Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759

 

Glenn Norman Davis                                                                         Appelant

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                          Intimée

 

Répertorié:  R. c. Davis

 

No du greffe:  26441.

 

1999:  26 février; 1999:  25 novembre.

 

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Major et Binnie.

 

en appel de la cour d’appel de terre-neuve

 

Droit criminel – Extorsion – Extorsion de faveurs sexuelles – Plaignantes amenées à poser totalement ou partiellement nues pour l’accusé qui se faisait passer pour un photographe ayant des relations avec des agences de mannequins – Extorsion de faveurs sexuelles sous la menace de dévoiler des photographies compromettantes – L’infraction d’extorsion prévue par le Code criminel  comprend-elle l’extorsion de faveurs sexuelles? – Étendue de l’expression «quelque chose» dans la disposition relative à l’extorsion du Code criminel  – Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 305(1).


Appels – Cour suprême du Canada – Appels de plein droit – Principe énoncé dans l’arrêt Kienapple – Accusé ayant obtenu des faveurs sexuelles de la plaignante en la menaçant de dévoiler des photographies compromettantes – Maintien par la Cour suprême de la déclaration de culpabilité relativement à l’extorsion et à l’agression sexuelle – Arrêt Kienapple non soulevé dans le jugement dissident en Cour d’appel – La Cour suprême a-t-elle compétence pour examiner l’application de l’arrêt Kienapple? – Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 691(1) a).

 

Droit criminel – Principe énoncé dans l’arrêt Kienapple – Extorsion – Agressions sexuelles – Accusé ayant obtenu des faveurs sexuelles de la plaignante en la menaçant de dévoiler des photographies compromettantes – Le principe interdisant les déclarations de culpabilité multiples relativement au même délit empêche-t-il qu’une déclaration de culpabilité soit prononcée à la fois pour extorsion et pour agression sexuelle?

 

Droit criminel – Agressions sexuelles – Défense de croyance sincère mais erronée au consentement – Le juge du procès a-t-il omis d’examiner la défense de croyance sincère mais erronée au consentement? – Dans l’affirmative, la défense était-elle vraisemblable?

 

Droit criminel – Agressions sexuelles – Doute raisonnable – Le juge du procès a-t-il commis une erreur en appliquant le principe du doute raisonnable? – Le commentaire du juge du procès selon lequel il «n’était pas convaincu» que les plaignantes aient consenti à l’activité sexuelle a-t-il eu pour effet d’inverser le fardeau de la preuve?

 


De 1984 à 1991, l’accusé, qui se présentait comme un photographe ayant des relations avec une agence de mannequins, a invité les plaignantes, dont l’âge variait de 15 à 20 ans, à poser pour lui afin de se constituer un portfolio destiné à leur ouvrir une carrière de mannequin.  Ils les a toutes persuadées à poser totalement ou partiellement nues, et certaines ont été photographiées dans des scènes d’asservissement.  L’accusé aurait agressé sexuellement les plaignantes D., K., S. et R. alors qu’elles posaient plus ou moins dévêtues ou qu’elles étaient ligotées et complètement vulnérables. Dans les cas de B. et de D., l’accusé aurait menacé de faire parvenir des photographies révélatrices soit à leurs parents, soit à un magazine pornographique, si elles ne consentaient pas à lui accorder des faveurs sexuelles.  D. n’a pas cédé aux menaces de l’accusé, mais B. a obtempéré et lui a accordé des faveurs sexuelles pendant une période de deux à trois mois en échange des négatifs.  Selon le témoignage de B., au cours de cette période, à deux reprises au moins, l’accusé a continué l’activité sexuelle après qu’elle lui eut communiqué son absence de consentement.  D’après le témoignage de l’accusé, toute activité sexuelle entre B. et lui était consensuelle et les séances de photographie n’ont commencé qu’après le début de leur liaison.  Il n’avait donc aucun motif de menacer de dénoncer la plaignante et il ne l’a jamais fait.  Dans le cas de D., l’accusé a admis avoir pris des photographies mais il a nié qu’elle ait été photographiée à moitié nue ou que toute inconvenance sexuelle ait eu lieu.  Il a aussi nié avoir tenté de lui extorquer des faveurs sexuelles puisqu’il ne disposait d’aucune photographie lui permettant de la menacer.  En ce qui concerne K., S. et R., l’accusé a prétendu que tout contact sexuel était consensuel.  Le juge du procès a déclaré l’accusé coupable de deux chefs d’extorsion contre B. et D. et de cinq chefs d’agression sexuelle contre les cinq plaignantes.  En appel, la majorité de la Cour d’appel a maintenu les déclarations de culpabilité.

 


Arrêt:  Le pourvoi est rejeté.

 

C’est un crime d’extorquer des faveurs sexuelles.  Bien que la disposition  relative à l’extorsion se trouve dans la partie du Code criminel  intitulée «Infractions contre les droits de propriété», l’expression «quelque chose», qui y figure, n’est pas limitée aux choses telles que des biens ou de l’argent.  Les rubriques ne sont jamais décisives quant à l’intention du législateur, elles constituent uniquement un facteur qu’il faut prendre en considération.  En l’espèce, des considérations concurrentes l’emportent sur l’emplacement de la disposition relative à l’extorsion dans le Code criminel  lorsqu’il s’agit de déterminer la portée de l’expression «quelque chose».  Premièrement, le sens ordinaire de l’expression «quelque chose», placée dans son contexte immédiat, est clair et appuie une interprétation large, qui devrait comprendre les faveurs sexuelles.  Deuxièmement,  une interprétation de l’expression «quelque chose» qui comprend des faveurs sexuelles est suggérée par l’objet et la nature de l’infraction d’extorsion.  Cet objet, qui peut être déduit directement du libellé de la disposition, est que l’extorsion criminalise l’intimidation et l’atteinte à la liberté de choix.  Compte tenu de cet objectif, il serait déraisonnable de criminaliser l’extorsion d’argent ou de biens, mais non l’extorsion de faveurs sexuelles.  Troisièmement, le législateur fédéral aurait pu facilement restreindre la portée de l’expression «quelque chose» aux choses telles que de l’argent ou des biens.  Enfin, un certain nombre de tribunaux canadiens ont statué que l’expression «quelque chose» comprend les faveurs sexuelles.

 


Il n’est pas nécessaire en l’espèce de trancher la question de savoir s’il y a consentement à une activité sexuelle si celui-ci est obtenu sous la menace de dévoiler des photographies de nus.  La déclaration de culpabilité de l’accusé pour agression sexuelle contre B. peut être confirmée en se fondant sur une agression sexuelle indépendante, totalement séparée de l’extorsion.  B. a témoigné que pendant la période de deux à trois mois pendant laquelle elle s’est rendue à l’appartement de l’accusé et a eu des relations sexuelles avec lui en échange des négatifs, il y a eu au moins deux incidents au cours desquels l’accusé a continué l’activité sexuelle après qu’elle lui eut communiqué son absence de consentement.  Le juge du procès a estimé que B. était un témoin digne de foi et notre Cour est convaincue que les événements se sont déroulés de la manière décrite par la plaignante.  La preuve justifie une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle.

 


Même s’il s’agit d’un appel de plein droit formé sous le régime de l’al. 691(1) a) du Code criminel  et que le juge dissident de la Cour d’appel n’a exprimé sa dissidence qu’à l’égard des déclarations de culpabilité pour extorsion et agression sexuelle prononcées relativement à B., notre Cour est compétente pour examiner l’application de l’arrêt Kienapple dans le cas de B.  La compétence de la Cour sur les déclarations de culpabilité prononcées relativement à l’extorsion et à l’agression sexuelle doit, par la force des choses, inclure celle de rendre toute ordonnance requise pour trancher ces moyens d’appel.  La Cour ne peut pas rendre une ordonnance qui contreviendrait aux principes établis ni aux règles de droit.  Dans le cas de B., il se pourrait qu’en confirmant les déclarations de culpabilité sans examiner l’application possible de l’arrêt Kienapple, la Cour déclare l’accusé coupable d’infractions multiples relativement au même délit.  Une telle décision serait illégale car elle contreviendrait à un principe juridique établi.  En l’espèce, il n’existe pas entre les déclarations de culpabilité pour extorsion et pour agression sexuelle un lien factuel suffisant pour entraîner l’application de l’arrêt Kienapple dans le cas de B.  Les déclarations de culpabilité ont été prononcées par suite d’opérations factuelles différentes.  Chacun des incidents qui se sont produits au cours de la période de deux à trois mois pendant laquelle l’accusé a eu une activité sexuelle avec B. est suffisant pour justifier la déclaration de culpabilité pour extorsion.  Par contre, la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle résulte d’une ou de deux occasions précises où B. a communiqué explicitement son absence de consentement au contact sexuel.

 

En ce qui concerne K., si l’on suppose, sans en décider, que le juge du procès n’a pas examiné la défense de croyance sincère mais erronée, un examen de la preuve mène à la conclusion que la défense n’était pas vraisemblable.  Même si le témoignage de l’accusé était retenu entièrement, il révèle que celui-ci a à tout le moins fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si K. avait consenti à ce qu’il lui caresse les seins et le vagin.  L’accusé n’a pas indiqué que K. avait posé nue pour une autre raison que pour lancer sa carrière de mannequin.  Rien dans la preuve n’indiquait non plus qu’elle l’avait invité à la toucher avant qu’il ne lui caresse les seins et le vagin.

 

Le juge du procès n’a pas commis d’erreur dans l’application du principe du doute raisonnable.  À l’évidence, il a examiné correctement le principe à appliquer et son jugement révèle qu’il a analysé la preuve en profondeur.  Dans les cas de S. et de R., les remarques faites par le juge du procès selon lesquelles il «n’était pas convaincu» que les plaignantes aient consenti à l’activité sexuelle en question donnent à penser, lorsqu’elles sont interprétées hors contexte, que le juge du procès peut avoir inversé le fardeau de la preuve.  Toutefois, examinées dans le contexte du jugement dans son ensemble, ces remarques étaient effectivement neutralisées par d’autres passages.

 


Jurisprudence

 

Arrêt suivi:   R. c. Bird (1969), 9 C.R.N.S. 1; arrêt examiné: Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729; arrêts mentionnés: R.  c. Coughlan (1992), 100 Nfld. & P.E.I.R. 326; R. c. Caskenette (1993), 80 C.C.C. (3d) 439; R. c. Guerrero (1988), 64 C.R. (3d) 65; R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72; R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758; R. c. Vasil, [1981] 1 R.C.S. 469; Paul c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 621; R. c. Natarelli, [1967] R.C.S. 539; Attorney-General of Canada c. Jackson, [1946] R.C.S. 489; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Skoke-Graham c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106; R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167; R. c. D.K.P. (No. 1) (1991), 11 W.A.C. 302; R. c. Bloch-Hansen (1977), 38 C.C.C. (2d) 143; R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777; Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570.

 

Lois et règlements cités

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , art. 265(3) b), 271(1) a), 273.2  [aj. 1992, ch. 38, art. 1], 346(1) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 46], 691(1)a) [mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., no 9)].

 

Code criminel, S.C. 1953-54, ch. 51, art. 291.

 

Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 402, 403, 404, 405, 406.

 

Code criminel, S.R.C. 1906, ch. 146, art. 450, 451, 452, 453, 454.

 

Code criminel , S.R.C. 1927, ch. 36.

 

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 155, 246.1(1)a) [aj. 1980-81-82-83, ch. 125, art. 19], 305(1).

 


 

Theft Act 1968 (R.-U.), 1968, ch. 60, art. 21, 34.

 

Doctrine citée

 

Dictionnaire encyclopédique Quillet. Paris: Librairie Aristide Quillet, 1975, «chose», «quelque chose».

 

Driedger, Elmer A.  Construction of Statutes, 2nd ed.  Toronto:  Butterworths, 1983.

 

Driedger on the Construction of Statutes, 3rd ed. by Ruth Sullivan.  Toronto:  Butterworths, 1994.

 

Mewett & Manning on Criminal Law, 3rd ed.  Toronto:  Butterworths, 1994.

 

Smith, John Cyril, and Brian Hogan.  Criminal Law, 8th ed.  London:  Butterworths, 1996.

 

Williams, Glanville L.  «Blackmail», [1954] Crim. L. Rev. 79.

 

Winder, W. H. D.  «The Development of Blackmail» (1941), 5 Modern L. Rev. 21.

