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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488

Appel entendu : 20 avril 2018

Jugement rendu : 14 février 2019

Dossier : 37833

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

Ryan Jarvis

Intimé

 

- et -

 

Procureur général de la Colombie-Britannique, Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko, Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Association canadienne des libertés civiles, Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario, Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes inc. et Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 92)

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin)

 

Motifs concordants :

(par. 93 à 148)

Le juge Rowe (avec l’accord des juges Côté et Brown)

 

 

 


R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Ryan Jarvis                                                                                                           Intimé

et

Procureur général de la Colombie-Britannique,

Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko,

Commissaire à la protection de la vie privée du Canada,

Association canadienne des libertés civiles,

Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario,

Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario,

Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes inc. et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                               Intervenants

Répertorié : R. c. Jarvis

2019 CSC 10

No du greffe : 37833.

2018 : 20 avril; 2019 : 14 février.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Voyeurisme — Éléments de l’infraction — Circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée — Utilisation par un enseignant d’une caméra dissimulée pour enregistrer subrepticement sur vidéo des élèves de sexe féminin d’une école secondaire alors qu’elles participaient à des activités scolaires courantes dans les zones communes de l’école — Gros plan de la plupart des vidéos sur le visage, le haut du corps et les seins des élèves — Enregistrements faits à l’insu des élèves — Enseignant accusé de voyeurisme — Les élèves filmées par l’accusé se trouvaient-elles dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 162(1) .

                    L’accusé enseignait l’anglais à une école secondaire. Il s’est servi d’une caméra dissimulée à l’intérieur d’un stylo pour produire des enregistrements vidéo subreptices d’élèves de sexe féminin alors qu’elles participaient à des activités scolaires courantes dans les zones communes de l’école. La plupart des vidéos mettaient à l’avant‑plan le visage, le haut du corps et les seins des élèves de sexe féminin. Les élèves ne savaient pas que l’accusé les filmait et elles n’avaient pas non plus consenti à l’être. Une politique du conseil scolaire en vigueur à l’époque pertinente interdisait le comportement auquel se livrait l’accusé.

                    L’accusé a été inculpé de voyeurisme en vertu de l’al. 162(1) c) du Code criminel . Commet cette infraction quiconque, subrepticement, observe une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et le fait dans un but sexuel. Au procès, l’accusé a admis avoir produit subrepticement les enregistrements vidéo. Il ne restait donc plus que deux questions en litige : les élèves filmées par l’accusé se trouvaient-elles dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et l’accusé a‑t‑il produit les enregistrements dans un but sexuel? Bien que le juge du procès ait répondu par l’affirmative à la première question, il a acquitté l’accusé parce qu’il n’était pas convaincu que les enregistrements avaient été produits dans un but sexuel. La Cour d’appel a unanimement estimé que le juge du procès avait commis une erreur de droit en ne concluant pas que l’accusé avait produit les enregistrements dans un but sexuel. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont néanmoins confirmé l’acquittement de l’accusé au motif que le juge du procès avait aussi eu tort de conclure que les élèves se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Le ministère public se pourvoit maintenant de plein droit devant la Cour sur la question de savoir si les élèves filmées par l’accusé se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et une déclaration de culpabilité est inscrite.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin : Les élèves filmées par l’accusé se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel .

                    Les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel  sont celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu. L’examen de cette question devrait tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement dénoncé a eu lieu. Les facteurs pertinents comprennent : (1) l’endroit où se trouvait la personne lorsqu’elle a été observée ou filmée, (2) la nature de la conduite reprochée (s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement), (3) la connaissance ou le consentement de la personne observée ou filmée, (4) la manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait, (5) l’objet ou le contenu de l’observation ou de l’enregistrement, (6) l’existence de règles, règlements ou politiques qui régissaient l’observation ou l’enregistrement en question, (7) la relation entre la personne qui a fait l’objet de l’observation ou de l’enregistrement et celle qui l’a observée ou filmée, (8) l’objectif pour lequel l’observation ou l’enregistrement a été fait et (9) les attributs personnels de la personne observée ou filmée. Cette liste de facteurs n’est pas exhaustive et ce ne sont pas tous les facteurs qui sont pertinents dans tous les cas.

                    Ce n’est pas parce qu’un élément constitutif de l’infraction prévue à l’al. 162(1)c) requiert que l’observation ou l’enregistrement soit fait dans un but sexuel qu’il est inapproprié d’examiner l’objectif de l’observation ou de l’enregistrement pour établir s’il y a eu violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Dans certains cas, une observation ou un enregistrement ne viole peut-être pas les attentes en matière de vie privée malgré son but sexuel. Dans d’autres cas, peu importe son but, une observation ou un enregistrement peut donner lieu à une atteinte évidente à la vie privée et fonder une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1) si les autres éléments constitutifs de l’infraction sont établis. De même, bien que le caractère subreptice d’une observation ou d’un enregistrement soit un élément constitutif de l’infraction visée au par. 162(1), cela ne veut pas dire qu’on ne peut jamais en tenir compte pour décider si la personne observée ou filmée avait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée.

                    Le concept de « vie privée », selon le sens qui y est habituellement donné, n’est pas absolu, et le fait de se trouver dans un lieu public ou semi‑public n’entraîne pas automatiquement une renonciation à toute attente de protection en la matière au chapitre de l’observation ou de l’enregistrement. La question de savoir si une observation ou un enregistrement serait généralement considéré comme une intrusion dans la vie privée dépend plutôt d’un ensemble de facteurs, qui peuvent comprendre le lieu où se trouve la personne, la forme que prend l’intrusion reprochée dans la vie privée, la nature de l’observation ou de l’enregistrement, l’activité à laquelle participe la personne observée ou filmée et la partie du corps de la personne qui est mise à l’avant‑plan dans l’enregistrement. Le fait que divers facteurs peuvent influer sur la question de savoir si une personne s’attendrait ou non à être observée ou filmée concorde aussi avec le choix du législateur d’exprimer l’élément constitutif de l’infraction par renvoi aux « circonstances » pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Si le législateur avait eu l’intention de limiter les types de circonstances que le tribunal peut prendre en compte pour décider si l’attente pouvait raisonnablement exister, il l’aurait fait en termes exprès.  

                    Le contexte législatif immédiat des mots « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » renforce l’opinion selon laquelle cet élément de l’infraction n’est pas régi uniquement ou principalement par l’endroit où la personne se trouve et ne limite pas la perpétration de l’infraction aux espaces traditionnellement privés. L’alinéa a) du par. 162(1) circonscrit expressément la portée de l’observation ou de l’enregistrement interdit en renvoyant à un lieu et il serait donc incompatible avec cet alinéa d’interpréter l’exigence que la personne observée ou filmée se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée comme comportant aussi une exigence de lieu. De plus, l’insertion des al. b) et c) au par. 162(1) indique que, dans l’esprit du législateur, une personne peut avoir une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans des lieux autres que ceux où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle puisse être nue ou se livrer à une activité sexuelle explicite, ainsi que dans les lieux où une personne est nue ou se livre à des activités sexuelles explicites.

                    L’objectif qu’avait le législateur en créant l’infraction de voyeurisme était de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes, surtout à l’encontre des nouvelles menaces découlant de l’utilisation abusive des technologies en évolution. Interpréter de façon étroite l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » contrecarrerait l’intention du législateur, qui voulait que l’infraction interdise l’observation ou l’enregistrement visuel subreptice qui est assimilable à de l’exploitation sexuelle ou qui représente l’atteinte la plus extrême à la vie privée.

                    La jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés  nous aide également à interpréter le par. 162(1). Il faut tenir pour acquis que le législateur a choisi l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » au par. 162(1) à dessein et en comptant sur la jurisprudence existante relative à ce concept pour apporter un éclairage sur le contenu et le sens de ces mots. En outre, la jurisprudence relative à l’art. 8 forme un riche corpus de raisonnements judiciaires sur le sens de la vie privée dans notre société. Loin d’être sans lien avec notre perception habituelle des circonstances pour lesquelles on peut s’attendre à une protection de la vie privée, les jugements portant sur les attentes de protection en matière de vie privée dans le contexte de l’art. 8 reposent sur nos idéaux fondamentaux communs en la matière ainsi que sur nos expériences de tous les jours.

                    En l’espèce, lorsqu’on tient compte de l’ensemble du contexte, il ne fait aucun doute que les élèves se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles elles s’attendraient de façon raisonnable à ne pas être filmées de la façon dont elles l’ont été. Plus précisément, les sujets des enregistrements vidéo étaient des élèves adolescentes d’une école secondaire. Elles ont été filmées par leur enseignant en violation de la relation de confiance qui unit les enseignants aux élèves ainsi que d’une politique officielle du conseil scolaire qui interdisait de tels enregistrements. Fait important, les vidéos avaient pour thème principal ou mettaient à l’avant-plan le corps d’élèves, tout particulièrement leurs seins. En enregistrant ces vidéos, l’accusé n’a pas respecté les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée de quiconque se trouvant dans la situation des élèves lorsqu’elles ont été filmées.

                    Les juges Côté, Brown et Rowe : Il y a accord pour dire que les élèves en l’espèce se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel .

                    Il ne convient toutefois pas de tenir compte de la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte  pour interpréter le par. 162(1). Premièrement, le cadre conceptuel servant à définir les droits protégés par la Charte devrait demeurer distinct de celui auquel on recourt pour définir la portée des infractions prévues au Code criminel . Si on interprétait le libellé du par. 162(1) en renvoyant à la jurisprudence relative à l’art. 8, le pouvoir judiciaire aurait la possibilité de créer de nouvelles infractions en common law même si elles ont été abolies par l’al. 9a)  du Code criminel . La jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte  évolue alors que le sens du par. 162(1) est censé rester figé au jour de l’adoption de cette disposition. Deuxièmement, l’objet et la fonction de l’art. 8  de la Charte  et ceux du par. 162(1)  du Code criminel  sont fondamentalement incompatibles. L’inégalité de pouvoir entre le citoyen et les policiers qui agissent à titre de mandataires de l’État, laquelle est au cœur des préoccupations qui sous-tendent l’art. 8  de la Charte , n’existe pas dans le cas du par. 162(1)  du Code criminel , car cette disposition assure une protection contre les atteintes d’une personne à la vie privée d’une autre. Troisièmement, les droits protégés par l’art. 8  de la Charte  comprennent les aspects du droit à la vie privée qui ont trait à la personne, aux lieux et à l’information, alors que l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée visée au par. 162(1) ne concerne que la protection de l’image physique de la personne. Enfin, les valeurs de la Charte  constituent un outil d’interprétation légitime seulement en cas d’ambiguïté, et en l’espèce, le par. 162(1) n’est pas ambigu sur le plan juridique.

                    Il ne convient pas d’adopter un critère multifactoriel pour décider s’il existe une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée dans le contexte du par. 162(1). L’infraction de voyeurisme constitue une extension du droit criminel visant à protéger les droits bien établis à la vie privée, à l’autonomie et à l’intégrité sexuelle compte tenu des menaces posées par les nouvelles technologies qui empiètent sur ces droits. Puisque le voyeurisme est une infraction d’ordre sexuel, il y a lieu  d’interpréter l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée à la lumière des préjudices évoqués dans les dispositions connexes du régime des infractions sexuelles à la partie V du Code criminel . Dans le contexte de l’infraction de voyeurisme, il y a lieu d’interpréter la « vie privée » eu égard à l’autonomie personnelle et à l’intégrité sexuelle.

                    Il ne peut y avoir atteinte au droit à la vie privée d’une personne au sens du par. 162(1) que si cette personne est enregistrée ou observée d’une manière qui lui fait perdre le contrôle de son image et porte atteinte à son intégrité sexuelle. Ce test en deux étapes s’accorde avec ce que législateur cherchait à protéger en créant l’infraction. La capacité de garder l’emprise sur les renseignements visuels personnels qui peuvent être communiqués et des personnes à qui ils le sont constitue un volet de la vie privée lié à l’autonomie personnelle. S’il est vrai que le caractère subreptice de l’observation ou de l’enregistrement peut indiquer la présence de circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, les deux éléments demeurent distincts. Le caractère subreptice de l’observation ou de l’enregistrement retire abusivement à la personne la faculté de conserver l’emprise sur la façon dont elle est observée et, en raison de son caractère permanent, il exacerbe la négation de l’autonomie du sujet en donnant au voyeur un accès répété aux observations.  

                    Le point de savoir si l’observation ou l’enregistrement est de nature sexuelle et porte de ce fait atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet doit être tranché en fonction d’une norme objective et examiné à la lumière de toutes les circonstances. L’intention de l’auteur peut être pertinente, mais elle n’est pas déterminante. L’examen du but sexuel au sens de l’al. c) du par. 162(1) se distingue de la détermination d’une atteinte à l’intégrité sexuelle au regard de l’analyse de l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Une observation ou un enregistrement est fait dans un but sexuel lorsque son objet est raisonnablement perçu comme visant à stimuler sexuellement l’observateur. Considérer que le but sexuel englobe la gratification sexuelle est compatible avec l’interprétation de la même expression dans d’autres articles du Code criminel .

                    Dans la présente affaire, les élèves avaient une attente raisonnable de protection en matière de vie privée en ce qui concerne la façon dont leur corps serait observé dans les salles de classe et les corridors de leur école. Elles limitaient les renseignements visuels les concernant et exerçaient un contrôle sur ces renseignements, et la technologie à laquelle a recouru l’accusé lui permettait de faire de longues vidéos des seins couverts de ses élèves dans des angles et avec une proximité qui allaient au-delà de ce qu’auraient autorisé les élèves dans cet environnement, portant ainsi atteinte à leur autonomie. Les enregistrements étaient objectivement de nature sexuelle. Ils mettaient à l’avant-plan, à bout portant, les parties intimes des jeunes femmes. De plus, bien que cela ne soit pas déterminant, les enregistrements ont été faits dans un but sexuel. La combinaison de ces facteurs mène à la conclusion qu’en enregistrant subrepticement des images des seins des élèves, l’accusé a porté atteinte à leur intégrité sexuelle.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner 

                    Arrêts mentionnés : R. c. Rudiger, 2011 BCSC 1397, 244 C.R.R. (2d) 69; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Québec) Inc., [2001] R.J.Q. 1111; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Duarte, [1990] 1 S.C.R. 30; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733; R. c. Sandhu, 2018 ABQB 112, 404 C.R.R. (2d) 216; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45;  R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211; R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. S.A.B, 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678; R. c. Taylor, 2015 ONCJ 449; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567; R. c. Audet, [1996] 2 R.C.S. 171; Toronto Star Newspaper Ltd. c. Ontario, 2012 ONCJ 27, 255 C.R.R. (2d) 207.

Citée par le juge Rowe 

                    Arrêts mentionnés : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; Sharpe c. Wakefield (1888), 22 Q.B.D. 239; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517; R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743; University Health Network c. Ontario (Minister of Finance) (2001), 208 D.L.R. (4th) 459; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864; R. c. Rudiger, 2011 BCSC 1397, 244 C.R.R. (2d) 69; Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236; R. c. Drapeau (1995), 96 C.C.C. (3d) 554; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909; R. c. V. (K.B.), [1993] 2 R.C.S. 857; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439; R. c. Larue, 2003 CSC 22, [2003] 1 R.C.S. 277; R. c. Lutoslawski, 2010 CSC 49, [2010] 3 R.C.S. 60; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Hewlett, 2002 ABCA 179, 167 C.C.C. (3d) 425; R. c. L.A.C., 2005 ABPC 217, 386 A.R. 102; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145; Semayne’s Case (1604), 5 Co. Rep. 91 a, 77 E.R. 194; R. c. Morrisey, 2011 ABCA 150; R. c. Colley, 2009 BCCA 289, 273 B.C.A.C. 107; R. c. M.B., 2014 QCCA 1643.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 8 , 24(2) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 , parties V, XI, art. 9(a), 151, 152, 153, 153.1, 162, 162.1(1), 177, 276.3, 278.1, 278.5, 430, 486, 486.4, 486.5.

Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d'autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, préambule.

Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents , L.C. 2002, c. 1, art. 110 .

Projet de loi C-2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d'autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 1re sess., 38e lég., 2004‑2005 (sanctionnée le 20 juillet 2005).

 

Doctrine et autres documents cités

Canada. Bibliothèque du Parlement. Service d’information et de recherche parlementaires. Projet de loi C-2 : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, Résumé législatif LS-480F, par Robin MacKay, Division du droit et du gouvernement, 13 octobre 2004, révisé le 16 juin 2005.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 138, n°46, 2e sess., 37e lég., 27 janvier 2003, p. 2692.

Canada. Ministère de la Justice. Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de Consultation. Ottawa, 2002.

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Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.

Westin, Alan F. Privacy and Freedom,Atheneum, New York, 1970.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Feldman, Watt et Huscroft), 2017 ONCA 778, 139 O.R. (3d) 754, 41 C.R. (7th) 36, 356 C.C.C. (3d) 1, 396 C.R.R. (2d) 348, [2017] O.J. No. 5261 (QL), 2017 CarswellOnt 15528 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Goodman, 2015 ONSC 6813, 345 C.R.R. (2d) 103, 25 C.R. (7th) 330, [2015] O.J. No. 5847 (QL), 2015 CarswellOnt 17226 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Christine Bartlett-Hughes et Jennifer Epstein, pour l’appelante.

                    Zachary Kerbel, Saman Wickramasinghe et Jennifer Micallef, pour l’intimé.

                    Argumentation écrite seulement par Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Jane Bailey et David Fewer, pour l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko.

                    Argumentation écrite seulement par Regan Morris et James Nowlan, pour l’intervenant le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada.

                    Jonathan C. Lisus et Zain Naqi, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Caroline R. Zayid, Adam Goldenberg et Caroline H. Humphrey, pour l’intervenant l’Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario.

                    Stephen McCammon, pour l’intervenant le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario.

                    Gillian Hnatiw, Karen Segal et Alex Fidler-Wener, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes inc.

                    Matthew Gourlay et Kate Robertson, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin rendu par

                     Le juge en chef —

I.               Aperçu

[1]                             En 2005, le législateur a créé une nouvelle infraction criminelle au par. 162(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , le voyeurisme. Cette infraction est commise par quiconque, subrepticement, observe une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée », si l’observation ou l’enregistrement se fait dans l’un des trois cas décrits aux al. a) à c) du par. 162(1). Plus particulièrement, l’al. 162(1)c) s’applique lorsque l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel.

[2]                              M. Ryan Jarvis, qui a qualité d’intimé dans ce pourvoi, a été accusé de voyeurisme en application de l’al. 162(1) c) du Code criminel  à la suite de son utilisation d’une caméra dissimulée à l’intérieur d’un stylo pour produire des enregistrements vidéo d’élèves de sexe féminin à l’école secondaire où il était enseignant. M. Jarvis a filmé des élèves alors qu’elles participaient à des activités scolaires courantes dans les zones communes de l’école, y compris les salles de classe et les corridors. La plupart des vidéos mettent à l’avant‑plan le visage et le haut du corps des élèves, tout particulièrement leur poitrine. Les élèves ne savaient pas qu’elles étaient filmées.

