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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573

Appel entendu : 24 avril 2018

Jugement rendu : 22 février 2019

Dossier : 37594

 

Entre :

David Barer

Appelant

 

et

 

Knight Brothers LLC

Intimée

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 93)

Le juge Gascon (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Martin)

 

Motifs concordants :

(par. 94 à 174)

Le juge Brown

 

Motifs dissidents :

(par. 175 à 287)

 

La juge Côté

 

 

 


Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573

David Barer                                                                                                      Appelant

c.

Knight Brothers LLC                                                                                        Intimée

Répertorié : Barer c. Knight Brothers LLC

2019 CSC 13

No du greffe : 37594.

2018 : 24 avril; 2019 : 22 février.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit international privé — Jugements étrangers — Reconnaissance — Actions personnelles à caractère patrimonial — Jugement par défaut rendu par un tribunal de l’Utah contre un résidant du Québec poursuivi à titre personnel dans un litige contractuel opposant des sociétés — Résidant du Québec n’étant pas partie au contrat, mais présentant un lien avec le litige en tant que dirigeant des sociétés défenderesses — Demanderesse cherchant à faire reconnaître le jugement au Québec et à le faire déclarer opposable au résidant du Québec — Le tribunal de l’Utah avait‑il compétence à l’égard du résidant du Québec en vertu des règles québécoises sur la compétence internationale indirecte dans les actions personnelles à caractère patrimonial? — Le fardeau de la preuve pour établir la compétence incombe‑t‑il à la partie qui demande la reconnaissance d’un jugement étranger? — Le résidant du Québec a‑t‑il reconnu la compétence du tribunal de l’Utah? — Le litige se rattache‑t‑il d’une façon importante à l’Utah? — Code civil du Québec, art. 3155(1), 3164, 3168(3), (4), (6).

                    B, un résidant du Québec, a été poursuivi à titre personnel dans l’État du Utah, conjointement avec deux sociétés dont il aurait eu le contrôle, CBC et BEC. Knight, une société dont le siège était situé en Utah, avait intenté la poursuite et affirmait que BEC avait un solde dû aux termes d’un contrat intervenu entre elles. Knight soutenait que B avait faussement déclaré que les défendeurs allaient payer une certaine somme, qu’il fallait lever le voile de la personnalité morale des deux sociétés et que les défendeurs s’étaient injustement enrichis. B a présenté une requête sollicitant le rejet de la demande présentée contre lui au stade préliminaire, faisant valoir que (1) la demande de Knight fondée sur de fausses déclarations était irrecevable en droit, (2) le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence à son égard à titre personnel, et (3) Knight n’avait pas démontré qu’il y avait lieu de lever le voile de la personnalité morale. Le tribunal de l’Utah a rejeté la requête de B et a subséquemment rendu un jugement par défaut contre les trois défendeurs. Knight a alors demandé la reconnaissance de cette décision au Québec et une déclaration selon laquelle elle est opposable à B. La Cour supérieure a jugé que la compétence du tribunal de l’Utah pouvait être reconnue, et ce, pour trois motifs. Deux de ces motifs avaient trait au contrat intervenu entre Knight et BEC et à la promesse de payer qu’aurait faite B. Le principal motif pour reconnaître la décision de l’Utah tenait toutefois au fait que B avait reconnu la compétence du tribunal de cet État. La Cour d’appel a débouté B de son appel.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Rowe et Martin : La décision de l’Utah doit être reconnue au Québec et opposée à B dans cette province. B a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit le par. 3168(6) du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») en présentant des arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité, qui, s’ils avaient été retenus, auraient résolu le litige en tout ou en partie. Cette reconnaissance suffit à établir la compétence du tribunal de l’Utah selon les principes du droit québécois en matière de compétence internationale indirecte. Étant donné qu’il existe un rattachement important entre le litige et l’Utah compte tenu de la reconnaissance de la compétence du tribunal de cet État par B, l’art. 3164 C.c.Q. n’empêche pas la reconnaissance du jugement rendu contre lui par ce tribunal.

                    Conformément à l’objectif de favoriser la fluidité des échanges internationaux, l’art. 3155 C.c.Q. établit le principe selon lequel toute décision rendue hors du Québec est généralement reconnue et déclarée exécutoire au Québec. Cette disposition énumère six exceptions qui permettent aux tribunaux québécois de déroger à ce principe général et de refuser de reconnaître une décision étrangère, la première de ces exceptions ayant trait aux jugements rendus par une autorité qui n’était pas compétente pour décider du différend selon les règles du C.c.Q.

                    En ce qui concerne cette première exception, le titre quatrième du livre dixième du C.c.Q. précise les circonstances dans lesquelles les tribunaux québécois reconnaissent la compétence des autorités étrangères. Ces règles ont pour objectif de déterminer s’il convient d’incorporer certaines décisions rendues hors Québec dans l’ordre juridique interne. La compétence de tribunaux étrangers ainsi reconnue par les tribunaux locaux en fonction des règles du droit interne est désignée sous le vocable compétence internationale indirecte des autorités étrangères. Dans le cas des actions personnelles à caractère patrimonial, l’art. 3168 C.c.Q. énumère six situations dans lesquelles les tribunaux québécois peuvent conclure à la compétence internationale indirecte des autorités étrangères. L’emploi de la proposition « n’est reconnue que dans les cas suivants » dans la phrase liminaire de l’art. 3168 C.c.Q. indique que l’énumération est exhaustive et que l’existence d’un seul des critères suffit pour établir la compétence de l’autorité étrangère.

                    Le tribunal du Québec doit s’assurer que l’autorité étrangère avait compétence suivant les règles du C.c.Q. À cette fin, il doit s’assurer de la compétence du tribunal étranger; il ne peut pas se contenter de juger si la personne qui s’oppose à la reconnaissance a démontré de façon satisfaisante le défaut de compétence. Une requête en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger constitue une demande en justice qui donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile. Dans ce contexte, les parties ne sont pas exemptées de l’obligation, énoncée à l’art. 2803 C.c.Q., de prouver les faits sur lesquels se fonde le droit qu’elles invoquent à la reconnaissance et à l’exécution de la décision étrangère. La compétence de l’autorité étrangère constitue un tel fait, et il incombe à la partie sollicitant la reconnaissance d’en faire la preuve et, ainsi, d’établir les faits sur lesquels se fonde la compétence internationale indirecte de l’autorité étrangère.

                    La compétence du tribunal de l’Utah dans la présente affaire ne peut pas être établie au titre des par. 3168(3) ou (4) C.c.Q. Le paragraphe 3168(3) C.c.Q. prévoit que la compétence des autorités étrangères est reconnue au Québec si à la fois le préjudice et la faute dont il résulte sont survenus dans l’État où la décision a été rendue. Pour sa part, le par. 3168(4) C.c.Q. dispose que la compétence d’une autorité étrangère est reconnue lorsque sa décision concerne les obligations découlant d’un contrat qui devaient être exécutées dans cet État. En l’espèce, les pièces que Knight a déposées devant la Cour supérieure consistaient essentiellement en des documents relatant le déroulement de l’instance dans l’Utah. Knight ne pouvait pas s’en remettre aux allégations formulées dans les actes de procédure qu’elle a elle-même déposés devant le tribunal de l’Utah pour établir la compétence de ce dernier à l’égard de B conformément aux règles du C.c.Q. Elle devait soumettre des éléments de preuve au tribunal d’exécution québécois pour s’acquitter de son fardeau de démontrer l’existence des chefs de compétence sur lesquels elle se fondait. Knight n’a présenté aucun élément de preuve se rapportant aux par. 3168(3) ou (4) en ce qui a trait à B à titre personnel. Par conséquent, au vu du dossier, la Cour supérieure ne pouvait pas reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah en se fondant sur l’un ou l’autre de ces deux paragraphes.

                    Toutefois, les cours d’instances inférieures étaient justifiées de conclure que le motif de reconnaissance prévu au par. 3168(6) C.c.Q., à savoir la reconnaissance de l’autorité étrangère, était respecté en l’espèce. Contrairement à ce qui était le cas pour les moyens prévus aux par. 3168(3) et (4), les faits procéduraux qui sous-tendent cet argument fondé sur le par. 3168(6) C.c.Q. sont tous étayés par les pièces qui ont été déposées. La jurisprudence québécoise admet depuis longtemps la reconnaissance de la compétence d’un tribunal comme un motif permettant d’en asseoir la compétence, et ce motif est maintenant expressément prévu au par. 3168(6). La question de savoir si le défendeur a reconnu la compétence de l’autorité étrangère est décidée au regard des règles de la compétence internationale indirecte énoncées dans le C.c.Q. En droit québécois, la reconnaissance de la compétence peut être explicite ou implicite, mais elle doit être claire. Le défendeur qui a reconnu la compétence d’une autorité étrangère ne peut pas par la suite retirer son acquiescement. Pour la bonne administration de la justice, il est nécessaire que, dès lors que la compétence a été valablement établie, l’affaire soit instruite par le même for, indépendamment des caprices des parties. La question de la reconnaissance de la compétence est une question mixte de fait et de droit, car le décideur doit appliquer une norme de droit à une série de faits, soupeser ces faits et tirer des conclusions. La décision rendue à cet égard ne doit pas être infirmée, sauf erreur manifeste et déterminante, pourvu qu’aucune question juridique isolable n’ait été identifiée.

                    Un défendeur reconnaît la compétence du tribunal saisi lorsqu’il présente des arguments de fond qui, s’ils étaient retenus, permettraient de trancher le litige sur le fond, en tout ou en partie. Les parties qui choisissent de faire valoir des arguments de fond pour étayer leur thèse devant un tribunal acquiescent à la compétence de cette autorité. L’approche relative à la reconnaissance de la compétence qui consiste à « sauver les meubles », approche voulant qu’un défendeur qui présente une défense au fond en même temps que ses moyens déclinatoires ne soit pas considéré comme ayant reconnu la compétence, doit être rejetée. En l’espèce, B a invoqué dans sa requête en irrecevabilité au moins un argument qui avait trait au bien-fondé de l’action intentée contre lui et qui, s’il avait été retenu, se serait traduit par une conclusion définitive qui lui aurait été favorable. L’argument selon lequel l’allégation de Knight relative aux fausses déclarations était irrecevable aurait pu conduire le tribunal de l’Utah à rejeter définitivement cette allégation. Une telle conclusion aurait acquis force de chose jugée et empêché Knight de faire valoir cette allégation devant un autre tribunal. L’argument de B s’apparentait donc à un moyen de défense sur le fond aux fins de la reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah. B n’a en outre pas démontré que, en raison de l’application des règles de procédure de l’Utah, il n’avait d’autre choix que de procéder comme il l’a fait et il était tenu de présenter ensemble tous ses moyens préliminaires. Aucun des éléments de preuve qu’il a présentés devant la Cour supérieure n’appuie cette affirmation et, en conséquence, cette cour n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante en jugeant que, à la lumière de ce dossier, la reconnaissance de la compétence avait été établie.

                    La reconnaissance par B, comme le prévoit le par. 3168(6) C.c.Q., de la compétence du tribunal de l’Utah établit clairement un rattachement important entre le litige et ce tribunal. Le facteur du rattachement important est prévu à l’art. 3164 C.c.Q. et énonce le principe général qui sous-tend la reconnaissance de la compétence des autorités étrangères. Il n’est pas nécessaire dans le présent arrêt de résoudre la question de savoir si l’établissement d’un des critères de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. satisfait dans tous les cas à la condition de l’art. 3164 C.c.Q. exigeant l’existence d’un rattachement important entre le litige et le for saisi. En l’espèce, le fait que B a participé à l’instance dans l’Utah au point où il a reconnu la compétence du tribunal de cet État suffit amplement et ne soulève aucune question quant au rattachement important du litige avec cet État et avec ce tribunal.

                    Le juge Brown : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que le pourvoi devrait être rejeté, mais pour des raisons différentes. B n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 3168(6) C.c.Q.; la compétence de ce tribunal a plutôt été établie au titre du par. 3168(4), et des art. 3164 et 3139 C.c.Q.

                    Lorsqu’il est appelé à décider s’il doit reconnaître ou non une décision rendue par une autorité étrangère, le tribunal québécois doit examiner la preuve soumise pour s’assurer que l’autorité en question avait compétence suivant les règles du C.c.Q. Le dossier en l’espèce est suffisant pour pouvoir décider si le par. 3168(4) C.c.Q. peut permettre de conclure à la compétence du tribunal de l’Utah. Les causes d’action que Knight a fait valoir contre les trois défendeurs sont toutes si étroitement liées qu’elles consistent en différents aspects d’un seul litige contractuel, à l’égard duquel le tribunal de l’Utah avait compétence au titre du par. 3168(4) C.c.Q. Cette disposition vise la compétence fondée sur des liens avec l’objet du litige, et non celle fondée sur des liens avec le défendeur. Tous les codéfendeurs sont liés à l’objet du litige, qui est de nature contractuelle, et qui relève carrément de la compétence du tribunal de l’Utah en application du par. 3168(4) C.c.Q.

                    Le fait que B ne soit pas partie au contrat n’empêche pas l’application du par. 3168(4) C.c.Q., dans la mesure où d’autres dispositions du C.c.Q., comme les art. 3164 et 3139, confirment que le tribunal de l’Utah avait compétence à l’égard de B personnellement. Restreindre ainsi l’application du par. 3168(4) C.c.Q. pourrait avoir l’effet inacceptable d’obliger le demandeur à prouver devant le tribunal québécois ses allégations d’alter ego ou de fraude pour justifier la levée du voile de la personnalité morale en application de l’art. 317 C.c.Q. Il s’agit d’un effet inacceptable, parce que la question de savoir s’il y a lieu ou non de lever le voile de la personnalité morale est une question juridique de fond et non une question de compétence. Le tribunal québécois ne peut pas examiner le fond d’un litige ni le rejuger en partie sous le régime de la procédure de reconnaissance du Québec (art. 3158 C.c.Q.). Par conséquent, le défendeur ne devrait pas pouvoir contester la reconnaissance et l’exécution du jugement étranger au motif que l’autorité étrangère n’aurait pas dû lever le voile de la personnalité morale. De plus, une interprétation si étroite du par. 3168(4) est incompatible avec la décision récente dans l’affaire Lapointe Rosenstein Marchand Melançon LLP c. Cassels Brock & Blackwell S.E.N.C.R.L., 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, dans laquelle la Cour a affirmé que l’existence d’un lien entre une demande et un contrat ne requiert pas nécessairement que le défendeur soit partie au contrat. Pour étayer cette conclusion, la Cour a établi une analogie avec l’art. 3139 C.c.Q., la disposition qui confère la compétence aux tribunaux québécois pour des raisons de commodité administrative. Suivant l’art. 3139 C.c.Q., l’autorité québécoise compétente pour la demande principale est aussi compétente pour la demande incidente.

                    Les tribunaux doivent interpréter les règles de droit international privé québécois comme un tout cohérent à la lumière des principes généraux d’interprétation du C.c.Q. et des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité qui servent de guide à l’interprétation de ces règles. Pour répondre à la question de savoir si et à quelles conditions l’art. 3139 C.c.Q. peut être invoqué pour opposer la compétence d’une autorité étrangère à un codéfendeur en particulier, il faut interpréter l’art. 3164 C.c.Q. On ne peut pas circonscrire de façon isolée la portée de ces dispositions et leur interaction avec le par. 3168(4). Aux termes de l’art. 3164 C.c.Q., les chefs pour reconnaître la compétence de l’autorité étrangère sont essentiellement les mêmes que ceux, prévus au titre troisième, qui permettent de reconnaître la compétence du tribunal québécois. C’est ce qu’on appelle le principe de la réciprocité de la compétence ou principe du miroir. Le titre troisième se divise en deux chapitres : le chapitre premier (« Dispositions générales ») et le chapitre deuxième (« Dispositions particulières »). La compétence du tribunal étranger s’apprécie en tenant compte des deux chapitres.

                    En mentionnant de façon générale le titre troisième, l’art. 3164 C.c.Q. autorise un tribunal québécois à reconnaître la compétence d’une autorité étrangère en application d’une des « Dispositions générales » du chapitre premier du titre en question, telle que celle qui confère la compétence à l’autorité québécoise pour des raisons de commodité administrative (art. 3139 C.c.Q.). Par conséquent, dans les actions personnelles à caractère patrimonial, il pourrait ne pas être nécessaire dans tous les cas de satisfaire aux exigences en matière de compétence prévues à l’art. 3168 C.c.Q. pour des fins de reconnaissance en droit québécois. Bien que le caractère exclusif de la formulation de l’art. 3168 C.c.Q. puisse donner à penser le contraire, on ne devrait pas y accorder une importance indue. Si ce n’était des mots « n’est reconnue que dans les cas suivants » à l’art. 3168 C.c.Q., l’effet miroir de l’art. 3164 C.c.Q. obligerait le tribunal québécois à établir la compétence du tribunal étranger en appliquant un des paragraphes de l’art. 3148 al. 1 C.c.Q. Le libellé exclusif de l’art. 3168 C.c.Q. indique que, malgré le principe du miroir, on ne peut pas invoquer l’art. 3148 C.c.Q. pour établir la compétence d’un tribunal étranger en pareil cas. Par conséquent, l’art. 3168 C.c.Q. n’enlève pas au tribunal québécois la faculté de reconnaître la compétence de l’autorité étrangère en application d’une des « Dispositions générales » qui figure au chapitre premier du titre troisième.

                    Cependant, l’art. 3164 C.c.Q. n’autorise pas le tribunal québécois à appliquer le critère du rattachement important entre le litige et l’autorité étrangère de manière à refuser de reconnaître la compétence du tribunal étranger même lorsqu’il est satisfait à l’un des critères de compétence prévus à l’art. 3168. Le livre dixième du C.c.Q., qui énonce les règles de droit international privé applicables au Québec, englobe l’exigence relative à l’existence d’un lien réel et substantiel. Ainsi, l’existence d’un tel lien ne constitue pas une condition supplémentaire par rapport à celles énoncées à l’art. 3168 C.c.Q.; elle se dégage plutôt de l’ensemble du régime décrit au livre dixième. L’affirmation selon laquelle l’art. 3164 C.c.Q. exige un rattachement important entre le litige et le tribunal étranger, même lorsqu’un des critères de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger énoncé à l’art. 3168 C.c.Q. est établi, n’est nullement appuyée par le texte de l’art. 3164 C.c.Q.; elle est même incompatible avec celui-ci. La question de l’existence d’un rattachement important, pour l’application de cet article, se pose uniquement lorsque la compétence d’une autorité étrangère est établie en application des dispositions du titre troisième. Qui plus est, l’art. 3168 C.c.Q. est plus restrictif que sa disposition miroir, l’art. 3148 C.c.Q., précisément pour assurer l’existence d’un rattachement important. Toutefois, un tribunal québécois doit néanmoins mener une analyse indépendante relativement à l’existence d’un rattachement important entre le litige et l’autorité étrangère lorsque la conclusion du tribunal au sujet de la compétence repose sur une des « Dispositions générales » du chapitre premier du livre troisième.

                    L’article 3139 C.c.Q. est une disposition attributive de compétence qui vise l’économie des ressources judiciaires et l’efficacité de l’administration de la justice en favorisant la réunion d’instances. L’expression « demande incidente » qui figure à l’art. 3139 C.c.Q. doit donc être interprétée comme incluant une demande connexe ou liée. Par conséquent, dans les actions personnelles à caractère patrimonial, il est possible d’établir la compétence d’une autorité étrangère sur un codéfendeur spécifique en application de l’art. 3139 C.c.Q., même lorsque ce codéfendeur n’est pas partie au contrat constituant le fondement de la compétence de l’autorité en question, si a) cette autorité étrangère a compétence sur le litige contractuel principal en application du par. 3168(4) C.c.Q., b) la réclamation formulée contre le codéfendeur est liée au contrat, et c) le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie aux termes de l’art. 3164 C.c.Q. Dans la présente affaire, le tribunal de l’Utah avait compétence en application du par. 3168(4) C.c.Q. sur le litige contractuel principal qui opposait Knight et BEC, et il existe un lien évident entre le contrat et les allégations d’alter ego et de fraude formulées contre B personnellement. Ce dernier a participé à l’instance dans l’Utah et a admis avoir joué un rôle clé auprès de Knight aux fins de l’exécution d’un contrat qui devait avoir lieu dans cet État. Par ailleurs, l’allégation d’alter ego formulée contre B personnellement est régie par la loi de l’Utah. Il existe donc un rattachement important entre l’Utah et à la fois l’objet du litige et les parties de sorte à pouvoir satisfaire aux exigences de l’art. 3164 C.c.Q. Il est dans l’intérêt de la justice que des demandes connexes soient tranchées ensemble par un seul tribunal. Le tribunal de l’Utah a choisi de se déclarer compétent à l’égard de tous les aspects de l’affaire. Il était autorisé à faire ce choix, un choix qu’il convient de respecter à la lumière du principe de la courtoisie internationale.

                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être accueilli. La compétence du tribunal de l’Utah ne peut être établie en vertu de l’art. 3168 C.c.Q. et le litige ne présente pas de rattachement important avec l’Utah comme l’exige l’art. 3164 C.c.Q. Par conséquent, la décision ne peut être reconnue contre B.

                    En ce qui concerne les par. 3168(3) et (4), il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires selon laquelle Knight ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait d’établir la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de B. Contrairement à ce qui se passe lorsqu’un tribunal québécois examine sa propre compétence, ce sont les règles générales de la preuve qui s’appliquent dans une demande de reconnaissance d’une décision étrangère, ce qui signifie que les allégations ne seront pas tenues pour avérées et qu’une preuve prima facie ne suffira pas. Knight a joint à sa demande des éléments de preuve documentaire consistant essentiellement en des actes de procédure et des décisions tirées de l’instance en Utah. Aucun des documents présentés n’offrait le moindre élément de preuve tendant à démontrer l’existence d’une faute commise par B en Utah ou d’une obligation contractuelle que B devait exécuter dans cet État. Les allégations relatives à la promesse de payer et à l’existence d’un alter ego formulées contre B n’ont pas encore été prouvées devant un tribunal. B a expressément nié ces allégations et aucune preuve de la prétendue promesse de payer, de sa teneur ou de son acceptation n’a été présentée à quelque autre moment au cours de l’instance en Utah. Les décisions du tribunal de l’Utah produites en preuve constituent des jugements rendus par défaut qui ne contiennent aucune conclusion de fait sur laquelle se fonder, dans le cadre de l’instance québécoise, pour conclure que l’autorité étrangère avait compétence.

                    Étant donné que B n’est pas lui‑même partie au contrat en cause, Knight ne pouvait invoquer le par. 3168(4) C.c.Q. en l’absence d’éléments de preuve qui auraient permis de percer le voile corporatif sous le régime du droit québécois. Le paragraphe 3168(4) C.c.Q. ne peut être invoqué pour établir la compétence à l’égard de toute personne liée de près ou de loin à un contrat, indépendamment du fait qu’elle soit ou non partie à ce contrat. Cette disposition exige la présence d’un lien non seulement avec l’objet du litige (c.‑à‑d. le contrat), mais aussi avec le défendeur (c.‑à‑d. la personne responsable des obligations contractuelles). Conclure autrement rendrait ce facteur de rattachement indéterminé et vague, de sorte qu’il deviendrait difficile pour des parties au litige de prédire avec une certitude raisonnable si une décision étrangère rendue contre eux pourra être reconnue au Québec. En conséquence, lorsque le défendeur n’est pas partie au contrat en cause, le demandeur ne peut invoquer le par. 3168(4) C.c.Q., à moins qu’il ne soit démontré que le défendeur est par ailleurs responsable personnellement des obligations contractuelles en vertu du droit québécois. En pratique, il ne suffirait pas de démontrer que BEC était l’alter ego de B. Knight devrait également présenter une preuve établissant que B a invoqué la personnalité juridique de BEC « pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public » au sens de l’art. 317 C.c.Q. La nature et la portée d’un facteur de rattachement codifié dans le C.c.Q., comme les obligations découlant d’un contrat, doivent être déterminées selon le droit québécois. En l’espèce, il n’y a aucun élément de preuve qui justifierait de percer le voile corporatif aux fins de la compétence. Exiger de tels éléments de preuve n’équivaut pas à réexaminer d’une manière inacceptable le fond de l’affaire, mais sert plutôt à vérifier si les conditions de la reconnaissance sont remplies.

                    La Cour supérieure a fait erreur en jugeant que B avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah conformément au par. 3168(6) du simple fait qu’il avait soulevé des arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité. Le test énoncé par les juges majoritaires est trop strict. Il ne tient pas compte du fait que l’intention subjective du défendeur doit être prise en considération. Il convient d’adopter une approche plus souple, une approche permettant au défendeur qui souhaite contester la compétence d’une autorité étrangère d’expliquer pourquoi cette autorité n’est pas compétente sans courir le risque qu’un tribunal en arrive à la conclusion qu’il a reconnu cette compétence. Il faut permettre au défendeur de faire valoir des arguments et des considérations susceptibles de convaincre une autorité étrangère qu’elle ne devrait pas se déclarer compétente, et il est déraisonnable de soutenir que le défendeur qui le fait reconnaît nécessairement la compétence de l’autorité étrangère. Cela placerait celui‑ci dans une situation sans issue. S’il essaie de contester la compétence d’une autorité étrangère, il risque d’être considéré comme ayant reconnu la compétence de cette autorité aux yeux d’un tribunal québécois. S’il ne le fait pas, il se trouvera vraisemblablement aux prises avec un jugement par défaut étranger qui pourrait sérieusement restreindre sa capacité de faire des affaires (ou d’exercer toute autre activité) dans le ressort étranger. Les conséquences pratiques sont réelles et graves.

                    Les faits de la présente affaire donnent peu de raisons d’inférer que B a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah. Bien que B ait effectivement présenté des arguments de fond, il les a présentés en même temps que ses arguments relatifs à la compétence. La reconnaissance de compétence peut être explicite ou implicite, mais elle doit être claire. En alléguant que le tribunal de l’Utah avait compétence à l’égard de B, Knight avait la charge de démontrer que B avait le choix, en vertu des règles de procédure de l’Utah, de ne pas procéder comme il l’a fait lorsqu’il a présenté ses arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité. Cette conclusion s’accorde avec le principe bien établi suivant lequel, au Québec, il incombe au demandeur de prouver les faits sur lesquels repose la compétence du tribunal. Knight ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait à cet égard. Le dossier ne renferme aucun élément de preuve indiquant que B avait la possibilité, sur le plan de la procédure, de ne pas soulever certains arguments de fond à l’étape des moyens déclinatoires.

                    Étant donné qu’aucun des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. n’est présent, il n’est pas nécessaire de se demander si le litige se rattache d’une façon importante à l’État étranger au sens de l’art. 3164 C.c.Q. Le libellé de l’art. 3168 C.c.Q. indique clairement que, dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que lorsque l’un des facteurs énumérés est présent. Cependant, même s’il avait été conclu que B a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, il n’y aurait pas de lien de rattachement important entre le litige et l’Utah au sens de l’art. 3164 C.c.Q.

                    Il y aura des circonstances exceptionnelles où un rattachement important au sens de l’art. 3164 C.c.Q. devra être démontré même dans les cas où l’un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. existe. Il suffira généralement de prouver la présence de l’un des facteurs énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. pour démontrer l’existence d’un rattachement important et ainsi établir la compétence. Cependant, ce ne sera pas toujours le cas. Le fait d’exiger que l’existence d’un rattachement important entre le litige et l’État étranger soit démontrée même lorsque l’art. 3168 C.c.Q. s’applique est compatible avec le libellé, le contexte et l’objet de l’art. 3164 C.c.Q., ainsi qu’avec le principe de courtoisie et les valeurs d’ordre et d’équité qui sous‑tendent les règles de droit international privé.

                    L’article 3164 C.c.Q. est le premier article et la disposition clé du chapitre du C.c.Q. qui énonce les règles applicables à la compétence des autorités étrangères. Il établit le principe général de la réciprocité, ou du miroir, selon lequel la compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième. À ce principe général de la réciprocité, l’art. 3164 C.c.Q. ajoute l’exigence supplémentaire selon laquelle le litige doit se rattacher d’une façon importante à l’État étranger dont l’autorité a été saisie. La mention du titre troisième ne vise pas à limiter l’application de cette exigence fondamentale, mais simplement à exprimer le principe de la réciprocité qui sert de fondement au titre quatrième. Par conséquent, les dispositions subséquentes du titre quatrième, dont fait partie l’art. 3168 C.c.Q., ne remplacent pas, ni n’englobent complètement, l’exigence du rattachement important. Cette dernière vise à empêcher les tribunaux québécois de reconnaître une décision étrangère lorsque le lien de rattachement est si ténu que la reconnaissance ne serait pas indiquée.

                    Il s’agit en l’espèce de l’un des cas exceptionnels où une analyse distincte du rattachement important se serait imposée. Plus précisément, s’il est jugé que le défendeur a reconnu la compétence de l’autorité étrangère au sens du par. 3168(6) C.c.Q., d’autres éléments de preuve peuvent être nécessaires pour établir l’existence d’un lien de rattachement important entre le litige et le for. Ce sera le cas lorsque la reconnaissance de compétence est faite avec réticence et en grande partie d’une manière involontaire, et que le défendeur n’a pas présenté de défense au fond, mais a simplement contesté la compétence de l’autorité étrangère. La reconnaissance de compétence n’établit pas en soi un lien de rattachement réel entre le litige sous‑jacent et l’État étranger, car il est plus juste de la considérer comme un motif distinct d’attribution de compétence. À moins d’une participation importante à l’instance à l’étranger, d’autres facteurs devraient être examinés pour déterminer s’il existe un rattachement important. En l’espèce, le simple fait que B a présenté des arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité n’établit pas l’existence d’un rattachement important suffisant entre le litige et l’Utah. Il en va de même pour la participation de B à titre de président de BEC ou le fait que le droit de l’Utah ait pu s’appliquer à certaines allégations formulées contre lui personnellement. De plus, l’existence d’un rattachement important ne saurait être présumée simplement parce qu’il semble plus commode de reconnaître la décision étrangère dans une situation donnée, par exemple en faisant en sorte qu’un seul tribunal se prononce sur des demandes connexes. La commodité ne constitue pas un motif en soi d’attribution de compétence.

                    Enfin, et même en présumant que l’art. 3139 C.c.Q. peut être invoqué pour reconnaître une décision étrangère par le biais de l’effet miroir de l’art. 3164 C.c.Q., il ne pourrait pas s’appliquer en l’espèce. L’action contre B constitue une demande principale, et non une demande incidente. De plus, l’art. 3139 C.c.Q. ne peut être invoqué pour conférer compétence sur toute demande connexe. Une interprétation aussi large serait incompatible avec le libellé de cette disposition. Qui plus est, elle permettrait à B de faire indirectement ce qu’il ne peut faire directement. B n’est pas visé par le par. 3168(4) C.c.Q. parce qu’il n’est pas lui‑même partie au contrat. L’article 3139 C.c.Q. ne peut être utilisé pour contourner l’obligation de présenter des éléments de preuve permettant de percer le voile corporatif afin que s’applique le par. 3168(4) C.c.Q.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

                    Arrêts examinés : Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; arrêts mentionnés : Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40, [2010] 2 R.C.S. 571; Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260; Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227; Yousuf c. Jannesar, 2014 QCCA 2096; Mutual Trust Co. c. St‑Cyr, [1996] R.D.J. 623; Goldberg c. Think Glass Le verre repensé inc., 2016 QCCS 6456; Jules Jordan Video inc. c. 144942 Canada inc., 2014 QCCS 3343; Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403; Lavallée c. Imhof, 2018 QCCS 2031; Worthington Corp. c. Atlas Turner inc., [2004] R.J.Q. 2376; Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112; Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd., 2017 QCCA 626; Shamji c. Tajdin, 2006 QCCA 314; Bank of Montreal c. Hydro Aluminum Wells Inc., 2002 CanLII 3111; Baird c. Matol Botanical International Ltd., [1994] R.D.J. 282; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Society of Lloyd’s c. Alper, 2006 QCCS 1203; Vaughan c. Campbell (1855), 5 L.C. Rep. 431; Natha c. Cook, 2016 ABCA 100, 616 A.R. 276; Ward c. Nackawic Mechanical Ltd., 2015 NBCA 1, 429 R.N.‑B. (2e) 228; Fleckenstein c. Hutchison, 2009 ABCA 320, 460 A.R. 386; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858; Bombardier Transportation c. SMC Pneumatics (UK) Ltd., 2009 QCCA 861; International Image Services Inc. c. Ellipse Fiction/Ellipse Programme, 1995 CanLII 10253; Forest Fibers Inc. c. CSAV Norasia Container Lines Ltd., 2007 QCCS 4794; 171486 Canada Inc. c. Rogers Cantel Inc., [1995] R.D.J. 91; Conserviera S.p.A. c. Paesana Import‑Export Inc., 2001 CanLII 24802; LVH Corporation (Las Vegas Hilton) c. Lalonde, 2003 CanLII 27646; Kadar c. Reichman (Succession), 2014 QCCA 1180, 1 E.T.R. (4th) 9; Lagassé c. McElligott, [1993] R.D.J. 323; D’Alessandro c. Mastrocola, 2007 QCCS 4164; Canadian Logistics Systems Limited c. 129726 Canada inc., 1997 CanLII 6840; Zimmermann inc. c. Barer, 2014 QCCS 3404; Labs of Virginia Inc. c. Clintrials Bioresearch Ltd., [2003] R.J.Q. 1876; Richter et Associés c. Coopers et Lybrand, 2013 QCCS 1945; Education Resources Institute Inc. (Teri) c. Chitaroni, 2003 CanLII 21712; MFI Export Finance inc. c. Rother International S.A. de C.V. inc., 2004 CanLII 16200; Canada (Procureur général) c. St‑Julien, 2010 QCCS 2723; Canfield Technologies inc. c. Servi‑Metals Canada inc., 1999 CanLII 10839; G. Van Den Brink B.V. c. Heringer, 1994 CarswellQue 2235; Dorais c. Saudi Arabian General Investment Authority, 2013 QCCS 4498; Ortega Figueroa c. Jenckel, 2015 QCCA 1393; R. c. 1275729 Ontario Inc. (2005), 203 C.C.C. (3d) 501; Birch Hill Equity Partners Management Inc. c. Rogers Communications Inc., 2015 ONSC 7189, 128 O.R. (3d) 1; Canada (Procureur général) c. Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 R.C.S. 720; Armoyan c. Armoyan, 2013 NSCA 99, 334 N.S.R. (2d) 204; Canada (Canadian Environmental Assessment Agency) c. Taseko Mines Limited, 2018 BCSC 1034; Bégin c. Bilodeau, [1951] R.C.S. 699; Québecor World inc. c. Gravel, 2003 CanLII 36991; Marcoux c. Banque Laurentienne du Canada, 2011 QCCA 2034; Bil’In (Village Council) c. Green Park International Inc., 2009 QCCS 4151, [2009] R.J.Q. 2579; Transcore Linklogistics c. Mike’s Transport and Auto Haul Inc., 2014 QCCA 776; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851; Insta Holding Limited c. 9247‑5334 Québec inc., 2017 QCCS 432.