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve (1998), 159 Nfld. & P.E.I.R. 273, [1998] N.J. No. 16 (QL), qui a rejeté l’appel formé par l’accusé à l’encontre de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui par le juge Easton, [1993] N.J. No. 143 (QL) (C.S.), relativement à cinq chefs d’agression sexuelle, un chef d’extorsion et un chef de tentative d’extorsion.  Pourvoi rejeté.

 

Robin Reid, pour l’appelant.

 

Wayne Gorman, pour l’intimée.

 

Version française du jugement de la Cour rendu par

 



1                                   Le Juge en chef – Il s’agit d’un appel de plein droit des déclarations de culpabilité prononcées contre l’appelant relativement à cinq chefs d’agression sexuelle et à deux chefs d’extorsion concernant cinq plaignantes.  L’appelant a contesté les déclarations de culpabilité en invoquant plusieurs moyens d’appel.  La principale question à trancher dans le présent pourvoi est de savoir si l’infraction d’extorsion, telle qu’elle est définie dans le Code criminel , comprend l’extorsion de faveurs sexuelles.

 

I.  Les faits

 

2                                   L’appelant a été inculpé sous 10 chefs d’accusation concernant sept plaignantes:  quatre chefs d’agression sexuelle en contravention de l’al. 246.1(1)a) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34 (maintenant l’al. 271(1)a)) en ce qui concerne les plaignantes C.B., P.V.B., T.R. et C.D.; deux chefs d’extorsion en contravention du par. 305(1) (maintenant le par. 346(1)) en ce qui concerne P.V.B. et C.D.; un chef de sodomie en contravention de l’art. 155 (maintenant l’art. 159) en ce qui concerne T.R.; et trois chefs d’agression sexuelle en contravention de l’al. 271(1) a) du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , en ce qui concerne les plaignantes E.V.K., D.A.S. et J.C.H.  Les événements visés par les accusations se sont produits à diverses dates entre 1984 et 1991.  Les faits de la présente espèce sont assez complexes et ils ont été exposés de façon très détaillée dans le jugement de première instance.  Ils font l’objet d’une présentation sommaire ci‑dessous.  J’examinerai les faits plus en détail au moment d’aborder le jugement de première instance.

 


3                                   Dans chaque cas, l’appelant s’est fait passer pour un photographe ayant des relations avec une agence de mannequins.  En réalité, il n’avait pas de relations de cette sorte.  Il se servait de ce stratagème pour intéresser les plaignantes, âgées de 15 à 20 ans, à l’idée de se faire photographier pour se constituer un portfolio destiné à leur ouvrir une carrière de mannequin.  Il a persuadé toutes les plaignantes de poser totalement ou partiellement nues, et quatre des plaignantes ont été photographiées dans des scènes d’asservissement.  Sauf dans un cas, il aurait agressé sexuellement les plaignantes pendant qu’elles posaient plus ou moins dévêtues.  Certaines ont été agressées alors qu’elles étaient ligotées et complètement vulnérables.  Dans le cas de P.V.B. et de C.D., l’appelant les aurait menacées de faire parvenir certaines des photographies les plus révélatrices à leurs parents ou à un magazine pornographique si elles ne consentaient pas à lui accorder des faveurs sexuelles.  C.D. n’a pas cédé aux menaces de l’appelant, mais P.V.B. a obtempéré et lui a accordé des faveurs sexuelles pendant une période de deux à trois mois en échange des négatifs des photographies visées.

 

4                                   L’appelant a été reconnu coupable d’agression sexuelle contre E.V.K., D.A.S. et T.R., et d’extorsion et d’agression sexuelle en ce qui concerne P.V.B. et C.D.  Il a été acquitté des accusations d’agression sexuelle contre C.B. et J.C.H., et de l’accusation de sodomie concernant T.R.  Il a été condamné à une peine totale de neuf ans d’emprisonnement.  Cette peine a par la suite été réduite à sept ans par la Cour d’appel de Terre‑Neuve.

 

5                                   La Cour d’appel a rejeté à la majorité les appels formés par l’appelant contre les déclarations de culpabilité.  Le juge O’Neill, dissident, aurait accueilli les appels et ordonné la tenue d’un nouveau procès relativement aux chefs d’agression sexuelle contre E.V.K., D.A.S., T.R. et C.D.  Il aurait acquitté l’appelant sous le chef d’agression sexuelle contre P.V.B. et sous les chefs d’extorsion concernant P.V.B. et C.D.

 

II.  Dispositions législatives pertinentes

 

6                                   La disposition pertinente du Code criminel , au moment des événements, était ainsi libellée:

 


305. (1)  Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de quatorze ans, quiconque, sans justification ou excuse raisonnable et avec l’intention d’extorquer ou de gagner quelque chose, par menaces, accusations ou violence, induit ou tente d’induire une personne, que ce soit ou non la personne menacée ou accusée, ou celle contre qui la violence est exercée, à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.

 

III.  L’historique judiciaire

 

A.    Cour suprême de Terre‑Neuve, Division de première instance, [1993] N.J. No. 143 (QL)

 

7                                   En première instance, le juge Easton a examiné deux questions dont notre Cour n’est pas saisie.  La première était de savoir si le ministère public s’était acquitté de son obligation de divulguer en temps utile son intention de présenter des témoignages d’expert sur le syndrome de stress post‑traumatique dans les affaires d’agression sexuelle ainsi que sur la toxicologie.  La deuxième portait sur la question de savoir si une preuve de faits similaires aurait dû être présentée au procès.  Il a conclu que le ministère public avait fait une divulgation adéquate.  Il aurait aussi admis la preuve de faits similaires, mais en limitant son utilisation au modus operandi de l’appelant et à l’appréciation de la crédibilité de tous les témoins.

 

8                                   Après s’être penché sur l’application de la présomption d’innocence dans une affaire où le nombre des plaignantes était élevé et où 10 chefs d’accusation avaient été portés, il a entrepris l’appréciation de la preuve présentée par chaque plaignante et par l’appelant à l’égard de chaque chef.  Je n’examinerai pas la preuve relative à la plaignante C.B.  L’appelant a été acquitté de l’accusation de l’avoir agressée sexuellement et son acquittement n’est pas en cause dans le présent pourvoi.

 

(1)  P.V.B.


9                                   P.V.B., qui avait 15 ou 16 ans au moment des événements en cause, a fait la connaissance de l’appelant par l’intermédiaire de la fédération de motocyclistes dont il était président.  La plaignante s’est rendue à la résidence de l’appelant au début du printemps 1985 pour plusieurs séances de photographie.  Cédant finalement aux sollicitations, elle s’est fait photographier nue.  Elle a témoigné qu’elle s’enquérait constamment des photographies auprès de l’appelant, mais que celui‑ci refusait de les lui montrer.  Elle a finalement refusé de poser pour d’autres photographies et a insisté pour qu’il lui remette les négatifs.  L’appelant lui a dit que si elle voulait les négatifs, il faudrait qu’elle lui accorde des faveurs sexuelles et que si elle refusait, il ferait parvenir les photographies à sa mère.

 

10                               La plaignante a expliqué que par crainte d’être [traduction] «dénoncée», elle a accepté ses conditions.  Selon son témoignage, au cours des deux ou trois mois suivants, elle s’est rendue régulièrement à l’appartement de l’appelant pour y avoir des relations sexuelles avec lui.  Au cours de ces visites, elle était fouettée et obligée de se prêter à des scènes d’asservissement, et elle devait subir l’introduction de vibrateurs et de godemichés dans le vagin.  À la fin de chaque séance, elle recevait une bande de négatifs.  Elle les a tous recueillis et les a brûlés.  Une amie de P.V.B. et son ami de l’époque ont confirmé avoir été au courant de l’«arrangement» qu’elle avait pris avec l’appelant, et l’amie a vu P.V.B. détruire certains des négatifs.

 

11                               L’appelant prétend que toute activité sexuelle entre la plaignante et lui était consensuelle et que les séances de photographie n’ont commencé que quelque temps après le début de leur liaison.  Par conséquent, il n’aurait eu aucun motif de menacer de dénoncer la plaignante, et ce qu’il n’aurait jamais fait.

 


12                               Le juge Easton a accepté le témoignage de P.V.B. et a déclaré l’appelant coupable d’agression sexuelle en contravention de l’al. 246.1(1)a) et d’extorsion en contravention du par. 305(1).

 

(2)  C.D.

 

13                               C.D. a rencontré l’appelant dans un centre commercial de sa région au cours de l’été 1984.  Elle avait alors 19 ans.  Des photographies ont été prises au domicile de ses parents en fin de compte.  Une deuxième séance a par la suite été prévue dans le sous‑sol de son immeuble d’habitation.  Une amie de C.D. a assisté à cette deuxième séance de photographie.  À un moment donné, C.D. a demandé à son amie d’aller voir sa fille qui se trouvait à l’étage supérieur avec une troisième personne.  Pendant l’absence de son amie, l’appelant a demandé à C.D. de se déshabiller.  Comme elle refusait, il s’est fâché et lui a dit qu’elle lui faisait perdre son temps.  Après quelques efforts de persuasion, elle a retiré le haut.  Il lui a alors pris les seins, les serrant dans ses mains et il a fait des commentaires obscènes.  La plaignante a déclaré qu’elle était bouleversée, ne sachant que faire.  L’appelant a alors glissé la main dans sa culotte et dans son vagin.  C.D. a dit qu’elle s’est fâchée et qu’elle s’est levée au moment même où son amie revenait après s’être assurée que sa fille allait bien.  L’appelant a rangé son matériel photographique et est parti.

 


14                               C.D. a témoigné qu’il est revenu plus tard à son appartement avec les photographies.  Elle lui a dit qu’elles étaient dégoûtantes.  Il lui a répondu qu’il faudrait les payer si elle voulait les ravoir.  Il a avancé un chiffre, mais elle n’avait pas l’argent nécessaire.  L’appelant lui a alors dit que si elle couchait avec lui, elle n’aurait pas à les payer.  Il l’a aussi menacée de publier les photographies dans un magazine pornographique et d’en déposer d’autres dans la boîte aux lettres de son père si elle refusait d’avoir des relations sexuelles avec lui, bien qu’en définitive, il n’ait pas mis ses menaces à exécution.

 

15                               L’appelant a admis avoir pris des photographies de la plaignante, mais il a nié qu’elle ait été photographiée partiellement nue ou que toute inconvenance sexuelle ait eu lieu.  Il a aussi nié avoir tenté de lui extorquer des faveurs sexuelles puisqu’il ne disposait d’aucune photographie lui permettant de la menacer.

 

16                               Le juge Easton a accepté le témoignage de la plaignante et a déclaré l’appelant coupable d’agression sexuelle en contravention de l’al. 246.1(1)a) et d’extorsion en contravention du par. 305(1).

 

(3)  E.V.K.

 


17                               E.V.K., qui était âgée d’environ 20 ans au moment de l’agression sexuelle reprochée, a rencontré l’appelant près du centre commercial Fraser en août 1990.  L’appelant l’a abordée en lui demandant si elle envisageait une carrière de mannequin.  Elle a manifesté de l’intérêt, et s’est rendue par la suite à plusieurs reprises à son appartement pour des séances de photographie.  À sa dernière séance, l’appelant l’a convaincue de poser nue et il lui a attaché les poignets avec de la corde à des crochets fixés dans une porte d’arche de son appartement.  Une fois la plaignante attachée, il s’est approché d’elle par derrière, lui a touché les seins, lui a caressé le vagin et y a inséré un doigt.  Elle lui a demandé [traduction] «[E]s‑tu obligé de faire ça?» et il a répondu [traduction] «Non.»  Il l’a alors détachée, est allé chercher une chaise et l’a attachée à la chaise.  Il lui a de nouveau caressé les seins et le vagin.  D’après son témoignage, elle a vu son reflet dans la vitre du stéréo et l’a regardé détacher son pantalon.  Elle lui a demandé de la détacher, ce qu’il a fait, mais uniquement après lui avoir touché le vagin avec son pénis.

 

18                               L’accusé a confirmé les deux incidents dans son témoignage, mais il a soutenu qu’ils étaient consensuels.  Il n’a pas convaincu le juge Easton qui l’a reconnu coupable d’agression sexuelle en contravention de l’al. 271(1)a).

 

(4)  T.R.

