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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Jones, 2017 CSC 60, [2017] 2 R.C.S. 696

Appel entendu : 23 mars 2017

Jugement rendu : 8 décembre 2017

Dossier : 37194

 

Entre :

Tristin Jones

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario

Intimées

 

- et -

 

Procureur général de la Colombie-Britannique, directeur des poursuites criminelles et pénales, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Association canadienne des libertés civiles, Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko et British Columbia Civil Liberties Association

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 82)

La juge Côté (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Karakatsanis et Gascon)

 

 

Motifs concordants :

(par. 83 à 87)

Le juge Rowe

 

 

Motifs dissidents :

(par. 88 à 119)

La juge Abella

 

 

 

 


R. c. Jones, 2017 CSC 60, [2017] 2 R.C.S. 696

Tristin Jones                                                                                                     Appelant

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada et

Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario                                                       Intimées

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

directeur des poursuites criminelles et pénales,

Criminal Lawyers’ Association of Ontario,

Association canadienne des libertés civiles,

Clinique d’intérêt public et de politique

d’internet du Canada Samuelson‑Glushko et

British Columbia Civil Liberties Association                                            Intervenants

Répertorié : R. c. Jones

2017 CSC 60

No du greffe : 37194.

2017 : 23 mars; 2017 : 8 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Application — Qualité pour agir — Fouilles, perquisitions et saisies — Preuve — Admissibilité — Messages textes — Demande de l’accusé en vue de faire écarter au procès des relevés contenant des messages textes obtenus d’un fournisseur de services de télécommunications au moyen d’une ordonnance de communication — L’accusé a‑t‑il une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des copies des messages textes conservées par le fournisseur de services et, en conséquence, qualité pour contester l’ordonnance de communication en vertu de l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés ? — L’accusé est‑il autorisé à s’appuyer sur la thèse de la Couronne afin d’établir son attente subjective au respect de sa vie privée?

                    Droit criminel — Preuve — Ordonnances de communication — Atteinte à la vie privée — Interception de communications — Obtention par les policiers d’une ordonnance prévue à l’art. 487.012  du Code criminel  en vue de se faire communiquer des messages textes conservés dans l’infrastructure du fournisseur de services — Une ordonnance de communication permet‑elle de saisir légalement de tels messages ou est‑il nécessaire d’obtenir une autorisation de mise sous écoute électronique en vertu de la partie VI du Code criminel  pour que la saisie respecte l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés ? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 183  « intercepter », 487.012.

                    J a été déclaré coupable de plusieurs infractions liées au trafic d’armes à feu et de drogues. Ces déclarations de culpabilité reposent sur des relevés contenant des messages textes qui ont été saisis d’un compte Telus associé à son coaccusé en application d’une ordonnance de communication obtenue en vertu de l’art. 487.012  du Code criminel  (maintenant l’art. 487.014). Avant le procès, J a tenté de faire écarter les messages textes au motif que leur obtention au moyen d’une ordonnance de communication avait contrevenu aux droits que lui garantit l’art. 8  de la Charte . La juge du procès a conclu que J n’avait pas qualité pour contester l’ordonnance de communication sur le fondement de l’art. 8 et ce dernier a par conséquent été déclaré coupable. L’appel interjeté par J à l’encontre de sa déclaration de culpabilité a été rejeté.

                    Arrêt (la juge Abella est dissidente) : Le pourvoi est rejeté et l’ordonnance de communication est confirmée.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Côté : J avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement aux messages textes conservés par Telus et, en conséquence, il avait qualité pour contester la validité de l’ordonnance de communication en vertu de l’art. 8  de la Charte . Pour répondre à la question de savoir si l’auteur d’une telle demande a une attente raisonnable au respect de sa vie privée, il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire en cause. L’auteur de la demande doit prouver qu’il avait un droit direct à l’égard de l’objet de la fouille, qu’il avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de cette fouille et que son attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable.

                    En l’espèce, l’objet de la fouille est la conversation électronique entre J et son coaccusé. J aurait dû être autorisé à s’appuyer sur la thèse de la Couronne selon laquelle il était l’auteur de ces messages textes afin d’établir son droit direct à l’égard de l’objet de la fouille et son attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard des messages. Un accusé qui invoque l’art. 8  de la Charte  peut demander au tribunal de tenir pour avéré tout fait que la Couronne allègue ou entend alléguer dans les poursuites intentées contre lui, au lieu de devoir présenter des éléments de preuve établissant ces mêmes faits lors du voir‑dire. Ce résultat s’accorde avec le fait qu’une preuve relativement minime est requise pour démontrer l’existence de l’attente subjective dans le cadre de l’analyse de l’ensemble des circonstances, ainsi qu’avec le principe protégeant contre l’auto‑incrimination.

                    Il s’ensuit que J s’attendait subjectivement à ce que l’on respecte son droit à la vie privée relativement aux copies de sa conversation électronique se trouvant dans l’infrastructure du fournisseur de services. Les messages textes constituent des communications privées. Cela n’est pas contesté en l’espèce. De plus, comme a conclu la juge saisie de la demande, J et son coaccusé se sont servis de noms de tiers pour éviter d’être repérés ou d’être associés aux messages textes. Cela tend à indiquer qu’ils entendaient que leurs communications demeurent privées.

                    Enfin, il est objectivement raisonnable de la part de l’expéditeur de messages textes de s’attendre à ce qu’un fournisseur de services protège le caractère privé de l’information qui lui est confiée, dans les cas où la réception et la conservation de cette information constituent un aspect accessoire de son rôle consistant à acheminer des communications privées au destinataire visé. Cette conclusion a un caractère intuitif. Il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’un fournisseur de services communique les messages textes à un destinataire non visé ou qu’il les mette à la disposition du monde entier. Dans le cas qui nous occupe, il était donc raisonnable de la part de J de s’attendre à ce que Telus ne communiquerait à personne d’autre qu’au destinataire visé les messages textes qu’il envoyait, malgré le fait qu’il ait renoncé à exercer un contrôle direct sur ces messages. Ni l’absence de politique de confidentialité de nature contractuelle ni le fait que l’ordonnance de communication visait un téléphone enregistré au nom d’un tiers ne privent J de cette protection.

                    Par conséquent, au regard de l’ensemble des circonstances, J avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement aux messages textes en cause, et il avait qualité pour contester la validité de l’ordonnance de communication. Toutefois, les droits garantis à J par l’art. 8  de la Charte  n’ont pas été violés, étant donné que les relevés contenant les messages textes conservés dans l’infrastructure du fournisseur de services ont été saisis légalement au moyen de l’ordonnance de communication prévue à l’art. 487.012  du Code criminel . Selon son sens courant et à la lumière de son contexte, le mot « intercepter » à l’art. 183 de la partie VI du Code   criminel  ne couvre pas la communication ou la saisie de messages textes existants conservés par un fournisseur de services. Les messages textes existants s’entendent des messages qui ont été expédiés et reçus, non pas de ceux qui sont encore en cours de transmission. Dans le cas qui nous occupe, il ne fait aucun doute que les communications échangées entre J et son coaccusé ont initialement été interceptées par Telus, vraisemblablement en vertu d’une des exceptions prévues au par. 184(2)  du Code criminel  pour les besoins de la fourniture des services. Toutefois, compte tenu de la distinction que le régime législatif établit entre l’interception, l’utilisation et la conservation d’une part, ainsi que la divulgation d’autre part, il est évident que la conservation des télécommunications par Telus et leur divulgation ultérieure par cette dernière aux policiers n’ont pas constitué des interceptions additionnelles. Telus a plutôt conservé les communications interceptées en vertu du par. 184(3), puis les a ensuite divulguées aux policiers comme le prévoit le par. 193(2)  du Code criminel .

                    En l’espèce, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation d’écoute électronique prévue à la partie VI, étant donné que les policiers ne sollicitaient pas une ordonnance les autorisant à obtenir la production prospective de messages textes futurs. Rien ne prouve non plus que l’ordonnance de communication a entraîné la communication de messages textes qui se trouvaient encore dans le processus de transmission. Par conséquent, la fouille et la saisie des messages textes de J ont été régulièrement autorisées en vertu des dispositions relatives aux ordonnances de communication figurant à l’art. 487.012  du Code criminel , et ces mesures n’ont pas porté atteinte aux droits garantis à J par l’art. 8  de la Charte .

                    Le juge Rowe : Il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires selon laquelle, suivant les règles d’interprétation des lois, l’ordonnance de communication prévue à l’art. 487.012  du Code criminel  (maintenant l’art. 487.014) autorise les policiers à demander à un fournisseur de services de divulguer des messages textes après que ceux‑ci ont été envoyés et reçus. En revanche, une autorisation fondée sur la partie VI du Code criminel  est requise pour intercepter ces messages pendant leur transmission. Cependant, comme le fournisseur de services concerné en l’espèce conserve des copies des messages textes dès qu’ils sont envoyés, il importe peu que les policiers les « interceptent » ou les obtiennent tout simplement au moyen d’une ordonnance de communication immédiatement après leur envoi. Il semble que les policiers peuvent effectivement éluder les exigences de la partie VI en obtenant une ordonnance de communication immédiatement après l’envoi des messages. Aucune opinion définitive n’est exprimée quant à la question de savoir si ces anomalies indiquent que l’art. 487.014 ne respecte pas les exigences de l’art. 8  de la Charte , étant donné que cette question n’a pas été soulevée lors des débats.

                    La juge Abella (dissidente) : Il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires suivant laquelle J possédait une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des messages textes qu’il a envoyés et que, par conséquent, il avait qualité pour contester l’ordonnance de communication en vertu de l’art. 8  de la Charte . Mais puisque les messages ont été obtenus aux termes d’une ordonnance de communication plutôt que d’une autorisation sous le régime de la partie VI du Code criminel , la fouille et la saisie de ces messages n’étaient pas autorisées par la loi et étaient donc abusives.

                    Les policiers ont obtenu, en vertu de l’art. 487.012  du Code criminel , plusieurs ordonnances de communication visant les fournisseurs de services Bell, Rogers et Telus. Seule la société Telus conserve pendant une certaine période le contenu des messages textes envoyés et reçus par ses abonnés. Aucun message texte n’a été obtenu à partir de comptes existants auprès d’autres fournisseurs de services. Ce sont les pratiques de stockage uniques à Telus, plutôt que les principes qui sous‑tendent la partie VI, qui ont mené à la communication des copies de messages textes existants du compte Telus visé, et à la perte par J des mesures de protection de la vie privée prévues par la partie VI. Si on privilégie une distinction d’ordre temporel pour déterminer le degré de protection de la vie privée applicable à l’égard des messages textes, les clients de Telus se trouvent alors à bénéficier d’une protection inférieure à celle dont jouissent les clients faisant appel à d’autres fournisseurs de services qui ne conservent pas de copies des messages textes, et ce, tout simplement parce que Telus conserve des copies des messages textes qui passent par son infrastructure. Cela signifie que le droit des auteurs de messages textes au respect de leur vie privée dépend de l’identité de leur fournisseur de services, plutôt que du fait qu’ils utilisent les messages textes comme moyen de communiquer privément.

                    Le mot « intercepter » à l’art. 183  du Code criminel  devrait être interprété dans le contexte général du régime de la partie VI et de l’objet que celui‑ci est censé viser, c’est‑à‑dire prévenir l’acquisition par l’État de communications privées sans autorisation valable et protéger le droit intrinsèque au respect de la vie privée à l’égard du contenu de communications privées. Les protections qu’offre la partie VI devraient s’appliquer à l’interception des messages textes existants ainsi que des messages textes futurs. Le moment où l’État présente sa demande d’information ne devrait pas dénaturer la dimension communicationnelle d’un échange de messages textes. L’interprétation du terme « intercept[ion] » d’une communication privée doit s’attacher à la substance des éléments auxquels la technique d’enquête vise à obtenir accès, et non au moment où cet accès est demandé, ou encore au hasard des pratiques technologiques des fournisseurs de services.

                    Lorsque les policiers obtiennent d’un fournisseur de services des copies de messages textes, ils prennent connaissance d’un relevé complet de l’ensemble des conversations électroniques qui ont eu lieu au cours de la période donnée. Le contenu informationnel dont prend connaissance l’État est un relevé complet de l’ensemble des communications privées survenues au cours d’une période donnée. L’insistance particulière sur le fait que le relevé porte sur des messages textes existants ne devrait pas faire oublier le contenu et la nature de ce relevé. Il s’agit d’un relevé reproduisant le texte d’une conversation qui a eu lieu entre des personnes, même si elle a pris une forme électronique, et à laquelle on a assigné un repère temporel précis. Ce relevé pourrait comprendre des conversations électroniques entre plusieurs personnes qui participent innocemment à une conversation électronique avec le destinataire visé, ainsi que des conversations électroniques entre de multiples participants à un échange de messages textes au sein d’un groupe.

                    Comme aucune autorisation fondée sur la partie VI n’a été obtenue, la prise de connaissance des copies des messages textes existants de J obtenues au moyen d’une ordonnance de communication était invalide et violait les droits garantis à ce dernier par l’art. 8  de la Charte .

                    Les messages devraient être écartés en vertu du par. 24(2)  de la Charte . L’évolution rapide de la technologie entraîne une évolution correspondante de la jurisprudence, laquelle s’efforce de suivre le rythme de l’incidence de la technologie sur les droits garantis par la Constitution. Dans les cas où aucune décision portant exactement sur une situation litigieuse n’a encore été rendue, les policiers ont alors le choix entre deux possibilités : utiliser la lacune dans la jurisprudence pour justifier une conduite plus envahissante, ou exercer davantage de précaution avant de porter atteinte à des droits protégeant la vie privée garantis par la loi. La meilleure approche à adopter par les tribunaux consiste à inciter les policiers à pécher par excès de prudence afin de protéger les droits du public, plutôt qu’à cautionner des violations de la Charte  par déférence pour la mécanique des nouvelles technologies.

                    Les répercussions de la conduite attentatoire à la Charte  sur le droit à la protection de la vie privée garanti à J par l’art. 8 de ce texte ont été importantes. Qu’il s’agisse de messages existants ou d’un échange en temps réel, les conversations électroniques sont susceptibles de révéler des renseignements biographiques sur les gens, notamment des renseignements qui tendent à révéler des détails intimes sur leur mode de vie et leurs choix personnels. Bien que la police n’ait pas, techniquement, agi de mauvaise foi, le défaut d’obtenir une autorisation sous le régime de la partie VI a sérieusement compromis la confiance du public envers l’administration de la justice. Les répercussions de la conduite des policiers sur le droit au respect de la vie privée garanti à J par l’art. 8  de la Charte  ont été importantes, facteur qui l’emporte sur l’intérêt du public à ce qu’un jugement au fond soit rendu.

