime de la Cour d’appel fédérale, a accueilli l’appel du ministre. À son avis, même si l’interprétation que le juge qui a procédé au contrôle avait faite de l’al. 36(1)a) était correcte, il a néanmoins fait défaut d’appliquer la norme de la décision raisonnable en cas de contrôle judiciaire comme il devait le faire, soit en déterminant si l’interprétation retenue par le décideur administratif faisait partie de la gamme des interprétations justifiables au regard des faits et du droit.

[19]                          La juge Gauthier a conclu que l’interprétation de l’al. 36(1)a) adoptée par le délégué du ministre n’était pas déraisonnable. En ce qui a trait à la peine d’emprisonnement réelle imposée (la première question certifiée), elle a conclu qu’il n’était pas déraisonnable d’interpréter l’emprisonnement avec sursis comme étant un « emprisonnement » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 36(1)a). Elle a ajouté qu’affirmer qu’une peine d’emprisonnement avec sursis est plus clémente qu’une peine d’incarcération de la même durée ne signifie toutefois pas que le législateur ne considère pas l’infraction en question suffisamment grave pour justifier l’interdiction de territoire. La juge Gauthier a ensuite souligné que les débats du comité parlementaire quant à l’opportunité d’abaisser le seuil de la durée de l’emprisonnement au‑delà duquel il n’y a aucun droit d’appel à l’égard des conclusions d’interdiction de territoire devant la Section d’appel de l’immigration (par. 64(2)  de la LIPR ) ont porté notamment sur trois propositions visant à exclure les peines d’emprisonnement avec sursis, lesquelles ont toutes été ultimement rejetées. Elle a en outre expliqué que si le législateur avait jugé qu’une peine d’emprisonnement avec sursis d’au moins six mois est suffisamment grave pour justifier la perte des droits d’appel, il n’était pas déraisonnable que le délégué du ministre considère la peine d’emprisonnement avec sursis comme un « emprisonnement » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 36(1)a).

[20]                          Quant à l’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans », la juge Gauthier a conclu que le mot « punissable » renvoie à l’infraction prévue dans la loi fédérale, et non à la peine qui pourrait être infligée à un contrevenant en particulier. Selon elle, le contexte de l’al. 36(1)a) étaye la conclusion selon laquelle le critère est objectif plutôt que subjectif. Ainsi, il n’était pas déraisonnable de conclure que le moment pertinent est celui où l’admissibilité est analysée puisque l’interdiction de territoire doit être évaluée à l’aune des perceptions qui prévalent au Canada à l’égard de la gravité de l’infraction en question. Par ailleurs, la juge Gauthier s’est dite d’avis que l’al. 11 i )  de la Charte canadienne des droits et libertés  ne s’applique pas, car la procédure qui se déroule devant le délégué du ministre n’est ni criminelle ni pénale.

III.          Questions préliminaires

[21]                          Avant de m’attaquer aux questions d’interprétation législative qui sont au cœur du présent pourvoi, je me pencherai sur deux questions préliminaires. D’abord, précisons que la décision examinée est celle que le délégué du ministre a prise en application du par. 44(2) de la LIPR de déférer l’affaire à la Section de l’immigration afin que celle‑ci tienne une audition sur l’admissibilité. Bien que le délégué du ministre ait simplement adopté le Rapport ― et que ce Rapport est tout ce qui existe à l’appui des décisions prises prévues aux par. 44(1) et 44(2) ― c’est néanmoins la décision du délégué du ministre qui fait ici l’objet d’une analyse et non celle de l’agent.

[22]                          Deuxièmement, bien que les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif soit terminé et que les mécanismes d’appel soient épuisés, ils doivent faire preuve de retenue avant de l’exercer : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, par. 35‑36; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec le concours de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), rubrique 3:4100. En l’espèce, les parties n’ont pas demandé à la Cour de réexaminer les décisions des tribunaux d’instances inférieures d’entendre la demande, et j’estime que la Cour doit respecter ces décisions.