 

19                               T.R., qui avait 19 ans au moment de l’agression sexuelle, a été approchée par l’appelant au printemps 1986.  Elle a posé partiellement nue pour l’appelant à l’appartement de ce dernier.  Quelques semaines plus tard, elle est revenue à l’appartement.  Il y a eu prise de photographies et consommation de vin.  L’appelant a suggéré de prendre en photo quelques scènes d’asservissement, ce à quoi elle a acquiescé.  Il lui a attaché les poignets de chaque côté de la porte d’arche et, en se tenant derrière elle, il a écarté les vêtements qu’elle portait et a eu un rapport sexuel avec elle par derrière.  Elle a déclaré avoir essayé de l’arrêter lorsqu’il a tenté d’insérer son pénis dans son vagin, mais il n’a pas cessé avant d’avoir éjaculé.  Elle était très fâchée et il l’a détachée.  Selon son témoignage, ils ont bu encore du vin et il l’a assurée que cela ne se reproduirait plus jamais.  Plus tard, elle a posé sur une couverture placée sur une table de salon.  L’appelant l’a convaincue de se laisser attacher à la table.  Elle était passablement ivre à ce moment.  Il a pris d’autres photographies d’elle, puis il l’a sodomisée.  Il l’a ensuite détachée, puis elle a pris ses effets et est partie.  Elle est revenue par la suite à son appartement pour voir quelques‑unes des photographies, mais sans qu’il y ait eu de contact sexuel, ni de prise de photographies.

 


20                               Le témoignage de l’appelant était très différent de celui de la plaignante.  Celui‑ci a déclaré avoir eu une liaison avec T.R. avant les événements en cause.  Il a aussi prétendu que les deux incidents dénoncés par T.R. – le rapport sexuel et le rapport sexuel anal – n’ont pas eu lieu le même soir.  Il a admis avoir eu un rapport sexuel avec la plaignante pendant qu’elle était attachée, mais il a soutenu que cela était complètement consensuel et qu’ils s’étaient par la suite rendus dans la chambre à coucher pour continuer les rapports sexuels.  Le rapport sexuel anal a eu lieu à une autre occasion.  Selon son témoignage, T.R. et lui en avait parlé.  Elle lui a ensuite fait des caresses bucco‑génitales jusqu’à ce qu’il soit excité et il lui en a fait autant avant de la sodomiser avec son consentement.  L’appelant a aussi décrit une autre relation sexuelle consensuelle postérieure aux infractions reprochées lorsque la plaignante s’est présentée chez lui pour voir les photographies.

 

21                               Le juge Easton a reconnu l’appelant coupable d’agression sexuelle en contravention de l’al. 246.1(1)a).  Même s’il n’était pas certain que le rapport sexuel anal ait eu lieu le même soir que l’agression sexuelle, malgré l’acceptation du témoignage en ce sens de l’appelante, il éprouvait de sérieux doutes quant à la crédibilité de la plaignante au sujet de ce deuxième incident.  Il s’est dit étonné que la plaignante accepte de se mettre dans une position encore plus vulnérable et compromettante après une agression sexuelle.  N’étant pas convaincu que le rapport sexuel anal n’avait pas été consensuel, il a acquitté l’appelant de l’accusation de sodomie.

 

(5)  D.A.S. et J.C.H.

 


22                               L’agression sexuelle de D.A.S. aurait eu lieu le soir du 4 août 1991.  Alors âgée de 15 ans, D.A.S. s’est rendue à l’appartement de Davis avec son amie J.C.H., qui avait déjà posé pour l’appelant.  Après un échange sur le métier de mannequin, D.A.S. a signé une formule de consentement.  L’appelant lui a alors demandé de rester dans la chambre à coucher environ une demi- heure, pendant qu’il prenait des photographies de J.C.H.  D.A.S. se souvient ensuite d’avoir été photographiée pendant qu’elle était attachée à la porte d’arche, et elle dit que l’appelant a tenté de faire glisser les bretelles de son maillot, et qu’il lui a touché les seins et pincé les mamelons [traduction] «pour les faire durcir».  D.A.S. lui a dit de la laisser tranquille et il l’a détachée.  C’est la seule allégation d’agression sexuelle qu’elle a faite.  Elle se souvient ensuite avoir vu J.C.H. téléphoner pour qu’on vienne la chercher et avoir quitté l’appartement de l’appelant.

 

23                               Le souvenir que D.A.S. a conservé des événements est vague, et il y a une période d’environ une heure et demie qui ne lui revient pas à la mémoire.  Elle ne peut se souvenir dans quelles circonstances elle a été attachée et elle ne sait pas si elle a consenti à se livrer à une activité sexuelle avec l’appelant pendant ce laps de temps.

 

24                               J.C.H., qui avait 17 ans, s’était déjà rendue à l’appartement de l’appelant et avait posé nue pour lui.  Le 4 août, pendant que D.A.S. était dans la chambre à coucher, J.C.H. témoigne qu’elle a été attachée à une chaise et qu’elle a subi contre son gré l’introduction d’un godemiché dans le vagin.  Elle n’a rien dit parce qu’elle avait peur.  Elle a en outre soutenu que l’appelant lui a touché les seins pendant qu’elle était attachée à la porte d’arche.  Elle a aussi fait le récit suivant des activités sexuelles entre l’appelant et D.A.S.:  l’appelant a attaché D.A.S. à une chaise et a obtenu que J.C.H. lui fasse des caresses bucco‑génitales.  L’appelant a ensuite pénétré D.A.S. qui pleurait, et il a éjaculé sur elle.  Elles ont quitté les lieux peu après, avec l’ancien ami de J.C.H., venu les chercher.  Ce dernier a confirmé qu’au moment où il les a ramenées, J.C.H. et D.A.S. semblaient toutes deux bouleversées et que D.A.S. avait l’air fâchée contre J.C.H.


 

25                               L’appelant prétend qu’il a couché avec J.C.H. au cours de l’une de ses visites antérieures et que toutes les activités sexuelles qui ont eu lieu, y compris les incidents survenus le soir du 4 août, étaient purement consensuelles.  Selon son témoignage, le soir en question, J.C.H. a insisté pour que D.A.S. pose pour des photographies, et c’est J.C.H. qui a suggéré que D.A.S. soit attachée à la chaise.  Une fois D.A.S. ligotée, J.C.H. lui a inséré un vibrateur et elle a invité l’appelant à s’approcher pour qu’elle lui fasse des caresses bucco‑génitales.  Il a déclaré que J.C.H. a alors retiré le vibrateur et qu’il a eu un rapport sexuel avec D.A.S. pendant que J.C.H. l’encourageait.  Il a éjaculé sur D.A.S. qu’il a ensuite détachée.  D.A.S aurait alors dit:  [traduction] «Sors, sors-moi d’ici», en réponse, au dire de l’appelant, à la proposition de relations sexuelles lesbiennes que J.C.H. lui aurait faite.

 

26                               Une bande vidéo de J.C.H., saisie à la résidence de l’appelant, a aussi été montrée à la cour.  Elle comporte une séquence dans laquelle J.C.H., manifestement une participante consentante, se masturbait avec un godemiché.  Selon l’appelant, l’enregistrement a été fait peu après le 4 août 1991.  J.C.H. a nié avoir connaissance de cette bande vidéo.

 

27                               Le juge Easton a conclu qu’il était extrêmement difficile de reconstituer les événements survenus ce soir-là.  D.A.S. se rappelait peu de choses et elle se contredisait parfois.  De plus, il y avait de nombreuses divergences entre les témoignages de J.C.H. et de D.A.S.  Il a toutefois conclu en ces termes, aux par. 95 à 97:

 


[traduction]  Ici, même si nous sommes en présence d’un prétendu trou de mémoire, que j’ai trouvé suspect de la part de la plaignante, cela ne signifie pas  qu’elle n’a pas été agressée sexuellement.  Pour de nombreuses raisons, elle peut avoir tu ce qui, selon moi, s’est produit ce soir‑là à la résidence.  Même si son témoignage au sujet du pincement des seins peut être véridique ou ne pas l’être, et que cela constitue la seule agression sexuelle qui aurait eu lieu selon elle, je ne suis toutefois pas convaincu qu’il n’y a pas effectivement eu d’agression sexuelle.

 

. . . À mon avis, nous avons ici d’autres témoignages, y compris celui de l’accusé, qui prouvent hors de tout doute raisonnable que l’accusé a, en fait, commis une agression sexuelle contre la plaignante sans son consentement.  [. . .] [L’]accusé admet avoir eu un rapport sexuel avec la plaignante [. . .] Il a déclaré que la plaignante D.A.S. était très bouleversée.  Selon son témoignage, les bras et les jambes de D.A.S. étaient ligotés et D.A.S. se plaignait pendant qu’elle était attachée à la chaise.  [. . .] D.A.S. a dit «Sors, sors».  Même si l’accusé tente de faire croire que ce commentaire était davantage dirigé vers J.C.H. que lui, je ne suis pas convaincu que cela ne lui était pas également applicable.

 

J’accepte aussi le témoignage de J.C.H. quand elle dit qu’au moment où l’accusé a pénétré D.A.S., celle‑ci pleurait.  Je considère cela comme une manifestation d’absence de consentement.

 

Il a déclaré Davis coupable d’avoir agressé sexuellement D.A.S. en contravention de l’al. 271(1) a) du Code criminel .

 

28                               Le juge Easton a acquitté Davis de l’accusation d’agression sexuelle contre J.C.H.  Le fait qu’elle ne se souvienne pas d’avoir fait la bande vidéo, dans laquelle elle semblait être une participante consentante, et le fait que des trous de mémoire semblables aient été invoqués par C.B. et par D.A.S., qui étaient de bonnes amies, jette un doute sur sa crédibilité.

 

B.  Cour d’appel de Terre‑Neuve (1998), 159 Nfld. & P.E.I.R. 273

 

(1)  Le juge Green, pour la majorité (avec l’appui du juge Steele)

 

29                               L’appelant a contesté les déclarations de culpabilité prononcées contre lui en invoquant divers moyens d’appel.  Je traiterai de chacun dans l’ordre retenu par les juges majoritaires de la Cour d’appel.


 

30                               Le juge Green a d’abord rejeté les arguments de l’appelant voulant que le juge du procès ait commis une erreur en concluant que le ministère public s’était acquitté de ses obligations de divulgation et en admettant une preuve de faits similaires.  Il a ensuite examiné les moyens d’appel plus précis invoqués à l’égard des chefs particuliers.

 

31                               L’appelant a prétendu que le juge du procès a commis un certain nombre d’erreurs en le déclarant coupable d’extorsion en ce qui concerne P.V.B. et C.D.  Son argument principal, c’est que les mots «quelque chose» au par. 346(1)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46  (l’ancien par. 305(1)), se rapportent uniquement à des choses telles que de l’argent ou des biens et que, par conséquent, ils ne comprennent pas les faveurs sexuelles.  Le juge Green a rejeté cet argument.  En se fondant sur l’arrêt R. c. Bird (1969), 9 C.R.N.S. 1 (C.A.C.‑B.), il a statué que l’expression «quelque chose» pouvait viser des choses incorporelles et qu’elle comprenait les faveurs sexuelles.  Reconnaissant que le juge du procès n’avait pas procédé à une analyse particulière des règles du droit relatives à l’extorsion, il a néanmoins conclu après un examen du dossier que les éléments nécessaires de l’infraction avaient été établis.  Il a donc rejeté ce moyen d’appel.

 


32                               L’appelant a prétendu que le juge du procès avait commis une erreur en le reconnaissant coupable d’agression sexuelle contre P.V.B.  Selon l’appelant, même si P.V.B. a décidé d’avoir des rapports sexuels avec lui parce qu’il menaçait de dévoiler les photographies où elle apparaissait nue, une telle menace n’aurait pas rendu sa décision non consensuelle.  Il a soutenu que l’al. 265(3)b) (l’ancien al. 244(3)b)), qui mentionne les menaces avec emploi de la force, établit de façon exhaustive les types de menaces qui vicient le consentement.  Le juge Green a conclu que la menace de dévoiler des photographies de nus n’est pas visée par le par. 265(3).  Toutefois, en se fondant sur les arrêts R. c. Coughlan (1992), 100 Nfld. & P.E.I.R. 326 (C.A.T.‑N.), et R. c. Caskenette (1993), 80 C.C.C. (3d) 439 (C.A.C.‑B.), il a conclu que le par. 265(3) n’établit pas de façon exhaustive les circonstances dans lesquelles des menaces peuvent vicier le consentement.  Il a aussi statué que la menace de l’appelant en l’espèce était suffisamment contraignante pour vicier le consentement de la plaignante.  Il a donc rejeté ce moyen d’appel.

