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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Société Radio-Canada,

2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196

Appel entendu : 1er novembre 2017

jugement rendu : 9 février 2018

Dossier : 37360

 

Entre :

Société Radio-Canada

Appelante

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

 

CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc., Postmedia Network Inc., Studio Vice Canada Inc., Réseau de télévision des peuples autochtones et AD IDEM/Canadian Media Lawyers Association

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 33)

Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Rowe)

 

 

 


R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196

Société Radio‑Canada                                                                                    Appelante

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                           Intimée

et

CTV, une division de Bell Média inc., Global News,

a division of Corus Television Limited Partnership,

The Globe and Mail Inc., Postmedia Network Inc.,

Studio Vice Canada Inc., Réseau de télévision des

peuples autochtones et AD IDEM/

Canadian Media Lawyers Association                                                      Intervenants

Répertorié : R. c. Société Radio‑Canada

2018 CSC 5

No du greffe : 37360.

2017 : 1 novembre; 2018 : 9 février.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Injonctions — Injonctions interlocutoires — Interdictions de publication — Prononcé d’une interdiction de publication mandatoire en vertu du Code criminel  quant à l’identité d’une jeune victime — Refus du média de retirer de son site Web les articles affichés avant l’interdiction de publication et identifiant la victime par son nom et sa photo — Demande par le ministère public pour que soient prononcées une assignation pour outrage au tribunal et une injonction interlocutoire mandatoire intimant le retrait des renseignements du site Web du média — Cadre d’analyse applicable à la délivrance d’une injonction interlocutoire mandatoire — Le ministère public doit‑il établir une forte apparence de droit ou l’existence d’une question sérieuse à juger? — Le juge en cabinet a‑t‑il commis une erreur en refusant de délivrer une injonction interlocutoire parce que le ministère public n’a pas établi une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 486.4(2.1) , (2.2) .

                    Un accusé a été inculpé du meurtre au premier degré d’une personne âgée de moins de 18 ans. À la demande du ministère public, une interdiction mandatoire de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement permettant d’identifier la victime a été délivrée en vertu du par. 486.4(2.2)  du Code criminel . Avant la délivrance de l’interdiction de publication, la SRC a affiché sur son site Web des renseignements qui révélaient l’identité de la victime. Compte tenu du refus de la SRC de retirer ces renseignements de son site Web, le ministère public a sollicité une assignation pour outrage criminel contre la SRC pour violation de l’interdiction en question ainsi qu’une injonction interlocutoire exigeant le retrait des renseignements identifiant la victime. Le juge en cabinet a conclu que le ministère public n’avait pas satisfait aux exigences relatives à l’injonction interlocutoire mandatoire et a rejeté sa demande. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel et accordé l’injonction interlocutoire mandatoire.

                    Arrêt : L’appel est accueilli.

                    Pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur de la délivrance d’une injonction interlocutoire mandatoire exigent en outre qu’un examen approfondi soit fait sur le fond à l’étape interlocutoire. Suivant cette version modifiée du test énoncé dans RJR — MacDonald, le demandeur doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance. Le demandeur doit aussi démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la réparation n’est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

                    En l’espèce, une interprétation littérale de l’avis introductif d’instance démontre que le ministère public a intenté une action pour outrage criminel et a cherché à obtenir une injonction interlocutoire dans le cadre de cette instance. Le ministère public s’est donc fondé sur le fait que l’injonction interlocutoire était sollicitée à l’égard de la demande d’assignation pour outrage criminel. L’avis introductif d’instance en soi, ainsi que l’ordre dans lequel les réparations y sont demandées, contredit qu’il puisse avoir un caractère hybride. Les deux demandes sont liées, de sorte que la deuxième se rapporte non pas au simple affichage sur le site Web de la SRC des renseignements identifiant la victime, mais à l’assignation pour outrage criminel sollicitée. Chaque demande de réparation ne donne pas lieu à une instance distincte; elles sont plutôt toutes les deux liées à l’outrage criminel reproché. De plus, l’injonction n’est pas une cause d’action, en ce sens qu’elle ne contient pas son propre pouvoir d’autoriser l’action. Il s’agit d’une réparation. Une demande introductive d’instance doit énoncer tant l’objet de la demande et son fondement que la réparation demandée. En l’espèce, la demande introductive d’instance du ministère public n’indique qu’un motif pour lequel il veut obtenir une réparation : l’outrage criminel au tribunal reproché à la SRC. Le ministère public était donc tenu d’établir une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel au tribunal. L’issue du présent appel ne devrait cependant pas être interprétée comme signifiant que l’injonction est une réparation courante et facile à obtenir dans les affaires criminelles. La façon dont il faut définir les circonstances permettant de demander et de délivrer une injonction interlocutoire pour empêcher une conduite prétendument criminelle n’est pas tranchée ici.

                    La décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire, et les cours d’appel ne doivent pas modifier la décision en découlant simplement parce qu’elles auraient exercé ce pouvoir différemment. Une intervention en appel est justifiée uniquement lorsque le juge en cabinet a pris une décision qui repose sur une erreur de droit ou sur une interprétation erronée de la preuve produite devant lui, lorsque le caractère erroné d’une conclusion peut être démontré par des éléments de preuve supplémentaires dont on dispose au moment de l’appel, lorsque les circonstances ont changé ou lorsque la décision du juge d’accorder ou de refuser l’injonction est à ce point aberrante qu’elle doit être infirmée pour le motif qu’aucun juge raisonnable n’aurait pu la rendre. En l’espèce, le fardeau du ministère public n’était pas de présenter une preuve d’outrage criminel qui penche dans un sens ou dans l’autre, mais plutôt une preuve qui, au regard du droit et des éléments de preuve présentés, avait une forte chance de réussir à prouver la culpabilité de la SRC pour outrage criminel au tribunal. Il n’est pas facile de s’acquitter d’un tel fardeau et le ministère public n’a pas réussi à le faire en l’espèce. Le juge en cabinet a appliqué le bon test juridique lorsqu’il s’est prononcé sur la demande du ministère public, et sa décision selon laquelle la preuve présentée par ce dernier ne satisfaisait pas à ce test ne justifiait pas, dans les circonstances, une intervention en appel.