IV.         Analyse

[23]                          Le principe moderne d’interprétation législative veut qu’il [traduction] « faille lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur » : E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Suivant cette approche, à mon avis, que l’on applique l’une ou l’autre des normes de contrôle, l’interprétation de l’al. 36(1)a) adoptée par le délégué du ministre ne peut être maintenue.

A.            Le terme « emprisonnement » ne vise pas les peines d’emprisonnement avec sursis

[24]                          Je ne peux, que l’on applique l’une ou l’autre des normes de contrôle, accepter l’interprétation voulant que les peines d’emprisonnement avec sursis soient visées par le terme « emprisonnement ». Une telle interprétation doit être rejetée pour au moins trois raisons.

[25]                          Premièrement, l’objet de l’al. 36(1)a) est de définir la « grande criminalité » pour les résidents permanents déclarés coupables d’une infraction au Canada. Clairement, selon le libellé de la disposition, la question de savoir si une peine infligée peut établir la « grande criminalité » dépend de sa durée. En effet, c’est la durée qui sert d’indicateur; elle doit être « de plus de six mois ». Cependant, la gravité de la criminalité punie par une durée donnée d’incarcération n’est pas la même que la gravité de la criminalité punie par une peine d’emprisonnement avec sursis de la même durée. Autrement dit, la durée de la peine, à elle seule, n’est pas un bon critère pour mesurer la gravité de la criminalité du résident permanent.

[26]                          Dans R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, le juge en chef Lamer a affirmé ce qui suit au par. 44 : « . . . une ordonnance d’emprisonnement avec sursis, même assortie de conditions rigoureuses, est généralement une peine plus clémente qu’un emprisonnement de même durée . . . » Il a poursuivi en précisant (au par. 52) :

                    Le juge n’inflige pas un emprisonnement de « x mois » dans l’abstrait, sans se demander où cette peine sera purgée. De plus, lorsque le tribunal opte pour l’emprisonnement avec sursis, sa durée dépend du genre de conditions dont elle est assortie. La durée de la peine ne peut donc pas être déterminée indépendamment du lieu où celle‑ci sera purgée. [Références omises.]

[27]                          L’avocat de M. Tran a illustré de façon utile la dissymétrie entre la durée des peines d’incarcération et celle des peines d’emprisonnement avec sursis. D’une part, il y a des affaires où des facteurs atténuants ont incité les tribunaux à remplacer les peines d’incarcération de moins de six mois par des peines d’emprisonnement avec sursis de plus de six mois : p. ex. R. c. Shah, 2003 BCCA 294, 182 B.C.A.C. 142; R. c. Saundercook‑Menard, 2008 ONCA 493; R. c. Chapman, 2007 YKSC 55; R. c. Jacobson (2006), 207 C.C.C. (3d) 270 (C.A. Ont.). D’autre part, il y a des affaires où des facteurs aggravants ont poussé les tribunaux à remplacer les peines d’emprisonnement avec sursis de plus de six mois par des peines d’incarcération de moins de six mois : p. ex. R. c. Keller, 2009 ABCA 418, 469 A.R. 151; R. c. Sandhu, 2014 ONCJ 95; R. c. Kasakan, 2006 SKCA 14, [2006] 8 W.W.R. 23; R. c. Lebar, 2010 ONCA 220, 101 O.R. (3d) 263. D’ailleurs, dans le cas qui nous occupe, M. Tran a demandé à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique de substituer une peine de détention de moins de 6 mois à la peine d’emprisonnement avec sursis de 12 mois qui avait été prononcée contre lui : m.a., par. 18.

[28]                          Non seulement la durée n’est‑elle pas un indicateur fiable de « grande criminalité » lorsqu’on compare des peines d’incarcération et des peines d’emprisonnement avec sursis, mais elle n’est peut‑être pas non plus une mesure fiable lorsqu’on compare entre elles les peines d’emprisonnement avec sursis, compte tenu des conditions disparates dont elles sont assorties. Plus fondamentalement, les peines d’emprisonnement avec sursis sont généralement une indication d’une moins « grande criminalité » que les peines d’incarcération. Comme le juge en chef Lamer l’a affirmé, « [l]a peine d’emprisonnement avec sursis [. . .] constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants non dangereux » : Proulx, par. 21; voir aussi R. c. Knoblauch, 2000 CSC 58, [2000] 2 R.C.S. 780, par. 102. En conséquence, interpréter un « emprisonnement de plus de six mois » comme incluant à la fois des peines d’incarcération et des peines d’emprisonnement avec sursis réduit l’à‑propos d’utiliser la durée pour évaluer la gravité d’un acte criminel.