 

33                               Le juge Green s’est ensuite penché sur l’argument de l’appelant selon lequel le principe interdisant les déclarations de culpabilité multiples relativement au même délit, énoncé par notre Cour dans l’arrêt Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729, aurait dû faire obstacle à l’une des deux déclarations de culpabilité relatives aux chefs d’accusation concernant P.V.B.  Il a conclu que pour que le principe établi dans l’arrêt Kienapple s’applique, il faut qu’il y ait un lien factuel et juridique entre les infractions.  Dans la présente espèce, il n’y avait pas de lien juridique suffisant entre l’extorsion et l’agression sexuelle, compte tenu des intérêts sociaux différents que les deux infractions cherchent à protéger.  Il a rejeté ce moyen d’appel.

 


34                               L’appelant a prétendu que le juge du procès avait commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si la défense de croyance sincère mais erronée au consentement dans le cas d’E.V.K. avait quelque vraisemblance.  Le juge Green a conclu que le fait que le juge du procès n’ait pas porté attention à ce moyen de défense dans un jugement par ailleurs détaillé soulevait la question de savoir s’il avait omis d’en tenir compte.  L’autre possibilité était que le juge du procès ait conclu que ce moyen de défense n’était pas  «vraisemblable» et qu’il n’y avait pas lieu d’en traiter dans ses motifs.  Concluant qu’il était impossible de résoudre cette question à la lecture du jugement, le juge Green a procédé à l’examen de la preuve et il a jugé que ce moyen de défense n’était pas vraisemblable; il a par conséquent rejeté ce moyen d’appel.

 

35                               Le juge Green a enfin étudié la prétention de l’appelant selon laquelle le juge du procès avait commis une erreur dans l’application du principe du doute raisonnable aux cas des cinq plaignantes.  Il a noté que le juge du procès avait fait deux déclarations problématiques dans le cas de D.A.S. et de T.R. lorsqu’il a dit, au cours de l’examen des éléments de preuve, qu’il n’était [traduction] «pas convaincu» que les plaignantes aient consenti aux activités sexuelles en cause.  Le juge Green a conclu que le juge du procès ne s’était pas trompé au sujet de la présomption d’innocence et du principe du doute raisonnable au début de son jugement.  Il a conclu que, lorsqu’elles étaient examinées dans le contexte du jugement dans son ensemble, les deux remarques étaient effectivement neutralisées par d’autres passages.  Le juge Green a aussi conclu que les verdicts étaient tous raisonnables et étayés par la preuve.

 

(2)  Le juge O’Neill, dissident

 


36                               Le juge O’Neill aurait acquitté l’appelant relativement aux deux chefs d’extorsion.  Adoptant le point de vue exposé par A.W. Mewett et M. Manning dans leur ouvrage intitulé Mewett & Manning on Criminal Law (3e éd. 1994), à la p. 833, il a conclu que les mots «quelque chose» au par. 346(1), ne pouvaient se rapporter qu’à [traduction] «une chose matérielle, telle que de l’argent ou des biens».  Par conséquent, les mots «quelque chose» ne pouvaient viser des activités sexuelles.  Quant à l’extorsion de faveurs sexuelles à C.D., le juge O’Neill a conclu que l’infraction exigeait que l’appelant fasse une véritable tentative.  Une tentative en droit exige plus qu’une déclaration d’intention.  Aucune preuve n’établit l’existence d’un contact entre l’appelant et la plaignante après la rencontre dans l’appartement de cette dernière, et il n’a pas été établi non plus que l’appelant ait fait quoi que ce soit pour mettre les menaces à exécution.  L’accusation aurait donc dû être rejetée.

 

37                               Le juge O’Neill aurait acquitté l’appelant de l’accusation d’agression sexuelle contre P.V.B.  En se fondant sur l’arrêt R. c. Guerrero (1988), 64 C.R. (3d) 65 (C.A. Ont.), il a conclu que le par. 265(3) établissait de façon exhaustive les circonstances dans lesquelles les menaces vicient le consentement.

 

38                               En ce qui a trait à la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant pour agression sexuelle contre E.V.K., le juge O’Neill a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si la défense de croyance sincère mais erronée au consentement avait quelque vraisemblance, et il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès.

 

39                               Enfin, le juge O’Neill a conclu que le juge du procès avait commis une erreur dans l’application qu’il a faite du principe du doute raisonnable dans le cas des cinq plaignantes.  Il a conclu que le juge du procès avait commis deux erreurs notables.  En premier lieu, dans chaque cas, le juge du procès a omis de tenir compte de tous les éléments de preuve pour déterminer s’il existait un doute raisonnable, selon la méthode énoncée par notre Cour dans l’arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742.  En deuxième lieu, dans le cas de D.A.S. et de T.R., les propos du juge du procès donnent à penser qu’il a inversé le fardeau de la preuve le faisant passer du ministère public à l’appelant.  Il aurait ordonné la tenue de nouveaux procès en ce qui concerne les chefs d’accusation d’agression sexuelle contre D.A.S., T.R. et C.D.  Le juge O’Neill n’a exprimé aucune dissidence particulière quant au caractère raisonnable des verdicts ni sur la question de savoir s’ils étaient étayés par la preuve.

 


IV.  Les points en litige

 

40                               Il s’agit d’un pourvoi de plein droit, et les questions qui relèvent de notre compétence se limitent aux questions de droit à l’égard desquelles le juge O’Neill a exprimé sa dissidence.  Il y a cinq points en litige:

 

1.  L’extorsion de faveurs sexuelles constitue‑t‑elle un crime?

 

2.  Y a‑t‑il consentement à une activité sexuelle si celui‑ci est obtenu sous la menace de dévoiler des photographies de nus?

 

3.  Le principe énoncé dans l’arrêt Kienapple s’applique‑t‑il aux déclarations de culpabilité pour extorsion et agression sexuelle dans le cas de P.V.B.?

 

4.  Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n’examinant pas la défense de croyance sincère mais erronée au consentement lorsqu’il a déclaré l’appelant coupable d’avoir agressé sexuellement E.V.K.?

 

5.  Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans l’application du principe du doute raisonnable dans le cas des cinq plaignantes?

 

V.  Analyse

 

A.  L’extorsion de faveurs sexuelles constitue‑t‑elle un crime?

 


41                               L’extorsion de faveurs sexuelles constitue‑t‑elle un crime?  La réponse à cette question dépend de la portée de l’expression «quelque chose» qui figure dans la disposition du Code criminel  relative à l’extorsion.  L’appelant a été accusé en vertu de l’art. 305, qui définissait l’extorsion de la façon suivante:

 

305.  (1)  Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de quatorze ans, quiconque, sans justification ou excuse raisonnable et avec l’intention d’extorquer ou de gagner quelque chose, par menaces, accusations ou violence, induit ou tente d’induire une personne, que ce soit ou non la personne menacée ou accusée, ou celle contre qui la violence est exercée, à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.

 

Le paragraphe 305(1) a été légèrement modifié en 1985 (S.C. 1985, ch. 19, art. 47). C’est maintenant le par. 346(1), qui dispose:

 

346.  (1)  Commet une extorsion quiconque, sans justification ou excuse raisonnable et avec l’intention d’obtenir quelque chose, par menaces, accusations ou violence, induit ou tente d’induire une personne, que ce soit ou non la personne menacée ou accusée, ou celle contre qui la violence est exercée, à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.

 

Les juges Green et O’Neill se sont tous deux reportés au par. 346(1) dans leurs motifs.  Bien que les par. 305(1) et 346(1) soient pratiquement identiques, les mots «avec l’intention d’extorquer ou de gagner» précèdent la première mention de l’expression «quelque chose» dans l’art. 305, tandis que les mots «avec l’intention d’obtenir» précèdent la première mention de l’expression «quelque chose» dans l’art. 346.  Compte tenu de cette distinction subtile et du fait que l’appelant a été accusé et déclaré coupable sous le régime de l’article 305, je me reporterai à l’art. 305 dans le cadre de mon analyse.

 


42                               Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21, notre Cour a adopté le passage suivant de l’ouvrage de Driedger intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) pour résumer la méthode à suivre pour interpréter un texte législatif:

 

[traduction]  Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution:  il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

43                               Je commence par le sens ordinaire et grammatical de l’expression «quelque chose».  Le Dictionnaire encyclopédique Quillet (1975) définit l’expression «quelque chose» comme «une chose quelconque» (p. 5605), et il précise que le mot «chose» s’emploie pour désigner «tout être inanimé, soit réel, soit idéal, tout ce qu’on dit ou que l’on peut dire, tout ce que l’on fait ou que l’on peut faire, tout ce qui n’a pas de nom particulier» (p. 1283).  La définition donnée à ces termes dans le dictionnaire suggère une interprétation large, qui devrait comprendre les faveurs sexuelles.  Une telle interprétation est aussi appuyée par le contexte immédiat de la disposition.  L’expression «quelque chose» figure à deux endroits dans le par. 305(1):

 

305. (1)  Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de quatorze ans, quiconque, sans justification ou excuse raisonnable et avec l’intention d’extorquer ou de gagner quelque chose, par menaces, accusations ou violence, induit ou tente d’induire une personne, que ce soit ou non la personne menacée ou accusée, ou celle contre qui la violence est exercée, à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.  [Je souligne.]

 

À mon avis, le sens de «quelque chose» dans le contexte immédiat «d’extorquer ou de gagner quelque chose» et d’induire une personne «à accomplir ou à faire accomplir quelque chose» est clairement en harmonie avec la définition large et sans restriction donnée par le dictionnaire, et englobe les faveurs sexuelles.

 


44                               Les auteurs Mewett et Manning, op. cit., adoptent un point de vue différent.  Dans leur commentaire sur l’arrêt R. c. Bird, il font valoir ce qui suit, à la p. 833:

 

[traduction]  L’arrêt Bird ne donne pas beaucoup de détails sur cette interprétation large de «quelque chose», la cour se contentant de dire que le mot est clair et non ambigu, et que son application n’est pas limitée lorsqu’il est employé dans ce contexte.  Ce n’est toutefois pas ce qu’on entend normalement par les mots «extorquer ou gagner».  Il est vrai que, pris isolément, «quelque chose» peut avoir un sens très large, mais dans le contexte des mots «extorquer ou gagner», on se serait attendu à ce que l’expression se rapporte à une chose matérielle, telle que de l’argent ou des biens.

 

En toute déférence, je ne partage pas cet avis.  Je crois que les auteurs ne prennent pas suffisamment en considération le fait que le sens de l’expression «quelque chose» est aussi qualifié par les mots «à accomplir ou à faire accomplir quelque chose» à la fin de la disposition.

 

45                               Je constate aussi qu’une interprétation de l’expression «quelque chose» qui comprend des faveurs sexuelles est suggérée par l’objet et la nature de l’infraction d’extorsion.  L’extorsion criminalise l’intimidation et l’atteinte à la liberté de choix.  Elle rend passible de sanctions ceux qui, par menaces, accusations ou violence, induisent ou tentent d’induire leurs victimes à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.  Les menaces, les accusations et la violence servent clairement à intimider:  voir l’arrêt R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, à la p. 81; l’arrêt R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758, aux pp. 761 et 762.  Lorsque des menaces se combinent à des demandes, il y a incitation à donner suite aux demandes.  Cela entrave la liberté de choix de la victime, puisque celle‑ci peut être forcée de faire ce que, autrement, elle aurait choisi de ne pas faire.

 


46                               Compte tenu de cet objet, j’éprouve de la difficulté à retenir la proposition de l’appelant selon laquelle l’expression «quelque chose» devrait se limiter à des choses telles que de l’argent ou des biens.  Si l’argument de l’appelant était accueilli, il serait criminel de menacer de dévoiler des photographies de nus lorsque l’auteur de la menace exige de l’argent, mais il ne serait pas criminel de le faire lorsque l’auteur de la menace exige des faveurs sexuelles.  Cela me paraît déraisonnable et en contradiction avec l’objet de la disposition.  La menace est aussi intimidante dans les deux cas car les conséquences d’un refus d’obtempérer sont identiques.  En ce qui a trait à l’atteinte à la liberté de choix, dans les deux cas la victime est appelée à faire quelque chose qu’elle peut ne pas vouloir faire.  La victime préférerait probablement donner suite à la demande d’argent plutôt qu’à la demande de faveurs sexuelles.  La liberté de choix en matière sexuelle est au moins aussi prisée que la liberté de choix en matière de propriété.  Par conséquent, je ne vois aucune raison de penser que l’extorsion de faveurs sexuelles n’est pas elle aussi une infraction criminelle.