Jurisprudence

Citée par la juge Côté

                    Arrêt appliqué : R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; arrêts examinés : R. c. Société TELUS Communications, 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3; R. c. Shayesteh (1996), 31 O.R. (3d) 161; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30; arrêts mentionnés : R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579; R. c. Gauthier, [1977] 1 R.C.S. 441; R. c. Jir, 2010 BCCA 497, 264 C.C.C. (3d) 64; R. c. Hurry, 2002 ABQB 420, 165 C.C.C. (3d) 182; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311; R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227; R. c. Pugliese (1992), 71 C.C.C. (3d) 295; R. c. Trapp, 2011 SKCA 143, 377 Sask. R. 246; R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Belcourt, 2015 BCCA 126, 322 C.C.C. (3d) 93; R. c. McQueen (1975), 25 C.C.C. (2d) 262; R. c. Giles, 2007 BCSC 1147; R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280; R. c. Finlay (1985), 23 C.C.C. (3d) 48; R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Société TELUS Communications, 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3; R. c. Hoelscher, 2016 ABQB 44; R. c. Croft, 2013 ABQB 640, 304 C.C.C. (3d) 279; R. c. Carty, 2014 ONSC 212; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; R. c. Côté, 2011 CSC 46, [2011] 3 R.C.S. 215.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 8 , 13 , 24(2) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 99 , 164.2(1) b)(ii), 164.3(4) b), 182(2) e), partie VI, 183 « autorisation », « communication privée », « intercepter », 183 à 196, 184, 184 à 192, 193, 462.34(6)a)(ii), 462.41(3), 462.42(1), 487, 487.01(1)c), 487.012 [aj. 2004, c. 3, art. 7], 487.014 [aj. 2014, c. 31, art. 20; auparavant art. 487.012], 490.4(3), 490.5(1)c).

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques , L.C. 2000, c. 5, art. 3 , 5(3) , 7 .

Doctrine et autres documents cités

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.

Fontana, James A., and David Keeshan. The Law of Search and Seizure in Canada, 9th ed., Toronto, LexisNexis, 2015.

Hutchison, Scott C., et al. Search and Seizure Law in Canada, vol. 1, Toronto, Carswell, 1991 (loose‑leaf updated 2017, release 7).

Magotiaux, Susan. « Out of Sync : Section 8 and Technological Advancement in Supreme Court Jurisprudence » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 501.

Penney, Steven. « The Digitization of Section 8  of the Charter  : Reform or Revolution? » (2014), 67 S.C.L.R. (2d) 505.

Stewart, Hamish. « Normative Foundations for Reasonable Expectations of Privacy » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 335.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges MacPherson, MacFarland et LaForme), 2016 ONCA 543, 131 O.R. (3d) 604, 361 C.R.R. (2d) 350, 338 C.C.C. (3d) 591, 350 O.A.C. 274, [2016] O.J. No. 3737 (QL), 2016 CarswellOnt 10858 (WL Can.), qui a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé pour des infractions liées au trafic d’armes à feu et de drogues, ainsi que sur la requête présentée avant le procès. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.

                    Patrick McCann, Peter Mantas et Ewan Lyttle, pour l’appelant.

                    Nicholas E. Devlin et Jennifer Conroy, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada.

                    Randy Schwartz et Andrew Hotke, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario.

                    Argumentation écrite seulement par Daniel M. Scanlan, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Ann Ellefsen‑Tremblay et Daniel Royer, pour l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales.

                    Susan M. Chapman, Naomi Greckol‑Herlich et Bianca Bell, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

                    Christine Lonsdale et Charlotte‑Anne Malischewski, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Jill R. Presser et David A. Fewer, pour l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko.

                    Gerald Chan, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Côté rendu par

                    La juge Côté —

I.               Introduction

[1]                              L’appelant, M. Jones, a été déclaré coupable de plusieurs infractions liées au trafic d’armes à feu et de drogues. Ces déclarations de culpabilité reposent sur des relevés contenant des messages textes qui ont été saisis d’un compte Telus associé à son coaccusé, en application d’une ordonnance de communication obtenue en vertu de l’art. 487.012 (maintenant l’art. 487.014) du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46  (« Ordonnance de communication »). Comme il l’a fait devant les juridictions inférieures, l’appelant conteste cette ordonnance en invoquant l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés . Il soutient que les forces de l’ordre doivent obtenir une autorisation de « mise sur écoute électronique » en vertu de la partie VI du Code pour que la saisie auprès d’un fournisseur de services de relevés contenant des messages textes existants respecte l’art. 8  de la Charte .

[2]                              Le présent pourvoi fait suite à une enquête menée par le Service de police d’Ottawa concernant le trafic d’armes à feu dans la région d’Ottawa, en Ontario. Sur la foi d’éléments de preuve recueillis au cours de cette enquête, les policiers ont obtenu l’Ordonnance de communication, laquelle enjoignait à Telus de communiquer des relevés contenant tous les messages textes entrants et sortants d’un compte d’abonné Telus particulier associé à M. Waldron, le coaccusé de l’appelant. Le compte visé était enregistré au nom de « Kurt Gilles ». Il n’y a aucun élément de preuve indiquant si ce Kurt Gilles existe ou non, ou si M. Waldron utilisait simplement ce nom comme pseudonyme pour son compte de téléphonie cellulaire.

[3]                              Telus s’est conformée à l’Ordonnance de communication et a remis aux policiers les relevés réclamés. Ces relevés ont révélé l’existence d’un échange de messages textes (« Messages textes ») concernant la possible cession d’une arme à feu. Les Messages textes ont été échangés entre le téléphone de M. Gilles et un téléphone utilisé par l’appelant, mais enregistré au nom de sa conjointe.

[4]                              Se fondant en partie sur les Messages textes, les enquêteurs ont obtenu une autorisation visée à la partie VI du Code criminel  (« Première autorisation ») à l’égard d’un certain nombre de téléphones associés aux suspects. Les communications interceptées en application de cette autorisation ont ensuite été utilisées pour obtenir une autre autorisation visée à la partie VI (« Seconde autorisation »). Sur la base de ces interceptions ultérieures, des mandats de perquisition ont été délivrés et exécutés. Les fruits de ces perquisitions ont résulté en des poursuites contre l’appelant pour trafic de marihuana et pour des infractions liées aux produits de la criminalité. Toutefois, les accusations de trafic d’armes à feu portées contre lui reposaient dans une large mesure sur les Messages textes obtenus en vertu de l’Ordonnance de communication.

[5]                              Avant le début du procès, l’appelant a tenté de faire exclure les Messages textes, au motif que leur obtention au moyen de l’Ordonnance de communication avait contrevenu aux droits qui lui sont garantis par l’art. 8  de la Charte . Il a en outre contesté la Première et la Seconde autorisation, les mandats de perquisition délivrés par suite de ces autorisations et l’admissibilité des éléments de preuve recueillis au moyen de ces autorisations, dans la mesure où ces éléments de preuve découlaient de l’Ordonnance de communication. Ces autorisations et mandats de perquisition ne sont pas directement en litige dans le présent pourvoi. Seuls l’Ordonnance de communication — en tant qu’autorisation légitime — ainsi que les Messages textes — en tant qu’éléments de preuve découlant de cette ordonnance —, sont contestés.

[6]                              Dans sa demande fondée sur l’art. 8  de la Charte , l’appelant n’a présenté aucun élément de preuve démontrant qu’il était l’auteur et l’expéditeur des Messages textes. Il a plutôt plaidé qu’il avait le droit de s’appuyer sur la thèse de la Couronne suivant laquelle il était l’auteur des messages en question. Appliquant l’arrêt de notre Cour R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, la juge du procès a conclu que l’appelant n’avait pas qualité pour contester l’Ordonnance de communication sur le fondement de l’art. 8. La juge a également rejeté une demande sollicitant le réexamen de sa décision initiale au sujet de l’art. 8 par suite du prononcé par notre Cour, pendant que se déroulait le procès de M. Jones, de son jugement dans l’affaire R. c. Société TELUS Communications, 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3. La juge de première instance a justifié le rejet de la demande en expliquant que l’affaire TELUS ne portait pas sur la validité d’une ordonnance de communication visant à obtenir des relevés contenant des messages textes existants. L’appelant a subséquemment été reconnu coupable de plusieurs infractions de trafic d’armes à feu et de trafic de drogues.

[7]                              En appel, la Cour d’appel a confirmé à la majorité la décision de la juge du procès concernant la qualité pour agir en vertu de l’art. 8 (2016 ONCA 543, 131 O.R. (3d) 604). Cette conclusion était déterminante quant à l’issue de l’appel, mais les juges majoritaires ont néanmoins poursuivi leur examen, se prononçant sur la légalité de la perquisition à la seconde étape de l’analyse fondée sur l’art. 8 et confirmant la validité du recours à une ordonnance de communication pour obtenir des relevés contenant des messages textes existants. Dans des motifs distincts, le juge LaForme n’a pas exprimé d’opinion sur la question de la qualité pour agir, mais il a souscrit à la décision de la majorité sur la légalité de la fouille. La décision de la Cour d’appel rejetant l’appel était par conséquent unanime.

[8]                              Le pourvoi dont notre Cour est saisie soulève trois questions. Premièrement, dans le cadre de sa demande fondée sur l’art. 8  de la Charte , l’appelant avait‑il le droit de s’appuyer sur la thèse de la Couronne suivant laquelle il était l’auteur des Messages textes, afin d’établir son attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de ces messages? Deuxièmement, dans l’affirmative, l’attente subjective de l’appelant au respect de sa vie privée était‑elle objectivement raisonnable, de sorte que ce dernier avait qualité pour présenter sa demande fondée sur l’art. 8? Enfin, troisièmement, l’Ordonnance de communication conférait‑elle aux policiers l’autorisation légitime de saisir des relevés contenant des messages textes existants se trouvant entre les mains d’un fournisseur de services?

[9]                              Je répondrais par l’affirmative à ces trois questions. Je conclus qu’un accusé qui invoque l’art. 8 peut demander au tribunal de tenir pour avéré tout fait que la Couronne allègue ou entend alléguer dans les poursuites intentées contre lui, au lieu de devoir présenter des éléments de preuve établissant ces mêmes faits lors du voir‑dire. En l’espèce, M. Jones aurait dû être autorisé à s’appuyer sur l’allégation de la Couronne selon laquelle il était l’auteur des Messages textes, et son attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille est par conséquent établie. De plus, il est objectivement raisonnable de la part de l’expéditeur de messages textes de s’attendre à ce qu’un fournisseur de services maintienne la confidentialité des messages en question qu’il conserve dans son infrastructure. Toutefois, j’arrive à la conclusion que les droits garantis à l’appelant par l’art. 8 n’ont pas été violés, étant donné que les relevés contenant les messages textes existants ont été saisis légalement au moyen de l’ordonnance de communication que prévoyait l’art. 487.012 du Code (maintenant l’art. 487.014).

[10]                          Pour les raisons qui précèdent et pour celles énoncées ci‑après, je rejetterais le pourvoi et je confirmerais la validité de l’Ordonnance de communication.

II.            Analyse

[11]                          L’article 8  de la Charte  dispose que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. » La démarche interprétative fondamentale applicable à l’égard de cet article est bien connue et comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit établir que l’action étatique en cause constituait une fouille, une perquisition ou une saisie en ce qu’elle portait atteinte à ses attentes raisonnables au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille ou de la perquisition (R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 34; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 18). Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que la fouille, la perquisition ou la saisie elle‑même était abusive[1]. En règle générale, pour établir qu’il y a eu violation de l’art. 8, l’auteur d’une demande fondée sur la Charte  doit prouver à la fois l’existence d’une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille, perquisition ou saisie, ainsi que le caractère abusif de cette fouille, perquisition ou saisie (voir R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265).

[12]                          Le présent pourvoi vise les deux étapes de l’analyse fondée sur l’art. 8.

A.            L’appelant a‑t‑il qualité pour contester l’Ordonnance de communication?

[13]                          Je vais d’abord examiner la question de la qualité pour agir. L’appelant a‑t‑il une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille? Pour répondre à cette question, les tribunaux tiennent invariablement compte de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire dont ils sont saisis (voir Edwards, par. 31; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 62). Dans l’arrêt R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, le juge Cromwell a expliqué que, dans le contexte d’une revendication du droit à la vie privée d’ordre informationnel, quatre considérations peuvent guider le tribunal dans son analyse (par. 18) :

(1)            l’examen de l’objet de la prétendue fouille;

(2)            la question de savoir si le demandeur possédait un droit direct à l’égard de l’objet de la fouille;

(3)            la question de savoir si le demandeur avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille;

(4)            la question de savoir si cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances.

(Voir également l’arrêt Cole, par. 40.)

(1)           Quel est l’objet de la fouille?

[14]                          Au départ, il est crucial de qualifier adéquatement l’objet de la fouille. Comme il est expliqué dans R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, lorsque l’État effectue une fouille visant à recueillir des relevés contenant des messages textes, ce qu’il cherche à consulter c’est « la conversation électronique qui a eu lieu entre deux ou plusieurs personnes » (par. 19, la juge en chef McLachlin). Par conséquent, suivant l’arrêt Marakah, la « conversation électronique » entre M. Jones et l’utilisateur du téléphone de M. Gilles constitue concrètement l’objet de la fouille.

(2)           Le demandeur a‑t‑il un intérêt direct dans l’objet de la fouille et une attente subjective au respect de sa vie privée à cet égard?