Citée par le juge Brown 

                    Arrêt appliqué : Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851; arrêts examinés : Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; arrêts mentionnés : Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112; Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260; Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227; Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481;  Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22; Marble Point Energy Ltd. c. Stonecroft Resources Inc., 2009 QCCS 3478, conf. par 2011 QCCA 141; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Ortega Figueroa c. Jenckel, 2015 QCCA 1393; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20; Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600; Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800; Labs of Virginia Inc. c. Clintrials Bioresearch Ltd., [2003] R.J.Q. 1876; McKinnon c. Polisuk, 2009 QCCS 5778; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Droit de la famille — 131294, 2013 QCCA 883; Bourdages c. Québec (Gouvernement du) (Ministère des Transports), 2016 QCCS 5066; Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec c. Gariépy, 2005 QCCA 60; Constructions Alcana ltée c. Cégep régional de Lanaudière, 2006 QCCA 1494; Allard c. Mozart ltée, [1981] C.A. 612; CGU c. Wawanesa, compagnie mutuelle d’assurances, 2005 QCCA 320, [2005] R.R.A. 312; Kingsway General Insurance Co. c. Duvernay Plomberie et chauffage inc., 2009 QCCA 926, [2009] R.J.Q. 1237; Insta Holding Limited c. 9247‑5334 Québec inc., 2017 QCCS 432; Trower and Sons, Ltd. c. Ripstein, [1944] A.C. 254; Cornwall Chrysler Plymouth Ltd. c. Lapolla, [1974] C.A. 490; Municipalité du village de St‑Victor c. Allianz du Canada, [1996] R.D.J. 123; A S G Industries Inc. c. Corporation Superseal, [1983] 1 R.C.S. 781; E. Hofmann Plastics Inc. c. Tribec Metals Ltd., 2013 QCCA 2112; Poppy Industries Canada Inc. c. Diva Delights Ltd., 2018 QCCA 163; Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393; CIMA Plastics Corp. c. Sandid Enterprises Ltd., 2011 ONCA 589, 341 D.L.R. (4th) 442; Oakley c. Barry (1998), 158 D.L.R. (4th) 679; O’Brien c. Canada (Attorney General), 210 D.L.R. (4th) 668; Duncan (Litigation guardian of) c. Neptunia Corp. (2001), 53 O.R. (3d) 754; Van Breda c. Village Resorts Limited, 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721; Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666; Oppenheim forfeit GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001; Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Mutual Trust Co. c. St‑Cyr, [1996] R.D.J. 623; Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112; Spar Aerospace Ltée. c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Aboud c. Eplus Technology Inc., 2005 QCCA 2; Eplus Technology Inc. c. Aboud, [2003] AZ‑50402261; Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851; Domaine de l’Orée des bois La Plaine inc. c. Garon, 2012 QCCA 269; Lanoue c. Brasserie Labatt ltée, 1999 CanLII 13784; Coutu c. Québec (Commission des droits de la personne), 1998 CanLII 13100; Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227; 171486 Canada Inc. c. Rogers Cantel Inc., [1995] R.D.J. 91; Forest Fibers Inc. c. CSAV Norasia Container Lines Ltd., 2007 QCCS 4794; Conserviera S.p.A. c. Paesana Import‑Export Inc., 2001 CanLII 24802; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd., 2017 QCCA 626; Shamji c. Tajdin, 2006 QCCA 314; Bank of Montreal c. Hydro Aluminum Wells Inc., 2002 CanLII 3111; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800; Jules Jordan Video inc. c. 144942 Canada inc., 2014 QCCS 3343; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58; Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3; Sorel Tracy Terminal Maritime c. FSL Limited, 2001 CanLII 24746.

Lois et règlements cités

Code civil du Bas-Canada.

Code civil du Québec, art. 75, 307, 309, 317, 2803, 2809, 2822, 2850 et suiv., 3080, 3083, 3132, 3134, 3135, 3136, 3137, 3138, 3139, 3140, 3144, 3148, 3153, 3155, 3156, 3157, 3158, 3164 à 3168.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 71, 75, 151.5, 151.6(2), 159, 216, 270, 271, 786.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 167, 184 à 190, 210, 508 al. 1.

Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.B.C. 2003, c. 28.

Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.N.S. 2003 (2nd Sess.), c. 2.

Loi fédérale sur le droit international privé (Suisse), art. 8a.

Loi portant le Code de droit international privé (Belgique), art. 9.

Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.S. 1997, c. C‑41.1.

Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.Y. 2000, c. 7.

Loi sur le divorce , L.R.C. 1985, c. 3 (2 e  suppl .), art. 22.

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 17.02.

Traités et autres instruments internationaux

Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, Journal officiel de l’Union européenne, 2007, L 339, art. 6(1).

Convention sur les accords d’élection de for, Convention de La Haye conclue le 30 juin 2005, art. 11.

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vézina et Mainville et le juge Jacques (ad hoc)), 2017 QCCA 597, [2017] Q.J. No. 3606 (QL), 2017 CarswellQue 2806 (WL Can.), [2017] AZ‑51381819, qui a confirmé une décision du juge Blanchard, 2016 QCCS 3471, [2016] Q.J. No. 8724 (QL), 2016 CarswellQue 6725 (WL Can.), [2016] AZ-51308250. Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Leon J. Greenberg et Frédéric Vachon, pour l’appelant.

                    Jonathan Franklin et Lazar Sarna, pour l’intimée.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Rowe et Martin rendu par

                     Le juge Gascon —

I.                   Aperçu

[1]                              Le présent pourvoi porte sur une demande en reconnaissance et en exécution d’un jugement par défaut rendu hors du Québec contre un résidant de cette province et sur les circonstances dans lesquelles il est possible de conclure que ce dernier a reconnu la compétence du tribunal étranger.

[2]                              Les faits de l’affaire illustrent le dilemme devant lequel se trouvent parfois les personnes qui font des affaires à l’extérieur de leur province lorsqu’elles sont poursuivies à l’étranger devant un tribunal qui, selon elles, n’a pas compétence sur le litige. Elles doivent choisir entre se défendre contre la poursuite dont elles font l’objet à l’étranger en espérant obtenir une décision favorable, ou s’en abstenir. Elles peuvent être enclines à opter pour ce second choix pour éviter qu’un tribunal de leur province, saisi d’une demande en reconnaissance et en exécution d’une décision éventuellement défavorable rendue par le tribunal étranger, conclue qu’elles ont reconnu la compétence de ce dernier. Cette décision suppose nécessairement une comparaison des risques et des avantages que comporte la protection des biens que possède l’intéressé dans chaque ressort. En définitive, c’est à chaque défendeur qu’il appartient de trouver la meilleure façon d’aborder ce problème délicat et d’assumer les conséquences de la stratégie qu’il choisit.

[3]                              L’appelant, M. Barer, qui réside au Québec, a été poursuivi à titre personnel, conjointement avec deux sociétés dont il aurait eu le contrôle — Central Bearing Corporation Ltd. (« CBC ») et Barer Engineering Company of America (« BEC ») —, devant la Cour de district des États‑Unis, division centrale du district de l’Utah (« tribunal de l’Utah »). L’intimée, Knight Brothers LLC (« Knight »), avait intenté une poursuite et affirmait que BEC avait un solde dû aux termes d’un contrat intervenu entre elles. Knight soutenait aussi que M. Barer avait faussement déclaré que les défendeurs allaient payer une certaine somme, qu’il fallait lever le voile de la personnalité morale des deux sociétés et que les défendeurs s’étaient tous injustement enrichis.

[4]                              CBC n’a pas présenté de défense, tandis que BEC s’est défendue sur le fond et a présenté une demande reconventionnelle. M. Barer a préféré une troisième approche : il a soulevé des moyens préliminaires dans le cadre d’une requête en irrecevabilité. Il a fait valoir que : (1) la demande de Knight fondée sur de fausses déclarations était irrecevable en droit; (2) le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence à son égard à titre personnel; et (3) Knight n’avait pas démontré qu’il y avait lieu de lever le voile de la personnalité morale. Un juge de l’Utah a rejeté la requête de M. Barer.

[5]                              Le tribunal de l’Utah a subséquemment rendu un jugement par défaut contre les trois défendeurs (« décision de l’Utah »). Knight a alors demandé la reconnaissance de cette décision au Québec et une déclaration selon laquelle elle est opposable à M. Barer. La Cour supérieure a jugé que la compétence du tribunal de l’Utah pouvait être reconnue, et ce, pour trois motifs. Deux de ces motifs avaient trait au contrat intervenu entre Knight et BEC et à la promesse de payer qu’aurait faite M. Barer. Le principal motif pour reconnaître la décision de l’Utah tenait toutefois au fait que M. Barer avait reconnu la compétence du tribunal qui l’avait rendue. La Cour d’appel a débouté M. Barer de son appel.

[6]                              Je conviens avec les cours d’instances inférieures qu’il y a lieu de reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah et je suis d’avis de rejeter le pourvoi. En présentant des arguments sur le fond dans le contexte de sa requête en irrecevabilité, M. Barer a bel et bien reconnu la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit le par. 3168(6) du Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code civil »). Cela suffit en l’espèce pour établir tout rattachement important que peut exiger l’art. 3164 C.c.Q.

II.                Contexte

A.                Différend

[7]                              M. Barer réside au Québec. Il est président et secrétaire de CBC, une société dont le siège est situé à Montréal. Il est président par intérim et secrétaire de BEC, dont le siège se trouve au Vermont. En 2007, BEC a obtenu un contrat en vue de l’installation de machinerie sur une base militaire dans l’Utah. En 2008, elle a sous‑traité une partie des travaux à Knight, dont le siège est situé dans l’Utah. Cette dernière était notamment chargée de construire de nouvelles fondations. Les travaux ont été exécutés sur la base militaire en 2008 et en 2009.

[8]                              En 2009, un différend a surgi au sujet du montant dû à Knight pour les travaux de fondations : un premier montant avait été stipulé au contrat initial, mais Knight réclamait une somme plus élevée en vertu d’un bon de commande ultérieur. BEC affirmait qu’elle n’était tenue de payer que le montant initial, mais Knight soutenait que BEC lui avait fourni des renseignements incomplets et qu’elle devait assumer les coûts excédentaires. Knight faisait aussi valoir que, à un certain moment, M. Barer avait promis verbalement de payer le prix majoré, et qu’elle avait satisfait à ses obligations contractuelles sur la foi de cette promesse. Selon Knight, le prix total révisé pour les travaux effectués se chiffrait à 619 805 $ US.

B.                 Action intentée dans l’Utah

[9]                              Knight a intenté un recours devant le tribunal de l’Utah contre BEC et CBC, ainsi que contre M. Barer à titre personnel, pour un solde impayé de 431 160 $ US qu’elle estimait lui être dû aux termes du contrat conclu avec BEC. Knight a invoqué cinq causes d’action : (1) BEC et CBC n’avaient pas respecté le contrat; (2) les défendeurs s’étaient enrichis injustement; (3) BEC était l’alter ego de CBC; (4) BEC et CBC étaient les alter ego de M. Barer; et (5) M. Barer avait faussement affirmé que les défendeurs paieraient le prix majoré pour les travaux de fondations.

[10]                          Les trois défendeurs ont accepté la signification de la demande de Knight et ont déposé un avis de comparution devant le tribunal de l’Utah en avril 2010. Ils ont tous déposé un avis de non‑opposition lorsque Knight a cherché à modifier sa demande et ils devaient tous répondre à celle‑ci au plus tard à la mi‑juillet. À partir de ce moment‑là, chacun des défendeurs a adopté sa propre stratégie.

[11]                          BEC, qui avait signé le contrat avec Knight, a déposé une réponse, une défense et une demande reconventionnelle. Dans sa réponse et sa défense écrites, elle n’a pas soulevé la question de la compétence, mais elle a nié les faits sur lesquels reposait la demande de Knight. Dans sa demande reconventionnelle, elle a soutenu que Knight avait illégalement porté atteinte à ses biens. Pour sa part, CBC a présenté une requête pour que son avocat soit autorisé à cesser d’occuper, en expliquant qu’elle ne reconnaissait pas la compétence du tribunal de l’Utah et qu’elle ne participerait pas à l’instance. Comme elle n’a pas présenté de défense, son défaut a été constaté par un préposé du greffe du tribunal. Enfin, M. Barer a présenté une requête sollicitant le rejet de la demande présentée contre lui à titre personnel au stade préliminaire, soit avant son examen au fond.

[12]                          M. Barer a invoqué trois arguments au soutien de sa requête : (1) Knight n’avait pas allégué suffisamment de faits pour démontrer que BEC et CBC étaient ses alter ego; (2) la demande fondée sur les fausses affirmations était irrecevable en raison de la règle relative aux pertes purement financières; et (3) le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence personnelle à son égard. Le tribunal de l’Utah a rejeté la requête et autorisé l’instruction de la cause.

[13]                          Sur la question de la compétence, le tribunal de l’Utah a conclu que Knight avait étayé sa prétention tirée de l’existence d’un alter ego en soumettant [traduction] « plusieurs pièces à l’appui », à savoir : (1) « des copies des versements effectués à [Knight] sur le compte conjoint au nom de [CBC] »; (2) « une copie certifiée conforme provenant du Registraire des entreprises de Montréal, Canada, indiquant que [CBC] y est inscrite comme exerçant ses activités sous les dénominations sociales de [BEC] et d’[une autre entité] »; et (3) « un affidavit attestant que les renseignements fournis par [Knight] à l’appui de ses prétentions sur l’existence d’un alter ego et d’un intermédiaire lui avait été fournis à l’origine par une source confidentielle non identifiée, en l’occurrence un ex‑employé du groupe Barer » (d.a., vol. II, p. 100‑101). Le tribunal de l’Utah a souligné que les allégations attribuées à cet employé et reprises dans la demande de Knight « doivent être tenues pour avérées aux fins de la présente requête » (d.a., vol. II, p. 102). Il en a conclu qu’il avait été démontré à première vue qu’il avait compétence. Puisque M. Barer n’avait pas établi l’existence de facteurs qui « rendraient l’exercice de cette compétence déraisonnable » (d.a., vol. II, p. 101), son premier moyen a été rejeté. Pour le tribunal de l’Utah, il était dans l’intérêt du système de justice internationale que la totalité du différend, y compris les prétentions connexes ayant trait à l’alter ego, fasse l’objet d’une seule et même action.

[14]                          S’appuyant sur ses conclusions concernant sa compétence, le tribunal de l’Utah a par ailleurs jugé que les allégations de Knight — qui doivent être tenues pour avérées dans le contexte d’une requête en irrecevabilité — [traduction] « démontrent le bien‑fondé de la demande qui repose sur l’existence d’un alter ego » (d.a., vol. II, p. 103‑105). Enfin, le tribunal de l’Utah a rejeté le troisième moyen invoqué par M. Barer, à savoir que Knight n’avait aucune cause d’action parce que sa réclamation fondée sur l’existence de fausses déclarations était irrecevable en raison de la règle relative aux pertes purement financières. Le tribunal a expliqué que, même si ce moyen pouvait être invoqué pour faire déclarer irrecevable une demande de nature purement contractuelle, la réclamation de Knight était également fondée sur les règles du droit des quasi‑contrats et de l’enrichissement sans cause qui, elles, ne sont pas assujetties au principe interdisant l’indemnisation des pertes purement financières.

[15]                          Après le rejet de la requête de M. Barer en janvier 2011, les trois défendeurs ont été tenus de participer à une conférence de règlement à l’amiable. En février 2011, M. Barer a également obtenu une prorogation du délai qui lui avait été imparti pour déposer une réponse et une défense. En fin de compte, il n’en a jamais déposé. Son défaut de déposer une réponse a été constaté par un préposé du greffe. La conférence de règlement à l’amiable a eu lieu en novembre 2011. M. Barer y a participé; son avocat a toutefois expliqué qu’il n’était présent que pour respecter l’ordonnance du tribunal et que sa présence n’emportait pas renonciation à contester la compétence de celui‑ci. Quant à BEC, elle a participé à certaines procédures jusqu’à ce que, à l’été de 2012, le tribunal de l’Utah fasse droit à la demande de jugement par défaut de Knight, qu’un préposé du greffe a enregistré contre les trois défendeurs pour un montant de 431 160 $ US, intérêts en sus. Ce jugement n’était pas motivé. Il a par la suite été modifié pour déclarer les défendeurs solidairement responsables.

III.             Historique judiciaire

[16]                          Knight a déposé une demande introductive d’instance devant la Cour supérieure afin de faire reconnaître la décision de l’Utah au Québec et de la faire déclarer opposable à M. Barer et à CBC. Ces derniers ont déposé une défense conjointe, qui a été suivie par la réponse de Knight et, finalement, par une défense modifiée. Knight a déposé dix‑huit pièces tandis que M. Barer et CBC en ont déposé quatre. Parmi ces pièces, il n’y avait qu’un affidavit — soit celui de l’avocat qui représentait les défendeurs dans l’Utah. Comme ces diverses mesures l’illustrent, une demande en reconnaissance et en exécution donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile, même si le juge saisi de cette demande ne doit pas examiner le fond de l’affaire (Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40, [2010] 2 R.C.S. 571, par. 20).

A.          Cour supérieure du Québec

[17]                          Dans de brefs motifs prononcés à l’audience, la Cour supérieure a fait droit à la demande de Knight en reconnaissance et en exécution du jugement rendu hors du Québec. Comme Knight avait renoncé à demander que la décision de l’Utah soit déclarée opposable à CBC, le juge de première instance n’avait à se prononcer que relativement à M. Barer. Le juge a reconnu la décision de l’Utah, l’a déclarée exécutoire au Québec, et a condamné M. Barer à verser à Knight la somme totale de 1 238 283 $ CA.

[18]                          Le juge a conclu que M. Barer avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit le par. 3168(6) C.c.Q. en invoquant des moyens de fond dans sa requête en irrecevabilité. Il a estimé que les éléments de preuve présentés par Knight dans sa contestation de la requête en irrecevabilité de M. Barer appuyaient également cette conclusion et qu’ils constituaient [traduction] « une preuve suffisante en droit québécois que les conditions d’attribution de la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de [M.] Barer » étaient remplies (2016 QCCS 3471, par. 17 (CanLII) (« motifs de la C.S. »)). Le juge de première instance a souligné l’absence d’éléments de preuve semblables devant les tribunaux québécois ou les tribunaux étrangers dans les autres affaires citées par M. Barer à l’appui de ses prétentions, à savoir Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260, et Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227 (C.S.). Il a donc estimé que ces décisions n’étaient d’aucun secours pour M. Barer.

[19]                          Le juge de première instance a clos ses observations en déclarant que les par. 3168(3) et (4) C.c.Q. auraient également pu fonder la compétence du tribunal de l’Utah, [traduction] « puisque l’acceptation de la présumée promesse de [M.] Barer de payer avait été reçue dans l’Utah et devait être exécutée dans cet État » (par. 20 (italiques ajoutés)).

B.           Cour d’appel du Québec

[20]                          M. Barer a interjeté appel du jugement de la Cour supérieure à la Cour d’appel. Knight a répliqué par une demande en rejet sommaire de l’appel ou, à titre subsidiaire, en cautionnement. Une première formation a rejeté la demande de Knight à l’unanimité, se contentant de déclarer que [traduction] « [l’]appelant a peut‑être un appel viable » (2016 QCCA 1400, par. 2 (CanLII) (« motifs de la C.A. (2016) »)). Elle a néanmoins souligné qu’elle rejetait cette demande « non sans certaines hésitations », signalant que « comme le juge de première instance l’a noté, l’appelant semble effectivement avoir reconnu la compétence de la Cour de district des États‑Unis pour le district de l’Utah, puisque sa requête en irrecevabilité soulevait non seulement des moyens déclinatoires, mais aussi des moyens distincts des questions de compétence » (par. 2‑3). Ainsi, cette formation a condamné M. Barer à fournir 25 000 $ CA pour garantir le paiement des frais de l’appel et du montant du jugement s’il n’obtenait pas gain de cause en appel.

[21]                          Sur le fond, une seconde formation de la Cour d’appel a rejeté l’appel de M. Barer dans une décision de deux phrases prononcée à l’audience et formulée ainsi : [traduction] « Sans souscrire à tous les motifs du juge de première instance, nous sommes néanmoins tous d’avis qu’il y avait suffisamment d’éléments pour lui permettre d’en arriver à la conclusion qu’il a tirée. Pour ces motifs, l’appel est rejeté avec dépens » (2017 QCCA 597, par. 1‑2 (CanLII)). Les motifs ne précisent pas quelles parties du jugement de l’instance inférieure sont entérinées et quelles ne le sont pas.

IV.             Question en litige

[22]                          La question à résoudre dans le présent pourvoi est celle de savoir si c’est à bon droit que les cours d’instances inférieures ont reconnu la compétence du tribunal de l’Utah sur le litige opposant Knight à M. Barer à titre personnel. Pour répondre à cette question, je vais examiner les principes généraux prévus au Code civil régissant la reconnaissance des décisions étrangères — notamment ceux relatifs au fardeau de preuve applicable —, avant de passer à l’application des par. 3168(3), (4) et (6) et de l’art. 3164 C.c.Q. qui sont invoqués en tant que dispositions pouvant donner compétence au tribunal de l’Utah.

V.          Analyse

A.          Principes généraux prévus au Code civil régissant la reconnaissance des décisions étrangères et le fardeau de preuve applicable

[23]                          Conformément à l’objectif de favoriser la fluidité des échanges internationaux, l’art. 3155 C.c.Q. établit le principe selon lequel toute décision rendue hors du Québec doit être reconnue et déclarée exécutoire au Québec, sauf exception (G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), par. 3155 550; H. Kélada, Reconnaissance et exécution des jugements étrangers (2013), p. 41; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 22). L’article 3155 C.c.Q. énumère ensuite six exceptions qui permettent aux tribunaux québécois de déroger à ce principe général et de refuser de reconnaître une décision étrangère. La première de ces exceptions a trait aux décisions rendues par une autorité qui n’était pas compétente pour décider du différend selon les règles du Code civil :

                    3155. Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :

                               1°  L’autorité de l’État dans lequel la décision a été rendue n’était pas compétente suivant les dispositions du présent titre;

                               2°  La décision, au lieu où elle a été rendue, est susceptible d’un recours ordinaire, ou n’est pas définitive ou exécutoire;

                               3°  La décision a été rendue en violation des principes essentiels de la procédure;

                               4°  Un litige entre les mêmes parties, fondé sur les mêmes faits et ayant le même objet, a donné lieu au Québec à une décision passée ou non en force de chose jugée, ou est pendant devant une autorité québécoise, première saisie, ou a été jugé dans un État tiers et la décision remplit les conditions nécessaires pour sa reconnaissance au Québec;

                               5°  Le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales;

                               6°  La décision sanctionne des obligations découlant des lois fiscales d’un État étranger.

[24]                          On a dit au sujet du régime établi par l’art. 3155 C.c.Q. qu’il crée une présomption de validité de la décision étrangère et que cette présomption est réfutée lorsqu’un tribunal québécois juge qu’une des exceptions énumérées s’applique (ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec Un mouvement de société (1993), p. 2015; H. P. Glenn, « Recognition of Foreign Judgments in Quebec » (1997), 28 Rev. can. dr. comm. 404, p. 406; Yousuf c. Jannesar, 2014 QCCA 2096, par. 18‑20 (CanLII); Mutual Trust Co. c. St‑Cyr, [1996] R.D.J. 623 (C.A.), p. 632‑633). On s’attendrait ainsi à ce qu’il incombe à la partie qui s’oppose à la reconnaissance de la décision étrangère de repousser la présomption de validité dont celle‑ci bénéficie et d’établir un des motifs permettant de refuser de la reconnaître ou de l’exécuter (J. A. Talpis, avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand‑Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec‑United States Crossborder Litigation (2001), p. 161; Goldberg c. Think Glass Le verre repensé inc., 2016 QCCS 6456, par. 23 (CanLII); Jules Jordan Video inc. c. 144942 Canada inc., 2014 QCCS 3343, par. 51 (CanLII)). En effet, selon la règle générale énoncée à l’art. 2803 C.c.Q. qui régit la répartition du fardeau de la preuve entre les parties, « celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention », tandis que celui qui soutient qu’un droit est nul, a été modifié ou est éteint doit prouver les faits sur lesquels est fondée sa prétention. Le fardeau de prouver qu’une exception s’applique incombe donc normalement à la partie qui tente de s’en prévaloir (L. Ducharme, Précis de la preuve (6e éd. 2005), nos 122‑123; Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403, p. 421; Lavallée c. Imhof, 2018 QCCS 2031, par. 32 (CanLII)).

[25]                          Certaines dispositions législatives font toutefois reposer le fardeau de cette preuve sur les épaules de la personne qui cherche à faire reconnaître la décision étrangère. On en trouve un exemple à l’art. 786 al. 1 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 (« ancien C.p.c. ») (maintenant l’art. 508 al. 1 du nouveau Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« nouveau C.p.c. »)), qui oblige celui qui demande la reconnaissance d’une décision étrangère à joindre à sa demande « l’attestation d’un officier public étranger compétent affirmant que la décision n’est plus, dans l’État où elle a été rendue, susceptible d’appel ou qu’elle est définitive ou exécutoire ». Il incombe donc à celui qui demande la reconnaissance d’établir — selon les modalités prescrites — que la décision étrangère est définitive ou exécutoire et, partant, que la deuxième exception prévue à l’art. 3155 C.c.Q. ne s’applique pas. Compte tenu de l’art. 3156 C.c.Q., celui qui demande la reconnaissance doit établir que la troisième exception prévue à l’art. 3155 C.c.Q. ne s’applique pas lorsqu’une décision étrangère est rendue par défaut (voir Yousuf, par. 20‑23, et l’art. 786 al. 2 de l’ancien C.p.c. (maintenant l’art. 508 al. 2 du nouveau C.p.c.)).

[26]                          En ce qui concerne la première exception prévue à l’art. 3155 C.c.Q., le titre quatrième du livre dixième du Code civil précise les circonstances dans lesquelles les tribunaux québécois reconnaissent la compétence des autorités étrangères. L’objectif de ces règles n’est pas de donner des leçons aux autorités étrangères quant aux limites de leur propre compétence, mais plutôt de déterminer s’il convient d’incorporer certaines décisions rendues hors du Québec dans l’ordre juridique interne. La compétence de tribunaux étrangers ainsi reconnue par les tribunaux locaux en fonction des règles du droit interne est désignée par de nombreux auteurs sous le vocable « compétence internationale indirecte » (« indirect international jurisdiction ») ou « compétence indirecte » (« indirect jurisdiction ») (G. Goldstein, « Compétence internationale indirecte du tribunal étranger », dans JurisClasseur Québec — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 11, par. 2; H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, 669, par. 125; J. A. Talpis et J.-G. Castel, « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3 , no 485; voir également Mutual Trust, p. 633).

[27]                          Dans le cas des actions personnelles à caractère patrimonial, comme celle dont il s’agit en l’espèce, l’art. 3168 C.c.Q. énumère six situations dans lesquelles les tribunaux québécois doivent conclure à la compétence internationale indirecte des autorités étrangères :

                    3168. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que dans les cas suivants :

                               1°  Le défendeur était domicilié dans l’État où la décision a été rendue;

                               2°  Le défendeur avait un établissement dans l’État où la décision a été rendue et la contestation est relative à son activité dans cet État;

                               3°  Un préjudice a été subi dans l’État où la décision a été rendue et il résulte d’une faute qui y a été commise ou d’un fait dommageable qui s’y est produit;

                               4°  Les obligations découlant d’un contrat devaient y être exécutées;

                               5°  Les parties leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé; cependant, la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence de l’autorité de son domicile ne peut lui être opposée;

                               6°  Le défendeur a reconnu leur compétence.

Cette énumération exhaustive, de même que l’emploi de la proposition « n’est reconnue que dans les cas suivants », indique que celui qui demande la reconnaissance doit démontrer l’existence d’un des cas énumérés à cet article pour que la compétence internationale indirecte de l’autorité étrangère puisse être reconnue.

[28]                          En raison de leur formulation respective, le par. 3155(1) et l’art. 3168 C.c.Q. peuvent sembler donner des indications contradictoires quant à la personne à qui il incombe d’établir l’existence — ou l’inexistence — d’un motif permettant de reconnaître la compétence. En l’espèce, M. Barer soutient que Knight, qui demande qu’une décision étrangère soit reconnue au Québec, doit prouver les faits qui justifient la reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah en application de l’art. 3168 C.c.Q. Pour sa part, Knight soutient qu’il incombe à M. Barer, la personne qui s’oppose à la reconnaissance, d’établir qu’aucun critère de compétence ne s’applique. Elle souligne que l’absence de compétence est une exception au principe général de la reconnaissance du jugement étranger.

[29]                          J’estime que l’approche préconisée par M. Barer est la bonne. Toute tension entre les art. 3155 et 3168 C.c.Q. disparaît lorsqu’on considère que la compétence de l’autorité étrangère est un des faits sur lesquels se fonde la prétention du demandeur. En effet, celui qui cherche à faire reconnaître une décision étrangère ne peut faire valoir un droit en vertu de cette décision au Québec que si l’autorité étrangère est compétente selon les règles du Code civil.

[30]                          La meilleure façon de concevoir la compétence internationale indirecte d’une autorité étrangère consiste donc à l’envisager comme une condition préalable à la reconnaissance de sa décision. La reconnaissance de la compétence du tribunal étranger précède logiquement la conclusion que le jugement de ce tribunal est exécutoire au Québec. Ainsi que le professeur Emanuelli l’explique : « [p]our qu’une décision étrangère soit reconnue au Québec et soit susceptible d’y être déclarée exécutoire, il faut en premier lieu qu’elle ait été rendue par une autorité compétente en vertu des règles québécoises relatives à la compétence internationale des autorités étrangères. C’est ce qui ressort a contrario de l’article 3155(1º) C.c.Q. » (C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), no 279 (je souligne; note en bas de page omise); voir également Kélada, p. 43). Dans l’arrêt Worthington Corp. c. Atlas Turner inc., [2004] R.J.Q. 2376, la Cour d’appel du Québec s’est également dite d’avis que « les jugements étrangers sont reconnus au Québec s’ils ont été rendus par un tribunal compétent suivant les dispositions du Code civil en matière de droit international privé. Les articles 3155 et 3164 l’affirment expressément » (par. 16 (je souligne)).

[31]                          L’historique législatif appuie également cette théorie. Au départ, le législateur avait envisagé la possibilité d’employer dans ce qui est maintenant l’art. 3155 des termes explicites qui auraient fait reposer le fardeau de la preuve sur les épaules du défendeur (« à moins que le défendeur ne fasse l’une des preuves suivantes »; voir l’ébauche de l’art. 3133). Or, l’Assemblée nationale n’a pas retenu ce libellé, le remplaçant plutôt par le texte actuel : « sauf dans les cas suivants », afin de « permettre aux autorités du Québec de contrôler d’office la conformité de la décision étrangère avec les conditions énumérées à l’article » (Sous‑commission des institutions, « Étude détaillée du projet de loi 125 — Code civil du Québec », Journal des débats, vol. 31, no 28, 1re sess., 34e lég., 3 décembre 1991, p. 1141 (soulignement omis)).

[32]                          En fait, lorsqu’il exerce le rôle qui lui incombe, en application de l’art. 3158 C.c.Q., de « vérifier si la décision dont la reconnaissance ou l’exécution est demandée remplit les conditions prévues au présent titre », le tribunal d’exécution québécois doit s’assurer que l’autorité étrangère avait compétence sur le sujet suivant les règles du Code civil (Lépine, par. 24; Zimmermann, par. 13 (CanLII); Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112, par. 15 (CanLII); Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800, par. 39 (CanLII)). Voilà une autre indication qu’il faut conclure à la compétence avant de pouvoir tirer une conclusion sur la reconnaissance. À ce propos, le tribunal du Québec doit s’assurer de la compétence du tribunal étranger; il ne peut pas se contenter de juger si la personne qui s’oppose à la reconnaissance a démontré de façon satisfaisante le défaut de compétence. Il ne peut pas non plus s’appuyer sur le principe de la présomption de normalité (voir C. Piché, La preuve civile (5e éd. 2016), nos 156 et suiv.) pour conclure que l’autorité étrangère avait compétence. En effet, celle‑ci n’a pas examiné les principes du droit québécois en matière de compétence internationale indirecte pour rendre sa décision. Il s’ensuit qu’elle ne peut pas, en droit, être considérée comme ayant satisfait aux exigences du Code civil en matière de compétence internationale indirecte pour que sa compétence puisse être reconnue relativement à une affaire, simplement parce que la partie adverse n’a pas prouvé qu’elle n’était pas compétente.

[33]                          Il incombe donc à la personne qui demande la reconnaissance d’une décision étrangère de prouver les faits sur lesquels se fonde la compétence internationale indirecte de l’autorité étrangère. Cette répartition du fardeau de la preuve s’accorde avec la règle bien établie selon laquelle, dans une action introduite devant un tribunal du Québec, il appartient au demandeur d’établir les faits sur lesquels repose la compétence du tribunal en cas de contestation de celle‑ci par le défendeur (Piché, no 161; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd., 2017 QCCA 626, par. 13 (CanLII); Shamji c. Tajdin, 2006 QCCA 314, par. 16 (CanLII); Bank of Montreal c. Hydro Aluminum Wells Inc., 2002 CanLII 3111 (C.A. Qc), par. 12; Baird c. Matol Botanical International Ltd., [1994] R.D.J. 282 (C.A.), p. 283).

[34]                          J’ajouterai qu’il ne serait guère raisonnable d’obliger celui qui s’oppose à la reconnaissance à établir le défaut de compétence internationale indirecte de l’autorité étrangère. L’article 3168 C.c.Q. énumère six critères distincts constitutifs de compétence, mais la présence d’un seul d’entre eux suffit à établir celle de l’autorité étrangère dans le cadre d’une action personnelle à caractère patrimonial (Emanuelli (2011), no 290; Hocking, par. 187). Si le défendeur avait l’obligation de prouver le défaut de compétence internationale indirecte, il serait tenu de réfuter un à un les six cas de figure énumérés à l’art. 3168 C.c.Q., ce qui le placerait dans la position délicate d’avoir à prouver une série d’hypothèses négatives.

[35]                          Dans le cas qui nous occupe, Knight invoque trois chefs de compétence du tribunal de l’Utah au titre de l’art. 3168 C.c.Q., en l’occurrence ceux prévus à ses troisième, quatrième et sixième paragraphes. Je vais aborder brièvement les deux premiers, avant de passer au troisième, le principal qui est en jeu en l’espèce.

B.           Paragraphes 3168(3) et (4) C.c.Q.

[36]                          Le paragraphe 3168(3) C.c.Q. prévoit que la compétence des autorités étrangères est reconnue au Québec si à la fois le préjudice et la faute dont il résulte sont survenus dans l’État où la décision a été rendue. Pour sa part, le par. 3168(4) C.c.Q. dispose que la compétence d’une autorité étrangère est reconnue lorsque sa décision concerne « [l]es obligations découlant d’un contrat [qui] devaient [. . .] être exécutées [dans l’État où elle se trouve] ».

[37]                          Dans une brève remarque incidente, la Cour supérieure a conclu que ces deux paragraphes [traduction] « pourraient » justifier la reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah parce que « la présumée promesse de [M.] Barer de payer avait été acceptée dans l’Utah et devait y être exécutée » (motifs de la C.S., par. 20 (je souligne)). On ne sait par ailleurs pas avec certitude si la Cour d’appel a avalisé cet aspect du jugement de première instance. Pour ma part, je conclus que Knight ne s’est pas acquittée du fardeau de la preuve qui lui incombait à cet égard, ce qui suffit pour conclure qu’elle ne peut invoquer ces deux motifs en l’espèce.

[38]                          À l’appui de sa thèse, Knight insiste surtout sur le fait que, eu égard à l’art. 3158 C.c.Q., les tribunaux québécois ne peuvent pas réexaminer la question de savoir si une promesse de payer a été faite ou si M. Barer, suivant la doctrine de l’alter ego, était personnellement obligé aux termes du contrat conclu entre elle et BEC. En effet, selon Knight, cette question a déjà été tranchée par le tribunal de l’Utah et les cours du Québec devraient s’abstenir de remettre en question le bien‑fondé de cette décision. Cet argument est mal fondé, et ce, pour trois raisons.

[39]                          Premièrement, Knight se fonde sur la décision préliminaire par laquelle le tribunal de l’Utah a rejeté la requête en irrecevabilité de M. Barer pour tenter de démontrer l’existence d’un motif justifiant la reconnaissance de la compétence de ce tribunal. Or, cette décision n’était pas définitive et ne pouvait donc pas, aux termes du par. 3155(2) C.c.Q., être reconnue au Québec. De plus, dans le cas qui nous occupe, Knight demande la reconnaissance de la décision de l’Utah, en l’occurrence le jugement par défaut définitif rendu contre M. Barer, et non de la décision préliminaire sur la requête en irrecevabilité de M. Barer. Or, c’est uniquement ce jugement par défaut qu’envisage l’art. 3158 C.c.Q., et il n’est pas motivé. Il s’agit d’une condamnation à payer une somme d’argent, rien de plus. Enfin, les conclusions prima facie tirées par le tribunal de l’Utah dans son jugement rejetant la requête préliminaire de M. Barer étaient fondées sur des allégations tenues pour avérées et avaient uniquement pour objet de décider de permettre ou non que l’affaire soit instruite.