[3]                             M. Jarvis a été acquitté au procès parce que le juge n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable qu’il avait produit les enregistrements dans un but sexuel. L’acquittement de M. Jarvis a été confirmé à la majorité par la Cour d’appel de l’Ontario. Les juges de la Cour d’appel étaient unanimement d’avis que M. Jarvis avait produit les enregistrements dans un but sexuel, mais les juges majoritaires ont conclu que les élèves filmées par lui ne se trouvaient pas dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, condition nécessaire au prononcé d’une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1). Le juge dissident a estimé que les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et il aurait inscrit une déclaration de culpabilité pour ce motif.

[4]                             Le ministère public se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour. La seule question en litige en l’espèce est de savoir si la Cour d’appel a fait erreur en concluant que les élèves filmées par M. Jarvis ne se trouvaient pas dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel .

[5]                             À mon avis, les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel  sont celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu. Pour établir s’il existe une telle attente, la cour saisie de la question doit examiner l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement a eu lieu. La liste des facteurs qui peuvent être pertinents pour cet examen n’est pas exhaustive, mais ils pourraient comprendre les suivants dans un cas donné : l’endroit où a eu lieu l’observation ou l’enregistrement; la nature de la conduite reprochée, c’est‑à‑dire s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement;  la connaissance ou le consentement, le cas échéant, de la personne observée ou filmée; la manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait; le sujet ou la teneur de l’observation ou de l’enregistrement; l’existence de règles, de règlements ou de politiques qui régissaient l’observation ou l’enregistrement en question; la relation entre les parties; le but dans lequel a été fait l’observation ou l’enregistrement; et les attributs personnels de la personne observée ou filmée.

[6]                             Comme je l’expliquerai, il n’y a aucun doute en l’espèce que les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient dans des circonstances où elles s’attendraient raisonnablement à ne pas faire l’objet de vidéos mettant principalement à l’avant‑plan leur corps, tout particulièrement leurs seins, et, à plus forte raison, de ne pas apparaître sur de tels enregistrements produits par un enseignant dans un but sexuel. En conséquence, je conclus que les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel . J’accueillerais le pourvoi et inscrirais une déclaration de culpabilité.

II.            Contexte

[7]                             Aux moments visés par l’accusation portée dans l’affaire qui nous occupe, M. Jarvis enseignait l’anglais à une école secondaire de London (Ontario). En juin 2011, un collègue enseignant a informé le directeur de l’école qu’il croyait que M. Jarvis filmait subrepticement des élèves de sexe féminin à l’école au moyen d’une caméra dissimulée dans un stylo. Le directeur a commencé à craindre pour la sécurité des élèves. Le lendemain, le directeur a vu à deux reprises M. Jarvis debout près d’une élève de sexe féminin, tenant un stylo qui émettait une lumière rouge à partir de l’extrémité qui ne sert pas à l’écriture. À la deuxième occasion, le directeur a saisi le stylo des mains de M. Jarvis et l’a remis à la police.

[8]                             Le stylo saisi des mains de M. Jarvis a plusieurs fonctions. On peut l’utiliser pour écrire, mais il est aussi muni d’une caméra qui peut servir à enregistrer des vidéos sonores. Le stylo n’a pas d’écran sur lequel son détenteur peut voir ce qu’il enregistre ou a enregistré. La caméra n’a pas la capacité de faire des zooms avant et arrière pendant l’enregistrement. Les vidéos produites au moyen de la caméra peuvent être téléchargées sur un ordinateur pour visionnement et modification. Ici, j’emploierai le terme « stylo caméra » pour désigner l’objet en question.

[9]                             Le contenu électronique du stylo caméra, lequel a par la suite été produit en preuve, consistait en 35 fichiers vidéo : 17 vidéos « actives », 2 vidéos supprimées et 16 fichiers vidéo récupérés (dont 2 ne peuvent être visionnés). M. Jarvis a admis avoir enregistré toutes ces vidéos au moyen du stylo caméra entre janvier 2010 et juin 2011, pendant qu’il enseignait à l’école secondaire.

[10]                         La durée des vidéos enregistrées par M. Jarvis varie de quelques secondes à plusieurs minutes. Elles ont été produites dans des endroits situés à l’intérieur et autour de l’école, notamment les corridors, les salles de classe, la cafétéria et le terrain de l’école. La plupart de ces vidéos mettent à l’avant‑plan des élèves de sexe féminin à l’école, âgées de 14 à 18 ans au moment où ces vidéos ont été enregistrées. Les élèves participaient à des activités scolaires courantes. Les vidéos sont sonores et, dans certaines d’entre elles, on peut entendre M. Jarvis discuter avec les élèves de divers sujets. Les élèves portant des décolletés plongeants ou des hauts moulants constituaient la vaste majorité des personnes filmées. Il est aussi frappant de constater que plusieurs de ces vidéos d’élèves de sexe féminin ont été prises de haut ou de côté, pendant que ces dernières étaient en salle de classe, dans le laboratoire informatique ainsi que dans les couloirs de l’école, à des angles qui permettaient de capter une plus grande partie des seins des élèves que si les prises de vue avaient été plus directes.

[11]                         Aucune des élèves ne savait qu’elle était filmée et aucune n’a consenti à l’être. M. Jarvis n’avait pas non plus la permission de l’école de produire des enregistrements visuels ou sonores des élèves. En fait, une politique du conseil scolaire qui était en vigueur lorsque M. Jarvis a fait les enregistrements interdisait de produire de telles vidéos : Exposé conjoint des faits, d.a., vol. 1, p. 147.

[12]                         La police a identifié 27 des personnes figurant dans les vidéos comme étant des élèves de sexe féminin de l’école secondaire et a déposé, en vertu de l’al. 162(1) c) du Code criminel , 27 chefs d’accusation de voyeurisme à l’encontre de M. Jarvis. À l’ouverture du procès, ces accusations ont été regroupées et remplacées par une accusation globale fondée sur l’al. 162(1)c).

III.         Historique judiciaire

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Goodman), 2015 ONSC 6813, 345 C.R.R. (2d) 103

[13]                         Au procès, on a produit en preuve les vidéos récupérées à partir du stylo caméra[1], un exposé conjoint des faits et une série de photographies produites sur consentement. Dans l’exposé conjoint des faits, M. Jarvis admet qu’il a enregistré subrepticement les vidéos récupérées dans le stylo caméra. Compte tenu de ces aveux, il ne restait plus que deux questions en litige au procès. Premièrement, le ministère public a‑t‑il établi que les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée? Deuxièmement, le ministère public a‑t‑il prouvé que M. Jarvis avait produit les enregistrements dans un but sexuel?

[14]                         Le juge du procès a répondu par l’affirmative à la première question. Il a conclu que, dans le contexte de l’infraction prévue au par. 162(1), on ne peut répondre uniquement en fonction de l’endroit physique où survient l’observation ou l’enregistrement à la question de savoir si une personne est observée ou fait l’objet d’un enregistrement dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Le lieu n’est que l’une des circonstances à prendre en considération. En l’espèce, même si les élèves filmées dans les vidéos à l’école avaient une attente de protection en matière de vie privée plus faible que si elles s’étaient trouvées à leur domicile, elles s’attendaient, de façon raisonnable, à ne pas faire l’objet d’un enregistrement subreptice de la part de M. Jarvis.

[15]                         Le juge du procès n’était toutefois pas convaincu que M. Jarvis avait produit les enregistrements dans un but sexuel. Se fondant sur son examen des vidéos, il a conclu que M. Jarvis avait placé le stylo caméra de façon à mettre à l’avant‑plan [traduction] « surtout, voire à plusieurs reprises exclusivement, le visage, le corps et le décolleté ou les seins des élèves de sexe féminin » : par. 72. Cependant, même s’il était « très probable », au vu de la preuve dont il disposait, que M. Jarvis ait filmé les élèves dans un but sexuel, il était d’avis que « d’autres inférences pouvaient être tirées » : par. 77. Il a acquitté M. Jarvis.

B.            Cour d’appel de l’Ontario (la juge Feldman, avec l’accord du juge Watt, le juge Huscroft étant dissident), 2017 ONCA 778, 139 O.R. (3d) 754

[16]                         La Cour d’appel de l’Ontario, auprès de laquelle le ministère public a interjeté appel de l’acquittement, a unanimement estimé que le juge du procès avait commis une erreur de droit en ne concluant pas que M. Jarvis avait produit les enregistrements en cause dans un but sexuel. Selon la Cour d’appel, il s’agissait d’un [traduction] « cas flagrant de vidéos mettant à l’avant‑plan les seins et le décolleté de jeunes femmes », et la seule inférence pouvant être tirée du dossier était que les vidéos avaient été produites dans un but sexuel : par. 53‑54.

[17]                         Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont néanmoins confirmé l’acquittement de M. Jarvis au motif que le juge du procès avait aussi eu tort de conclure que les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient, lors des enregistrements, dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Ils se sont dits d’avis qu’une personne s’attend habituellement au respect de sa vie privée lorsqu’elle se trouve dans un endroit où elle peut exclure d’autres personnes et avoir la certitude de ne pas être observée. Les juges majoritaires ont reconnu qu’une personne pouvait avoir une attente restreinte de protection en matière de vie privée lorsqu’elle se trouve dans un lieu public dans certaines circonstances, mais, selon eux, une telle attente n’aurait pas pu exister en l’espèce parce que les élèves filmées par M. Jarvis se livraient à des activités scolaires courantes, se trouvaient dans des zones communes de l’école, zones dans lesquelles elles devaient s’attendre à être vues par d’autres personnes et où elles savaient qu’elles seraient filmées par les caméras de sécurité de l’école.

[18]                         Dissident, le juge Huscroft a exprimé l’avis selon lequel la réponse à la question de savoir si une personne se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée au sens du par. 162(1) ne devrait pas dépendre uniquement du lieu où elle est ou de sa capacité à en exclure d’autres personnes. Le juge Huscroft a dit que, pour savoir si une personne se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, la cour saisie de la question doit déterminer si le droit de cette personne au respect de sa vie privée devrait avoir préséance sur des droits concurrents. En l’espèce, selon le juge Huscroft, il convient de conclure que les élèves filmées par M. Jarvis avaient une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, car leur droit à cet égard doit avoir préséance sur les droits [traduction] « de quiconque cherchant à compromettre leur intégrité personnelle et sexuelle pendant qu’elles sont à l’école » : par. 133. Le juge Huscroft aurait accueilli pour ce motif l’appel du ministère public.

[19]                         Ce dernier se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour sur la question de savoir si les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en concluant que les élèves filmées par M. Jarvis ne se trouvaient pas dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée.

IV.         Analyse

[20]                         En l’espèce, la Cour doit examiner pour la première fois les éléments constitutifs de l’infraction créée au par. 162(1)  du Code criminel . Cette disposition est libellée comme suit :

                    Voyeurisme

 (1) Commet une infraction quiconque, subrepticement, observe, notamment par des moyens mécaniques ou électroniques, une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, dans l’un des cas suivants :

                            a) la personne est dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite;

                            b) la personne est nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite, et l’observation ou l’enregistrement est fait dans le dessein d’ainsi observer ou enregistrer une personne;

                            c) l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel.

[21]                         M. Jarvis est accusé d’avoir commis l’infraction de voyeurisme visée à l’al. 162(1) c) du Code criminel . Commet cette infraction quiconque, subrepticement, observe une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et le fait dans un but sexuel : voir R. c. Rudiger, 2011 BCSC 1397, 244 C.R.R. (2d) 69, par 75. L’« enregistrement visuel » au sens de l’art. 162 s’entend d’un « enregistrement photographique, filmé, vidéo ou autre, réalisé par tout moyen » : Code criminel , par. 162(2) .

[22]                         Il est maintenant admis que M. Jarvis a subrepticement produit des enregistrements vidéo d’élèves de sexe féminin à l’école secondaire et qu’il l’a fait dans un but sexuel. En conséquence, il ne reste qu’une seule question en litige dans ce pourvoi : les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient‑elles dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée »?

[23]                         Pour répondre à cette question, j’examinerai d’abord ce que peuvent constituer pour une personne observée ou filmée des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » au sens où cette expression est employée au par. 162(1)  du Code criminel . J’analyserai ensuite les faits de la présente affaire pour juger si le ministère public a établi hors de tout doute raisonnable cet élément constitutif de l’infraction.

A.           Quand peut‑on considérer qu’une personne filmée ou observée se trouve dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel ?

[24]                         Qu’entend‑on par l’observation ou l’enregistrement d’une personne se trouvant dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » dans le contexte du par. 162(1)  du Code criminel ? Les parties conviennent qu’il faut, pour répondre à cette question d’interprétation législative, lire les termes du par. 162(1) « “dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur” » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Toutefois, les parties ne s’entendent pas sur l’interprétation découlant de cette démarche.

(1)          Les thèses des parties

[25]                         Dans le mémoire qu’il a présenté à notre Cour, M. Jarvis prétend que cette démarche interprétative mène à la conclusion que des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) sont celles où il est raisonnable pour une personne de s’attendre à ce que son corps ou une partie de son corps ne soit pas observé par autrui. Selon cette conception du par. 162(1), l’infraction de voyeurisme serait commise lorsque la personne observée ou filmée se trouve dans un endroit où elle ne s’attend pas à être vue par autrui (lorsqu’elle est, par exemple, seule à son domicile) ou lorsque l’observation ou l’enregistrement vise une partie de son corps qui ne devrait normalement pas être vue par autrui (telle une partie dissimulée par une jupe). Durant sa plaidoirie, l’avocat de M. Jarvis a expliqué cette interprétation en affirmant qu’une personne peut aussi avoir une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) lorsqu’elle s’attend à être observée par certaines autres personnes, mais pas par la personne qui l’observe ou produit l’enregistrement en cause.

[26]                         Selon M. Jarvis, les circonstances qui sont pertinentes pour déterminer s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans un contexte particulier peuvent comprendre les caractéristiques physiques de l’endroit où la personne se trouve et le degré de contrôle qu’elle a sur l’identité des personnes qui peuvent obtenir un accès visuel à elle à cet endroit. Par contre, d’autres facteurs comme la nature de la conduite reprochée, c’est‑à‑dire s’il s’agit d’un enregistrement au lieu d’une simple observation, le « caractère sexuel » des parties du corps de la personne qui sont observées ou qui font l’objet d’un enregistrement, ou encore la relation entre la personne qui observe et la personne observée, ne sont jamais pertinents pour l’analyse : m.i., par. 19. Appliquant cette démarche à la présente affaire, M. Jarvis soutient que les élèves qu’il a filmées ne pouvaient pas avoir d’attente raisonnable de protection en matière de vie privée, car elles se trouvaient dans des zones communes de l’école où elles savaient qu’elles pouvaient être observées par d’autres personnes. La perpétration de l’infraction prévue au par. 162(1) n’est donc pas établie.

[27]                         Pour sa part, le ministère public prétend que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en adoptant une interprétation de la protection en matière de vie privée indûment étroite et tributaire d’un lieu. Il fait valoir que la question de savoir s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée devrait être tranchée en fonction de l’ensemble des circonstances et que le lieu est seulement l’un des facteurs à prendre en considération. À la lumière de toutes les circonstances de l’espèce — notamment le fait que le comportement reproché consistait en un enregistrement visuel et non en une simple observation, la nature des enregistrements produits, la relation de confiance qui existait entre M. Jarvis et les élèves ainsi que l’existence d’une politique du conseil scolaire qui interdisait à M. Jarvis de filmer des élèves comme il l’a fait — force est de conclure que les élèves filmées par M. Jarvis avaient une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1).

(2)          Le sens de l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » employée au par. 162(1)

[28]                         À mon avis, les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) sont celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu. Pour savoir si une personne observée ou filmée se trouvait en pareilles circonstances, la cour saisie de la question devrait tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement dénoncé a eu lieu.

[29]                         La liste non exhaustive suivante de facteurs peut aider le tribunal à décider si la personne observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée :

                    (1) L’endroit où se trouvait la personne lorsqu’elle a été observée ou filmée. Pour déterminer s’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée dans une affaire donnée, on peut notamment se demander s’il s’agissait d’un lieu d’où cette personne avait cherché à exclure toutes les autres personnes, où elle était persuadée qu’elle n’était pas observée ou dans lequel elle s’attendait à n’être observée que par un groupe déterminé de personnes.

                    (2) La nature de la conduite reprochée, c’est‑à‑dire s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement. Puisqu’un enregistrement porte plus gravement atteinte à la vie privée qu’une simple observation, les attentes d’une personne peuvent, de façon raisonnable, être différentes selon que cette dernière sait qu’elle sera observée ou qu’elle fera l’objet d’un enregistrement. Notre Cour a déjà reconnu les répercussions plus grandes de l’enregistrement sur la vie privée dans d’autres contextes, comme je l’expliquerai davantage au par. 62 des présents motifs.

                    (3) La connaissance ou le consentement de la personne observée ou filmée. Au paragraphe 33 des présents motifs, j’explique plus en détail l’incidence que peut avoir la connaissance de l’observation ou de l’enregistrement sur l’attente raisonnable de protection en matière privée.

                    (4) La manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait. Parmi les caractéristiques pertinentes, mentionnons la question de savoir s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement ponctuel ou continu, ou si l’observation ou l’enregistrement a été facilité ou affiné par un recours à la technologie; dans l’affirmative, le type de technologie utilisé. Comme je l’explique plus en détail aux par. 63 des présents motifs, les tribunaux ont déjà reconnu l’incidence que peuvent avoir les technologies en évolution sur la vie privée.

                    (5) L’objet ou le contenu de l’observation ou de l’enregistrement. Parmi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons le point de savoir si l’observation ou l’enregistrement visait une ou des personnes en particulier, l’activité à laquelle s’adonnait alors la personne qui a été l’objet de l’observation ou de l’enregistrement et la question de savoir si l’observation ou l’enregistrement mettait à l’avant-plan des parties intimes du corps de la personne visée. Notre Cour a reconnu dans d’autres contextes que la nature et la qualité des renseignements en cause sont utiles pour établir les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée à l’égard de ces renseignements. Comme je l’explique plus à fond aux par. 65-67 des présents motifs, ces indications sont pertinentes aussi dans le contexte qui nous occupe.

                    (6) L’existence de règles, règlements ou politiques qui régissaient l’observation ou l’enregistrement en question. Cependant, les règles, règlements ou politiques officiels ne sont pas nécessairement déterminants et le poids qu’il convient de leur accorder varie selon le contexte.

                    (7) La relation entre la personne qui a fait l’objet de l’observation ou de l’enregistrement et celle qui l’a observée ou filmée. Parmi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons l’élément de savoir s’il s’agissait d’une relation de confiance ou d’autorité, et si l’observation ou l’enregistrement constituait un abus de confiance ou de pouvoir qui caractérisait la relation. C’est une circonstance pertinente parce qu’il serait raisonnable pour une personne de s’attendre à ce qu’une autre personne en situation de confiance ou d’autorité n’abuse pas de cette situation pour se livrer à une observation ou à un enregistrement non consensuel, non autorisé ou autrement inapproprié.

                    (8) L’objectif pour lequel l’observation ou l’enregistrement a été fait. J’explique aux par. 31-32 des présents motifs pourquoi ce facteur peut s’avérer pertinent.