[15]                          Dans le cas qui nous occupe, les juridictions inférieures ont jugé que la demande de l’appelant fondée sur l’art. 8 échouait dès le départ, parce qu’il n’avait jamais démontré qu’il s’agissait effectivement de ses propres Messages textes. Dans le cadre du présent pourvoi, nous pouvons sans aucune hésitation inférer que, si l’appelant était l’auteur des Messages textes, il avait donc un intérêt direct dans l’objet de ces messages, étant donné que ceux‑ci étaient susceptibles de révéler un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel à son sujet. De plus, dans les faits, personne ne conteste que, si l’appelant était l’auteur des Messages textes, il avait en conséquence une attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard des copies de ces messages conservées par les fournisseurs de services ayant participé à leur transmission. Par conséquent, la véritable question — dont la réponse dictera le résultat des deuxième et troisième étapes du cadre d’analyse susmentionné — est celle de savoir si, afin d’établir qu’il avait qualité pour présenter une demande fondée sur l’art. 8, l’appelant pouvait s’appuyer sur la thèse de la Couronne suivant laquelle il était l’auteur des Messages textes. Comme je vais l’expliquer ci‑après, je répondrais par l’affirmative à cette question.

a)              L’appelant pouvait‑il s’appuyer sur la thèse de la Couronne afin d’établir son attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard des Messages textes?

[16]                          Au procès, la Couronne a déposé les Messages textes afin d’établir que M. Jones avait, en violation de l’art. 99  du Code criminel , offert de céder une arme à feu. Dans le cadre de la demande qu’il a présentée en vertu de la Charte  pour s’opposer à l’admission en preuve de ces messages, M. Jones a plaidé qu’il n’était pas tenu d’admettre qu’il était l’auteur des éléments de preuve contestés afin de pouvoir présenter une demande fondée sur l’art. 8. Il a plutôt affirmé que, pour démontrer l’existence de son attente subjective au respect de sa vie privée, il avait le droit de s’appuyer sur l’allégation de la Couronne suivant laquelle il était effectivement l’auteur des Messages textes, sans pour autant admettre le bien‑fondé de cette allégation.

[17]                          À l’encontre de cet argument, les représentants de la Couronne — tant fédérale que provinciale — répliquent à juste titre que, lors d’un voir‑dire fondé sur la Charte , le fardeau de la preuve incombe au demandeur et que, pour s’acquitter de ce fardeau, ce dernier doit habituellement présenter des éléments de preuve au soutien de ses prétentions. Ils affirment que la demande de l’appelant fondée sur l’art. 8 ne saurait être accueillie, parce que l’accusé n’a pas le droit de s’appuyer sur la thèse de la Couronne fédérale dans le cadre d’un voir‑dire, et qu’ [traduction] « [a]ucun aveu [l’]identifiant comme étant l’expéditeur des textos ne figurait dans le dossier de la requête présentée avant le procès ».

[18]                          Avec égards, je ne peux souscrire à cet argument, car il a concrètement pour effet de placer un accusé se trouvant dans la situation de M. Jones devant un dilemme : ou bien il admet être l’auteur des messages textes lors du voir‑dire fondé sur la Charte , ou bien il renonce à la possibilité de contester, au procès, l’admissibilité des éléments qui sont présentés afin de prouver qu’il en est l’auteur.

[19]                          Je conclus plutôt que M. Jones aurait dû être autorisé à s’appuyer sur la thèse de la Couronne selon laquelle il était l’auteur des Messages textes afin d’établir son attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille. Comme je l’explique ci-après, ce résultat s’accorde avec le fait qu’une preuve relativement minime est requise pour démontrer l’existence de l’attente subjective dans le cadre de l’analyse de l’ensemble des circonstances, ainsi qu’avec le principe protégeant contre l’auto‑incrimination.

[20]                          Il importe d’abord de préciser que le critère de l’attente subjective n’a jamais été « très exigeant » (R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 37), et ce, pour une bonne raison d’ailleurs. En effet, une insistance trop grande sur la présence ou l’absence d’une attente subjective au respect de la vie privée n’est pas conciliable avec le caractère normatif de l’analyse fondée sur l’art. 8. Ainsi que l’a expliqué le juge Binnie dans l’arrêt Tessling, par. 42 :

                    L’attente subjective en matière de vie privée a son importance, mais il ne faudrait pas utiliser trop rapidement son absence pour écarter la protection des valeurs d’une société libre et démocratique qu’offre l’art. 8. [. . .] Affirmer qu’un particulier qui laisse ses ordures au ramassage n’a pas d’attente raisonnable en matière de vie privée à leur sujet est une chose. Mais c’en est une toute autre de dire qu’une personne qui craint que son téléphone soit sur écoute n’a plus d’attente subjective en matière de vie privée et qu’elle ne peut plus de ce fait revendiquer la protection de l’art. 8. L’attente en matière de vie privée est de nature normative et non descriptive. [Je souligne.]

[21]                          La proposition est simple : on ne saurait laisser la croyance subjective de l’auteur d’une demande fondée sur la Charte  que « Big Brother » le surveille devenir une prophétie qui se concrétise d’elle‑même par l’opération de l’art. 8. L’importance de l’élément relatif à l’attente subjective est par conséquent atténuée dans l’analyse fondée sur l’art. 8, et la preuve requise pour établir cet élément est donc minime. En l’absence de témoignage ou d’aveu du demandeur lors du voir‑dire, une telle attente subjective peut être présumée ou inférée eu égard aux circonstances (voir Patrick, par. 37; Tessling, par. 38; Cole, par. 43). La preuve minime qui est requise d’un demandeur donné afin de démontrer son attente subjective au respect de sa vie privée reflète donc l’idée que la portée normative de l’art. 8 transcende les attentes subjectives de ce demandeur.

[22]                          La preuve minime ainsi requise tient également compte des réalités pratiques des procès criminels. Pour la défense, la décision de faire témoigner l’accusé au procès peut s’avérer périlleuse. Il en va de même lors d’un voir‑dire, dans la mesure où son témoignage peut subséquemment être utilisé contre lui pour l’incriminer ou pour attaquer sa crédibilité, ou encore jouer contre lui par la suite sur le plan stratégique. En conséquence, dans la mesure où l’élément relatif à l’attente subjective peut être présumé ou inféré eu égard aux circonstances, le droit n’oblige pas l’accusé à assumer les risques afférents au fait de témoigner, afin de prouver qu’il s’attendait subjectivement au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille ou de la perquisition. 

[23]                          Les risques potentiels liés à un témoignage ou à un aveu fait par l’entremise de l’avocat lors d’un voir‑dire fondé sur l’art. 8 sont apparents dans le cas de M. Jones. Le fait d’avouer qu’il était l’auteur des Messages textes aurait équivalu à admettre sa culpabilité à l’égard de l’infraction reprochée, soit le fait d’avoir illégalement offert de céder une arme à feu. D’ailleurs, au procès, M. Jones a été déclaré coupable parce que le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable [traduction] « qu’une série de messages textes échangés [. . .] entre MM. Waldron et Jones démontraient des efforts concertés de leur part en vue de collaborer afin d’offrir de céder des armes à feu » (jugement de première instance, reproduit au d.a., vol. I, p. 42-102, par. 94 et 95-100). Un aveu de M. Jones reconnaissant qu’il était l’auteur des Messages textes aurait donc constitué, en pratique, un aveu à la fois sur la question de l’identité et sur celle de l’actus reus de l’infraction.

[24]                          Je suis consciente de la règle selon laquelle la preuve présentée au voir‑dire n’est pas automatiquement admissible lors du procès proprement dit (voir R. c. Gauthier, [1977] 1 R.C.S. 441, p. 452; R. c. Jir, 2010 BCCA 497, 264 C.C.C. (3d) 64, par. 10). Néanmoins, un aveu fait lors du voir‑dire peut avoir pour effet de limiter l’étendue de la preuve et des arguments que la défense sera admise à présenter au procès. Si M. Jones avait avoué au voir‑dire être l’auteur des Messages textes, son avocat n’aurait pas été autorisé, sur le plan éthique, à plaider au procès proprement dit que quelqu’un d’autre en était l’auteur. En théorie, il aurait toujours pu obliger la Couronne à s’acquitter du fardeau qui lui incombait, à savoir prouver l’identité de l’auteur des Messages textes (voir, p. ex., R. c. Hurry, 2002 ABQB 420, 165 C.C.C. (3d) 182, par. 1 et 3). Mais, en pratique, un accusé qui se trouve dans la situation de M. Jones est aux prises avec des décisions tactiques difficiles. Devrait‑il, lors du voir‑dire fondé sur l’art. 8, reconnaître qu’il est l’auteur des Messages textes afin de se ménager la possibilité d’obliger l’État à respecter les obligations qui lui incombent en vertu de la Charte ? Devrait‑il plutôt renoncer à la possibilité d’invoquer l’art. 8 afin de pouvoir contester plus rigoureusement la thèse du ministère public au procès? Ou bien — considération encore plus lourde de conséquences — devrait‑il courir le risque que la Couronne se serve de son aveu en vue d’établir sa culpabilité ou de contester sa crédibilité[2]?

[25]                          La Couronne fédérale soutient que ces choix découlent du fait que la Charte  ne constitue pas une [traduction] « déclaration des droits d’ordre tactique » qui permet à l’accusé de gagner sur tous les tableaux. Soit dit en tout respect, je vois les choses différemment, et ce, pour trois raisons.

[26]                          Premièrement, l’argument de la Couronne sur ce point joue dans les deux sens. En effet, comme l’affirme l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, on ne saurait permettre à la Couronne, d’une part, de prétendre au procès qu’il y a suffisamment d’éléments démontrant hors de tout doute raisonnable que M. Jones était l’auteur des messages, mais, d’autre part, d’affirmer que ce dernier ne s’est pas acquitté, selon la prépondérance des probabilités, du fardeau de preuve qui lui incombait lors du voir‑dire. La Couronne a raison de soutenir qu’il s’agit d’une requête présentée par l’accusé en vertu de l’art. 8. Mais la présentation de cette requête s’inscrit dans la foulée des poursuites intentées par la Couronne. Et c’est cette dernière, en qualité de quasi‑ministre de la Justice, qui est chargée de veiller à l’équité générale de ces poursuites. Par conséquent, il convient davantage d’empêcher la Couronne — plutôt que l’accusé — d’adopter des positions incompatibles.

[27]                          Deuxièmement — et d’un point de vue plus pratique —, je dois avec égards rejeter l’argument de la Couronne suivant lequel il serait inefficace au plan procédural d’autoriser l’accusé à s’appuyer sur la thèse de la Couronne dans sa demande fondée sur la Charte , étant donné que ce dernier ne serait pas tenu, sur le plan tactique, de s’en tenir à la position qu’il a avancée au voir‑dire. Dans le cas qui nous occupe, la juge du procès avait l’avantage d’avoir en mains à tout le moins les éléments suivants lors de l’examen de la demande fondée sur l’art. 8  de la Charte  :

(i)               la dénonciation qui avait été déposée en vue d’obtenir l’Ordonnance de communication et qui mentionnait que M. Jones était l’utilisateur du téléphone cellulaire à partir duquel les Messages textes avaient été envoyés;

(ii)             la prétention de la Couronne selon laquelle [traduction] « il ressort très clairement de la preuve qu’il s’agit de communications entre [M. Jones et M. Waldron], mais ils n’ont pas dit que c’était le cas ».

[28]                          En première instance, la demande fondée sur l’art. 8 portait sur la nouvelle question de droit dont notre Cour est maintenant saisie. Il ne s’agissait pas d’un litige axé sur les faits. Dans un tel cas, il est plus efficace de permettre à l’accusé de s’appuyer sur la thèse de la Couronne que de l’obliger à présenter des éléments de preuve circonstanciels afin de tenter d’étayer l’inférence qu’il souhaite qu’on en tire.

[29]                          Troisièmement, obliger l’accusé à admettre le bien‑fondé des allégations de la Couronne afin d’avoir la possibilité d’obliger l’État à respecter les obligations constitutionnelles qui lui incombent en vertu de l’art. 8 s’accorde mal avec la règle protégeant contre l’auto‑incrimination. Cette règle est un principe de justice fondamentale consacré par l’art. 7  de la Charte , constituant un « principe directeur général de droit criminel, dont il est possible de tirer des règles particulières » (R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544, par. 123, citant l’arrêt R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, p. 249). Elle reflète le précepte fondamental voulant que « le ministère public établisse une preuve complèteˮ avant que surgisse une attente de réponse de la part de l’accusé » (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 41). À l’instar de l’art. 8, cette règle repose sur « la valeur qu’attribue la société canadienne à la vie privée, à l’autonomie personnelle et à la dignité » (Hart, par. 123, citant l’arrêt White, par. 43). Cependant, le fait d’obliger un accusé à reconnaître effectivement le bien‑fondé des allégations de la Couronne avant de lui accorder la possibilité de présenter une défense pleine et entière en soumettant une contestation fondée sur l’art. 8  de la Charte  est source de tension, car une telle obligation va à l’encontre de la règle protégeant contre l’auto‑incrimination. D’ailleurs, cette tension peut fort bien être à l’origine de la décision de M. Jones de ne pas présenter de preuve au sujet de son attente subjective au respect de sa vie privée.

[30]                          Je suis toutefois d’avis qu’une telle tension n’est pas nécessaire. Bien que la règle protégeant contre l’auto‑incrimination ne soit pas une garantie juridique autonome, elle doit être prise en compte dans l’élaboration des règles de droit dans le cadre de l’évolution de la common law et du droit relatif à la Charte  (voir, p. ex., Hart, par. 123; White, par. 45). Comme l’a expliqué le juge Iacobucci dans l’arrêt White, par. 45 :

                    Le principe interdisant l’auto‑incrimination exige différentes choses à différents moments, la tâche dans chaque affaire étant de déterminer avec précision ce que le principe exige, s’il y a lieu, dans le contexte particulier en cause.

[31]                          Quelles sont les exigences, s’il en est, découlant de cette règle dans le présent contexte? Il est évident que, dans la mesure du possible, les éléments de l’art. 8 — lequel constitue lui‑même un principe de justice fondamentale — doivent tenir compte de la règle protégeant contre l’auto‑incrimination et être compatibles avec celle‑ci.

[32]                          À mon avis, la meilleure façon d’y parvenir consiste à conclure que l’avocat de l’auteur d’une demande fondée sur l’art. 8 peut demander au tribunal de tenir pour avéré tout fait que la Couronne allègue ou entend alléguer dans les poursuites intentées contre son client. En d’autres mots, lorsque les faits allégués par la Couronne, s’ils sont tenus pour avérés, établiraient certains aspects de la demande fondée sur l’art. 8, l’auteur de cette demande n’a pas à présenter des éléments de preuve additionnels pour prouver ces aspects. Bien que l’ensemble des faits ainsi que la thèse de la Couronne ne ressortent peut‑être pas de manière évidente au moment du voir‑dire, il est possible au tribunal de les inférer de la nature des accusations. Subsidiairement, le tribunal peut encourager les poursuivants à exposer clairement leur thèse.