 

47                               D’aucuns pourront objecter que cette conception de l’objet de l’art. 305 est trop large et qu’elle ne tient pas compte de deux facteurs contextuels importants, à savoir que l’infraction d’extorsion était historiquement une infraction contre la propriété et que la disposition relative à l’extorsion figurait à la partie VII (maintenant la partie IX) du Code, intitulée «Infractions contre les droits de propriété».  Lorsque ces facteurs sont appréciés adéquatement, fait‑on valoir, l’extorsion ne criminalise que les demandes visant des choses telles que de l’argent ou des biens.  Par conséquent, l’expression «quelque chose» devrait recevoir une interprétation plus limitée.

 


48                               En examinant les arguments relatifs aux origines historiques de l’infraction, j’esquisserai brièvement l’évolution des infractions de chantage et d’extorsion en droit anglais et canadien.  En Grande‑Bretagne, [traduction] «le blackmail (chantage) était à l’origine le tribut extorqué par des pirates dans les régions frontalières du Nord en échange de la protection des terres et des biens contre le pillage ou le vol»:  voir W. H. D. Winder, «The Development of Blackmail» (1941), 5 Modern L. Rev. 21, à la p. 24.  Le terme a par la suite été utilisé pour désigner un certain nombre d’infractions consistant à demander des biens ou d’autres avantages en recourant à des menaces:  voir G. L. Williams, «Blackmail», [1954] Crim. L. Rev. 79, à la p. 79.  Dans les premières étapes de son développement, l’infraction de chantage [traduction] «semble avoir eu pratiquement la même portée que le vol et la tentative de vol, mais avec les années, sa définition s’est élargie au point d’embrasser des méthodes d’extorsion plus subtiles»:  J. C. Smith et B. Hogan, Criminal Law (8e éd. 1996), à la p. 618.  À l’origine, l’extorsion était une infraction distincte en common law visant à sanctionner la conduite des représentants de l’État qui cherchaient à obtenir un avantage pécuniaire personnel en se servant de leurs fonctions.  Sa portée a depuis été élargie par voie législative dans certains ressorts, dont le Canada, de façon à englober certaines formes plus connues de chantage.

 

49                               L’article 305  du Code criminel  a ses origines dans cinq infractions distinctes définies de façon relativement restrictive dans le premier Code criminel  de 1892 (S.C. 1892, ch. 29).  Les cinq infractions étaient définies aux art. 402 à 406, et elles peuvent être résumées de la façon suivante:

 

art. 402:  Forcer quelqu’un à signer un document par violence ou contrainte ou par des menaces de violence ou de contrainte.

 

art. 403:  Envoyer une lettre ou un écrit exigeant par des menaces la remise de quelque bien, effet, argent, valeur négociable ou autre chose de valeur.

 


art. 404:  Demander par des menaces quelque chose pouvant être volée dans l’intention de la dérober.

 

art. 405:  Accuser ou menacer d’accuser une personne de certains crimes énumérés dans l’intention d’extorquer ou d’obtenir quelque chose de quelqu’un ou de forcer quelqu’un à signer un document.

 

art. 406:  Accuser ou menacer d’accuser une personne de crimes autres que ceux énumérés à l’art. 405 dans l’intention d’extorquer ou d’obtenir quelque chose de quelqu’un ou de forcer quelqu’un à signer un document.

 

Des changements mineurs ont été apportés au moment de la révision de 1906 (S.R.C. 1906, ch. 146), en même temps que la renumérotation des art. 402 à 406 qui sont devenus les art. 450 à 454.  Plusieurs modifications se sont ajoutées en 1927 (S.R.C. 1927, ch. 36).  À la suite des modifications d’ensemble apportées en 1955 (S.C. 1953‑54, ch. 51), les art. 450 à 455 ont été combinés en une seule infraction appelée «extorsion» et cette disposition a été adoptée de nouveau pour devenir l’art. 291, qui a par la suite été renuméroté sans changement et est devenu l’art. 305 à l’issue de la révision de 1970 (S.R.C. 1970, ch. C‑34).

 

50                               L’historique législatif peut être utile pour déterminer l’intention du législateur:  voir l’arrêt Rizzo Shoes, précité, au par. 31; voir également l’arrêt R. c. Vasil, [1981] 1 R.C.S. 469, à la p. 487; et l’arrêt Paul c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 621, aux pp. 635, 653 et 660.  Toutefois, l’historique législatif de l’art. 305 ne jette pas beaucoup de lumière sur le sens de l’expression «quelque chose».  Comme l’a dit le juge Cartwright (plus tard Juge en chef) au nom de la formation de cinq juges dans l’arrêt R. c. Natarelli, [1967] R.C.S. 539, aux pp. 543 et 544:


 

[traduction]  Le libellé de l’art. 291 [par la suite l’art. 305] du Code actuel m’apparaît si différent de celui des art. 450 à 454 du Code précédent qu’il y a peu à tirer de l’examen des affaires tranchées sous le régime de ces articles.

 

Les propos de lord Herschell dans Bank of England c. Vagliano Brothers [[1891] A.C. 107, aux pp. 144 et 145] me semblent appropriés compte tenu du problème dont nous sommes saisis.  Ils sont fidèlement résumés dans Halsbury, 3e éd., vol. 36, p. 406, art. 614, de la façon suivante:

 

Pour interpréter une loi codifiée, il convient premièrement d’en examiner le texte et de se demander quel est son sens naturel; c’est inverser le bon ordre de l’examen que de commencer par se demander quel était l’état du droit avant, et par la suite, en présumant qu’on avait probablement l’intention de ne pas le modifier, de voir si les mots du texte législatif supportent une interprétation conforme à ce point de vue.  On a dit que l’objet d’une loi codifiée était de faire en sorte que sur tous les points particulièrement traités par elle, le sens de la loi pouvait être dégagé par l’interprétation de son libellé, plutôt que par l’examen de certains précédents.  Après que le texte a été examiné sans présomption, il ne faut recourir à l’état du droit antérieur que pour des raisons spéciales, par exemple l’interprétation de dispositions de sens incertain, ou de mots ayant acquis un sens technique.

 

En guise de point final au sujet de l’historique législatif, je voudrais souligner qu’aucun passage du hansard ni des rapports des comités ne jette la lumière sur l’intention du législateur lors de l’adoption de la nouvelle disposition relative à l’extorsion en 1955.

 

51                               J’aborde maintenant le fait que l’infraction d’extorsion se trouve dans la partie du Code intitulée «Infractions contre les droits de propriété».  Notre Cour a statué à nombre d’occasions que les rubriques peuvent servir d’aide à l’interprétation législative:  voir les arrêts Attorney-General of Canada c. Jackson, [1946] R.C.S. 489, aux pp. 495 et 496; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Skoke‑Graham c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106, aux pp. 119 et 120; R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167, à la p. 179.

 


52                               Dans l’arrêt Skapinker, le juge Estey a décrit le rôle des rubriques en matière d’interprétation constitutionnelle.  Ses motifs s’appliquent tout aussi bien à l’interprétation des lois ordinaires.  Aux pp. 376 et 377, il a dit:

 

Il est manifeste que, quel qu’en soit le but, ces rubriques ont été ajoutées de façon systématique et délibérée de manière à faire partie intégrante de la Charte.   La Cour doit, à tout le moins, en tenir compte pour déterminer le sens et l’application des dispositions de la Charte.  L’influence qu’aura une rubrique sur ce processus dépendra de plusieurs facteurs dont (sans que cette énumération se veuille exhaustive) la difficulté d’interpréter l’article à cause de son ambiguïté ou de son obscurité, la longueur et la complexité de la disposition, l’homogénéité apparente de la disposition qui suit la rubrique, l’emploi de termes génériques dans la rubrique, la présence ou l’absence d’un ensemble de rubriques qui semblent séparer les divers éléments de la Charte et le rapport qui existe entre la terminologie employée dans la rubrique et le contenu de la disposition qui la suit.

 

                                                                  . . .

 

[J]e conclus qu’il faut tenter de concilier la rubrique avec l’article qu’elle précède.  Si toutefois il devient évident que, dans l’ensemble, l’article est clair et ne comporte pas d’ambiguïté, la rubrique n’aura pas pour effet de modifier ce sens clair et précis.  Même dans cette situation intermédiaire, une cour ne doit pas, en adoptant une règle formaliste d’interprétation, se priver de l’avantage qu’elle peut tirer, si mince soit‑il, de l’analyse de la rubrique en tant que partie de l’ensemble du document constitutionnel.  [Je souligne.]

 

53                               À mon avis, l’approche du juge Estey quant au rôle des rubriques dans l’interprétation législative est juste.  Les rubriques [traduction] «devraient être considérées comme faisant partie de la législation et elles devraient être lues et invoquées comme tout autre élément contextuel»:  Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), par R. Sullivan, à la p. 269.  Le poids à donner aux rubriques dépend des circonstances.  Les rubriques ne sont jamais décisives quant à l’intention du législateur, elles constituent uniquement un facteur qu’il faut prendre en considération:  voir l’arrêt Lohnes, précité, à la p. 179.

 


54                               En l’espèce, j’estime que des considérations concurrentes l’emportent sur le fait que la disposition relative à l’extorsion figure dans la partie intitulée «Infractions contre les droits de propriété» du Code lorsqu’il s’agit de déterminer de la portée de l’expression «quelque chose».  Premièrement, le sens ordinaire de l’expresssion «quelque chose», placée dans son contexte immédiat, est clair et appuie une interprétation large.  Il y a lieu d’accorder plus de poids au sens ordinaire qu’aux rubriques.  Ainsi que l’a dit le juge Estey dans l’arrêt Skapinker, précité, à la p. 377, «[s’]il devient évident que, dans l’ensemble, l’article est clair et ne comporte pas d’ambiguïté, la rubrique n’aura pas pour effet de modifier ce sens clair et précis.»  Voir également l’arrêt Jackson, précité, aux pp. 495 et 496, le juge Kellock.

 

55                               Deuxièmement, l’objet de l’art. 305, qui peut être déduit directement du libellé de la disposition, est que l’extorsion criminalise l’intimidation et l’atteinte à la liberté de choix.  Compte tenu de cet objectif, il serait déraisonnable de criminaliser l’extorsion d’argent ou de biens mais non l’extorsion de faveurs sexuelles.  L’adoption d’une formulation plus étroite de cet objet à la lumière de la rubrique entraînerait ce résultat.

 

56                               Troisièmement, le législateur fédéral aurait pu facilement restreindre la portée de l’expression «quelque chose» aux choses telles que de l’argent ou des biens.  En Grande‑Bretagne, l’infraction de chantage est définie à l’art. 21 de la Theft Act 1968 (R.-U.), 1968, ch. 60, de la manière suivante:

 

[traduction]  (1) Est coupable de chantage quiconque exige, en vue d’obtenir un gain pour lui‑même ou pour autrui ou avec l’intention de faire subir une perte à autrui, la satisfaction d’une demande injustifiée accompagnée de menaces;

 


Le sens ordinaire de l’expression «demande injustifiée» est à peu près aussi large que celui de l’expression «quelque chose» à l’art. 305.  La portée de l’art. 21 est toutefois expressément limitée par l’art. 34 de la Theft Act qui prévoit que pour l’application de ladite loi (et donc de l’art. 21), les mots [traduction] «“gain” et “profit” s’entendent uniquement d’un gain ou d’une perte d’argent ou d’un autre bien».  Le fait que le législateur fédéral n’ait pas limité de la même manière la portée de l’art. 305 constitue une autre raison de lui donner une interprétation large.

 

57                               Enfin, un certain nombre de tribunaux canadiens ont statué que l’expression «quelque chose» comprend les faveurs sexuelles:   voir Bird, précité; R. c. D.K.P. (No. 1) (1991), 11 W.A.C. 302 (C.-B.); R. c. Bloch‑Hansen (1977), 38 C.C.C. (2d) 143 (C. dist. Sask.).

 

58                               Pour ces motifs, je suis d’accord avec la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique qui a statué dans l’arrêt Bird, précité, à la p. 17, qu’il faut donner à l’expression «quelque chose» une [traduction] «application large, illimitée» et que les faveurs sexuelles sont «directement visées par l’expression “quelque chose” telle qu’elle est employée dans cet article».