                    (9) Les attributs personnels de la personne observée ou filmée. Des considérations comme celle de savoir si la personne était un enfant ou une jeune personne peuvent être pertinentes dans certains contextes.

[30]                         Je souligne que la liste des facteurs susceptibles de nous aider raisonnablement à établir si une personne observée ou filmée avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée n’est pas exhaustive. Ce ne sont pas non plus tous les facteurs susmentionnés qui sont pertinents dans tous les cas. À titre d’exemple, des enregistrements faits au moyen d’une caméra cachée dans une salle de bain frustreront les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée, peu importe le but dans lequel ils ont été faits, l’âge de la personne filmée et la relation entre cette dernière et l’auteur de l’enregistrement. Dans un autre contexte, toutefois, ces dernières considérations pourraient jouer un rôle accru. L’analyse est contextuelle et la question qu’il faut se poser dans chaque cas est de savoir s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans l’ensemble des circonstances.

[31]                         J’ouvre ici une parenthèse pour souligner qu’il n’y a rien d’incongru à tenir compte du but dans lequel une observation ou un enregistrement a été fait pour décider si cette observation ou cet enregistrement a été fait en violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Dans d’autres contextes, notre Cour a reconnu que l’attente raisonnable que peut avoir une personne à la protection de sa vie privée pour ce qui est des renseignements la concernant varie selon l’objectif dans lequel ils ont été recueillis : voir R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 429‑432, le juge La Forest; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 75. Cette conclusion découle également d’une conception des attentes en matière de vie privée fondée sur le bon sens. À titre d’exemple, la patiente qui se dévêt pour permettre à un médecin d’observer ses seins ou d’autres parties sexualisées de son corps en vue d’obtenir un diagnostic médical ne peut se plaindre que le médecin qui a suivi la procédure dans ce but a violé toute attente raisonnable au respect de la vie privée. Toutefois, si la procédure de diagnostic s’est avérée être un prétexte invoqué par le médecin pour observer la patiente dans un but non médical — que ce but soit de nature sexuelle ou non —, il ne fait aucun doute que la patiente aura été victime d’une atteinte à sa vie privée.

[32]                         Ce n’est pas parce qu’un élément constitutif de l’infraction prévue à l’al. 162(1)c) requiert que l’observation ou l’enregistrement soit fait dans un but sexuel qu’il est inapproprié d’examiner l’objectif de l’observation ou de l’enregistrement pour établir s’il y a eu violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, comme l’exige le par. 162(1). Dans le cadre de ce dernier examen, l’objectif n’est qu’un facteur non déterminant dont il faut tenir compte avec les autres circonstances pertinentes. À l’inverse, l’élément constitutif de l’infraction prévue à l’al. 162(1)c) que représente le but sexuel doit être établi hors de tout doute raisonnable pour que l’existence de l’infraction soit prouvée. Dans certains cas, selon le contexte global, une observation ou un enregistrement ne viole peut‑être pas les attentes au respect de la vie privée malgré son but sexuel. Dans de tels cas, la perpétration de l’infraction visée au par. 162(1) ne sera pas démontrée. Dans d’autres cas, peu importe son but, une observation ou un enregistrement peut donner lieu à une atteinte évidente à la vie privée et fonder une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1) si les autres éléments constitutifs de l’infraction sont établis.

[33]                         De même, bien que le caractère subreptice d’une observation ou d’un enregistrement soit un élément constitutif de l’infraction visée au par. 162(1), cela ne veut pas dire qu’on ne peut jamais en tenir compte pour décider si la personne observée ou filmée avait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. À titre d’exemple, le fait qu’une personne ait choisi de filmer secrètement une autre personne peut appuyer la conclusion selon laquelle l’enregistrement était contraire aux normes relatives à la vie privée et aux enregistrements visuels qui existent dans ce contexte. Cependant, tout comme dans le cas du but de l’observation ou de l’enregistrement, le caractère subreptice ne sera jamais plus qu’un des facteurs dont il faut tenir compte pour évaluer le caractère raisonnable des attentes de protection en matière de vie privée; il ne peut supplanter l’analyse en question. D’après le par. 162(1), il se peut qu’une observation ou un enregistrement soit fait subrepticement mais qu’il ne contrevienne pas aux attentes raisonnables de protection en matière de vie privée. À l’inverse, une observation ou un enregistrement qui est fait ouvertement peut violer des attentes raisonnables en la matière, bien qu’il ne constitue pas une infraction visée par le par. 162(1) puisqu’il n’a pas été fait subrepticement.

[34]                         Comme je l’expliquerai, l’interprétation susmentionnée de l’exigence du par. 162(1) que la personne observée ou filmée se trouve dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » est celle qui s’harmonise le mieux avec le libellé, le contexte et l’objet de cette disposition.

(3)          Cette interprétation de l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » s’harmonise le mieux avec le libellé, le contexte et l’objet du par. 162(1)

(a)          La disposition liminaire du par. 162(1)

[35]                         J’examinerai d’abord les mots choisis par le législateur pour exprimer l’élément du par. 162(1) qui nous intéresse en l’espèce ainsi que le sens « ordinaire » ou « naturel » qui se dégage de la disposition lorsque ces mots sont lus dans leur contexte immédiat : voir R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 30. À mon avis, le sens ordinaire et grammatical de l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée », lue dans le contexte de la disposition liminaire du par. 162(1), est compatible avec l’interprétation de cet élément que j’ai donnée précédemment, et ce, pour plusieurs raisons.

[36]                         Le concept de « vie privée » n’est pas facile à définir et je n’en proposerai pas une définition exhaustive ici. Cependant, selon son sens général et l’usage qui en est habituellement fait, le terme « vie privée » s’entend de la liberté de ne pas être soumis à un examen, une intrusion ou une attention non désirés. Le paragraphe 162(1) cible expressément deux types d’attention : l’observation et l’enregistrement visuel. La disposition liminaire du par. 162(1) tend donc à indiquer que l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » visée par la disposition est de ne pas faire l’objet d’une observation ou d’un enregistrement visuel.

[37]                         Une des questions que soulève ce pourvoi est de savoir si une personne peut avoir une telle attente lorsqu’elle sait qu’elle peut être observée par autrui ou lorsqu’elle se trouve dans un endroit d’où elle ne peut exclure qui que ce soit, soit un endroit que l’on pourrait appeler un lieu « public ». Me fondant sur le sens ordinaire donné au concept de protection en matière de vie privée, je suis d’avis qu’il faut répondre à cette question par l’affirmative. Je reconnais volontiers que les attentes de protection en matière de vie privée au chapitre de l’observation ou de l’enregistrement sont en général à leur paroxysme lorsqu’une personne se trouve dans un lieu traditionnellement « privé », duquel elle a choisi d’exclure toute autre personne. À titre d’exemple, une personne qui se trouve seule à son domicile, ou dans une salle de bains dont elle a fermé la porte, s’attendrait normalement à une protection quasi absolue de sa vie privée, et certainement pas à être observée ou filmée à son insu. Néanmoins, une personne ne renonce pas à toutes ses attentes de protection en matière de vie privée, selon le sens donné habituellement à ce concept, du simple fait qu’elle se trouve dans un endroit où elle sait que d’autres personnes peuvent l’observer ou duquel elle ne peut exclure qui que ce soit.

[38]                         Selon moi, l’interprétation habituelle ou ordinaire du concept de vie privée reconnaît qu’une personne peut se trouver dans des circonstances où elle peut s’attendre à faire l’objet de certains types d’observations ou d’enregistrements, sans toutefois être visée par d’autres types d’observations ou d’enregistrements. Un exemple évident est celui d’une personne qui choisit de se dévêtir et de participer à des activités sexuelles avec une autre personne et qui s’attend nécessairement à ce que cette personne l’observe alors qu’elle est nue et se livre à ces activités. Il y aurait néanmoins atteinte à sa vie privée si l’autre personne produisait à son insu un enregistrement vidéo de l’activité à laquelle elles se livrent. De même, les membres d’un couple qui choisissent de filmer leurs activités sexuelles ne renoncent pas à leur attente à ne pas être observés ou filmés subrepticement par des tiers pendant ces activités.

[39]                         Dans le même ordre d’idée, une femme qui se change dans le vestiaire des femmes d’une piscine publique s’attend à être observée de façon incidente dans divers états de nudité par les autres utilisatrices du vestiaire. Il est toutefois indéniable qu’elle conserverait une certaine attente au respect de sa vie privée sur le plan de l’observation ou de l’enregistrement. Premièrement, elle s’attendrait à être observée uniquement par les autres femmes présentes dans le vestiaire et non par le grand public. Deuxièmement, elle s’attendrait à ne pas être photographiée ou à faire l’objet d’un enregistrement vidéo pendant qu’elle se dévêtit, que ce soit par les autres utilisatrices du vestiaire ou par qui que ce soit d’autre. Si un des miroirs du vestiaire était en fait une glace sans tain qui permettait au personnel de la piscine de voir les occupantes du vestiaire, ou que quelqu’un avait dissimulé une caméra dans une trappe d’aération et a produit un enregistrement vidéo des personnes qui se changeaient, cela serait sûrement perçu comme une intrusion dans la « vie privée », et ce, peu importe le sens ordinaire donné à ce terme.

[40]                         On peut songer à d’autres exemples où une personne continuerait de s’attendre à bénéficier d’un certain degré de protection en matière de vie privée, au sens généralement donné à ce concept, tout en sachant qu’elle peut être vue, ou même faire l’objet d’un enregistrement par d’autres dans un lieu public. À titre d’exemple, une femme étendue sur une couverture dans un parc public pourrait s’attendre à être observée par les autres personnes présentes dans le parc, ou à apparaître de façon incidente à l’arrière‑plan de photos prises par les autres personnes qui fréquentent le parc, mais elle s’attendrait toujours à ce que personne n’utilise de téléobjectif pour prendre des photos sous sa jupe (scénario hypothétique examiné dans Rudiger, par. 91). L’utilisation d’un téléphone cellulaire pour prendre des photos sous une jupe dans le transport en commun, l’utilisation d’un drone pour prendre des photos à haute définition de personnes qui se font bronzer autour d’une piscine publique alors qu’elles ne se doutent de rien, et une vidéo montrant subrepticement une femme qui allaite dans un coin tranquille d’un café susciteraient toutes des inquiétudes similaires en matière de protection de la vie privée.

[41]                         Il appert de ces exemples que le concept de « vie privée », selon le sens qui y est habituellement donné, n’est pas absolu. Qui plus est, le fait de se trouver dans un lieu public ou semi‑public n’entraîne pas automatiquement une renonciation à toute attente de protection en la matière au chapitre de l’observation ou de l’enregistrement. En fait, ces exemples montrent plutôt que la question de savoir si une observation ou un enregistrement serait généralement considéré comme une intrusion dans la vie privée dépend d’un ensemble de facteurs, qui peuvent comprendre le lieu où se trouve la personne, la forme que prend l’intrusion reprochée dans la vie privée, c’est‑à‑dire s’il s’agit d’une observation ou d’un enregistrement, la nature de l’observation ou de l’enregistrement, l’activité à laquelle participe la personne observée ou filmée et la partie du corps de la personne qui est mise à l’avant‑plan dans l’enregistrement.

[42]                         Le fait que divers facteurs peuvent influer sur la question de savoir si une personne s’attendrait ou non à être observée ou filmée concorde aussi avec le choix du législateur d’exprimer l’élément constitutif de l’infraction prévue au par. 162(1) qui nous intéresse par renvoi aux « circonstances » pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Le mot « circonstances », au sens où il est utilisé au par. 162(1), dénote un éventail de facteurs ou de considérations qui débordent le lieu ou l’environnement physique dans lequel se trouve la personne en question.

[43]                         Je reconnais que le fait d’exprimer cet élément constitutif en renvoyant aux circonstances dans lesquelles se trouve la personne observée ou filmée constitue aussi un moyen de préciser que cet élément se rapporte aux attentes de protection en matière de vie privée qui découleraient raisonnablement du contexte dans lequel l’enregistrement ou l’observation se produit, et non aux attentes subjectives, et possiblement idiosyncrasiques, de la personne observée ou filmée. Cela dit, si le législateur avait eu l’intention de limiter les types de circonstances que le tribunal peut prendre en compte pour décider si l’attente pouvait raisonnablement exister, il aurait pu le faire en termes exprès au par. 162(1). Il aurait pu, par exemple, préciser que les « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » s’entendent uniquement de certains types de circonstances, ou en donnant une liste de circonstances ou de facteurs qui doivent être pris en compte pour déterminer si l’attente en question peut raisonnablement exister. En effet, si le législateur a utilisé l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » en vue de limiter la portée des comportements interdits par le par. 162(1) à l’observation ou à l’enregistrement d’une personne qui ne croit pas pouvoir être observée, le législateur aurait pu le dire explicitement, par exemple en interdisant l’enregistrement ou l’observation subreptice d’une « personne qui ne croit pas pouvoir être observée » lorsque les éléments prévus aux al. a), b) ou c) du par. 162(1) sont présents. Or, le législateur ne l’a pas fait; il a plutôt utilisé le terme « circonstances » sans restriction.

(b)          Le contexte législatif

[44]                         Le contexte législatif immédiat des mots « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » renforce l’opinion selon laquelle cet élément n’est pas régi uniquement ou principalement par l’endroit où la personne se trouve et ne limite pas la perpétration de l’infraction aux espaces traditionnellement « privés », comme les chambres à coucher et les salles de bain. Le paragraphe 162(1) interdit l’observation ou l’enregistrement subreptice d’une personne qui se trouve dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » dans trois situations, lesquelles sont exposées en ces termes aux al. a), b), et c) :

                    a) la personne [qui est observée ou filmée] est dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite;

                    b) la personne [qui est observée ou filmée] est nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite, et l’observation ou l’enregistrement est fait dans le dessein d’ainsi observer ou enregistrer une personne;

                    c) l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel.

[45]                         Il convient de souligner que l’al. a) circonscrit expressément la portée de l’observation ou de l’enregistrement interdit en renvoyant à un lieu. Ainsi, il interdit l’observation ou l’enregistrement dans les lieux où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue ou se livre à une activité sexuelle. Il serait donc incompatible avec l’al. a) d’interpréter l’exigence que la personne observée ou filmée se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée comme comportant aussi une exigence de lieu, parce que cela signifierait que deux éléments distincts de l’infraction prévue à l’al. 162(1)a) porteraient principalement sur le lieu de l’observation ou de l’enregistrement.

[46]                         En outre, si la mention des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » au par. 162(1) est interprétée comme limitant l’étendue des comportements interdits à l’observation ou à l’enregistrement subreptice dans des endroits traditionnellement « privés », il est difficile d’imaginer des situations qui ne relèvent pas de l’al. 162(1)a) mais des al. 162(1)b) ou c). En d’autres termes, si une attente raisonnable de protection en matière de vie privée peut uniquement exister dans des lieux traditionnellement « privés » ou « quasi‑privés » desquels une personne peut exclure d’autres personnes — comme un domicile, une salle de bains ou un vestiaire —, une personne qui peut raisonnablement s’attendre à la protection de sa vie privée sera presque toujours dans un lieu où elle peut raisonnablement s’attendre à être nue ou partiellement nue, soit le type d’endroit envisagé à l’al. 162(1)a). Toutefois, l’insertion des al. b) et c) au par. 162(1) indique que, dans l’esprit du législateur, une personne peut avoir une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans des lieux autres que ceux où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle puisse être nue ou se livrer à une activité sexuelle explicite, ainsi que dans les lieux où une personne est nue ou se livre à des activités sexuelles explicites. Sinon, les al. b) et c) n’auraient aucune application. Une interprétation étroite des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » irait alors à l’encontre du principe selon lequel une disposition législative, ou une partie de cette disposition, ne devrait jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne « superfétatoire » : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28; voir, de façon générale, Sullivan, p. 211.

[47]                          On pourrait soutenir à l’encontre de ce raisonnement qu’il existe des lieux desquels une personne peut exclure d’autres personnes, mais où on ne s’attendrait pas raisonnablement à ce qu’il y ait de la nudité ou des activités sexuelles, comme un bureau privé dans un milieu de travail, et que c’est l’observation et l’enregistrement dans des endroits de ce genre qui sont visés par les al. 162(1)b) et c). Cependant, compte tenu de l’éventail limité des lieux de ce genre et du fait qu’il n’y a pas de raison de penser que l’existence d’observations ou d’enregistrements assimilables à de l’exploitation sexuelle dans des lieux de cette nature soit une source particulière de préoccupation, il est difficile d’admettre que ces alinéas ont été adoptés pour conférer une protection contre l’observation ou l’enregistrement de personnes nues ou d’activités sexuelles, ou l’observation ou l’enregistrement dans un but sexuel, surtout dans de tels lieux. En fait, il est évident que le par. 162(1) envisage la possibilité que, dans certaines circonstances, une personne peut toujours s’attendre à ne pas être observée ou filmée, même lorsqu’elle ne se trouve pas dans un espace exclusivement ou traditionnellement « privé ».

(c)           L’objet du par. 162(1)

[48]                         Cette conception des circonstances dans lesquelles l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée existe dans ce contexte est aussi celle qui s’accorde le mieux avec l’objectif qu’avait le législateur en créant l’infraction prévue au par. 162(1) : protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes, surtout à l’encontre des nouvelles menaces découlant de l’utilisation abusive des technologies en évolution. Comme je l’expliquerai ci‑dessous, interpréter de façon étroite l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » comme le demande avec insistance M. Jarvis contrecarrerait l’intention du législateur, qui voulait que le par. 162(1) interdise l’observation ou l’enregistrement visuel subreptice qui est assimilable à de l’exploitation sexuelle ou qui représente l’atteinte la plus extrême à la vie privée.

[49]                         Le paragraphe 162(1) a été intégré au Code criminel  dans le cadre du projet de loi C‑2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 1re sess., 38e lég., 2004‑2005 (sanctionnée le 20 juillet 2005). Le processus législatif conduisant à l’adoption de cette disposition ainsi que le texte du projet de loi C‑2 lui‑même confirment que l’objet de l’art. 162 est de protéger la vie privée et de l’intégrité sexuelle des personnes. Un document de consultation préparé en 2002 par le gouvernement fédéral en vue d’une consultation publique au sujet de l’introduction d’une nouvelle infraction de voyeurisme jette un éclairage sur ce qui est à l’origine de la réforme législative ayant finalement conduit à l’adoption de l’art. 162 en 2005. Le document confirme que la réforme était motivée par la crainte que les technologies en effervescence soient utilisées de façon abusive pour visionner ou filmer secrètement des personnes dans un but sexuel et de manière à porter grandement atteinte à la vie privée : Ministère de la Justice, Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de consultation (2002), p. 1. Il n’existait alors aucune infraction criminelle visant expressément le voyeurisme ou la distribution de matériel issu du voyeurisme. Dans certains cas, de tels comportements pouvaient relever de façon incidente d’infractions existantes, mais le droit ne traitait pas des autres possibilités d’enregistrement subreptice répréhensible. À titre d’exemple d’un tel comportement, le document cite le cas où un individu enregistre sur vidéo ses actes sexuels consensuels avec une femme à l’insu de cette dernière et l’enregistrement vidéo est par la suite projeté lors de fêtes : p. 6.