[33]                          Ce qui précède constitue une exception au principe suivant lequel l’auteur d’une demande fondée sur la Charte  « a la charge de persuader la cour de la violation ou de la négation des droits ou libertés que lui confère la Charte  » (Collins, p. 277). Monsieur Jones a le droit d’invoquer cette exception parce que, comme je l’ai expliqué plus tôt, l’avocat de la Couronne de l’Ontario a soumis les Messages textes pour établir que M. Jones en était l’auteur, et il a reconnu au voir‑dire que la preuve était [traduction] « très claire » à cet égard. Par conséquent, conformément à la thèse de la Couronne, M. Jones était l’auteur présumé des Messages textes lors de l’examen de sa demande fondée sur l’art. 8.

[34]                          Dans les circonstances de l’espèce, il s’ensuit que M. Jones s’attendait subjectivement à ce que l’on respecte son droit à la vie privée relativement aux copies de sa conversation électronique se trouvant dans l’infrastructure du fournisseur de services. Comme l’a souligné à juste titre la Cour d’appel, les messages textes constituent des communications privées. Cela n’est pas contesté. De plus, comme a conclu la juge saisie de la demande, M. Jones et son coaccusé se sont servis de noms de tiers pour [traduction] « éviter d’être repérés ou d’être associés » aux Messages textes (jugement sur la demande, reproduit au d.a., vol. I, p. 1-41, par. 31). Cela tend à indiquer qu’ils entendaient que leurs communications demeurent privées. Par conséquent, il est possible d’en inférer que M. Jones avait une attente subjective au respect de sa vie privée relativement à l’objet de la fouille.

(3)           L’attente subjective de l’appelant au respect de sa vie privée est‑elle objectivement raisonnable?

[35]                          Vu ma conclusion selon laquelle M. Jones avait une attente subjective au respect de sa vie privée relativement à l’objet de la fouille, il s’agit maintenant de décider si cette attente était objectivement raisonnable. En clair, la question à laquelle il faut répondre en l’espèce est celle de savoir si l’expéditeur d’un message texte possède une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des copies de ce message texte conservées dans l’infrastructure du fournisseur de services. L’autre question qui se pose — c’est‑à‑dire celle de savoir si cette attente demeure raisonnable lorsque les renseignements se trouvent entre les mains du destinataire visé — est la question en litige dans le pourvoi Marakah.

[36]                          La juge saisie de la demande a conclu que M. Jones n’avait pas d’attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement aux Messages textes, et la Cour d’appel a confirmé cette décision à la majorité. Les arguments étayant leur décision respective peuvent être résumés en deux raisonnements distincts. Le premier repose sur la proposition générale voulant que l’expéditeur d’un message texte ne possède pas d’attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement aux copies de ce message lorsque celui‑ci se trouve entre les mains du fournisseur de services, pour le motif qu’il a volontairement renoncé à la maîtrise de ce message lorsqu’il l’a envoyé. Le second raisonnement met l’accent sur l’ensemble des circonstances de l’espèce, à savoir :

(i)                  l’appelant n’était pas partie à une entente de confidentialité avec Telus;

(ii)                l’Ordonnance de communication et la saisie qui en a découlé visaient un compte Telus enregistré au nom d’un tiers.

[37]                          À mon avis, ces arguments ne répondent pas à la prétention de M. Jones suivant laquelle il a la qualité requise pour présenter une demande fondée sur l’art. 8. À mon sens, il était raisonnable de sa part de s’attendre à ce que le fournisseur de services ne communiquerait à personne d’autre qu’au destinataire visé les Messages textes qu’il envoyait. De plus, comme je l’expliquerai plus loin, ni l’absence de politique de confidentialité de nature contractuelle ni le fait que l’Ordonnance de communication visait un tiers ne le privent de cette protection.

a)              L’expéditeur d’un message texte a‑t‑il une attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel de ce message texte lorsqu’il se trouve entre les mains d’un fournisseur de services?

[38]                          Comme tous les autres droits garantis par la Charte , l’art. 8 commande une interprétation téléologique (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Il est donc utile de commencer en rappelant la raison d’être fondamentale de cette disposition. L’article 8 protège l’attente raisonnable d’une personne au respect de sa vie privée, c’est‑à‑dire son droit raisonnable « de ne pas être importuné[e] par autrui » (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159). Suivant l’interprétation qu’en a donnée notre Cour, le respect de la vie privée d’un individu est essentiel pour assurer la dignité, l’autonomie et la croissance personnelle de celui‑ci (R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 89-90; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427-428; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 292; Spencer, par. 48). La protection de la vie privée des individus est par conséquent une condition préalable essentielle à l’épanouissement d’une démocratie libre et en santé.

[39]                          Dans le contexte de l’intimité informationnelle, en particulier, notre Cour reconnaît depuis longtemps que « l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l’entend » (Dyment, p. 429, cité dans Spencer, par. 40). La préoccupation en cause dans la présente affaire est l’autodétermination informationnelle. Tout comme une personne peut choisir de ne pas être importunée par autrui à son domicile en fermant sa porte aux représentants de l’État et raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée, cette même personne peut pareillement choisir de divulguer certains renseignements soit pour une fin précise, soit encore à une catégorie restreinte de personnes, et néanmoins conserver une attente raisonnable au respect de sa vie privée, selon les circonstances. Lorsque l’art. 8 est en jeu, il est essentiel de protéger la faculté de faire ces choix.

[40]                          Le contrôle direct qu’exerce l’auteur d’une demande fondée sur l’art. 8 sur l’objet de sa revendication du droit au respect de sa vie privée, ainsi que la capacité de cette personne de régir directement l’accès à cet objet, sont des facteurs qui ont joué un rôle de premier plan dans l’analyse de l’ensemble des circonstances (Edwards, par. 31; Patrick, par. 27; Tessling, par. 32; Cole, par. 45-58). Par exemple, le fait qu’une personne ait renoncé au contrôle de l’objet physique visé par la fouille, par exemple en le déposant pour qu’il soit ramassé au bord du chemin lors de la collecte des ordures, ou encore en le jetant dans une poubelle, peut raisonnablement témoigner de son choix réfléchi de renoncer au respect de son droit à la vie privée à l’égard de cet objet (voir, p. ex., Patrick; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607). En revanche, le fait que des documents financiers soient conservés dans un coffre‑fort peut être une indication de la décision de préserver le caractère privé de l’information qu’ils contiennent (R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227). Ces facteurs — le contrôle et l’accès — ont également joué un rôle particulièrement important dans les affaires relatives à l’intimité territoriale. Comme il a été mentionné plus tôt, les propriétaires et locataires d’immeubles possèdent la faculté concrète d’exclure les visiteurs de leur territoire et de choisir de ne pas y être importunés en limitant l’accès à leur domicile (Patrick; Edwards; R. c. Pugliese (1992), 71 C.C.C. (3d) 295 (C.A. Ont.)). Dans de telles situations, il est logique d’invoquer en même temps les notions de contrôle direct, d’accès et de choix, car le fait qu’une personne renonce à l’exercice du contrôle sur l’objet de sa revendication du droit au respect de sa vie privée et qu’elle donne à autrui accès à cet objet peut indiquer qu’il n’est pas raisonnable dans un tel cas que cette personne s’attende au respect de sa vie privée à cet égard.

[41]                          Toutefois, comme l’a reconnu notre Cour dans les arrêts Spencer et TELUS, le contrôle et l’accès ne sont pas des concepts absolus.

[42]                          Dans Spencer, les policiers avaient obtenu d’un fournisseur de services Internet des renseignements relatifs à l’abonné à qui appartenait une adresse de protocole Internet (« IP ») particulière. Or, une adresse IP laisse des traces sous forme de [traduction] « fragments numériques » auprès du fournisseur de services (voir S. Magotiaux, « Out of Sync : Section 8 and Technological Advancement in Supreme Court Jurisprudence » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 501, p. 502). Ces fragments sont susceptibles de révéler l’historique des activités privées d’une personne sur Internet (voir R. c. Trapp, 2011 SKCA 143, 377 Sask. R. 246, par. 36). Cependant, une fois qu’ils se trouvent entre les mains du fournisseur de services, ces fragments échappent au contrôle direct de l’internaute. Dans l’arrêt Spencer, notre Cour a néanmoins reconnu que M. Spencer avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille, et ce, même si un internaute « n’est pas en mesure d’exercer un contrôle total à l’égard de la personne qui peut observer le profil de ses activités en ligne et [. . .] n’est pas toujours informé de l’identité de celle‑ci » (par. 46). La Cour a tiré cette conclusion en s’appuyant en partie sur le cadre législatif établi par la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques , L.C. 2000, c. 5  (« LPRPDE  ») :

                    Puisque la LPRPDE  a pour objet de fixer des règles régissant, entre autres, la communication de « renseignements personnels d’une manière qui tient compte du droit des individus à la vie privée à l’égard des renseignements personnels qui les concernent » [. . .] il serait raisonnable que l’internaute s’attende à ce qu’une simple demande faite par la police n’entraîne pas l’obligation de communiquer les renseignements personnels en question ou qu’elle n’écarte pas l’interdiction générale prévue par la LPRPDE  quant à la communication de renseignements personnels sans le consentement de l’intéressé. [Je souligne.]

                    (Spencer, par. 62)

[43]                          De même, dans l’arrêt TELUS, une pluralité de juges de notre Cour ont reconnu ce qui suit :

                    . . . les fournisseurs de services de télécommunications ne sont que des tiers qui transmettent des communications privées à titre d’« agents » et [ils] devraient pouvoir fournir leurs services sans que cela n’entraîne d’effets juridiques sur la nature (ou, en l’espèce, sur la protection) de ces communications . . . [par. 41]

[44]                          L’arrêt TELUS reconnaît implicitement que, sur le plan normatif, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’un fournisseur de services protège le caractère privé de l’information qui lui est confiée, dans les cas où la réception et la conservation de cette information constituent un aspect accessoire de son rôle consistant à acheminer des communications privées au destinataire visé. Cette conclusion a un caractère intuitif. En effet, il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’un fournisseur de services communique des messages textes à un destinataire non visé ou qu’il les mette à la disposition du monde entier.

[45]                          La présente espèce s’apparente aux affaires Spencer et TELUS en ce sens que la décision de M. Jones d’envoyer des messages textes à M. Waldron a nécessairement laissé des traces sous forme de fragments numériques chez Telus. Toutefois, tout comme dans Spencer et TELUS, cette situation n’a pas pour effet d’empêcher M. Jones de s’attendre raisonnablement à ce que le fournisseur de services protège le caractère privé de ses Messages textes. À l’instar du fournisseur de services en cause dans Spencer, le fournisseur de services concerné en l’espèce est assujetti aux dispositions de la LPRPDE , lesquelles limitent strictement sa capacité de communiquer des renseignements (voir, p. ex., les art. 3 et 7, ainsi que le par. 5(3)  de la LPRPDE ). Comme le démontre l’arrêt Spencer, ces restrictions s’appliquent, peu importe que la cible de la fouille soit ou non un abonné du fournisseur de services concerné. En l’espèce, tout comme dans les affaires Spencer et TELUS, la seule façon qu’avait l’intéressé de conserver, vis‑à‑vis du fournisseur de services, un contrôle sur l’objet de la fouille, était de s’abstenir complètement d’utiliser ses services. Il ne s’agit évidemment pas là d’un véritable choix. Mettre l’accent sur la renonciation par M. Jones à exercer un contrôle direct sur le fournisseur de services est par conséquent difficilement conciliable avec une interprétation téléologique de l’art. 8. Les Canadiens n’ont pas à vivre en reclus du monde numérique afin de pouvoir conserver un semblant de vie privée. En conséquence, je conclus que l’expéditeur d’un message texte conserve une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des copies des messages textes conservées dans l’infrastructure du fournisseur de services, malgré le fait qu’il ait renoncé à exercer un contrôle direct sur ces messages. Cette conclusion s’accorde avec les normes sociales actuelles, ainsi qu’avec une interprétation téléologique de l’art. 8. Elle se concilie également avec l’objet de la LPRPDE  et avec la démarche retenue par notre Cour dans les arrêts Spencer et TELUS.

[46]                          La prochaine question qu’il faut trancher consiste à se demander si cette attente devient déraisonnable en ce qui concerne l’appelant, du fait que ce dernier n’avait pas signé d’entente de confidentialité avec Telus et que l’Ordonnance de communication et la saisie en découlant visaient un compte Telus enregistré au nom d’un tiers. Comme le concède la Couronne de l’Ontario, le fait que les Messages textes aient été envoyés à partir d’un téléphone enregistré au nom de la conjointe de M. Jones ne diminue pas l’attente raisonnable de ce dernier au respect de sa vie privée.

b)             L’absence d’entente de confidentialité ne fait pas échec à la prétention de M. Jones selon laquelle il a qualité pour agir

[47]                          La conclusion de la juge saisie de la demande suivant laquelle [traduction] « [r]ien ne tend à indiquer que Telus était contractuellement tenue de protéger la confidentialité de quelque document que ce soit » militait contre la reconnaissance à l’appelant de la qualité requise pour invoquer l’art. 8 (par. 31). Je reconnais que ce facteur joue contre l’appelant, mais à mon avis seulement jusqu’à un certain point. Lorsqu’on le considère au regard de l’ensemble des circonstances, ce facteur ne fait pas échec à la prétention de l’appelant selon laquelle il a qualité pour agir.

[48]                          Il ressort de la jurisprudence de notre Cour que, comme l’art. 8 [traduction] « assortit les pouvoirs de l’État de limitations normatives [. . .], sa portée ne saurait [. . .] être (entièrement) définie par des normes exogènes telles des dispositions législatives ou contractuelles » (S. Penney, « The Digitization of Section 8  of the Charter  : Reform or Revolution? » (2014), 67 S.C.L.R. (2d) 505, p. 519).