[40]                          En clair, le fait que la décision de l’Utah ait été un jugement par défaut n’est pas une raison pour refuser de la reconnaître et de l’exécuter au Québec. Les jugements de ce type rendus à l’étranger sont susceptibles d’être reconnus au Québec au même titre que les autres décisions, dès lors qu’il est satisfait aux exigences des art. 3156 C.c.Q. et 786 al. 2 ancien C.p.c. (maintenant l’art. 508 al. 2 nouveau C.p.c.) (Yousuf, par. 17‑19; voir également, en common law, Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 31). Il n’est pas non plus indispensable que la décision étrangère soit motivée (G. Goldstein, « Principes généraux et conditions générales de reconnaissance et d’exécution », dans JurisClasseur Québec — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 10, par. 71; Society of Lloyd’s c. Alper, 2006 QCCS 1203, par. 82‑87 (CanLII)).

[41]                          Malgré tout, selon les règles du Code civil, Knight ne pouvait pas pour autant s’en remettre exclusivement aux allégations formulées dans les actes de procédure qu’elle a elle‑même déposés devant le tribunal de l’Utah pour établir la compétence de ce dernier à l’égard de M. Barer. Elle devait soumettre des éléments de preuve au tribunal d’exécution québécois pour s’acquitter de son fardeau de démontrer l’existence des chefs de compétence de l’autorité étrangère énumérés à l’art. 3168 C.c.Q. sur lesquels elle se fondait. Je le répète, une requête en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger « constitue une demande en justice qui donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile » (Kuwait Airways, par. 20). Dans ce contexte, les parties ne sont pas exemptées des exigences énoncées à l’art. 2803 C.c.Q. Le demandeur doit prouver les faits sur lesquels se fonde le droit qu’il invoque à la reconnaissance et à l’exécution de la décision étrangère. Il appartient au tribunal d’exécution québécois d’examiner la preuve pour s’assurer que le tribunal étranger avait compétence suivant les règles énoncées au Code civil (Heerema, par. 15; Zimmermann, par. 13; Mutual Trust, p. 633).

[42]                          Dans l’affaire Zimmermann — qui, par coïncidence, concernait également M. Barer et ses sociétés —, la Cour d’appel du Québec a refusé de reconnaître et d’opposer personnellement à M. Barer un jugement par défaut qui avait été rendu contre lui et contre BEC par la Cour de district des États‑Unis pour le district du Vermont. Comme c’est le cas en l’espèce, la partie qui demandait la reconnaissance du jugement étranger affirmait que, selon le tribunal étranger, BEC était l’alter ego de M. Barer et que les tribunaux québécois ne pouvaient pas réexaminer cette conclusion. La Cour d’appel a écarté à bon droit cet argument et estimé que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur en exigeant la présentation d’éléments de preuve pour établir les faits constituant le fondement de la reconnaissance de la compétence du tribunal du Vermont (Zimmermann, par. 20). Comme la partie qui demandait la reconnaissance n’avait pas présenté d’éléments de preuve justifiant la levée du voile de la personnalité morale, et que seule BEC était partie au contrat en cause, la Cour d’appel a refusé de reconnaître la compétence du tribunal du Vermont à l’égard de M. Barer à titre personnel en application du par. 3168(4) C.c.Q.

[43]                          Le juge de première instance a établi une distinction entre la présente espèce et l’affaire Zimmermann au motif que [traduction] « la preuve soumise au tribunal de l’Utah au soutien de la requête en irrecevabilité dont il est question dans le jugement (pièce P‑4.5) [. . .] suffit, en droit québécois, pour établir que les conditions d’attribution de la compétence au tribunal de l’Utah à l’égard de [M.] Barer [étaient] valides » (motifs de la C.S., par. 17). En toute déférence, j’estime que ce raisonnement est problématique à deux égards. En premier lieu, comme je l’ai déjà expliqué, la présente instance concerne la décision définitive rendue par le tribunal de l’Utah, et non sa décision préliminaire. L’analyse du juge de première instance ne portait donc pas sur la bonne décision. En second lieu, ce dernier a indûment accordé des effets déterminants aux conclusions prima facie tirées par le tribunal de l’Utah dans sa décision de rejeter la requête de M. Barer. Les tribunaux d’exécution québécois sont tenus d’examiner des questions qui peuvent avoir été tranchées par la décision étrangère dans la mesure où cela est nécessaire pour s’assurer qu’il est satisfait aux critères de reconnaissance et d’exécution prévus au titre quatrième, notamment au regard des motifs permettant de reconnaître la compétence des autorités étrangères.

[44]                          Il était donc nécessaire de présenter des éléments de preuve à cet égard en l’espèce. Or, en ce qui concerne tant le par. 3168(3) que le par. 3168(4), Knight n’en a présenté aucun en ce qui a trait à M. Barer à titre personnel. Les pièces que Knight a déposées devant la Cour supérieure consistaient essentiellement en des documents relatant le déroulement de l’instance dans l’Utah (P‑2, P‑2.1, P‑2.2, P‑2.3, P‑3, P‑4.1, P‑4.2, P‑4.3, P‑4.4, P‑4.5, P‑5, P‑7, P‑8, P‑9, P‑10). Les trois autres pièces étaient un relevé du Registraire des entreprises du Québec (P‑1), un état de conversion de devises (P‑6) et un tableau expliquant le calcul des intérêts (P‑11). Aucune de ces pièces ne permet de conclure que les tribunaux québécois devraient reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de M. Barer en application des par. 3168(3) ou (4) C.c.Q. Par conséquent, au vu du dossier, la Cour supérieure ne pouvait pas reconnaître la compétence de ce tribunal en se fondant sur l’un ou l’autre de ces deux paragraphes.

[45]                          Je passe maintenant au troisième motif de reconnaissance invoqué par Knight et examiné par le juge de première instance, en l’occurrence le critère de la reconnaissance de la compétence énoncé au par. 3168(6) C.c.Q. Ce critère justifiait selon moi que les cours d’instances inférieures en arrivent à la conclusion qu’elles ont tirée. Comme je l’ai déjà indiqué, il suffit qu’il soit satisfait à un seul des critères de compétence prévus à l’art. 3168 pour établir la compétence de l’autorité étrangère (Emanuelli (2011), no 290; Hocking, par. 187).

C.           Paragraphe 3168(6) C.c.Q.

[46]                          La jurisprudence québécoise admet depuis longtemps la reconnaissance de la compétence d’un tribunal comme un motif permettant d’en asseoir la compétence; d’ailleurs, dès lors qu’une partie a reconnu la compétence d’un tribunal, elle ne peut plus la contester (voir Vaughan c. Campbell (1855), 5 L.C. Rep. 431 (C.S.); voir également G. Goldstein et J. A. Talpis, L’effet au Québec des jugements étrangers en matière de droits patrimoniaux (1991), p. 117; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), no 183). Le Code civil prévoit maintenant explicitement au par. 3168(6) la reconnaissance de la compétence des autorités étrangères lorsque « [l]e défendeur [l’]a reconnu[e] ».

[47]                          Le juge de première instance a conclu que M. Barer avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah au sens où il faut l’entendre pour l’application de ce paragraphe [traduction] « en soulevant une question de fond » dans sa requête en irrecevabilité (par. 16 (italiques ajoutés)). Bien que la Cour d’appel ait débouté M. Barer de son appel de cette décision, nous ne savons pas si la formation qui a entendu l’appel sur le fond a souscrit à cette conclusion. Je relève que l’autre formation, qui a examiné la demande en rejet sommaire de l’appel de M. Barer présentée par Knight, a formulé le critère permettant de reconnaître la compétence de façon légèrement différente de celle proposée par le juge de première instance. Cette formation s’est dite d’avis que M. Barer semblait avoir acquiescé à la compétence du tribunal de l’Utah, puisqu’il avait soulevé [traduction] « des moyens non liés à la question de la compétence » pour obtenir le rejet de la demande de Knight (motifs de la C.A. (2016), par. 3 (italiques ajoutés)).

[48]                          Devant notre Cour, Knight soutient que M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah par suite de : (1) sa requête en irrecevabilité; (2) une requête en prorogation du délai qui lui était imparti pour déposer une réponse ou pour répondre autrement à la demande; et (3) sa participation subséquente à une conférence de règlement à l’amiable. Contrairement à ce qui était le cas pour les deux autres moyens, les faits procéduraux qui sous‑tendent cet argument tiré du par. 3168(6) C.c.Q. sont tous étayés par des pièces déposées devant la Cour supérieure. Aucune question ne se pose donc au sujet du fardeau de la preuve de Knight à cet égard.

[49]                          J’ajoute deux précisions. Premièrement, la question de la reconnaissance de la compétence est une question mixte de fait et de droit (Natha c. Cook, 2016 ABCA 100, 616 A.R. 276, par. 11; Ward c. Nackawic Mechanical Ltd., 2015 NBCA 1, 429 R.N.-B. (2e) 228, par. 15; Fleckenstein c. Hutchison, 2009 ABCA 320, 460 A.R. 386, par. 18). En effet, pour déterminer si le défendeur a reconnu la compétence du tribunal, il faut appliquer une norme de droit à une série de faits, soupeser ces faits et tirer des conclusions (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 26). La conclusion suivant laquelle le défendeur a reconnu la compétence du tribunal ne doit donc pas être infirmée, sauf erreur manifeste et déterminante, pourvu qu’aucune question juridique isolable n’ait été identifiée (Housen, par. 36; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 48‑49).

[50]                          Deuxièmement, le juge de première instance a appliqué le droit québécois pour décider si M. Barer avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah parce que [traduction] « faute de preuve concernant le droit de l’Utah, la Cour doit présumer que celui‑ci équivaut au droit québécois et appliquer ce dernier » (par. 13). M. Barer affirme qu’il incombait plutôt à Knight de prouver qu’il avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah suivant les règles de droit de cet État. Je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire que la reconnaissance de la compétence visée au par. 3168(6) C.c.Q. doit être évaluée en fonction du droit québécois. Cela aurait d’ailleurs été vrai même si les parties avaient prouvé la teneur des règles de droit de l’Utah.

[51]                          Comme nous l’avons vu, l’art. 3168 C.c.Q. n’a pas pour objet de vérifier si l’autorité étrangère a bien suivi ses propres règles de procédure. Il vise à garantir que l’exécution de la décision étrangère n’entrerait pas en conflit avec les notions d’équité procédurale et de bonne administration de la justice du droit québécois (Goldstein, fasc. 11, par. 2). Les règles de la compétence internationale indirecte prévues au Code civil — notamment à son art. 3168 — sont des règles du Québec, et leurs exigences sont par conséquent évaluées selon le droit québécois. Pour se prononcer sur la compétence internationale indirecte, le tribunal d’exécution n’est pas lié par les qualifications juridiques attribuées aux faits par le tribunal étranger (Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, Commentaires, vol. II (1978), p. 1010; J. A. Talpis et G. Goldstein, « Analyse critique de l’avant‑projet de loi du Québec en droit international privé » (1988), 91 R. du N. 606, p. 627‑628; Zimmermann, par. 13‑20). Il doit déterminer si « le défendeur a reconnu [la] compétence [de l’autorité étrangère] » comme le prévoit le par. 3168(6) C.c.Q. en fonction du sens que le droit québécois donne à ces termes.

(1)            Reconnaissance de la compétence en droit québécois

[52]                 En droit québécois, la reconnaissance de la compétence peut être explicite ou implicite (Kélada, p. 544; F. Sabourin, « Compétence internationale relative aux actions personnelles à caractère patrimonial et effets des décisions étrangères », dans JurisClasseur Québec — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 25, par. 26; Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858, p. 863; Bombardier Transportation c. SMC Pneumatics (UK) Ltd., 2009 QCCA 861, par. 50 (CanLII); International Image Services Inc. c. Ellipse Fiction/Ellipse Programme, 1995 CanLII 10253 (C.A. Qc), p. 5; Forest Fibers Inc. c. CSAV Norasia Container Lines Ltd., 2007 QCCS 4794, par. 44 (CanLII); 171486 Canada Inc. c. Rogers Cantel Inc., [1995] R.D.J. 91 (C.S.), par. 37). Elle doit toutefois être claire (Rogers Cantel, par. 37; Forest Fibers, par. 44; Conserviera S.p.A. c. Paesana Import‑Export Inc., 2001 CanLII 24802 (C.S. Qc), par. 63‑64). Le défendeur qui a reconnu la compétence d’une autorité étrangère ne peut pas par la suite retirer son acquiescement à faire trancher le litige par cette autorité. Pour la bonne administration de la justice, il est nécessaire que, dès lors que la compétence a été valablement établie, l’affaire soit instruite par le même for, indépendamment des caprices des parties.

[53]                          Le libellé laconique du par. 3168(6) ne précise pas ce qu’il faut entendre par la reconnaissance de la compétence et la question de savoir si certains actes sont assimilables à une reconnaissance divise tant les auteurs que les juges. Dans leurs propos, ceux‑ci s’entendent toutefois sur un point : il existe une confusion persistante, notamment en ce qui concerne la norme applicable dans les situations où le défendeur invoque devant le tribunal à la fois des moyens déclinatoires et des moyens qui ne concernent pas la compétence (Goldstein (2012), par. 3168 590; Talpis (2001), p. 113; Goldstein, fasc. 11, par. 29; Goldstein et Groffier, no 183; Cortas Canning, p. 1241‑1242). Pour juger si M. Barer a effectivement reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, il y a donc lieu de se pencher sur l’historique législatif à l’origine de l’adoption du texte actuel du par. 3168(6) C.c.Q. et d’analyser les opinions doctrinales et jurisprudentielles relatives aux moyens de défense sur le fond susceptibles d’emporter reconnaissance de la compétence lorsque celle‑ci est également contestée.

a)Historique législatif de l’art. 3168 C.c.Q.

[54]                          Le paragraphe 3168(6) C.c.Q. est l’aboutissement d’un long processus de consultation et de réflexion mené par le législateur québécois. En 1975, l’Office de révision du Code civil a soumis au législateur une première version de ce qui devait devenir le livre dixième du Code civil consacré au droit international privé. Le projet d’article concernant la reconnaissance de la compétence des tribunaux étrangers décrivait en détail les actes qui pourraient constituer une telle reconnaissance :

                   Article 63

 

                          Le tribunal d’origine est considéré comme compétent dans les cas suivants :

                    . . .

                   6. lorsque le défendeur a procédé au fond sans décliner la compétence du tribunal d’origine ou faire de réserve sur ce point; toutefois, cette compétence ne sera pas reconnue si le défendeur a procédé au fond pour s’opposer à une saisie ou en obtenir la mainlevée, ou si le droit du Québec accorde dans ce cas compétence exclusive à ses tribunaux;

                    . . .

                    (Office de révision du Code civil, Rapport sur le droit international privé (1975), p. 144 et 146 (je souligne))

[55]                          Le projet d’article relatif à la compétence des tribunaux québécois prévoyait, dans le même ordre d’idées, que « les tribunaux du Québec ont compétence générale dans les cas suivants : [. . .] le défendeur s’est soumis à leur compétence, soit expressément, soit en s’expliquant sur le fond sans réserve touchant la compétence » (p. 116 et 118). Ces deux dispositions s’inspiraient de la Convention de 1971 de La Haye sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile et commerciale (Commentaires du ministre de la Justice, p. 2009 et 2026, relativement aux versions finales des projets de dispositions).

[56]                          Le projet de livre sur le droit international privé a toutefois fait l’objet « de bien des critiques » et d’« un nombre considérable de modifications au point de le rendre méconnaissable » lorsque le projet de Code civil a été présenté à l’Assemblée nationale en 1990 (Talpis et Castel, no 3). Le projet de loi ne renfermait même pas d’article sur la reconnaissance de la compétence d’un tribunal étranger sur les actions à caractère patrimonial. Quant à l’article portant sur la compétence des tribunaux québécois sur de telles actions, il ne précisait plus les actes qui emportaient reconnaissance de la compétence; il mentionnait uniquement les cas dans lesquels le défendeur s’est soumis à la compétence des tribunaux du Québec (projet d’art. 3126). Il semble que ce libellé ait été préféré au texte antérieur.

[57]                          Au bout du compte, ce qui allait devenir l’art. 3168 C.c.Q. a été ajouté au projet de loi par suite d’un amendement proposé par le ministre de la Justice, qui a expliqué que le paragraphe 6 visait à établir un équivalent à l’article portant sur la reconnaissance de la compétence des tribunaux québécois. À cette fin, le ministre a suggéré d’employer exactement la même expression en français (Sous‑commission des institutions, « Étude détaillée du projet de loi 125 — Code civil du Québec », Journal des débats, vol. 31, no 32, 1re sess., 34lég., 9 décembre 1991, p. 1285‑1331).

[58]                          Cet historique législatif permet de tirer deux conclusions. Premièrement, le législateur a envisagé, puis écarté, un projet d’article qui aurait obligé les tribunaux québécois à refuser de reconnaître les décisions étrangères dès lors que le défendeur aurait décliné leur compétence avant de débattre du fond de l’affaire. Deuxièmement, l’argument de M. Barer suivant lequel le par. 3168(6) C.c.Q. devrait être interprété de façon plus restrictive que l’art. 3148 al. 1(5) C.c.Q. — l’article correspondant qui concerne la compétence des tribunaux québécois — doit être rejeté. S’il est vrai que certains des critères de reconnaissance de la compétence d’une autorité étrangère prévus à l’art. 3168 sont plus restrictifs que ceux énumérés à l’art. 3148 applicables lorsqu’il s’agit d’établir la compétence des tribunaux québécois, l’asymétrie que M. Barer invoque entre le par. 3168(6) et l’art. 3148 al. 1(5) n’existe pas. Il n’y a aucune raison d’établir une distinction entre ces deux dispositions, là où le législateur a décidé de ne pas en faire. Le critère de la reconnaissance de la compétence établi au par. 3168(6) ne diffère pas de celui qui est prévu à l’art. 3148 al. 1(5) C.c.Q. (Goldstein et Groffier, no 183; Sabourin, par. 26).

b)      Doctrine et jurisprudence concernant les moyens de défense sur le fond lorsque la compétence est contestée

[59]                          Cela étant, depuis 1994, les tribunaux du Québec et les auteurs ont étoffé le concept clé de la reconnaissance de la compétence — l’élément central du par. 3168(6) et de l’art. 3148 al. 1(5) C.c.Q.

[60]                          Certains actes sont systématiquement considérés comme emportant reconnaissance de la compétence. C’est le cas, par exemple, de la reconnaissance explicite de la compétence d’un tribunal étranger découlant de la signature d’une transaction (LVH Corporation (Las Vegas Hilton) c. Lalonde, 2003 CanLII 27646 (C.S. Qc), par. 24‑25). Il en va de même lorsque l’affaire est plaidée au fond sans que la compétence du tribunal soit contestée (Kadar c. Reichman (Succession), 2014 QCCA 1180, 1 E.T.R. (4th) 9, par. 40‑42; Lagassé c. McElligott, [1993] R.D.J. 323 (C.A.), par. 14‑15; Mutual Trust, p. 633; D’Alessandro c. Mastrocola, 2007 QCCS 4164, par. 8 (CanLII); Canadian Logistics Systems Limited c. 129726 Canada inc., 1997 CanLII 6840 (C.Q.), par. 3). En pareil cas, par sa conduite, le défendeur indique sans équivoque au tribunal et au demandeur qu’il s’en remet au for saisi. À l’inverse, il est également admis que certains comportements permettent à eux seuls de conclure que le défendeur n’a pas reconnu la compétence du for choisi par le demandeur. Le simple fait de s’abstenir de comparaître devant le tribunal en question en est un (Zimmermann inc. c. Barer, 2014 QCCS 3404, par. 71 (CanLII); Labs of Virginia Inc. c. Clintrials Bioresearch Ltd., [2003] R.J.Q. 1876 (C.S.), par. 39). La comparution dans le simple but de contester la compétence en temps opportun en est un autre (Goldstein (2012), par. 3148 580; Talpis, p. 113).

[61]                          Je souligne que les tribunaux du Québec se sont également demandé si certaines mesures procédurales autres qu’une défense sur le fond pouvaient constituer une reconnaissance. Le défendeur qui a participé à une instance sans soulever d’arguments de fond pourrait ne pas avoir reconnu pour autant la compétence du tribunal. Cela dépend normalement de la question de savoir si les mesures procédurales en question révèlent, lorsqu’elles sont évaluées de manière objective, que le défendeur a implicitement décidé de faire trancher le litige par le for saisi. À cet égard, chaque cas est un cas d’espèce (Goldstein (2012), par. 3148 580; Richter et Associés c. Coopers et Lybrand, 2013 QCCS 1945, par. 63 (CanLII)).

[62]                          Ainsi, certaines démarches procédurales ont été considérées comme des mesures démontrant implicitement, mais clairement, de par leur nature, que le défendeur consentait à ce que le litige soit tranché par le for saisi. Ces mesures comprennent la présentation d’une demande reconventionnelle (Lagassé, p. 325‑326); la demande de renvoi du dossier dans un autre district du même ressort (Education Resources Institute Inc. (Teri) c. Chitaroni, 2003 CanLII 21712 (C.Q.), par. 17; MFI Export Finance inc. c. Rother International S.A. de C.V. inc., 2004 CanLII 16200 (C.S. Qc), par. 80‑81); et la mise en cause d’un tiers pour qu’il défende le défendeur (Canada (Procureur général) c. St‑Julien, 2010 QCCS 2723, par. 40‑41 (CanLII)). Le fait de participer relativement activement à l’instance sans contester la compétence peut également équivaloir à la reconnaissance de celle‑ci (Alimport, p. 863; Ellipse Fiction/Ellipse Programme, par. 26; Canfield Technologies inc. c. Servi‑Metals Canada inc., 1999 CanLII 10839 (C.S. Qc), par. 40; Jules Jordan Video, par. 63‑70). Les tribunaux doivent effectivement protéger le droit légitime du demandeur de savoir, à une certaine étape de l’instance, si le défendeur a reconnu ou non la compétence.

[63]                          À l’inverse, le fait de prendre d’autres mesures procédurales n’indique pas nécessairement que le défendeur a reconnu la compétence du tribunal. Par exemple, si le défendeur a reconnu un cautionnement pour les frais de justice ou la permission pour qu’un avocat cesse d’occuper, cela ne suppose pas toujours qu’il y a eu une telle reconnaissance (MFI Export, par. 74‑76; G. Van Den Brink B.V. c. Heringer, 1994 CarswellQue 2235 (WL Can.) (C.S.)), ni d’ailleurs le fait de solliciter une remise (voir Rogers Cantel) ou de conclure et de produire un accord entre les parties au sujet du déroulement de l’instance (Shamji, par. 17; Dorais c. Saudi Arabian General Investment Authority, 2013 QCCS 4498, par. 18 (CanLII)). Dans certains cas, une combinaison de ces mesures ne sera pas suffisante non plus pour emporter reconnaissance (Forest Fibers, par. 41‑44). Cela étant dit, les avis sont très partagés en ce qui concerne la qualification juridique des situations intermédiaires qui se situent entre ces divers exemples.

[64]                          Le cas du défendeur qui choisit de présenter une défense au fond en même temps que ses moyens déclinatoires, ou encore pendant qu’une décision sur la compétence est attendue ou après que le tribunal a rejeté ses moyens déclinatoires, reste des plus controversés. La confusion découle en partie de l’idée défendue par certains suivant laquelle il n’y a pas lieu de présumer que le défendeur a reconnu la compétence lorsqu’il a agi dans le seul but de « sauver les meubles ». Ainsi que l’ont expliqué les professeurs Goldstein et Groffier en 1998, cette approche repose sur le raisonnement selon lequel la reconnaissance devrait être fondée sur l’intention du défendeur (par. 183). Ainsi, selon eux, lorsqu’une partie présente un argument sur le fond, non pas parce qu’elle croit le tribunal compétent, mais parce que cela semble être la meilleure façon d’éviter les conséquences défavorables pouvant découler de l’absence de participation à l’instance, cette attitude ne devrait pas être considérée comme une reconnaissance (par. 183). Pour les professeurs Goldstein et Groffier, cette approche servirait l’administration de la justice, car elle encouragerait toutes les parties au litige à participer pleinement à l’instance (par. 183). Je souligne cependant que ces auteurs ne se sont pas fondés sur la jurisprudence et la doctrine existantes pour proposer cette approche; ils ont plutôt simplement exprimé leur avis sur ce que devrait être le droit.

[65]                          Cette approche a été approuvée dans le jugement Cortas Canning rendu par la Cour supérieure du Québec en 1999 et sur lequel M. Barer a beaucoup tablé tant devant notre Cour que devant les cours d’instances inférieures. Dans cette affaire, la partie requérante avait demandé à la Cour supérieure de reconnaître et de déclarer exécutoire un jugement par défaut rendu par un tribunal du Texas. Les défendeurs avaient pris de nombreuses mesures procédurales dans cet État après avoir réservé leur droit de contester la compétence du tribunal. De fait, ils avaient présenté une demande en prorogation, deux requêtes en irrecevabilité et une requête pour que leur avocat soit autorisé à cesser d’occuper, en plus de déposer un rapport d’étape conjoint et d’assister à une conférence de règlement à l’amiable (p. 1229‑1230). Ils ont ensuite cessé de participer à l’instance et un jugement par défaut a été rendu contre eux. Pour décider si ces mesures constituaient une reconnaissance de la compétence, la juge a examiné l’approche dite de « sauver les meubles » préconisée par les professeurs Goldstein et Groffier :

                    [traduction] Les auteurs semblent être favorables à l’idée de permettre au défendeur de « sauver les meubles » devant le tribunal étranger sans reconnaître la compétence de ce dernier. [. . .] De l’avis de la cour, ce raisonnement est bien fondé en droit. [I]l permet au défendeur de soulever la question de la compétence au début de l’instruction et lui donne le temps de soupeser comme il se doit les risques et les avantages de chaque avenue avant d’accepter de reconnaître la compétence du tribunal étranger. [p. 1244]

La juge a retenu cette approche et a estimé que les défendeurs n’avaient pas reconnu la compétence du tribunal du Texas (p. 1244).

[66]                          Bien que la décision Cortas Canning n’ait jamais été suivie sur ce point de droit précis, l’idée que la présentation d’arguments de fond par le défendeur n’emporterait pas une reconnaissance implicite de la compétence de sa part, pourvu qu’il soulève la question de la compétence en temps opportun, a été évoquée ailleurs dans la jurisprudence. À titre d’exemple, dans les arrêts Bombardier, par. 59, et Ortega Figueroa c. Jenckel, 2015 QCCA 1393, par. 58-59 et 64 (CanLII), la Cour d’appel du Québec a fait allusion à cette conception de la reconnaissance de la compétence du tribunal lorsqu’elle a conclu qu’une partie n’a pas reconnu cette compétence, même si elle a plaidé le fond du litige, dès lors qu’elle a contesté cette compétence en temps opportun. Cette approche a également été signalée dans des commentaires et des ouvrages de doctrine (Sabourin, par. 35; P. Ferland et G. Laganière, « Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2017‑2018, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2017), 253, p. 304‑305). Elle est cependant loin de faire l’unanimité; des universitaires reconnus en ont en effet rapidement souligné les limites ou l’ont tout simplement rejetée : voir Talpis, p. 115; C. Emanuelli, Droit international privé québécois (1re éd. 2001), no 276.

[67]                          À mon avis, cette compréhension de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger ne sert pas vraiment l’administration de la justice. Elle permettrait à un défendeur qui a présenté sans succès des arguments complets sur la preuve et le droit devant un tribunal d’en contester ultérieurement la compétence dans le cadre de procédures d’exécution engagées dans un autre ressort. En l’absence d’un critère de compétence autre que la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger par le défendeur, le demandeur serait alors tenu de reprendre l’affaire au complet dans un autre ressort où le défendeur a des actifs. Cela entraînerait un important gaspillage de ressources judiciaires et mènerait possiblement au prononcé de décisions contradictoires. De plus, le demandeur qui investit temps et ressources pour mener à bien un recours dans un ressort donné devrait jouir d’une certaine assurance quant à la reconnaissance de la compétence du tribunal de ce ressort faite par le défendeur.

[68]                          Je souligne que même le professeur Goldstein a subséquemment nuancé le point de vue qu’il avait adopté en 1998 avec la professeure Groffier. Dans un ouvrage publié en 2012, il a expliqué que la position selon laquelle le simple fait d’avoir plaidé le défaut de compétence permettrait au défendeur d’échapper à une conclusion de reconnaissance de la compétence pourrait être jugée trop restrictive (Goldstein (2012), par. 3148 580). J’estime que cette approche aurait effectivement une portée trop étroite. Elle protégerait davantage que l’intérêt légitime du défendeur à ce que l’affaire soit instruite devant un tribunal compétent; elle lui permettrait aussi de multiplier les procédures et, par le fait même, ses chances d’obtenir une décision favorable, ce qui serait inéquitable. En outre, cette approche porterait gravement atteinte au principe général voulant que les tribunaux du Québec soient tenus de reconnaître les décisions étrangères. Enfin, elle irait à l’encontre du choix du législateur de ne pas codifier une définition de la reconnaissance de la compétence qui traite les exceptions déclinatoires comme des moyens de se protéger contre une conclusion de reconnaissance de la compétence du tribunal. Cette approche, qui permet au défendeur soucieux de « sauver les meubles » de présenter des arguments de fond sans reconnaître par là la compétence du tribunal, doit être rejetée.

[69]                          À mon avis, un défendeur reconnaît la compétence du tribunal saisi lorsqu’il présente des arguments de fond qui, s’ils étaient retenus, permettraient de trancher le litige sur le fond, en tout ou en partie. Certes, comme l’a fait remarquer M. Barer, le défendeur québécois poursuivi à l’étranger est parfois placé devant un choix stratégique difficile. De deux choses l’une : soit il conteste l’action intentée à l’étranger et tente de protéger les actifs qu’il y possède, soit il s’en abstient afin de pouvoir contester la compétence du tribunal étranger dans une éventuelle demande de reconnaissance présentée au Québec (voir Goldstein et Talpis, p. 118). Il n’en demeure pas moins que s’il cherche à tirer profit de l’instance introduite devant le tribunal étranger afin d’obtenir un jugement qui scellerait définitivement le sort du litige, il doit assumer les conséquences de son choix. Il serait inéquitable que le défendeur ait la possibilité de convaincre l’autorité étrangère du bien‑fondé de ses allégations tout en conservant son droit de décliner ultérieurement la compétence de cette autorité si, en définitive, il est insatisfait de sa décision. Pour utiliser une expression courante, ils auraient alors droit à une « seconde chance » de faire instruire le litige ou à ce qui a été aussi appelé un « deuxième essai » (« legal mulligan »[1]).

[70]                          À cet égard, je conviens avec les professeurs Emanuelli et Talpis que les parties qui choisissent de faire valoir des arguments de fond pour étayer leur thèse devant un tribunal acquiescent par le fait même, peut‑être à contrecœur, à la compétence de cette autorité (Emanuelli (2011), no 290; Talpis, p. 113). Il en est ainsi, à mon sens, que le moyen déclinatoire ait ou non été carrément rejeté, qu’il soit ou non à l’étude par le tribunal ou qu’il soit ou non simplement soulevé par le défendeur et n’ait pas encore été examiné. Lorsqu’il décide de présenter des arguments de fond qui pourraient, s’ils étaient retenus, permettre de trancher définitivement le litige sur le fond, le défendeur reconnaît la compétence du tribunal étranger. C’est ce qui s’est produit en l’espèce, de l’avis tant de la Cour supérieure que de la Cour d’appel. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.

(2)               Reconnaissance par M. Barer de la compétence du tribunal de l’Utah

[71]                          M. Barer n’a pas présenté de défense sur le fond devant le tribunal de l’Utah. Cependant, dans sa requête en irrecevabilité, il a invoqué au moins un argument qui avait trait au bien‑fondé de l’action intentée contre lui et qui, s’il avait été retenu, se serait traduit par une conclusion définitive qui lui aurait été favorable. En effet, l’argument de M. Barer selon lequel l’allégation de Knight relative aux fausses déclarations était irrecevable en raison de la règle relative aux pertes purement financières aurait pu conduire le tribunal de l’Utah à rejeter définitivement cette allégation. Cette conclusion aurait acquis force de chose jugée et empêché Knight de faire valoir cette allégation devant un autre tribunal. L’argument de M. Barer fondé sur les pertes purement financières s’apparentait donc à un moyen de défense sur le fond aux fins de la reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah. Comme je l’ai déjà indiqué, les pièces déposées par Knight en Cour supérieure établissent les faits d’ordre procédural qui sous‑tendent sa réclamation fondée sur le par. 3168(6) C.c.Q.

[72]                          À mon avis, les mêmes considérations de principe qui justifient le rejet de l’approche dite de  « sauver les meubles » s’appliquent en pareil cas. M. Barer a tenté de profiter des poursuites engagées par Knight dans l’Utah pour régler en partie, sinon en totalité, le différend qui les opposait. Dans ces conditions, il ne peut pas demander aux tribunaux du Québec de le protéger des conséquences de la perte de la bataille juridique qu’il a choisi de mener dans cet État. Cette demande n’est pas justifiée et va à l’encontre tant du principe de courtoisie judiciaire que de celui de l’utilisation efficace des ressources judiciaires internationales. Bref, M. Barer s’est prévalu de l’occasion qui lui était offerte d’obtenir une décision définitive favorable du tribunal de l’Utah. Selon le par. 3168(6) C.c.Q., il ne peut plus maintenant prétendre que ce tribunal n’avait pas compétence.

[73]                          Malgré cela, M. Barer soutient que cette norme juridique applicable à la reconnaissance ne devrait pas s’appliquer dans son cas, puisqu’il n’avait d’autre choix que de présenter tous ses moyens préliminaires ensemble dans le cadre de l’instance introduite dans l’Utah. Autrement dit, il ne devrait pas être réputé avoir reconnu la compétence du tribunal en cause simplement parce qu’il s’est conformé aux règles de procédure et qu’il a présenté des arguments de fond tout en contestant la compétence dans le cadre de sa requête en irrecevabilité. Il se fonde à cet égard sur des commentaires semblables à ceux formulés par le professeur Talpis :

                    [traduction] . . . [l’]approche [« sauver les meubles »] est bien fondée dans une certaine mesure lorsque le défendeur a agi par nécessité, par exemple, lorsqu’il n’aurait pas pu contester la compétence sans plaider en même temps sur le fond (comme dans le cas de la procédure simplifiée du Québec) ou lorsqu’il était urgent pour lui d’agir pour éviter de graves conséquences . . . [p. 115]

[74]                          Je souligne que M. Barer n’a pas tenté d’établir la teneur des règles de procédure de l’Utah concernant la présentation de moyens préliminaires. Il soutient plutôt qu’il y a lieu de présumer que ces règles sont identiques à celles du Québec où, selon lui, les parties doivent présenter tous leurs moyens préliminaires ensemble.

[75]                          Je reconnais que, dans certains cas, l’obligation pour une partie de présenter tous ses arguments ensemble pourrait avoir une certaine incidence sur l’analyse de la reconnaissance de la compétence. Comme le souligne le professeur Talpis, il se peut que certains défendeurs se trouvent dans une situation où ils doivent prendre certaines mesures pour pouvoir contester en bonne et due forme la compétence du tribunal (Talpis, p. 115). Les règles de procédure judiciaire varient grandement d’un État à l’autre et ne distinguent pas toujours de la même manière les questions de compétence des questions de fond. Ces considérations ne sont toutefois d’aucun secours pour M. Barer en l’espèce. D’abord, il n’a pas établi que, en dépit de cette reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah qui allait en découler, il n’avait effectivement d’autre choix que de procéder comme il l’a fait dans cet État. Ensuite, en tout état de cause, je rejetterais son argument même si le droit québécois s’appliquait.

[76]                          Il est vrai que, selon l’art. 2809 al. 2 C.c.Q., lorsque le droit étranger applicable n’a pas été allégué ou que sa teneur n’a pas été établie, les tribunaux appliquent le droit en vigueur au Québec (Emanuelli (2011), no 444; Goldstein et Groffier, no 100). Cette règle est justifiée par la nécessité de clarifier la norme juridique à appliquer pour trancher le litige dont est saisie la cour plutôt que de recourir à la présomption douteuse et critiquée que prévoyait le Code civil du Bas‑Canada et selon laquelle le droit étranger non établi était réputé identique à celui du Québec (voir Bégin c. Bilodeau, [1951] R.C.S. 699; J.‑G. Castel, « La preuve de la loi étrangère et des actes publics étrangers au Québec » (1972), 32 R. du B. 338, p. 354 et suiv.; Emanuelli (2011), no 444; Goldstein et Groffier, no 99; I. Zajtay, « L’application du droit étranger : science et fictions » (1971), 23 R.I.D.C. 49, p. 58‑59).