Jurisprudence

            Arrêt appliqué : RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; distinction d’avec l’arrêt : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; arrêts mentionnés : United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396; Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824; Medical Laboratory Consultants Inc. c. Calgary Health Region, 2005 ABCA 97, 19 C.C.L.I. (4th) 161; Modry c. Alberta Health Services, 2015 ABCA 265, 388 D.L.R. (4th) 352; Conway c. Zinkhofer, 2006 ABCA 74; D.E. & Sons Fisheries Ltd. c. Goreham, 2004 NSCA 53, 223 N.S.R. (2d) 1; AMEC E&C Services Ltd. c. Whitman Benn and Associates Ltd., 2003 NSSC 112, 214 N.S.R. (2d) 369, conf. par 2003 NSCA 126, 219 N.S.R. (2d) 126; Cytrynbaum c. Look Communications Inc., 2013 ONCA 455, 307 O.A.C. 152; Bande de Sawridge c. Canada, 2004 CAF 16, [2004] 3 R.C.F. 274; Jamieson Laboratories Ltd. c. Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104; Potash Corp. of Saskatchewan Inc. c. Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership, 2011 SKCA 120, 341 D.L.R. (4th) 407; La Plante c. Saskatchewan Society for the Prevention of Cruelty to Animals, 2011 SKCA 43, [2012] 3 W.W.R. 293; Summerside Seafood Supreme Inc. c. Prince Edward Island (Minister of Fisheries, Aquaculture and Environment), 2006 PESCAD 11, 256 Nfld. & P.E.I.R. 277; National Commercial Bank Jamaica Ltd. c. Olint Corp. Ltd., [2009] UKPC 16, [2009] 1 W.L.R. 1405; H&R Block Canada Inc. c. Inisoft Corp., 2009 CanLII 37911; Fradenburgh c. Ontario Lottery and Gaming Corp., 2010 ONSC 5387; Boehringer Ingelheim (Canada) Inc. c. Bristol‑Myers Squibb Canada Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 51; Shepherd Home Ltd. c. Sandham, [1970] 3 All E.R. 402; Barton‑Reid Canada Ltd. c. Alfresh Beverages Canada Corp., 2002 CanLII 34862; Bark & Fitz Inc. c. 2139138 Ontario Inc., 2010 ONSC 1793; Quality Pallets and Recycling Inc. c. Canadian Pacific Railway Co., 2007 CanLII 13712; West Nipissing Economic Development Corp. c. Weyerhaeuser Co., 2002 CanLII 26148; Parker c. Canadian Tire Corp., [1998] O.J. No. 1720 (QL); Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042; B.C. (A.G.) c. Wale, [1987] 2 W.W.R. 331, conf. par [1991] 1 R.C.S. 62; White Room Ltd. c. Calgary (City), 1998 ABCA 120, 62 Alta. L.R. (3d) 177; Musqueam Indian Band c. Canada (Minister of Public Works and Government Services), 2008 CAF 214, 378 N.R. 335, autorisation d’appel refusée, [2008] 3 R.C.S. viii.

Lois et règlements cités

Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, art. 3.8(1).

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 486.4 (2.1) , (2.2) .

Doctrine et autres documents cités

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 4th ed, Toronto, Canada Law Book, 2012.

Vermette, Marie‑Andrée. « A Strong Prima Facie Case for Rationalizing the Test Applicable to Interlocutory Mandatory Injunctions », in Todd L. Archibald and Randall Scott Echlin, eds., Annual Review of Civil Litigation, 2011, Toronto, Carswell, 2011, 367.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Slatter, McDonald et Greckol), 2016 ABCA 326, 404 D.L.R. (4th) 318, [2017] 3 W.W.R. 413, 43 Alta. L.R. (6th) 213, 93 C.P.C. (7th) 269, [2016] A.J. No. 1085 (QL), 2016 CarswellAlta 2034 (WL Can.), qui a infirmé une decision du juge Michalyshyn, 2016 ABQB 204, [2016] 9 W.W.R. 613, 37 Alta. L.R. (6th) 299, 86 C.P.C. (7th) 373, [2016] A.J. No. 336 (QL), 2016 CarswellAlta 620 (WL Can.). Pouvoi accueilli.

                    Frederick S. Kozak, c.r., Sean Ward, Tess Layton et Sean Moreman, pour l’appelante.

                    Iwona Kuklicz et Julie Snowdon, pour l’intimée.

                    Iain A. C. MacKinnon, pour les intervenants.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Brown —

I.               Introduction

[1]                              Le contexte ayant mené au présent pourvoi est résumé dans les motifs du juge en cabinet[1] :

                          [traduction] Le 5 mars 2016, [l’accusé] a été inculpé du meurtre au premier degré de D. H., une personne âgée de moins de 18 ans (« la victime »). Le 15 mars 2016, le ministère public a demandé et obtenu une interdiction mandatoire en vertu du par. 486.4(2.2)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . L’ordonnance interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime.

                           En date du 16 mars 2016, deux articles publiés avant l’interdiction de publication, et qui révélaient l’identité de la victime par son nom et sa photo (« les articles »), figuraient encore sur le site Web de la SRC d’Edmonton.