[50]                         Il est expliqué dans le document de consultation que le préjudice visé par d’éventuelles nouvelles infractions de voyeurisme pourrait, d’un point de vue conceptuel, être envisagé de deux façons : l’« atteinte à la vie privée, donc à un droit garanti aux citoyens dans le cadre d’une société libre et démocratique » ou l’exploitation sexuelle de personnes : p. 6‑9. On laissait entendre qu’il y aurait exploitation sexuelle soit lorsque l’observation ou l’enregistrement serait fait dans un but sexuel, soit lorsque la cible de l’observation ou de l’enregistrement serait de nature sexuelle, comme les organes génitaux ou les seins d’une personne. En conséquence, deux versions générales de l’infraction de voyeurisme étaient proposées : une visant l’observation ou l’enregistrement d’une personne dans un but sexuel, et l’autre se rapportant à l’observation ou à l’enregistrement d’une personne dans le but de la filmer dévêtue lorsqu’elle expose des parties sexualisées de son corps ou se livre à une activité sexuelle : p. 8‑10.

[51]                         Selon un résumé des réponses au document de consultation que le gouvernement a reçues, la majorité des répondants était favorable à la proposition de concevoir le voyeurisme comme étant à la fois une infraction d’ordre sexuel et une infraction liée au droit à la vie privée : ministère de la Justice, Voyeurisme — Une infraction criminelle : Résumé des commentaires, 28 octobre 2002 (en ligne). Les circonstances entourant l’adoption de la disposition confirment d’ailleurs que l’infraction de voyeurisme subséquemment incorporée au Code criminel  avait pour objet de cibler ces deux types de préjudices connexes. L’infraction a été adoptée dans le cadre du projet de loi C‑2, dont l’un des objectifs primordiaux était de « protéger les enfants et d’autres personnes vulnérables contre l’exploitation sexuelle, la violence, la maltraitance et la négligence » : Bibliothèque du Parlement, Service d’information et de recherche parlementaires, Projet de loi C‑2 : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, révisé le 16 juin 2005, p. 1, citant un communiqué du ministère de la Justice, Ottawa, 8 octobre 2004. En outre, la section pertinente du préambule du projet de loi indique que celui‑ci vise à répondre aux préoccupations soulevées par le fait que « le développement constant de nouvelles techniques, tout en apportant des avantages sociaux et économiques, facilite l’exploitation sexuelle et la violation de la vie privée » : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32.

[52]                         Le fait qu’un important aspect de l’objectif du par. 162(1) est de protéger les personnes, et surtout les personnes vulnérables, de l’exploitation sexuelle milite à l’encontre de l’interprétation étroite de l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » privilégiée par M. Jarvis et de celle adoptée par les juges majoritaires de la Cour d’appel. Comme je l’ai expliqué précédemment, si on concluait qu’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée peut uniquement exister lorsqu’une personne se trouve dans un lieu traditionnellement privé ou quasi‑privé d’où elle peut exclure d’autres personnes, on ne laisserait qu’un rôle minime à l’al. b) et on évacuerait complètement l’al. c) du par. 162(1). Or, ce sont les alinéas du par. 162(1) qui traitent le plus explicitement des comportements ayant des répercussions sur l’intégrité sexuelle. Si on acceptait l’interprétation donnée par M. Jarvis à l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée », laquelle ne distingue pas l’observation de l’enregistrement, l’art. 162 ne s’appliquerait pas à des comportements comme l’enregistrement d’activités sexuelles sans le consentement du partenaire et la diffusion subséquente de l’enregistrement : voir les par. 162(1) et (4). Selon l’interprétation que propose M. Jarvis, toute personne qui permet à son partenaire de l’observer pendant leurs activités sexuelles ne s’attendrait plus raisonnablement au respect de sa vie privée à l’encontre des enregistrements de leur activité sexuelle effectués subrepticement par son partenaire, un comportement qui a non seulement des répercussions évidentes et profondes sur l’intégrité sexuelle, mais constitue aussi le type de conduite ayant inspiré au départ la réforme législative qui a conduit à l’adoption de l’art. 162 : voir Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de consultation, p. 6. En outre, considérer qu’il n’y a attente de protection en matière de vie privée que dans les lieux d’où une personne peut en exclure d’autres amenuiserait la protection que confère le par. 162(1) aux membres vulnérables de la société, dont les enfants, qui sont les moins susceptibles d’avoir le contrôle absolu sur leur environnement, mais aussi la catégorie de personnes que le projet de loi C‑2 avait principalement pour objet de protéger.

[53]                         J’ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer que d’autres aspects de l’historique législatif du par. 162(1) renforcent le bien‑fondé de l’interprétation susmentionnée de l’expression « dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée ». À titre d’exemple, le document de consultation de 2002 envisage des versions de l’infraction de voyeurisme qui circonscrivent la portée de l’infraction en renvoyant à l’endroit où l’observation ou l’enregistrement est survenu. Premièrement, le document cite une motion présentée en 2000 lors de la Conférence pour l’harmonisation des lois. Cette motion visait à créer une infraction interdisant l’observation ou l’enregistrement subreptice dans un but sexuel d’« une autre personne, dans une maison d’habitation ou un local commercial où l’on peut s’attendre à une certaine intimité » : p. 3 (je souligne). Deuxièmement, le document de consultation propose une formulation générale de l’infraction de voyeurisme qui nécessiterait que la personne observée ou filmée se trouve « dans un endroit et dans des circonstances lui permettant de bénéficier d’une expectative raisonnable de vie privée » : p. 10 (je souligne). Le fait qu’à l’opposé, la disposition liminaire du par. 162(1) qui a été adopté ne contient aucune mention expresse de l’endroit où l’observation ou l’enregistrement a lieu démontre que le législateur ne voulait pas que cette disposition limite la perpétration de l’infraction à certains endroits. Le document de consultation traite aussi, aux p. 14-15, de la question du moyen de défense de l’intérêt public (qui a ultérieurement fait l’objet du par. 162(6)  du Code criminel ) qui peut être invoqué lorsque les systèmes de surveillance vidéo d’immeubles publics ou privés enfreignent l’interdiction du voyeurisme. Cela indique que, même à ce stade‑là, il était envisagé que l’infraction de voyeurisme puisse être commise dans des lieux publics ou semi‑publics, à savoir des installations publiques ou privées faisant l’objet de surveillance vidéo. De plus, la reconnaissance, à la p. 12, que l’enregistrement présente une menace plus grande à la vie privée et à l’intégrité sexuelle que la simple observation appuie l’opinion selon laquelle il est utile de savoir si la conduite reprochée consiste en une observation ou un enregistrement pour juger si la conduite contrevient aux attentes raisonnables de protection en matière de vie privée.

(d)          Le contexte juridique général

[54]                         Le contexte juridique général peut nous aider à interpréter une disposition législative. Comme le législateur a choisi de décrire l’élément constitutif de l’infraction qui nous occupe en utilisant l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée », l’un des aspects du contexte juridique général revêt une importance particulière en l’espèce : la jurisprudence relative au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti par l’art. 8  de la Charte  et la jurisprudence connexe.

[55]                         La notion d’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » occupe une place centrale dans la jurisprudence relative à l’art. 8 de la Charte depuis les tout premiers arrêts où notre Cour a interprété cette disposition : voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145. Depuis ce temps, les tribunaux, y compris notre Cour, ont eu recours à cette notion pour délimiter l’étendue du droit à la vie privée à l’extérieur du contexte de l’art. 8  de la Charte , et elle a été employée dans d’autres dispositions du Code criminel  : voir Dagg, par. 71-75, le juge La Forest, dissident, mais non sur ce point; Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Québec) Inc., [2001] R.J.Q. 1111 (C.A.), par. 68-69; Code criminel , art. 278.1  et 278.5 .

[56]                         Le législateur est présumé connaître parfaitement le droit existant : Sullivan, p. 205. Quand le législateur utilise dans une loi un terme ou concept issu de la common law, ce terme ou concept est présumé conserver le même sens qu’il a en common law : Sullivan, p. 543. Il faut donc tenir pour acquis que le législateur a choisi l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » au par. 162(1) à dessein et en comptant sur la jurisprudence existante relative à ce concept pour apporter un éclairage sur le contenu et le sens des mots employés à ce paragraphe.

[57]                          Bien entendu, il faut garder à l’esprit les différences pertinentes entre le contexte de l’art. 8  de la Charte  et celui de l’infraction prévue au par. 162(1). Le paragraphe 162(1)  du Code criminel  a pour objectif de protéger le droit à la vie privée des personnes des intrusions d’autres personnes, alors que l’art. 8  de la Charte  a pour objet de protéger le droit à la vie privée des particuliers contre l’ingérence de l’État : voir Hunter c. Southam, p. 159‑160; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 291. La jurisprudence relative à l’art. 8 a été élaborée au regard de ce dernier objectif. L’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » qui est décisive dans le contexte de l’art. 8 est donc celle que peut avoir un particulier vis‑à‑vis l’État ou, plus précisément, vis‑à‑vis l’organe de l’État qui se serait immiscé dans la vie privée de ce particulier : voir R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30, p. 44‑49; Plant, p. 291‑293; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 2‑3 et 66‑73; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 40‑41.

[58]                         La jurisprudence relative à l’art. 8 reconnaît toutefois que, pour décider si un particulier a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée vis‑à‑vis l’État quant à un certain objet, on peut notamment examiner les attentes en matière de vie privée de cet individu par rapport à d’autres personnes : voir Duarte, p. 47; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S 631, par. 19‑24 et 33‑34; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 32, 38‑41 et 46‑49. Ainsi, bien que l’enjeu fondamental dans le contexte de l’art. 8 soit l’existence d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée envers l’État, selon la jurisprudence relative à l’art. 8, des personnes peuvent également avoir de telles attentes à l’égard d’autres personnes, lesquelles attentes peuvent être dégagées de certaines des mêmes circonstances qui influent sur les attentes de protection en matière de vie privée à l’endroit des agents de l’État. Cette approche tend à indiquer que la jurisprudence sur l’art. 8  de la Charte  peut se révéler utile pour trancher la question soulevée en l’espèce.

[59]                         Mis à part le fait que l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » est utilisée au par. 162(1)  du Code criminel , la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte  nous aide à interpréter ce paragraphe. Le texte explicite et l’historique législatif du par. 162(1) démontrent que cette disposition vise la protection des droits à la vie privée des personnes dans des contextes précis. Comme notre Cour et d’autres tribunaux au Canada ont très souvent eu l’occasion d’analyser la notion de vie privée dans le contexte de l’art. 8  de la Charte , la jurisprudence relative à cet article forme un riche corpus de raisonnements judiciaires sur le sens de la vie privée dans notre société. Loin d’être sans lien avec notre perception habituelle des circonstances pour lesquelles on peut s’attendre à une protection de la vie privée, comme le soutient M. Jarvis, les jugements portant sur les attentes de protection en matière de vie privée dans le contexte de l’art. 8 reposent sur nos idéaux fondamentaux communs en la matière ainsi que sur nos expériences de tous les jours.

[60]                         Je me pencherai donc maintenant sur un certain nombre de principes établis dans la jurisprudence sur l’art. 8  de la Charte  et la jurisprudence en général en matière de vie privée que je juge utiles pour interpréter la signification de l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » utilisée au par. 162(1)  du Code criminel . Le premier de ces principes est que pour déterminer si une personne peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans une situation en particulier, il faut procéder à une évaluation contextuelle qui prend en compte l’ensemble des circonstances : voir Plant, p. 293; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 31 et 45; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, par. 19; Buhay, par. 18; Tessling, par. 19. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’idée que diverses circonstances peuvent influer raisonnablement sur l’attente d’une personne au respect de sa vie privée s’accorde avec une conception, fondée sur le bon sens, de la notion de vie privée. Le fait qu’il s’agit d’un principe bien établi dans notre jurisprudence vient étayer davantage le point de vue selon lequel le législateur avait l’intention de l’appliquer dans le contexte du par. 162(1).

[61]                         Le second principe qui se dégage de la jurisprudence sur l’art. 8  de la Charte  et de la jurisprudence générale en matière de vie privée qui s’applique dans le contexte du par. 162(1) est que la vie privée n’est pas un concept de « tout ou rien ». Autrement dit, ce n’est pas simplement parce qu’une personne se trouve dans des circonstances où elle ne s’attend pas à une protection totale de sa vie privée qu’elle renonce à toute attente raisonnable à cet égard : voir Duarte; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 108; Buhay, par. 22; voir aussi R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 41-44; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 28‑29 et 37‑43; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733, par. 27 et 38 (« Alberta c. TUAC, section locale 401 »). Ainsi, le fait qu’une personne sait qu’elle sera observée par d’autres, notamment par des étrangers, ne veut pas dire en soi qu’elle renonce à toute attente raisonnable de protection en matière de vie privée quant à l’observation ou à l’enregistrement visuel.

[62]                         Un exemple de ce principe général reconnu dans la jurisprudence est que l’intrusion dans notre vie privée qui se produit lorsque quelqu’un entend nos conversations ou nous observe en passant est fondamentalement différente de l’intrusion qui survient quand la même personne fait simultanément un enregistrement permanent de nous et de nos activités : voir Duarte, p. 48; Wong, p. 44 et 48‑53; voir aussi Alberta c. TUAC, section locale 401, par. 27. Un enregistrement visuel peut capter un degré de détails supérieur à ce que peut voir un œil humain, mais aussi capter de tels détails sous une forme permanente à laquelle l’auteur de l’enregistrement a accès et qu’il peut modifier, manipuler, étudier et diffuser à d’autres personnes : voir R. c. Sandhu, 2018 ABQB 112, 404 C.R.R. (2d) 216, par. 45; voir aussi Alberta c. TUAC, section locale 401, par. 27. Comme la Cour l’a reconnu dans le contexte de la pornographie juvénile, lorsqu’une photographie ou une vidéo révèle l’exploitation sexuelle d’une personne, la victime peut subir un préjudice qui durera des années après la création de l’enregistrement parce qu’elle vit en sachant que l’enregistrement « existe peut‑être encore et qu’à tout moment quelqu’un peut être en train de regarder ce matériel et d’en tirer du plaisir » : R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 92, la juge en chef McLachlin, voir aussi les par. 164, 189-190 et 241, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache. Cela ne signifie pas que quiconque apparaît dans un espace public s’attend toujours raisonnablement à ne pas être enregistré par qui que ce soit pour aucune raison : on doit s’attendre à certains types d’enregistrement visuel dans un lieu public. Il convient plutôt de souligner qu’il y a une différence fondamentale entre une simple observation et un enregistrement, et que cette différence fait partie du contexte dont il faut tenir compte pour analyser les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée.

[63]                         Dans le même ordre d’idée, la jurisprudence relative à la protection de la vie privée reconnaît la menace que peuvent représenter de façon générale les nouvelles technologies en évolution pour la vie privée et le besoin de tenir compte de la capacité de la technologie pour examiner si les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée ont été frustrées par le recours à cette technologie : voir Wise, p. 534-535; Tessling, par. 16; voir aussi Alberta c. TUAC, section locale 401, par. 20 et 27. Comme le juge Voith l’a fait remarquer dans l’arrêt Rudiger, même si un enregistrement permanent n’est pas produit, la technologie peut permettre à une personne de voir ou d’entendre certaines choses avec plus de précision, transformant ainsi ce qui est [traduction] « raisonnablement attendu comme étant un cadre privé et destiné à l’être » en un cadre qui ne l’est pas : par. 98, voir, de façon générale, les par. 93-98. Certes, les technologies en évolution peuvent faciliter dans les faits la tâche des agents de l’État ou des particuliers qui veulent recueillir, conserver et diffuser des renseignements sur nous, mais cela ne signifie pas nécessairement que nos attentes raisonnables de protection en matière de vie privée vont diminuer au même rythme que cette évolution.

[64]                         Le prochain principe établi par la jurisprudence sur l’art. 8  de la Charte  qui est instructif dans la présente affaire veut que le concept de vie privée englobe de nombreux droits connexes à cet égard. Ceux‑ci comprennent non seulement le droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux — « qui suscite diverses attentes en matière de vie privée dans les lieux dans lesquels nous nous trouvons » (R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, par. 19)  —, mais, ce qui est important en l’espèce, également en ce qui a trait à la personne et à l’information : Dyment, p. 428, le juge La Forest; Tessling, par. 20-24.

[65]                         Comme l’a reconnu la Cour, notre société accorde une grande valeur à la vie privée pour ce qui est de la personne, c’est‑à‑dire à l’égard de notre corps, notamment l’accès visuel à celui‑ci : voir Tessling, par. 21; R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, par. 32; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83, 89-90, 98-99 et 106. Tous les aspects de la protection de la vie privée — vis‑à‑vis tant de l’État que d’autres particuliers — servent à véhiculer les valeurs de dignité, d’intégrité et d’autonomie dans notre société, mais le lien entre la vie privée de la personne et la dignité humaine est particulièrement tangible : voir Dyment, p. 427-429, le juge La Forest.

[66]                         En examinant la notion de droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, notre Cour a accepté que les particuliers ont le droit de [traduction] « ‟déterminer eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués” » : Tessling, par. 23, citant A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7; voir aussi Dyment, p. 429, le juge La Forest; Alberta c. TUAC, section locale 401, par. 21. La sauvegarde des renseignements personnels, qui est aussi étroitement liée à la dignité et à l’intégrité de la personne, revêt une importance capitale dans la société contemporaine : Dyment, p. 429. Lorsque le tribunal se demande s’il existe une attente raisonnable de protection des renseignements personnels, la nature et la qualité des renseignements en cause sont pertinentes : voir Plant, p. 293; Tessling, par. 59-62; R. c. Gomboc, par. 27-40.

[67]                         L’alinéa 162(1)a) met en jeu le droit à la protection de la vie privée relatif aux lieux, car il s’attache précisément à la protection de la vie privée dans certains lieux. De manière plus fondamentale, toutefois, le par. 162(1) dans son ensemble vise à protéger les renseignements personnels et la vie privée en interdisant l’observation ou l’enregistrement visuel des personnes. La jurisprudence sur l’art. 8  de la Charte  nous rappelle que nous devrions être attentifs aux manières avec lesquelles les droits qui précèdent en matière de vie privée peuvent être touchés, même lorsque l’intimité territoriale n’entre pas nécessairement en jeu. Elle reconnaît aussi la menace particulièrement pernicieuse que peuvent poser des violations à ce genre d’attentes de protection en matière de vie privée pour la dignité et l’autonomie de chacun. Il peut aussi être utile de garder à l’esprit la grande valeur que notre société accorde au droit à la vie privée en ce qui a trait à la personne — en particulier sur les plans corporel et sexuel — et à l’information lorsqu’on cherche à déterminer si une observation ou un enregistrement viole les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée dans un cas donné.