[29]                          Deuxièmement, le sens d’« emprisonnement » varie selon le contexte législatif. Parfois, ce terme est utilisé dans le Code criminel  pour viser les peines d’emprisonnement avec sursis : R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530, par. 25; Proulx, par. 29. Mais ce n’est pas toujours le cas. Dans R. c. Middleton, 2009 CSC 21, [2009] 1 R.C.S. 674, le juge Fish a conclu, au par. 14, que le terme « emprisonnement » n’avait pas un seul et même sens dans l’ensemble du Code criminel  :

                        . . . le mot « emprisonnement » dans les termes « peine d’emprisonnement » et « période d’emprisonnement » n’est pas toujours employé dans le même sens, toutes fins confondues, dans le Code criminel . Dans plusieurs cas, ces termes supposent nécessairement l’incarcération.

Le sens de ce terme n’est pas non plus toujours le même dans d’autres lois. Fait à noter, la Cour a conclu dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 11 et 13, que l’al. 36(1) a) et l’art. 64  de la LIPR  renvoient à la notion de « prison » :

                         . . . la LIPR  crée un nouveau régime par lequel la peine d’emprisonnement de plus de six mois emporte interdiction de territoire : al. 36(1) a) LIPR . La personne condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de deux ans ne peut pas interjeter appel d’une mesure de renvoi la visant : art. 64  LIPR . Les dispositions autorisant le contrôle judiciaire atténuent le caractère définitif de ces dispositions, tout comme le font les appels fondés sur des motifs d’ordre humanitaire et l’évaluation du risque préalable à un renvoi. Toutefois, la Loi est claire : un emprisonnement de plus de six mois emporte interdiction de territoire; un emprisonnement de plus de deux ans emporte interdiction d’appel.

                    . . .

                        En résumé, les dispositions de la LIPR et les commentaires de la ministre indiquent que l’adoption de la LIPR , et de l’art. 64 en particulier, visait à renvoyer diligemment du pays les criminels condamnés à une peine d’emprisonnement de plus de six mois. [Je souligne.]

Même si elle n’est pas nécessairement déterminante, cette interprétation du terme « emprisonnement » dans le contexte de la LIPR  renforce ma conclusion en l’espèce.

[30]                          Le ministre soutient que lors de l’adoption récente de modifications à l’al. 50b)  et au par. 64(2)  de la LIPR , l’exclusion des peines d’emprisonnement avec sursis du sens d’« emprisonnement » a été expressément rejetée. Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation de l’historique législatif. Tout d’abord, il est utile de souligner que le seuil de six mois provenait de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976‑77, c. 52, al. 27(1)d) ― avant l’adoption des peines avec sursis au Canada ― et a été maintenu dans la LIPR  en 2002. En 2013, le seuil prévu au par. 64(2) pour la restriction des droits d’appel est passé d’un « emprisonnement » d’au moins deux ans à un « emprisonnement » d’au moins six mois : L.C. 2013, c. 16, art. 24. Le ministre attire l’attention sur les débats des comités entourant ces modifications ― soit les débats qui ont mené au rejet des propositions visant l’exclusion des peines d’emprisonnement avec sursis du seuil prévu au par. 64(2). Plus précisément, l’argument du ministre est fondé sur le rejet de trois propositions par les comités de la Chambre des communes et du Sénat chargés de l’examen des amendements. Cependant, puisque les modifications proposées ne portaient pas uniquement sur les peines d’emprisonnement avec sursis[1] et qu’elles étaient liées aux modifications au par. 64(2) plutôt qu’à l’al. 36(1)a), je ne peux tirer de conclusions utiles du rejet de ces propositions.