[77]                          Cela dit, dans la présente affaire, les cours du Québec ne sont pas appelées à appliquer les règles de procédure de l’Utah. D’ailleurs, elles ne sont jamais tenues d’appliquer les règles de procédure d’un ressort étranger, car l’art. 3132 C.c.Q. énonce que « [l]a procédure est régie par la loi du tribunal saisi ». Lorsqu’on se penche sur la question de savoir si M. Barer était, comme il l’affirme, tenu de présenter ensemble tous ses moyens préliminaires devant le tribunal de l’Utah en 2010, il faut en fait décider s’il se trouvait effectivement dans une situation où il n’avait d’autre choix que d’agir comme il l’a fait. Le tribunal de l’Utah a déjà appliqué la règle de procédure pertinente en 2010. La seule question que les cours du Québec doivent maintenant se poser est celle de savoir si, en fait, M. Barer n’avait d’autre choix que de présenter certains arguments en raison de l’application de certaines règles de procédure. Elles doivent ensuite se demander si ce fait a une incidence sur l’analyse de la reconnaissance de la compétence. Dans ce contexte, la règle de l’application subsidiaire du droit du Québec que prévoit l’art. 2809 al. 2 C.c.Q. ne s’applique pas.

[78]                          Essentiellement, M. Barer cherche à éviter les conséquences qui devraient normalement découler des mesures qu’il a prises à l’étranger et de ce qui a par ailleurs établi sa reconnaissance de la compétence. Il soulève en réalité une exception et c’est donc à lui qu’incombe le fardeau de l’établir (art. 2803 al. 2 C.c.Q.). Or, il n’a pas démontré que, en raison de l’application des règles de procédure de l’Utah, il n’avait d’autre choix que de procéder comme il l’a fait en 2010 en invoquant des arguments de fond dans le cadre de la requête en irrecevabilité dont il a saisi le tribunal de l’Utah. Aucun des éléments de preuve qu’il a présentés devant la Cour supérieure n’appuie cette affirmation. Ce n’est d’ailleurs pas ce que dit l’affidavit de son avocat de l’Utah. En conséquence, son argument ne peut pas être retenu. La Cour supérieure n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante en jugeant que, à la lumière de ce dossier, la reconnaissance de la compétence avait été établie.

[79]                          En tout état de cause, même si M. Barer avait raison d’affirmer que nous devrions présumer que les règles de procédure appliquées en 2010 par le tribunal de l’Utah étaient les mêmes que celles qui se seraient appliquées au Québec à l’époque, son argument ne pourrait pas être retenu. L’ancien C.p.c., en vigueur en 2010, prévoyait simplement ce qui suit :

                    151.5. Lors de la présentation de la demande et sous réserve de l’article 159 et d’une entente entre elles, les parties doivent proposer ensemble et oralement les moyens préliminaires qu’elles entendent faire valoir. . .

                    . . .

                    159. Sauf entente entre les parties conformément à l’article 151.1, les moyens préliminaires et leurs conclusions doivent être dénoncés par écrit à la partie adverse avant la date de présentation de la demande introductive d’instance; à défaut de ce faire, le tribunal peut refuser la présentation de ces moyens.

[80]                          Bien que ces dispositions exigeaient que les moyens préliminaires soient invoqués à un moment précis, elles ne prescrivaient pas qu’ils soient toujours présentés ou invoqués ensemble. Même lorsque les parties n’arrivaient pas à s’entendre sur un échéancier donné, elles pouvaient présenter leurs moyens préliminaires en temps opportun et plaider certains d’entre eux après la « présentation de la demande » avec la permission du tribunal (par. 151.6(2) de l’ancien C.p.c.; Québecor World inc. c. Gravel, 2003 CanLII 36991 (C.Q.)). Bien entendu, elles pouvaient aussi décider de les présenter séparément. Qui plus est, il est reconnu que les questions de compétence doivent toujours être tranchées en tout premier lieu (Marcoux c. Banque Laurentienne du Canada, 2011 QCCA 2034, par. 20 (CanLII); Lagassé, par. 15). En conséquence, même en droit québécois, l’allégation selon laquelle M. Barer aurait été tenu de présenter tous ses moyens préliminaires ensemble et en même temps comme il l’a fait devant le tribunal de l’Utah, sans faire de distinction quant à leur importance ou quant à leur ordre de priorité, n’a pas été établie.

[81]                          J’en conclus que M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit le par. 3168(6) C.c.Q. en présentant des arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité, qui, s’ils avaient été retenus, auraient résolu le litige en tout ou en partie. Cela suffit pour justifier de reconnaître la décision de l’Utah au Québec et de la lui opposer.

[82]                          Cette conclusion est par ailleurs étayée par le comportement qu’a adopté M. Barer même après avoir été débouté de sa requête en irrecevabilité. En effet, à la suite du rejet de cette procédure, il a obtenu une prorogation du délai qui lui était imparti pour répondre à la demande de Knight et il a pris part à une conférence de règlement à l’amiable. Comme je l’ai déjà expliqué, ces gestes ne sont généralement pas considérés en soi comme une reconnaissance de la compétence en droit québécois. Ils ne révèlent pas nécessairement une reconnaissance tacite que le tribunal est le forum approprié pour trancher le litige. S’il s’agissait là des seules démarches invoquées par Knight pour soutenir que M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, elles ne suffiraient pas. Cependant, dans la présente affaire, ces deux démarches ont été entreprises après la présentation des arguments de fond de M. Barer et leur rejet subséquent par le tribunal de l’Utah. En ce sens, elles contredisent la prétention de M. Barer selon laquelle il n’a présenté ces arguments que parce qu’il était tenu de le faire suivant les règles de procédure de l’Utah. Il aurait pu cesser de participer à l’instance devant le tribunal de l’Utah après que celui‑ci eut rejeté son moyen déclinatoire. Or, ce n’est pas ce qu’il a fait. Dans cette mesure, je conviens avec Knight que ce comportement renforce la conclusion selon laquelle M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah en décidant de procéder comme il l’a fait et en présentant des arguments de fond en même temps qu’il contestait la compétence.

D.    Article 3164 C.c.Q.

[83]                          En dernier lieu, M. Barer soutient que le juge de première instance a mal interprété l’arrêt rendu par notre Cour dans Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, et qu’il a commis une erreur en concluant que le facteur du rattachement important énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. ne constitue pas un critère additionnel que doit respecter la partie qui sollicite la reconnaissance d’un jugement étranger. Selon M. Barer, le simple fait qu’il a lui‑même reconnu la compétence ne suffit pas à lui seul pour emporter reconnaissance si Knight ne peut pas démontrer en outre que le litige se rattachait de façon importante à l’Utah.

[84]                          Ce dernier argument de M. Barer ne peut pas non plus être retenu. L’article 3164, dont le texte est reproduit ci‑après, énonce le principe général qui sous‑tend la reconnaissance de la compétence des autorités étrangères :

                    3164. La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie.

[85]                          L’arrêt de notre Cour dans l’affaire Spar est peu utile à cet égard. Cette affaire soulevait la question de savoir si les cours du Québec avaient compétence pour connaître d’un litige. Elle ne portait ni sur la compétence internationale indirecte des tribunaux étrangers ni sur la reconnaissance des décisions rendues à l’étranger. Le passage que le juge de première instance a invoqué au par. 12 de ses motifs ne concernait pas le facteur du « rattache[ment] important » énoncé à l’art. 3164 C.c.Q., mais plutôt la doctrine de la simple reconnaissance de compétence appliquée en common law, qui exige elle aussi un rattachement important entre l’objet du litige et l’État étranger.

[86]                          Quoi qu’il en soit, notre Cour s’est subséquemment penchée sur l’interaction entre les art. 3164 et 3168 C.c.Q. En effet, dans l’arrêt Lépine rendu en 2009, le juge LeBel a formulé les remarques suivantes :

                          L’article 3164 C.c.Q. établit comme condition fondamentale de la reconnaissance d’un jugement au Québec l’existence d’un lien important entre le litige et le tribunal d’origine. Les articles 3165 à 3168 énoncent ensuite de manière plus spécifique des facteurs de rattachement permettant de conclure à la présence d’un lien suffisant entre le litige et l’autorité étrangère dans certaines situations. En général, le recours à des règles spécifiques, comme celles de l’art. 3168 applicable aux actions personnelles à caractère patrimonial, permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger. Cependant, il se peut qu’une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents impose le recours au principe général de l’art. 3164 pour déterminer la compétence et recourir par exemple au for de nécessité. . . [Je souligne; par. 36.]

Ce passage de l’arrêt Lépine peut être interprété de deux façons. D’une part, il peut vouloir dire que, dans certains cas, il est possible que les règles spécifiques décrites à l’art. 3168 C.c.Q. ne confirment pas le principe général du rattachement important énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. Par exemple, il pourrait y avoir des situations inhabituelles ou particulières dans lesquelles aucun rattachement important n’existe entre le litige et l’État qui a rendu la décision, et ce, même si l’un des critères de l’art. 3168 est établi. Il pourrait en être ainsi dans les cas manifestes de recherche du tribunal le plus favorable (voir Goldstein et Groffier, no 175; Goldstein, fasc. 11, par. 53; Cortas Canning, p. 1237‑1239). Dans un tel cas de figure, une analyse distincte fondée sur l’art. 3164 C.c.Q. pourrait s’avérer nécessaire pour vérifier qu’il existe bel et bien un rattachement important entre le tribunal étranger et le litige. D’autre part, le passage pourrait être interprété comme admettant qu’il est possible de recourir à l’art. 3164 C.c.Q. à titre de fondement indépendant pour la reconnaissance de la compétence des tribunaux étrangers, sans qu’il crée pour autant une exigence supplémentaire lorsqu’il a par ailleurs été satisfait à l’une des conditions énoncées à l’art. 3168 C.c.Q.

[87]                          Je reconnais que, selon les professeurs Emanuelli, Talpis et Castel, et selon certains arrêts, l’art. 3164 C.c.Q. exige qu’il existe un rattachement important entre le litige et le for saisi, même lorsqu’un des critères de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. est établi (Emanuelli (2011), no 290; Talpis et Castel, no 485; Zimmermann (C.A. Qc), par. 12; Heerema, par. 23 et 26; Hocking, par. 181‑184; Jules Jordan Video, par. 54‑55; Bil’In (Village Council) c. Green Park International Inc., 2009 QCCS 4151, [2009] R.J.Q. 2579, par. 61 et 74‑75; Labs of Virginia Inc., par. 30 et 40). Cependant, comme l’a expliqué le juge LeBel dans l’arrêt Lépine, il n’en demeure pas moins que, de manière générale, les art. 3164 et 3168 C.c.Q. se chevauchent et sont en parfaite harmonie l’un avec l’autre. Les deux dispositions énoncent des principes similaires, à des degrés de précision différents. Dès qu’il est satisfait à l’une des conditions prévues à l’art. 3168 C.c.Q., il est, dans la plupart des cas, également satisfait au critère du rattachement important énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. Je souligne à cet égard que le juge LeBel a employé une formulation souple (« [e]n général [. . .] permettra »), moins catégorique que certaines autres utilisées dans des textes publiés avant l’arrêt Lépine (par exemple [traduction] « toujours suffisant ») (voir G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 689).

[88]                          Cela dit, il n’est pas nécessaire de résoudre cette question dans le présent arrêt. Quelle que soit l’interprétation donnée au passage précité de l’arrêt Lépine, l’issue reste la même en l’espèce. Dans les circonstances, j’estime qu’il est plus judicieux que notre Cour reporte cette question précise à un autre jour, d’autant plus qu’ici, elle n’a fait l’objet d’aucun examen et d’aucune discussion approfondis par les parties et les cours d’instances inférieures. Lorsque les juges majoritaires de notre Cour décident de reporter une question à un autre jour, cela ne remet pas en cause la force ou l’autorité de la jurisprudence des cours d’appel sur la question. Le simple fait que les opinions concordantes ou dissidentes choisissent d’aborder ce point n’y change rien non plus. En l’espèce, la position de M. Barer n’est clairement pas étayée par l’une ou l’autre des interprétations de l’arrêt Lépine décrites précédemment. Sa reconnaissance de la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit le par. 3168(6) C.c.Q. établit clairement un rattachement important entre ce tribunal et le litige (Jules Jordan Video, par. 55). Même l’interprétation de l’arrêt Lépine qui exigerait une analyse distincte au titre de l’art. 3164 C.c.Q. n’y donnerait lieu que dans des circonstances inhabituelles et particulières puisque « [e]n général, le recours à [. . .] l’art. 3168 [. . .] permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger » (Lépine, par. 36). En l’espèce, le fait que M. Barer a participé à l’instance dans l’Utah au point où il a reconnu la compétence du tribunal de cet État suffit amplement et ne soulève aucune question quant au rattachement important du litige avec cet État et avec ce tribunal. Bien au contraire, ainsi que l’a souligné le juge de l’Utah dans les motifs qu’il a exposés pour rejeter la requête en irrecevabilité de M. Barer, il est dans l’intérêt de la justice que [traduction] « l’ensemble du litige, y compris les allégations d’alter ego », soit tranché par un seul tribunal (d.a., vol. II, p. 103).

[89]                          S’appuyant sur le principe équivalent énoncé à l’art. 3164 C.c.Q., mon collègue le juge Brown exprime l’avis que la compétence du tribunal de l’Utah est ancrée en l’espèce dans l’une des dispositions générales du titre troisième du livre sur le droit international privé du C.c.Q., à savoir l’art. 3139 :

                    3139. L’autorité québécoise, compétente pour la demande principale, est aussi compétente pour la demande incidente ou reconventionnelle.

Selon mon collègue, il faut s’appuyer sur l’art. 3164 C.c.Q., puisque ni le par. 3168(6) C.c.Q. — ni d’ailleurs le par. 3168(4) C.c.Q. — ne suffit à son avis pour établir la compétence internationale indirecte du tribunal de l’Utah au sens où il faut l’entendre pour l’application du Code civil. De fait, si l’une ou l’autre de ces dispositions s’appliquait, mon collègue estime qu’il serait inutile de recourir à l’art. 3164 C.c.Q. (voir les motifs du juge Brown, par. 122).

[90]                          Compte tenu de la conclusion à laquelle je suis arrivé et des explications que j’ai déjà fournies, il n’est pas nécessaire que j’examine la question de savoir si l’art. 3164 C.c.Q. aurait pu, en l’espèce, établir un fondement indépendant de la compétence d’un tribunal étranger s’il n’avait été satisfait à aucune des conditions énumérées à l’art. 3168 C.c.Q. Néanmoins, je souligne que Knight n’a invoqué ni l’art. 3164 ni l’art. 3139 du C.c.Q. pour établir la compétence dans sa demande de reconnaissance et pour s’acquitter de son fardeau à cet égard. Elle ne s’est pas fondée sur ces dispositions. Les cours d’instances inférieures ne l’ont pas fait non plus. À mon avis, cela est logique. Sans commenter sur l’ensemble de la portée de l’art. 3139 C.c.Q. faute de plaidoirie sur ce point par quiconque, je signale qu’il est fort douteux que cette disposition puisse même s’appliquer dans le présent contexte. Knight a présenté une « demande principale » contre trois défendeurs conjointement, BEC, CBC et M. Barer. Il n’y a toutefois aucune « demande reconventionnelle » en l’espèce, et la procédure intentée par Knight contre M. Barer n’est pas une « demande incidente » au regard du droit civil ou du droit de la procédure du Québec. En droit québécois, une « demande incidente » s’entend de l’intervention forcée ou volontaire d’un tiers lorsque sa présence est nécessaire à la résolution du litige principal (art. 184 à 190 nouveau C.p.c.; Transcore Linklogistics c. Mike’s Transport and Auto Haul Inc., 2014 QCCA 776, par. 29 (CanLII) (qui renvoie aux art. 216 et 217 ancien C.p.c.); H. Kélada, Les incidents (2e éd. 2003)). Deux exemples courants de ce type de demandes sont la demande en garantie (voir, p. ex., GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401) ou celle de mise en cause (Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, par. 33). Il ne s’agit pas non plus ici d’une jonction d’instances au sens de l’art. 210 du nouveau C.p.c. Celle‑ci survient lorsqu’il est question de deux instances (ou actions) ou plus, et non pas en présence simplement d’une instance visant plusieurs défendeurs. M. Barer n’est pas un tiers mis en cause contre son gré dans le cadre d’une procédure qui pourrait être qualifiée de « demande incidente ». Il est un codéfendeur poursuivi directement dans le cadre d’une « demande principale ». Dans la mesure où la décision Insta Holding Limited c. 9247‑5334 Québec inc., 2017 QCCS 432, sur laquelle se fonde mon collègue suggérerait qu’il en est autrement, je n’y souscris pas. Je souligne par ailleurs que, dans cette cause, la cour avait de toute façon conclu que la compétence du tribunal sur le codéfendeur poursuivi directement par le demandeur était fondée sur l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q.

[91]                          À tous égards, même si l’art. 3139 C.c.Q. pouvait s’appliquer comme le suggère mon collègue, Knight n’a présenté aucune preuve pour étayer le degré de « connexité » nécessaire entre BEC et M. Barer (GreCon, par. 31). Le seul fait que ce dernier a joué un rôle clé dans les négociations avec Knight ne suffit pas. Prétendre que ce fait à lui seul rend la demande « incidente » revient à faire fi de la responsabilité limitée et équivaut à interpréter l’art. 3139 C.c.Q. comme un laissez‑passer pour lever le voile de la personnalité morale, ce qu’il n’est pas.

[92]                          J’ajouterai ce qui suit. Si la personne qui s’appuie sur l’art. 3164 C.c.Q. ne peut pas d’abord démontrer que la compétence du tribunal étranger est établie suivant les règles énoncées au titre troisième du livre sur le droit international privé du Code civil, le facteur du rattachement important prévu dans cette disposition demeurera insuffisant à lui seul. Toute analyse de ce facteur serait alors inutile.

VI.             Conclusion

[93]                          En résumé, je conviens avec les cours d’instances inférieures que M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 3168(6) C.c.Q. La présentation d’arguments de fond qui, s’ils étaient retenus par le tribunal, permettraient de trancher définitivement le litige sur le fond est foncièrement incompatible avec l’argument selon lequel le tribunal n’a pas compétence sur le litige. La reconnaissance par M. Barer de la compétence du tribunal de l’Utah suffit à établir la compétence de ce tribunal selon les principes du droit québécois en matière de compétence internationale indirecte. Le fait que Knight ne se soit pas acquittée du fardeau de la preuve qui lui incombait en application des par. 3168(3) et (4) C.c.Q. n’est pas déterminant. Qui plus est, étant donné qu’il existe un rattachement important entre le litige et l’Utah compte tenu de la reconnaissance de la compétence du tribunal de cet État par M. Barer, l’art. 3164 C.c.Q. n’empêche pas la reconnaissance du jugement par défaut rendu contre lui par ce tribunal. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs rendus par

                     Le juge Brown —

I.              Introduction

[94]                          Bien que je partage l’avis de mon collègue le juge Gascon suivant lequel le présent pourvoi devrait être rejeté, j’arrive à cette conclusion par un chemin différent. À mon avis, et pour les raisons exposées par ma collègue la juge Côté aux par. 210 à 232 de ses motifs, M. Barer n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 3168(6) du Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code civil »). Je suis toutefois persuadé que la compétence de ce tribunal a été établie au titre du par. 3168(4), et des art. 3164 et 3139 C.c.Q., et je vais expliquer pourquoi.

II.           Analyse

A.           Paragraphe 3168(4) C.c.Q.

[95]                          Comme mes collègues, je suis d’avis que, lorsqu’il est appelé à décider s’il doit reconnaître ou non une décision rendue par une autorité étrangère, le tribunal québécois doit examiner la preuve soumise pour s’assurer que l’autorité en question avait compétence suivant les règles du Code civil : motifs du juge Gascon, par. 41; motifs de la juge Côté, par. 186; Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112, par. 15 (CanLII); Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260, par. 13 (CanLII). Toutefois, à la différence de mes collègues, j’estime que le dossier dont nous sommes saisis est suffisant pour nous permettre de trancher cette question.

[96]                          En effet, le dossier comprend des documents déposés par M. Barer qui renferment certains aveux utiles : voir art. 2850 et suiv. C.c.Q.; C. Piché, La preuve civile (5e éd. 2016), nos 1043 et suiv. Sur la foi de ces aveux, je tiens pour avérés les faits suivants :

                                    M. Barer réside à Montréal (Québec) (d.a., vol. II, p. 90);

                                    En 2007, la Barer Engineering Company of America (« BEC ») a obtenu un contrat en vue de l’installation de machinerie sur une base militaire, dans l’Utah (d.a., vol. II, p. 75)[2];

                                    En 2008, BEC a sous‑traité une partie des travaux à Knight Brothers LLC (« Knight »), à qui elle a notamment confié la tâche d’installer de nouvelles fondations (d.a., vol. II, p. 75); et

                                    M. Barer a joué un « rôle clé » dans les échanges avec Knight, en sa qualité de président de BEC (d.a., vol. II, p. 81‑82).

[97]                          Je tiens également pour avérés les faits suivants, qui ont été admis dans les documents déposés par BEC :

                                       BEC est une société du Vermont dont le bureau principal est situé à Burlington, au Vermont (d.a., vol. II, p. 123 et 131); et

                                       M. Barer est le secrétaire et président par intérim de BEC, comme il l’a lui‑même admis (d.a., vol. II, p. 123).

[98]                          Knight, [traduction] « une société à responsabilité limitée et une entreprise détenant un permis d’exploitation délivré par l’État de l’Utah et dont le principal lieu d’affaires est situé dans le comté de Salt Lake, dans l’Utah [3]» a intenté un recours contre BEC, Central Bearing Corporation Ltd. (« CBC ») et M. Barer personnellement devant le tribunal de l’Utah pour recouvrer le solde qu’elle estimait lui être dû aux termes du contrat intervenu entre elle et BEC. Il ne fait aucun doute que le tribunal de l’Utah avait compétence, à tout le moins sur ce « litige » contractuel, au titre du par. 3168(4) C.c.Q., qui dispose :

                    3168. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que dans les cas suivants :

                    . . .

     4o Les obligations découlant d’un contrat devaient y être exécutées;

[99]                          Knight a fait valoir cinq causes d’action contre trois codéfendeurs. Elle a soutenu que : (1) BEC et CBC n’avaient pas respecté le contrat; (2) les défendeurs s’étaient enrichis injustement; (3) BEC était l’alter ego de CBC; (4) BEC et CBC étaient les alter ego de M. Barer; et (5) M. Barer avait affirmé de manière inexacte et frauduleuse que les défendeurs paieraient le prix majoré pour les travaux de fondations : motifs du juge Gascon, par. 9. De toute évidence, ces cinq réclamations sont toutes si étroitement liées qu’il serait possible de soutenir — indépendamment de l’identité de chaque défendeur eu égard à chaque réclamation — qu’elles consistent simplement en différents aspects d’un seul « litige » contractuel, à l’égard duquel il ne fait aucun doute que le tribunal de l’Utah avait compétence au titre du par. 3168(4) C.c.Q. Il convient de noter, à cet égard, que l’art. 3168 C.c.Q. [traduction] « énonce expressément six facteurs justifiant la reconnaissance de la compétence de tribunaux étrangers qui rendent des jugements dans des actions personnelles à caractère patrimonial » et « se rapporte tour à tour à la compétence fondée sur des liens avec le défendeur et celle fondée sur des liens avec l’objet du litige » : G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 687 (je souligne); C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), no 397. Le paragraphe 3168(4) C.c.Q. vise la compétence fondée sur des liens avec l’objet du litige, et non celle fondée sur des liens avec le défendeur. En l’espèce, tous les codéfendeurs semblent clairement « liés » à l’objet du litige, qui est de nature contractuelle, et qui relève carrément de la compétence du tribunal de l’Utah en application du par. 3168(4) C.c.Q.

[100]                      Mes collègues tiennent toutefois pour acquis que, en ce qui concerne les allégations d’alter ego et de fraude, le par. 3168(4) C.c.Q. ne confère aucune compétence au tribunal de l’Utah sur le codéfendeur, M. Barer, personnellement, parce qu’il n’était pas partie au contrat. Je leur opposerais deux remarques.

[101]                      Premièrement, restreindre l’application du par. 3168(4) C.c.Q. aux seuls cas où le défendeur est partie au contrat pourrait, du moins dans certaines circonstances, avoir l’effet inacceptable d’obliger le demandeur à prouver devant le tribunal québécois ses allégations d’alter ego ou de fraude pour justifier la levée du voile de la personnalité morale en application de l’art. 317 C.c.Q. : voir, p. ex., Zimmermann, par. 22. J’emploie le qualificatif « inacceptable », parce que la question de savoir s’il y a lieu ou non de lever le voile de la personnalité morale est une question juridique de fond (et non une question de compétence) qui concerne « l’état et la capacité d’une personne morale » et qui est par conséquent régie par « la loi de l’État en vertu de laquelle elle est constituée, sous réserve, quant à son activité, de la loi du lieu où elle s’exerce » : art. 3083 al. 2 C.c.Q.; voir P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 1‑290.3. Et pourtant, l’art. 3158 C.c.Q. prévoit que le tribunal québécois appelé à se prononcer sur l’opportunité de reconnaître et de déclarer exécutoire la décision d’un tribunal étranger doit « se limite[r] à vérifier si la décision dont la reconnaissance ou l’exécution est demandée remplit les conditions prévues [au titre quatrième] », c’est‑à‑dire à vérifier s’il a été satisfait aux exigences prévues au C.c.Q. en matière de reconnaissance de la décision étrangère. Le tribunal québécois ne peut pas examiner le fond du litige ni rejuger l’affaire, que ce soit en tout ou en partie. Le défendeur ne devrait donc normalement pas pouvoir contester la reconnaissance et l’exécution du jugement étranger au motif que l’autorité étrangère n’aurait pas dû lever le voile. Comme l’explique le professeur Talpis :

                        [traduction] Lorsqu’un jugement étranger a été obtenu contre une société mère québécoise à la suite d’un acte, d’une faute, d’un préjudice ou d’une obligation de sa filiale sur le territoire du for, la question cruciale est celle de savoir si le tribunal étranger a compétence sur la société mère aux yeux du droit québécois. Face à une requête en exécution du jugement étranger au Québec, la société mère ne pourra pas s’opposer à la reconnaissance et à l’exécution de ce jugement en faisant valoir que le tribunal d’origine n’aurait pas dû lever le voile de la personnalité morale de sa filiale. Même lorsque le tribunal étranger a commis une erreur, il n’est plus possible d’examiner le fond de la décision (art. 3158 C.c.Q.), ni d’invoquer de moyen de défense tiré de l’argument que le tribunal étranger a appliqué des règles de droit différentes de celles qui auraient été appliquées par le tribunal québécois, comme, par exemple, celles concernant la qualité d’alter ego (art. 3157 C.c.Q.). La décision de lever le voile de la personnalité morale n’est pas non plus manifestement incompatible avec l’ordre public selon la conception qui a cours dans les échanges internationaux.

(J. A. Talpis, avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand‑Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec-United States Crossborder Litigation (2001), p. 117)

Voir aussi Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227 (C.S.), p. 1233 :

                          [traduction] Lever le voile de la personnalité morale n’est pas contraire à l’ordre public tel qu’il est entendu dans le contexte international, et une décision à cet égard prise par une cour compétente devrait être maintenue au Québec.

                    . . .

                          . . . Il est possible de lever le voile de la personnalité morale en droit québécois et une décision à cet égard demeure, à bien des égards, une question d’appréciation des faits qui relève des tribunaux. Dans la présente affaire, il est difficile de soutenir qu’une telle décision, même prise dans le cadre d’un jugement rendu par défaut, viole les règles d’ordre public telles qu’on les entend dans le contexte international.

[102]                      Autrement dit, le voile de la personnalité morale offre une protection contre la responsabilité, et non contre la compétence d’une autorité étrangère : voir l’art. 309 C.c.Q.; Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, p. 178; Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481, par. 27; Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.). Je le répète, la question de savoir s’il y a lieu ou non de lever le voile de la personnalité morale est une question juridique de fond qui doit être tranchée par l’autorité compétente conformément au droit applicable. Il ne s’agit pas d’une question de compétence. Il s’ensuit que le défendeur domicilié dans l’État de l’autorité étrangère ne peut pas échapper à la compétence de cette autorité en invoquant le voile de la personnalité morale — et ce, même s’il peut au bout du compte échapper à toute responsabilité selon le droit applicable : par. 3168(1) C.c.Q. Comme je l’expliquerai plus loin, le défendeur ne peut pas non plus échapper à la compétence de l’autorité étrangère si une allégation formulée contre lui est « liée » à un litige de nature contractuelle à l’égard duquel l’autorité étrangère a compétence et si cette allégation ou ce défendeur se rattache de façon « importante » à l’État de l’autorité étrangère : par. 3168(4) et art. 3164 et 3139 C.c.Q.

[103]                      Par exemple, dans la décision Marble Point Energy Ltd. c. Stonecroft Resources Inc., 2009 QCCS 3478, conf. par 2011 QCCA 141, la Cour supérieure du Québec a reconnu la compétence d’une autorité étrangère (la Cour suprême des Caraïbes orientales) sur deux défendeurs domiciliés au Québec, à qui cette dernière avait ordonné de payer des dépens dans le cadre d’une action principale intentée contre des sociétés dont ils étaient actionnaires et administrateurs : par. 2, 4, 47, 53‑54 et 57‑62 (CanLII). La Cour supérieure a souligné que la décision de l’autorité étrangère de lever le voile de la personnalité morale n’était pas contraire à l’ordre public : par. 62‑73. Elle a aussi rappelé que l’adjudication des dépens était « accessoire » à l’action principale à l’égard de laquelle l’autorité étrangère avait manifestement compétence (par. 57) et elle s’est fondée sur les art. 3164 et 3139 C.c.Q. pour reconnaître la compétence de cette autorité étrangère sur les deux actionnaires et administrateurs domiciliés au Québec : par. 59 et 61. Comme l’autorité étrangère pouvait statuer sur l’action principale, elle avait aussi compétence pour appliquer ses propres règles de procédure concernant la condamnation aux dépens de personnes qui ne sont pas partie à l’action (les « non‑party costs ») : par. 58. Cela découle de l’art. 3132 C.c.Q., qui prévoit que la procédure est régie par la loi du tribunal saisi — tout comme l’art. 3083 C.c.Q. prévoit que la décision de lever le voile de la personnalité morale est régie par la loi de l’État où la personne morale exerce ses activités. Voir G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. II, Règles spécifiques (2003), no 485 :

                    . . . les effets du jugement, en tant que procédure, dépendent de la loi du tribunal saisi, comme la nécessité d’une signification, l’étendue de l’autorité de chose jugée, la force exécutoire, les voies de recours (appel, tierce‑opposition), leurs délais, les demandes incidentes et les dépens : tout ceci relève, non de la nature des droits litigieux, mais de l’organisation du tribunal et de l’administration de la justice étatique. [Je souligne; note en bas de page omise.]

[104]                      Soit dit en tout respect, je suis donc en désaccord avec la déclaration de ma collègue la juge Côté, selon laquelle, s’il est saisi d’une décision rendue au fond par une autorité étrangère, « le tribunal québécois appliquerait le droit québécois aux conclusions de fait de l’autorité étrangère pour déterminer s’il convient de percer le voile corporatif afin de reconnaître la décision au titre du par. 3168(4) C.c.Q. » : par. 208 (en italique dans l’original). L’article 3158 C.c.Q., qui prévoit qu’un tribunal québécois ne peut « procéder à l’examen au fond de cette décision », interdirait une telle pratique : voir aussi l’art. 3157 C.c.Q.; Talpis, p. 117. L’article 3083 C.c.Q. l’interdirait aussi, de sorte que, dans l’affaire qui nous occupe, la décision de lever le voile de la personnalité morale est donc régie par la loi de l’Utah. En fait, ma collègue nierait la reconnaissance de la compétence au motif que le tribunal de l’Utah n’a pas appliqué la loi du Québec, même si [traduction] « [l]a non‑adhésion à la loi du Québec par le tribunal étranger, même lorsqu’elle a un caractère impératif, ne justifie pas la non‑reconnaissance de la compétence pour des motifs d’ordre public » : H. P. Glenn, « Recognition of Foreign Judgments in Quebec » (1997), 28 Rev. can. dr. comm. 404, p. 407.

[105]                      Ma seconde observation en réponse à la prémisse de mes collègues suivant laquelle le par. 3168(4) C.c.Q. ne s’applique pas si le défendeur n’est pas partie au contrat tient au fait que, selon moi, cette prémisse est incompatible avec la décision récente de la Cour dans la cause Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851. Dans cette affaire, des centaines de concessionnaires GM du Canada avaient intenté un recours collectif en Ontario « contre GM Canada en Ontario, alléguant que [cette dernière] les avait forcés à signer le contrat de retrait progressif en violation des lois provinciales sur les franchises » : par. 10. Ils alléguaient également qu’un cabinet d’avocats ontarien leur avait donné des avis juridiques entachés de négligence : par. 10. Le cabinet d’avocats a présenté une demande de mise en cause contre plusieurs cabinets d’avocats québécois en vue d’obtenir de leur part une contribution et une indemnité au motif qu’ils avaient fourni des avis juridiques indépendants aux concessionnaires : par. 15. Il s’agissait de « savoir si les tribunaux ontariens [devaient] se déclarer compétents à l’égard d’une demande de mise en cause » : par. 2.

[106]                      Les cabinets d’avocats québécois ont plaidé que, comme ils n’étaient ni domiciliés ni résidents en Ontario et qu’ils n’y faisaient pas affaires, il n’y avait pas de rattachement suffisant entre les demandes de mise en cause et les tribunaux de l’Ontario : par. 16. La Cour a rejeté cet argument. Signalant que « [t]out comme les demandes de mise en cause introduites par [le cabinet d’avocats ontarien] contre les avocats [québécois] [. . .], la réclamation contre [le cabinet d’avocats ontarien] consiste en une action en responsabilité délictuelle fondée sur la négligence professionnelle » (par. 38), la Cour a expliqué, au par. 39 de ses motifs, qu’il s’agissait de déterminer « si un contrat lié à ce litige a été conclu en Ontario » au sens du quatrième facteur de rattachement défini dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572. Dans l’arrêt Lapointe, la Cour a répondu par l’affirmative à cette question, en soulignant ce qui suit aux par. 32 et 44 :

                        Le quatrième facteur favorise également la souplesse et l’efficacité commerciale. Nous avons vu dans Van Breda qu’il suffit qu’il existe un lien entre la demande et le contrat conclu dans la province où le tribunal est prié de se déclarer compétent. Pour qu’il y ait un « lien », il n’est pas nécessaire que le prétendu auteur du délit soit une partie au contrat. Le fait de circonscrire ainsi le quatrième facteur de rattachement créant une présomption aurait pour effet de restreindre indûment la portée de l’arrêt Van Breda et mine la souplesse qu’exige le droit international privé.

                    . . .

                        Il convient de faire remarquer que rien dans Van Breda ne laisse croire que l’on ne peut se prévaloir du quatrième facteur lorsque plus d’un contrat est en cause, ou qu’une analyse différente s’applique dans ces circonstances. Cet arrêt ne limite pas non plus l’application de ce facteur aux situations où la responsabilité du défendeur découle immédiatement de ses obligations contractuelles, et il n’exige pas que les défendeurs soient des parties au contrat : Pixiu Solutions Inc. c. Canadian General‑Tower Ltd., 2016 ONSC 906, par. 28 (CanLII). Il suffit qu’il « existe un lien » entre le litige et un contrat conclu dans la province ou le territoire où un tribunal entend se déclarer compétent : Van Breda, par. 117. Il faut simplement que la relation contractuelle s’étende à la conduite d’un défendeur et que les faits qui donnent ouverture à la demande découlent de la relation créée par le contrat : par. 116‑117. [Je souligne.]