[49]                          Dans l’arrêt R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, la juge Deschamps a expliqué, au nom d’une pluralité de juges, que « le fait que la personne qui revendique une attente quant au respect du caractère privé de certains renseignements aurait dû savoir que les dispositions régissant ses rapports avec le détenteur de ces renseignements en permettaient la communication n’est pas nécessairement déterminant » (par. 34). La juge Deschamps a également fait la mise en garde suivante, à savoir que, particulièrement dans le cas des contrats d’adhésion, « la prudence est [. . .] de mise » lorsqu’il s’agit de déterminer les conséquences de dispositions de ce genre sur la reconnaissance d’une attente raisonnable au respect de la vie privée (par. 33). Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour dans l’arrêt Spencer, le juge Cromwell a conclu que M. Spencer avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements relatifs à l’abonné, malgré le fait que l’abonnée était sa sœur et que, en conséquence, c’était elle qui était partie au contrat avec le fournisseur de services (voir par. 7, 12 et 57). Le juge Cromwell a également conclu que, dans la mesure où le contrat envisageait la possibilité de communiquer des renseignements relatifs à l’abonné, les dispositions applicables n’étaient « guère utiles pour évaluer le caractère raisonnable de l’attente de M. Spencer au respect de sa vie privée » (par. 55).

[50]                          Par conséquent, tant dans l’affaire Gomboc que dans l’affaire Spencer, la présence d’ententes permettant la communication de l’objet de la fouille ou de la perquisition ne pouvait à elle seule écarter l’attente raisonnable des demandeurs au respect de leur vie privée.

[51]                          A fortiori, il s’ensuit que l’absence de pareille entente en l’espèce ne saurait écarter l’attente raisonnable de M. Jones au respect de sa vie privée.

c)              Le fait que l’Ordonnance de communication ciblait le compte d’un tiers ne rend pas déraisonnable l’attente de M. Jones au respect de sa vie privée

[52]                          La Couronne ontarienne intimée plaide que le fait que l’Ordonnance de communication ciblait un compte de téléphone cellulaire appartenant à un tiers plutôt qu’à M. Jones milite contre la reconnaissance à ce dernier de la qualité pour agir. À mon avis, ce n’est pas le cas. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’expéditeur d’un message texte a une attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement à ce message lorsqu’il se trouve entre les mains d’un service de télécommunication agissant comme intermédiaire. En l’espèce, le fait que l’accès au message ait été obtenu au moyen d’une autorisation permettant de scruter le compte du destinataire ou celui de l’expéditeur ne change rien à la situation. Dans un cas comme dans l’autre, les Messages textes sont en la possession du fournisseur de services et à sa disposition.

[53]                          L’arrêt R. c. Shayesteh (1996), 31 O.R. (3d) 161, rendu par la Cour d’appel de l’Ontario, porte sur cette question. Dans cette affaire, la juge Charron (plus tard juge de notre Cour) a rejeté l’argument de la Couronne suivant lequel une personne qui n’était pas ciblée par une autorisation visée à la partie VI n’avait pas qualité pour contester cette autorisation. Elle a plutôt conclu que la qualité pour agir du demandeur en cause reposait sur le fait que [traduction] « ses appels téléphoniques personnels avaient été interceptés par suite d’une autorisation ciblant » un tiers (p. 173). Ce fait était suffisant pour « lui conférer la qualité requise pour attaquer la légalité » des interceptions contestées (p. 174).

[54]                          Eu égard aux circonstances de l’espèce, l’analogie avec l’affaire Shayesteh est appropriée. Même si l’Ordonnance de communication visait un tiers, ce sont les propres messages textes de l’appelant qui ont été saisis chez Telus. En conséquence, tout comme dans Shayesteh, le fait que l’autorisation visait un tiers et non M. Jones ne milite pas contre l’attente raisonnable de ce dernier au respect de sa vie privée. Conclure différemment reviendrait à faire abstraction du fait que, sous le régime de la LPRPDE , il est permis de s’attendre à ce que les fournisseurs de services en général protègent le caractère privé des renseignements relatifs à une personne, indépendamment de la question de savoir si les forces de l’ordre visent un fournisseur de services désintéressé plutôt qu’un autre.

[55]                          Par conséquent, je conclus que, au regard de l’ensemble des circonstances, M. Jones a une attente raisonnable au respect de sa vie privée relativement aux Messages textes en cause et qu’il a de ce fait qualité pour contester la validité de l’Ordonnance de communication.

B.            Caractère non abusif de la fouille : Des messages textes existants peuvent‑ils être légalement saisis au moyen d’une ordonnance de communication fondée sur l’art. 487.014?

[56]                          La question qui reste à trancher consiste à décider, à la seconde étape du cadre d’analyse de l’art. 8, si la fouille et la saisie des relevés contenant les messages textes existants exécutées en vertu de l’Ordonnance de communication fondée sur la disposition correspondant à l’art. 487.014 actuel du Code étaient abusives ou non. Tant la juge saisie de la demande que la Cour d’appel ont conclu que la fouille et la saisie n’étaient pas abusives. La prétention contraire de l’appelant comporte deux volets. Premièrement, il soutient que les juridictions inférieures ont commis une erreur, parce que les messages textes saisis dans l’infrastructure du fournisseur de services ont été « interceptés » au sens de la partie VI du Code. Deuxièmement, il affirme que, même si la technique employée par les policiers en l’espèce n’a pas, à strictement parler, consisté à « intercepter » les messages, il s’est agi fonctionnellement d’une mesure équivalente. Dans un cas comme dans l’autre, il s’ensuit selon lui qu’une autorisation de « mise sur écoute électronique » délivrée en vertu de la partie VI était nécessaire afin de pouvoir saisir les Messages textes conservés dans l’infrastructure de Telus.

[57]                          Une fouille « ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle‑même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive » (Collins, p. 278). En l’espèce, la fouille était autorisée sous le régime de l’art. 487.012 (maintenant l’art. 487.014) du Code, mais il faut décider si cette disposition constituait la source appropriée pour valider la fouille en question. Étant donné que les parties s’accordent pour dire que les messages textes sont des communications privées protégées par la partie VI, la question d’interprétation législative que doit trancher notre Cour est celle de savoir si le mot « intercepter » à l’art. 183 du Code couvre la communication ou la saisie de messages textes existants en possession d’un fournisseur de services. Il convient de préciser que le terme « messages textes existants » s’entend de messages textes qui ont été expédiés et reçus (ou qui ne peuvent plus être reçus), et non pas de messages en cours de transmission. Seuls sont en litige dans le présent pourvoi des messages textes existants — et non des messages en cours de transmission.

[58]                          Comme l’ont reconnu la juge du procès et la Cour d’appel, l’arrêt TELUS n’a pas répondu à la question qui se pose en l’espèce. S’exprimant au nom d’une pluralité de juges, la juge Abella a limité son examen à la question de savoir si une autorisation prévue à la partie VI était requise à l’égard de « la communication prospective de futurs messages textes » (par. 15 (en italique dans l’original)). De même, l’opinion du juge Moldaver suivant laquelle la technique utilisée par les policiers dans l’affaire TELUS équivalait sur le plan du fond à une interception était basée sur le fait qu’elle « permet[tait] prospectivement à la police d’accéder à des communications privées futures de façon continue pendant une période prolongée » (par. 61 (en italique dans l’original)). Dans ses motifs dissidents, le juge Cromwell a poussé l’examen et s’est penché sur la question en litige dans le présent pourvoi, c’est‑à‑dire celle de savoir si des policiers pouvaient, au moyen d’une ordonnance de communication, obtenir des messages textes conservés (par. 116).

[59]                          À mon avis, il ressort de la lecture des termes pertinents de l’art. 184 et du par. 184(1), considérés « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise » avec la structure et l’objectif sous‑jacent de la partie VI, que ces termes n’appuient pas l’interprétation proposée par l’appelant (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). Je ne considère pas non plus que la technique policière utilisée en l’espèce constitue une interception visée au par. 184(1) qui exigerait une autorisation fondée sur la partie VI. Je conclus donc que les policiers peuvent légalement obtenir le contenu de messages textes existants au moyen d’une ordonnance de communication prévue à l’art. 487.014 du Code.

(1)           L’objet de la partie VI

[60]                          Je vais d’abord examiner l’objet de la partie VI du Code criminel . Cette partie protège les communications privées des particuliers contre les activités de surveillance et d’interception de l’État. Dans l’arrêt R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30, le juge La Forest a défini ainsi l’objet de la partie VI :

                        La raison d’être de la réglementation du pouvoir de l’État d’enregistrer des communications dont l’auteur s’attend à ce qu’elles ne soient entendues que par leur destinataire [. . .] n’a rien à voir avec la protection de particuliers contre la menace que leurs interlocuteurs divulguent des communications censément privées. [. . .] La réglementation de la surveillance électronique nous protège plutôt contre un risque différent : non plus le risque que quelqu’un répète nos propos, mais le danger bien plus insidieux qu’il y a à permettre que l’État, à son entière discrétion, enregistre et transmette nos propos.

                        Cette protection s’explique par la conscience du fait que, si l’État était libre de faire, à son entière discrétion, des enregistrements électroniques permanents de nos communications privées, il ne nous resterait rien qui vaille de notre droit de vivre libre de toute surveillance. La surveillance électronique est à ce point efficace qu’elle rend possible, en l’absence de réglementation, l’anéantissement de tout espoir que nos communications restent privées. [Je souligne; p. 43-44.]

Deux observations importantes découlent des passages précités. En premier lieu, il convient de distinguer entre, d’une part, la divulgation de renseignements et, d’autre part, l’interception de communications privées par voie de surveillance électronique. En second lieu, comme l’a expliqué le juge La Forest, la partie VI vise particulièrement à régir l’utilisation de techniques d’enquête envahissantes et l’incidence de celles‑ci sur la vie privée des citoyens, et non à encadrer la protection des communications privées au sens large. Ainsi que je vais l’expliquer, il convient de garder à l’esprit ces deux aspects de l’objet de la partie VI afin de trancher la question en litige.

(2)           La structure de la partie VI et la distinction entre interception et divulgation

[61]                          Comme l’a reconnu la Cour d’appel, la structure de la partie VI reflète la distinction qui existe entre l’interception et la divulgation. Les articles 184 à 192 établissent des mesures de protection contre l’interception des communications privées. L’article 193 prohibe la divulgation de renseignements obtenus au moyen des communications interceptées. Cette dualité structurale traduit l’objectif visé par le législateur, en ce que ce dernier a créé des infractions distinctes pour l’acte d’interception et l’acte de divulgation.

[62]                          La première de ces infractions, énoncée à l’art. 184 du Code, interdit l’interception des communications privées au moyen de certains dispositifs, sauf si l’une des exceptions légales prévues au par. 184(2) s’applique. Suivant l’al. 182(2)e), les fournisseurs de services de télécommunication comme Telus jouissent d’une immunité à l’égard de l’infraction d’interception s’ils interceptent des communications dans le cadre de la fourniture de leurs services. Le paragraphe 184(3) traite expressément de l’utilisation ou conservation de communications déjà interceptées. Voici le texte de cette disposition :

Utilisation ou conservation

(3) La communication privée interceptée par la personne visée à l’alinéa (2) e) ne peut être utilisée ou conservée que si, selon le cas :

                          a) elle est essentielle pour détecter, isoler ou empêcher des activités dommageables pour l’ordinateur;

                          b) elle sera divulguée dans un cas visé au paragraphe 193(2).

[63]                          L’élément important est le fait que cette disposition du régime distingue nettement « l’interception de la communication, d’une part, de l’utilisation ou de la conservation de la communication interceptée, d’autre part » (TELUS, par. 143, le juge Cromwell (en italique dans l’original)), « ce qui indique que le législateur y voyait des actes différents et distincts » (ibid., par. 144).

[64]                          L’article 193 porte sur la divulgation :

Divulgation de renseignements

193 (1) Lorsqu’une communication privée a été interceptée au moyen d’un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre sans le consentement, exprès ou tacite, de son auteur ou de la personne à laquelle son auteur la destinait, quiconque, selon le cas :

                          a) utilise ou divulgue volontairement tout ou partie de cette communication privée, ou la substance, le sens ou l’objet de tout ou partie de celle‑ci;

                          b) en divulgue volontairement l’existence,

sans le consentement exprès de son auteur ou de la personne à laquelle son auteur la destinait, est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans.

[65]                          Aux termes de l’art. 193, constitue une infraction le fait pour quiconque de divulguer une communication privée qui a été interceptée, sous réserve des exceptions prévues au par. 193(2). Suivant ces exceptions, la divulgation ne constitue pas une infraction lorsque, par exemple, la divulgation d’une communication déjà interceptée survient « au cours ou aux fins d’une enquête en matière pénale, si la communication privée a été interceptée légalement » (al. 193(2)b)), ou lorsque la divulgation est faite à un agent de la paix et « vise à servir l’administration de la justice au Canada » (al. 193(2)e)).

[66]                          Dans le cas qui nous occupe, il ne fait aucun doute que les communications échangées entre MM. Jones et Waldron ont initialement été interceptées par Telus en vertu, vraisemblablement, d’une des exceptions prévues au par. 184(2) du Code. Toutefois, compte tenu de la distinction explicite que le régime législatif établit entre l’interception, l’utilisation et la conservation d’une part, ainsi que la divulgation d’autre part, il est évident que la conservation des télécommunications par Telus et leur divulgation ultérieure par cette dernière aux policiers n’ont pas constitué des interceptions additionnelles. Suivant les termes utilisés à la partie VI, Telus a plutôt conservé les communications interceptées en vertu du par. 184(3), puis les a ensuite divulguées aux policiers comme le prévoit le par. 193(2). Il est difficile de concilier l’interprétation proposée par l’appelant avec les distinctions que fait le législateur à la partie VI.

(3)           Le sens courant du mot « intercepter » et son contexte

[67]                          L’interprétation proposée par l’appelant s’étiole encore davantage lorsqu’on donne au mot « intercepter » son sens courant et qu’on l’interprète à la lumière de son contexte. En l’espèce, les éléments cruciaux du contexte se trouvent au par. 184(1) et dans la définition d’« intercepter » à l’art. 183.

[68]                          Le paragraphe 184(1) prévoit ce qui suit :

                    (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque, au moyen d’un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre, intercepte volontairement une communication privée.

Le mot « intercepter » est défini ainsi à l’art. 183 :

                    intercepter S’entend notamment du fait d’écouter, d’enregistrer ou de prendre volontairement connaissance d’une communication ou de sa substance, son sens ou son objet.