                          Le 16 mars 2016, lors d’une conversation entre un détective du service de police d’Edmonton et un producteur principal de contenu numérique de la SRC d’Edmonton, ce dernier a affirmé qu’aucun article futur ne contiendrait de renseignements permettant d’établir l’identité de la victime.

                          Or, le 18 mars 2016, les articles publiés avant l’interdiction de publication figuraient toujours sur le site Web, sans qu’ils aient été modifiés.

                          Un des articles contient des éléments de preuve selon lesquels l’identité de la victime est déjà largement connue en raison des médias sociaux, mais aussi parce que la victime fréquentait l’école et vivait dans une petite collectivité de l’Alberta où le meurtre aurait été commis.

[2]                              Puisque la Société Radio‑Canada (« SRC ») ne voulait pas retirer de son site Web les renseignements qui établissaient l’identité de la victime publiés avant la délivrance de l’ordonnance de non‑publication, le ministère public a déposé un avis introductif d’instance afin de faire déclarer la SRC coupable d’outrage criminel pour violation de l’interdiction en question, et afin d’obtenir une injonction interlocutoire[2] exigeant le retrait des renseignements en cause du site Web de la SRC. Les mots utilisés dans l’avis introductif d’instance sont importants compte tenu de la décision que j’entends rendre dans le présent pourvoi; j’en reproduis donc ici les passages pertinents[3] :

                    [traduction]

                    PRENEZ AVIS que le procureur général de l’Alberta, au nom de Sa Majesté la Reine, présentera une demande au juge présidant la Cour du Banc de la Reine [. . .] visant l’obtention d’une ordonnance déclarant [la SRC] coupable d’outrage criminel au tribunal.

                    ET EN OUTRE PRENEZ AVIS qu’une demande d’injonction intérimaire sera présentée afin qu’il soit ordonné à [la SRC] de retirer de son site Web tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la plaignante dans [la présente] affaire.

                    RÉPARATION DEMANDÉE :

1.        Que [la SRC] soit déclarée coupable d’outrage criminel au tribunal.

2.        Qu’il soit ordonné à [la SRC] de retirer de son site Web tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la plaignante dans [la présente] affaire.

3.        Qu’une peine appropriée soit infligée à [la SRC].

4.        Toute autre ordonnance que cette honorable Cour juge appropriée.

[3]                              Le juge en cabinet a conclu que le ministère public n’avait pas satisfait aux exigences relatives à l’injonction interlocutoire mandatoire et a rejeté sa demande. En appel, les juges étaient divisés quant au droit du ministère public d’obtenir une telle injonction. Bien que les juges majoritaires aient accueilli l’appel et accordé l’injonction, la juge Greckol, dissidente, aurait rejeté l’appel, concluant que les juges majoritaires appliquaient des principes juridiques erronés à la demande du ministère public[4].

[4]                              Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi. À mon avis, le juge en cabinet a appliqué le bon test juridique lorsqu’il s’est prononcé sur la demande du ministère public, et sa décision selon laquelle la preuve présentée par ce dernier ne satisfaisait pas à ce test ne justifiait pas, dans les circonstances, une intervention en appel.

II.            Dispositions législatives

[5]                              Les paragraphes 486.4(2.1)  et 486.4(2.2)  du Code criminel [5], considérés conjointement, prévoient que le juge ou le juge de paix qui préside est tenu, à la demande de la victime ou du poursuivant, de rendre une ordonnance d’interdiction de publication dans les affaires relatives à toute infraction dont la victime est âgée de moins de 18 ans. Plus particulièrement, le ministère public ou la victime a droit à une ordonnance « interdisant de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ».

III.          Historique judiciaire

A.            Motifs du juge en cabinet

[6]                              Souscrivant aux arguments des parties, le juge en cabinet a appliqué une version modifiée du test en trois étapes applicable à l’octroi d’une injonction interlocutoire énoncé dans RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[6], selon lequel le ministère public devait établir (1) une forte apparence de droit menant à la conclusion que la SRC était coupable d’outrage criminel; (2) que le ministère public subirait un préjudice irréparable si la demande d’injonction était rejetée; et (3) que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de l’injonction.

[7]                              En ce qui a trait à l’exigence relative à la forte apparence de droit, le ministère public a revendiqué une [traduction] « interprétation large » des mots « publish[ed] » et « transmitt[ed] » de la version anglaise du par. 486.4(2.1), de sorte que ceux‑ci viseraient les articles mis en ligne avant le prononcé de l’interdiction de publication[7]. Le juge en cabinet a cependant conclu que la jurisprudence n’étayait pas une telle interprétation. Dans ces circonstances, et appliquant le test relatif à l’outrage criminel établi dans l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général)[8], il a jugé que le ministère public ne pourrait « vraisemblablement » pas « réussir » à démontrer hors de tout doute raisonnable que la SRC, en laissant sur son site Web les renseignements identifiant la victime après la délivrance de l’interdiction de publication, était en « transgression patente et publique » de cette ordonnance[9].

[8]                              En ce qui a trait à l’exigence relative au préjudice irréparable, le ministère public a soutenu que ce serait l’administration de la justice qui subirait un tel préjudice, puisque l’affichage continu des renseignements identifiant la victime sur le site Web de la SRC dissuaderait d’autres personnes de demander de l’aide ou de solliciter des réparations. Le juge en cabinet a refusé de tirer une telle conclusion, mais il a souligné que l’objectif de politique sous‑jacent visant la protection de l’anonymat des victimes perd de son importance lorsque la victime est décédée. De plus, lorsqu’il a soupesé la prépondérance des inconvénients, le juge en cabinet a établi que l’atteinte à la liberté d’expression de la SRC, et à l’intérêt du public envers cette expression, l’emportait sur tout préjudice causé à l’administration de la justice qui découlerait du fait que les deux articles en cause soient laissés sur le site Web de la SRC.