[68]                         Cela m’amène à un élément important de l’analyse concernant l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans le contexte de l’art. 8  de la Charte  et du par. 162(1)  du Code criminel . Il ressort de la jurisprudence sur l’art. 8 que la norme de l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » est de nature normative et non descriptive : voir Tessling, par. 42. Notre Cour a également conclu qu’on ne peut pas répondre à la question de savoir si une personne se réclamant de la protection de l’art. 8 avait pareille attente en ayant recours à une « analyse fondée sur le risque » — c’est‑à‑dire en réduisant l’examen à la question de savoir si une personne s’est mise dans une situation où elle risquait de subir l’atteinte dont elle a été victime : Duarte, p. 47-48; Wong, p. 45. Ces deux propositions valent dans le contexte du par. 162(1). La question de savoir dans quelles circonstances une personne s’attend raisonnablement au respect de sa vie privée est nécessairement normative et on y répond à la lumière des normes de conduite de notre société. Pour ce qui est de savoir si une personne peut raisonnablement s’attendre à ne pas faire l’objet d’un type particulier d’observation ou d’enregistrement, on ne peut y répondre simplement en cherchant à savoir si la personne visée courait le risque d’être observée ou filmée. L’éclosion de nouvelles technologies d’enregistrement et leur accessibilité accrue sur le marché de détail font peut‑être en sorte que des personnes en viennent à craindre d’être filmées par des caméras dissimulées dans des situations où les enregistrements de ce genre étaient auparavant impossibles. Toutefois, il ne s’ensuit pas que les personnes ont ainsi renoncé à leurs attentes de protection en matière de vie privée à l’égard de tels enregistrements ou que garder de telles attentes est désormais déraisonnable : voir Tessling, par. 42. En fait, retenir une telle approche transformerait « l’[attente] raisonnabl[e] au respect de [la] vie privée » en une « norme dépourvue de signification » et nuirait à l’atteinte de l’objectif même qu’avait le législateur au moment d’édicter le par. 162(1) : voir Wong, p. 45.

[69]                         Cela dit, pour décider s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans certaines circonstances, il n’est pas nécessaire de pondérer au cas par cas la valeur de l’intérêt de la personne accusée à l’égard de l’observation ou de l’enregistrement par rapport à la valeur du droit de la personne observée ou filmée de ne pas être importunée. En conséquence, je ne puis malheureusement souscrire à la démarche prise par le juge dissident de la Cour d’appel. La question qu’il a posée — [traduction] « [l]es élèves d’une école secondaire s’attendent‑ils à ce que leur intégrité personnelle et sexuelle soit protégée pendant qu’ils sont à l’école? » — n’est pas la bonne : par. 131.

[70]                         Le législateur a déjà pondéré les intérêts de la société à permettre aux particuliers d’observer et de filmer d’autres personnes et à protéger les particuliers contre l’observation et l’enregistrement subreptices. Cet exercice s’est traduit par l’adoption du par. 162(1), qui interdit l’observation et l’enregistrement subreptices qui violent les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée dans les trois situations décrites aux al. a) à c) de cette disposition. Le moyen de défense fondé sur le bien public prévu au par. 162(6) indique implicitement que la valeur d’une observation ou d’un enregistrement pour la société pourrait, dans une affaire donnée, l’emporter sur la valeur du droit à la protection de la vie privée d’un particulier, même lorsque l’observation ou l’enregistrement fonderait par ailleurs une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1)  du Code criminel . En conséquence, la seule question à laquelle on doit répondre pour décider si une personne qui est observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée est celle de savoir si cette personne se trouvait dans une situation où elle se serait raisonnablement attendue à ne pas être l’objet de l’observation ou de l’enregistrement en cause.

B.            Les élèves filmées par M. Jarvis se trouvaient‑elles dans des « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée »?

[71]                         Comme je l’ai expliqué précédemment, pour décider si une personne observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel , il faut se demander si la personne était dans une situation où elle se serait raisonnablement attendue à être à l’abri du type d’intrusion (l’observation ou l’enregistrement) dont elle a été victime. Il faut en décider eu égard à l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement a eu lieu. Comme l’un des éléments constitutifs de l’infraction prévue au par. 162(1) est que la personne observée ou filmée se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, cet élément doit être prouvé hors de tout doute raisonnable.

[72]                         En l’espèce, le juge du procès a été convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Jarvis avait filmé des élèves qui se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. À mon avis, vu la conception de l’élément constitutif de l’infraction que j’ai exposée ci‑dessus, le dossier ne permet de tirer aucune autre conclusion. Lorsqu’on tient compte de l’ensemble du contexte, il ne fait aucun doute que les élèves se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles elles s’attendraient de façon raisonnable à ne pas être filmées de la façon dont elles l’ont été. Au nombre des facteurs qui m’amènent à tirer cette conclusion, mentionnons : le lieu où les vidéos ont été enregistrées; la conduite reprochée consistait à enregistrer plutôt qu’à simplement observer; la façon dont les vidéos ont été enregistrées, y compris le fait qu’elles l’ont été à l’insu des élèves; la teneur des vidéos, tout particulièrement l’accent qu’elles mettent sur les parties intimes du corps des élèves; l’existence d’une politique du conseil scolaire qui interdit de tels enregistrements; le fait que les vidéos ont été produites en violation de la relation de confiance entre M. Jarvis et les élèves; le but dans lequel M. Jarvis a fait les enregistrements; et le fait que les personnes filmées étaient des jeunes.

[73]                         J’examine tout d’abord le lieu où les vidéos ont été enregistrées. M. Jarvis a produit les enregistrements alors que les élèves se trouvaient à divers endroits à l’intérieur de leur école secondaire ou autour de celle‑ci, y compris dans les salles de classe, les couloirs, la cafétéria et les abords de l’école. Il n’est pas contesté que les attentes de protection en matière de vie privée des élèves quant aux observations et aux enregistrements sont différentes et doivent être plus faibles dans les aires communes d’une école que quand elles se trouvent dans des endroits traditionnellement privés, comme leur chambre à coucher. Les élèves qui se trouvent dans des aires communes de l’école ne peuvent normalement pas s’attendre à ne pas être observées par d’autres personnes et elles peuvent aussi s’attendre à faire l’objet de certains types d’enregistrement. Toutefois, comme je l’ai déjà expliqué, le seul fait que les élèves n’étaient pas dans un lieu exclusivement ou traditionnellement « privé », comme une maison ou une salle de bain, ne permet pas de conclure qu’elles ne pouvaient pas avoir une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Je tiens aussi à souligner qu’une école secondaire n’est pas un lieu entièrement « public ». D’une part, l’accès aux écoles est généralement limité à certaines personnes comme les élèves, les enseignants, les membres du personnel et les invités : voir les motifs du jugement de première instance, par. 34. Fait plus important encore, les écoles sont aussi assujetties à des règles officielles et à des normes non officielles de comportement, notamment en ce qui concerne les enregistrements visuels, qui peuvent ne pas exister dans d’autres lieux quasi‑publics. Je reviendrai sur cette question plus loin dans mes motifs.

[74]                         J’examinerai maintenant l’importance, pour l’analyse relative à l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée, du fait que la conduite dénoncée dans l’affaire qui nous occupe consistait à filmer plutôt qu’à simplement observer. Comme il s’agissait d’enregistrements, la conduite reprochée ne saurait être déterminante quant à l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée selon laquelle aucune des élèves n’aurait pu s’attendre à ne pas être observée par d’autres, ou par M. Jarvis en particulier, au moment où les vidéos ont été enregistrées. Nul ne conteste que les élèves ignoraient que M. Jarvis les filmait. Comme nous l’avons vu, il est indéniable que, dans une situation donnée, une personne peut raisonnablement s’attendre à être observée de manière anodine ou même regardée par d’autres, mais elle ne s’attendrait pas à être le point de mire d’un enregistrement visuel permanent. L’enregistrement peut avoir des effets plus importants sur la vie privée qu’une simple observation, car l’enregistrement peut être sauvegardé pendant de longues périodes, rejoué et étudié à volonté, modifié de façon draconienne à l’aide de logiciels et diffusé — y compris à des individus que la personne visée par l’enregistrement n’aurait pas volontairement autorisé à l’observer dans les circonstances où l’enregistrement a été fait. En effet, dans l’affaire qui nous occupe, les enregistrements auraient permis à M. Jarvis, lorsqu’il regardait les vidéos qu’il avait produites, « d’observer » les élèves d’une manière qui aurait été autrement inimaginable. Si M. Jarvis avait tenté de regarder les seins des élèves pendant qu’il se tenait directement à côté d’elles et pendant de longues périodes, comme il pourrait effectivement le faire en regardant ses enregistrements, il est inconcevable que les élèves n’auraient pas cherché à fuir ou que le personnel de l’école n’aurait pas été mis au courant de cette conduite plus tôt.

[75]                         La façon dont les vidéos ont été enregistrées — à l’aide d’une technologie de caméra cachée qui permettait de faire des enregistrements prolongés de près à l’insu du sujet — constitue aussi un facteur pertinent en l’espèce. Elle sape l’argument de M. Jarvis voulant que les élèves ne pouvaient pas raisonnablement s’attendre à ne pas être filmées par lui à l’école parce qu’elles savaient que des caméras de sécurité se trouvaient à divers endroits, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’école. Cet argument ne tient pas compte du fait que toutes les formes d’enregistrement n’ont pas la même portée intrusive. En particulier, il y a des différences de taille entre les répercussions des caméras de sécurité de l’école sur la vie privée et celles causées par les enregistrements de M. Jarvis, et le fait que les élèves s’attendent à être filmées par les caméras de sécurité de l’école ne nous apprend pas grand‑chose sur leurs attentes en matière de protection de la vie privée pour ce qui est des enregistrements produits par M. Jarvis.

[76]                         Les caméras de sécurité de l’école étaient fixées aux murs, près du plafond, à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Elles n’enregistraient pas les sons, leur orientation ne pouvait pas être changée par les enseignants, ces derniers ne pouvaient pas visionner ou reproduire les séquences enregistrées pour leur usage personnel, et le but de la présence des caméras était plutôt de contribuer à un environnement d’apprentissage sécuritaire pour les élèves. Des panneaux indiquaient par ailleurs que les corridors et les terrains de l’école faisaient l’objet d’une surveillance par caméra en tout temps : Exposé conjoint des faits, d.a., vol. 7, p. 148. Vu les attentes normales relatives à la vidéosurveillance dans des lieux comme les écoles, les élèves se seraient raisonnablement attendues à être accessoirement filmées par des caméras de sécurité à divers endroits de l’école et à ce que ces séquences sur lesquelles elles apparaissaient puissent être vues ou revues par des personnes autorisées à des fins de sécurité et de protection de l’immeuble. Cela ne veut toutefois pas dire qu’elles se seraient raisonnablement attendues à être aussi filmées de près, au moyen d’une caméra cachée, encore moins par un enseignant à ses propres fins personnelles (question sur laquelle je reviendrai plus loin dans les présents motifs). En raison notamment de la technologie utilisée pour les produire, les vidéos de M. Jarvis sont beaucoup plus intrusives qu’une observation anodine, qu’une surveillance par une caméra de sécurité ou que d’autres types d’observation ou d’enregistrement que les gens, et en particulier les élèves dans un milieu scolaire, s’attendraient raisonnablement à avoir dans la majorité des lieux publics.

[77]                         Le contenu des enregistrements, facteur intimement lié à celui que nous venons d’examiner, milite fortement en faveur de ma conclusion selon laquelle M. Jarvis a produit les enregistrements en violation des attentes raisonnables de protection en matière de vie privée. Comme je l’ai déjà mentionné, l’existence d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans le contexte de l’art. 8  de la Charte  peut se dégager de la qualité et de la nature des renseignements en cause. Ainsi, tout comme dans le contexte du par. 162(1), ce qui est enregistré et la façon dont l’enregistrement est effectué peuvent nous aider à déterminer si l’enregistrement a été effectué en violation des attentes de protection en matière de vie privée qui seraient raisonnables.

[78]                         À titre d’exemple, le juge Voith a estimé dans Rudiger que le contenu des enregistrements vidéo en cause dans cette affaire était pertinent pour décider si les enregistrements avaient été faits en violation d’attentes raisonnables de protection en matière de vie privée. Dans cette affaire, l’accusé s’était caché dans une camionnette et avait utilisé une caméra pour filmer des enfants dans un parc public. Il a enregistré de courts segments de vidéo dans lesquels il mettait à l’avant‑plan le torse, les fesses et les organes génitaux de petites filles et de nourrissons de sexe féminin pendant qu’elles jouaient dans un parc et que leurs accompagnateurs les changeaient. L’accusé se trouvait à une bonne distance des enfants, mais il a utilisé un téléobjectif de sorte que les enfants apparaissaient dans les vidéos comme si elles se trouvaient seulement à deux ou trois pieds de lui. En se demandant si les enfants se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1)  du Code criminel , le juge Voith a expliqué que l’effet combiné de l’utilisation de la caméra et du téléobjectif a donné lieu non pas à une vidéo [traduction] « d’enfants qui jouaient dans un parc », mais à une vidéo dont l’objet explicite était de montrer les organes génitaux et les fesses de petites filles : par. 77. L’accent mis sur le corps des enfants, tout particulièrement sur leurs organes génitaux et leurs fesses, ainsi que la durée prolongée de l’enregistrement et l’utilisation du téléobjectif, ont mené le juge Voith à conclure que l’enregistrement violait les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée.

[79]                         Le contenu des enregistrements est aussi un aspect de l’analyse contextuelle qui en dit long lui aussi en l’espèce. À mon avis, le contenu des vidéos enregistrées par M. Jarvis ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’elles violent les attentes de protection en matière de vie privée qu’auraient raisonnablement eues les élèves filmées. Les élèves montrées dans les vidéos se livrent à des activités normales pour des élèves à l’école pendant les heures d’ouverture de l’établissement : les élèves arrivent dans les salles de classe, parlent à d’autres élèves, lisent en silence, attendent en file à la cafétéria, etc. Toutefois, les vidéos sont axées sur des élèves en particulier, montrent les élèves en gros plan et en détail, et mettent à l’avant‑plan leur visage et le haut de leur corps, y compris leurs seins. Toutes ces caractéristiques des vidéos sont importantes et penchent en faveur de la conclusion que les vidéos ont été produites en violation des attentes raisonnables de protection en matière de vie privée qui existeraient en de telles circonstances.

[80]                         Premièrement, il est révélateur que M. Jarvis ait ciblé des élèves en particulier dans ses enregistrements. Certaines élèves et des petits groupes d’élèves ont fait l’objet de multiples vidéos et, dans un cas, M. Jarvis a filmé la même élève dans de nombreux endroits autour de l’école. M. Jarvis n’a pas accidentellement filmé une élève qui marchait par hasard près de lui pendant qu’il enregistrait une vidéo de lui‑même, du bâtiment ou d’une expérience chimique en cours. M. Jarvis n’enregistrait même pas non plus, à titre d’exemple, une pièce de théâtre à l’école ou une compétition d’athlétisme, où l’accent serait mis sur un grand groupe d’élèves plutôt que sur une élève en particulier. Comme dans Rudiger, en raison du choix des sujets de M. Jarvis et de la façon dont la caméra a été utilisée, les vidéos faites ne montraient pas la vie quotidienne dans une école secondaire. Il ressort au contraire du visionnement de l’ensemble de ces vidéos qu’elles mettent explicitement à l’avant‑plan certaines élèves de sexe féminin. Autrement dit, ce que montrent ces vidéos, ce ne sont pas des élèves captées accidentellement; les vidéos ciblent plutôt ces élèves en particulier, font en sorte qu’elles soient reconnaissables et permettent qu’elles soient soumises à un examen intensif : voir Spencer, par. 44, citant Wise, p. 558.

[81]                         Deuxièmement, et sur une note connexe, il est aussi révélateur que, comme les vidéos ont été enregistrées de près, elles montrent les élèves en gros plan. Pour cette raison, mais aussi parce que les vidéos montrent le visage des élèves dans certains cadres, ces dernières sont aisément reconnaissables et les enregistrements révèlent plus de renseignements à leur sujet que s’ils avaient été faits de plus loin. Je remarque que, même si la preuve présentée en l’espèce démontre que M. Jarvis ne pouvait pas faire des zooms avant ou arrière pendant ses enregistrements avec le stylo caméra, il n’avait pas besoin de faire un zoom rapproché pour enregistrer des vidéos dans lesquelles le visage des élèves et leur corps apparaissaient en gros plan et étaient révélés avec beaucoup de précision. En tant qu’enseignant, M. Jarvis pouvait simplement marcher vers les élèves qu’il souhaitait filmer. Dans une autre affaire, l’utilisation d’une technologie comme la fonction zoom pourrait être une circonstance pertinente à prendre en considération : voir Rudiger, par. 77 et 93‑95.

[82]                         Enfin, un aspect du contenu des vidéos — le fait qu’elles mettent en avant‑plan le corps des élèves, surtout leurs seins — est particulièrement important pour ma conclusion selon laquelle, en filmant les élèves, M. Jarvis a violé leurs attentes raisonnables de protection en matière de vie privée. Notre société accorde une grande valeur à toutes les formes de vie privée, tant celles touchant l’intimité de la personne que celles relatives aux renseignements personnels, mais la vie privée relative aux parties intimes de notre corps et aux renseignements sur notre sexualité est particulièrement sacrée. Les personnes ont des attentes de protection en matière de vie privée particulièrement élevées en ce qui concerne leur intimité et les parties sexualisées de leur corps, dont leurs parties génitales et leurs seins : voir Golden, par. 89‑90 et 99; R. c. S.A.B, 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678, par. 38‑47 et 55; Rudiger, par. 111, R. c. Taylor, 2015 ONCJ 449, par. 31‑32 (CanLII). Notre droit reconnaît aussi que l’intrusion, l’immixtion ou l’attention non sollicitée qui a un aspect sexuel est particulièrement pernicieuse : voir A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567, par. 14. Des dispositions législatives comme celles qui interdisent la pornographie juvénile et prévoient des interdictions de publication dans les poursuites en matière d’agression sexuelle sont seulement quelques‑unes des illustrations du consensus dans notre société selon lequel il y a une sphère de la vie privée relative aux renseignements sur notre sexualité qui mérite particulièrement le respect : voir Code criminel , art. 276.3 , 486.4  et 486.5 .

[83]                         Il convient aussi de mentionner, en ce qui concerne les attentes raisonnables des élèves au respect de leur vie privée, qu’il existait, lorsque M. Jarvis a produit les enregistrements vidéo en cause, une politique officielle du conseil scolaire en vigueur qui [traduction] « interdisait [sa] conduite, à savoir de faire des enregistrements de la façon dont il a procédé » : Exposé conjoint des faits, d.a., vol. 7, p. 147. Les règlements, politiques ou autres règles officielles qui régissent les comportements dans un certain lieu ou les comportements de certaines personnes peuvent jeter un éclairage sur les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée : voir Gomboc, par. 31-33; Cole, par. 52-53. L’existence de règles ou de politiques officielles peut ne pas être déterminante, et le poids devant leur être accordé varie selon le contexte. Les politiques qui seraient applicables en principe, mais qui sont méconnues ou qui ne s’accordent pas avec les normes de conduite établies, pourraient ne pas nous enseigner grand‑chose sur les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée qui existeraient dans le contexte en question. Toutefois, tel n’est pas le cas en l’espèce. Bien qu’il y ait peu de détails dans le dossier sur la politique précise du conseil scolaire à laquelle était assujetti M. Jarvis, une politique qui interdit à un enseignant de produire des enregistrements d’élèves du type de ceux qu’a faits M. Jarvis ne peut pas être considérée comme allant à l’encontre des normes attendues quant au comportement d’un enseignant à l’école. En outre, il est indubitable que les élèves d’une école s’attendraient, de façon raisonnable, à ce que les enseignants se conforment aux règles applicables qui régissent les enregistrements d’élèves.