[31]                          En dernier lieu, mon interprétation évite de donner lieu à des résultats absurdes. Dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 27, le juge Iacobucci a expliqué la présomption selon laquelle le législateur ne peut vouloir de conséquences absurdes :

                    Selon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes. D’après Côté [P.‑A. Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)], on qualifiera d’absurde une interprétation qui mène à des conséquences ridicules ou futiles, si elle est extrêmement déraisonnable ou inéquitable, si elle est illogique ou incohérente, ou si elle est incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet du texte législatif (aux pp. 430 à 432). Sullivan partage cet avis en faisant remarquer qu’on peut qualifier d’absurdes les interprétations qui vont à l’encontre de la fin d’une loi ou en rendent un aspect inutile ou futile ([R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994)], à la p. 88).

[32]                          Or, l’interprétation de l’al. 36(1)a) selon laquelle une peine d’emprisonnement avec sursis constitue un « emprisonnement » entraînerait des conséquences absurdes. Je le répète, les ordonnances d’emprisonnement avec sursis visent « certains délinquants [moins et] non dangereux » : Proulx, par. 21. Par conséquent, des crimes plus graves sont punissables de peines d’incarcération qui sont plus courtes que les peines d’emprisonnement avec sursis infligées pour des crimes moins graves ― elles sont plus courtes parce qu’elles sont purgées en prison plutôt que dans la collectivité. Il serait absurde, par exemple, qu’un « délinquant [moins et] non dangereux » condamné à un emprisonnement avec sursis de sept mois soit expulsé, tandis qu’un délinquant ayant commis une infraction plus grave qui s’est vu infliger une peine d’incarcération de six mois puisse demeurer au Canada. Expulser des contrevenants ayant commis des infractions moins graves tout en permettant à des personnes ayant commis des infractions plus graves de demeurer au Canada ne contribuerait pas à accroître la sécurité publique, qui constitue un objectif de la LIPR  : al. 3(1)h).

[33]                          Il serait également absurde que les contrevenants souhaitent être condamnés à l’incarcération plutôt qu’à l’emprisonnement avec sursis afin de pouvoir demeurer au Canada, comme l’a fait M. Tran en l’espèce. Les peines d’emprisonnement avec sursis constituent une solution de rechange à l’incarcération, en ce qu’elles visent à encourager la réinsertion sociale, à réduire le taux d’incarcération et à accroître l’efficacité du processus de détermination de la peine : Proulx, par. 20. Ces objectifs ne seraient pas atteints si des individus condamnés à purger des peines de ce type cherchaient à y faire substituer des peines d’incarcération parce qu’ils seraient d’avis qu’il s’agit du seul moyen dont ils disposent pour avoir un futur dans les collectivités canadiennes, collectivités dont ils seraient par ailleurs exclus le temps de leur incarcération.

[34]                          Pour ces raisons, je conclus que le terme « emprisonnement » de l’al. 36(1) a) de la LIPR  ne peut être interprété de façon à viser les peines d’emprisonnement avec sursis et ce, que l’on applique l’une ou l’autre des normes de contrôle.

B.            La peine maximale est celle qui s’applique au moment de la commission de l’infraction

[35]                          À mon avis, une interprétation contextuelle de l’al. 36(1)a) n’étaye qu’une seule conclusion : l’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » renvoie à la peine maximale que la personne accusée aurait pu se voir infliger au moment de la commission de l’infraction.

[36]                          L’alinéa 36(1)a) commence par l’expression « être déclaré coupable », qui établit le marqueur temporel au moment de la déclaration de culpabilité. Comme l’avocat de M. Tran l’a souligné durant sa plaidoirie, la déclaration de culpabilité comme telle précède les deux clauses disjonctives : l’emprisonnement maximal et la peine réelle imposée. Ces derniers tirent tous les deux leur source dans le fait que la personne a été déclarée coupable. C’est au moment de la déclaration de culpabilité que les deux clauses disjonctives deviennent applicables, et c’est en fonction de ce moment que les clauses doivent être interprétées.