B.            La Cour d’appel

[9]                              En Cour d’appel, les juges majoritaires (les juges Slatter et McDonald) ont infirmé la décision du juge en cabinet et ont accordé l’injonction interlocutoire mandatoire demandée par le ministère public. Selon eux, le juge en cabinet avait commis une erreur en jugeant que le ministère public devait établir une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel. En effet, l’avis introductif d’instance, [traduction] « [b]ien qu’il soit essentiellement de nature civile, [. . .] comporte un aspect “hybride” »[10], dans la mesure où il vise l’obtention d’une assignation pour outrage criminel et le retrait du site Web de la SRC des renseignements identifiant la victime. Les juges majoritaires ont expliqué que la demande d’injonction interlocutoire « se rapportait » à la demande relative à l’ordonnance de retrait des renseignements identifiant la victime, et non à la demande relative à l’assignation pour outrage criminel[11]. En conséquence, la question était de savoir si « le ministère public a établi une forte apparence de droit donnant ouverture en sa faveur à une ordonnance mandatoire visant le retrait du site Web des renseignements identifiant la victime »[12].

[10]                          Quant à la question de savoir si les renseignements identifiant la victime sont considérés comme « publi[és] » aux termes du par. 486.4(2.1) (comme le prétend le ministère public) du fait qu’ils apparaissent de façon continue sur le site Web depuis qu’ils y ont été affichés pour la première fois, les juges majoritaires ont reconnu que [traduction] « les deux thèses sont défendables »[13]. Cela dit, selon eux, le ministère public avait établi une forte apparence de droit justifiant l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire puisque, si le mot « publier » est interprété comme étant une activité continue, on peut faire valoir que la SRC a volontairement désobéi à l’interdiction de publication. En outre, une telle désobéissance porte préjudice à l’intégrité de l’administration de la justice, et est contraire à la directive du législateur selon laquelle de telles ordonnances sont mandatoires[14]. Enfin, pour les juges majoritaires, la prépondérance des inconvénients ne milite pas en faveur de la SRC, puisque, à cette étape de l’instance, il faut présumer que l’interdiction de publication est constitutionnelle et que la liberté d’expression ne peut, en aucun cas, constituer un moyen de défense contre l’accusation d’outrage.

[11]                          La juge Greckol aurait rejeté le pourvoi. À son avis, les juges majoritaires ont été mal avisés de qualifier d’« hybride » la réparation demandée dans l’avis introductif d’instance, puisque la demande d’injonction interlocutoire du ministère public a été présentée à l’égard de l’assignation sollicitée pour outrage criminel. Le juge en cabinet a posé la bonne question (soit celle de savoir si le ministère public pouvait établir une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel) et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de refuser de délivrer une injonction commandait la retenue. En outre, en l’espèce, où les proscriptions relatives à la « publi[cation] » et la « diffu[sion] » peuvent raisonnablement comporter deux sens — un visant les articles en cause et l’autre non —, aucune forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel ne peut être établie. De plus, même si on admet que la transgression patente d’une ordonnance judiciaire en apparence valide peut constituer un préjudice irréparable pour l’administration de la justice, la portée des proscriptions énoncées à l’art. 486.4  du Code criminel  est une question non résolue. J’ajouterais que, comme la victime en l’espèce est décédée, sa vie privée n’est pas susceptible de subir un préjudice. Finalement, et même si les dispositions pertinentes du Code criminel  sont présumées constitutionnelles, le juge en cabinet pouvait tenir compte de la liberté d’expression lorsqu’il a soupesé la prépondérance des inconvénients. 

IV.         Analyse

A.            Quel est le cadre d’analyse applicable à la délivrance d’une injonction interlocutoire mandatoire?

[12]                          Dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd.[15], et plus tard dans l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour a affirmé que les demandes d’injonction interlocutoire devaient respecter chacun des trois volets du test qui tire son origine de la décision de la Chambre des Lords dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd.[16] À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire[17]. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée[18]. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée[19].

[13]                          Ce cadre d’analyse n’est toutefois que général. (En effet, dans RJR — MacDonald, la Cour a cerné deux exceptions qui pourraient commander un « examen plus approfondi du fond d’une affaire » à la première étape de l’analyse[20].) Dans le présent litige, les parties ont convenu à chaque palier judiciaire que, lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est sollicitée, la question à trancher à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald était celle de savoir si les demandeurs ont établi une forte apparence de droit. J’observe que ce seuil plus exigeant n’a pas été appliqué par la Cour lorsqu’elle a maintenu une telle injonction dans Google Inc. c. Equustek Solutions Inc.[21] Dans cet arrêt, l’appelante n’avait toutefois pas plaidé que la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald devait être modifiée. Elle avait plutôt reconnu qu’il suffisait de prouver l’existence d’une « question sérieuse à juger », de sorte que la Cour n’a pas été appelée à se pencher sur l’opportunité d’appliquer un seuil plus élevé[22]. En revanche, en l’espèce, l’application par les tribunaux d’instances inférieures d’un seuil plus élevé pose pour la première fois la question du seuil qui devrait être effectivement appliqué à la première étape, lorsque le demandeur sollicite une injonction interlocutoire mandatoire.

[14]                          Depuis RJR — MacDonald, les tribunaux canadiens sont divisés quant à cette question. En Alberta, en Nouvelle‑Écosse et en Ontario, par exemple, le demandeur doit établir une forte apparence de droit[23]. À l’inverse, d’autres tribunaux ont appliqué le seuil moins exigeant, soit celui de la « question sérieuse à trancher »[24].