[107]                      Fait important, pour étayer cette conclusion, la Cour a établi une analogie avec l’art. 3139 C.c.Q. (par. 33) :

                        L’application souple du quatrième facteur n’équivaut pas à un excès de compétence. Les règles de droit international privé varient d’une province à l’autre. Au Québec, par exemple, aux termes de l’art. 3148 du Code civil du Québec, les autorités québécoises sont compétentes dans le cas d’une action en responsabilité extracontractuelle lorsqu’une faute a été commise au Québec ou qu’un préjudice y a été subi. Cependant, aux termes de l’art. 3139, l’autorité québécoise compétente pour la demande principale est aussi compétente pour la demande incidente, ce qui inclut une demande de mise en cause. Ainsi, dans un cas comme celui qui nous occupe — et sous réserve de tout argument relatif à la doctrine du forum non convenienssi le contrat principal avait été conclu au Québec et était régi par les lois québécoises, les autorités québécoises auraient compétence non seulement sur les avocats québécois poursuivis dans la demande principale, mais aussi sur les avocats de l’Ontario poursuivis par les avocats du Québec dans des demandes de mise en cause pour toute faute professionnelle commise en Ontario par les avocats ontariens. [Je souligne.]

[108]                      Cela m’amène à me demander si et à quelles conditions l’art. 3139 C.c.Q. peut être invoqué pour opposer la compétence d’une autorité étrangère à un codéfendeur en particulier. Comme je l’expliquerai plus en détail ultérieurement, pour répondre à cette question, il faut interpréter l’art. 3164 C.c.Q., car on ne peut pas circonscrire de façon isolée la portée du par. 3168(4) C.c.Q. (En ce sens, je suis d’accord avec ma collègue la juge Côté, qui écrit « que le par. 3168(4) C.c.Q. ne permet pas en soi d’établir la compétence à l’égard de M. Barer » : par. 209.) Cela ne signifie toutefois pas que le simple fait que M. Barer ne soit pas partie au contrat empêche l’application du par. 3168(4) C.c.Q. en l’espèce. Je suis d’avis que cette disposition peut s’appliquer et qu’elle peut étayer une conclusion reconnaissant la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de l’ensemble du litige — c.‑à‑d. à l’égard tant de son objet que des parties : J. A. Talpis et J.‑G. Castel, « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, no 486; Van Breda, par. 79 et 99. Il en est ainsi, même si le par. 3168(4) C.c.Q. porte sur la compétence fondée sur l’existence de rattachements avec l’objet du litige, et non sur celle fondée sur l’existence de rattachements avec le défendeur — dans la mesure où d’autres dispositions du Code civil, comme les art. 3164 et 3139, confirment que le tribunal de l’Utah pouvait se déclarer compétent à l’égard de M. Barer personnellement. Ainsi que la Cour l’a expliqué dans l’arrêt GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 19, puisque le droit international privé québécois est codifié, « les principes généraux d’interprétation du Code civil s’appliquent à la détermination de la portée de ses dispositions » et « [l]es tribunaux doivent donc interpréter les règles comme un tout cohérent » à la lumière des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité qui servent de guide à l’interprétation des différentes règles de droit international privé : voir aussi Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 23.

B.            Article 3164 C.c.Q.

[109]                      J’admets, au moment où je m’apprête à aborder de front l’art. 3164 C.c.Q. que, comme il fait partie du titre quatrième du livre dixième du Code civil, il est « étroitement lié » au titre troisième, dans la mesure où l’on trouve dans ces deux titres des règles qui ont trait à la compétence internationale des autorités québécoises et à la reconnaissance des jugements étrangers : Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 18.

[110]                      L’article 3164 C.c.Q. est le premier du chapitre deuxième du titre quatrième intitulé « De la compétence des autorités étrangères ». Il est ainsi libellé :

3164. La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie.

[111]                      Il ressort de l’abondante doctrine qui existe sur le sujet que le texte de l’art. 3164 C.c.Q. soulève deux questions d’interprétation distinctes, mais connexes. En premier lieu, en mentionnant de façon générale les « règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième », l’art. 3164 C.c.Q. autorise‑t‑il un tribunal québécois à reconnaître la compétence d’une autorité étrangère en application d’une des « dispositions générales » du chapitre premier du titre en question, telle que celle qui confère la compétence à l’autorité québécoise pour des raisons de commodité administrative (c.‑à‑d., la disposition qui prévoit que l’autorité québécoise peut connaître de la « demande incidente ou reconventionnelle » lorsqu’elle est « compétente pour la demande principale »? : art. 3139 C.c.Q.). En second lieu, le tribunal québécois peut‑il appliquer le critère du « rattachement important » entre le litige et l’État du tribunal étranger de manière à refuser de reconnaître la compétence de ce tribunal étranger même s’il est satisfait à l’un des critères de compétence prévus à l’art. 3168 C.c.Q.?

[112]                      Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de répondre par l’affirmative à la première question, d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, on ne peut pas douter que le tribunal de l’Utah avait compétence en application du par. 3168(4) C.c.Q. sur le « litige » principal de nature contractuelle qui opposait Knight et BEC, et lorsqu’il y a un « rattachement important » entre l’État de l’autorité étrangère et le codéfendeur, M. Barer, ou l’allégation formulée contre lui. (Bien que, comme je vais l’expliquer plus loin, l’allégation formulée contre le codéfendeur doive également être « liée » au contrat.) Je répondrais cependant par la négative à la seconde question.

(1)           L’article 3164 C.c.Q. autorise‑t‑il un tribunal québécois à reconnaître la compétence d’une autorité étrangère en application d’une des « dispositions générales » du chapitre premier du titre troisième?

[113]                      Le principe général consacré par le Code civil veut que toute décision rendue hors du Québec soit reconnue et déclarée exécutoire par le tribunal québécois si le tribunal étranger avait compétence pour rendre la décision : par. 3155(1) C.c.Q. Aux termes de l’art. 3164 C.c.Q., les chefs de compétence reconnus au tribunal étranger sont essentiellement les mêmes que ceux reconnus au tribunal québécois au titre troisième. C’est ce qu’on appelle le principe de la réciprocité de la compétence ou « principe du miroir » : Lépine, par. 24‑25; Saumier, p. 681; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), no 175.

[114]                      Le titre troisième se divise en deux chapitres : le chapitre premier (« Dispositions générales ») et le chapitre deuxième (« Dispositions particulières »). Comme la professeure Saumier l’explique (p. 690), la compétence du tribunal étranger s’apprécie en tenant compte des deux chapitres :

                        [traduction] Lorsqu’il s’agit de vérifier la compétence du tribunal étranger, le principe du miroir consacré à l’article 3164 renvoie au titre troisième. La mention de ce titre dans cette disposition n’est assortie d’aucun terme limitatif, ce qui permet de penser que la mention de la réciprocité vaut pour la totalité du titre troisième, soit tant pour ses dispositions générales que pour ses dispositions particulières. En d’autres termes, si la compétence du tribunal étranger ne correspond à aucun des chefs de compétence expressément reconnus au chapitre deuxième du titre troisième, on peut recourir aux dispositions générales du chapitre premier de ce même titre.

[115]                      (Je signale ici, car cela deviendra important plus loin, que le chapitre premier du titre troisième est constitué de sept articles qui énoncent les « dispositions générales » définissant la compétence internationale des tribunaux québécois. La première disposition énonce le critère général de compétence en droit international privé québécois : le domicile du défendeur (art. 3134 C.c.Q.). Cet article est suivi de deux autres, qui permettent au tribunal québécois, par ailleurs compétent, de décliner sa compétence pour cause de forum non conveniens (art. 3135 C.c.Q.) ou de litispendance (art. 3137 C.c.Q.). Les quatre autres dispositions générales confèrent chacune une compétence exceptionnelle à l’autorité québécoise pour cause de nécessité, de protection de biens ou de personnes, de commodité administrative ou de situation d’urgence : art. 3136, 3138, 3139 et 3140 C.c.Q., respectivement.)

[116]                      La professeure Saumier poursuit (p. 691) en concluant que le chapitre premier du titre troisième entraîne deux conséquences différentes sur l’analyse de l’art. 3164 C.c.Q. : en premier lieu, il permet au tribunal québécois de refuser de reconnaître le jugement étranger au motif que le tribunal d’origine aurait dû décliner sa compétence et, en second lieu, il a pour effet d’étendre la compétence reconnue de l’autorité étrangère au‑delà de celle prévue au titre quatrième. Je vais maintenant examiner chacune de ces conséquences sur l’interprétation qu’il convient de donner de la mention générale du titre troisième qui figure à l’art. 3164 C.c.Q.

a)              Refus de reconnaître la compétence du tribunal étranger au motif qu’il aurait dû décliner sa compétence

[117]                      Dans l’affaire Lépine, la Cour était appelée à décider si « [l]es règles de compétence contenues aux art. 3164 à 3168 incorporent [. . .] par renvoi au titre troisième la doctrine du forum non conveniens » : par. 27. Plus précisément, la Cour devait déterminer si « [l]e tribunal québécois [peut] refuser de reconnaître un jugement rendu à l’extérieur du Québec parce que, selon lui, le tribunal étranger aurait dû se dessaisir du litige » : par. 27. La Cour a répondu par la négative à cette question, même si « le libellé très large du renvoi au titre troisième figurant à l’art. 3164 C.c.Q. invite à première vue à cette application » : par. 34. Comme la Cour l’a cependant expliqué (par. 34 et 36) :

                    L’exequatur du tribunal québécois dépend de l’existence de la compétence du tribunal étranger, et non des modalités de l’exercice de celle‑ci, hormis les exceptions prévues par le Code civil du Québec. Le recours au forum non conveniens dans ce contexte fait fi de la distinction de base entre la détermination de la compétence proprement dite et son exercice.

                    . . .

                            . . . L’arrêt de la Cour d’appel ajoute un élément non pertinent à l’analyse de la compétence du tribunal étranger : la doctrine du forum non conveniens. Cette approche introduit ainsi un élément d’instabilité et d’imprévisibilité qui s’accorde mal avec l’attitude en principe favorable à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes qu’expriment les dispositions du Code civil. Elle ne respecte guère les principes de courtoisie internationale et les objectifs de facilitation des échanges internationaux et interprovinciaux qui sous‑tendent les dispositions du Code civil sur la reconnaissance des jugements étrangers. En somme, même dans le cas où il a recours à la règle générale prévue à l’art. 3164, le tribunal de l’exequatur ne peut s’appuyer sur une doctrine incompatible avec la procédure de reconnaissance. [Je souligne.]

b)             Extension de la compétence reconnue de l’autorité étrangère au‑delà de celle prévue au titre quatrième

[118]                      En revanche, toujours dans l’arrêt Lépine, la Cour a expressément laissé la porte ouverte à l’extension de la compétence reconnue de l’autorité étrangère sur le fondement du renvoi général au titre troisième énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. (par. 36) :

                        L’article 3164 C.c.Q. établit comme condition fondamentale de la reconnaissance d’un jugement au Québec l’existence d’un lien important entre le litige et le tribunal d’origine. Les articles 3165 à 3168 énoncent ensuite de manière plus spécifique des facteurs de rattachement permettant de conclure à la présence d’un lien suffisant entre le litige et l’autorité étrangère dans certaines situations. En général, le recours à des règles spécifiques, comme celles prévues à l’art. 3168 applicables aux actions personnelles à caractère patrimonial, permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger. Cependant, il se peut qu’une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents impose le recours au principe général de l’art. 3164 pour déterminer la compétence et recourir par exemple au for de nécessité. [Je souligne.]

[119]                      Selon mon collègue le juge Gascon, ce passage de l’arrêt Lépine pourrait indiquer qu’« il pourrait y avoir des situations inhabituelles ou particulières dans lesquelles aucun rattachement important n’existe entre le litige et l’État qui a rendu la décision, et ce, même si l’un des critères de l’art. 3168 est établi », de sorte qu’il n’est pas possible de reconnaître la compétence du tribunal étranger : par. 86 (je souligne). Soit dit en tout respect, je ne pense pas qu’on puisse interpréter ce passage de cette façon. À mon avis, il signifie clairement qu’il peut se présenter des situations inhabituelles ou particulières dans lesquelles, même si les critères de l’art. 3168 C.c.Q. n’ont pas été établis, il existe quand même un « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère, de sorte que l’on pourrait en reconnaître la compétence par application, par exemple, de la théorie du « for de nécessité » codifiée à l’art. 3136 C.c.Q. Selon ce que la Cour a expliqué dans l’arrêt Lépine (par. 36), « une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents » pourrait ainsi justifier le recours à l’art. 3164 lorsqu’il s’agit de déterminer la compétence.

[120]                      Cette démarche est amplement étayée par la doctrine. Ainsi que les auteurs Patrick Ferland et Guillaume Laganière l’expliquent :

                        Sauf disposition spécifique, il faudra donc se reporter aux règles du titre troisième pour déterminer s’il convient de reconnaître la compétence exercée par l’autorité étrangère. Selon certains, les règles modulant l’application des règles de conflit relatives à la compétence des autorités québécoises (forum non conveniens, for de nécessité, litispendance, compétence à l’égard des demandes incidentes et reconventionnelles, etc.) pourraient devoir être prises en compte dans l’analyse effectuée par le tribunal québécois. Selon d’autres, toutefois, elles ne devraient pas l’être. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Lépine, la Cour suprême du Canada a tranché la question par la négative en ce qui a trait à la doctrine du forum non conveniens, soulignant que le libellé de l’article 3155 C.c.Q. requiert du tribunal d’exequatur qu’il se demande si l’autorité étrangère était compétente, et non si elle aurait dû exercer cette compétence. La Cour [suprême] a cependant laissé la porte ouverte à l’application d’autres dispositions telles que l’article 3136 C.c.Q. (for de nécessité). [Je souligne; note en bas de page omises.]

(« Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2017‑2018, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2017), 253, p. 302)

[121]                      Dans le même ordre d’idées, le professeur G. Goldstein écrit :

                    Malgré ceci, la Cour admet [dans l’affaire Lépine] que si, en principe, la compétence dépend de règles de compétence spécifiques, soit expresses, comme l’article 3168 C.c.Q., soit implicites et tirées par bilatéralisation des règles de compétence directes québécoises, selon l’article 3164 C.c.Q., il reste possible de bilatéraliser par le biais de la même disposition les règles générales applicables à la compétence directe québécoise, comme l’article 3136 C.c.Q., de manière par exemple à reconnaître compétence à un tribunal étranger en tant que for de nécessité.

                    . . .

                    . . . cette solution respecte la logique d’ouverture à l’international du Code civil du Québec, puisqu’il reste exact que seule la bilatéralisation de la théorie du forum non conveniens [art. 3135 C.c.Q.] par le biais de l’article 3164 C.c.Q. présente un potentiel défavorable à la reconnaissance des jugements étrangers. En effet, l’article 3135 C.c.Q. aboutit éventuellement à retirer la compétence indirecte au tribunal étranger qu’il avait pourtant obtenue en principe selon nos règles, alors que toutes les autres dispositions générales susceptibles d’être utilisées par le biais de l’article 3164 C.c.Q., comme l’article 3136 C.c.Q., permettent au contraire de donner exceptionnellement une compétence indirecte au tribunal étranger qui ne découlait pas des règles spécifiques normales. [Je souligne; note en bas de page omise.]

(« Droit international privé », vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 405‑406)

[122]                      Je suis par conséquent d’avis que l’art. 3164 C.c.Q. autorise le tribunal québécois à reconnaître la compétence du tribunal étranger en application d’une des « dispositions générales » énoncées au chapitre premier du titre troisième (art. 3136[4], 3138, 3139 et 3140 C.c.Q.). Cela s’accorde avec « [le] principe fondamental [établi par l’art. 3155 C.c.Q. selon lequel] toute décision rendue par une autorité étrangère doit être reconnue, sauf exception » : Lépine, par. 22. Cette façon de voir s’accorde également avec la pratique des tribunaux québécois. En effet, dans l’arrêt Ortega Figueroa c. Jenckel, 2015 QCCA 1393, la Cour d’appel a jugé que les tribunaux québécois pouvaient appliquer les art. 3138 et 3140 C.c.Q. pour reconnaître la compétence d’un tribunal étranger. Il s’ensuit que [traduction] « dans les actions personnelles à caractère patrimonial, le fait de satisfaire aux exigences en matière de compétence prévues à l’art. 3168 est toujours suffisant, mais pas nécessairement essentiel à la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger en droit québécois » : Saumier, p. 689.

[123]                      Mon collègue le juge Gascon fait remarquer à cet égard que « le juge LeBel [dans Lépine] a employé une formulation souple (« [e]n général [. . .] permettra »), moins catégorique que certaines autres utilisées dans des textes publiés avant l’arrêt Lépine (par exemple [traduction] « toujours suffisant ») » : par. 87. Ce choix de mots appuie, selon lui, une interprétation « possible » de l’arrêt Lépine selon laquelle le par. 36 « exige qu’il existe un rattachement important entre le litige et le for saisi, même lorsqu’un des critères de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. est établi » : par. 87; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 260. Or, à mon sens, il ne s’agit pas d’une interprétation « possible » de l’arrêt Lépine, puisqu’elle ne tient pas compte d’un passage crucial des motifs du juge LeBel, qui s’est exprimé au nom de la Cour à cet égard. Il est vrai que le juge LeBel a affirmé (au par. 36) qu’« [e]n général, le recours à des règles spécifiques, comme celles de l’art. 3168 applicables aux actions personnelles à caractère patrimonial, permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger ». Toutefois, il s’ensuit selon lui que, parfois, « le recours à [ces] règles spécifiques » ne permettra pas « de statuer sur la compétence du tribunal étranger », si bien (et c’est le passage crucial) « [qu’]il se peut [qu’une situation] [. . .] impose le recours au principe général de l’art. 3164 pour déterminer la compétence » (je souligne) et non pour nier la compétence, même s’il est satisfait à une des règles spécifiques (comme celles de l’art. 3168). C’est ce qui explique la mention, par le juge LeBel, dans le même passage, du for de nécessité comme fondement pour déterminer la compétence du tribunal étranger (c.‑à‑d., pour établir cette compétence, comme l’exprime la version anglaise de ce passage) par le truchement du principe du miroir dans des situations où « le recours à des règles spécifiques, comme celles de l’art. 3168 applicables aux actions personnelles à caractère patrimonial » ne permet pas de le faire.

[124]                      Mon collègue le juge Gascon reconnaît à juste titre que ma compréhension de ce passage de l’arrêt Lépine est aussi « possible » : par. 86; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 260. Je ne peux malheureusement en dire autant de la sienne. À mon avis, ce qu’il présente comme étant un autre sens possible est incompatible avec le reste du passage en question.

[125]                      J’admets que l’art. 3168 C.c.Q. prévoit que « [d]ans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que dans les cas suivants » d’un des cas de figure décrits aux paragraphes de cette disposition. Cela dit, à mon avis, le sens de ce caractère exclusif de la formulation « n’est reconnue que dans les cas suivants » est clair et on ne devrait pas y accorder une importance indue. En d’autres termes, l’art. 3168 C.c.Q. ne déroge au « principe du miroir » que d’une façon particulière. Pour mieux illustrer mon propos, je rappelle que, selon le « principe du miroir » énoncé à l’art. 3164 C.c.Q., la compétence de l’autorité étrangère est établie conformément aux règles de compétence applicables aux autorités québécoises prévues au titre troisième. Une des dispositions de ce titre, en l’occurrence l’art. 3148 C.c.Q., concerne les actions personnelles à caractère patrimonial. Si les termes exclusifs que l’on trouve à l’art. 3168 C.c.Q. n’existaient pas, l’art. 3164 C.c.Q. obligerait le tribunal québécois à établir la compétence du tribunal étranger en appliquant un des paragraphes de l’art. 3148 al. 1 C.c.Q. Le libellé exclusif employé à l’art. 3168 C.c.Q. indique toutefois clairement que, malgré le « principe du miroir », on ne peut pas appliquer l’art. 3148 C.c.Q. pour établir la compétence d’un tribunal étranger en pareil cas.

[126]                      Le libellé exclusif de l’art. 3168 C.c.Q. n’enlève cependant pas totalement au tribunal québécois la faculté de reconnaître la compétence de l’autorité étrangère en application d’une des « dispositions générales » qui figure au chapitre premier du titre troisième. En effet, les « dispositions générales » visent précisément à compléter et à modifier les modalités d’application de « dispositions particulières », telles que l’art. 3168 C.c.Q. Comme la professeure Saumier l’explique : [traduction] « [c]es quatre cas d’exception [soit ceux visés aux art. 3136, 3138, 3139 et 3140 C.c.Q.] tiennent évidemment pour acquis que les tribunaux québécois ne sont par ailleurs pas compétents, au sens international, pour statuer sur la demande » : p. 690. J’abonde par conséquent aussi dans le sens du professeur Goldstein lorsqu’il écrit (p. 116) :

                    Les dispositions « générales » du chapitre I du Titre III du Code sur la compétence internationale des tribunaux québécois complètent et modifient les solutions données par les dispositions « spécifiques » du chapitre 2 (art. 3148 C.c.Q.) et elles ont exactement le même domaine. Comment, autrement, envisager l’application par exemple des articles 3135, 3136 et 3138 C.c.Q.? En réalité, les situations donnant potentiellement lieu à l’application de la majorité des dispositions générales (art. 3135 à 3140 C.c.Q.) sont plus spécifiques que celles découlant normalement des pseudo‑dispositions spécifiques (art. [3141] à 3154 C.c.Q.) : la seule exception étant l’article 3134 C.c.Q. Ces règles sont d’application générale dans le sens où elles peuvent s’appliquer dans n’importe quel cas. Néanmoins, tous ces cas sont plus spécifiques que ceux envisagés par les règles normales de compétence qualifiées de « spécifiques ». En d’autres termes, les règles dites « générales » sont d’application exceptionnelle, dérogatoire, alors que les règles dites « spécifiques » sont d’application générale! [En italique dans l’original.]

[127]                      La doctrine est donc constante à ce sujet : un tribunal québécois peut reconnaître la compétence d’un tribunal étranger en application d’une des « dispositions générales » énoncées au chapitre premier du titre troisième, y compris l’art. 3139 C.c.Q. En effet, et je reprends ici l’argument que j’ai soulevé précédemment (par. 113‑114), la compétence du tribunal étranger s’apprécie en fonction à la fois du chapitre premier (« Dispositions générales ») et du chapitre deuxième (« Dispositions particulières ») du titre troisième. Les auteurs de doctrine s’entendent en outre pour dire que les dispositions générales du chapitre premier restent pertinentes pour l’analyse requise relativement à l’application de l’art. 3164 C.c.Q., même lorsqu’il s’agit d’une « action personnelle à caractère patrimonial » :

                    Pour les raisons déjà indiquées, les chefs de compétence établis par l’article 3168 doivent être appréciés à la lumière des dispositions générales du premier Chapitre du troisième Titre. Ainsi, [. . .] la compétence de l’autorité étrangère peut être reconnue quand l’autorité québécoise aurait exercé sa compétence dans une telle situation comme forum de nécessité, pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, pour statuer sur une demande incidente ou reconventionnelle, ou en cas d’urgence ou d’inconvénients sérieux, pour protéger une personne ou ses biens.

                    . . .

                          L’absence d’un caractère exclusif des articles 3165‑3168 est indiquée par l’élimination de la phrase « En l’absence de disposition particulière » du texte de ce qui est devenu l’article 3164. Voir l’article 3141 du Projet de loi 125 [Code civil du Québec, Projet de loi 125, 1re sess., 34e lég. (Québec), Éditeur officiel du Québec, 1991]. Le principe du miroir est devenu ainsi le principe dominant, et non pas simplement un principe supplémentaire, dans la détermination de la compétence étrangère. Les dispositions particulières des articles 3165‑3168 écartent cependant les chefs de compétence applicables aux autorités québécoises dans les domaines qu’elles indiquent, en vertu du principe de la primauté du texte spécial. [Note en bas de page omise.]

                    (H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t 3, 669, p. 778 et 798-799 (note en bas de page 250))

                    En effet, l’article 3164 C.c.Q., renvoyant aux règles de compétence québécoises, ne limite aucunement celles‑ci aux règles spécifiques (art. 3141 à 3154 C.c.Q.), mais renvoie donc implicitement aussi aux articles 3134 à 3140 C.c.Q.

. . .

                 Inversement, la compétence exceptionnelle de l’autorité étrangère pourrait se justifier même en l’absence de compétence selon les règles normales, par exemple, sur la base du for de nécessité (art. 3136 C.c.Q.), pour connaître d’une mesure incidente ou reconventionnelle sur laquelle elle ne serait pas normalement compétente (art. 3139 C.c.Q.) ou pour prendre des mesures d’urgence ou provisoires ou pour protéger une personne et ses biens (art. 3138 ou 3140 C.c.Q.).

                 Mais là ne s’arrêtent pas les conséquences logiques de l’admission sans limites précises du principe du miroir. Nous avons, en effet, mentionné plus haut que l’article 3164 C.c.Q. ne jouait pas en principe lorsque des règles de compétence spécifiques avaient été expressément adoptées pour les tribunaux étrangers (il s’agit des articles 3165 à 3168 C.c.Q.). Effectivement, il n’est pas possible de faire appel à cette disposition pour formuler de façon bilatérale les règles de compétence étrangères expresses, puisqu’elles sont déjà expressément rédigées, avec une formulation différente de celles des tribunaux québécois. Toutefois, de la même façon que les règles de compétence québécoises spécifiques sont sujettes à modification par l’effet des règles de compétence québécoises générales (art. 3134 à 3140 C.c.Q.), par l’effet de l’article 3164, on peut considérer que les règles de compétence étrangères expresses sont elles aussi sujettes à modification discrétionnaire en vertu des articles 3134 à 3140 C.c.Q.! [Je souligne; notes en bas de page omises.]

                    (Goldstein et Groffier (1998), no 175)

                    [traduction]

                    b. La théorie du « petit miroir »

                          L’article 3164 C.c.Q. permet également au tribunal qui juge de la compétence d’un tribunal étranger de faire appel aux règles discrétionnaires générales applicables à l’exercice par les tribunaux québécois de leur compétence en application du titre troisième (c.‑à‑d. aux art. 3134 à 3140 C.c.Q.).

. . .

                          Bien que l’art. 3164 C.c.Q. permette d’appliquer la « théorie du petit miroir » uniquement aux cas prévus au titre troisième, il semblerait que, si elle s’applique aux cas qui y sont énoncés, il n’y a aucune raison pour laquelle cette théorie ne devrait pas s’appliquer également aux actions personnelles à caractère patrimonial (art. 3168 C.c.Q.). [Note en bas de page omise.]

(Talpis, p. 107)

                    . . . même si l’article 3168 C.c.Q. ne donne pas compétence au tribunal étranger en l’espèce, on pourrait quand même la lui reconnaître soit selon l’article 3136 C.c.Q. parce qu’il n’existait aucun tribunal devant lequel on pouvait exiger que le demandeur aille intenter l’action, soit en cas d’extension de compétence principale, reconnue par nos règles, à une question sujette à une compétence incidente ou reconventionnelle [art. 3139 C.c.Q.], soit pour un motif d’urgence [art. 3140 C.c.Q.] ou encore pour ordonner une mesure conservatoire [art. 3138 C.c.Q.]. Ces solutions nous paraissent très raisonnables en pratique et correspondent à l’optique internationaliste qui sous‑tend le droit international privé québécois depuis l’adoption du Code civil du Québec. [Texte entre crochets dans l’original.]

(Goldstein, p. 439)

(2)           Le tribunal québécois peut‑il appliquer le critère du « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère de manière à refuser de reconnaître la compétence de ce tribunal même s’il est satisfait à l’un des critères de compétence prévus à l’art. 3168 C.c.Q.?

[128]                      Faisons le point. Selon moi, l’art. 3164 C.c.Q. autorise le tribunal québécois à reconnaître la compétence d’une autorité étrangère en se fondant sur une des « dispositions générales » du titre troisième, y compris le chapitre premier de celui‑ci et l’art. 3139 C.c.Q. qui s’y trouvent. Cela m’amène à la deuxième question d’interprétation qui découle du libellé de l’art. 3164, soit celle de savoir si un tribunal québécois peut appliquer le critère du « rattachement important » entre le litige et l’État dont l’autorité est saisie de manière à refuser de reconnaître la compétence de ce tribunal étranger même lorsqu’il est satisfait à l’un des critères de compétence prévus à l’art. 3168.

[129]                      Le « critère du lien réel et substantiel » constitue à la fois un principe constitutionnel et, en common law, un principe directeur général de droit international privé : Van Breda, par. 22. « Avant qu’une cour puisse se déclarer compétente à l’égard d’une demande, il faut lui démontrer l’existence d’un lien ‘‘réel et substantiel’’ entre les circonstances à l’origine de la demande et le ressort où la demande est présentée » : Lapointe, par. 25, faisant référence à Van Breda, par. 22‑24; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, par. 60; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1049; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 325-326 et 328; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1108‑1110.

[130]                      Dans l’arrêt Van Breda, la Cour a répondu à un besoin apparent de « directives complémentaires sur la façon [d’]appliquer [le critère du lien réel et substantiel] » (par. 67) en dressant une liste non exhaustive de quatre facteurs de rattachement créant une présomption autorisant, à première vue, un tribunal à se déclarer compétent à l’égard d’un litige : « a) le défendeur a son domicile dans la province ou y réside; b) le défendeur exploite une entreprise dans la province; c) le délit a été commis dans la province;  d) un contrat lié au litige a été conclu dans la province » : par. 90. Comme la Cour l’a expliqué, la présomption de compétence que fait naître l’un ou l’autre de ces facteurs peut être réfutée (par. 81) :

                    Le défendeur pourra plaider qu’un lien donné est inapproprié dans les circonstances de l’affaire. Dans un tel cas, il incombera au défendeur de réfuter la présomption créée par le facteur — énuméré ou nouveau — et de convaincre la cour qu’une déclaration de compétence serait inopportune. Si aucun facteur de rattachement — énuméré ou nouveau — créant une présomption ne s’applique dans les circonstances de l’affaire, ou si la présomption de compétence que fait naître ce facteur est valablement réfutée, la cour n’aura pas compétence en vertu du critère du lien réel et substantiel de la common law. . .

[131]                      Ce cadre s’inspire en grande partie de la Loi uniforme sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances (« LUCTRI »), qui est principalement axée sur la déclaration de compétence : Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada (en ligne). L’alinéa 3e) prévoit qu’un tribunal peut se déclarer compétent s’il « existe un lien réel et substantiel entre [province ou territoire qui adopte la Loi] et les faits sur lesquels est fondée l’instance » (texte entre crochets dans l’original). L’article 10 énonce diverses situations dans lesquelles l’existence d’un tel lien serait présumée. Plusieurs provinces et territoires ont adopté subséquemment des lois inspirées par le régime législatif proposé dans la LUCTRI : voir, p. ex., la Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.B.C. 2003, c. 28; la Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.S. 1997, c. C‑41.1; la Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.N.S. 2003 (2e sess.), c. 2; la Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.Y. 2000, c. 7; voir aussi Van Breda, par. 41.

[132]                      Les facteurs de rattachement énoncés dans l’arrêt Van Breda découlent principalement de l’art. 17.02 des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194 (« Signification en dehors de l’Ontario sans autorisation du tribunal ») : Van Breda, par. 43, 83 et 87-88. En fait, ces règles relatives aux significations ex juris sont strictement des règles de procédure et ne tranchent pas en elles‑mêmes la compétence des tribunaux de l’Ontario; le critère de droit substantiel qui constitue la source de la compétence réside plutôt dans l’existence d’un « lien réel et substantiel » : Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20 (C.A.), par. 50‑52; Saumier, p. 712. Comme l’a expliqué la professeure Saumier (avant l’arrêt Van Breda), [traduction] « [d]ans les provinces de common law canadiennes, la simple reconnaissance de compétence est établie par la preuve du respect tant des règles relatives à la signification que du critère du “lien réel et substantiel” découlant de l’arrêt Morguard » : p. 693.

[133]                      Voilà pour la common law. L’équivalent pratique de la règle de la simple reconnaissance de compétence en droit québécois [traduction] « se trouve dans les dispositions pertinentes sur la compétence énoncées au titre troisième du livre dixième du Code civil » : Saumier, p. 693. « [Toutefois], contrairement à leur équivalent en common law, ces règles ne sont pas simplement procédurales; elles confèrent bel et bien une compétence aux tribunaux québécois », et « [l]’idée selon laquelle les critères du Code devraient être considérés comme de simples indices de présomption de compétence » n’est pas appuyée par le Code civil : Saumier, p. 693 (note en bas de page 51) et 694 (je souligne).

[134]                      Dans l’arrêt Spar, la Cour s’est interrogée sur l’opportunité d’appliquer le critère du « lien réel et substantiel » pour décider si l’art. 3148 C.c.Q. confère une compétence internationale aux autorités du Québec. Deux des appelantes avaient soutenu que les tribunaux québécois ne pouvaient se déclarer compétents sur un « fait dommageable » ou sur un « préjudice » survenu ou subi au Québec, au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 3148 C.c.Q., étant donné que (toujours selon les appelantes) dans les arrêts Morguard et Hunt, la Cour avait ajouté une nouvelle exigence, celle de l’existence d’un « lien réel et substantiel » entre le tribunal et l’action (par. 45), et que cette exigence liait également les tribunaux québécois. Or, la Cour a catégoriquement rejeté cet argument (par. 50) et a ajouté les commentaires suivants (par. 55‑57 et 63) :

                        Comme nous l’avons mentionné précédemment, le livre dixième du C.c.Q. énonce les règles de droit international privé applicables dans la province de Québec. Les dispositions de ce livre doivent s’interpréter comme un tout cohérent et en fonction des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité. Selon moi, il ressort des termes explicites de l’art. 3148 et des autres dispositions du Livre dixième que ce système de droit international privé vise à assurer la présence d’un « lien réel et substantiel » entre l’action et la province de Québec, et à empêcher l’exercice inapproprié de la compétence du for québécois.

                        À l’examen du libellé même de l’art. 3148, on peut soutenir que la notion de « lien réel et substantiel » se trouve déjà subsumée sous les dispositions du par. 3148(3). En effet, chacun des motifs énumérés (la faute, le fait dommageable, le préjudice, le contrat) semble être un exemple de situations qui constituent un « lien réel et substantiel » entre la province de Québec et l’action. En fait, je doute que le demandeur qui réussit à prouver l’un des quatre motifs d’attribution de compétence ne soit pas considéré comme ayant satisfait au critère du « lien réel et substantiel », du moins aux fins de la simple reconnaissance de compétence.

                        Ensuite, après examen du système de règles contenues dans le Livre dixième, il me semble que le critère du « lien réel et substantiel » s’incarne dans d’autres dispositions afin d’offrir une protection contre l’exercice injustifié de compétence de la part d’un tribunal. Plus particulièrement, à mon avis, la doctrine du forum non conveniens, telle que codifiée à l’art. 3135, constitue un contrepoids important à la large assise juridictionnelle prévue à l’art. 3148. Ainsi, les appelantes peuvent démontrer, en conformité avec l’art. 3135, que malgré l’existence d’un lien avec les autorités du Québec, il y a un autre tribunal qui, dans l’intérêt de la justice, est mieux à même d’exercer sa compétence.

                    . . .

                        En l’espèce, il paraît raisonnable de conclure que l’exigence relative à l’existence d’un « lien réel et substantiel » entre l’action et l’autorité qui se déclare compétente se dégage de l’économie générale du Livre dixième. À mon avis, les appelantes n’ont fourni aucun motif permettant aux tribunaux d’appliquer le principe constitutionnel établi dans l’arrêt Morguard — aucun ne semble ressortir non plus compte tenu du contexte de la présente affaire — de manière à empêcher qu’un tribunal qui n’a aucun lien réel et substantiel avec l’action n’en soit saisi. [Je souligne.]

Voir aussi Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600, par. 45 : « Chacun des quatre facteurs mentionnés au par. 3148(3) créerait un lien suffisant avec la province pour fonder la compétence ».

[135]                      En somme, le livre dixième du Code civil, qui énonce les règles de droit international privé applicables au Québec, englobe l’exigence relative à l’existence d’un « lien réel et substantiel » entre l’action et l’État de l’autorité étrangère. Autrement dit, l’existence d’un « lien réel et substantiel » ne constitue pas une condition supplémentaire par rapport à celles énoncées à l’art. 3168 C.c.Q.; elle se dégage plutôt de l’ensemble du régime décrit au livre dixième, y compris de l’art. 3168 lui‑même. Comme la Cour l’a réitéré plus tard dans l’arrêt Lépine, « [l’]ensemble de ces règles [énoncées au titre troisième] assure le respect de l’exigence fondamentale de l’existence d’un "lien réel et substantiel" entre le tribunal québécois et le litige, comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt Spar » : par. 19. Toujours dans l’arrêt Lépine, la Cour a donc conclu que « [l’]existence même de la compétence de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ne fait pas de doute selon l’art. 3168 C.c.Q., puisque la Société, défenderesse à l’action, a établi son siège social en Ontario », lequel « facteur de rattachement justifiait à lui seul la reconnaissance de la compétence du for ontarien » : par. 38 (je souligne).