 

59                               Je note que le juge O’Neill était dissident pour le motif que l’appelant n’a pas tenté d’extorquer quoi que ce soit à C.D. parce que ses menaces étaient simplement assimilables à une déclaration d’intention.  En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec cette conclusion.  Les menaces proférées par l’appelant correspondaient clairement à une tentative d’extorquer des faveurs sexuelles à C.D., constituant donc l’actus reus de l’infraction d’extorsion qui comprend la tentative d’induire une personne à accomplir ou à faire accomplir quelque chose.  La tentative est commise lorsque le délinquant menace la victime avec l’intention d’extorquer ou de gagner quelque chose.


 

B.                Y a‑t‑il consentement à une activité sexuelle si celui‑ci est obtenu sous la menace de dévoiler des photographies de nus?

 

60                               Le juge du procès a statué que P.V.B. avait décidé d’avoir des rapports sexuels avec l’appelant parce que ce dernier l’avait menacée de dévoiler les photographies qu’il avait prises d’elle nue.  Il a conclu à l’absence de consentement et il a déclaré l’appelant coupable d’agression sexuelle.

 

61                               Reprenant les motifs dissidents du juge O’Neill, l’appelant a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur parce que l’al. 265(3)b), où il est question de menaces de recours à la force, constitue une liste exhaustive des cas où il y a absence de consentement en raison de menaces.  Le ministère public a adopté la position contraire, soutenant que l’al. 265(3)b) était simplement explicatif et non exhaustif.

 

62                               J’estime que je n’ai pas à trancher cette question.  La déclaration de culpabilité de l’appelant pour agression sexuelle contre P.V.B. peut être confirmée en se fondant sur une agression sexuelle indépendante, totalement séparée de l’extorsion.  Cet autre motif servant à confirmer la déclaration de culpabilité de l’appelant a été plaidé par le ministère public.

 

63                               Pendant une période d’environ deux à trois mois, P.V.B. s’est rendue à l’appartement de l’appelant où elle avait des rapports sexuels avec lui en échange des négatifs des photographies qu’il avait prises d’elle.  De l’aveu même de l’appelant, P.V.B. a été ligotée plusieurs fois.  P.V.B. a déclaré dans son témoignage qu’à deux reprises, au moins, l’appelant avait continué l’activité sexuelle après qu’elle lui eut communiqué sans ambiguïté son absence de consentement.  Je reproduis ci‑dessous des extraits de son interrogatoire principal:


[traduction]

R.    Il m’attachait les poignets, un à chaque coin; et les chevilles aux coins inférieurs, ensuite il me bandait les yeux et il se livrait à des actes sexuels sur moi[,] [i]l insérait des objets en moi et, parfois, il utilisait une lanière de cuir pour me frapper.

 

Q.   Où vous frappait‑il?

 

 

R.    Il me frappait sur diverses parties du corps et sur le vagin.

 

Q.   Étiez‑vous consentante à ces activités, que vouliez‑vous, que lui avez‑vous dit?

 

R.    Non, je ne lui ai jamais dit de me faire quoi que ce soit.  Et je lui ai dit d’arrêter de me frapper avec [la] lanière, cela me faisait mal.

 

Q.   Oui.

 

R.    Et il continuait à le faire.  [Je souligne.]

 

P.V.B. a aussi mentionné au moins un autre incident au cours duquel l’appelant a continué en dépit de son absence de consentement:

 

[traduction]

 

R.    Il m’avait fait pencher sur le dossier du divan, chacune de mes jambes étant attachée à l’un des coins, mes mains liées ensemble et attachées à la patte centrale du divan, et j’avais les yeux bandés et il se livrait à des actes sexuels sur moi de cette manière, et c’était très désagréable.  Il insérait en moi des objets qui étaient très inconfortables, et cela me faisait mal et j’ai réussi à me libérer les mains et j’ai arraché le bandeau et je l’ai regardé et je lui ai dit d’arrêter, qu’il me faisait mal et il a dit tu n’es pas correcte.  Et le ton de sa voix et l’expression de ses yeux m’ont effrayée, j’ai donc repris la position initiale et il m’a rattachée les mains et je suis restée immobile, espérant simplement que cela serait terminé rapidement pour que je puisse partir.

 

. . .

 

Q.   Il y a eu cette fois où vous vous êtes libérée et où vous lui avez dit d’arrêter et vous avez mentionné d’autres occasions où il vous frappait avec une lanière?

 

R.    Oui.

 

. . .


 

Q.   Bien. Quelles autres formes de résistance lui avez‑vous opposées?

 

R.    Je lui avais demandé d’arrêter d’insérer de gros objets parce que ça me faisait mal.  Je ressentais de l’inconfort et de la douleur et il n’arrêtait pas.  Il continuait de le faire.  La plupart du temps toutefois, j’étais ligotée [de sorte que] je ne pouvais pas l’arrêter.  [Je souligne.]

 

64                               Davis a été contre‑interrogé par l’avocat du ministère public au sujet de ces incidents.  Je reproduis les extraits pertinents:

 

[traduction]

 

Q.   Elle consentait à tout ce qui se passait.

 

R.    Oui.

 

Q.   Parlez‑nous des légumes insérés en elle?

 

R.    Il n’y a pas eu de légumes insérés en elle.

 

Q.   Parlez‑nous des godemichés insérés en elle?

 

R.    Je peux me souvenir d’une fois, peut‑être de deux fois, où le vibrateur a été utilisé.

 

Q.   Avec son consentement.

 

R.    Oui.

 

Q.   Parlez‑nous des coups donnés avec une lanière?

 

R.    Elle n’a jamais été frappée avec une lanière.

 

Q.   Le ligotage qui a eu lieu.

 

R.    Elle n’a jamais eu les yeux bandés non plus.

 

Q.   Elle n’a jamais eu les yeux bandés.  Qu’avez‑vous à dire au sujet du fait qu’elle se serait penchée sur le dossier du divan?

 

R.    Elle l’a fait.

 

Q.   Elle n’avait pas les yeux bandés à ce moment‑là.  Elle n’a pas dit à ce moment‑là que cela faisait mal.

 

R.    Elle a dit que ça lui faisait mal.

 


65                               Même s’il n’a pas commenté directement ces incidents dans ses motifs, le juge du procès a considéré que P.V.B. était un témoin digne de foi.  Il a dit au par. 62:  [traduction] «Après une appréciation générale de la crédibilité de la plaignante, il est juste de dire qu’elle a témoigné de manière franche, sans ambiguïté apparente».  Le juge du procès n’a fait qu’une réserve:  [traduction] «[L]ors du contre‑interrogatoire, il était évident qu’elle était un peu sur la défensive et, à l’occasion, presque agressive».  Il s’est toutefois empressé d’ajouter [traduction] «Lorsque l’on considère la nature du témoignage qui a été fait et le genre de contre‑interrogatoire qui devait évidemment être mené, il n’est pas étonnant que le témoin ait réagi en se tenant sur la défensive».

 

66                               Par contre, le juge du procès a conclu que le témoignage de l’appelant n’était pas digne de foi.  L’appelant a prétendu qu’il avait des rapports consensuels réguliers avec P.V.B. bien avant que les séances de photographie n’eurent lieu, et que P.V.B. avait pris l’initiative de l’activité sexuelle entre eux.  Il a nié avoir jamais menacé de dévoiler les photographies.  Il a dit qu’il n’avait aucune raison de chercher à lui extorquer des rapports sexuels puisqu’ils en avaient déjà de toute manière.  Malgré ce témoignage, le juge du procès était convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant avait menacé de dévoiler les photographies et que toute activité sexuelle qui avait eu lieu résultait du fait que P.V.B. craignait que l’appelant ne dévoile les photographies.

 


67                               Compte tenu des conclusions du juge du procès à cet égard, je suis convaincu que les événements se sont déroulés de la manière décrite par la plaignante. Le témoignage d’une amie de la plaignante vient étayer cette conclusion.  L’amie de P.V.B. a témoigné qu’à quelques occasions, P.V.B. était arrivée affolée à son appartement après avoir eu des rapports sexuels avec l’appelant. Elle a ajouté qu’elle savait que P.V.B. était blessée parce que son vagin saignait même si elle n’était pas menstruée.  J’aimerais souligner que son témoignage a été retenu par le juge du procès pour corroborer le témoignage de P.V.B. quant au fait qu’elle avait brûlé les négatifs après les avoir reçus de l’appelant.

 

68                               La question qui se pose est donc celle de savoir si la preuve justifie une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle.  Le ministère public a soutenu devant nous qu’elle le justifie.  Je suis d’accord.  P.V.B. a clairement fait part de son absence de consentement à l’appelant.  Elle lui a demandé d’arrêter, pourtant il a continué.  Il l’a fait même si, de son propre aveu, il savait que «ça lui faisait mal».  L’actus reus et la mens rea de l’agression sexuelle ont donc été établis.  Je confirmerais par conséquent la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle prononcée contre l’appelant pour ces motifs.

 

C.                Le principe énoncé dans l’arrêt Kienapple s’applique‑t‑il aux déclarations de culpabilité pour extorsion et agression sexuelle dans le cas de P.V.B.?

 

69                               L’appelant a soutenu que le principe de l’arrêt Kienapple,  qui empêche les déclarations de culpabilité multiples relativement au même «délit», à la même «chose» ou à la même «cause», devrait s’appliquer aux déclarations de culpabilité prononcées contre lui pour agression sexuelle et extorsion à l’égard de P.V.B.

 


70                               Comme question préliminaire, j’examinerai tout d’abord si la Cour a compétence pour trancher cette question.  À l’audience, le ministère public a soutenu que la Cour n’est pas habilitée à le faire parce que cette question n’a pas été soulevée par le juge O’Neill dans son jugement dissident.  Comme il s’agit d’un pourvoi de plein droit formé sous le régime de l’al. 691(1)a) du Code, la compétence de notre Cour se limite aux questions de droit sur lesquelles un juge d’une cour d’appel exprime sa dissidence.  Le juge O’Neill n’a exprimé sa dissidence qu’à l’égard des déclarations de culpabilité pour extorsion et agression sexuelle relativement à P.V.B.  Il n’était pas dissident quant à l’application de l’arrêt Kienapple.  Par conséquent, le ministère public a soutenu que la compétence de la Cour se limitait uniquement à ces moyens, à moins que l’autorisation de se pourvoir quant à la question de l’application de l’arrêt Kienapple ne soit accordée.

 

71                               J’estime que cet argument n’est pas convaincant.  Compte tenu du fait que je confirmerais les deux déclarations de culpabilité, la Cour a, par implication nécessaire, la compétence requise pour examiner l’arrêt Kienapple.  La compétence de la Cour sur les déclarations de culpabilité pour extorsion et agression sexuelle doit, par la force des choses, inclure celle de rendre toute ordonnance requise pour trancher ces moyens d’appel.  Il va sans dire que toute ordonnance de la Cour à cet égard doit être une ordonnance légale.  La Cour ne peut pas rendre une ordonnance qui contreviendrait aux principes établis ni aux règles de droit.  Par contre, si les déclarations de culpabilité devaient être confirmées sans examen de l’application possible de l’arrêt Kienapple l’accusé pourrait être reconnu coupable d’infractions multiples découlant du même délit. Une telle décision serait illégale puisqu’elle contreviendrait à un principe juridique établi.  C’est pourquoi, afin de se protéger contre cette éventualité, la Cour est implicitement habilitée à examiner l’application de l’arrêt Kienapple, ce que je ferai maintenant.

 

72                               La portée du principe de l’arrêt Kienapple a été examinée dans l’arrêt R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480.  Le juge en chef Dickson a conclu que l’application de ce principe exigeait l’existence d’un lien factuel et juridique entre les infractions en cause.  À la page 493, il a statué qu’«[u]ne fois établie l’existence d’un lien factuel suffisant entre les accusations, il reste à déterminer s’il y a un rapport suffisant entre les infractions elles‑mêmes».


 

73                               Dans le présent pourvoi, il n’existe pas entre les déclarations de culpabilité pour extorsion et pour agression sexuelle un lien factuel suffisant pour entraîner l’application de l’arrêt Kienapple.  Les déclarations de culpabilité ont été prononcées par suite d’opérations factuelles différentes.  Chacun des incidents qui se sont produits, au cours de la période de deux à trois mois pendant laquelle l’appelant a eu une activité sexuelle avec P.V.B., est suffisant pour justifier la déclaration de culpabilité pour extorsion.  Par contre, la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle résulte d’une ou de deux occasions précises où la plaignante a clairement communiqué son absence de consentement au contact sexuel.  Comme des circonstances factuelles distinctes sont à l’origine de déclarations de culpabilité différentes, l’arrêt Kienapple ne s’applique pas.