[84]                         Cela m’amène à un autre élément pertinent quant à la production des enregistrements en cause dans la présente affaire : M. Jarvis était un enseignant à l’école et ses enregistrements subreptices ont trahi la confiance que ses élèves avaient en lui. Or, les enseignants sont présumés avoir une relation de confiance avec leurs élèves et être en situation d’autorité par rapport à eux : R. c. Audet, [1996] 2 R.C.S. 171, par. 41-43. En fait, notre Cour a exprimé l’opinion qu’il est difficile d’imaginer une confiance ou une responsabilité plus importante que la garde et l’éducation des élèves par les enseignants : M. (M.R.), par. 1. Cette relation suppose que les élèves puissent raisonnablement s’attendre à ce que les enseignants n’abusent pas de leur autorité sur eux ni de l’accès qu’ils ont à eux en faisant des enregistrements d’eux à des fins personnelles et non autorisées. A fortiori, les élèves devraient être en mesure de s’attendre raisonnablement à ce que leurs enseignants ne se servent pas de l’autorité qu’ils ont sur eux et de leur accès à eux pour produire des enregistrements où ils sont traités comme des objets pour la satisfaction sexuelle des enseignants.

[85]                         Le but dans lequel M. Jarvis a produit les enregistrements en cause constitue donc aussi une circonstance pertinente en l’espèce. Bien qu’il ait été reconnu que le besoin d’assurer un milieu scolaire sécuritaire et ordonné réduise les attentes raisonnables des élèves à la protection de leur vie privée contre les fouilles effectuées sur leur personne par les administrateurs scolaires en vue de maintenir un tel environnement (M. (M.R.), par. 1, 33 et 35‑36), il serait absurde d’affirmer que les élèves ont en conséquence une attente moindre de protection en matière de vie privée à l’égard des administrateurs scolaires qui les touchent ou les fouillent dans le but de satisfaire leur curiosité malsaine ou leurs intérêts pervers. Au contraire, s’il est vrai qu’elle contribue à ce que les élèves aient des attentes de protection en matière de vie privée plus faibles en ce qui a trait aux fouilles de sécurité effectuées par les enseignants, la reconnaissance du fait qu’une école doit être un environnement sécuritaire et que les enseignants doivent s’efforcer de le maintenir comme tel, renforce les attentes des élèves à ce que les enseignants respectent scrupuleusement leur vie privée — et a fortiori leur intégrité physique et sexuelle — quand l’atteinte n’est pas nécessaire au maintien d’un milieu scolaire sécuritaire. Dans la présente affaire, le fait que M. Jarvis a enregistré des élèves pour des raisons totalement étrangères à toute fin légitime au chapitre de l’éducation ou de la sécurité m’amène également à conclure que les enregistrements violaient les attentes raisonnables des élèves au respect de leur vie privée.

[86]                         Le fait que toutes les élèves étaient jeunes et que certaines d’entre elles étaient mineures est une circonstance qui étaye davantage la conclusion qu’il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Comme la Cour l’a reconnu, les valeurs qui sous‑tendent la protection de la vie privée [traduction] « s’appliquent tout autant, voire davantage, dans le cas des jeunes » : A.B. c. Bragg Communications Inc., par. 18, citant Toronto Star Newspaper Ltd. c. Ontario, 2012 ONCJ 27, 255 C.R.R. (2d) 207, par. 41 (soulignement omis); voir aussi M. (M.R.), par. 53. Le fait que, dans plusieurs contextes, le droit canadien confère aux enfants des droits plus étendus au respect de la vie privée qu’aux adultes se trouvant dans des situations semblables témoigne d’un consensus dans la société à cet égard et de la valeur que nous partageons quant à la nécessité de protéger la vie privée des enfants : voir B. Jones, «  Jarvis : Surely Schoolchildren Have A Reasonable Expectation of Privacy Against Videotaping for a Sexual Purpose?  » (2017), 41 C.R. (7th) 71; A.B. c. Bragg Communications Inc., par. 17, citant le Code criminel , art. 486 , et la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents , L.C. 2002, c. 1, art. 110 .

[87]                         Les adultes raisonnables se soucient beaucoup des droits des enfants à la vie privée en ce qui concerne l’observation et, surtout, l’enregistrement visuel. Il en est notamment ainsi parce qu’ils savent que les enfants et les jeunes ne sont souvent pas en mesure de protéger leurs propres droits en la matière en cas d’atteinte. À titre d’exemple, les enfants sont particulièrement exposés au risque de faire l’objet d’enregistrements non désirés parce qu’ils ont des choix limités sur les espaces qu’ils occupent, des moyens limités d’exclure d’autres personnes de ces espaces et un choix limité en ce qui concerne les parties de leur corps qui peuvent être exposées dans ces espaces. On s’attend aussi à ce que les enfants soient obéissants envers les adultes et suivent leurs consignes, et ils ont une grande confiance en les adultes et les personnes en autorité comme leurs parents et leurs enseignants. Dans une situation où un adulte serait conscient du risque qu’une observation ou un enregistrement porte atteinte à sa vie privée, une enfant pourrait être complètement sans méfiance et s’en remettre aux adultes de son entourage sans tenter de s’enfuir, même si elle avait par ailleurs la possibilité de le faire.

[88]                         Ces considérations valent pour notre évaluation des attentes des élèves en matière de vie privée en l’espèce. Le fait que les élèves étaient toutes des jeunes signifie qu’elles se seraient raisonnablement attendues à ce que les adultes de leur entourage fassent particulièrement attention à ne pas porter atteinte à leur vie privée, par exemple en ne les ciblant pas pour faire un enregistrement visuel d’elles sans leur permission. En conséquence, le fait que toutes les élèves filmées étaient des jeunes renforce l’argument qu’elles se seraient raisonnablement attendues à ne pas être filmées comme elles l’ont été.

[89]                         Dans la société d’aujourd’hui, en raison de l’omniprésence de la technologie d’enregistrement visuel et de son utilisation à de nombreuses fins, les personnes peuvent raisonnablement s’attendre à être photographiées ou à faire l’objet d’un enregistrement vidéo de manière accessoire dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. À titre d’exemple, on s’attend à être filmé par des caméras de surveillance vidéo dans certains lieux, à figurer accessoirement en arrière‑plan sur des photographies ou des vidéos d’autres personnes, dans le cadre d’un paysage urbain ou sur la scène d’un reportage. Dans le contexte scolaire, un élève devrait s’attendre à être filmé accessoirement en arrière‑plan de la vidéo d’un autre élève, à être photographié pour l’album scolaire de l’année dans une salle de classe ou à faire l’objet d’enregistrements vidéo des parents de camarades de classe pendant qu’ils participent, par exemple, à un match de rugby.

[90]                         Cela dit, les personnes qui vaquent à leurs occupations quotidiennes — que ce soit fréquenter l’école, aller au travail, emprunter les transports collectifs ou se divertir — s’attendent de façon raisonnable à ne pas faire l’objet d’enregistrements ciblés qui mettent à l’avant‑plan les parties intimes de leur corps (qu’elles soient ou non couvertes) sans leur consentement. Une élève qui fréquente une école, marche dans un couloir de l’établissement scolaire ou parle à son enseignant ne s’attend certainement pas à être ciblée par ce dernier et à faire l’objet d’un enregistrement secret de plusieurs minutes ou d’une série d’enregistrements mettant à l’avant‑plan son corps. L’accent explicite des vidéos sur les corps des élèves filmées, y compris leurs seins, ne laisse planer aucun doute dans mon esprit que les vidéos ont été produites en contravention des attentes raisonnables des élèves en matière de protection de la vie privée. En fait, étant donné le contenu des vidéos enregistrées par M. Jarvis et le fait que les enregistrements ont été produits sans le consentement des élèves, je serais vraisemblablement parvenu à la même conclusion même si c’était un étranger qui avait réalisé les enregistrements dans une rue publique et non un enseignant qui contrevenait à une politique scolaire.

V.           Conclusion et dispositif

[91]                         Pour établir si une personne observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1), la cour doit se demander si cette personne se trouvait dans une situation où elle s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est bel et bien survenu. Dans la présente affaire, les sujets des vidéos étaient des élèves adolescentes d’une école secondaire. Elles ont été filmées par leur enseignant en violation de la relation de confiance qui unit les enseignants aux élèves ainsi que d’une politique officielle du conseil scolaire qui interdisait de tels enregistrements. Qui plus est, les vidéos ciblaient des élèves de manière individuelle ou des petits groupes d’élèves, l’enregistrement était fait de près, et les vidéos étaient de grande qualité. Fait important, les vidéos avaient pour thème principal ou mettaient à l’avant‑plan le corps d’élèves, tout particulièrement leurs seins. À mon avis, il n’y a aucun doute qu’en enregistrant ces vidéos, M. Jarvis n’a pas respecté les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée de quiconque se trouvant dans la situation des élèves lorsqu’elles ont été filmées. Je conclus donc que le ministère public a établi hors de tout doute raisonnable que M. Jarvis a filmé des personnes qui se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, au sens où cette expression est utilisée au par. 162(1)  du Code criminel .

[92]                         Il est acquis aux débats devant notre Cour que le ministère public a établi les autres éléments constitutifs de l’infraction dont M. Jarvis a été accusé. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’inscrire une déclaration de culpabilité et de renvoyer l’affaire pour détermination de la peine.

                    Version française des motifs des juges Côté, Brown et Rowe rendus par

[93]                         Le juge Rowe — J’ai eu l’occasion de lire les motifs du juge en chef; je m’appuie sur son résumé des faits et son historique des procédures judiciaires, et je souscris au résultat auquel il est parvenu. Toutefois, j’interpréterais différemment l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » figurant au par. 162(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . Je ne tiendrais pas compte de la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte  pour interpréter le par. 162(1). Le cadre conceptuel servant à définir les droits protégés par la Charte devrait demeurer distinct de celui auquel on recourt pour définir la portée des infractions prévues au Code criminel . Les tribunaux ne devraient pas élargir la responsabilité criminelle en renvoyant à la jurisprudence relative à la Charte . Je traiterai aussi de l’interprétation que je donnerais à l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » visée au par. 162(1) eu égard à l’autonomie et à l’intégrité sexuelle.

I.               La jurisprudence relative à la Charte  ne devrait pas guider l’interprétation du par. 162(1)

A.           L’interprétation de la Constitution et l’interprétation des lois font intervenir des principes d’interprétation différents

[94]                         Des principes d’interprétation différents s’appliquent à l’interprétation de dispositions constitutionnelles et légales. Notre Cour préconise depuis longtemps le recours à une approche téléologique pour interpréter le texte normatif de la Charte  : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Puisqu’il s’agit d’un document constitutionnel attributif de droits, [traduction] « [l]es expressions figurant dans la Charte  doivent être interprétées à la lumière de leur signification au regard de l’origine légale et philosophique de la Charte , de leur contribution à la structure des droits protégés (le cadre) et du rôle qu’elles jouent pour assurer la réalisation des objectifs de la Charte  » : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 268. La professeure Sullivan affirme qu’on doit emprunter une telle approche pour interpréter le texte de la Charte , et non l’approche moderne utilisée pour l’interprétation des lois approuvée par notre Cour dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, p. 41.

[95]                         Le Code criminel  est une loi et non un document constitutionnel. Dans la jurisprudence, les tribunaux ont fait abondamment interagir le Code criminel  et la Charte , mais les analyses effectuées pour interpréter chacune de ces deux lois doivent demeurer distinctes. Il serait fondamentalement erroné de donner au libellé du par. 162(1) le sens que la jurisprudence lui a donné à l’art. 8. Cela reviendrait à transposer un sens dégagé pour justifier l’atteinte par un acteur étatique aux droits fondamentaux d’un individu au contexte opposé où un citoyen est passible d’une sanction pénale et d’une possible privation de liberté. L’attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans les deux contextes repose sur des considérations divergentes. On ne peut donc recourir au même cadre analytique.

[96]                         Cette conclusion est renforcée par le renvoi à la règle d’interprétation législative fondée sur le sens original, selon laquelle les mots d’une loi ordinaire doivent être interprétés comme on les comprenait au moment où cette loi a été adoptée : [traduction] « “Les termes d’une loi doivent s’interpréter comme ils l’auraient été le lendemain de l’adoption de cette loi . . .” » : Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, p. 264‑265, citant Sharpe c. Wakefield (1888), 22 Q.B.D. 239, p. 242. Si elle s’applique aux lois ordinaires, cette règle a été rejetée comme assise de l’interprétation constitutionnelle : voir, de façon générale, Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 509, et en ce qui concerne précisément l’art. 8 dans R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 61. Cette règle revêt une importance particulière en présence des éléments d’une infraction criminelle. En effet, dans une telle situation, une norme aux contours non définis et en constante évolution comme celles servant à interpréter la Charte  ne donnerait pas un avertissement suffisant aux éventuels contrevenants.

[97]                         La certitude et la stabilité sont particulièrement importantes lorsqu’il s’agit de définir la portée d’infractions criminelles. Le principe de l’avertissement suffisant formulé dans Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517 — également une affaire de voyeurisme —, selon lequel [traduction] « la tâche de déclarer criminelle une conduite [. . .] revient au Parlement et non aux tribunaux » (p. 530), est bien établi et désormais d’application obligatoire selon l’al. 9a)  du Code criminel , qui prévoit que « nul ne peut être déclaré coupable [. . .] [d’]une infraction en common law ». Comme l’a écrit le juge Cromwell dans R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402 :

                    La stabilité et la certitude sont des valeurs qui revêtent une importance particulière en droit criminel et les changements importants qui y sont apportés doivent avoir été clairement voulus.

                    . . .

                           . . . les tribunaux se sont abstenus de faire évoluer les définitions données en common law aux termes juridiques utilisés dans le Code de façon à élargir le champ de la responsabilité criminelle. Les tribunaux ne concluront à la création d’un nouveau crime que si les mots utilisés pour ce faire sont sûrs et définitifs. [Références omises; par. 54 et 59.]

[98]                         Je partage l’avis de l’intimé que, si on interprétait l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » du par. 162(1) en renvoyant à la jurisprudence relative à l’art. 8, le pouvoir judiciaire aurait la possibilité de créer de nouvelles infractions en common law même si elles ont été abolies du fait de l’adoption de l’al. 9a)  du Code criminel  : m.i., par. 42. Le contexte factuel changera bien sûr au fil du temps, notamment en ce qui concerne les technologies servant à observer des personnes, mais cela n’a rien à voir avec la nature de l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Par conséquent, même si l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » visée à l’art. 8 et au par. 162(1) avait le même sens au moment de l’adoption de ces dispositions, il y aurait divergence après un certain temps puisque la jurisprudence relative à l’art. 8 évolue alors que le sens du par. 162(1) est censé rester figé au jour de l’adoption de cette disposition. Les infractions prévues au Code criminel  ne se greffent pas à l’arbre vivant de la Charte .

B.            L’objet et la fonction de l’art. 8  de la Charte  et ceux du par. 162(1)  du Code criminel  sont fondamentalement incompatibles

[99]                         Le paragraphe 162(1)  du Code criminel  et l’art. 8  de la Charte  entrent tous les deux en jeu dans le contexte du droit pénal, mais ils concernent des droits différents. L’article 8  de la Charte  restreint les pouvoirs de l’État à l’égard de ses citoyens. Il limite les pouvoirs d’enquête de l’État et assure une surveillance des actes de la police. Le déséquilibre entre l’État et ses citoyens est fondamental. Protéger les citoyens contre l’abus de pouvoir de l’État est le contexte qui définit les droits qui doivent être protégés par l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » visée à l’art. 8.

[100]                     Lorsqu’elle a été invoquée dans un contexte juridique autre que celui de l’art. 8, l’expression a aussi été décrite sous l’angle des droits de chacun par opposition aux intérêts de l’État. Par exemple, en parlant d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans le contexte de la Loi sur l’accès à l’information , L.R.C. 1985, c. A‑1 , et de la Loi sur la protection des renseignements personnels , L.R.C. 1985, c. P‑21 , le juge La Forest a dit : « Ce principe garantit que, sur le plan conceptuel, le droit à la dignité et à l’autonomie qui est au cœur du droit à la vie privée, ne puisse être compromis que si l’État a sérieusement intérêt à le faire » : Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 71.

[101]                     À l’inverse, dans le contexte de l’infraction de voyeurisme, l’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » définit l’une des circonstances externes que le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable pour obtenir une déclaration de culpabilité. Pour obtenir un verdict de culpabilité, la poursuite doit prouver que l’accusé — un citoyen ordinaire — a brimé l’attente raisonnable du sujet de l’observation, soit un autre citoyen ordinaire, au respect de sa vie privée. L’inégalité de pouvoir entre le citoyen et les policiers qui agissent à titre de mandataires de l’État, laquelle est au cœur des préoccupations qui sous‑tendent l’art. 8  de la Charte , n’existe pas dans le cas du par. 162(1)  du Code criminel . Comme le par. 162(1) assure une protection contre les atteintes d’une personne à la vie privée d’une autre, le sens donné à l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » dans le contexte de l’art. 8, dont l’objet est de prévenir les abus de pouvoir de l’État, ne peut tout simplement pas être retenu.

[102]                     En outre, l’étendue des circonstances pour lesquelles il existe une « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » au sens de l’art. 8  de la Charte  est nécessairement différente de celle relevant du par. 162(1)  du Code criminel . Les droits protégés par l’art. 8  de la Charte  comprennent les aspects du droit à la vie privée qui ont trait à la personne, aux lieux et à l’information : Tessling, par. 20. Ils couvrent nécessairement un plus large éventail de circonstances que celles visées par cette expression au par. 162(1), étant donné que cette dernière disposition n’a trait qu’aux observations et aux enregistrements de la personne. L’attente raisonnable de protection en matière de vie privée visée au par. 162(1) peut par conséquent ne concerner que la protection de l’image physique de la personne, sous‑catégorie du droit à vie privée relatif à la personne, qui est elle‑même une sous‑catégorie de l’objet de la protection accordée par l’art. 8 comme l’indique l’arrêt Tessling.

[103]                     Sur cette question, je me dissocie du juge en chef, qui écrit au par. 67 que le par. 162(1) met en jeu le droit à la protection de la vie privée relatif aux lieux. Soit dit en tout respect, je ne suis pas d’accord. Le droit à la vie privée que chacun possède à l’égard de sa propre personne dans un lieu précis est différent du droit à la vie privée relatif aux lieux dans le contexte de l’art. 8. Le droit à la vie privée relatif aux lieux vise le droit à la vie privée dans l’espace en soi. La mention d’un « lieu » à l’al. 162(1)a) est un facteur circonstanciel servant à déterminer l’attente en matière de vie privée qu’une personne a quant à sa propre image; il ne s’agit pas d’une extension du droit à la vie privée reconnu par l’art. 8 quant à l’espace entourant un individu. J’examinerai plus loin la relation entre un lieu et l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée.