[37]                          Entre la déclaration de culpabilité de M. Tran (le 29 novembre 2012) et le prononcé de sa peine (le 18 janvier 2013), la peine maximale pour l’infraction prévue au par. 7(1)  de la LRCDAS  est passée d’une peine d’emprisonnement de 7 ans à une peine d’emprisonnement de 14 ans. Toutefois, l’al. 11 i )  de la Charte  limitait la peine de M. Tran, ou de quiconque dans la même situation, à une peine maximale de sept ans, puisque la production d’une substance désignée est une infraction criminelle selon le par. 7(1)  de la LRCDAS . Les peines découlant de condamnations fondées sur cette disposition ne doivent donc pas contrevenir à l’al. 11 i )  de la Charte , qui prévoit ce qui suit :

11. Tout inculpé a le droit :

. . .

i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.

En conséquence, la peine maximale à laquelle M. Tran aurait pu être condamné à la suite de sa déclaration de culpabilité est limitée à la peine maximale prévue par la loi au moment de la commission de l’infraction. M. Tran n’était donc pas passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans.

[38]                          La Cour d’appel a conclu que l’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » peut être interprétée sans référence à M. Tran ou à quiconque dans sa situation. Je ne suis pas d’accord. Le critère ne peut être simplement la peine maximale dissociée du résident permanent « déclaré coupable » dans un cas donné. À mon avis, l’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » doit plutôt être comprise en fonction des circonstances relatives au contrevenant visé, ou à d’autres personnes dans des situations semblables.

[39]                          Cette interprétation est conforme à l’objet de la LIPR  énoncé à l’art. 3 :

                    3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

                   a) de permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques;

                   b) d’enrichir et de renforcer le tissu social et culturel du Canada dans le respect de son caractère fédéral, bilingue et multiculturel;

                    . . .

                   c) de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration;

                   d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

                   e) de promouvoir l’intégration des résidents permanents au Canada, compte tenu du fait que cette intégration suppose des obligations pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne;

                    . . .

                   h) de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne;

                   i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

                   j) de veiller, de concert avec les provinces, à aider les résidents permanents à mieux faire connaître leurs titres de compétence et à s’intégrer plus rapidement à la société.

[40]                          Comme je l’ai mentionné, la LIPR  vise à permettre au Canada de profiter des avantages de l’immigration, tout en reconnaissant la nécessité d’assurer la sécurité et d’énoncer les obligations des résidents permanents. Le ministre met l’accent sur l’objectif de sécurité visé par la LIPR . Or, comme la Juge en chef l’a expliqué dans Medovarski, pour réaliser cet objectif, « il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada » : par. 10. L’obligation prévue dans la LIPR de se conformer à la loi comprend celle de ne pas se livrer à des activités de « grande criminalité » comme le prévoit le par. 36(1). Aussi longtemps que cette obligation est respectée, les objectifs de la LIPR  liés à l’« intégration » demeurent applicables aux résidents permanents, et la réalisation des objectifs portant sur les « avantages de l’immigration » et la « sécurité » est favorisée.

[41]                          Une interaction similaire entre les obligations mutuelles de l’État et d’individus, dans le contexte du droit criminel, a été décrite de la façon suivante :

                        [traduction] L’obligation de l’État d’établir un cadre de sécurité peut être vue comme la part d’un marché entre l’État et ses citoyens, dans le cadre duquel une certaine sécurité est assurée en échange de l’obéissance. . .

                    . . .

                        . . . En effet, l’obligation fondamentale de justice exige que l’État reconnaisse certains droits aux particuliers dans ses négociations avec eux; en particulier, dans le domaine du droit criminel, l’État doit respecter la primauté du droit et les principes de légalité, de sorte que les citoyens, en tant qu’agents rationnels, puissent organiser leur vie de façon à éviter une condamnation criminelle.