 

D.                Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n’examinant pas la défense de croyance sincère mais erronée au consentement lorsqu’il a déclaré l’appelant coupable d’avoir agressé sexuellement E.V.K.?

 

74                               L’appelant a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur en le déclarant coupable d’agression sexuelle dans le cas de E.V.K. parce qu’il n’avait pas examiné la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. 

 

75                               Même s’il a fourni des motifs détaillés au soutien de ses conclusions, le juge du procès n’a pas spécifiquement fait allusion à la possibilité que l’appelant ait pu croire sincèrement mais erronément que la plaignante avait consenti à l’activité sexuelle en cause.

 


76                               Le juge Green a statué que l’omission par le juge du procès de faire allusion à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement dans un jugement par ailleurs étoffé soulevait la question de savoir s’il avait omis de l’examiner.  Le cas échéant, il se pouvait que l’on n’ait pas donné le bénéfice du doute à l’accusé sur ce point.  Il était également possible que le juge du procès ait décidé que la défense n’avait aucune «vraisemblance» et qu’il n’était donc pas nécessaire de l’examiner dans ses motifs.  Estimant impossible de trancher cette question en examinant le jugement, le juge Green a fait une analyse approfondie de la preuve pour déterminer si la défense avait quelque vraisemblance.  Il a conclu que ce n’était pas le cas.  Il a donc statué que, même si le juge du procès avait omis d’examiner cette question, aucune erreur justifiant annulation n’avait été commise.  Le juge O’Neill était dissident et il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès.

 

77                               Pour obtenir gain de cause sur ce moyen d’appel, l’appelant doit établir deux choses.  Premièrement, que le juge du procès n’a pas examiné la défense et, deuxièmement, que la défense a quelque vraisemblance.  L’omission par le juge du procès d’examiner la défense lorsqu’elle a une certaine vraisemblance, qu’il siège seul ou avec un jury, constitue une erreur de droit.

 

78                               Comme le juge du procès n’a nullement fait allusion à la défense dans ses motifs, on ne peut pas déterminer s’il l’a en fait examinée.  Pour trancher cette question, la Cour doit déterminer si, dans les circonstances, l’omission de fournir des motifs peut être considérée comme une omission d’examiner la défense et, par conséquent, comme une erreur de droit.

 


79                               Les avocats n’ont abordé cette question ni dans leurs plaidoiries ni dans leurs mémoires, insistant plutôt sur la question de savoir si la défense avait quelque vraisemblance.  Comme aucun argument n’a été avancé sur ce point et que je suis d’avis que le pourvoi peut être tranché pour le motif que la défense n’était pas vraisemblable, il est plus prudent de supposer sans en décider que l’omission du juge du procès de faire allusion à la défense est assimilable à une omission de l’examiner.  Il est préférable d’examiner dans une autre instance la question de savoir si le silence absolu du juge du procès au sujet d’un moyen de défense soulevé par la preuve constitue une omission de l’examiner et, par conséquent, une erreur de droit.

 

80                               La défense de croyance sincère mais erronée au consentement est simplement une dénégation de la mens rea de l’agression sexuelle:  R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, au par. 44; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, à la p. 148. L’actus reus de l’agression sexuelle est constitué par des attouchements, de nature sexuelle, sans le consentement du plaignant.  La mens rea est constituée par l’intention de l’accusé de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard:  Ewanchuk,  précité, aux par. 25 et 42.  Dans certaines circonstances, il se peut que le plaignant ne consente pas aux attouchements sexuels, mais que l’accusé croit sincèrement mais erronément que le plaignant y a consenti.  Dans de tels cas, l’actus reus de l’infraction est établi, mais la mens rea ne l’est pas.

 


81                               Avant que la défense puisse être examinée, il faut qu’il y ait suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir convaincre un juge des faits raisonnable (1) que le plaignant n’a pas consenti aux attouchements sexuels, et (2) que l’accusé a néanmoins cru sincèrement mais erronément qu’il était consentant:  voir R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la p. 648, le juge McLachlin.  En d’autres termes, compte tenu de la preuve, il doit être possible pour un juge des faits raisonnable de conclure que l’actus reus est établi, mais que la mens rea ne l’est pas.  Dans ces circonstances, on dit que la défense a une certaine «vraisemblance» et le juge des faits, qu’il s’agisse d’un juge ou d’un jury, doit l’examiner.  Par contre, lorsque la défense n’a aucune vraisemblance, il ne faut pas en tenir compte puisque aucun juge des faits raisonnable ne pourrait prononcer un verdict d’acquittement sur ce fondement:  voir R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, au par. 11.

 

82                               Pour déterminer si la défense est vraisemblable, le juge du procès doit examiner l’ensemble de la preuve:  voir Osolin, précité, à la p. 683, le juge Cory; Park, précité, au par. 16.  Le rôle du juge dans un tel cas a été énoncé par le juge Major dans l’arrêt Ewanchuk, précité, au par. 57.  Il a statué que le juge ne devait pas «soupeser les éléments de preuve».  La seule préoccupation est «la plausibilité apparente de la défense», et le juge doit «éviter le risque de transformer le critère de la vraisemblance en une évaluation substantielle du bien‑fondé de la défense».  Il faut faire attention de ne pas usurper le rôle du juge des faits.  Chaque fois qu’il est possible qu’un juge des faits raisonnable puisse prononcer un verdict d’acquittement sur le fondement de la défense, celle‑ci doit être examinée.

 

83                               Il n’est pas nécessaire pour l’accusé de faire spécifiquement valoir qu’il croyait que le plaignant avait donné son consentement.  En alléguant simplement, directement sous serment ou par l’intermédiaire de son avocat, que le plaignant avait donné son consentement, l’accusé allègue aussi une telle croyance:  voir Park, précité, au par. 17.  Cependant, la simple allégation de l’accusé ne conférera pas de vraisemblance à la défense:  voir R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, à la p. 790.

 


84                               Bien qu’il s’agisse d’une preuve de la croyance au consentement, ce n’est pas une preuve suffisante d’une croyance sincère mais erronée au consentement. L’agression sexuelle n’est pas un crime qui survient généralement par accident:  voir Pappajohn, à la p. 155, le juge Dickson; Osolin, aux pp. 685 et 686, le juge Cory.  Dans la plupart des cas, la question qui se posera sera celle du «consentement ou de l’absence de consentement», et il n’y aura qu’une alternative.  Soit le plaignant a consenti, auquel cas il n’y a pas d’actus reus.  Soit le plaignant n’a pas consenti et l’accusé avait une connaissance subjective de ce fait.  Dans ce cas, l’actus reus est établi et la mens rea s’ensuit simplement.

 

85                               Par exemple, supposons que le plaignant et l’accusé relatent des faits diamétralement opposés.  Le plaignant allègue avoir été victime d’une agression sexuelle brutale et y avoir résisté vigoureusement tandis que l’accusé affirme qu’il s’agissait de rapports sexuels consensuels.  Supposons en outre qu’il est impossible de combiner les éléments de preuve pour créer une troisième version des faits suivant laquelle l’accusé a cru sincèrement mais erronément que le plaignant avait donné son consentement.  Dans de telles circonstances, il s’agit essentiellement au procès d’une simple question de crédibilité.  Si on croit le plaignant, l’actus reus est établi et la mens rea s’ensuit simplement.  Si on croit l’accusé, ou s’il y a un doute raisonnable quant à la version des faits du plaignant, il n’y a pas d’actus reus.  Il n’y a pas de troisième possibilité, savoir une croyance sincère mais erronée au consentement, même si l’accusé affirme que le plaignant a consenti:  Park, précité aux par. 25 et 26.

 

86                               Même si le simple fait pour l’accusé d’affirmer sa croyance que le plaignant a donné son consentement ne constituera pas une preuve suffisante pour soulever la défense, la preuve requise peut néanmoins provenir de l’accusé:  voir Park, précité, aux par. 19 et 20, le juge L’Heureux‑Dubé; Osolin, précité, aux pp. 686 et 687, le juge Cory, et aux pp. 649 et 650, le juge McLachlin.  Elle peut également provenir du plaignant, d’autres sources ou d’une combinaison de celles‑ci.  Dans l’arrêt R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, le juge McLachlin, qui était dissidente quant au résultat, a correctement expliqué la nature de cette preuve au par. 63:

 


Non seulement il doit y avoir une preuve d’absence de consentement et de croyance au consentement, mais il doit aussi y avoir une preuve susceptible d’expliquer comment l’accusé a pu se méprendre sur l’absence de consentement du plaignant et croire sincèrement qu’il consentait. Autrement, ce moyen de défense ne peut pas être valablement soulevé. Bref, il doit y avoir une preuve d’une situation d’ambiguïté dans laquelle l’accusé aurait sincèrement pu comprendre à tort que le plaignant consentait à l’activité sexuelle en question.

 

87                               Enfin, la Cour a statué qu’il n’y aura aucune vraisemblance lorsque la preuve montre que l’accusé a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire quant à la question du consentement du plaignant.  Dans de telles circonstances, l’accusé a subjectivement pris conscience de l’absence de consentement et, par conséquent, ne peut pas avoir une croyance sincère mais erronée que le plaignant a donné son consentement.

 

88                               Je souligne que l’appelant a été accusé d’infractions qu’il aurait commises avant l’adoption de l’art. 273.2 en août 1992.  Par conséquent, les modifications législatives à la défense de croyance sincère mais erronée ne s’appliquent pas au présent pourvoi.

 


89                               Ayant ces principes à l’esprit, je passe à l’examen de la preuve produite dans le cas de E.V.K.  Je commencerai par le témoignage de la plaignante.  Elle prétend avoir rencontré l’appelant pour la première fois pendant qu’elle marchait près d’un centre commercial à Gander (Terre‑Neuve), en août 1990.  Elle avait 20 ans à l’époque.  L’appelant, qui était alors dans la fin de la trentaine, s’est approché d’elle sur sa motocyclette.  Il s’est présenté comme un photographe d’une agence de Toronto et lui a demandé si elle envisageait une carrière de mannequin parce qu’elle avait beaucoup de potentiel.  Un peu plus tard, la plaignante a rencontré l’appelant chez lui pour en parler plus longuement et elle a pensé que c’était une bonne idée. Aucune photographie n’a été prise à cette occasion.

 

90                               Quelques jours plus tard, l’appelant a communiqué avec la plaignante et lui a dit de venir chez lui et d’apporter quelques vêtements.  La plaignante s’est fait photographier entièrement habillée.  Vers la fin de la séance, l’appelant a parlé de la possibilité de prendre des photographies d’elle nue parce que celles‑ci étaient nécessaires si elle souhaitait être envoyée à Toronto pour y faire carrière.  Elle s’y est opposée en raison de son éducation religieuse.

 

91                               Environ une semaine plus tard, la plaignante est retournée à l’appartement de l’appelant.  Elle a été photographiée en maillot de bain et vêtue de lingerie fine. L’appelant a finalement réussi à la convaincre de poser nue.  Elle était très hésitante, mais il lui a donné l’assurance que seules quelques personnes à Toronto et lui‑même verraient les photographies. Pendant qu’elle posait nue dans son salon, l’appelant s’est approché d’elle, lui a pris les mains et lui a ligoté les poignets avec des cordes qui étaient attachées à des crochets fixés dans une porte d’arche de sorte que ses bras étaient levés vers le plafond.  Il a pris quelques photographies d’elle dans cette position.  Il est ensuite allé derrière elle et, sans lui demander sa permission, lui a touché les seins et a inséré un doigt dans son vagin. La plaignante a dit qu’elle s’est figée et ne savait pas quoi faire.

 


92                               Peu de temps après, l’appelant l’a détachée.  Il a ensuite approché une chaise, a fait pencher l’appelante sur celle‑ci et l’y a attachée par les mains et les pieds. Pendant qu’elle était ainsi attachée sur la chaise, la plaignante a vu le reflet de l’appelant dans la vitre du stéréo et l’a regardé qui s’approchait d’elle et qui détachait son pantalon. Elle a dit qu’il avait touché son vagin avec son pénis.  Elle lui a crié de la détacher, disant [traduction] «Je ne veux pas faire ça».  L’appelant l’a ensuite détachée et s’est excusé pour sa conduite, et la plaignante a quitté l’appartement.  Il n’y a pas eu d’autres séances de photographie.