[15]                          À mon avis, lorsqu’il s’agit d’examiner une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire[25]. Une telle ordonnance est également (en règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès »[26]. Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR — MacDonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire[27].

[16]                          Dans certains cas, un dernier élément devra être examiné, soit que, parce que les injonctions interlocutoires mandatoires requièrent que le défendeur fasse quelque chose, elles peuvent constituer un fardeau plus important ou avoir des conséquences coûteuses pour lui. Il faut toutefois garder à l’esprit que le respect d’injonctions prohibitives peut entraîner des coûts aussi lourds que ceux découlant des injonctions mandatoires[28]. Tout en concluant que les demandes d’injonctions interlocutoires mandatoires doivent être examinées à la lumière d’une version modifiée du test énoncé dans RJR — MacDonald, je reconnais qu’il peut être difficile de faire une distinction entre les injonctions mandatoires et les injonctions prohibitives, puisqu’une injonction interlocutoire au libellé prohibitif peut avoir [traduction] « l’effet de forcer le défendeur à faire quelque chose »[29]. Par exemple, en l’espèce, cesser de diffuser les renseignements établissant l’identité de la victime requerrait qu’un employé de la SRC prenne les mesures nécessaires pour retirer ces renseignements du site Web de l’entreprise. En définitive, le juge de première instance, lorsqu’il qualifie l’injonction interlocutoire de mandatoire ou de prohibitive, doit regarder au‑delà de la forme et du libellé de la demande sollicitant l’ordonnance de manière à déceler l’essence de ce qui est recherché et, à la lumière des circonstances particulières de l’affaire, à déterminer [traduction] « quelles risquent d’être les conséquences pratiques de l’injonction »[30]. Bref, le juge de première instance doit examiner si, en substance, l’effet global de l’injonction consisterait à exiger du défendeur qu’il fasse quelque chose ou qu’il s’abstienne de le faire.

[17]                          Ceci m’amène à ce qu’implique l’établissement d’une « forte apparence de droit ». Les tribunaux ont utilisé diverses formulations, exigeant que le demandeur présente la preuve [traduction] « convaincante et manifeste d’une possibilité de succès »[31]; qu’il présente une preuve [traduction] « convaincante et manifeste » ou « exceptionnellement convaincante et manifeste »[32]; qu’il a [traduction] « nettement raison »[33];  qu’il y a une [traduction] « forte probabilité » ou une « forte chance de succès »[34]; qu’il y a une [traduction] « grande assurance » quant au succès[35]; une [traduction] « perspective importante » de succès[36]; ou un succès [traduction] « presque assuré »[37]. Toutes ces formulations ont en commun d’imposer au demandeur le fardeau de présenter une preuve telle qu’il serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès. Cela signifie que, lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance.

[18]                          En résumé, pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire, le demandeur doit satisfaire à la version modifiée que voici du test établi dans RJR — MacDonald :

(1)               Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance; 

(2)               Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3)               Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

B.            Le test d’un cas parmi « les plus manifestes, et extrêmement rares » énoncé dans Liberty Net s’applique‑t‑il dans ces circonstances?

[19]                          Selon la SRC, dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire où la liberté d’expression d’un média est en jeu, le juge de première instance devrait appliquer le test énoncé dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net[38]. Ainsi, le demandeur serait tenu de prouver qu’il s’agit d’un cas parmi [traduction] « les plus manifestes, et extrêmement rares »[39], de sorte que le comportement reproché serait impossible à défendre.

[20]                          Dans Liberty Net, la Cour a expliqué que le test en trois étapes établi dans RJR — MacDonald ne convient pas dans les affaires de liberté d’expression « seulement », ce qui comprend celle de la personne « qui s’exprime en dehors [du] contexte [commercial], lorsque le discours en cause n’a pas d’utilité concrète et directe à part la liberté d’expression elle‑même »[40]. Le présent appel n’est pas un cas de ce type. Pour expliquer sa décision dans Liberty Net de ne pas appliquer le test énoncé dans RJR — MacDonald pour les affaires de liberté d’expression « seulement », la Cour a affirmé que le défendeur dans de tels cas « n’a [. . .] aucun intérêt tangible ou mesurable [aussi appelé “utilité concrète et directe”] outre le discours lui‑même »[41]. Lorsqu’un discours haineux discriminatoire ou un autre type de discours possiblement de peu de valeur est en cause (comme c’était le cas dans Liberty Net), le test énoncé dans RJR — MacDonald « joue[rait] contre » le défendeur aux deuxième et troisième étapes[42]. Cependant, dans le présent appel, le juge en cabinet a correctement discerné une « utilité concrète et directe » à ce que la SRC diffuse l’information permettant d’établir l’identité de la victime, soit [traduction] « l’intérêt public » à ce que la SRC ait le droit d’exprimer la teneur de ces renseignements, et la liberté de la presse[43]. Puisque la SRC n’a donc pas à faire face au même désavantage que les défendeurs aux deuxième et troisième étapes du test énoncé dans RJR — MacDonald dans les cas où il est question d’un discours de peu ou pas de valeur, il n’est pas nécessaire d’appliquer le seuil du cas parmi « les plus manifestes » et je m’abstiendrais de le faire.