[136]                      Ainsi, contrairement à l’opinion exprimée par ma collègue la juge Côté aux par. 260 et 262 de ses motifs, je suis d’avis que l’arrêt Lépine rejette bel et bien (du moins implicitement) la nécessité de procéder à une analyse indépendante de l’existence d’un « rattachement important » lorsque la conclusion quant à la compétence est fondée sur les dispositions expresses de l’art. 3168 C.c.Q. : voir Emanuelli, no 291.1 (« Les règles générales sur la compétence internationale des tribunaux étrangers (notamment, celles contenues dans l’article 3168 C.c.Q.) sont applicables telles quelles et l’exigence d’un lien étroit est interprétée strictement [note en bas de page 635 : En vertu de cette solution, il suffit que selon l’article 3168 C.c.Q. les tribunaux étrangers aient ‟compétence au sens strict sur le litige” : Société canadienne des postes c. Lépine, supra, par. 37]. Elle n’est pas une condition à part et ne permet pas l’application de la théorie du forum non conveniens. La protection des requérants québécois se situe ailleurs : dans les règles qui concernent la justice naturelle. C’est la position adoptée par la Cour suprême dans l’affaire Lépine » (je souligne)). Dans la même veine, la juge Bich de la Cour d’appel du Québec a signalé dans l’arrêt Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800 (par. 175 (note en bas de page 50) (CanLII)), la convergence entre l’opinion selon laquelle l’existence d’un « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 3164 C.c.Q. ne constitue pas une exigence à laquelle il faut satisfaire en plus de satisfaire à l’une des conditions prévues à l’un des paragraphes de l’art. 3168 C.c.Q., d’une part, et l’approche retenue par la Cour au sujet de l’interprétation de l’art. 3148 C.c.Q. dans l’arrêt Spar (ainsi que, selon moi, dans l’arrêt Lépine), d’autre part. Je remarque aussi qu’aux termes de l’art. 3168 C.c.Q., la compétence d’une autorité étrangère « n’est reconnue que » dans certains cas (en anglais : « is recognized only ») — et non « ne peut être reconnue que » (en anglais : « can be recognized only ») —, ce qui indique que le respect de l’un des six motifs énumérés à l’art. 3168 C.c.Q. est suffisant pour établir la compétence d’un tribunal étranger.

[137]                      Ma collègue la juge Côté conclut néanmoins qu’« il y aura des circonstances exceptionnelles où, malgré la présence de l’un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q., il faudra procéder à une analyse plus poussée, fondée sur l’art. 3164 C.c.Q., afin de déterminer s’il existe un rattachement important entre l’État étranger et le litige » : par. 236; voir aussi le par. 251 (« il peut y avoir des circonstances exceptionnelles où il n’existe pas de rattachement important entre le litige et l’État étranger — même lorsque l’un des facteurs énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. est, strictement parlant, présent »). Si tel était effectivement le cas, cela signifierait qu’un tribunal québécois pourrait faire fi de sa conclusion affirmative quant à la compétence de l’autorité étrangère en application de l’art. 3168 C.c.Q. et conclure, après une appréciation subjective de l’ensemble des circonstances de l’affaire, qu’il n’existe pas de « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère, de sorte que celle‑ci ne pouvait se déclarer compétente à l’égard du litige. Soit dit en tout respect, ce raisonnement me semble erroné.

[138]                      La conclusion de la juge Côté repose en partie sur ce qui m’apparaît être une mauvaise interprétation du passage tiré des motifs de la Cour dans l’arrêt Lépine (par. 36), dont j’ai déjà expliqué quel est le sens véritable selon moi. Ma collègue cite cependant à juste titre des sources (autres que l’arrêt Lépine) qui appuient son interprétation de la relation entre les art. 3164 et 3168 C.c.Q. : par. 238; voir, par exemple, Hocking, par. 181‑187 et 199; Zimmermann, par. 12 (mentionnant l’arrêt Hocking); Heerema, par. 23 et 26 (quoique dans le cadre d’une remarque incidente, et mentionnant une décision d’une juridiction d’instance inférieure). Or, selon moi, cette jurisprudence est erronée et devrait être rejetée sur ce point.

[139]                      Tout d’abord, l’affirmation selon laquelle l’art. 3164 C.c.Q. exige un rattachement important entre le litige et le tribunal étranger, même lorsqu’un des critères de la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger énoncé à l’art. 3168 C.c.Q. est établi, n’est nullement appuyée par le texte de l’art. 3164 C.c.Q.; elle est même incompatible avec celui‑ci. Par souci de commodité, je reproduis cette disposition de nouveau ici :

3164. La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie.

[140]                      Comme cette disposition le prévoit expressément, la question de l’existence d’un « rattachement important » se pose uniquement lorsque la compétence d’une autorité étrangère est établie en application des dispositions du titre troisième. Il s’ensuit que, indépendamment de ce que le renvoi figurant à l’art. 3164 C.c.Q. peut signifier, cette disposition ne s’applique pas lorsque la reconnaissance de la compétence repose non pas sur une disposition du titre troisième, mais plutôt sur une disposition du titre quatrième, y compris les art. 3165 à 3168 C.c.Q. Je constate à ce propos que, tout en faisant valoir qu’il doit être satisfait au critère du « rattachement important » ainsi qu’à l’une des conditions énoncées aux paragraphes de l’art. 3168 C.c.Q., le professeur Talpis reconnaît (p. 105‑106) que, à cet égard, son point de vue est incompatible avec le texte de l’art. 3164 C.c.Q. :

                        [traduction]

Premièrement, il doit être satisfait aux conditions énoncées à l’art. 3168 C.c.Q. à l’égard des actions personnelles à caractère patrimonial. . .

                        Deuxièmement, il est nécessaire de satisfaire à l’exigence du « rattachement important » énoncée à l’art. 3164 C.c.Q., . . .

                        Comme je l’ai déjà mentionné, cette exigence s’applique au titre troisième, mais pourrait aussi s’appliquer, selon moi, aux règles particulières qui figurent au titre quatrième.

                    . . .

                        Suivant l’art. 3164 C.c.Q., il doit exister un rattachement important entre le litige et l’autorité qui en a été saisie. Cette condition préalable à la reconnaissance de la compétence du tribunal étranger ne peut être appliquée, suivant le texte de cette disposition, que dans les cas pour lesquels aucune règle spécifique n’est prévue, bien qu’elle ait récemment été invoquée pour remettre en question la compétence d’une autorité étrangère dans des actions personnelles à caractère patrimonial (art. 3168 C.c.Q.). [Citant le jugement Cortas Canning; je souligne; note en bas de page omise.]

[141]                      Les motifs que la juge Bich de la Cour d’appel a rédigés dans l’arrêt Hocking, et auxquels la juge Côté renvoie au par. 244 de ses motifs, comportent également l’admission qu’une telle interprétation de la relation entre les art. 3164 et 3168 C.c.Q. a essentiellement pour effet de récrire l’art. 3164 C.c.Q. (par. 183) :

                        Autrement dit, l’exigence du rattachement important que formule l’article 3164 C.c.Q. s’applique tant aux règles de compétence du titre troisième qu’à celles qui, le cas échéant, les remplacent, les précisent ou les restreignent comme si la disposition énonçait que :

                        3164. La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre ou selon les règles qui suivent dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie. [Je souligne.]

Or, ce n’est pas ainsi que le législateur québécois a choisi de formuler l’art. 3164 C.c.Q. En fait, en adoptant cette disposition, le législateur québécois a exprimé clairement son intention que les dispositions expresses de l’art. 3168 C.c.Q. ne comportent pas le critère additionnel de « rattachement important » imposé par certaines décisions judiciaires ultérieures, auxquelles renvoie la juge Côté. Comme l’a expliqué le professeur Goldstein (p. 437) :

                        . . . lors de l’adoption de l’article 3168 C.c.Q., il n’était pas apparu que l’exigence d’un rattachement étroit figurant à l’article 3164 C.c.Q. pouvait aussi s’appliquer aux règles de compétence indirecte expresses de manière à contrôler ponctuellement la compétence indirecte. C’est la jurisprudence qui a récemment interprété l’article 3164 C.c.Q. en ce sens . . .  [Texte entre crochets omis.]

[142]                      À mon avis, la meilleure approche — et celle qui est compatible avec l’intention du législateur — consiste à conclure, comme l’a fait la Cour dans l’arrêt Lépine, que « [l]es articles 3165 à 3168 énoncent [. . .] de manière plus spécifique des facteurs de rattachement permettant de conclure à la présence d’un lien suffisant entre le litige et l’autorité étrangère dans certaines situations » : par. 36. Autrement dit, l’art. 3168 C.c.Q. n’est pas assujetti à une exigence supplémentaire liée à l’existence d’un « rattachement important », parce qu’il englobe à la fois le « principe du miroir » et l’exigence du « rattachement important » énoncée à l’art. 3164 C.c.Q. Plus précisément, les dispositions de l’art. 3168 C.c.Q. a) sont le reflet de celles de l’art. 3148 C.c.Q., auquel renvoie l’art. 3164 C.c.Q. en faisant référence au titre troisième, mais b) sont également plus restrictives que celles de l’art. 3148 C.c.Q., précisément pour assurer l’existence d’un « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère :

                          [traduction] En matière commerciale, le principe du miroir est toutefois affaibli par l’existence de l’article 3168, qui établit des chefs de compétence précis applicables aux autorités étrangères « dans les actions personnelles à caractère patrimonial ». De façon générale, l’article 3168 est plus restrictif que son pendant, l’article 3148, qui établit les chefs de compétence applicables aux autorités québécoises dans les mêmes types d’affaires.

(Glenn (1997), p. 409)

Voir également Talpis, p. 104 :

                          [traduction] Cependant, dans les autres affaires civiles et commerciales, les chefs de compétence des tribunaux étrangers sont beaucoup plus restreints que ceux qui s’appliquent aux tribunaux du Québec. Cette entorse au principe du miroir a été jugée nécessaire afin de protéger les défendeurs contre l’exercice irrégulier de la compétence du for étranger, et pour promouvoir les principes directeurs du droit civil et du droit international privé, soit assurer la certitude juridique et favoriser la prévisibilité du droit.

[143]                      D’ailleurs, suivant le par. 3168(1), pour que la compétence de l’autorité étrangère soit reconnue, il est nécessaire que le défendeur soit domicilié dans l’État étranger tandis que, dans le cas des autorités québécoises, il suffit que le défendeur ait sa résidence au Québec : art. 3148 al. 1(1). Dans le même ordre d’idées, tandis que le par. 3168(3) exige à la fois que le préjudice ait été subi dans l’État étranger et que la faute y ait été commise pour que la compétence des autorités étrangères soit reconnue, la règle est beaucoup moins stricte en ce qui concerne les autorités québécoises, puisque seule l’une ou l’autre de ces deux conditions doit être établie, et non les deux : art. 3148 al. 1(3). Dans les litiges contractuels, la compétence des autorités étrangères repose, suivant le par. 3168(4), sur le lieu d’exécution des « obligations découlant » du contrat, tandis que la compétence des tribunaux québécois est reconnue si « une [seule] des obligations » découlant du contrat doit être exécutée dans la province : art. 3148 al. 1(3). L’article 3168 a manifestement pour [traduction] « effet global » « de restreindre la portée des chefs de compétence reconnus à l’égard des autorités québécoises lorsqu’on applique le principe du miroir aux autorités étrangères » : Saumier, p. 688; voir aussi Labs of Virginia Inc. c. Clintrials Bioresearch Ltd., [2003] R.J.Q. 1876 (C.S.), par. 20‑30. Comme le souligne à juste titre la professeure Saumier (p. 689 (note en bas de page 42)), l’ajout d’une autre exigence, soit l’existence d’un rattachement important [traduction] « semble excessif » — je dirais même redondant —, étant donné que les conditions relatives à la reconnaissance des autorités étrangères sont déjà plus strictes. Voir aussi J. Walker, Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), p. 14‑24 : [traduction] « En principe, l’article 3164 n’est pas pertinent lorsque des règles de compétence spéciales, comme celles figurant à l’article 3168 du Code civil, servant à déterminer la compétence d’autorités étrangères dans des actions personnelles à caractère patrimonial sont plus restrictives que celles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises dans des actions similaires » (note en bas de page omise).

[144]                      Ces conditions plus strictes auxquelles est assujettie la reconnaissance de la compétence des autorités étrangères en application de l’art. 3168 C.c.Q. sont bien différentes de celles qui sont énoncées à l’art. 3166 (qui concerne la compétence en matière de filiation lorsque l’enfant ou l’un de ses parents est domicilié dans un État étranger ou a la nationalité qui y est rattachée) et à l’art. 3167 C.c.Q. (qui concerne les actions en matière de divorce lorsque certains liens existent avec un État étranger), deux dispositions qui élargissent la portée de la compétence des autorités étrangères comparativement à celle des tribunaux québécois : Saumier, p. 682. Suivant l’art. 3166 C.c.Q., les tribunaux québécois reconnaissent la compétence des autorités étrangères en matière de filiation sur le fondement du domicile ou de la nationalité, tandis que seul le domicile constitue un chef de compétence, s’agissant des autorités québécoises. L’article 3167 C.c.Q. est également plus généreux que l’art. 22  de la Loi sur le divorce , L.R.C. 1985, c. 3 (2 e  suppl .), en matière de reconnaissance des divorces étrangers. Cette [traduction] « portée élargie » s’explique toutefois par  « le principe de validation qui s’applique en matière d’état civil et qui est généralement approuvé dans les instruments internationaux et dans les codifications modernes du droit international privé » : Saumier, p. 682; voir aussi ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, vol. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 2024‑2025. Imposer un critère additionnel de « rattachement important » dans ces deux cas‑là « irait à l’encontre du principe favor validatis qui sous‑tend apparemment ces dispositions élargissant la portée de la compétence » : Saumier, p. 683.

[145]                      En conséquence, je souscris aux remarques formulées par le juge de la Cour supérieure en l’espèce (par. 12 (CanLII)), selon lesquelles [traduction] « le critère du lien réel et substantiel n’est pas un critère supplémentaire dont il y a lieu de reconnaître l’existence en droit québécois » et « le critère du “lien réel et substantiel” énoncé dans la jurisprudence de common law est subsumé dans les dispositions du livre dixième du Code civil, dont l’article 3168 ».

[146]                      Cela dit, je souligne que le simple fait que le critère du lien réel et substantiel ait été subsumé dans l’art. 3168 C.c.Q. ne signifie pas que l’existence d’un tel lien n’est plus pertinente pour décider si une partie a reconnu la compétence d’un tribunal étranger. Les dispositions de l’art. 3168 C.c.Q. visent à établir l’existence d’un rattachement important entre le litige ou les parties et l’autorité étrangère. Par conséquent, lorsqu’un tribunal québécois examine si un défendeur a reconnu la compétence d’une autorité étrangère au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 3168(6) C.c.Q., il doit rechercher des facteurs suffisants pour établir l’existence d’un rattachement important entre le défendeur et l’autorité étrangère. C’est précisément la raison pour laquelle je suis d’accord avec ma collègue la juge Côté pour dire que M. Barer n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah du simple fait qu’il a présenté un unique argument quant au bien‑fondé de l’action dans sa requête en irrecevabilité. Ce seul acte ne suffit pas en soi à établir l’existence d’un rattachement important entre M. Barer et le tribunal de l’Utah et, par conséquent, ne constitue pas une reconnaissance implicite au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 3168 C.c.Q.

[147]                      Ma collègue la juge Côté ajoute toutefois que « [l]a jurisprudence illustre la pertinence d’une exigence distincte de rattachement important » : par. 249. Je reconnais qu’il ne ressort pas de la jurisprudence qu’il s’agit d’un facteur non pertinent, mais on ne peut certainement pas en inférer qu’il s’agit d’une exigence fondamentale. Dans la décision Cortas Canning, sur laquelle s’est fondée ma collègue, le facteur déterminant pour l’issue de l’affaire a été — bien qu’elle ait été formulée dans une remarque incidente — la préoccupation évidente de la Cour supérieure du Québec quant à la reconnaissance d’un jugement par défaut de 9 M$ rendu en lien avec un contrat relatif à l’achat au Texas de produits d’une valeur de 96 $. La Cour supérieure a considéré que le montant auquel avaient été condamnés les défendeurs était [traduction] « extrêmement élevé dans les circonstances », de sorte que le résultat pouvait être considéré « manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales », critère prévu au par. 3155(5) C.c.Q. : p. 1231 et 1241; voir aussi McKinnon c. Polisuk, 2009 QCCS 5778; Talpis, p. 171‑172 ([traduction] « si, en plus d’une condamnation à des dommages‑intérêts disproportionnés, on est en présence d’autres circonstances controversées, comme un écart considérable entre le préjudice effectivement causé au demandeur et le montant réclamé, comme c’était le cas dans l’affaire Cortas Canning, il semble que le tribunal québécois pourrait être enclin à invoquer des motifs d’ordre public pour refuser de reconnaître la décision » (note en bas de page omise)); Emanuelli, no 299 (« certaines décisions judiciaires québécoises ont laissé entendre qu’une condamnation pécuniaire étrangère, excédant substantiellement ce qu’aurait accordé un tribunal québécois, peut être contraire à l’ordre public québécois au sens du droit international, surtout si elle correspond à des dommages punitifs ou exemplaires. Cette position [. . .] nous paraît juste » (note en bas de page omise)); Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 71 et suiv. et par. 219 et suiv.; Convention sur les accords d’élection de for (2005) : art. 11. (J’ajouterais que je ne me prononce aucunement sur la question de savoir s’il est possible de refuser de reconnaître un jugement au titre du par. 3155(5) C.c.Q. au motif que les dommages‑intérêts punitifs ou compensatoires octroyés sont excessifs.)

[148]                      L’arrêt Hocking, sur lequel ma collègue s’est aussi fondée au par. 250 de ses motifs, n’appuie pas non plus sa position. Dans ce jugement, la juge Bich de la Cour d’appel a conclu qu’aucun des facteurs de rattachement énumérés à l’art. 3168 C.c.Q. n’était respecté en ce qui concerne les membres d’un groupe québécois; en fait, elle a conclu que le par. 3168(6) C.c.Q. ne pouvait pas s’appliquer dans le contexte d’un recours collectif parce que les membres du groupe québécois n’avaient pas choisi le tribunal ontarien, ce qui ne respectait pas « la prémisse d’un choix de for effectué par celui qui a institué l’action » sur laquelle repose le par. 3168(6) C.c.Q. : par. 214. Je reconnais que la juge Bich a ajouté (par. 220) qu’« à supposer même que le paragraphe 3168(6) C.c.Q. justifie ici, a priori, la compétence du tribunal ontarien », l’art. 3164 C.c.Q. l’empêcherait, mais cela ne démontre pas une nécessité absolue qu’il y ait une exigence de rattachement important distincte pour nier la reconnaissance du tribunal dans de telles circonstances. L’arrêt Hocking est plutôt simplement un exemple de cas où il n’avait pas été satisfait au par. 3168(6) C.c.Q.

[149]                      Cela étant, j’admets qu’un tribunal québécois doit mener une analyse indépendante relativement à l’existence d’un « rattachement important » entre le litige et l’autorité étrangère lorsque la conclusion sur la compétence de ce dernier repose sur une des « dispositions générales » du chapitre premier du livre troisième. C’est ce qui découle du libellé de l’art. 3164 C.c.Q. et du renvoi au livre troisième qui s’y trouve. En conséquence, l’approche qu’a suivie la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Ortega est la bonne[5] (par. 36, 41 et 42 (CanLII)) :

            Lorsque, comme en l’espèce, aucun des facteurs spécifiques de rattachement énoncés aux articles 3165 à 3168 C.c.Q. ne trouve application, il y a également lieu de démontrer, conformément à l’article 3164 C.c.Q., l’existence d’un lien important entre le litige et l’État dont l’autorité a été saisie. . .

                    . . .

                        L’ajout à l’article 3164 C.c.Q. de cette exigence d’un rattachement important est en fait un rappel de cette idée de lien réel et substantiel entre le tribunal et l’objet du litige.

                        Cet impératif oblige le tribunal québécois qui s’interroge sur la compétence du tribunal étranger (dans le cas où celle‑ci ne résulte pas des articles 3166 à 3168 C.c.Q.) à envisager et à examiner toutes les circonstances rattachant le litige à l’autorité externe. Un tel examen pourrait se solder par le constat que celle‑ci, en l’absence d’un tel lien, n’est pas compétente. [Je souligne.]

Cela étant, je rejette la critique selon laquelle ma position « ferait perdre presque tout effet aux termes exprès employés par le législateur québécois, du moins dans le contexte des actions personnelles à caractère patrimonial » : voir les motifs de la juge Côté, par. 248.

[150]                      J’ajoute toutefois que, pour trancher le présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de décider si un tribunal québécois doit également mener une analyse semblable lorsqu’il fonde sa conclusion au sujet de la compétence de l’autorité étrangère sur une des « dispositions particulières » du chapitre deuxième du titre troisième (par exemple, en matière de nullité du mariage (art. 3144 C.c.Q., auquel renvoie l’art. 3164 C.c.Q. en faisant référence au titre troisième) ou en matière successorale (art. 3153 C.c.Q., auquel renvoie l’art. 3164 C.c.Q. en faisant référence au titre troisième)). L’une et l’autre des positions trouvent appui dans la doctrine et dans la jurisprudence (pour s’en convaincre, il suffit de comparer, par exemple, les remarques formulées dans les arrêts Spar, par. 55 et 63; Ortega, par. 41; Talpis et Castel, no 486; et Goldstein, p. 391, avec Spar, par. 57, et Lépine, par. 32‑36). Il n’est donc pas nécessaire que je tranche cette question ici. Étant donné l’analyse approfondie qu’en fait ma collègue la juge Côté dans ses motifs, je me sens toutefois tenu d’expliciter certains arguments présentés dans la doctrine et la jurisprudence en appui à chacune des positions.

[151]                      D’une part, on pourrait soutenir que tout pouvoir discrétionnaire de « refuser de reconnaître une décision en raison de l’absence de rattachement important », comme le suggère ma collègue la juge Côté au par. 261 de ses motifs, est incompatible avec l’arrêt Lépine, où la Cour a statué qu’un tribunal québécois ne devrait pas avoir le pouvoir discrétionnaire de refuser la reconnaissance parce que l’autorité étrangère aurait dû décliner sa compétence en application de la doctrine du forum non conveniens. Comme l’a reconnu à juste titre ma collègue la juge Côté au par. 263 de ses motifs, une analyse concernant l’existence d’un rattachement important « introduit un certain pouvoir discrétionnaire ». Cependant, au par. 36 de l’arrêt Lépine, la Cour a affirmé sans détour qu’une « approche [qui] introduit ainsi un élément d’instabilité et d’imprévisibilité [. . .] s’accorde mal avec l’attitude en principe favorable à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes qu’expriment les dispositions du Code civil » (je souligne).

[152]                      D’autre part, comme l’explique ma collègue, la Cour a déclaré au par. 57 de l’arrêt Spar que « la doctrine du forum non conveniens, telle qu’elle est codifiée à l’art. 3135, constitue un contrepoids important à la large assise juridictionnelle prévue à l’art. 3148 ». La Cour a toutefois ajouté par la suite, dans l’arrêt Lépine, que cette doctrine ne s’étend pas à la reconnaissance des décisions étrangères. Comme l’explique ma collègue au par. 256 de ses motifs, il est par conséquent possible de soutenir que « cela rend l’exigence du rattachement important énoncée à l’art. 3164 C.c.Q. d’autant plus nécessaire comme protection contre les déclarations inappropriées de compétence » lorsque le tribunal québécois fonde sa conclusion au sujet de la compétence de l’autorité étrangère sur l’une des « dispositions particulières » du chapitre deuxième du titre troisième; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 262. À mon avis, cela n’est toutefois pas nécessaire dans les cas où le tribunal québécois fonde sa conclusion quant à la compétence sur les dispositions expresses (et déjà plus restrictives) de l’art. 3168 C.c.Q., comme l’explique le professeur Goldstein (p. 437) :

                    Si l’on compare les chefs de compétence donnés au tribunal québécois par l’article 3148 C.c.Q. [. . .] et ceux qui découlent de l’article 3168 C.c.Q., au bénéfice du tribunal étranger, en plus de la formulation limitative de cette disposition [. . .], on constate que le principe du miroir de l’article 3164 C.c.Q. [. . .] n’est pas respecté pour les actions personnelles à caractère patrimonial. 

                    . . . cette attitude restrictive s’explique dans la mesure où la théorie du forum non conveniens, consacrée dans l’article 3135 C.c.Q. [. . .] pour la compétence des tribunaux québécois, ne figure pas pour les règles de compétence indirecte, ce qui pourrait favoriser le forum shopping à l’étranger. De plus, lors de l’adoption de l’article 3168 C.c.Q., il n’était pas apparu que l’exigence d’un rattachement étroit figurant à l’article 3164 C.c.Q. pouvait aussi s’appliquer aux règles de compétence indirecte expresses de manière à contrôler ponctuellement la compétence indirecte. C’est la jurisprudence qui a récemment interprété l’article 3164 C.c.Q. en ce sens. . .  [Je souligne; texte entre crochets omis.]

(3)           Application à la présente affaire

[153]                      Pour les motifs exposés précédemment, j’ai conclu que l’art. 3164 C.c.Q. autorise le tribunal québécois à reconnaître la compétence de l’autorité étrangère en se fondant sur une des « dispositions générales » du chapitre premier du titre troisième, y compris l’art. 3139 C.c.Q., dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie. Voici le libellé de l’art. 3139 C.c.Q. :

                    3139. L’autorité québécoise, compétente pour la demande principale, est aussi compétente pour la demande incidente ou reconventionnelle.

[154]                      L’article 3139 C.c.Q. vise la commodité administrative. Il vise plus précisément « l’économie des ressources judiciaires et l’efficacité de l’administration de la justice en favorisant la réunion d’instances » : GreCon, par. 30 (je souligne). Dans l’arrêt GreCon, la Cour a noté que l’art. 3139 C.c.Q. « prévoit donc une exception au principe que la compétence du tribunal québécois se détermine pour chaque demande en particulier » et « élargit aussi considérablement la portée potentielle de la compétence des autorités québécoises » : par. 29. La Cour a ajouté que « [c]ette portée élargie suggère une interprétation restrictive de l’art. 3139 C.c.Q. afin de ne pas étendre indirectement la compétence internationale des autorités québécoises » : par. 29. Par conséquent, l’art. 3139 C.c.Q. ne peut pas avoir préséance sur une clause d’élection de for ou sur une clause d’arbitrage convenue par les parties, parce que « l’application de cette disposition est subordonnée à celle de l’art. 3148 al. 1(2) C.c.Q. qui reconnaît pleinement l’effet d’une intention claire exprimée dans une clause d’élection de for valide et exclusive de soumettre un litige à la juridiction d’autorités étrangères » : par. 37.

[155]                      La Cour ne doit cependant pas perdre de vue que l’art. 3139 C.c.Q. est une disposition attributive de compétence, ce qui suppose que, sans cette disposition, le tribunal ne serait pas compétent, au sens juridictionnel, pour instruire la « demande incidente ou reconventionnelle » : Saumier, p. 703; Spar, par. 22 (« [c]es règles [du livre dixième du C.c.Q.] couvrent un vaste éventail de sujets étroitement liés, y compris : la compétence du tribunal (art. 3136, 3139 et 3148 C.c.Q.) » (je souligne)). À mon avis, l’expression « demande incidente » qui figure à l’art. 3139 C.c.Q. est suffisamment large pour couvrir l’intervention volontaire et forcée de tiers dans l’instance, notamment dans le cadre d’une demande incidente en garantie et d’une demande en jonction d’instances, qu’elles concernent ou non les mêmes parties et qu’elles découlent ou non de la même source ou de sources connexes : voir les art. 184 à 190 et 210 du nouveau Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« nouveau C.p.c. »); voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 206 et 283 (« il ne fait aucun doute [que le sens précis de « demande incidente » doit être défin[i] en fonction du droit procédural québécois »). De fait, ce point est amplement étayé par la doctrine québécoise. Le professeur Goldstein explique ce qui suit, aux p. 111-112 :

                    . . . la définition de l’action « incidente » doit dépendre du droit québécois, on peut [donc] se tourner vers le Titre IV du Livre II du Code de procédure civile qui porte sur les « Incidents », c’est‑à‑dire les procédures incidentes. On y trouve notamment l’intervention volontaire d’un tiers (art. 208 C.p.c. et s.), l’intervention forcée (art. 216 C.p.c. et s.), y compris l’action en garantie incidente, et la réunion d’actions (art. 270 C.p.c. et s.) entre les mêmes parties ou non (art. 271 C.p.c.), provenant ou non de la même source ou d’une source connexe (art. 270 C.p.c.). Ainsi, on peut envisager que le tribunal québécois compétent sur une action en séparation de corps selon l’article 3146 C.c.Q., prenne compétence en vertu de l’article 3139 C.c.Q. sur une action accessoire en pension alimentaire ou en garde d’enfant. De même, en situation internationale, on peut imaginer qu’un tribunal québécois, compétent sur une action successorale selon l’article 3153 C.c.Q., prenne compétence sur une action relative à la question préalable de la validité d’une adoption. [Je souligne; note en bas de page omise.]

Dans le même ordre d’idées, les art. 216, 270 et 271 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 (« ancien C.p.c. ») correspondent maintenant, respectivement et entre autres, aux art. 184 et 210 nouveau C.p.c. : voir L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations (2e éd. 2017), p. 961 et 1165. L’article 210 du nouveau C.p.c. sur la « jonction et la disjonction d’instances » se trouve dans le chapitre sur « les incidents concernant les actes de procédure ». L’expression « demande incidente » qui figure à l’art. 3139 C.c.Q. doit donc être interprétée comme incluant une demande « connexe » : voir, p. ex., Droit de la famille — 131294, 2013 QCCA 883, par. 54‑57 (CanLII); Emanuelli, n173 (« la règle générale prévue à l’article 3139 trouve une application particulière dans les dispositions de l’article 3154(1) C.c.Q., qui concerne les régimes matrimoniaux. Elle devrait également être suivie en ce qui concerne la compétence des autorités québécoises à l’égard de mesures accessoires à une action en séparation ou en nullité » (je souligne; notes en bas de page omises)). Bien entendu, et même si l’art. 3139 C.c.Q. ne mentionne pas expressément ce facteur, il doit exister un « élément de connexité » entre les actions principale et incidente : GreCon, par. 31. Ainsi que l’explique le professeur Talpis (p. 36) : [traduction] « dans certaines situations, les actions peuvent être reliées entre elles de telle sorte qu’elles permettent de reconnaître la compétence à l’endroit des codéfendeurs en application de l’article 3139 C.c.Q. » (je souligne).

[156]                      Je signale également que ce type de « compétence dérivée » n’est pas rare dans les systèmes de droit civil. En droit français, voir, p. ex., P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé (11e éd. 2014), p. 205 :

                         Sont également transposées à la compétence internationale les règles de compétence dérivée, qui étendent la compétence du tribunal saisi d’une certaine demande à d’autres demandes, connexes à celle‑ci. Le tribunal est ainsi compétent pour connaître d’actions connexes formées contre plusieurs défendeurs dès lors que l’un d’entre eux — à l’égard duquel la demande doit présenter un caractère réel et sérieux — est domicilié en France . . . [En italique dans l’original; notes en bas de page omises.]

Voir aussi l’al. 8a de la Loi fédérale sur le droit international privé de la Suisse; le par. 6(1) de la Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2007) (Convention de Lugano); art. 9 de la Loi portant le Code de droit international privé de la Belgique.

[157]                      Qui plus est, une « demande incidente » n’est pas nécessairement une « demande en garantie » : voir, p. ex., l’art. 184 al. 3 nouveau C.p.c.[6] Un demandeur peut donc forcer l’intervention d’un tiers pour permettre une solution complète du litige : voir Bourdages c. Québec (Gouvernement du) (Ministère des Transports), 2016 QCCS 5066; Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec c. Gariépy, 2005 QCCA 60, par. 33 (« [l]a procédure de mise en cause forcée est juridiquement l’équivalent de l’adjonction à l’action principale, telle qu’intentée, d’un nouveau défendeur qui est là pour répondre et combattre les conclusions de la demande principale » (note en bas de page omise)); Constructions Alcana ltée c. Cégep régional de Lanaudière, 2006 QCCA 1494; voir aussi Allard c. Mozart ltée, [1981] C.A. 612; CGU c. Wawanesa, compagnie mutuelle d’assurances, 2005 QCCA 320, [2005] R.R.A. 312; Kingsway General Insurance Co. c. Duvernay Plomberie et chauffage inc., 2009 QCCA 926, [2009] R.J.Q. 1237. Dans Insta Holding Limited c. 9247‑5334 Québec inc., 2017 QCCS 432, par. 17‑20 (CanLII), par exemple, la Cour supérieure du Québec a caractérisé la demande directe d’un demandeur contre un défendeur étranger dont le codéfendeur était prétendument son alter ego d’« intervention forcée » au sens de l’art. 184 nouveau C.p.c. et donc de « demande incidente » aux fins de l’art. 3139 C.c.Q.; voir aussi Marble Point Energy Ltd., par. 57‑59 et 61.

[158]                      Mon collègue le juge Gascon souligne que la poursuite intentée par Knight contre M. Barer n’est pas une « demande incidente », mais plutôt une « demande principale » visant conjointement BEC et CBC : voir par. 90; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 275 et 281‑285. À son avis, le fait que M. Barer « est un codéfendeur poursuivi directement » nous empêche de conclure qu’il est poursuivi dans le cadre d’une procédure qui pourrait être qualifiée de « demande incidente » aux fins de l’art. 3139 C.c.Q. : par. 90. Mon collègue a conclu que si M. Barer avait été ajouté comme codéfendeur à la suite d’une intervention forcée après l’introduction d’une « demande principale » contre BEC ou CBC, ou si une procédure distincte contre M. Barer avait été jointe à la « demande principale » contre BEC ou CBC dans le cadre d’une jonction d’instances, la poursuite intentée contre lui serait devenue une « demande incidente » aux fins de l’art. 3139 C.c.Q. Soit dit en tout respect, selon moi, le fait que M. Barer a été poursuivi directement comme codéfendeur, et non ajouté comme partie après l’introduction d’une « demande principale » contre BEC ou CBC, constitue une distinction qui n’a aucune pertinence juridique sur la compétence du tribunal de l’Utah : « [peu importe si l’on a été] introduit dans l’instance dès le début [ou si l’on] aurait pu l’être en cours d’instance sous forme d’incident. L’objectif est le même : permettre une solution complète du litige ou lui opposer le jugement » : Insta Holding, par. 19.

[159]                      Je reconnais que selon le professeur Talpis, [traduction] « l’art. 3139 C.c.Q. ne permet pas à un tribunal de se déclarer compétent à l’endroit d’un codéfendeur à l’égard duquel il n’a pas compétence du seul fait qu’il a compétence sur l’autre défendeur » : p. 37‑38 (note en bas de page 43) (je souligne), citant la décision Sorel‑Tracy Terminal Maritime c. F.S.L. Ltd., J.E. 2001‑641 (C.S. Qc); voir aussi Glenn, « Droit international privé », p. 748; Talpis et Castel, no 437. À mon avis, il est permis aujourd’hui de douter du bien‑fondé de cette affirmation, puisqu’elle repose sur des décisions portant que l’art. 75 ancien C.p.c.[7] ne s’appliquait pas en matière de droit international privé, en raison de l’emploi dans cette disposition du mot « district » (qui a été interprété comme un mot renvoyant à un des districts de la province de Québec seulement) : Trower and Sons, Ltd. c. Ripstein, [1944] A.C. 254 (C.P.); Cornwall Chrysler Plymouth Ltd. c. Lapolla, [1974] C.A. 490; H. P. Glenn, « La compétence internationale et le fabricant étranger » (1985), 45 R. du B. 567, p. 570‑571; Emanuelli, no 173.