[69]                          Selon son sens courant, la notion d’interception suggère l’idée d’une autorisation prospective visant des communications qui n’existent pas encore. Le verbe « intercepter » évoque une interposition entre l’expéditeur et le destinataire dans le cours du processus de communication (voir R. c. Belcourt, 2015 BCCA 126, 322 C.C.C. (3d) 93, par. 45-46; R. c. McQueen (1975), 25 C.C.C. (2d) 262 (C.S. Alb. (Div. app.)), p. 265; R. c. Giles, 2007 BCSC 1147, par. 37 (CanLII)). Comme il a été expliqué dans TELUS, le « mot “intercepter” implique que la prise de connaissance de la communication privée se fait au cours du processus de transmission » (par. 37). Il s’ensuit que, pour qu’une autorisation visée à la partie VI permette l’interception d’une communication en temps réel, elle doit avoir été accordée préalablement à cette communication. Autrement dit, elle doit avoir un effet prospectif. Comme l’a récemment fait observer la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction] « [l]es propos que l’on souhaite saisir n’existent pas encore lorsque l’autorisation [visée à la partie VI] est accordée. Il est possible qu’ils ne se matérialisent jamais ou qu’ils ne révèlent rien de pertinent en ce qui concerne l’infraction faisant l’objet de l’enquête » (R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280, par. 93).

[70]                          Bien que la définition du mot « intercepter » à l’art. 183 du Code puisse se prêter à une interprétation large vu la présence du mot « acquire » dans la version anglaise, la comparaison des versions anglaise et française de la définition renforce la conclusion que l’autorisation visée à la partie VI ne vise que des communications futures. Comme le souligne un des intervenants, le directeur des poursuites criminelles et pénales, le texte français diverge du texte anglais du fait qu’on y utilise le terme « prendre [. . .] connaissance » comme équivalent du mot anglais « acquire ». Cette formulation contraste avec celle de nombreux autres articles du Code où le législateur a fait correspondre au terme anglais « acquire » les mots « obtenir » ou « acquérir », selon le cas, en français (voir, p. ex., le sous‑al. 164.2(1)b)(ii), l’al. 164.3(4)b), le sous‑al. 462.34(6)a)(ii), les par. 462.41(3), 462.42(1) et 490.4(3) et l’al. 490.5(1)c)). Le terme distinct utilisé à l’art. 183 tend à indiquer un sens différent de celui exprimé dans ces autres contextes.

[71]                          De plus, le mot « acquire » utilisé dans la version anglaise de l’art. 183 doit être interprété en corrélation avec les mots qui l’entourent. Comme l’a fait remarquer le juge Cromwell dans l’arrêt TELUS :

                        . . . le sens des mots « prendre volontairement connaissance » doit être interprété en fonction du contexte où ils s’insèrent; ils font partie d’une énumération comprenant « écouter » et « enregistrer », deux actions se produisant en même temps que l’interception de la communication. Ils servent aussi à expliquer le mot « intercepter », et il est clair, je pense, que beaucoup de façons de prendre volontairement connaissance du contenu d’une communication ne peuvent être considérées comme une interception. [par. 155]

[72]                          Enfin, la définition du mot intercepter à l’art. 183 doit être interprétée en fonction du contexte de l’art. 184, disposition qui est au cœur de la partie VI et qui érige en infraction le fait d’intercepter des communications « au moyen d’un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre ». Par exemple, suivant la pratique suivie jusqu’ici, lorsque les policiers obtiennent en vertu de la partie VI une autorisation leur permettant d’intercepter des messages textes futurs, « Telus installe un dispositif qui achemine automatiquement une copie de chaque message texte à la salle ou au poste d’écoute de la police » (TELUS, par. 122). Ces clarifications permettent de comprendre que l’interception correspond aux actes accomplis par un tiers qui s’interpose en temps réel dans le processus de communication en recourant à des moyens technologiques.

[73]                          Cette façon de comprendre le mot « intercepter » s’accorde avec l’objectif général de la partie VI. Il convient de rappeler que l’adoption de la partie VI était motivée par les inquiétudes que soulevaient l’utilisation de moyens technologiques de surveillance envahissants ainsi que l’incidence de ceux‑ci sur la vie privée des citoyens (Duarte, p. 43-44). Les mesures de surveillance utilisées par l’État peuvent se dérouler de façon continue pendant de longues périodes. En outre, elles permettent aux policiers d’avoir accès en temps réel à des renseignements à l’égard desquels ils auraient autrement à attendre, ce qui les place dans une meilleure situation pour [traduction] « exercer une surveillance physique et recueillir des éléments de preuve matériels qui pourraient ne plus exister ultérieurement » (m.i. (procureur général de la Colombie‑Britannique), par. 31).

[74]                          Outre ces inquiétudes, mentionnons la crainte que, muni de moyens technologiques avancés de surveillance, l’État soit tenté de se livrer à des [traduction] « recherche[s] à l’aveuglette [prospectives] dans l’espoir de découvrir des indices d’un crime » (R. c. Finlay (1985), 23 C.C.C. (3d) 48 (C.A. Ont.), p. 70; voir également Belcourt, par. 47). C’est cette tentation potentielle qui nous oblige à « rester conscient[s] du fait que les moyens modernes de surveillance électronique, s’ils ne sont pas contrôlés, sont susceptibles de supprimer toute vie privée » (Wong, p. 47). La constitutionnalité du régime d’interception résulte en conséquence des garanties accrues dont la partie VI impose le respect pour tenir compte des dangers que créent les autorisations prospectives (Belcourt, par. 47; R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992, par. 29). En raison de ces garanties, [traduction] « [u]ne demande visant à obtenir une autorisation traditionnelle d’interception de communications privées est » — pour reprendre la formule d’un commentateur — « la procédure d’enquête préalable au procès la plus exigeante qui existe dans notre droit criminel » (S. C. Hutchison et autres, Search and Seizure Law in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, p. 4‑37 (note en bas de page omise)). Compte tenu du régime établi par la loi, la divulgation de relevés déjà conservés ne suscite pas de telles inquiétudes et n’est donc pas assujettie au respect de ces garanties.

(4)           La technique policière utilisée en l’espèce ne constitue pas une interception

[75]                          Contrairement à la technique policière en cause dans l’affaire TELUS, celle employée en l’espèce ne présente pas les caractéristiques d’une interception. Dans TELUS, les policiers avaient sollicité une ordonnance prospective afin d’obtenir l’enregistrement et la conservation de messages futurs, en plus de leur divulgation systématique et continue sur une base quotidienne pendant une période de deux semaines (par. 42). Cette caractéristique rendait la technique d’enquête « équivalente, sur le plan du fond, à une interception » (par. 52 (italique omis)). Les policiers avaient, dans cette affaire, concrètement fait du fournisseur de services leur adjoint en exigeant de celui‑ci qu’il leur transmette chaque jour un compte rendu détaillé des communications échangées entre les parties ciblées.

[76]                          Par comparaison, dans le cas qui nous occupe, l’Ordonnance de communication datée du 12 février 2010 visait des messages textes et de l’information s’y rapportant pour la période du 5 janvier 2010 au 12 février 2010 inclusivement. Quoique l’Ordonnance requière la production des messages textes envoyés ou reçus le jour même de sa délivrance, il n’y a aucune preuve indiquant que certains des messages textes produits par Telus se trouvaient dans le processus de transmission le 12 février 2010, au moment où l’Ordonnance a été rendue. En l’absence de preuve à cet effet, et compte tenu du fait que Telus s’est vu accorder 30 jours pour se conformer à l’Ordonnance, inférer que celle‑ci avait un effet prospectif et permettait ainsi la saisie de messages textes futurs relèverait de la conjecture. Il n’existe pas non plus de preuve que les messages étaient conservés par Telus dans le cadre du processus de communication. Et il n’y a en outre aucun élément de preuve indiquant que Telus avait conservé les messages à la demande des policiers ou aux fins d’application de la loi. Enfin, postérieurement à la délivrance de l’Ordonnance de communication, lorsque les policiers ont souhaité intercepter les communications futures entre MM. Jones et Waldron, ils ont, comme ils se devaient de le faire, demandé et obtenu en vertu de la partie VI deux autorisations datées respectivement du 12 novembre 2010 et du 12 janvier 2011.

[77]                          En résumé, les mesures prises par l’État en l’espèce respectaient la distinction établie à la partie VI entre l’interception des communications aux art. 184 à 192, et la divulgation de communications déjà interceptées et conservées qui est envisagée à l’art. 193. À la lumière de la preuve, ces mesures respectaient également l’exigence établie dans l’arrêt TELUS et suivant laquelle une autorisation fondée sur la partie VI doit être obtenue à l’égard de messages qui se trouvent toujours dans le processus de transmission. Les personnes chargées de l’application de la loi ne peuvent se voir accorder, par le « moyen détourné » que constituerait le régime général prévu à l’art. 487 du Code en matière de fouilles, perquisitions et saisies, l’autorisation d’intercepter concrètement des communications futures. Elles pouvaient toutefois — et ce fut le cas en l’espèce — obtenir légalement des copies de messages textes existants au moyen d’une ordonnance de communication fondée sur l’art. 487.012 du Code (comme elles peuvent encore le faire en vertu maintenant de l’art. 487.014).

[78]                          Je suis consciente du fait que les messages textes ont un caractère intrinsèquement privé et qu’ils sont sous de nombreux rapports assimilables à des conversations. Toutefois, la nécessité d’obtenir une autorisation en vertu de la partie VI ne varie pas en fonction du degré d’atteinte au droit à la vie privée qu’implique la fouille ou perquisition envisagée par l’État. Par exemple, comme l’a fait observer le juge Fish dans R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, il est « difficile d’imaginer une perquisition, une fouille et une saisie plus envahissantes, d’une plus grande ampleur ou plus attentatoires à la vie privée que celles d’un ordinateur personnel » (par. 2). D’ailleurs, les ordinateurs — tout comme les téléphones et les serveurs et autres dispositifs des fournisseurs de services — peuvent contenir des copies de conversations numériques. Malgré cela, notre Cour a toujours jugé que la saisie d’un ordinateur peut être autorisée en vertu du régime général prévu à l’art. 487 du Code (R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; Cole; Morelli). Ainsi que l’a reconnu la Cour d’appel, la question de savoir si l’obtention d’une autorisation visée à la partie VI est nécessaire [traduction] « dépend en définitive de la technique d’enquête particulière utilisée par les policiers et de la question de savoir si cette technique constitue une interception de communications privées » (par. 32).

[79]                          Il s’ensuit que le juge ou juge de paix saisi d’une demande d’ordonnance de communication fondée sur le par. 487.014(1) devrait la rejeter lorsque la technique employée constitue une interception visée au par. 184(1). C’est ce qui ressort de l’interaction entre les dispositions sur l’écoute électronique de la partie VI et les exigences relatives à l’ordonnance de communication de l’art. 487.014. En ce qui a trait aux dispositions sur l’écoute électronique, le par. 184(2) énonce une exception à l’interdiction générale prévue au par. 184(1). Selon cette disposition, les interceptions obtenues « en conformité avec une autorisation » (al. 184(2)b)) ne sont pas assujetties à cette interdiction. Le terme « autorisation » est défini ainsi à l’art. 183 : « Autorisation d’intercepter une communication privée donnée en vertu de l’article 186 ou des paragraphes 184.2(3), 184.3(6) ou 188(2). » Une ordonnance de communication rendue conformément à l’art. 487.014 n’est pas une « autorisation » pour l’application de la partie VI — par conséquent, une telle ordonnance ne rendrait pas l’interception légale. Pour ce qui est des exigences relatives à l’ordonnance de communication, le par. 487.014(1) précise que « le juge de paix ou le juge peut, sur demande ex parte présentée par un agent de la paix ou un fonctionnaire public, ordonner à toute personne de communiquer un document ». Le Code confère donc aux juges et juges de paix un pouvoir discrétionnaire qu’ils doivent exercer conformément aux conditions énumérées au par. 487.014(2). Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, ils doivent se demander si la technique faisant l’objet de la demande d’autorisation présentée en vertu de l’art. 487.014 constitue une interception visée au par. 184(1). Dans l’affirmative, l’ordonnance de communication sollicitée devrait être refusée, car l’interception demeurerait illégale en l’absence d’une autorisation fondée sur la partie VI.

[80]                          Les ordonnances de communication doivent en conséquence être soigneusement circonscrites afin de garantir que les techniques policières autorisées respectent le par. 184(1). Une ordonnance de communication ne doit pas autoriser concrètement, ni potentiellement, la communication de tout message texte qui n’existe pas encore ou dont la transmission est encore possible au moment où l’ordonnance est délivrée. Cela devrait ressortir clairement du texte même de l’ordonnance. Lorsque la technique en cause constitue une interception visée au par. 184(1), la demande doit à juste titre être rejetée et une autorisation visée à la partie VI doit être obtenue. Une ordonnance de communication ne devrait pas être utilisée pour éluder les exigences plus sévères qui s’appliquent à l’égard des autorisations fondées sur la partie VI.

[81]                          Toutefois, dans le cas qui nous occupe, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation prévue à la partie VI, étant donné que les policiers ne sollicitaient pas une ordonnance les autorisant à obtenir la communication prospective de messages textes futurs. Il n’a pas non plus été présenté à la Cour d’éléments de preuve montrant que l’Ordonnance de communication avait entraîné la communication de messages textes qui se trouvaient encore dans le processus de transmission. Par conséquent, la fouille et la saisie des messages textes de M. Jones ont été régulièrement autorisées en vertu des dispositions relatives aux ordonnances de communication prévues à l’art. 487.012 du Code (maintenant l’art. 487.014), et ces mesures n’ont pas porté atteinte aux droits garantis à M. Jones par l’art. 8  de la Charte .

III.          Dispositif

[82]                          Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi et je confirmerais la validité de l’Ordonnance de communication.

                    Version française des motifs rendus par

[83]                          Le juge Rowe — Je suis d’accord avec la juge Côté pour dire que, suivant les règles d’interprétation des lois, l’ordonnance de communication prévue à l’art. 487.014  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46  (l’art. 487.012 en l’espèce), autorise les policiers à demander à un fournisseur de services de divulguer des messages textes après que ceux‑ci ont été envoyés et reçus. En revanche, une autorisation fondée sur la partie VI est requise pour intercepter ces messages pendant leur transmission. Les commentaires qui suivent constituent des remarques incidentes; ils portent sur une question qui n’est pas examinée dans les motifs du jugement, et qui n’a pas non plus été soulevée lors des débats.