C.            Les valeurs de la Charte  constituent un outil d’interprétation légitime seulement en cas d’ambiguïté

[104]                     Le juge en chef examine la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte  au regard du « contexte juridique général » : par. 54. Il tire de cette jurisprudence au par. 59 des « idéaux fondamentaux communs » : « . . . la jurisprudence relative à [l’art. 8] forme un riche corpus de raisonnements judiciaires sur le sens du concept de vie privée dans notre société ». Comme notre Cour l’a dit dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, la « présomption de respect des “valeurs de la Charte ” » ne s’applique que si le sens d’une disposition est ambigu (par. 28).

[105]                     Qu’entend‑on par disposition ambiguë? Notre Cour a affirmé que l’ambiguïté « véritable » existe seulement lorsqu’on est en présence de « deux ou plusieurs interprétations plausibles, qui s’harmonisent chacune également avec l’intention du législateur » : CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 14, cité dans Bell ExpressVu c. Rex, par. 29. Autrement dit, c’est seulement si l’ambiguïté juridique persiste après l’analyse d’une disposition au moyen de la méthode moderne d’interprétation des lois retenue par notre Cour (voir, p. ex., Rizzo & Rizzo Shoes Ltd.) qu’on peut se servir des valeurs de la Charte  comme outil d’interprétation. Le fait que, comme en l’espèce, différents juges sont parvenus à des interprétations divergentes ne permet pas d’affirmer que la disposition est ambiguë sur le plan juridique. Pour citer le juge Iacobucci,

                           . . . on ne saurait conclure à l’existence d’une ambiguïté du seul fait que plusieurs tribunaux — et d’ailleurs plusieurs auteurs — ont interprété différemment une même disposition. Autant il serait inapproprié de faire le décompte des décisions appuyant les diverses interprétations divergentes et d’appliquer celle qui recueille le « plus haut total », autant il est inapproprié de partir du principe que l’existence d’interprétations divergentes révèle la présence d’une ambiguïté. [Je souligne.]

(Bell ExpressVu c. Rex, par. 30)

[106]                     Après application de la règle, force est de constater que le par. 162(1) n’est pas ambigu sur le plan juridique. On pourrait dire tout au plus qu’il y a eu désaccord sur les circonstances dont il fallait tenir compte pour décider s’il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, ce qui est différent de « deux [. . .] interprétations plausibles, qui s’harmonisent chacune également avec l’intention du législateur » : CanadianOxy Chemicals Ltd., par. 14. Par conséquent, il n’est pas approprié en l’espèce de recourir aux valeurs de la Charte  comme outil d’interprétation.

II.            L’expression « attente raisonnable de protection en matière de vie privée » dans le contexte du voyeurisme

[107]                     Inspirée de la jurisprudence relative à l’art. 8, la méthode employée par le juge en chef pour cerner les circonstances qui donnent lieu à une attente raisonnable de protection en matière de vie privée requiert que l’on examine « l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement a eu lieu » : par. 5. On ne peut être en désaccord avec son postulat central selon lequel « les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) sont celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu » : par. 28. Toutefois, avec égards, je ne retiendrais pas l’analyse multifactorielle préconisée par le juge en chef.

[108]                     Des neuf facteurs non exhaustifs qu’il a relevés au par. 29, quatre sont requis par le libellé de la disposition : le lieu où se trouve la personne observée ou filmée, l’objet de l’observation ou de l’enregistrement, le but dans lequel a été fait l’observation ou l’enregistrement, et la conscience du fait d’être observé ou filmé, ou le consentement à l’être. Le « lieu » fait partie de la définition de la conduite visée à l’al. a); il est nécessaire de savoir, en application de l’al. b), quel était l’objet de l’observation ou de l’enregistrement, y compris l’activité à laquelle se livrait le sujet et la question de savoir si l’accent était mis sur les parties intimes de son corps; il faut conclure que l’observation ou l’enregistrement a été fait dans un but sexuel au sens de l’al. c); enfin, la conscience, de la part du plaignant, du fait d’être observé ou filmé découle implicitement de l’exigence générale du caractère « subreptice » au par. (1).

[109]                     Les cinq autres facteurs que le juge en chef a jugés pertinents quant à l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée sont les suivants : s’agissait‑il d’une observation ou d’un enregistrement; la manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait (notamment, s’agissait‑il d’un comportement ponctuel ou continu; a‑t‑on recouru à un moyen technologique et quelle était la nature de cette technologie); l’existence de règles, de règlements ou de politiques, le cas échéant, qui régissent l’observation ou l’enregistrement en question; la relation entre les parties (y compris la présence d’une relation de confiance ou d’une situation d’autorité), et les « attributs personnels » du plaignant. Soit dit en tout respect, j’estime qu’il convient de prendre en compte ces cinq facteurs dans la détermination d’une juste peine après l’inscription d’une déclaration de culpabilité, au lieu de les utiliser pour définir l’infraction.

[110]                     L’existence d’une relation de confiance entre les parties ne devrait pas constituer un facteur dont il faut tenir compte pour juger si une personne est coupable de voyeurisme. Dans le libellé d’autres infractions pénales, comme l’exploitation sexuelle (art. 153 et 153.1), le législateur a expressément mentionné la considération de la relation de confiance, mais rien ne prouve que l’infraction de voyeurisme était censée être définie ou circonscrite au regard de la relation entre le plaignant et l’accusé. Il faut interpréter l’absence de mention de la relation entre les parties dans la disposition comme voulant dire que l’infraction s’applique tout autant aux étrangers qu’aux personnes en situation de confiance. Pour reprendre les propos du juge d’appel Laskin, [traduction] « une exclusion législative peut être implicite lorsqu’une mention expresse est prévue mais absente » : University Health Network c. Ontario (Minister of Finance) (2001), 208 D.L.R. (4th) 459 (C.A.), par. 31.

[111]                     La protection des enfants était une priorité lors de l’adoption du projet de loi C‑2, comme en témoigne son titre éloquent, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 1re sess., 38e lég., 2004 (sanctionnée le 20 juillet 2005). Par conséquent, le par. 162(1) devrait s’appliquer de manière à protéger l’intégrité des enfants et d’autres personnes vulnérables. Toutefois, l’analyse ne devrait pas porter sur la relation entre l’auteur et le sujet de l’observation ou de l’enregistrement. Lorsqu’il existe une relation de confiance entre l’accusé et le plaignant, celle‑ci devrait plutôt constituer un facteur aggravant dans la détermination d’une juste peine.

[112]                     Encore une fois, avec égards, je n’adopterais pas un critère multifactoriel pour décider s’il existe une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée dans le contexte de l’infraction de voyeurisme. Je proposerai plutôt l’interprétation suivante de cette composante de l’infraction.

A.           L’objet du par. 162(1)

[113]                     Je partage l’avis du juge en chef en ce qui concerne l’objet du par. 162(1) : par. 48. L’objectif général du droit criminel est de protéger la société : W. R. LaFave et A. W. Scott, Substantive Criminal Law (2e éd. 1986), vol. 1, p. 17; A. W. Mewett et M. Manning, Mewett & Manning on Criminal Law (2e éd. 1985), p. 14, cités avec approbation dans R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864, p. 881. L’infraction de voyeurisme n’est pas singulière sur le plan conceptuel, mais constitue une extension du droit criminel visant à protéger les droits bien établis à la vie privée, à l’autonomie et à l’intégrité sexuelle de tous compte tenu des menaces posées par les nouvelles technologies qui empiètent sur ces droits.

[114]                     La création de l’infraction de voyeurisme visait à corriger des lacunes du droit criminel. Auparavant, les infractions qui pouvaient être invoquées pour réprimer ce qu’on appelait jadis en anglais les comportements de « peeping Tom » étaient des infractions qui avaient trait à la propriété (intrusion de nuit, art. 177; méfait, art. 430). L’application de ces infractions à ce comportement est déficiente à deux égards.

[115]                     Premièrement, les infractions d’intrusion et de méfait exigent qu’il y ait atteinte au droit de propriété ou à la jouissance légitime de ce droit. Par conséquent, elles ne répondent pas adéquatement à l’utilisation de la technologie moderne par les voyeurs pour espionner subrepticement des personnes de loin. Le législateur a clairement exprimé sa préoccupation quant au recours à la technologie à des fins d’observation et d’enregistrement à distance, ces comportements n’étant pas visés par les infractions d’intrusion de nuit et de méfait. Bien que la disposition énonçant l’infraction de voyeurisme (art. 162) ait été adoptée en 2005 dans le cadre du projet de loi C‑2, l’infraction, dont la formulation est presque identique, avait été débattue au Parlement deux autres fois : en 2003 dans le cadre du projet de loi C‑20, puis en 2004 dans le cadre du projet de loi C‑12 (Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 3e sess., 37e lég., 2004). Lors de la deuxième lecture du projet de loi C‑20 (Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 2e sess., 37e lég., 2003), le ministre de la Justice de l’époque, Martin Cauchon, a fait les observations suivantes :

                        Le développement des nouvelles technologies a changé considérablement cette situation [de l’observation et de l’enregistrement clandestins d’une personne]. De nos jours, il est possible de se procurer facilement des caméras miniatures à un prix relativement peu élevé. Il est plus facile de s’adonner au voyeurisme en utilisant des caméras à distance et de le faire dans des endroits qui n’auraient pas été accessibles auparavant.

(Débats de la Chambre des communes, vol. 138, no 46, 2e sess., 37e lég., 27 janvier 2003 (n’a pas reçu la sanction royale), p. 2692)

Le méfait est la capacité d’un voyeur se trouvant à proximité d’une personne, ou dans des endroits lui permettant d’avoir un point de vue attentatoire sur cette personne, de l’observer ou de créer des enregistrements d’elle à son insu, en public comme en privé.

[116]                     Le potentiel que le recours à la technologie porte atteinte à la vie privée d’autrui est grand. Comme l’a fait remarquer la professeure Paton‑Simpson :

                        [traduction] En transcendant les limites de la perception sensorielle, la technologie a un potentiel presque illimité de violer les attentes normales en matière de respect de la vie privée tant dans les lieux publics que privés. Par exemple, dans le cours normal des choses, une personne s’attend à être observée uniquement à partir de certains angles et de certaines distances et ne s’attend pas à être examinée en gros plan à son insu et sans être capable de réagir. [Notes en bas de page omises.]

(E. Paton‑Simpson, « Privacy and the Reasonable Paranoid : The Protection of Privacy in Public Places » (2000), 50 U.T.L.J. 305, p. 330)

La technologie moderne a comme caractéristique insidieuse de permettre à une personne d’observer des choses à partir d’un endroit où elle ne pourrait pas le faire, n’eût été cette technologie. Par exemple, dans R. c. Rudiger, 2011 BCSC 1397, 244 C.R.R. (2d) 69, le juge Voith a affirmé que les enfants qui jouent en maillot de bain dans un parc conservent une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. La technologie utilisée dans cette affaire permettait à l’accusé d’observer de près les organes génitaux et les fesses des enfants. L’accusé pouvait peut‑être observer les enfants à distance, mais, s’il n’avait pas recouru à la technologie, les enfants — où les personnes qui s’en occupaient — ne lui auraient pas permis de les observer de si près. Par conséquent, l’accusé a violé les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée des enfants, malgré le fait que ces dernières étaient à la vue de tous. Il s’agit d’un exemple utile d’interprétation correcte de la disposition.

[117]                     La deuxième faille des infractions d’intrusion de nuit et de méfait au regard du comportement répréhensible visé par l’infraction de voyeurisme est qu’elles le dénaturent. L’intrusion de nuit et le méfait sont des infractions contre des droits de propriété. Dans le document de consultation de 2002 intitulé Voyeurisme Une infraction criminelle, le ministère de la Justice a défini le voyeurisme comme un comportement associé au fait pour une personne de chercher « à assister, pour sa satisfaction et sans être vue » ou comme « le symptôme d’un trouble de la sexualité » : p. 3. Fait important, le par. 162(1) figure à la partie V du Code criminel  (« Infractions d’ordre sexuel, actes contraires aux bonnes mœurs, inconduite ») et est à bon droit placé sous la rubrique  « Infractions d’ordre sexuel ».

[118]                     Les infractions créées par les par. 162(1) et 162.1(1) sont les premières du Code criminel  dont l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée du plaignant est un élément constitutif. Par conséquent, il faut interpréter l’expression en tenant dûment compte de sa fonction au sein de la disposition prévoyant l’infraction où elle est employée et dans le cadre du régime d’infractions dans lequel elle se trouve. Le voyeurisme est une infraction d’ordre sexuel et il y a lieu de l’interpréter à la lumière des préjudices évoqués dans les dispositions connexes figurant sous la même rubrique de la partie V du Code criminel  (« Infractions d’ordre sexuel »). Comme on le verra, cette tâche nécessitera une interprétation de la « vie privée » qui tienne compte de l’autonomie personnelle et de l’intégrité sexuelle.

B.            Replacer le par. 162(1) dans le régime des infractions d’ordre sexuel

[119]                     La disposition en cause doit être replacée dans l’ensemble de son régime législatif de manière à ce que le régime fonctionne comme un tout cohérent et harmonieux : « [la méthode contextuelle] vise à interpréter les dispositions législatives de façon à en harmoniser le plus possible les éléments et à éviter les incohérences internes » : Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, p. 689. La professeure Sullivan décrit comme suit la présomption de cohérence :

                        [traduction] Les dispositions d’une loi sont présumées fonctionner ensemble, tant logiquement que téléologiquement, comme les diverses parties d’un tout. Les parties sont présumées s’assembler logiquement pour former un cadre rationnel, intrinsèquement cohérent; et parce que ce cadre a un objet, ses éléments sont aussi présumés s’appliquer ensemble de façon dynamique, chacun contribuant à la réalisation de l’objectif visé. [Note en bas de page omise; p. 337.]

[120]                     Notre Cour a recouru à l’examen du régime législatif — principe d’interprétation législative — pour interpréter le Code criminel . Par exemple, en ce qui concerne l’interprétation donnée à l’infraction d’enlèvement d’enfant dans Chartrand, la juge L’Heureux‑Dubé, s’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, a écrit ceci :

                        L’analyse de l’objectif de l’art. 281 exige l’examen de l’ensemble du régime conçu par le législateur à l’égard d’infractions connexes comme l’enlèvement, la prise d’otages et le rapt, plus précisément les art. 279 à 286 du Code. Ces articles visent toute une gamme d’infractions connexes. [p. 879]

Après examen des infractions connexes, la Cour a conclu que l’objectif de la disposition relative à l’enlèvement d’enfant consistait « tant à garantir le droit et la faculté des parents (tuteurs, etc.) d’exercer leur autorité sur leurs enfants (dont ils sont les tuteurs, etc.) afin de protéger ces derniers, qu’à prévenir le risque de préjudice aux enfants, en réduisant leur vulnérabilité » : p. 880.

[121]                     De même, notre Cour s’est fondée sur le regroupement de dispositions pour la guider dans son interprétation : voir, p. ex., R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236. Comme le fait remarquer la professeure Sullivan, [traduction] « [l]es dispositions réunies sous une même rubrique sont présumées être liées entre elles d’une façon particulière, porter sur un même sujet ou avoir le même objet, ou encore, partager une même caractéristique » : p. 463. Dans R. c. Drapeau (1995), 96 C.C.C. (3d) 554, le juge d’appel Fish (plus tard juge de notre Cour) a tenu compte, pour interpréter l’infraction de méfait, du fait qu’elle se trouvait dans la partie XI du Code (« Actes volontaires et prohibés concernant certains biens ») et a conclu qu’elle visait avant tout [traduction] « l’intégrité des biens mêmes et non la conduite portant atteinte à l’exercice de droits de propriété » : p. 561.

[122]                     En l’espèce, il y a lieu d’examiner l’ensemble du régime des infractions d’ordre sexuel pour éclairer l’interprétation du par. 162(1). Les infractions d’ordre sexuel visent à protéger l’autonomie personnelle et l’intégrité sexuelle de la personne. Dans l’introduction de son traité sur les infractions sexuelles au Canada, le professeur Stewart déclare ceci : [traduction] « Nous croyons que l’objectif principal du droit relatif aux infractions sexuelles est de protéger l’autonomie sexuelle, bien que nous reconnaissions que la protection de l’autonomie sexuelle chevauche souvent le principe du préjudice » : H. C. Stewart, Sexual Offences in Canadian Law (feuilles mobiles), p. 1‑7.

[123]                     J’ouvre une courte parenthèse pour faire remarquer que si, comme on l’a vu précédemment, les infractions d’intrusion de nuit et de méfait pourraient être considérées comme connexes, le recours à ces infractions pour les cas de voyeurisme criminel constitue une application accessoire du droit criminel. Or, l’infraction prévue au par. 162(1) est classée à juste titre comme une infraction d’ordre sexuel et, à ce titre, son libellé ne ressemble pas à celui des infractions liées à la propriété que sont l’intrusion de nuit et le méfait. Par conséquent, ces dispositions ne nous aident pas à interpréter le par. 162(1).

[124]                     Il existe une jurisprudence abondante de notre Cour dans laquelle les infractions sexuelles sont décrites comme une atteinte à l’autonomie et à l’intégrité de la personne. L’agression sexuelle est une agression qui est « commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime » : R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, p. 302, confirmé par notre Cour dans R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909; R. c. V. (K.B.), [1993] 2 R.C.S. 857; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439; R. c. Larue, 2003 CSC 22, [2003] 1 R.C.S. 277; R. c. Lutoslawski, 2010 CSC 49, [2010] 3 R.C.S. 60; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346.

[125]                     Décrivant les droits que les règles de droit pénales cherchent à protéger en matière d’agression sexuelle, notre Cour a déclaré dans Ewanchuk que « [l]e droit doit permettre aux femmes comme aux hommes d’avoir l’esprit tranquille et de savoir que leur intégrité physique et leur autonomie seront respectées lorsqu’ils décident de participer ou non à une activité sexuelle et du moment où ils entendent le faire » : par. 66. Comme l’a fait observer le professeur Stewart, notre Cour [traduction] « a jugé que ce sont l’autonomie et l’intégrité sexuelles du plaignant, et non la motivation de l’accusé, qui permettent de distinguer les agressions sexuelles des agressions de nature non sexuelle » : p. 1‑7 (note en bas de page omise). Dans Hutchinson, notre Cour a reconnu que la création de l’infraction d’agression sexuelle protège les « valeurs d’autonomie personnelle et d’intégrité physique » : par. 91.

[126]                     La jurisprudence relative à la pornographie juvénile fournit d’autres indications sur les droits qui sous‑tendent le régime d’infractions d’ordre sexuel dans son ensemble. La juge en chef McLachlin a affirmé que ce type de pornographie « prive les enfants de leur autonomie et de leur dignité » et que « l’atteinte à la dignité peu[t] marquer l’enfant pour la vie » : R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 185 et 92; voir aussi R. c. Hewlett, 2002 ABCA 179, 167 C.C.C. (3d) 425, par. 22; R. c. L.A.C., 2005 ABPC 217, 386 A.R. 102, par. 54. Bien que la pornographie juvénile figure sous la rubrique « Infractions tendant à corrompre les mœurs », à la partie V du Code criminel , les droits en jeu sont intimement liés à ceux visés par l’infraction de voyeurisme et d’autres infractions d’ordre sexuel.