(A. Ashworth, Positive Obligations in Criminal Law (2013), p. 100‑101)

Cette description est pertinente dans le contexte du droit de l’immigration. Les résidents permanents doivent aussi être en mesure d’« organiser leur vie ». Ils doivent être informés à l’avance de leurs obligations. La mise en garde suivante de Lon Fuller le précise : un système juridique doit [traduction] « publiciser, ou à tout le moins [. . .] mettre à la disposition de la partie visée, les règles qu’elle doit observer » : The Morality of Law (éd. rév. 1969), p. 39. Lorsque M. Tran a commis l’infraction, il ne pouvait pas savoir que cette infraction représentait un acte de « grande criminalité » pouvant contrevenir à ses obligations et mener à son renvoi.

[42]                          Le ministre invoque Medovarski, par. 47, plus précisément la proposition selon laquelle les résidents permanents doivent s’attendre à ce que « la loi change à l’occasion ». Il soutient que l’interdiction de territoire aux termes de l’al. 36(1)a) doit être évaluée à l’aune des positions du législateur concernant la gravité de l’infraction au moment de la décision concernant l’interdiction de territoire. Je ne suis pas d’accord. Bien que le législateur puisse changer de position au sujet de la gravité d’un crime, il ne peut changer les obligations mutuelles entre les résidents permanents et la société canadienne sans le faire clairement et sans équivoque. Il ne l’a pas fait. Il faut plutôt interpréter l’al. 36(1)a) d’une manière qui respecte ces obligations mutuelles. Le droit de demeurer au Canada est conditionnel, mais il dépend du respect des obligations qui peuvent être connues. Par conséquent, la date pertinente pour évaluer la grande criminalité dont il est question à l’al. 36(1)a) est la date de la commission de l’infraction, et non la date de la décision quant à l’interdiction de territoire.

[43]                          La présomption du caractère non rétrospectif confirme la justesse de cette conclusion. Bien que je partage l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle l’al. 11 i )  de la Charte  ne s’applique pas à la décision du délégué du ministre, parce que la procédure n’est ni criminelle ni pénale, la présomption du caractère non rétrospectif est une règle d’interprétation législative applicable dans la présente affaire. Cette présomption vise à protéger les droits acquis et à éviter une modification de la loi qui découle d’un regard [traduction] « orient[é] vers le passé et [qui] joi[gne] de nouvelles conséquences préjudiciables à une transaction complétée » : Driedger (1983), p. 186. Selon cette présomption, « les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation » : Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, p. 279; voir aussi Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 71.

[44]                          La présomption du caractère non rétrospectif fait intervenir la primauté du droit. Comme le lord Diplock l’a expliqué, la primauté du droit [traduction] « exige qu’un citoyen, avant d’adopter une ligne de conduite, puisse connaître à l’avance les conséquences qui en découleront sur le plan juridique » : Black‑Clawson International Ltd. c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A.G., [1975] A.C. 591 (H.L.), p. 638. Comme la Cour l’a expliqué dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70, la primauté du droit « assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités ».

[45]                          La présomption du caractère non rétrospectif est également un signe d’équité : R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 25. Par exemple, les juges qui déterminent une peine doivent tenir compte des conséquences en matière d’immigration : R. c. Pham, 2013 CSC 15, [2013] 1 R.C.S. 739. Adopter une nouvelle conséquence indirecte après le prononcé de la peine, conséquence qui aurait été pertinente avant le prononcé, soulèverait des questions d’équité. Comme M. Tran le fait remarquer, un résident permanent déclaré coupable de production de marihuana il y a 25 ans se retrouverait soudainement interdit de territoire des années après avoir purgé sa peine. Un tel résultat irait non seulement à l’encontre de l’équité et de la primauté du droit, mais minerait également la décision du juge chargé de la détermination de la peine qui a façonné, il y a plusieurs décennies, une peine appropriée sans savoir qu’il y aurait des conséquences additionnelles quant à la déportation.

[46]                          Selon le ministre, la présomption du caractère non rétrospectif n’est d’aucun secours pour M. Tran en raison de la décision de la Cour dans Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301, qui en empêche l’application. Je ne suis pas d’accord.