[160]                      Avant l’adoption du Code civil en 1994, la compétence internationale des tribunaux québécois était effectivement régie par l’ancien C.p.c. Le Code civil renferme désormais à son livre dixième un code régissant le droit international privé, dont les règles « subsum[e]nt ou complèt[e]nt les règles de procédure civile prescrites par [l’ancien C.p.c.] » : Spar, par. 22. Dès lors, « il faut examiner la jurisprudence appliquant les principes qui prévalaient antérieurement à la réforme du Code civil avec prudence lorsque vient le temps d’apprécier la portée de l’art. 3139 C.c.Q. » : GreCon, par. 56. De plus, cette interprétation de l’art. 75 ancien C.p.c. ne faisait pas l’unanimité : voir, p. ex., Municipalité du village de St‑Victor c. Allianz du Canada, [1996] R.D.J. 123 (C.A.); voir aussi H. Kélada, Les conflits de compétences et la reconnaissance des jugements étrangers en droit international privé québécois (2001), p. 44 (suivant lequel l’art. 75 ancien C.p.c. devait également s’appliquer aux défendeurs non domiciliés au Québec pourvu qu’un des codéfendeurs réside au Québec ou y soit domicilié); D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 1, p. 180 (suivant lesquels l’art. 75 ancien C.p.c. s’appliquait tant aux défendeurs qui étaient domiciliés au Québec qu’à ceux qui n’y étaient pas domiciliés).

[161]                      Cela ne veut pas dire que les règles de l’ancien C.p.c. n’ont plus aucune influence. Ainsi, l’essence de l’art. 71 de l’ancien C.p.c.[8] — que la Cour a interprété comme une disposition autorisant le tribunal québécois à exercer sa compétence sur un défendeur en garantie étranger qui n’avait aucun domicile, résidence, bureau ou bien au Québec (A S G Industries Inc. c. Corporation Superseal, [1983] 1 R.C.S. 781) — a été « rep[rise] » dans l’art. 3139 C.c.Q. : GreCon, par. 55. Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel du Québec a récemment décidé que [traduction] « la réunion de causes d’action [contre un défendeur spécifique] est autorisée dans le contexte de la compétence internationale » : E. Hofmann Plastics Inc. c. Tribec Metals Ltd., 2013 QCCA 2112, par. 12 (CanLII). Plus précisément, la Cour d’appel du Québec a décidé que l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. [traduction] « n’exige pas qu’il y ait un facteur de rattachement entre chaque cause d’action potentielle et le Québec, et que l’existence d’un tel facteur pour une seule cause d’action suffit pour que la compétence soit reconnue » : Poppy Industries Canada Inc. c. Diva Delights Ltd., 2018 QCCA 163, par. 32 (CanLII).

[162]                      Cela tend à confirmer — et c’est la conclusion à laquelle j’en arrive — que dans les actions personnelles à caractère patrimonial, il est possible d’établir la compétence d’une autorité étrangère sur un codéfendeur spécifique en application de l’art. 3139 C.c.Q., même lorsque ce codéfendeur n’est pas partie au contrat constituant le fondement de la compétence de l’autorité en question, a) si cette autorité étrangère a compétence sur le litige contractuel principal en application du par. 3168(4) C.c.Q., b) s’il y a un « élément de connexité » entre le contrat et la réclamation formulée contre le codéfendeur (GreCon, par. 31) ou si, en d’autres termes, la réclamation formulée contre le codéfendeur est « liée » au contrat (Lapointe, par. 32, 33 et 44), et c) si le litige (c.‑à‑d. le codéfendeur ou l’allégation formulée contre lui) « se rattache d’une façon importante » à l’État dont l’autorité a été saisie : art. 3164 C.c.Q. Ainsi que la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Van Breda (par. 99) :

                        Il convient de préciser qu’un recours pourrait être fondé à la fois sur un contrat et un délit, ou sur plus d’un délit. Le tribunal devrait‑il alors se limiter à n’entendre que la partie du recours pouvant se rattacher directement au ressort? Une telle règle porterait atteinte aux principes d’équité et d’efficacité qui sous‑tendent la déclaration de compétence. Les règles de droit international privé visent à établir s’il existe un lien réel et substantiel entre le tribunal, l’objet du litige et le défendeur. Si l’existence d’un lien à l’égard d’une situation factuelle et juridique a été établie, le tribunal doit se déclarer compétent relativement à tous les aspects du recours. Le demandeur ne devrait pas être tenu d’intenter une action en responsabilité délictuelle au Manitoba et une demande connexe de restitution en Nouvelle‑Écosse. La création d’une telle situation ne respecterait aucun principe d’équité et d’efficacité. [Je souligne.]

[163]                      Il s’ensuit que, dans la présente affaire, le tribunal de l’Utah avait compétence en application du par. 3168(4) C.c.Q. sur le litige contractuel principal qui opposait Knight et BEC, et qu’il existe un « lien » évident entre le contrat et les allégations d’alter ego et de fraude formulées contre le codéfendeur, M. Barer, personnellement. Je conviens également avec mon collègue le juge Gascon que l’existence d’un « rattachement important du litige avec [l’Utah] et avec ce tribunal » « ne soulève aucune question » (par. 88), ce qui satisfait aux exigences de l’art. 3164 C.c.Q. — de sorte que, dans les circonstances de la présente cause, il existait un rattachement suffisamment important entre l’Utah et à la fois l’objet du litige et les parties.

[164]                      En ce qui a trait au rattachement important entre l’Utah et le codéfendeur, M. Barer, il vaut la peine de garder à l’esprit non seulement que ce dernier « a participé à l’instance dans l’Utah » (motifs du juge Gascon, par. 88), mais également qu’il admet avoir joué un [traduction] « rôle clé » (en sa qualité de président de BEC) auprès de Knight, qui est une société de l’Utah, aux fins de l’exécution d’un contrat qui devait avoir lieu dans l’Utah : d.a., vol. II, p. 81‑82. Il ne s’agit par conséquent pas d’un cas où le défendeur était « li[é] [. . .] de loin à un contrat » : motifs de la juge Côté, par. 199. Nous ne sommes pas non plus en présence d’une situation où « la certitude et la prévisibilité que visent à promouvoir les facteurs de rattachement précis énoncés dans le C.c.Q. s’en trouveraient minés » (motifs de la juge Côté, par. 286), puisqu’il était tout à fait prévisible que M. Barer pourrait être assujetti à la compétence du tribunal de l’Utah en cas de différend avec Knight. Comme la Cour l’a expliqué au par. 25 de l’arrêt Beals, en faisant référence à l’arrêt Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393, p. 409, il « est raisonnable d’obliger les particuliers qui exploitent une entreprise dans un autre ressort [. . .] à opposer une défense à l’action intentée contre eux dans ce ressort ».

[165]                      Même si je suis d’avis que, dans les circonstances de la présente cause, il existe un rattachement suffisamment important entre l’Utah et le codéfendeur, M. Barer, je devrais ajouter que, suivant la jurisprudence pertinente, il n’est pas absolument nécessaire de prouver l’existence d’un rattachement important entre l’État de l’autorité étrangère et le défendeur, particulièrement lorsque, comme en l’espèce, un tel lien subsiste clairement entre cet État et l’objet du litige : voir Beals, par. 23 (« [l]’existence d’un lien substantiel avec l’objet de l’action permet de satisfaire au critère du ‟lien réel et substantiel”, même en l’absence d’un tel lien avec le défendeur à l’action »); CIMA Plastics Corp. c. Sandid Enterprises Ltd., 2011 ONCA 589, 341 D.L.R. (4th) 442, par. 17‑18; Oakley c. Barry (1998), 158 D.L.R. (4th) 679 (C.A. N.‑É.); O’Brien c. Canada (Attorney General) (2002), 210 D.L.R. (4th) 668 (C.A. N-É.) (Q.L.); Duncan (Litigation guardian of) c. Neptunia Corp. (2001), 53 O.R. (3d) 754 (C.S.J.), par. 41 ([traduction] « il est clair que le lien réel et substantiel entre la province du for et l’objet du litige, et pas nécessairement le défendeur, est suffisant pour qu’il soit satisfait au test »); Muscutt, par. 74; Van Breda c. Village Resorts Limited, 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721, par. 86 ([traduction] « [j]e ne vois aucune raison de m’écarter de ce que la cour a affirmé aux par. 54-74 de Muscutt, en rejetant l’argument selon lequel la compétence assumée devrait porter exclusivement ou principalement sur la nature et l’étendue des liens entre le défendeur et le ressort en cause. Nous avons conclu, au par. 74, que “[s]’il est vrai que le lien entre le défendeur et le ressort est un facteur important, il n’est pas essentiel” »); G. D. Watson, c.r., et F. Au, « Constitutional Limits on Service Ex Juris : Unanswered Questions from Morguard » (2000), 23 Adv. Q. 167, p. 200 ([traduction] « dans les instances complexes où sont en cause maints défendeurs dans différents ressorts, l’exigence d’un lien substantiel entre chaque défendeur et le ressort peut contribuer à multiplier les actions et mener à des conclusions contradictoires »).

[166]                      En ce qui a trait au rattachement important entre l’Utah et l’objet du litige, il convient de garder à l’esprit que le tribunal de cet État avait compétence à l’égard du litige principal de nature contractuelle en application du par. 3168(4) C.c.Q., mais aussi que la possibilité de lever le voile de la personnalité morale est régie par « la loi de l’État en vertu de laquelle [la personne morale, en l’occurrence, BEC] est constituée [c.‑à‑d. le Vermont], sous réserve, quant à son activité, de la loi du lieu où elle s’exerce [c.‑à‑d. l’Utah] » : art. 3083 C.c.Q. Il s’ensuit que l’allégation d’alter ego formulée contre M. Barer personnellement est régie par la loi de l’Utah, ce qui constitue un autre indice de l’existence d’un rattachement important entre cet État et l’objet de l’ensemble du litige, dont l’allégation d’alter ego.

[167]                      Ma collègue la juge Côté souligne que, aux termes des règles de conflits de lois de l’Utah, le tribunal de cet État devait appliquer la loi du Vermont pour statuer sur l’allégation d’alter ego : voir d.a., vol. II, p. 95 et suiv.; motifs de la juge Côté, par. 273. Or, cela n’a aucune incidence sur le plan juridique pour l’affaire dont nous sommes saisis. Ce qui importe en l’espèce, c’est que, suivant le droit québécois, ce sont les règles de droit interne de l’Utah, et par conséquent l’État de l’Utah lui‑même, qui présentent les liens les plus étroits avec la question de l’alter ego : voir l’art. 3080 C.c.Q. Comme l’explique le professeur Emanuelli (no 398) :

                        Pour formuler ses règles de conflit nationales, le législateur québécois fait un choix entre différents facteurs de rattachement, selon le type de questions juridiques auquel chaque règle de conflit est destinée à s’appliquer. À chaque type de questions correspondent ainsi un ou plusieurs facteurs de rattachement et une ou plusieurs règles de conflit. Ce choix vise normalement à faire en sorte que la loi compétente soit celle qui présente les liens les plus étroits avec la situation en cause. [Je souligne; note en bas de page omise.]

[168]                      Ma collègue la juge Côté affirme que mon approche équivaut à « confond[re] les règles de conflit avec les conditions de reconnaissance des décisions étrangères » : par. 270. Soit dit en tout respect, j’estime qu’il n’est guère inhabituel que les tribunaux appelés à trancher des questions de compétence examinent les règles régissant le choix du droit applicable. Par exemple, la loi applicable au litige est un facteur pertinent dans le cadre d’une analyse relative au forum non conveniens : Spar, par. 71; Van Breda, par. 105; Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, par. 49; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666, par. 23‑25 et 32‑33; Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001 (C.A. Qc), par. 18; S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2010), p. 126 ([traduction] « [l]es questions de compétence sont généralement soulevées d’emblée, elles sont donc beaucoup plus souvent soulevées que les questions concernant le choix du droit applicable, lesquelles sont principalement formulées au procès. Toutefois, l’analyse relative au forum non conveniens qui s’intéresse au rôle de la loi applicable au litige [. . .] exige l’examen, à un stade beaucoup plus précoce des procédures, du droit applicable et, par conséquent, des règles régissant le choix de cette loi pour arrêter la décision à cet égard »). Comme l’a expliqué la Cour d’appel du Québec aux par. 42 et 46 de l’arrêt Ortega, l’exigence du « rattachement important » prévue à l’art. 3164 C.c.Q. « oblige le tribunal québécois qui s’interroge sur la compétence du tribunal étranger (dans le cas où celle‑ci ne résulte pas des articles 3166 à 3168 C.c.Q.) à envisager et à examiner toutes les circonstances rattachant le litige à l’autorité externe” et “une analyse globale nécessite [. . .] un examen de toutes et chacune des circonstances pour déterminer d’abord leur pertinence et ensuite leur effet respectif sur l’intensité du lien de rattachement » (je souligne). On ne saurait donc qualifier de peu orthodoxe l’affirmation selon laquelle l’art. 3083 C.c.Q. est pertinent pour apprécier la force du rattachement entre la situation visée par l’allégation d’alter ego et l’État de l’Utah. Comme l’a expliqué la professeure Walker, p. 11‑54 et 11‑55 (qui traite des liens réels et substantiels créant une présomption dont a fait état la Conférence pour l’harmonisation des lois) :

                          [traduction] Bien qu’il soit généralement entendu que la compétence et le choix du droit applicable en cas de conflits des lois relèvent d’analyses distinctes, dans le présent contexte, elles peuvent être liées. . .

                          Cette définition du principe sous‑jacent à la reconnaissance de la compétence sur le fondement de l’existence de liens réels et substantiels est compatible avec une remarque de la Cour suprême du Canada dans Moran c. Pyle. Renvoyant à Cheshire, 8e éd., 1970, p. 281 qui, sous la plume du juge Dickson (plus tard juge en chef), a écrit qu’il conviendrait à la rigueur de considérer un délit civil comme étant survenu dans tout pays qui a été substantiellement touché par les activités du défendeur ou par ses conséquences et dont la loi, vraisemblablement, a été raisonnablement envisagée par les parties ». Cette remarque visait la compétence en matière de responsabilité délictuelle, mais elle peut avoir une portée plus large. Comme il a été mentionné précédemment, l’intérêt qu’il y a à contrôler les activités dans l’État du for est, au fond, justifiable en raison des liens étroits entre ces activités et le contexte juridique susceptible d’avoir été envisagé par les parties. [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]

[169]                      Je reconnais, bien sûr, que « l’analyse de la simple reconnaissance de compétence et celle relative au forum non conveniens devraient s’appuyer sur différents facteurs » : Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3, par. 90; Van Breda, par. 56. Ce principe découle toutefois de la distinction qui doit être faite entre le fait de déterminer la compétence et celui pour un tribunal de décliner sa compétence (ou, pour reprendre les termes de la Cour dans l’arrêt Van Breda, par. 19, entre « la déclaration de compétence (la simple reconnaissance de compétence) » et les « décisions sur l’opportunité de décliner compétence (le forum non conveniens) »). Dans le contexte de la reconnaissance d’un jugement étranger, il n’est toutefois pas nécessaire d’établir une distinction entre les facteurs pertinents pour mener à bien les « analyses relatives à la simple reconnaissance de compétence et celle relative au forum non conveniens » puisqu’un tribunal québécois ne peut pas refuser de reconnaître un tel jugement au motif que l’autorité étrangère aurait dû décliner sa compétence en application de la doctrine du forum non conveniens : Lépine. S’il faut qu’il soit satisfait au critère du « rattachement important » prévu à l’art. 3164 C.c.Q. pour que la compétence de l’autorité étrangère soit reconnue — ce qui est le cas si le tribunal québécois entend fonder sa conclusion de compétence sur une des « dispositions générales » du chapitre premier du titre troisième —, le tribunal québécois doit, à mon avis, analyser l’ensemble des facteurs pertinents, y compris le droit applicable : Ortega, par. 42 et 46. Je réitère que le droit applicable devrait être examiné au regard du critère du « rattachement important » de l’article 3164 C.c.Q. pour étendre la compétence reconnue du tribunal étranger, et non pour la nier par l’application indue de la doctrine du forum non conveniens.

[170]                      Malgré nos désaccords, mes collègues et moi nous entendons pour dire qu’« il est dans l’intérêt de la justice que [traduction] ‟l’ensemble du litige, y compris les allégations d’alter ego, soit tranché par un seul tribunal » : motifs du juge Gascon, par. 88; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 274. Fort bien. Mais de quel tribunal parle‑t‑on? Suivant l’article 3148 C.c.Q., les autorités québécoises n’ont pas compétence sur BEC, dont le bureau principal est situé au Vermont. De l’avis de mes collègues, les juges Gascon et Côté, le tribunal de l’Utah n’a pas compétence sur M. Barer en application des par. 3168(3) ou (4) C.c.Q., en raison de l’insuffisance de la preuve à ce sujet. Cependant, si la preuve est insuffisante, c’est uniquement parce que M. Barer a choisi de ne pas présenter de défense à l’encontre des allégations d’alter ego et de fraude, et parce que le tribunal de l’Utah ne peut par ailleurs pas se déclarer compétent sur lui puisqu’il est domicilié au Québec. Toutefois, dans une telle « situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents » (Lépine, par. 36), et où un rattachement important existe entre leur litige et l’Utah, j’estime qu’il est non seulement souhaitable, mais également nécessaire, dans l’intérêt de la justice et à la lumière du « principe directeur » de la courtoisie internationale qui sert d’assise aux différentes règles de droit international privé (Spar, par. 15 et 17), de reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de « l’ensemble du litige » et de tous les codéfendeurs. À l’inverse, il semble inutile — et à vrai dire exagéré — d’imposer à Knight le fardeau additionnel de prouver ses allégations d’alter ego ou de fraude devant le tribunal québécois, puisqu’il est évident que seules les autorités de l’Utah avaient intérêt à se déclarer compétentes « relativement à tous les aspects du recours » : Van Breda, par. 99. Ainsi que le tribunal de l’Utah l’a souligné en réponse à la requête en irrecevabilité de M. Barer :

                    [traduction] . . . [La] demanderesse a démontré que David Barer avait des liens minimaux suffisants avec l’Utah pour être assujetti à sa compétence personnelle. Il y a eu exercice délibéré du privilège de faire affaire dans l’Utah lors de la rétention des services d’une société de cet État pour l’exécution de travaux dans l’Utah. Une connexité existe entre ces liens avec l’État du for et les causes d’action de la demanderesse, car ils découlent tous des travaux exécutés. Puisque les litiges concernant les autres défendeurs seront tranchés dans cet État, il semblerait que la détermination de la responsabilité personnelle de David Barer, qui est liée à l’allégation d’alter ego formulée contre un autre défendeur, par les tribunaux de ce même État, n’ajouterait que minimalement à son fardeau. L’État de l’Utah a intérêt à ce que le litige découlant de travaux qui ont été convenus et exécutés dans cet État y soit tranché, et il est dans l’intérêt de la demanderesse de pouvoir obtenir une réparation utile et efficace devant les tribunaux du même État où le reste du litige sera tranché. Il est dans l’intérêt du système de justice inter‑État, et en l’espèce du système de justice international, de faire juger dans une seule et même action efficace la totalité du différend, y compris les allégations ayant trait à l’alter ego contre les deux défendeurs. En conséquence, la Cour conclut que l’exercice de la compétence personnelle à l’endroit de David Barer n’est pas déraisonnable. [Note en bas de page omise.]

(d.a., vol. II, p. 102‑103)

[171]                      Je reconnais que l’art. 3139 C.c.Q. n’a pas été plaidé de façon approfondie dans le présent pourvoi. Toutefois, le par. 3168(4) C.c.Q. l’a été et, comme je l’ai déjà expliqué, sa portée ne peut pas être cernée isolément. L’article 3164 C.c.Q. a aussi fait l’objet d’une attention considérable, tant de la part des parties que de la part du juge Gascon et de la juge Côté dans leurs motifs. À mon avis, ignorer l’importance de l’art. 3164 C.c.Q. à l’égard de la compétence du tribunal de l’Utah est une erreur. De plus, et malgré l’observation de la Cour dans GreCon (par. 32) selon laquelle le libellé de l’art. 3139 C.c.Q. révèle son « caractère facultatif », cette disposition n’est pas entièrement discrétionnaire. Comme l’explique le professeur Goldstein (p. 113‑114) :

                    La disposition elle‑même énonce que le tribunal québécois « est compétent », et non « peut se saisir ». Elle ne semble donc pas inclure un pouvoir discrétionnaire de ne pas l’exercer. Toutefois, cette rédaction n’est pas impérative, à la différence de l’article 71 C.p.c., qui utilise le terme « doit », comme l’a relevé la Cour suprême dans l’affaire [GreCon], en attribuant finalement à cette disposition un caractère facultatif. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

[172]                      Je reconnais en outre, comme l’a fait la Cour dans GreCon (par. 31), que l’art. 3139 C.c.Q. « laisse [. . .] un pouvoir discrétionnaire au juge qui peut décider de dissocier le recours principal du recours en garantie ». Toutefois, comme la Cour l’a expliqué par ailleurs dans Lépine (par. 34) : « [l]’exequatur du tribunal québécois dépend de l’existence de la compétence du tribunal étranger, et non des modalités de l’exercice de celle‑ci » et il faut quand même prendre dûment en compte « la distinction de base entre la détermination de la compétence proprement dite et son exercice » (je souligne). Il s’ensuit qu’un tribunal québécois ne peut pas faire abstraction de l’art. 3139 C.c.Q. en décidant s’il y a lieu ou non de reconnaître la compétence d’un tribunal étranger, même si cette disposition confère à ce dernier un pouvoir discrétionnaire de ne pas exercer sa compétence à l’égard de la « demande incidente ». Dans le présent pourvoi, le tribunal de l’Utah a choisi de se déclarer compétent à l’égard de tous les aspects de l’affaire, y compris les allégations d’alter ego. Compte tenu de l’art. 3139 C.c.Q., le tribunal de l’Utah était autorisé à faire ce choix et la Cour doit le respecter.

[173]                      Enfin, mon collègue le juge Gascon suggère que Knight n’a présenté aucune preuve pour étayer « le degré de “connexité” nécessaire entre BEC et M. Barer » : par. 91; voir aussi les motifs de la juge Côté, par. 285. Bien entendu, divers aspects du « degré de “connexité” nécessaire » doivent être examinés en l’espèce : le rattachement entre M. Barer et BEC; le rattachement entre M. Barer ou les allégations formulées contre lui et l’État de l’Utah; et le rattachement entre les allégations contractuelles faites contre BEC et les allégations d’alter ego formulées contre M. Barer personnellement. En ce qui concerne le rattachement entre M. Barer et BEC, j’ai déjà relaté la preuve au dossier établissant que M. Barer était, à l’époque pertinente, le secrétaire et président par intérim de BEC et qu’il avait eu un « rôle clé » dans les négociations avec Knight au nom de BEC. Quant au rattachement entre M. Barer ou les allégations formulées contre lui et l’État de l’Utah, je conviens avec mon collègue que le dossier montre un rattachement important (motifs du juge Gascon, par. 88), et j’ajoute que cela satisfait aux exigences de l’art. 3164 C.c.Q. Enfin, pour ce qui est des allégations contractuelles présentées contre BEC et celles d’alter ego présentées contre M. Barer personnellement, il ne peut faire aucun doute qu’elles sont « connexes » comme l’exige GreCon : par. 31. À cet égard, je considère que l’affirmation de mon collègue selon laquelle « il est dans l’intérêt de la justice que [. . .] “l’ensemble du litige, y compris les allégations d’alter ego”, soit tranché par un seul tribunal » (par. 88) appuie en grande partie cette proposition, puisqu’il ne serait pas « dans l’intérêt de la justice » que des allégations non connexes soient tranchées ensemble par un seul tribunal.

III.        Conclusion

[174]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs rendus par

                     La juge Côté (dissidente) —

I.              Introduction

[175]                      Knight Brothers LLC (ci‑après l’« intimée » ou « Knight ») a demandé à la Cour supérieure du Québec de reconnaître un jugement rendu par défaut (ci‑après le « jugement définitif modifié ») par la Cour de district des États‑Unis, division centrale du district de l’Utah (ci‑après le « tribunal de l’Utah »), et de déclarer cette décision opposable à David Barer (ci‑après l’« appelant » ou « M. Barer »).

[176]                      Les règles régissant la reconnaissance et l’exécution des décisions étrangères se trouvent au livre dixième, titre quatrième, du Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code civil »). En principe, toute décision étrangère sera reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire, sauf exception (art. 3155 C.c.Q.; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 22; Mutual Trust Co. c. St‑Cyr, [1996] R.D.J. 623 (C.A.), p. 632‑633). Les autorités québécoises doivent uniquement vérifier si la décision remplit les conditions prévues par le C.c.Q. sans procéder à l’examen au fond de celle‑ci (art. 3158 C.c.Q.).

[177]                      Bien que ces principes favorisent de façon générale la reconnaissance des décisions étrangères, les autorités québécoises ont quand même un rôle important à jouer :

                        Si favorables que soient ces principes à la reconnaissance des décisions étrangères, encore faut‑il qu’aucune des exceptions prévues à l’art. 3155 C.c.Q. ne trouve application. En particulier, comme le précise le par. 3155(1), le tribunal québécois doit constater que le tribunal de l’État dont provient le jugement avait compétence sur la matière. Le titre quatrième édicte alors aux art. 3164 à 3168 des règles destinées à permettre au tribunal québécois de déterminer si l’autorité étrangère avait compétence. [Je souligne.]

(Lépine, par. 24)

[178]                      La principale question en litige dans le présent pourvoi concerne l’application de l’exception prévue au par. 3155(1) C.c.Q. :

                    3155. Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :

1L’autorité de l’État dans lequel la décision a été rendue n’était pas compétente suivant les dispositions du présent titre;

[179]                      La Cour supérieure du Québec était appelée à déterminer si le tribunal de l’Utah avait compétence pour rendre sa décision contre l’appelant. La procédure pour établir la compétence de l’autorité étrangère est principalement fondée sur la règle énoncée à l’art. 3164 C.c.Q., c’est‑à‑dire que la compétence est établie suivant les règles de compétence applicables aux tribunaux québécois dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État étranger dont l’autorité a été saisie.

[180]                      Plus précisément, dans une action personnelle à caractère patrimonial comme celle qui nous intéresse en l’espèce, la compétence des autorités étrangères ne sera reconnue que dans les cas suivants (art. 3168 C.c.Q.) :

1Le défendeur était domicilié dans l’État où la décision a été rendue;

2Le défendeur avait un établissement dans l’État où la décision a été rendue et la contestation est relative à son activité dans cet État;

3Un préjudice a été subi dans l’État où la décision a été rendue et il résulte d’une faute qui y a été commise ou d’un fait dommageable qui s’y est produit;

4Les obligations découlant d’un contrat devaient y être exécutées;

5Les parties leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé; cependant, la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence de l’autorité de son domicile ne peut lui être opposée;

6Le défendeur a reconnu leur compétence.

[181]                      Le juge Blanchard de la Cour supérieure a conclu que les par. 3168(3), (4) et (6) pouvaient tous servir à établir la compétence du tribunal de l’Utah (2016 QCCS 3471 (« motifs de la C.S. »), par. 10, 16 et 20 (CanLII)). Il a par conséquent reconnu la décision étrangère et l’a déclarée opposable à l’appelant au Québec.

[182]                      La Cour d’appel du Québec a confirmé la décision du juge Blanchard et a rejeté l’appel. Elle a toutefois déclaré ce qui suit :

                          [traduction] Sans souscrire à tous les motifs du juge de première instance, nous sommes néanmoins tous d’avis qu’il y avait suffisamment d’éléments pour permettre de conclure comme il l’a fait. [Je souligne.]

                    (2017 QCCA 597, par. 1 (CanLII))

[183]                      La Cour d’appel n’a pas précisé si elle avait décelé des erreurs dans la décision de la Cour supérieure ni à quels aspects des motifs elle ne souscrivait pas. Le jugement qu’elle a rendu est donc de peu d’utilité pour trancher la question en l’espèce.

[184]                      À mon avis, la décision de la Cour supérieure comporte plusieurs erreurs qui justifient l’intervention de notre Cour. En premier lieu, sous le régime du Code civil, le tribunal saisi d’une demande de reconnaissance et d’exécution d’une décision étrangère doit examiner les éléments de preuve qui ont été soumis et s’assurer que l’autorité étrangère avait compétence sur l’affaire (Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112, par. 15 (CanLII)). Dans le cas qui nous occupe, la Cour supérieure a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que les conditions prévues aux par. 3168(3) et (4) étaient remplies malgré l’absence de toute preuve concernant une faute commise en Utah ou une obligation contractuelle de M. Barer à exécuter en Utah. En second lieu, la Cour supérieure a fait erreur en jugeant que l’appelant avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah conformément au par. 3168(6) du simple fait qu’il avait soulevé des arguments de fond dans sa requête en irrecevabilité. Par conséquent, la compétence du tribunal de l’Utah sur l’affaire n’a pas été établie et le jugement définitif modifié ne peut pas être reconnu et déclaré opposable à l’appelant.

II.           Paragraphes 3168(3) et (4) C.c.Q.

[185]                      Je souscris à la conclusion de mon collègue le juge Gascon suivant laquelle Knight ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait d’établir la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de M. Barer en vertu des par. 3168(3) et (4) C.c.Q. Par ailleurs, je tiens à ajouter les commentaires suivants.

A.           La preuve requise pour la reconnaissance d’une décision étrangère

[186]                      Lorsqu’il est saisi d’une demande de reconnaissance d’une décision étrangère, le tribunal québécois doit examiner la preuve soumise et déterminer si l’autorité de l’État dans lequel la décision a été rendue avait compétence sur l’affaire :

                        Il appartient, par ailleurs, au tribunal saisi de la demande de reconnaissance d’examiner la preuve soumise pour s’assurer que le tribunal étranger avait compétence sur la matière. . .

                    (Heerema, par. 15)

[187]                      Il importe de signaler que, lorsqu’un tribunal québécois examine sa propre compétence en vertu de l’art. 3148 C.c.Q., il tiendra pour avérés les faits allégués, à moins que ceux‑ci ne soient expressément contestés par les parties (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 31‑33), auquel cas il exigera simplement une preuve prima facie établissant l’un des facteurs énoncés à cet article. C’est ce qu’implique le contexte procédural de l’art. 167 du nouveau Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« nouveau C.p.c. ») :

                          En premier lieu, il appert que le contexte procédural permettant de contester la compétence au stade préliminaire confirme l’idée que l’art. 3148 établit un large fondement permettant de conclure à la compétence d’un tribunal. Pour contester la compétence dans le cadre d’une requête préliminaire, il faut demander le rejet de la demande en présentant une requête en exception déclinatoire conformément à l’art. 163 [maintenant l’art. 167] C.p.c. Selon la jurisprudence, le juge saisi de ce genre de requête n’a pas à se prononcer sur le fond du litige, mais doit plutôt tenir pour avérés les faits que le demandeur allègue pour que la compétence des tribunaux du Québec soit reconnue . . . [Renvois omis.]

                    (Spar, par. 31)

[188]                      Cependant, le contexte procédural n’est pas le même pour une demande de reconnaissance d’une décision étrangère. En pareil cas, ce sont les règles générales de la preuve qui s’appliquent, les allégations ne seront pas tenues pour avérées et une preuve prima facie ne suffira pas. Le tribunal analysera alors les éléments de preuve produits afin de déterminer si l’autorité étrangère avait compétence sur l’affaire. Par exemple, si la reconnaissance de la compétence de l’autorité étrangère est fondée sur le domicile du défendeur (voir le par. 3168(1) C.c.Q.), l’autorité québécoise exigera une preuve de ce domicile et ne se contentera pas d’une simple allégation ou d’une preuve prima facie. Il en va de même pour tous les motifs d’attribution de compétence énoncés à l’art. 3168 C.c.Q.

[189]                      En conséquence, suivant les par. 3168(3) et (4) C.c.Q., la compétence du tribunal de l’Utah ne devrait être reconnue que si l’autorité québécoise conclut, eu égard à la preuve produite, que l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie :

3o [u]n préjudice a été subi [en Utah] et il résulte d’une faute qui y a été commise ou d’un fait dommageable qui s’y est produit; [ou]

4o les obligations découlant d’un contrat devaient [. . .] être exécutées [en Utah.]

[190]                      Selon le juge Blanchard, les par. 3168(3) et (4) C.c.Q. pouvaient servir à reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah dans la mesure où [traduction] « l’acceptation de la prétendue promesse de [M.] Barer de payer avait été reçue en Utah et où celle‑ci devait être exécutée dans cet État » (motifs de la C.S., par. 20 (je souligne)). La prétendue promesse de payer à laquelle le juge Blanchard a fait référence a été décrite comme suit dans la deuxième poursuite modifiée déposée par l’intimée en Utah :

     [traduction] Au cours d’une conversation téléphonique, David Barer a affirmé à Mike McKnight, président d’Intermountain Rigging, que les défendeurs paieraient le prix majoré des travaux de fondations effectués par Intermountain Rigging dans le cadre du projet.

                        Au moment où David Barer a fait cette déclaration à Intermountain Rigging, il savait qu’elle était fausse.

                        David Barer a déclaré à Intermountain Rigging que les défendeurs paieraient le prix majoré des travaux de fondations dans le but exprès d’inciter Intermountain Rigging à poursuivre et à terminer les travaux prévus par le projet sans la payer.

                        Intermountain Rigging, agissant de façon raisonnable et sans savoir que les déclarations de David Barer étaient fausses, s’est fiée à celles‑ci et a été incitée à poursuivre les travaux et à fournir les services additionnels nécessaires pour permettre aux défendeurs de mener à bien le projet.

                        En conséquence directe des déclarations frauduleuses de David Barer, Intermountain Rigging a subi un préjudice dont le montant devra être déterminé au procès.

                        PAR CONSÉQUENT, Intermountain Rigging réclame des dommages‑intérêts ainsi que le prononcé d’un jugement contre le défendeur David Barer, tel qu’il est prévu ci‑après.

(par. 64‑68; voir aussi par. 4 et 30‑31.)

[191]                      Devant la Cour supérieure, l’appelant a soutenu que le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence pour rendre un jugement contre lui. L’intimée a joint à sa demande des éléments de preuve documentaire consistant essentiellement en des actes de procédure et des décisions tirées de l’instance en Utah. Plus particulièrement, elle a déposé le jugement définitif modifié, la deuxième poursuite modifiée, la requête en irrecevabilité, le mémoire soumis par David Barer à l’appui de la requête en irrecevabilité, et la décision et l’ordonnance rejetant la requête en irrecevabilité de M. Barer.

[192]                      L’intimée a prétendu que ces documents contenaient suffisamment d’éléments de preuve pour établir la compétence du tribunal de l’Utah. Je ne suis pas de cet avis. L’intimée a effectivement produit des éléments de preuve tendant à démontrer que l’appelant avait reçu signification de la poursuite (motifs de la C.S., par. 4) et que la décision étrangère était définitive. Toutefois, aucun des documents présentés n’offrait le moindre élément de preuve tendant à démontrer l’existence d’une faute commise par l’appelant en Utah ou d’une obligation contractuelle que l’appelant devait exécuter dans cet État.

[193]                      Le professeur Emanuelli décrit de la façon suivante la force probante d’une décision étrangère devant les tribunaux québécois :

1)      La décision étrangère est un moyen de preuve. Il permet, par exemple, de prouver qu’un jugement de divorce a bien été prononcé à l’étranger, mettant fin à l’union entre les parties, même s’il est possible de contester la validité de ce divorce. Ce jugement a été prononcé sur la base de certains motifs (adultère, cruauté mentale, etc.) constatés par le juge étranger. Le juge québécois doit tenir compte des constatations de fait du juge étranger. Il peut en tirer des informations. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

                    (C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), no 327)

[194]                      En toute déférence, et contrairement au juge Blanchard, je ne crois pas que la deuxième poursuite modifiée, la décision et l’ordonnance rejetant la requête en irrecevabilité de M. Barer, le jugement définitif modifié, et les autres pièces qui ont été déposées au Québec renferment des éléments de preuve qui permettraient de reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah. Les allégations relatives à la promesse de payer et à l’existence d’un alter ego que l’on trouve dans la deuxième poursuite modifiée n’ont pas encore été prouvées devant un tribunal. En fait, l’appelant a expressément nié ces allégations et aucune preuve de la prétendue promesse de payer, de sa teneur ou de son acceptation n’a été présentée à quelque autre moment au cours de l’instance en Utah. Bien que les décisions du tribunal de l’Utah qui ont été produites en preuve constituent des actes semi‑authentiques qui font preuve de leur contenu en vertu de l’art. 2822 C.c.Q., il s’agit de jugements rendus par défaut qui ne contiennent aucune conclusion de fait sur laquelle se fonder, dans le cadre de l’instance québécoise, pour conclure que l’autorité étrangère avait compétence.