[84]                          Il est utile de donner un exemple. À 8 h, les policiers obtiennent, en vertu de la partie VI, l’autorisation d’intercepter des messages textes au fur et à mesure qu’ils sont envoyés de A à B. Des messages textes envoyés de A à B à 9 h sont interceptés par les policiers en vertu de cette autorisation. Suivant un autre scénario, les policiers obtiennent, à 10 h, une ordonnance de communication prévue à l’art. 487.014 à l’égard des messages textes envoyés de A à B à 9 h. Dans les deux cas, les policiers obtiennent les mêmes renseignements, soit les messages textes envoyés à 9 h. Cependant, ils doivent respecter des exigences nettement différentes selon la méthode qu’ils choisissent d’utiliser, les exigences de la partie VI étant beaucoup plus rigoureuses que celles de l’art. 487.014. Cette situation m’apparaît très anormale. 

[85]                          Est‑ce que les exigences relatives à l’ordonnance de communication prévue à l’art. 487.014 sont suffisantes pour que la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garantie par l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés  produise l’effet voulu? La juge Côté écrit, au par. 80, qu’« [u]ne ordonnance de communication ne devrait pas être utilisée pour éluder les exigences plus sévères qui s’appliquent à l’égard des autorisations fondées sur la partie VI ». Cependant, comme Telus conserve des copies des messages textes dès qu’ils sont envoyés, il importe peu que les policiers les « interceptent » ou les obtiennent tout simplement au moyen d’une ordonnance de communication immédiatement après leur envoi. En d’autres mots, il semble que les policiers peuvent effectivement éluder les exigences de la partie VI en obtenant une ordonnance de communication immédiatement après l’envoi des messages.

[86]                          Cette façon de faire est possible uniquement parce que Telus conserve des copies des messages textes de ses clients. Lorsqu’un client de Telus envoie un message texte, ce message peut être obtenu au moyen d’une ordonnance de communication uniquement parce que, dans le cadre de son processus de transmission, Telus conserve des copies de tous les messages envoyés par ses clients. Comme les autres grands fournisseurs de services ne conservent pas pour l’instant de copies des messages de leurs clients, les policiers seraient tenus d’obtenir une autorisation fondée sur la partie VI s’ils souhaitaient se procurer des messages textes auprès de Bell ou de Rogers par exemple.

[87]                          Je n’exprime pas d’opinion définitive sur la question de savoir si ces anomalies indiquent que l’art. 487.014 ne respecte pas les exigences de l’art. 8  de la Charte . En dernière analyse, je souscris aux motifs exposés par la juge Côté.

Version française des motifs rendus par

[88]                          La juge Abella (dissidente) — Les policiers ont obtenu des copies de messages textes existants grâce à une ordonnance de communication fondée sur l’art. 487.012  du Code criminel ,   L.R.C. 1985, c. C‑46 [3]. Tristin Jones avait envoyé les messages en question au compte de téléphone cellulaire Telus associé à son coaccusé. Ces messages ont constitué le fondement de la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Jones relativement à l’infraction d’avoir offert de céder une arme à feu.

[89]                          Tout comme dans le pourvoi connexe R. c. Marakah, [2017] 2 R.C.S. 608, la première question consiste à décider si la personne qui envoie des messages textes possède une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des copies des messages textes qu’elle a envoyés et si, par conséquent, elle a qualité pour invoquer l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés , lequel est rédigé ainsi :

                    Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[90]                          Je souscris à l’opinion de la juge Côté selon laquelle M. Jones possédait une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des messages textes qu’il a envoyés et, par conséquent, avait qualité pour contester l’ordonnance de communication en vertu de l’art. 8.

[91]                          Après avoir reconnu que M. Jones a qualité pour agir et que l’art. 8 s’applique, la question suivante consiste à se demander si la fouille et la saisie étaient raisonnables en l’espèce. La réponse à cette question dépend de la réponse à la question de savoir si la fouille et la saisie étaient autorisées par la loi, c’est‑à‑dire s’il était possible pour les policiers d’obtenir des copies des messages textes existants auprès d’un fournisseur de services conformément à une ordonnance de communication, ou s’ils devaient obtenir une autorisation sous le régime de la partie VI.

[92]                          M. Jones a soutenu que le fait d’obtenir des messages textes existants par l’intermédiaire d’un fournisseur de services constitue une interception de communications privées requérant la délivrance d’une autorisation prévue à la partie VI. La Couronne a plaidé que l’« interception » visée à la partie VI ne s’applique pas aux situations où les policiers sollicitent la production par un tiers de messages textes existants, étant donné que le concept d’« interception » a un caractère prospectif et implique que l’État s’interpose dans le processus de communication pendant qu’il se déroule. Comme ce sont la nature de la technique d’enquête utilisée et le moment où elle est mise en œuvre qui sont pertinents, et non le contenu des renseignements interceptés, la Couronne a fait valoir qu’une ordonnance de communication était suffisante pour obtenir des copies des messages de M. Jones.

[93]                          Je souscris à la position de M. Jones et j’accueillerais le pourvoi. Un message texte existant, comme tout autre message texte, constitue une « communication privée » suivant la définition donnée à ce terme à l’art. 183, disposition qui se trouve dans la partie VI du Code criminel . Avec égards, le degré de protection accordée aux communications privées sur le plan du respect de la vie privée devrait reposer sur les objectifs qui sous‑tendent la partie VI du Code criminel  ainsi que sur la nature de la communication, et non sur le moment où l’État présente sa demande d’autorisation ou sur des différences d’ordre technologique existant entre les fournisseurs de services. Si on privilégie une distinction d’ordre temporel pour déterminer le degré de protection de la vie privée applicable à l’égard des messages textes, les clients de Telus se trouvent alors à bénéficier d’une protection inférieure à celle dont jouissent les clients faisant appel à d’autres fournisseurs de services qui ne conservent pas de copies des messages textes, et ce, tout simplement parce que Telus stocke des copies des messages textes qui passent par son infrastructure. Cela signifie que le droit des auteurs de messages textes au respect de leur vie privée dépend de l’identité de leur fournisseur de services, plutôt que du fait qu’ils utilisent les messages textes comme moyen de communiquer privément.

[94]                          En même temps, l’accent mis sur le caractère existant d’un échange de messages textes dénature le fait qu’un tel échange n’en demeure pas moins une conversation, bien que celle‑ci se déroule électroniquement et qu’on lui assigne une marque temporelle. Le moment où l’État présente sa demande d’information ne devrait pas dénaturer la dimension communicationnelle d’un échange de messages textes.

Analyse

[95]                          Les ordonnances de communication ont été créées afin de permettre aux enquêteurs de contraindre des tiers ne faisant pas l’objet de l’enquête à produire des données ou documents pertinents à l’égard de la perpétration de l’infraction reprochée (voir J. A. Fontana et D. Keeshan, The Law of Search and Seizure in Canada (9e éd. 2015), p. 494). Le juge de paix ou le juge ne peut rendre une ordonnance de communication que s’il est convaincu, au terme d’une demande présentée ex parte, qu’une infraction au Code criminel  ou à une autre loi fédérale a été ou est présumée avoir été commise, que les documents ou données fourniront une preuve touchant la perpétration de l’infraction et que les documents ou les données sont en la possession de la personne en cause ou à sa disposition (par. 487.012(3))[4].

[96]                          Le régime d’autorisation de la partie VI (art. 183 à 196), en revanche, se trouve dans la partie du Code criminel  intitulée « Atteintes à la vie privée ». La partie VI couvre trois grandes catégories d’interceptions. La présente affaire porte sur l’exigence relative à l’interception usuelle sans consentement.

[97]                          La partie VI instaure un régime complet en vue de l’interception de communications privées (R. c. Société TELUS Communications, [2013] 2 R.C.S. 3, par. 2). Il est maintenant bien établi que les actions de l’État en contexte de fouilles, perquisitions et saisies, y compris en matière de surveillance électronique, entraînent l’application de l’art. 8  de la Charte  si elles ont une incidence sur l’attente raisonnable d’une personne au respect de sa vie privée. Comme l’a souligné le professeur Hamish Stewart, [traduction] « la fouille ou la perquisition doit être autorisée par la loi, la loi autorisant la fouille ou la perquisition ne doit pas être abusive (c.‑à‑d., elle doit être constitutionnellement valide) et la fouille ou la perquisition ne doit pas être effectuée d’une manière abusive. Une fouille ou perquisition qui ne satisfait pas à l’un ou l’autre de ces critères est abusive et contrevient à l’article 8 » (« Normative Foundations for Reasonable Expectations of Privacy » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 335, p. 335).

[98]                          L’article 183 énonce les définitions applicables à la partie VI du Code criminel . Les définitions pertinentes sont :

                    communication privée Communication orale ou télécommunication dont l’auteur se trouve au Canada, ou destinée par celui‑ci à une personne qui s’y trouve, et qui est faite dans des circonstances telles que son auteur peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle ne soit pas interceptée par un tiers. La présente définition vise également la communication radiotéléphonique traitée électroniquement ou autrement en vue d’empêcher sa réception en clair par une personne autre que celle à laquelle son auteur la destine.

. . .

                    intercepter S’entend notamment du fait d’écouter, d’enregistrer ou de prendre volontairement connaissance d’une communication ou de sa substance, son sens ou son objet.

[99]                          La question en litige dans le présent pourvoi dépend du sens du mot « intercepter » et de la question de savoir si la saisie auprès d’un fournisseur de services de copies de messages textes existants stockées par ce dernier constitue une « interception » visée à l’art. 183.

[100]                      Par comparaison aux conditions prévues par les autres dispositions du Code criminel  relatives aux fouilles, perquisitions, saisies et mandats, y compris la disposition portant sur les ordonnances de communication, les dispositions de la partie VI établissent des exigences plus strictes pour l’octroi de l’autorisation. L’arrêt TELUS  a exposé la raison d’être de ces exigences plus sévères :

                        Ces garanties font bien ressortir l’intention du législateur d’accorder une protection plus grande aux communications privées. La partie VI s’applique largement à divers moyens technologiques et prévoit des garanties plus strictes que d’autres dispositions du Code en matière de mandat. [par. 31]

[101]                      L’arrêt TELUS, sur la base de cette raison d’être, a rejeté une définition étroite du mot « intercepter ». Dans le cadre de leur examen visant à décider si une autorisation fondée sur la partie VI était nécessaire pour obtenir d’un fournisseur de services la communication prospective de messages textes, sur une base quotidienne continue, une pluralité de juges ont rejeté le recours à une approche restrictive :

                        La question consiste donc à interpréter le mot « intercepter » à la partie VI. L’interprétation de ce mot doit se fonder non seulement sur les objectifs de la partie VI, mais aussi sur les droits garantis par l’art. 8  de la Charte , lesquels doivent progresser au rythme de la technologie. Dans R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, la Cour a conclu que « le droit général à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti par l’art. 8 [de la Charte ] doit évoluer au rythme du progrès technologique et, par conséquent, nous assurer une protection constante contre les atteintes non autorisées à la vie privée par les agents de l’État, peu importe la forme technique que peuvent revêtir les divers moyens employés » (p. 44). . . 

                    . . .

                        Une interprétation étroite est en outre incompatible avec l’objet de la partie VI et les termes généraux qui y sont utilisés. La définition française d’« intercepter » à l’art. 183 comporte trois aspects distincts : « écouter », « enregistrer » et « prendre [. . .] connaissance ». La définition législative élargit la notion d’« intercepter » au lieu de la limiter à son sens étroit et technique. [par. 33 et 35]

[102]                      En particulier, l’arrêt TELUS a reconnu que rien n’exige que l’interception d’une communication privée s’effectue simultanément à la communication elle‑même ou sensiblement au même moment :

                    La définition de ce mot dans le Code n’exige aucunement que l’interception d’une communication privée s’effectue simultanément à la communication elle‑même ou sensiblement au même moment. Si le législateur avait voulu établir une telle exigence, il l’aurait fait dans la définition d’« intercepter ». Il a plutôt choisi d’adopter une définition plus générale, conforme à l’objet de la partie VI, qui consiste à accorder une protection étendue aux communications privées contre les ingérences non autorisées de l’État. 

                        Il faut par conséquent interpréter les mots « intercepter une communication privée » en s’attachant à la prise de connaissance du contenu informationnel de la communication et aux attentes qu’avaient les interlocuteurs en matière de respect de la vie privée au moment de cette communication. À mon avis, dans la mesure où le sens formaliste du mot « intercepter » pourrait comporter intrinsèquement un aspect temporel, cela ne devrait pas faire obstacle à l’intention du législateur de protéger, dans l’application de la partie VI, le droit des gens au respect de leur vie privée en matière de communications.

                        L’emploi du mot « intercepter » implique que la prise de connaissance de la communication privée se fait au cours du processus de transmission. À mon avis, ce processus englobe toutes les activités du fournisseur de services qui sont nécessaires ou accessoires à la fourniture du service de communication. La prise de connaissance de la substance d’une communication privée se trouvant dans un ordinateur exploité par un fournisseur de services de télécommunications ferait, en conséquence, partie de ce processus. [par. 35-37]

[103]                      Le juge Moldaver, dans TELUS, a lui aussi conclu que le critère applicable à l’égard de l’al. 487.01(1)c) « exige la prise en compte de la technique d’enquête que la police cherche à utiliser en fonction de son fond réel et non simplement de sa forme » (par. 77). Même s’il n’était pas disposé à conclure que la technique d’enquête utilisée par les policiers avait constitué en fait une « interception », il a jugé qu’elle correspondait, « sur le plan du fond », à une interception, et qu’elle nécessitait donc la délivrance d’une autorisation en vertu de la partie VI (par. 77).

[104]                      Tout comme dans TELUS, où la question en litige consistait à décider si une autorisation délivrée sous le régime de la partie VI était nécessaire pour obtenir la communication de futurs messages textes, il y a lieu de rejeter une approche technique afin de définir « intercepter » même dans les cas où il s’agit, comme en l’espèce, de copies stockées de messages textes existants. Le fait d’exiger que l’interception d’une communication privée s’effectue simultanément à la communication elle‑même ou sensiblement au même moment ne tient pas compte du contenu et de la nature du message texte, en plus de neutraliser la capacité de la partie VI de protéger le droit au respect de la vie privée des personnes utilisant des nouveaux moyens technologiques de communication textuelle électronique.