[47]                          Dans Brosseau, la Cour a conclu que la présomption ne s’applique pas si les nouvelles conséquences préjudiciables en cause visent à protéger le public plutôt qu’à punir pour un fait passé. Le fait que l’al. 36(1) a) de la LIPR  reflète « une intention de donner priorité à la sécurité » (Medovarski, par. 10) n’est pas suffisant, en soi, pour qu’il soit visé par l’exception de la « protection du public » envisagée dans Brosseau. Si l’on interprétait cette exception de telle sorte qu’elle englobe toute la législation dont on peut dire qu’elle vise globalement la protection du public, cela reviendrait à faire fi de l’objectif sous‑jacent à la présomption du caractère non rétrospectif.

[48]                          La présomption est un outil pour cerner la portée temporelle voulue de la loi. En l’absence d’une indication selon laquelle le législateur a envisagé qu’une loi soit rétrospective et ainsi possiblement inéquitable, il faut présumer qu’il n’a souhaité ni l’un ni l’autre :

                        Il n’existe aussi aucune exigence générale que la législation ait une portée uniquement prospective, même si une loi rétrospective et rétroactive peut renverser des expectatives bien établies et être parfois perçue comme étant injuste : voir E. Edinger, « Retrospectivity in Law » (1995), 29 U.B.C. L. Rev. 5, p. 13. Ceux qui partagent cette perception seront peut‑être rassurés par les règles d’interprétation législative qui imposent au législateur d’indiquer clairement les effets rétroactifs ou rétrospectifs souhaités. Ces règles garantissent que le législateur a réfléchi aux effets souhaités et [traduction] « a conclu que les avantages de la rétroactivité (ou du caractère rétrospectif) l’emportent sur les possibilités de perturbation ou d’iniquité » : Landgraf c. USI Film Products, 511 U.S. 244 (1994), p. 268. [Je souligne.]

(Imperial Tobacco, par. 71, le juge Major)

[49]                          La présomption existe pour garantir que les lois ne s’appliquent rétrospectivement que lorsque le législateur a clairement indiqué qu’il a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et l’iniquité potentielle, d’autre part. Sans cela, il faut présumer que le législateur n’a pas souhaité de tels effets.

[50]                          Règle générale, un texte exprès ou nettement implicite en ce sens (Gustavson Drilling, p. 279) donne l’indication nécessaire que le législateur a réfléchi à la question de la rétrospectivité. L’exception relative à la « protection du public » permet que la législation protective ait un effet rétrospectif même en l’absence d’un texte de loi exprès ou nettement implicite en ce sens, dans la mesure où il ressort autrement de l’intention du législateur qu’il en soit ainsi. Cela dit, conformément à l’objectif sous‑jacent de la présomption, l’exception s’applique uniquement lorsque la structure de la pénalité elle‑même illustre que le législateur a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et ses effets inéquitables potentiels, d’autre part. Ce sera le cas lorsqu’il y a clairement un lien entre la mesure protective et les risques encourus par le public associés à la conduite antérieure à laquelle ils se rattachent. Dans de tels cas, comme dans Brosseau, l’étendue de la protection doit s’aligner avec les risques précis engendrés par ceux qui ont eu une conduite dommageable spécifique et elle est façonnée pour prévenir ces risques pour l’avenir : voir Brosseau, p. 319-320, citant R. c. Vine (1875), L.R. 10 Q.B. 195, p. 199; voir également In re A Solicitor’s Clerk, [1957] 1 W.L.R. 1219 (Q.B.).

[51]                          L’alinéa 36(1) a) de la LIPR  n’établit pas un lien clair de ce type et ce, pour deux raisons, liées l’une et l’autre au fait que le législateur s’est fondé sur les peines criminelles comme étalon pour établir l’existence d’une « grande criminalité ». Premièrement, en n’associant pas la « grande criminalité » à des infractions précises et en se fondant plutôt sur les peines qu’elles entraînent, le législateur a envisagé que l’éventail des infractions qui constituent de la « grande criminalité » peut s’agrandir ou se réduire au fil du temps. Ceci indique que le Parlement a souhaité façonner la pénalité en fonction des vues du moment relativement à une conduite en particulier, et non pas pour prévenir les risques associés à cette conduite : motifs de la C.A.F., par. 58. Deuxièmement, comme la « grande criminalité » est définie en fonction des peines criminelles, la portée de la protection qui en découle tient nécessairement compte de considérations relatives à l’infliction de peines en matière criminelle qui vont au‑delà de la « protection du public », soit notamment des considérations relatives à l’élément punitif qu’elles recèlent : voir R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81, par. 42; K.R.J., par. 31-32.