C.            Quelle forte apparence de droit le ministère public doit‑il établir?

[21]                          Comme je l’ai déjà évoqué, lorsque, en l’espèce, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé la décision du juge en cabinet, ils ont estimé que celui‑ci avait mal évalué le fondement de la demande d’injonction présentée par le ministère public. Plus précisément, les juges majoritaires ont affirmé que l’avis introductif d’instance, correctement interprété, était [traduction] « hybride »[44], de sorte que la demande d’injonction n’était pas « directement liée »[45] à la demande d’assignation pour outrage criminel, mais plutôt à la directive sollicitée exigeant que la SRC retire de son site Web tout renseignement identifiant la victime. Ils ont soutenu que le libellé identique du préambule de l’avis introductif d’instance ([traduction] « ET EN OUTRE PRENEZ AVIS qu’une demande d’injonction intérimaire sera présentée afin qu’il soit ordonné à [la SRC] de retirer de son site Web tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la plaignante dans [la présente] affaire ») et de la partie de l’avis introductif d’instance où l’injonction est sollicitée (« Qu’il soit ordonné à [la SRC] de retirer de son site Web tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la plaignante dans [la présente] affaire ») prouvait que « la demande d’injonction interlocutoire se rapportait [. . .] au [. . .] retrait des articles en cause »[46]. Selon les juges majoritaires, la « forte apparence de droit » que le ministère public était tenu d’établir n’était donc pas celle quant à l’existence d’un outrage criminel, mais plutôt celle quant à l’existence du « droit [. . .] à une ordonnance mandatoire visant le retrait du site Web des renseignements identifiant la victime »[47].

[22]                          Dissidente, la juge Greckol a vu l’affaire d’un autre œil. Elle a affirmé qu’une [traduction] « interprétation littérale de l’avis introductif d’instance démontre que le ministère public a intenté une action pour outrage criminel et a cherché à obtenir une injonction interlocutoire dans le cadre de cette instance »[48]. Selon elle, le dossier — qui révèle que le ministère public s’était fondé sur le fait que l’injonction interlocutoire était sollicitée à l’égard de la demande d’assignation pour outrage criminel — le confirmait.

[23]                          Je souscris à l’opinion de la juge Greckol pour deux raisons. Premièrement, l’avis introductif d’instance en soi, ainsi que l’ordre dans lequel les réparations y sont demandées, contredit qu’il puisse avoir un caractère théoriquement hybride. En effet, il commence par un avis ([traduction] « PRENEZ AVIS ») quant à la présentation d’une « demande [. . .] visant l’obtention d’une ordonnance déclarant [la SRC] coupable d’outrage criminel au tribunal ». Cet avis est immédiatement suivi d’un autre avis (« ET EN OUTRE PRENEZ AVIS ») quant à la présentation d’une « demande d’injonction intérimaire [. . .] afin qu’il soit ordonné à [la SRC] de retirer de son site Web tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la plaignante dans [la présente] affaire »[49]. L’expression « ET EN OUTRE PRENEZ AVIS » indique clairement que les deux demandes sont liées, de sorte que la deuxième se rapporte non pas au simple affichage sur le site Web de la SRC des renseignements identifiant la victime, mais à l’assignation pour outrage criminel sollicitée. Autrement dit, chaque demande de réparation ne donne pas lieu à une instance distincte; elles sont plutôt toutes les deux liées à l’outrage criminel reproché.

[24]                          La deuxième raison pour laquelle je souscris à la conclusion de la juge Greckol se rapporte à la nature fondamentale d’une injonction et à son lien avec une cause d’action. Le paragraphe 3.8(1) des Alberta Rules of Court[50] prévoit qu’une demande introductive d’instance doit énoncer tant [traduction] « l’objet de la demande et son fondement », que « la réparation demandée ». Autrement dit, le demandeur doit indiquer tant « un fondement » qu’« [une] réparation ». En général, une injonction est « une réparation qui est subordonnée à une cause d’action »[51]. Or, en l’espèce, la demande introductive d’instance du ministère public n’indique qu’un motif pour lequel il veut obtenir cette réparation : l’outrage criminel au tribunal reproché à la SRC. Comme je l’ai déjà souligné, cette analyse est conforme à la façon dont le ministère public a présenté sa thèse aux tribunaux de juridictions inférieures.

[25]                          En conséquence, la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle l’injonction repose sur le [traduction] « droit à une ordonnance mandatoire visant le retrait du site Web des renseignements identifiant la victime »[52] soulève clairement la question de savoir quelle est la source précise de ce droit. L’injonction n’est pas une cause d’action, en ce sens qu’elle ne contient pas son propre pouvoir d’autoriser l’action. Il s’agit, je le répète, d’une réparation. C’est sans doute la raison pour laquelle, tant devant le juge en cabinet que devant la Cour d’appel, le ministère public a présenté l’affaire comme étant une demande d’injonction interlocutoire dans le cadre d’une demande d’assignation pour outrage criminel[53]. À cet égard, je souscris respectueusement à la conclusion de la juge Greckol selon laquelle il n’appartient pas à la Cour d’appel de reformuler la thèse du ministère public comme s’il s’agissait d’une demande d’injonction interlocutoire au civil en attendant qu’une injonction permanente soit accordée. Le ministère public était tenu d’établir une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel au tribunal.

[26]                          J’ajouterais ceci. Dans l’analyse qui précède, il est implicite que, dans certaines circonstances, une injonction interlocutoire peut être demandée et délivrée pour empêcher une conduite prétendument criminelle. Je ne me prononcerai toutefois pas ici sur la façon dont il faudrait définir ces circonstances. Je tiens toutefois à préciser que l’issue du présent appel ne devrait pas être interprétée comme signifiant que l’injonction est une réparation courante et facile à obtenir dans les affaires criminelles, ou que — même si le ministère public avait été en mesure d’établir en l’espèce une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel — une injonction aurait pu être prononcée.