[105]                      La seule différence entre l’affaire TELUS, qui concernait des messages textes futurs, et celle qui nous occupe, qui porte sur des messages textes existants, est le moment de la présentation de la demande d’autorisation par l’État. L’intervenante la Criminal Lawyers’ Association of Ontario a insisté sur ce point dans son mémoire, affirmant ce qui suit : [traduction] « Sur le plan de la technologie, [TELUS] et l’affaire [de M. Jones] sont identiques : une communication privée a lieu, elle est stockée sur l’ordinateur de l’entreprise, puis l’État en prend connaissance » (par. 16). Si le mot « intercepter » à l’art. 183 est interprété dans le contexte général du régime de la partie VI et de l’objet que celui‑ci est censé viser, c’est‑à‑dire prévenir la prise de connaissance par l’État de communications privées sans autorisation valable et protéger le droit intrinsèque au respect de la vie privée à l’égard du contenu de communications privées, alors les protections qu’offre la partie VI ne devraient pas fluctuer en fonction du moment où l’État intercepte une communication privée. Comme il a été souligné dans l’arrêt TELUS, il faut interpréter les mots « intercept[ion] [d’]une communication privée » en « s’attachant à la prise de connaissance du contenu informationnel de la communication et aux attentes qu’avaient les interlocuteurs en matière de respect de la vie privée au moment de cette communication » (par. 36). 

[106]                      Autrement dit, il faut continuer à mettre l’accent sur la substance de ce que l’État cherche à obtenir d’un fournisseur de services. Lorsque les policiers obtiennent d’un fournisseur de services des copies de messages textes, ils prennent connaissance d’un relevé complet de l’ensemble des conversations électroniques qui ont eu lieu au cours d’une période donnée. Tant dans TELUS qu’en l’espèce, le contenu informationnel dont prend connaissance l’État est le même : un relevé complet de l’ensemble des communications privées survenues au cours d’une période donnée. L’insistance particulière sur le fait que le relevé porte sur des messages textes existants ne devrait pas faire oublier le contenu et la nature de ce relevé. Il s’agit d’un relevé reproduisant le texte d’une conversation qui a eu lieu entre des personnes, même si elle a pris une forme électronique, et à laquelle on a assigné un repère temporel précis. Ce relevé pourrait comprendre des conversations électroniques entre plusieurs personnes qui participent innocemment à une conversation électronique avec le destinataire visé, ainsi que des conversations électroniques entre de multiples participants à un échange de messages textes au sein d’un groupe. Manifestement, en obtenant des copies des messages textes existants, l’État ne prend pas connaissance uniquement de simples « documents » ou « données », comme il le fait en vertu d’une ordonnance de communication, il obtient l’enregistrement de « conversations électroniques » :

                        La messagerie texte est, essentiellement, une conversation électronique. La seule distinction entre la messagerie texte et les communications orales traditionnelles réside dans le processus de transmission. [TELUS, par. 5]

[107]                      Dans R. c. Hoelscher, 2016 ABQB 44, le juge Simpson a expliqué l’ampleur des renseignements obtenus lorsque l’État cherche à obtenir d’un fournisseur de services des copies de messages textes existants :

                         [traduction] Lorsque les policiers obtiennent un mandat de perquisition visant le téléphone cellulaire lui‑même de l’expéditeur ou du destinataire d’un message texte, ils prennent connaissance uniquement de ce qui reste de la communication dans le téléphone cellulaire. Ils ne seront peut‑être pas en mesure de prendre connaissance de tous les messages que la personne concernée a envoyés ou reçus. Afin de protéger certaines communications privées contre les intrusions non désirées, l’expéditeur ou le destinataire peut supprimer le message, aller un peu plus loin et effacer électroniquement les données ou encore même aller jusqu’à détruire le téléphone cellulaire.

                        Cependant, lorsque les policiers interceptent des messages textes passant par un fournisseur de services, ils prennent connaissance de tous les messages envoyés à partir du numéro de téléphone et reçus à ce numéro pendant une période précise. Le propriétaire du téléphone cellulaire n’a aucun contrôle sur la conservation ou la destruction des messages par le fournisseur de services.

                        La prise de connaissance de renseignements obtenus auprès du fournisseur de services se distingue donc de la prise de connaissance de renseignements à partir du téléphone cellulaire de l’expéditeur ou du destinataire, en ce que, dans le second cas, ces derniers exercent un certain contrôle sur les renseignements se trouvant dans le téléphone cellulaire. Cette perte de contrôle sur une communication privée en la possession du fournisseur de services et le degré d’intrusion considérable en cause justifient les mesures de protection prévues à la partie VI. [par. 113-115 (CanLII)]

[108]                      Le fait de mettre l’accent sur le caractère existant des messages textes visés fait dépendre le droit des participants à ces messages au respect de leur vie privée des différences techniques qui existent entre les fournisseurs de services. Dans TELUS, il a été jugé que l’existence de progrès technologiques qui permettent à l’État de prendre connaissance de copies de messages textes futurs ne devrait pas déterminer l’étendue de la protection accordée à ces communications privées. Il me semble difficile de formuler une conclusion différente pour les messages existants. En d’autres mots, les outils technologiques qui permettent à l’État d’obtenir des copies de messages textes existants auprès de fournisseurs de services ne devraient pas déterminer l’étendue de la protection accordée à ces messages.

[109]                      La conséquence logique de tout cela, que l’on arrive à la conclusion que la technique utilisée en l’espèce pour prendre connaissance des copies de messages textes existants constituait une interception, ou qu’elle était « équivalente sur le fond » à une interception, est la suivante, qu’a expliquée le juge Burrows dans R. c. Croft, 304 C.C.C. (3d) 279 (B.R. Alb.) :

                    [traduction] . . . si l’on accepte que le fait d’autoriser prospectivement la prise de connaissance de messages textes qui, prévoit‑on, seront enregistrés consiste à autoriser l’interception de communications privées [. . .] le fait d’autoriser la prise de connaissance de messages textes déjà enregistrés dans l’infrastructure de Telus consiste également à autoriser l’interception de communications privées. [par. 47]

[110]                      Le juge Simpson a exprimé un point de vue semblable dans Hoelscher :

                         [traduction] . . . il est important de se rappeler que la prise de connaissance par les policiers de messages textes stockés par un fournisseur de services — que ce soit au moyen d’une autorisation rétrospective ou prospective — ne s’effectue jamais simultanément à l’envoi du message ou sensiblement au même moment. Une autorisation rétrospective aboutit évidemment toujours à la prise de connaissance de documents stockés. La prise de connaissance ne peut avoir lieu simultanément à l’envoi du message texte. De la même façon, lorsque les policiers, au moyen d’une autorisation prospective, tirent profit du système de stockage de Telus, les renseignements sont toujours stockés avant que les policiers n’en prennent connaissance. 

                    . . .

                        En l’espèce, les policiers demandent à prendre connaissance du contenu d’une télécommunication enregistrée par un fournisseur de services de transmission. Il importe peu qu’ils demandent l’autorisation une semaine ou une minute avant que le message texte soit envoyé ou une semaine après, il s’agit dans tous les cas de la prise de connaissance de télécommunications privées d’un fournisseur de services, et la partie VI vise à protéger le contenu de ces communications. La prise de connaissance du contenu demandé auprès du fournisseur de services constitue l’interception, celle‑ci ne dépend pas du moment où la police demande l’autorisation. [par. 100 et 103]

[111]                      Un message texte ne peut être envoyé sans passer par un fournisseur de services. L’utilisation sans cesse croissante par les gens des messages textes se traduit par [traduction] « de nouvelles sources particulièrement riches d’éléments de preuve pour les enquêteurs criminels », situation qui soulève de nouvelles préoccupations en matière de respect de la vie privée (R. c. Carty, 2014 ONSC 212 (le juge Boswell), par. 9; voir aussi le par. 11 (CanLII)). L’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association a bien expliqué les conséquences du recours accru aux messages textes dans son mémoire : [traduction] « Les Canadiens communiquent de plus en plus par messages textes. [. . .] [B]ien des éléments que les policiers ne pouvaient jusque‑là recueillir que par voie d’“écoute électronique” (mesure autorisée en vertu de la partie VI) peuvent maintenant être recueillis en prenant connaissance de messages textes se trouvant dans un ordinateur » (par. 3).

[112]                      Telus, semble‑t‑il, est le seul fournisseur de services qui conserve des copies des messages textes pendant une certaine période. Comme l’a souligné le juge Moldaver dans les motifs qu’il a exposés dans l’arrêt TELUS, « [l]e fait que Telus conserve les messages textes de ses abonnés de cette façon est important [. . .] parce qu’il crée une ressource d’enquête pour les autorités » (par. 59), une ressource d’enquête qui n’est pas disponible auprès des autres fournisseurs de services, lesquels ne conservent pas de copies des messages textes.

[113]                      En l’espèce, les policiers ont obtenu, en vertu de l’art. 487.012  du Code criminel , plusieurs ordonnances de communication visant les fournisseurs de services Bell, Rogers et Telus. Seule la société Telus conserve pendant une certaine période le contenu des messages textes envoyés et reçus par ses abonnés. Aucun message texte n’a été obtenu à partir de comptes existants auprès des autres fournisseurs de services. Ce sont les pratiques de stockage uniques à Telus, plutôt que les principes qui sous‑tendent la partie VI, qui ont mené à la communication des copies de messages textes existants du compte Telus visé, et à la perte par M. Jones des mesures de protection de la vie privée prévues par la partie VI du Code criminel . Encore une fois, l’applicabilité de la partie VI devrait dépendre de la substance des éléments auxquels la technique d’enquête vise à obtenir accès, et non du moment où cet accès est demandé, ou encore du hasard des pratiques technologiques des fournisseurs de services.  

[114]                      Comme aucune autorisation fondée sur la partie VI n’a été obtenue, la prise de connaissance des copies des messages textes existants de M. Jones obtenues au moyen de l’ordonnance de communication était invalide et violait les droits garantis à ce dernier par l’art. 8  de la Charte .

[115]                      Il reste à décider si la preuve obtenue de façon irrégulière devrait être écartée en vertu du par. 24(2)  de la Charte , conformément à l’arrêt de notre Cour R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353. Tout compte fait, je suis d’avis que l’utilisation en preuve des messages textes existants obtenus en application de l’ordonnance de communication serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[116]                      L’intérêt du public à ce qu’un jugement au fond soit rendu est mis en balance avec son intérêt « en l’irréprochabilité du système de justice » (Marakah, par. 72, la juge en chef McLachlin, citant Grant, par. 84). Comme l’a mentionné le juge Brown dans R. c. Paterson, [2017] 1 R.C.S. 202 : « Il importe [. . .] de ne pas permettre que [. . .] l’intérêt de la société dans l’instruction de l’affaire au fond l’emporte sur toutes les autres considérations . . . » (par. 56).

[117]                      Les répercussions de la conduite attentatoire à la Charte  sur le droit à la protection de la vie privée garanti à M. Jones par l’art. 8 de ce texte ont été importantes. Qu’il s’agisse de messages existants ou d’un échange en temps réel, les conversations électroniques sont susceptibles de révéler des renseignements biographiques sur les gens, notamment des renseignements qui tendent à révéler des détails intimes sur leur mode de vie et leurs choix personnels. Dans le pourvoi connexe Marakah, la juge en chef McLachlin a souligné que M. Marakah « avait [. . .] un important droit au respect de sa vie privée reconnu par la Charte  dans la conversation électronique qu’il avait eue » (par. 67). Tout comme ce dernier, M. Jones avait en vertu de la Charte  un important droit au respect de sa vie privée à l’égard de sa conversation électronique avec le destinataire de ses messages textes. Comme l’a souligné le juge Cromwell dans R. c. Côté, [2011] 3 R.C.S. 215 :

                    Il faut [. . .] se garder d’oublier que l’objet de la garantie constitutionnelle contre les fouilles et les perquisitions abusives est de faire obstacle à ces dernières, et non de les distinguer d’atteintes non abusives dans le cadre d’une analyse ex post facto : R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, par. 45. L’autorisation préalable est donc directement liée à l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée et elle en fait partie intégrante. [par. 84]

[118]                      Je reconnais que, techniquement, la police n’a pas agi de mauvaise foi, mais je ne peux accepter que le défaut d’obtenir une autorisation sous le régime de la partie VI n’a pas sérieusement compromis la confiance du public envers l’administration de la justice. L’évolution rapide de la technologie entraîne une évolution correspondante de la jurisprudence, laquelle s’efforce de suivre le rythme de l’incidence de la technologie sur les droits garantis par la Constitution. Dans les cas où aucune décision portant exactement sur une situation litigieuse n’a encore été rendue, les policiers ont alors le choix entre deux possibilités : utiliser la lacune dans la jurisprudence pour justifier une conduite plus envahissante, ou exercer davantage de précaution avant de porter atteinte à des droits protégeant la vie privée garantis par la loi. Il me semble que la meilleure approche à adopter par les tribunaux consiste à inciter les policiers à pécher par excès de prudence afin de protéger les droits du public, plutôt qu’à cautionner des violations de la Charte  par déférence pour la mécanique des nouvelles technologies.

[119]                      Par conséquent, j’écarterais les messages textes obtenus au moyen de l’ordonnance de communication et j’annulerais la déclaration de culpabilité.

                    Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.

                    Procureurs de l’appelant : Fasken Martineau DuMoulin, Ottawa; Lyttle McGarry Del Greco, Ottawa.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko : Presser Barristers, Toronto; Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Stockwoods, Toronto.



[1]   Les fouilles et les perquisitions effectuées sans mandat sont présumées abusives en l’absence de situation d’urgence (voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145).

[2] Je tiens à souligner, en posant cette question, que notre Cour ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si la personne qui témoigne lors d’un voir‑dire tenu à l’égard de la demande qu’elle présente en vertu de l’art. 8  de la Charte  bénéficie des garanties contre l’auto‑incrimination prévues à l’art. 13 de ce même texte. Et il ne s’agit pas non plus d’une affaire se prêtant à un tel examen. Toutefois, il découle peut‑être des arrêts de notre Cour R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, et R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311, que, comme un accusé ne peut être contraint à témoigner lors de son propre voir‑dire fondé sur l’art. 8, son témoignage pourrait être utilisé ultérieurement pour le contre‑interroger tant en vue de l’incriminer que d’attaquer sa crédibilité. Pour cette raison, M. Jones était hésitant à admettre qu’il était l’auteur des Messages textes, de crainte que cela puisse éventuellement l’incriminer.

[3] Maintenant l’art. 487.014  du Code criminel .

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