 

93                               L’accusé a confirmé qu’il avait rencontré la plaignante près du centre commercial Fraser et qu’elle était intéressée à devenir mannequin.  Il a déclaré dans son témoignage qu’il y avait eu une ou deux séances de photographie en août 1990.  Lors de son interrogatoire principal, il a décrit de la manière suivante les événements de la soirée au cours de laquelle aurait eu lieu l’agression:

 

[traduction]  Elle a fait, tout ce qu’elle a fait ce soir‑là, c’était vêtue de lingerie fine et nue, et je lui ai demandé si elle aimerait essayer quelque chose de différent, d’être ligotée légèrement.  Comme je vous l’ai dit, je ressentais une attirance très, très forte pour elle.  Lorsqu’elle était dans la porte d’arche, je suis venu en arrière d’elle une fois.  Ses seins étaient dénudés, j’ai étendu la main vers elle et je lui ai dis «Tu me plais vraiment». Je lui disais simplement qu’elle me plaisait vraiment, elle m’excitait réellement.  Je lui caressais doucement les seins et elle a dit, «Qu’est‑ce que tu fais?» J’ai dit, «Tu me plais vraiment et je fais durcir tes seins pour les photographies».  Elle n’a rien dit d’autre.  J’ai mis ma main sur son vagin. Je l’ai caressée un petit peu et elle a dit, «Es‑tu obligé de faire ça?» J’ai dit, «Non», et je l’ai laissée tranquille.  Nous avons continué à prendre quelques autres photographies, ensuite nous avons fait le – le ligotage sur la chaise.  Encore une fois, après avoir pris quelques photographies, je me suis penché, je l’ai touchée, j’ai caressé son vagin et j’ai dit, «Je te veux vraiment.  Tu me plais vraiment beaucoup.  Je veux coucher avec toi.»  Elle n’avait pas dit non ni rien d’autre avant, et je touchais son vagin, et je ne sais pas, j’ai commencé à enlever mon pantalon.  Je ne sais pas si elle a entendu le bruit ou quelque chose à ce moment‑là, mais tout à coup, elle a levé la tête et elle a dit, «Non, ne fais pas ça ».  J’ai dit, «Oh, voyons, je te désire vraiment, beaucoup».  Elle a dit, «Non, non, ne fais pas ça.  Je n’ai aucune protection, tu ne peux pas le faire.  Arrête.»  J’ai juste reculé, et je la touchais avec la main, et je me suis retiré immédiatement.  J’ai dit, «Je suis désolé.»  Je l’ai détachée immédiatement.  [Je souligne.]

 

L’appelant a aussi déclaré qu’il n’avait jamais demandé à la plaignante la permission de la toucher.

 


94                               À mon avis, même si on le retient entièrement, le témoignage de l’appelant révèle à tout le moins qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si la plaignante avait consenti à ce qu’il lui caresse les seins et le vagin.  Par conséquent, la défense de croyance sincère mais erronée n’a aucune vraisemblance.

 

95                               L’appelant n’a pas indiqué que la plaignante avait posé nue pour une autre raison que pour lancer sa carrière de mannequin.  Rien dans la preuve n’indiquait non plus qu’elle l’avait invité à la toucher avant qu’il ne lui caresse les seins et le vagin. Néanmoins, l’appelant s’est approché de la plaignante pendant qu’elle se trouvait dans une position extrêmement vulnérable et a commencé à lui caresser les seins.  Je partage l’opinion du juge Green qui a statué à la p. 314:

 

[traduction]  Il ne s’agit pas d’un cas où une personne s’est lancée dans une approche sexuelle préliminaire subtile et hésitante avec une autre personne se trouvant dans une situation d’autonomie, en croyant ou en espérant que les sentiments seront réciproques et que l’autre personne se montrera réceptive à une activité progressivement plus intime.  E.V.K. n’avait pas demandé antérieurement de se livrer à une activité sexuelle et elle n’avait donné aucun signe qu’elle y était intéressée.  Il y avait un déséquilibre manifeste des pouvoirs dont a profité l’appelant.  Celui‑ci dirigeait les opérations, sous prétexte de prendre des photographies, mais avec l’intention (non exprimée, avant le premier attouchement) d’avoir des rapports sexuels.  Les attouchements ont eu lieu lorsque E.V.K. était vulnérable parce qu’elle était ligotée.  Rien dans la preuve ne permettait de croire que l’appelant pouvait penser, au moment où il a commencé les attouchements sexuels, que E.V.K. pouvait se montrer réceptive à ses avances.

 


96                               Lors du contre‑interrogatoire, l’appelant a déclaré qu’il n’avait pas touché immédiatement les seins de la plaignante, mais qu’il avait plutôt commencé par lui toucher les épaules et lui dire combien elle lui plaisait.  La plaignante gardait le silence. Considérant que son silence et sa passivité étaient la preuve de son consentement, il a ensuite commencé à lui caresser les seins.  Dans les circonstances, je ne peux pas voir comment le silence de la plaignante aurait pu amener l’appelant à croire qu’elle consentait à avoir des contacts sexuels plus intimes.

 

97                               De plus, l’appelant admet qu’après qu’il lui eut pincé les mamelons, la plaignante a dit, [traduction] «Qu’est‑ce que tu fais?».  Aucunement troublé, il lui a caressé le vagin.  Elle a ensuite dit [traduction] «Es‑tu obligé de faire ça?». L’appelant a arrêté.  C’est une preuve évidente qu’il a compris qu’elle ne consentait pas à d’autres contacts.  Malgré cela, l’appelant l’a ligotée à une chaise et lui a encore caressé les seins et le vagin.  Il n’a produit aucune preuve indiquant que la plaignante avait changé d’avis.  Comme l’a statué la Cour dans l’arrêt Ewanchuk, précité, au par. 58, il ne peut y avoir de vraisemblance dans les circonstances.

 

98                               Dans l’arrêt Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, à la p. 584, le juge McIntyre a statué que «l’ignorance volontaire se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité.  Elle préfère rester dans l’ignorance».  Plus récemment, dans l’arrêt Esau, précité, le juge McLachlin a décrit l’ignorance ou l’aveuglement volontaire de la manière suivante au par. 70:

 

L’expression ignorance volontaire évoque le refus délibéré de voir les faits et les circonstances.  C’est l’équivalent juridique du fait de fermer les yeux sur quelque chose, de ne pas voir ni entendre ce qu’il y a à voir ou à entendre.  C’est présumer que le plaignant est consentant sans vérifier si, dans les faits, il l’est.  L’accusé ne peut jamais plaider comme moyen de défense qu’il ignorait qu’il devait obtenir un consentement...  [Souligné dans l’original.]

 


Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que l’appelant a fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si la plaignante avait donné son consentement. Par conséquent, la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement n’a aucune vraisemblance.

 

99                               Je souligne que le juge O’Neill était aussi dissident pour le motif que le juge du procès avait omis d’examiner la défense de croyance sincère mais erronée au consentement dans les cas de T.R. et de D.A.S.  L’appelant n’a toutefois produit aucune observation sur ce point que ce soit dans son argumentation orale ou écrite.  On ne sait pas s’il s’agit d’une omission ou s’il a concédé que la défense n’avait aucune vraisemblance dans un cas ou dans l’autre et donc, s’il a renoncé à ce moyen d’appel.  Afin d’écarter toute possibilité d’une omission potentiellement préjudiciable  et par surcroît de prudence, j’ai examiné le dossier et je suis d’avis que la défense n’a aucune vraisemblance.  Il s’agissait simplement d’une question de consentement ou d’absence de consentement dans les deux cas.

 

E.                Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans l’application du principe du doute raisonnable dans le cas des cinq plaignantes?

 

100                           L’appelant a soutenu que le juge du procès avait commis une erreur dans son application du principe du doute raisonnable à chacune des accusations portées contre lui dans le cas des cinq plaignantes.  Le juge O’Neill, qui était dissident, a statué que le juge du procès a fait deux erreurs notables.  Premièrement, dans chaque cas, le juge du procès a omis d’examiner l’ensemble de la preuve pour déterminer s’il existait un doute raisonnable, selon la méthode énoncée dans l’arrêt de la Cour R. c. W. (D.), précité.  Deuxièmement, dans le cas de D.A.S. et de T.R., le juge du procès a utilisé des termes qui donnent à penser qu’il a inversé le fardeau de la preuve faisant passer celui‑ci du ministère public à l’appelant.

 


101                           Au début de son jugement, avant d’aborder chacune des accusations, le juge du procès s’est reporté expressément à l’arrêt W. (D.).  Aux paragraphes 3 à 5, il a dit:

 

[traduction] . . . il est important de s’assurer que l’on applique la présomption d’innocence à l’accusé dans chaque cas.  Le ministère public n’est jamais libéré de l’obligation de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable relativement à chacun des chefs d’accusation.  Il a été souligné dans de nombreuses décisions que la preuve hors de tout doute raisonnable est le niveau de preuve «qui convainc l’esprit et satisfait la conscience que le ministère public a fait la preuve de tous les éléments essentiels de l’infraction»:  voir R. c. W. (D.). . .

 

Un certain nombre de juges de première instance ont dit qu’il était incorrect d’aborder ces affaires en se demandant s’il y a lieu de croire la preuve de la défense ou celle du ministère public.  La manière correcte de procéder consiste à se demander:  même si je ne crois pas le témoignage de l’accusé, compte tenu de l’ensemble de la preuve, ai‑je un doute raisonnable quant à sa culpabilité. . .

 

Il est important d’examiner l’ensemble des témoignages et d’analyser chacun des éléments de preuve dans le contexte plus général de la présomption d’innocence et de l’exigence d’une preuve hors de tout doute raisonnable pour statuer sur chacun des chefs d’accusation.

 

102                           Le juge du procès a clairement examiné correctement le principe du doute raisonnable.  Son jugement révèle aussi qu’il a analysé la preuve en profondeur. Même s’il n’a pas expressément fait allusion à l’arrêt W. (D.) en examinant chacun des chefs d’accusation, cela ne signifie pas qu’il a commis une erreur.  Je partage l’avis du juge Green qui a statué aux pp. 325 et 326:

 

[traduction] . . . au début de ses motifs de jugement, où il aborde des principes généraux, le juge du procès s’est reporté expressément à l’effet de l’arrêt R. c. D. W. et l’a correctement exposé en ce qui concerne l’application du principe du doute raisonnable à la question de la crédibilité.  Même s’il n’a pas répété la mise en garde chaque fois qu’il a examiné les faits de chacun des chefs d’accusation, cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’a pas examiné ou appliqué ce principe dans chaque cas.  Ce n’est pas parce qu’un juge, après avoir examiné la preuve, décide de retenir la version des faits d’un plaignant plutôt que celle d’un accusé que cela signifie qu’il est tombé dans le piège contre lequel l’arrêt R. c. D. W. met en garde.

 


103                           Pour ce qui est du cas de T.R. et de D.A.S., le juge du procès a dit, pendant qu’il examinait la preuve, qu’il n’était [traduction] «pas convaincu» que les plaignantes avaient consenti à l’activité sexuelle en question.  Interprétés hors contexte, ces commentaires semblent indiquer que le juge du procès peut avoir inversé le fardeau de la preuve.  Toutefois, à mon avis, interpréter ces commentaires hors contexte équivaut simplement à extraire quelques éléments imprécis du langage courant de motifs par ailleurs étoffés du juge du procès. Je suis d’accord avec le juge Green qui a dit à la p. 316:

 

[traduction]  Il ne suffit pas de choisir aléatoirement certaines phrases ou expressions malheureuses sans chercher à savoir si leur sens littéral a été effectivement neutralisé par d’autres passages.  C’est particulièrement vrai dans le cas d’un juge siégeant seul lorsque d’autres commentaires qu’il a faits peuvent faire clairement ressortir qu’il ne s’est pas mépris sur la signification des principes juridiques en cause.  Comme l’a dit le juge McLachlin dans l’arrêt [R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717, à la p. 737]:  «[l]e fait que le juge du procès s’exprime incorrectement à un moment donné ne devrait pas entacher de nullité sa décision si l’essentiel de ses propos indique que le bon critère a été appliqué et si la preuve peut justifier la décision.»

 

Je rejetterais ce moyen d’appel.

 

VI.  Dispositif

 

104                           En conséquence, le pourvoi est rejeté.

 

Pourvoi rejeté.

 

Procureur de l’appelant:  Robin Reid, St. John’s, Terre-Neuve.

 


Procureur de l’intimée:  Le ministère de la Justice, St. John’s, Terre-Neuve.



*Le juge Cory n’a pas pris part au jugement.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.