[127]                     Les droits protégés par le par. 162(1) correspondent à ceux décrits dans Ewanchuk, Hutchinson et Sharpe. Ils représentent un changement dans la façon de concevoir les infractions sexuelles, qui ne sont plus considérées sous l’angle de la bienséance sexuelle mais de l’intégrité sexuelle. Comme l’a noté la professeure Craig, [traduction] « [c]e changement d’éclairage, qui passe de la bienséance sexuelle à l’intégrité sexuelle, permet de mettre un accent accru sur les abus de confiance, l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi plutôt que sur simplement, ou seulement, l’atteinte à l’honneur, à la chasteté ou à l’intégrité physique (comme c’était davantage le cas quand le droit se souciait davantage de la bienséance sexuelle) » : E. Craig, Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (2012), p. 68.

[128]                     La « vie privée » ne peut être réduite à une définition unique : il s’agit d’une notion protéiforme dont le contenu varie selon les circonstances dans lesquelles on l’utilise. Le droit à la vie privée mis en jeu par le par. 162(1) n’est toutefois pas flou au point d’écarter la certitude et la stabilité requises pour satisfaire aux exigences du droit criminel. L’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » dans le contexte de l’infraction sexuelle de voyeurisme vise à protéger le droit à la vie privée pour ce qui est de l’image personnelle de l’intéressé contre les observations ou les enregistrements qui, premièrement, sont subreptices et, deuxièmement, ont objectivement un contenu ou un objet sexuel. Ce droit à la vie privée, lorsqu’il est en jeu de façon importante et non anodine (par ex. par une conduite malséante), repose sur les droits jumeaux que sont la protection de l’intégrité sexuelle et la faculté de maîtriser les renseignements visuels personnels sur soi.

III.         Circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée quant à son image personnelle

[129]                     En ce qui concerne l’étendue du droit à la vie privée mis en jeu par le par. 162(1), je conviens avec le juge en chef que le libellé de cette disposition étaye le point de vue selon lequel une attente raisonnable au respect de la vie privée ne dépend pas uniquement de l’endroit où se trouve la personne qui est observée ou filmée. La mention explicite du lieu à l’al. a) donne à penser que les « circonstances » doivent aussi englober des endroits qui ne sont pas traditionnellement privés. Pour que l’al. b) puisse trouver application, le législateur devait avoir envisagé la possibilité qu’une personne ait une attente raisonnable au respect de sa vie privée dans des lieux autres que ceux où on s’attendrait à être nu ou à pouvoir se livrer à des activités sexuelles. Dans le même ordre d’idées, l’al. c) serait « superfétatoire » s’il ne reconnaissait pas l’existence d’un droit fondamental à la vie privée de toute personne, peu importe le lieu où elle se trouve : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28. La reconnaissance de ce droit fondamental à la vie privée, indépendamment des droits en matière de vie privée relatifs aux lieux « traditionnellement privés », correspond à une interprétation de la disposition axée sur la protection de l’autonomie personnelle et de l’intégrité sexuelle.

[130]                     Bien sûr, le lieu peut être pertinent pour déterminer s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Les racines de la vie privée s’enfoncent dans le même sol que le caractère sacré du foyer et la protection des biens de chacun. Comme l’a déclaré le juge La Forest, « [l]e caractère sacré du foyer est profondément ancré dans nos traditions. Il sert à assurer la sécurité de la personne et la vie privée de l’individu » : R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145, p. 167, en dissidence. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps l’importance d’être à l’abri de toute ingérence chez soi. Par exemple, en 1604, la cour a dit dans Semayne’s Case [traduction] « [q]ue la maison de chacun est pour lui son château et sa forteresse, tant pour se défendre contre l’injure et la violence que pour son repos . . . » : (1604), 5 Co. Rep. 91 a, 77 E.R. 194, p. 195.

[131]                     L’attente de protection en matière de vie privée est la plus élevée dans les lieux d’où on peut exclure d’autres personnes; elle est moindre dans un endroit public. Le développement de la technologie a étendu le droit à la vie privée de la seule territorialité (le caractère sacré du foyer) au volet informationnel (la protection des renseignements personnels). Ainsi, le droit à la vie privée peut être réduit, mais il ne cesse pas d’exister lorsqu’une personne peut être ouvertement observée ou filmée, par exemple au moyen de caméras de surveillance. Je reconnais que le droit à la vie privée est le plus fort dans les lieux « traditionnellement privés », mais je remarque qu’en ce qui concerne l’al. 162(1)a), la conduite qui viole une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application de cet alinéa doit tout de même répondre au critère décrit ci‑après. Le fait qu’une personne se trouve dans un lieu « privé » n’est pas suffisant en soi pour conclure à une attente raisonnable en matière de vie privée. Conclure que le lieu est déterminant compromettrait les droits que le législateur a cherché à protéger en créant l’infraction de voyeurisme.

[132]                     La question de savoir si une personne a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée est une question normative. Je souscris au point de vue énoncé dans l’opinion dissidente de la Cour d’appel en l’espèce selon laquelle conclure qu’une personne a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans des circonstances données [traduction] « revient à conclure que son droit à la protection en matière de vie privée devrait avoir priorité sur d’autres droits » : 2017 ONCA 778, 139 O.R. (3d) 754, par. 117 (en italique dans l’original). On pourrait expliquer la violation de l’attente raisonnable d’une personne au respect de sa vie privée dans le contexte de l’infraction de voyeurisme comme le franchissement d’un seuil au‑delà duquel la loi donne au droit à la protection de l’autonomie et de l’intégrité sexuelle de la personne observée la priorité sur la liberté d’action de l’accusé.

[133]                     Si les deux questions connexes suivantes reçoivent une réponse affirmative, il y a eu observation ou enregistrement dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée au sens du par. 162(1) :

(1)               L’observation ou l’enregistrement subreptice a‑t‑il diminué l’aptitude du sujet à garder le contrôle de son image?

(2)               Si oui, ce type d’observation ou d’enregistrement a‑t‑il porté atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet?

Bref, il ne peut y avoir atteinte au droit à la vie privée d’une personne au sens du par. 162(1) que si cette personne est enregistrée ou observée d’une manière qui lui fait perdre le contrôle de son image et porte atteinte à son intégrité sexuelle. Ce test en deux étapes s’accorde avec ce que législateur cherchait à protéger en créant l’infraction de voyeurisme : « l’État a intérêt à protéger la vie privée des citoyens et à prévenir l’exploitation sexuelle des personnes et [. . .] ces deux intérêts‑là coïncident en cas d’atteinte à la vie privée lorsque cette atteinte constitue en même temps une atteinte à l’intégrité physique ou sexuelle de la personne » : Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de consultation, p. 9 (je souligne).

A.           L’observation ou l’enregistrement subreptice a‑t‑il diminué l’aptitude du sujet à garder le contrôle de son image?

[134]                     On peut établir ce qui est privé eu égard à deux notions connexes : l’exclusivité et le contrôle. Grâce à la capacité d’une personne d’exclure les autres et de contrôler l’accès aux renseignements personnels qui la concernent, ces renseignements sont à l’abri d’une ingérence non désirée et sont donc privés. Alan Westin a défini la vie privée comme étant le droit revendiqué par des individus de [traduction] « déterminer par eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués » : A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7. Les renseignements personnels qu’une personne choisit de rendre publics, la manière dont ils sont présentés et consultés, ainsi que la faculté de décider qui peut les obtenir, sont tous des exemples de l’exercice d’exclusivité et de contrôle par la personne revendiquant le droit à la vie privée.

[135]                     La capacité de garder l’emprise sur les renseignements visuels personnels qui peuvent être communiqués et les personnes à qui ils le sont constitue un volet de la vie privée lié à l’autonomie personnelle. Le professeur Parker a décrit la vie privée comme [traduction] « la faculté de décider qui peut avoir accès aux divers aspects de notre personne et à quel moment » : R. B. Parker, « A Definition of Privacy » (1974), 27 Rutgers L. Rev. 275, p. 281 (soulignement omis). La professeure Gavison a quant à elle défini la vie privée comme étant [traduction] « la limite de l’accès d’autrui à un individu » et a expliqué qu’il y a atteinte à la vie privée lorsque « d’autres personnes obtiennent des renseignements sur un individu, lui portent attention ou accèdent à lui » : R. Gavison, « Privacy and the Limits of Law » (1980), 89 Yale L.J. 421, p. 428. Dans un autre article, elle écrit que le domaine privé est [traduction] « ce qui est non connu et non observé, alors que le domaine public est ce qui est connu ou observé, ou du moins ce qui peut être connu ou observé du fait de son déroulement dans un lieu public » : R. Gavison, « Feminism and the Public/Private Distinction » (1992), 45 Stan. L. Rev. 1, p. 6. Se fondant sur cette définition, la professeure Paton‑Simpson a décrit de façon similaire la vie privée en parlant des [traduction] « limites de ‟l’accessibilité au regard de ce qui est connu ou observé” » : E. Paton‑Simpson, p. 308.

[136]                     Une caractéristique commune à toutes les définitions précédentes est l’idée que la vie privée repose sur la capacité de maîtriser ce qui est connu ou observé de nous. Il y a atteinte à la vie privée lorsque ce qui est inconnu ou non observé le devient sans que la personne concernée n’ait rendu disponible l’information. Ces points de vue proposent un cadre englobant le lieu comme la dignité personnelle : ils reconnaissent un droit fondamental à la vie privée que toute personne conserve même lorsqu’elle se trouve dans un lieu public.

[137]                     Une personne n’aurait pas d’attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans des circonstances où elle peut être observée en passant ou à une saine distance (par exemple, lorsqu’elle marche sur un trottoir ou bavarde dans un corridor), mais elle pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à sa vie privée dans les mêmes circonstances par l’observation subreptice télescopique ou sous certains angles, a fortiori lorsque l’image est enregistrée. La personne qui choisit de se dévêtir dans un lieu public comme un vestiaire s’attend raisonnablement à être observée par d’autres qui passent par là. Elle conserve néanmoins un droit fondamental à la protection de sa vie privée auquel il peut être porté atteinte par une observation ou un enregistrement subreptice, avec ou sans le recours à la technologie, qui donne un accès plus invasif à son image que celui auquel on aurait pu avoir autrement.

[138]                     Selon le raisonnement de la majorité de la Cour d’appel, pour donner un sens à chaque mot de la disposition, l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée doit ajouter autre chose à l’infraction que l’élément subreptice requis : [traduction] « [s]’il était suffisant [qu’une personne] fasse subrepticement l’objet d’un enregistrement à des fins sexuelles sans son consentement pour qu’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, l’exigence quant au respect de la vie privée serait redondante » : par. 108. Cette conclusion a mené la Cour d’appel à juger qu’une personne ne se trouve pas normalement dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie lorsqu’elle est en public, qu’elle est entièrement vêtue et qu’elle ne se livre pas à une activité sexuelle : par. 108.

[139]                     Pour les motifs que j’ai exposés ci‑dessus, l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée ne devrait pas devenir redondante lorsqu’on a affaire à une observation ou à un enregistrement dans un lieu public. Je suis d’accord avec le ministère public appelant pour dire que, s’il est vrai que le caractère subreptice d’un enregistrement peut indiquer la présence de circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, les deux éléments demeurent distincts : m.a., par. 71. Le caractère subreptice a trait aux agissements de la personne qui fait l’observation, alors que l’attente raisonnable relative à la vie privée appartient à l’individu qui fait l’objet de l’observation ou de l’enregistrement. Les deux concepts sont liés, en ce sens que l’un éclaire l’autre, mais il faut les distinguer. Par exemple, on peut imaginer une personne qui s’approche d’une femme et pointe une caméra vers son corps à bout portant. Ce comportement serait répréhensible et frustrerait l’attente raisonnable de la femme au respect de sa vie privée, mais ne satisferait pas à l’exigence du caractère subreptice prévue au par. 162(1). De même, une personne se trouvant dans un centre commercial qui est filmée par des caméras de sécurité cachées ne pourrait pas invoquer une attente raisonnable de protection en matière de vie privée à l’égard de ces images, même si celles‑ci ont été obtenues subrepticement.

[140]                     Comme le fait valoir l’appelante, le caractère subreptice de l’observation ou de l’enregistrement retire abusivement à la personne la faculté de conserver l’emprise sur la façon dont elle est observée (m.a., par. 8). Par ailleurs, bien que l’infraction de voyeurisme vise et l’observation et les enregistrements, un enregistrement, en raison de son caractère permanent, exacerbe la négation de l’autonomie du sujet en donnant au voyeur un accès répété à l’observation, ce qui m’amène à la prochaine question.

B.            Ce type d’observation ou d’enregistrement a‑t‑il porté atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet?

[141]                     La conclusion qu’une personne se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) requiert que l’observation ou l’enregistrement ait porté atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet. Je conviens avec la majorité de la Cour d’appel de l’Ontario qu’il n’est pas contraire au par. 162(1) d’observer ou de filmer subrepticement une autre personne lorsque l’intégrité sexuelle de celle‑ci n’est pas compromise. L’infraction de voyeurisme vise uniquement les atteintes visuelles à l’intégrité sexuelle d’une autre personne. L’examen de l’incidence sur l’intégrité sexuelle reflète l’objet de la disposition et de l’ensemble du régime des infractions sexuelles.

[142]                     Notre Cour a affirmé dans Chase qu’une agression sexuelle est une agression qui est « commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime » : p. 302. Il convient d’adopter une approche semblable pour juger si l’observation ou l’enregistrement reproché porte atteinte à l’intégrité sexuelle du plaignant dans le contexte de l’infraction de voyeurisme. Le point de savoir si l’observation ou l’enregistrement était de nature sexuelle et portait de ce fait atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet doit être tranché en fonction d’une norme objective et examiné à la lumière de toutes les circonstances. L’intention de l’auteur peut être pertinente lorsqu’il s’agit de décider si l’observation ou l’enregistrement était de nature sexuelle, mais elle n’est pas déterminante : Chase, p. 302.

[143]                     En considérant l’atteinte à l’intégrité sexuelle en fonction du critère énoncé dans Chase, on évite que l’analyse de l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » soit confondue avec l’examen du but sexuel au regard de l’al. 162(1)c). Il importe de garder ces analyses distinctes. On peut penser à une observation ou à un enregistrement subreptice qui porte atteinte à l’intégrité sexuelle du sujet, mais qui est fait dans un autre but, comme des photographies d’une personne nue prises aux fins de chantage. Faute d’un but sexuel, cette conduite ne relèverait pas de l’al. 162(1)c), même si, selon les circonstances, elle peut tomber sous le coup de l’al. 162(1)a) ou b), ou encore être visée par une autre disposition du Code criminel .

[144]                     À l’inverse, lorsque les observations ou les enregistrements sont faits en public et que le sujet n’est pas nu, n’expose pas les parties intimes de son corps ni ne se livre à une activité sexuelle, le législateur a limité, à l’al. c), la conduite criminelle aux circonstances où les observations ou les enregistrements sont faits dans un but sexuel. Comme la majorité de la Cour d’appel, je suis d’avis que le « but sexuel » dans le contexte de l’infraction de voyeurisme doit être déterminé de façon objective [traduction] « compte tenu de toutes les circonstances » : par. 45. Interprétant l’expression « but sexuel » dans le contexte de la pornographie juvénile, la juge en chef McLachlin a dit que l’analyse doit se faire de façon objective : « [L’approche objective s’applique à] l’expression ‟dans un but sexuel”, qui s’entend selon moi de ce qui est raisonnablement perçu comme visant à stimuler sexuellement certaines personnes » : R. c. Sharpe, par. 50 (je souligne).

[145]                     Dans le contexte du voyeurisme, on peut à juste titre formuler la question comme suit : l’objet de l’observation ou de l’enregistrement est‑il raisonnablement perçu comme visant à stimuler sexuellement l’observateur? Comme l’a souligné la majorité de la Cour d’appel, considérer que le but sexuel englobe la gratification sexuelle est compatible avec l’interprétation de la même expression dans d’autres articles du Code criminel ; voir, p. ex., R. c. Morrisey, 2011 ABCA 150, par. 21 (CanLII) (contacts sexuels, art. 151); R. c. Colley, 2009 BCCA 289, 273 B.C.A.C. 107, par. 12 et 15, autorisation d’appel refusée, [2009] 3 R.C.S. v (incitation à des contacts sexuels, art. 152); et R. c. M.B., 2014 QCCA 1643, par. 22‑24 (CanLII) (contacts sexuels, art. 151; exploitation sexuelle, art. 153). Si, au terme de cette analyse objective, la réponse est « oui », l’observation ou l’enregistrement a été fait dans un but sexuel. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’examen du « but sexuel » au sens de l’al. c) se distingue de la détermination d’une atteinte à l’intégrité sexuelle au regard de l’analyse de l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée.

IV.         Application

[146]                     Les élèves avaient une attente raisonnable de protection en matière de vie privée en ce qui concerne la façon dont leur corps serait observé dans les salles de classe et les corridors de leur école. Elles limitaient les renseignements visuels les concernant, comme la distance à laquelle leurs corps étaient observés, et sous quels angles, et exerçaient un contrôle sur ces renseignements. La technologie à laquelle a recouru M. Jarvis lui permettait de faire de longues vidéos des seins couverts et des décolletés de ses élèves dans des angles et avec une proximité qui allaient au‑delà de ce qu’auraient autorisé les élèves dans cet environnement, portant ainsi atteinte à leur autonomie.

[147]                     Les enregistrements étaient objectivement de nature sexuelle et mettaient à l’avant‑plan, à bout portant, les parties intimes des jeunes femmes. De plus, il est maintenant admis que les enregistrements ont été faits dans un but sexuel, bien que cela ne soit pas déterminant en ce qui concerne l’atteinte à l’intégrité sexuelle. La combinaison de ces facteurs m’amène à conclure qu’en enregistrant subrepticement des images des seins des élèves, M. Jarvis a porté atteinte à leur intégrité sexuelle.

[148]                     Si M. Jarvis s’était lui‑même placé à l’endroit où se trouvait le stylo caméra pour observer simplement les élèves, elles auraient sans doute reculé. Il était raisonnable dans les circonstances que les élèves s’attendent à ne pas être observées et filmées de la façon dont elles l’ont été. Par conséquent, le ministère public s’est acquitté de son fardeau à cet égard, soit du seul élément de l’infraction qui était en litige devant notre Cour. Une déclaration de culpabilité devrait être prononcée, et l’affaire renvoyée pour détermination de la peine.

 

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureur de l’appelante : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto; Ryder Wright Blair & Holmes, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko : Université d’Ottawa, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada : Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, Gatineau.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant l’Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes inc : Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes inc., Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Henein Hutchison, Toronto; Markson Law Professional Corporation, Toronto.

 

 



[1] Le juge du procès a rejeté la demande que M. Jarvis a présentée, sur le fondement de l’art. 8  et du par. 24(2)  de la Charte canadienne des droits et libertés , pour faire exclure les vidéos de la preuve. Cette décision interlocutoire, confirmée par la Cour d’appel, n’est pas en litige devant notre Cour.

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