D.            Le ministère public a‑t‑il droit à une injonction interlocutoire mandatoire?

[27]                          La décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire, et les cours d’appel ne doivent pas modifier la décision en découlant simplement parce qu’elles auraient exercé ce pouvoir différemment. Dans l’arrêt Metropolitan Stores[54], la Cour a fait sienne l’affirmation de lord Diplock dans Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton[55] concernant les circonstances dans lesquelles l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire peut être infirmé. Une intervention en appel est justifiée uniquement lorsque le juge en cabinet a pris une décision qui [traduction] « repose sur une erreur de droit ou sur une interprétation erronée de la preuve produite devant lui », lorsque « le caractère erroné [d’une conclusion] peut être démontré par des éléments de preuve supplémentaires dont on dispose au moment de l’appel », lorsque les circonstances ont changé, ou lorsque la « décision du juge d’accorder ou de refuser l’injonction est à ce point aberrante qu’elle doit être infirmée pour le motif qu’aucun juge raisonnable [. . .] [n’]aurait pu la rendre »[56]. Ce principe a récemment été confirmé dans Google[57].

[28]                          En l’espèce, comme je l’ai expliqué, la première étape de la version modifiée du test établi dans RJR — MacDonald exigeait que le ministère public convainque le juge en cabinet qu’il y avait une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée qu’il réussirait à prouver la culpabilité de la SRC pour outrage criminel au tribunal. Il n’est pas facile de s’acquitter d’un tel fardeau et, comme je l’expliquerai plus loin, le ministère public n’a pas réussi à le faire en l’espèce.

[29]                          Dans l’arrêt United Nurses of Alberta, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) a décrit les éléments de l’outrage criminel au tribunal de cette façon :

                         Pour démontrer l’outrage criminel, le ministère public doit prouver que l’accusé a transgressé une ordonnance d’un tribunal ou y a désobéi publiquement (l’actus reus), tout en voulant que cette désobéissance publique contribue à miner l’autorité de la cour, en le sachant ou sans s’en soucier (la mens rea). Le ministère public doit prouver ces éléments hors de tout doute raisonnable[58].

[30]                          Pour ce qui est de l’actus reus — c’est‑à‑dire la question de savoir si le ministère public pouvait établir une forte apparence de droit selon laquelle la SCR a [traduction] « transgressé [l’interdiction de publication] ou y a désobéi publiquement »[59] en laissant sur son site Web les renseignements identifiant la victime —, le juge en cabinet a rejeté l’argument du ministère public voulant que les mots « publish[ed] » et « transmitt[ed] » de la version anglaise du par. 486.4(2.1) devaient recevoir une interprétation « large »[60]. À son avis, le sens de ce texte n’était pas évident au point où le ministère public « aurait vraisemblablement eu gain de cause au procès » pour démontrer que le par. 486.4(2.1) viserait les articles qu’elle reprochait à la SRC d’avoir affichés sur son site Web, puisqu’ils avaient été affichés avant la délivrance de l’interdiction de publication. Autrement dit, et comme la SRC l’a soutenu devant le juge en cabinet, le texte de loi pourrait aussi être raisonnablement interprété comme interdisant seulement les publications diffusées pour la première fois après la délivrance d’une interdiction de publication.

[31]                          Je souligne que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que [traduction] « les deux thèses sont défendables »[61], ce qui, à mon avis, constituait essentiellement une reconnaissance que le ministère public n’avait pas établi une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel. Ce dernier a demandé à la Cour de conclure que les juges majoritaires de la Cour d’appel avaient néanmoins « penché » vers l’interprétation du mot anglais « publish[ed] » qu’il privilégie lorsqu’ils ont affirmé que de voir l’affaire autrement « réduirait de façon importante la portée de nombreux droits et obligations qui dépendent de l’accès pour des tiers à des renseignements [et que] [s]i la publication est une activité continue, on peut aussi soutenir que [la SRC] désobéit volontairement à l’ordonnance de la cour »[62]. Or, même si on admettait que tel puisse être le cas, le fardeau du ministère public n’était pas de présenter une preuve d’outrage criminel qui « penche » dans un sens ou dans l’autre, mais plutôt une preuve qui, au regard du droit et des éléments de preuve présentés, avait une forte chance d’entraîner son succès au procès. En outre, rien dans ses motifs — ni d’ailleurs dans les motifs des juges majoritaires — ne me convainc que, lorsqu’il a rejeté la demande d’injonction interlocutoire en l’espèce, le juge en cabinet a commis une des erreurs décrites dans l’arrêt Hadmor qui justifierait une intervention en appel.

[32]                          Ma conclusion sur ce point étant déterminante; il est inutile que j’examine tant la mens rea que les deux autres étapes du test établi dans l’arrêt RJR — MacDonald.

V.            Conclusion

[33]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelante : Reynolds, Mirth, Richards & Farmer, Edmonton; Société Radio‑Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Calgary.

                    Procureurs des intervenants : Linden & Associates, Toronto.



[1] 2016 ABQB 204, [2016] 9 W.W.R. 613, par. 2‑6 (je souligne).

[2]     L’avis introductif d’instance du ministère public utilise le terme anglais « interim injunction » ([traduction] « injonction intérimaire »). Il s’agit toutefois en substance d’une demande d’injonction interlocutoire. (Voir R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (4e éd. 2012), par. 2.15 et 2.55.)

[3]     d.a., p. 39‑40.

[4]     2016 ABCA 326, 404 D.L.R. (4th) 318.

[6]     [1994] 1 R.C.S. 311.

[7]     Motifs du juge en cabinet, par. 26.

[8]     [1992] 1 R.C.S. 901, p. 933.

[9]     Motifs du juge en cabinet, par. 34.

[10]   par. 5.

[11]   par. 6.

[12]   par. 7.

[13]   par. 10.

[14]   par. 11.

[15]   [1987] 1 R.C.S. 110.

[16]   [1975] A.C. 396.

[17]   RJR — MacDonald, p. 334-335.

[18]   RJR — MacDonald, p. 334 et 348.