[52]                          Ainsi, l’al. 36(1)a) n’entraîne pas l’application de l’exception fondée sur la « protection du public » parce que — en l’absence d’un lien clair entre le risque et les mesures protectives pour le contrer — il n’indique pas que le législateur a mis en balance les conséquences potentiellement inéquitables, d’une part, et les avantages sur le plan de la protection, d’autre part, d’exiger que la catégorie de personnes non citoyennes interdites de territoire pour grande criminalité reste parfaitement conforme à la catégorie d’infractions que l’al. 36(1)a) considère « sérieuses » à tout moment dans le temps.

[53]                          Pour ces motifs, j’estime que l’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » se rapporte à la peine maximale que l’accusé aurait pu se voir infliger au moment de la commission de l’infraction. En l’espèce, pour M. Tran, cette peine maximale était un emprisonnement de seulement sept ans. En conséquence, il n’a pas été déclaré coupable d’une infraction « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ».

C.            Décision du délégué du ministre de déférer l’affaire

[54]                          Le délégué du ministre a conclu que le Rapport relatif à l’interdiction de territoire de M. Tran pour grande criminalité était bien fondé et il a déféré l’affaire à la Section de l’immigration sur ce fondement. Comme cette opinion était fondée sur la prémisse d’une interprétation erronée des motifs d’interdiction de territoire en application de l’al. 36(1)a), sa décision de déférer l’affaire ne peut être maintenue. Il n’est donc pas nécessaire que je décide s’il a bien exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 44(2).

V.            Conclusion

[55]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision du délégué du ministre et de renvoyer l’affaire à un autre délégué.

[56]                          En outre, bien que l’analyse de la Cour ne soit pas limitée aux questions certifiées, dans le but de donner des directives quant aux questions juridiques traitées par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, je répondrais ainsi à ces questions :

1.   Une peine d’emprisonnement avec sursis infligée dans le cadre du régime établi aux art. 742  à 742.7  du Code criminel  constitue‑t‑elle un « emprisonnement » au sens de l’al. 36(1) a) de la LIPR ?

―     Non.

2.   L’expression « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » employée à l’al. 36(1) a) de la LIPR  vise‑t‑elle l’emprisonnement maximal en vigueur au moment où la personne a été condamnée ou l’emprisonnement maximal selon la loi en vigueur au moment de l’enquête?

―     Elle vise l’emprisonnement maximal possible au moment de la commission de l’infraction.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelant : Edelmann & Co., Vancouver; Green & Spiegel, Toronto.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Montréal et Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : John Norris, Barrister, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Waldman & Associates, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Clinique juridique africaine canadienne : Mirza Kwok, Mississauga; Clinique juridique africaine canadienne, Toronto.



[1]  Il a aussi été proposé qu’il y ait des seuils relatifs à la période que l’étranger a passée au Canada (Chambre des communes, Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, no 064, 1re sess., 41e lég., 28 novembre 2012, p. 2‑5 (K. Lamoureux, lib.)); que la possibilité d’interjeter appel soit rétablie pour les étrangers déclarés coupables de crimes à l’extérieur du Canada (p. 2-3 (J. J. Sims, NPD)); et que des modifications soient apportées concernant l’entrevue du Service canadien du renseignement de sécurité, les motifs d’ordre humanitaire, les fausses déclarations, les rapports à la Chambre et la rétroactivité (Débats du Sénat, vol. 148, no 168, 1re sess., 41e lég., 30 mai 2013, p. 4081 (l’hon. A. Eggleton)).

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