[19]   RJR — MacDonald, p. 334.

[20]   p. 338-339.

[21]   2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824.

[22]   Google, par. 25‑27.

[23]   Medical Laboratory Consultants Inc. c. Calgary Health Region, 2005 ABCA 97, 19 C.C.L.I. (4th) 161, par. 4; Modry c. Alberta Health Services, 2015 ABCA 265, 388 D.L.R. (4th) 352, par. 40; Conway c. Zinkhofer, 2006 ABCA 74, par. 28‑29 (CanLII); D.E. & Sons Fisheries Ltd. c. Goreham, 2004 NSCA 53, 223 N.S.R. (2d) 1, par. 10; AMEC E&C Services Ltd. c. Whitman Benn and Associates Ltd., 2003 NSSC 112, 214 N.S.R. (2d) 369, par. 20, conf. 2003 NSCA 126, 219 N.S.R. (2d) 126; Cytrynbaum c. Look Communications Inc., 2013 ONCA 455, 307 O.A.C. 152, par. 54.

[24]   Bande de Sawridge c. Canada, 2004 CAF 16, [2004] 3 R.C.F. 274, par. 45; Jamieson Laboratories Ltd. c. Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104, par. 1 et 22-25 (CanLII); Potash Corp. of Saskatchewan Inc. c. Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership, 2011 SKCA 120, 341 D.L.R. (4th) 407, par. 42; La Plante c. Saskatchewan Society for the Prevention of Cruelty to Animals, 2011 SKCA 43, [2012] 3 W.W.R. 293, par. 16‑17; Summerside Seafood Supreme Inc. c. Prince Edward Island (Minister of Fisheries, Aquaculture and Environment), 2006 PESCAD 11, 256 Nfld. & P.E.I.R. 277, par. 65.

[25]   Injunctions and Specific Performance, par. 1.510, 1.530 et 2.640.

[26]   Injunctions and Specific Performance, par. 2.640.

[27]   RJR — MacDonald, p. 338-339.

[28]   Injunctions and Specific Performance, par. 1.530 et 1.540. Voir aussi Potash, par. 43-44.

[29]   Potash, par. 44; voir aussi Injunctions and Specific Performance, par. 1.540.

[30]   National Commercial Bank Jamaica Ltd. c. Olint Corp. Ltd., [2009] UKPC 16, [2009] 1 W.L.R. 1405, par. 20.

[31]   H&R Block Canada Inc. c. Inisoft Corp., 2009 CanLII 37911 (C.S.J. Ont.), par. 24.

[32]   Fradenburgh c. Ontario Lottery and Gaming Corp., 2010 ONCS 5837, par. 14 (CanLII); Boehringer Ingelheim (Canada) Inc. c. Bristol‑Myers Squibb Canada Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 51 (C. Ont. (div. gén.)), par. 49 et 52 (citant Shepherd Home Ltd. c. Sandham, [1970] 3 All E.R. 402 (Ch. D.), p. 409).

[33]   Barton‑Reid Canada Ltd. c. Alfresh Beverages Canada Corp., 2002 CanLII 34862 (C.S.J. Ont.), par. 9; Bark & Fitz Inc. c. 2139138 Ontario Inc., 2010 ONSC 1793, par. 12 (CanLII).

[34]   Quality Pallets and Recycling Inc. c. Canadian Pacific Railway Co., 2007 CanLII 13712 (C.S.J. Ont.), par. 16.

[35]   West Nipissing Economic Development Corp. c. Weyerhaeuser Co., 2002 CanLII 26148 (C.S.J. Ont.), par. 16.

[36]   Parker c. Canadian Tire Corp., [1998] O.J. No. 1720, par. 11 (QL).

[37]   Barton-Reid, par. 9, 12 et 17. (Voir, plus généralement, M.-A. Vermette, « A Strong Prima Facie Case for Rationalizing the Test Applicable to Interlocutory Mandatory Injunctions », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation, 2011 (2011), 367, p. 378-379.)

[38]   [1998] 1 R.C.S. 626.

[39]   Liberty Net, par. 49 (soulignement omis).

[40]   par. 47 et 49.

[41]   par. 47 (souligné dans l’original).

[42]   par. 47.

[43]   Motifs du juge en cabinet, par. 59.

[44]   par. 5.

[45]   par. 6.

[46]   Motifs de la Cour d’appel, par. 6.

[47]   Motifs de la Cour d’appel, par. 7.

[48]   Motifs de la Cour d’appel, par. 23 (je souligne).

[49]   d.a., p. 39.

[50]   Alta. Reg. 124/2010.

[51]   Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, p. 930 (je souligne).

[52]   Motifs de la Cour d’appel, par. 7.

[53]   Motifs de la Cour d’appel, par. 25‑26; motifs du juge en cabinet, par. 7.

[54]   p. 154-155.

[55]   [1982] 1 All E.R. 1042, p. 1046 (H.L.).

[56]   Voir aussi B.C. (A.G.) c. Wale, [1987] 2 W.W.R. 331 (C.A. C.-B.), conf. [1991] 1 R.C.S. 62; White Room Ltd. c. Calgary (City), 1998 ABCA 120, 62 Alta. L.R. (3d) 177; Musqueam Indian Band c. Canada (Minister of Public Works and Government Services), 2008 CAF 214, 378 N.R. 335, par. 37, autorisation d’appel refusée, [2008] 3 R.C.S. viii.

[57]   par. 22.

[58]   p. 933 (je souligne).

[59]   Motifs du juge en cabinet, par. 12.

[60]   par. 33.

[61]   Motifs de la Cour d’appel, par. 10.

[62]   Motifs de la Cour d’appel, par. 10; transcription, p. 65 et 70-71.

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