[195]                      Suivant le juge Blanchard, la preuve soumise au tribunal de l’Utah dans le contexte de la requête en irrecevabilité constituait [traduction] « une preuve suffisante en droit québécois que les conditions d’attribution de la compétence au tribunal de l’Utah à l’égard de M. Barer étaient remplies » (motifs de la C.S., par. 17). Toutefois, comme il s’agissait d’une requête en irrecevabilité, les allégations ont simplement été tenues pour avérées. Là encore, la décision sur cette requête ne renferme aucune conclusion de fait susceptible d’étayer les allégations.

[196]                      Dans son mémoire, l’intimée cite l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Aboud c. Eplus Technology Inc., 2005 QCCA 2, comme « un bel exemple d’application des facteurs de rattachement d’un litige pour établir la compétence d’un tribunal étranger ». Dans cet arrêt, la Cour d’appel a estimé que les pièces produites au Québec, notamment les jugements étrangers, étaient suffisantes pour permettre de reconnaître la compétence de la Cour de district des États‑Unis du district est de la Virginie en vertu du par. 3168(3) C.c.Q. (Aboud, par. 10 (CanLII)). Les autorités québécoises étaient toutefois appelées à reconnaître non pas un jugement par défaut, mais bien un jugement sur le fond, qui avait par ailleurs été confirmé en appel. En pareil cas, les autorités québécoises pouvaient fort bien examiner les conclusions de fait de ces deux décisions afin de reconnaître la compétence du tribunal étranger en vertu d’un des facteurs énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. De plus, dans l’affaire Aboud, la requérante ne s’était pas contentée de produire les décisions étrangères, mais elle avait aussi présenté d’autres éléments de preuve, en faisant notamment entendre un témoin qui avait expliqué que le contrat avait été formé dans l’État de Virginie (Eplus Technology Inc. c. Aboud, [2003] AZ‑50402261 (C.S. Qc), par. 13‑15).

[197]                      En l’espèce, par contre, il n’y avait aucune preuve qui pouvait permettre à la Cour supérieure de reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah en vertu des par. 3168(3) ou (4) C.c.Q. Pour cette raison, je suis d’avis de conclure que le juge Blanchard a commis une erreur manifeste et dominante (motifs de la C.S., par. 20). Il ne s’ensuit pas pour autant que les décisions rendues par défaut ne seront jamais reconnues au Québec ou que les tribunaux québécois devraient tenir un nouveau procès. Toutefois, pour que soit reconnu un jugement rendu dans une action personnelle à caractère patrimonial, il faut que le demandeur produise suffisamment d’éléments de preuve pour prouver l’existence d’un des facteurs énumérés à l’art. 3168 C.c.Q.

B.            Le voile corporatif sous le régime du par. 3168(4) C.c.Q.

[198]                      J’ajouterais que l’intimée ne pouvait invoquer le par. 3168(4) C.c.Q. — qui s’applique dans les cas où « les obligations découlant d’un contrat devaient [. . .] être exécutées [dans l’État où la décision a été rendue] » — en l’absence d’éléments de preuve qui auraient permis de percer le voile corporatif sous le régime du droit québécois (voir Zimmermann inc. c. Barer, 2016 QCCA 260, par. 22 (CanLII)). Cette conclusion me semble inévitable étant donné que M. Barer n’est pas lui‑même partie au contrat en cause.

[199]                      Le paragraphe 3168(4) C.c.Q. ne peut être invoqué pour établir la compétence à l’égard de toute personne liée de près ou de loin à un contrat. L’action doit être fondée sur « les obligations découlant d’un contrat », ce qui signifie que le demandeur poursuit une partie contractante qui n’a pas respecté ses obligations contractuelles. En conséquence, et contrairement à ce que suggère mon collègue le juge Brown (par. 99), le par. 3168(4) C.c.Q. exige la présence d’un lien non seulement avec l’objet du litige (c.‑à‑d. le contrat), mais aussi avec le défendeur (c.‑à‑d. la personne responsable des obligations contractuelles). Conclure autrement rendrait ce facteur de rattachement indéterminé et vague, de sorte qu’il deviendrait difficile pour certaines parties au litige — par exemple, les actionnaires, les administrateurs et les employés d’une société qui exécute des obligations contractuelles dans un État étranger — de prédire avec une certitude raisonnable si une décision étrangère rendue contre eux pourra être reconnue au Québec, ce qui irait à l’encontre de l’objet même de l’adoption de facteurs de rattachement clairs.

[200]                      À cet égard, je ne suis pas d’accord avec mon collègue le juge Brown (par. 105‑106) pour dire que l’arrêt de common law Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, est pertinent pour l’interprétation du par. 3168(4) C.c.Q. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont estimé que, dans les actions en responsabilité délictuelle, le tribunal peut se déclarer compétent à l’égard d’un litige « si un contrat lié au litige a été conclu dans la province », même si le défendeur n’était pas partie au contrat (par. 44). Le texte du C.c.Q. est plus restrictif et ne conduit pas à une telle interprétation. Si l’action est de nature extracontractuelle — l’équivalent en droit civil de l’action en responsabilité délictuelle —, le demandeur doit invoquer le par. 3168(3) C.c.Q., qui vise les cas où il est question d’un préjudice résultant d’une faute. Toute autre interprétation estomperait la distinction entre les deux facteurs de rattachement.

[201]                      Par souci de précision, j’ajouterais que, lorsque le défendeur n’est pas partie au contrat en cause, le demandeur ne peut invoquer le par. 3168(4) C.c.Q., à moins qu’il ne soit démontré que le défendeur est par ailleurs responsable personnellement des obligations contractuelles en vertu du droit québécois. En pratique, il ne suffirait donc pas de démontrer que Barer Engineering Company of America (« BEC ») était l’alter ego de M. Barer. L’intimée devrait également présenter une preuve établissant que M. Barer a invoqué la personnalité juridique de BEC « pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public » au sens de l’art. 317 C.c.Q. (voir, p. ex., Domaine de l’Orée des bois La Plaine inc. c. Garon, 2012 QCCA 269, par. 9 (CanLII); Lanoue c. Brasserie Labatt ltée, 1999 CanLII 13784 (C.A. Qc), p. 9‑12; Coutu c. Québec (Commission des droits de la personne), 1998 CanLII 13100 (C.A. Qc), p. 14‑18; P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 1‑289 à 1‑290.1).

[202]                      Exiger une telle preuve n’équivaut pas à réexaminer d’une manière « inacceptable » le fond de l’affaire (motifs du juge Brown, par. 101). L’analyse ne vise pas à juger à nouveau l’affaire, mais bien à vérifier si les conditions de la reconnaissance sont remplies (art. 3158 C.c.Q.). La Cour d’appel du Québec a bien expliqué la distinction dans Zimmermann, par. 15 et 18-20 :

     [traduction] Les appelantes affirment que la juge de première instance a commis une erreur en réexaminant le fond de l’affaire qui avait été tranchée au Vermont, contrairement à l’art. 3158 C.c.Q. Elles soutiennent également qu’elle a commis une erreur en concluant qu’il était nécessaire que d’autres éléments de preuve lui soient présentés pour qu’elle puisse reconnaître la compétence de la Cour de district à l’égard de l’intimé. Enfin, elles affirment qu’elle aurait dû conclure que la Cour de district avait compétence à l’égard de l’intimé, étant donné qu’elle a appliqué la doctrine de l’alter ego afin de soulever le voile corporatif et de pouvoir ainsi déclarer celui‑ci personnellement responsable. Par conséquent, suivant le principe du miroir énoncé à l’art. 3164 C.c.Q., les appelantes soutiennent que « s’ils peuvent appliquer la doctrine de l’alter ego pour se déclarer compétents à l’égard de l’alter ego étranger d’une société québécoise, les tribunaux québécois doivent aussi respecter la décision rendue par le tribunal étranger qui se déclare compétent sur l’alter ego québécois d’une société immatriculée sous le régime de leurs lois ».

                    . . .

                        Alors qu’ils formulaient leurs commentaires au sujet de l’art. 3520 du projet de loi ayant mené à la révision du Code civil du Québec (c.‑à‑d. l’art. 3158 C.c.Q. actuel), les professeurs Talpis et Goldstein ont circonscrit de la façon suivante le rôle que joue l’autorité québécoise lorsqu’elle révise un jugement étranger :

                        L’article 3520 précise que la révision au fond du jugement étranger est exclue en principe. Cependant, on doit faire remarquer que le juge québécois réexamine au fond les appréciations du juge étranger, en mettant en œuvre certaines conditions de reconnaissance ou d’exécution.

En effet, il est impossible de supprimer tout examen au fond de la décision car le contrôle de certaines conditions de la reconnaissance ne peut s’exercer effectivement que si le juge québécois réexamine la qualification des faits par son collègue étranger. [. . .] Si l’une des parties à l’action en exécution au Québec conteste la compétence du juge ontarien, le tribunal québécois ne pourra pas se fier à l’appréciation ontarienne du domicile, mais devra examiner à nouveau les faits pour savoir si à ses yeux — selon les règles de compétence indirecte québécoise — le défendeur était bien domicilié en Ontario. Cette nouvelle appréciation des faits par le juge québécois est normale parce que le juge ontarien ne se préoccupait pas des règles de compétence internationale indirecte québécoise.

                    Le tribunal québécois ne peut être lié à ce sujet par l’application étrangère des faits, sinon tout contrôle de la compétence indirecte deviendrait formel.

                    Donc, on ne doit pas assimiler absence de révision au fond et absence d’appréciation du jugement étranger au fond. Le tribunal québécois conserve également un droit critique sur le travail de son collègue étranger en matière d’ordre public, procédural ou autre, comme nous allons nous en rendre compte un peu plus loin.

                        Les auteurs Serge Gaudet et Patrick Ferland abondent dans le même sens :

Essentiellement, le tribunal saisi d’une demande d’exequatur doit donc prendre le jugement tel quel et déterminer, sur la simple base des conditions énoncées par le titre quatrième, s’il convient d’en reconnaître ou non le dispositif à l’encontre du défendeur. Le principe de non‑intervention à l’égard du bien‑fondé de la décision n’a toutefois pas pour effet de priver le tribunal québécois du droit de vérifier l’existence des conditions requises pour fonder la compétence de l’autorité étrangère ayant rendu la décision (domicile du défendeur ou survenance d’une faute ou d’u[n] préjudice dans la juridiction, par exemple).

     La juge de première instance a examiné toutes les situations envisagées par l’art. 3168 C.c.Q., à l’exception de celles prévues à l’art. 3168(3), puisque les deux parties avaient convenu que cette disposition ne s’appliquait pas. Elle a estimé qu’il n’y avait aucun élément de preuve au dossier qui lui permettait de conclure que la Cour de district, en appliquant la doctrine de l’alter ego et en perçant le voile corporatif, avait compétence sur l’intimé en vertu de l’art. 3168 C.c.Q. Eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, les appelantes ne nous ont pas convaincus que cette conclusion est erronée en droit ou entachée d’une erreur manifeste et dominante. [Soulignement dans l’original; italiques ajoutés; notes en bas de page omises.]

(Citant J. A. Talpis et G. Goldstein, « Analyse critique de l’avant‑projet de loi du Québec en droit international privé » (1988) 91 R. du N. 606, p. 627‑628; S. Gaudet et P. Ferland, « Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2015‑2016, vol. 6, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2015); voir aussi Mutual Trust, p. 633.)

[203]                      De la même façon, en l’espèce, l’intimée devait présenter suffisamment d’éléments de preuve pour permettre de percer le voile corporatif. Autrement, M. Barer n’avait pas d’« obligations découlant d’un contrat » à exécuter en Utah et il ne pouvait y avoir de déclaration de compétence à son égard au titre du par. 3168(4) C.c.Q. Dans les circonstances de l’espèce, il s’agit d’une question de compétence, et non d’une question de fond.

[204]                      Je rappelle qu’en ce qui concerne la compétence, le droit applicable pour déterminer s’il convient de percer le voile corporatif est celui du Québec, et non celui de l’Utah. Contrairement à ce qu’affirme mon collègue le juge Brown (par. 101), il importe peu de savoir que l’allégation d’alter ego aurait pu être régie par le droit de l’Utah si M. Barer avait été poursuivi au Québec. La question qui se pose en l’espèce est de savoir non pas quel droit il convient d’appliquer au fond, mais plutôt si le jugement étranger rendu contre M. Barer peut être reconnu sur le fondement du par. 3168(4) C.c.Q.

[205]                      La nature et la portée d’un facteur de rattachement codifié dans le Code civil doivent être déterminées selon le droit québécois. Elles ne varient pas en fonction de l’autorité étrangère en cause. Comme l’expliquent P. Ferland et G. Laganière dans le contexte des règles de conflit :

                    Or, on ne voit pas pourquoi l’interprétation des règles de conflit étrangères devrait influencer l’interprétation des règles de conflits québécoises : si un tribunal québécois est saisi d’une question de droit international privé, c’est à ce tribunal de délimiter le champ d’application des règles de conflit québécoises pertinentes (donc à interpréter ces règles), et ce, à l’aide des concepts du droit québécois. . .

(« Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2017‑2018, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2017), 253, p. 257)

[206]                      Par exemple, il fait peu de doute que la notion de « domicile » au sens du par. 3168(1) C.c.Q. doit être interprétée à la lumière du droit civil québécois (art. 75 et 307 C.c.Q.). Comme l’affirme le professeur Goldstein, « la définition même du domicile de l’article 3168 C.c.Q. ne peut provenir que du droit québécois puisqu’il s’agit d’interpréter des dispositions québécoises » (Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 441; voir également Ferland et Laganière, p. 304; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. 1, Théorie générale (1998) p. 428; Emanuelli, p. 166). Ce qui constitue une reconnaissance au sens du par. 3168(6) C.c.Q. est aussi établi en fonction du droit québécois (J. Walker, Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), p. 14‑24), tout comme la définition d’une demande incidente au sens de l’art. 3139 C.c.Q. (G. Goldstein, « Compétence internationale indirecte du tribunal étranger », dans JurisClasseur Québec — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 11, par. 41). À mon avis, il en est de même pour les autres facteurs de rattachement, notamment les obligations découlant d’un contrat visées par le par. 3168(4) C.c.Q. Si, par exemple, l’existence même du contrat était en cause, nous nous appuierions, en ce qui concerne la compétence, sur les règles contractuelles du Québec. La présente situation n’est pas différente.

[207]                      De toute façon, même dans l’hypothèse où le tribunal devrait examiner le droit applicable au fond pour déterminer s’il peut se déclarer compétent à l’égard d’une allégation d’alter ego en vertu du par. 3168(4) C.c.Q., la présente affaire serait quand même régie par le droit québécois. Selon les règles de preuve québécoises, lorsque le droit étranger n’a pas été allégué ou que sa teneur n’a pas été établie, le tribunal applique le droit en vigueur au Québec (art. 2809 C.c.Q.). Comme le droit de l’Utah se rapportant aux allégations d’alter ego n’a été ni allégué ni établi, l’art. 317 C.c.Q. s’appliquerait par défaut — indépendamment des règles en matière de conflits de lois.

[208]                      En pratique, si la décision avait été rendue au fond, et non par défaut, le tribunal québécois appliquerait le droit québécois aux conclusions de fait de l’autorité étrangère pour déterminer s’il convient de percer le voile corporatif afin de reconnaître la décision au titre du par. 3168(4) C.c.Q. Dans le cas d’un jugement par défaut, cependant, aucune conclusion de fait n’a été tirée et le tribunal québécois doit forcément exiger des éléments de preuve concrets qui justifieraient de percer le voile corporatif aux fins de la compétence.

[209]                      Comme je l’ai déjà mentionné, en l’espèce, les allégations d’alter ego ne sont que cela, des allégations qui n’ont pas été prouvées devant un tribunal. Fait plus important, il n’existe tout simplement pas d’allégations, et encore moins d’éléments de preuve, voulant que M. Barer se soit servi de la personnalité juridique de BEC « pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public » au sens de l’art. 317 C.c.Q. En conséquence, il n’a pas été établi que M. Barer était responsable des « obligations découlant d[u] contrat » et le jugement étranger ne peut être reconnu en vertu du par. 3168(4) C.c.Q. Bien que mon collègue le juge Brown critique l’interprétation que j’adopte, je tiens à souligner qu’il reconnaît que le par. 3168(4) C.c.Q. ne permet pas en soi d’établir la compétence à l’égard de M. Barer puisqu’il s’appuierait en définitive sur l’art. 3139 C.c.Q. — qui s’applique aux demandes incidentes — pour reconnaître le jugement de l’Utah. Je commenterai son approche à la fin de mes motifs.

III.        Paragraphe 3168(6) C.c.Q.

[210]                      Sur la question de la reconnaissance de l’autorité étrangère en vertu du par. 3168(6) C.c.Q., je ne puis souscrire au test énoncé par le juge Gascon et je conclurais en l’espèce que M. Barer n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah. Le juge saisi de la demande a commis des erreurs de droit en concluant que la personne qui soulève une question de fond reconnaît nécessairement la compétence de l’autorité étrangère (motifs de la C.S., par. 16) et en renversant le fardeau de la preuve de manière à ce que M. Barer ait à réfuter cette reconnaissance (motifs de la C.S., par. 15).

[211]                      Mon collègue le juge Gascon estime que le défendeur reconnaît la compétence d’une autorité étrangère « lorsqu’il présente des arguments de fond qui, s’ils étaient retenus, permettraient de trancher le litige sur le fond, en tout ou en partie » (par. 69). Cette approche rigide vise à empêcher le défendeur de présenter devant un tribunal des arguments complets sur la preuve et le droit pour ensuite contester la compétence de ce tribunal et obliger le demandeur à reprendre l’affaire au complet, ce qui imposerait un fardeau sur le plan des ressources judiciaires (par. 67).

[212]                      En toute déférence, j’estime que ce test est trop strict. Il ne tient pas compte du fait que [traduction] « le critère servant à déterminer si la participation est suffisante pour constituer une reconnaissance de compétence est subjectif », en ce sens qu’il doit tenir compte de l’intention subjective du défendeur (J. A. Talpis, avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand‑Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec‑United States Crossborder Litigation (2001), p. 114).

[213]                      J’adopterais une approche plus souple pour déterminer si le défendeur a reconnu la compétence de l’autorité étrangère. Le défendeur qui souhaite contester la compétence d’une autorité étrangère devrait être en mesure d’expliquer pourquoi cette autorité n’est pas compétente sans courir le risque qu’un tribunal en arrive à la conclusion qu’il a reconnu cette compétence. De plus, dans les ressorts où la procédure exige que des arguments de fond soient présentés en même temps que les moyens déclinatoires, le défendeur ne devrait pas subir un préjudice parce qu’il a soulevé des arguments de fond à cette étape.

[214]                      Les raisons qui militent en faveur d’une telle approche ont été résumées dans la décision Cortas Canning and Refrigerating Co. c. Suidan Bros. inc./Suidan Frères inc., [1999] R.J.Q. 1227 (C.S.), p. 1244 :

        [traduction] Les auteurs semblent être favorables à l’idée de permettre au défendeur de « sauver les meubles » devant le tribunal étranger sans reconnaître la compétence de ce dernier. Cela pourrait également permettre au défendeur de se défendre dans les situations où le demandeur recherche le tribunal et le ressort qui lui est le plus favorable tant pour ce qui est du montant auquel il pourrait être condamné qu’en ce qui concerne le droit substantiel applicable, mais où il n’existe pas de lien de rattachement important entre lui et le tribunal étranger. De l’avis de la Cour, ce raisonnement est bien fondé en droit. Il permet au défendeur de soulever la question de la compétence au début de l’instruction; il lui donne le temps de soupeser comme il se doit les risques et les avantages de chaque avenue avant d’accepter de reconnaître la compétence du tribunal étranger. [Je souligne.]

[215]                      En fin de compte, la reconnaissance de compétence dépend de l’intention du défendeur (Goldstein et Groffier, p. 430) et cette intention doit être claire (171486 Canada Inc. c. Rogers Cantel Inc., [1995] R.D.J. 91, p. 98; Forest Fibers Inc. c. CSAV Norasia Container Lines Ltd., 2007 QCCS 4794, par. 44 (CanLII); Conserviera S.p.A. c. Paesana Import‑Export Inc., 2001 CanLII 24802 (C.S. Qc), par. 63‑64). Pour déterminer si un défendeur a reconnu la compétence d’une autorité étrangère, les tribunaux québécois devraient se demander si les actes du défendeur démontrent qu’il avait une telle intention.

[216]                      Il faut permettre au défendeur de faire valoir des arguments et des considérations susceptibles de convaincre une autorité étrangère qu’elle ne devrait pas se déclarer compétente. Il est déraisonnable de soutenir que le défendeur qui le fait reconnaît nécessairement la compétence de l’autorité étrangère. Cela placerait celui‑ci dans une situation sans issue. S’il essaie de contester la compétence d’une autorité étrangère, il risque d’être considéré comme ayant reconnu la compétence de cette autorité aux yeux d’un tribunal québécois, exposant ainsi ses actifs personnels au Québec. S’il ne le fait pas, il se trouvera vraisemblablement aux prises avec un jugement par défaut étranger qui pourrait sérieusement restreindre sa capacité de faire des affaires (ou d’exercer toute autre activité) dans le ressort étranger. Les conséquences pratiques sont réelles et graves.

[217]                      J’examine maintenant les faits en l’espèce. Le juge Blanchard a conclu que l’appelant avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah en soulevant les questions suivantes dans sa requête en irrecevabilité :

[traduction]

        1.      La demanderesse n’a pas allégué la fraude, car cette allégation, telle que formulée, est irrecevable en raison de la règle des pertes financières;

        2.      La demanderesse n’a pas allégué suffisamment de faits pour pouvoir faire valoir une allégation d’alter ego contre M. Barer; et

        3.      La demanderesse n’a pas allégué suffisamment de faits pour justifier une déclaration de compétence personnelle à l’égard de M. Barer.

                    (Voir aussi motifs de la C.S., par. 6.)

[218]                      Mon collègue le juge Gascon concède que M. Barer n’a pas présenté de défense sur le fond. Il insiste plutôt sur le premier des arguments soulevés par M. Barer dans sa requête en irrecevabilité et conclut que, comme il a soutenu que l’allégation de déclarations inexactes frauduleuses faites par Knight était irrecevable en droit en raison de la règle relative aux pertes strictement financières, M. Barer a nécessairement reconnu la compétence du tribunal de l’Utah (par. 71). Pour les motifs qui suivent, je ne puis souscrire à cette conclusion.

[219]                      La décision sur la requête en irrecevabilité présentée en Utah établit, d’une part, que [traduction] « “[p]our faire échec à une preuve prima facie de compétence, le défendeur doit démontrer que la présence de certaines autres considérations rendrait déraisonnable une déclaration de compétence” » et, d’autre part, que « l’“analyse de la compétence dans les affaires de l’Utah mettant en cause des parties de diverses citoyennetés se résume à une seule question : les défendeurs avaient‑ils des ‘liens minimaux’ avec l’État de l’Utah de manière à établir une compétence personnelle à leur égard?” ». À la lumière de cet énoncé du droit, un vaste éventail d’arguments peut convaincre un tribunal de l’Utah qu’il n’a pas compétence sur une affaire. Le défendeur doit avoir la possibilité de présenter ces arguments. En conséquence, le fait de soulever un argument susceptible de convaincre le tribunal qu’il serait déraisonnable de se déclarer compétent ne peut être considéré comme une reconnaissance de la compétence de ce tribunal. 

[220]                      Comme mon collègue le juge Gascon le souligne au par. 49, la question de savoir si une personne a reconnu la compétence d’une autorité étrangère est « une question mixte de fait et de droit ». Les faits en l’espèce me donnent peu de raisons d’inférer que l’appelant a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah. Bien que M. Barer ait effectivement présenté des arguments de fond quant à la règle des pertes financières et à l’allégation d’alter ego, il les a présentés en même temps que ses arguments relatifs à la compétence en vue d’étayer sa thèse suivant laquelle le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence. Si la reconnaissance de compétence peut être explicite ou implicite, elle doit, comme l’affirme mon collègue, être claire (motifs du juge Gascon, par. 52; Rogers Cantel, p. 98).

[221]                      Mon collègue rejette l’argument de l’appelant suivant lequel il n’avait d’autre choix que de présenter tous ses moyens préliminaires ensemble dans le cadre de l’instance en Utah, concluant que le fardeau de la preuve incombait à l’appelant à cet égard (motifs du juge Gascon, par. 73 et 78). Avec respect, ce passage semble contredire la conclusion précédente de mon collègue suivant laquelle « [i]l incombe donc à la personne qui demande la reconnaissance d’une décision étrangère de prouver les faits sur lesquels se fonde la compétence internationale indirecte de l’autorité étrangère » (par. 33).

[222]                      J’estime qu’en alléguant que le tribunal de l’Utah avait compétence à l’égard de l’appelant, l’intimée avait la charge de démontrer que l’appelant avait effectivement le choix, en vertu des règles de procédure de l’Utah, de ne pas procéder comme il l’a fait lorsqu’il a présenté ses arguments dans sa requête en irrecevabilité. Cette conclusion s’accorde avec le principe bien établi suivant lequel, au Québec, il incombe au demandeur de prouver les faits sur lesquels repose la compétence du tribunal (Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd., 2017 QCCA 626, par. 13 (CanLII); Shamji c. Tajdin, 2006 QCCA 314, par. 16 (CanLII); Bank of Montreal c. Hydro Aluminum Wells Inc., 2002 CanLII 3111 (C.S. Qc), par. 12).

[223]                      Il s’agit donc de savoir si l’intimée a démontré que, selon le droit procédural de l’Utah, M. Barer était tenu de soulever ses arguments de fond en même temps que ses moyens déclinatoires. Les propos suivants du professeur Talpis sont instructifs :

                          [traduction] . . . l’approche [« sauver les meubles »] est bien fondée dans une certaine mesure lorsque le défendeur a agi par nécessité, par exemple, lorsqu’il n’aurait pas pu contester la compétence sans plaider en même temps sur le fond (comme dans le cas de la procédure simplifiée du Québec) ou lorsqu’il était urgent pour lui d’agir pour éviter de graves conséquences . . .

(Talpis, p. 115)

[224]                      À mon avis, l’intimée ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait à cet égard. Le dossier ne renferme aucun élément de preuve indiquant que M. Barer avait la possibilité, sur le plan de la procédure, de ne pas soulever, à l’étape des moyens déclinatoires, d’argument concernant la règle des pertes financières et la cause d’action fondée sur l’existence d’un alter ego. Je suis par conséquent d’avis que M. Barer n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah en raison de ces arguments.

[225]                      Étant donné qu’eu égard au premier des trois arguments soulevés dans la requête en irrecevabilité, il conclut que l’appelant a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, mon collègue le juge Gascon ne traite pas des deux autres arguments invoqués par M. Barer dans sa requête. Pour les motifs qui suivent, je conclurais que ces arguments se rapportent directement à la compétence du tribunal de l’Utah et que le fait de les soulever ne saurait donc équivaloir à une reconnaissance de compétence.

[226]                      Dans sa deuxième poursuite modifiée, l’intimée a allégué que les sociétés établies aux États‑Unis agissaient à titre d’alter ego de l’appelant, ce qui, à son avis, rendait l’appelant personnellement responsable des obligations des sociétés en question et faisait en sorte qu’il devait être tenu responsable des dommages causés par celles‑ci[9]. Il s’agissait d’un des motifs justifiant une déclaration de compétence personnelle à l’égard de M. Barer et il était donc naturel que des arguments sur cette question soient soulevés dans le cadre d’une contestation de la compétence, comme en témoigne le fait que le tribunal de l’Utah s’est lui‑même expressément penché sur les arguments relatifs à l’alter ego pour décider s’il avait compétence personnelle à l’égard de l’appelant. Il fallait s’attendre à ce que l’appelant invoque simultanément les mêmes arguments à l’encontre de la théorie de l’alter ego pour contester la demande sur le fond. Qu’il ait cherché à faire d’une pierre deux coups n’indique pas qu’il avait clairement l’intention de reconnaître la compétence du tribunal de l’Utah.

[227]                      Le seul autre motif justifiant une déclaration de compétence personnelle à l’égard de M. Barer était les prétendues déclarations inexactes frauduleuses. Dans sa requête en irrecevabilité, M. Barer a soutenu que l’intimée n’avait pas allégué qu’il s’était personnellement engagé à payer et qu’elle prétendait en fait que BEC était tenue de payer le prix majoré.

[228]                      Si les arguments de M. Barer relatifs à l’alter ego et aux déclarations inexactes avaient été acceptés, il n’y aurait eu aucun motif justifiant une déclaration de compétence personnelle à l’égard de celui‑ci. Ces arguments visaient tous deux à se décharger du fardeau énoncé par le tribunal de l’Utah : [traduction] « le défendeur doit démontrer que la présence de certaines autres considérations rendrait déraisonnable une déclaration de compétence ». Ainsi, même s’ils ne concernaient pas exclusivement la compétence, ces arguments étaient liés à l’allégation suivant laquelle le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence. L’avocat de l’appelant ne pouvait simplement affirmer que ce tribunal n’était pas compétent. Il devait expliquer pourquoi il ne l’était pas et présenter des arguments convaincants à l’appui de cette prétention, des arguments inévitablement liés aux arguments sur le fond.

[229]                      À mon avis, un des objectifs qui sous‑tend le par. 3168(6) est de faire en sorte que la compétence soit établie tôt dans le processus judiciaire. Le défendeur ne devrait pas être autorisé à prendre part au procès et à plaider sur le fond dans un ressort étranger pour ensuite contester la compétence de ce tribunal au Québec et réclamer la tenue d’un autre procès. Ce n’est toutefois pas ce qui s’est passé en l’espèce.

[230]                      Mon collègue le juge Gascon invoque également la conduite qu’a eue l’appelant après avoir été débouté de sa requête en irrecevabilité pour étoffer sa conclusion que l’appelant a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah (par. 82). Toutefois, comme il le fait observer au par. 63, des mesures comme celles prises par l’appelant ne sont en règle générale pas interprétées comme équivalant à une reconnaissance de compétence. L’appelant a demandé une prorogation de délai et a participé à une conférence en vue d’un règlement à l’amiable à laquelle les sociétés défenderesses et lui avaient reçu l’ordre de participer par le tribunal de l’Utah (m.a., par. 47; motifs du juge Gascon, par. 15). À mon avis, ces mesures n’indiquent pas que l’appelant avait l’intention de faire trancher le litige par le tribunal de l’Utah (motifs du juge Gascon, par. 61; voir aussi Cortas Canning, p. 1241 et 1243‑1244).

[231]                      En fait, je tirerais une inférence contraire de la conduite de l’appelant. Le fait qu’il n’a pas pris part à l’action autrement qu’en demandant une prorogation de délai et en participant à une conférence en vue d’un règlement à l’amiable ordonnée par le tribunal de l’Utah indiquait qu’il avait clairement l’intention de ne pas reconnaître la compétence de ce tribunal. 

[232]                      J’estime donc que le juge Blanchard a commis une erreur en concluant que l’appelant avait reconnu la compétence du tribunal de l’Utah conformément au par. 3168(6) C.c.Q. (motifs de la C.S., par. 16).

IV.        Article 3164 C.c.Q.

[233]                      Étant donné qu’aucun des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. n’est présent, il n’est pas nécessaire de se demander si le litige « se rattache d’une façon importante » à l’État étranger au sens de l’art. 3164 C.c.Q. Comme le libellé de l’art. 3168 C.c.Q. l’indique clairement, dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que lorsque l’un des facteurs énumérés est présent. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[234]                      Cependant, même si j’étais d’accord avec mon collègue le juge Gascon pour dire que M. Barer a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, je serais d’avis qu’il n’existe pas de lien de rattachement important entre le litige et l’Utah au sens de l’art. 3164 C.c.Q., de sorte que la reconnaissance devrait être refusée.

[235]                      Bien que cela ne soit pas essentiel à la solution du présent litige, il est néanmoins souhaitable de confirmer qu’un rattachement important au sens de l’art. 3164 C.c.Q. doit parfois être démontré même dans les cas où l’un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. existe déjà. Il s’agit de l’approche qui prévaut à la Cour d’appel, et confirmer sa jurisprudence sur ce point renforcerait la clarté et la certitude du droit. Il convient d’autant plus de nous prononcer sur la question que le juge saisi de la demande en a traité (sans tenir compte, faut‑il le souligner, de la jurisprudence pertinente de la Cour d’appel) et que les deux parties ont présenté des arguments assez détaillés à ce sujet.

A.           L’exigence du rattachement important

[236]                      À mon avis, il y aura des circonstances exceptionnelles où, malgré la présence de l’un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q., il faudra procéder à une analyse plus poussée, fondée sur l’art. 3164 C.c.Q., afin de déterminer s’il existe un rattachement important entre l’État étranger et le litige. Un rattachement avec le litige signifie un rattachement à la fois avec l’objet du litige et les parties (J. A. Talpis et J.‑G. Castel, « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), par. 486; voir également Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, par. 79 et 99; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1108).

[237]                      Il suffira généralement de prouver la présence de l’un des facteurs énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. pour démontrer l’existence d’un rattachement important et ainsi établir la compétence, mais ce ne sera pas toujours le cas. J’ajouterais qu’en pratique, lorsqu’un tel facteur est établi, le tribunal québécois devrait s’abstenir d’apprécier le caractère suffisant du lien de rattachement au regard de l’art. 3164 C.c.Q., à moins que les parties ne le contestent expressément (voir, par analogie, Spar, par. 32).

[238]                      Cette approche est conforme à la jurisprudence dominante à la Cour d’appel et celle‑ci me paraît correcte (voir Zimmermann, par. 12; Heerema, par. 23 et 26; Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800, par. 181‑187 et 199 (CanLII); voir également Jules Jordan Video inc. c. 144942 Canada inc., 2014 QCCS 3343, par. 54‑55 (CanLII); Cortas Canning, p. 1233‑1234 et 1236‑1237; Emanuelli, no 290).

[239]                      Le fait d’exiger que l’existence d’un rattachement important entre le litige et l’État étranger soit démontrée même lorsque l’art. 3168 C.c.Q. s’applique est compatible avec le libellé, le contexte et l’objet de l’art. 3164 C.c.Q., ainsi qu’avec le principe de courtoisie et les valeurs d’ordre et d’équité qui sous‑tendent les règles de droit international privé (voir Spar, par. 20‑23; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 19). Cette exigence trouve également appui dans les arrêts Spar et Lépine de notre Cour. De plus, et contrairement à ce que semble suggérer mon collègue le juge Brown (au par. 152), l’approche que j’adopte ne repose pas sur une invention jurisprudentielle récente, mais bien sur une interprétation exprimée dès l’adoption du nouveau C.c.Q. (voir Talpis et Castel, par. 485).

(1)           Le libellé, le contexte et l’objet de l’art. 3164 C.c.Q.

[240]                      Tout d’abord, il convient de rappeler que l’art. 3164 C.c.Q. est le premier article, et la disposition clé, du chapitre du C.c.Q. qui énonce les règles applicables à la compétence des autorités étrangères. Il établit le principe général de la réciprocité, ou du « miroir », selon lequel la compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième (Lépine, par. 25).

[241]                      À ce principe général de la réciprocité, l’art. 3164 C.c.Q. ajoute une exigence supplémentaire (Lépine, par. 25; Spar, par. 62). Le litige doit « se rattache[r] d’une façon importante » à l’État étranger dont l’autorité a été saisie :

                    La compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités québécoises en vertu du titre troisième du présent livre dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie.

(art. 3164 C.c.Q.)

[242]                      Les dispositions suivantes de ce chapitre, les art. 3165 à 3168 C.c.Q., complètent ou précisent ensuite le principe général de la réciprocité en élargissant ou en limitant les motifs de reconnaissance des décisions étrangères. Comme l’explique le professeur H. P. Glenn, « le principe du miroir est ajusté, mais non écarté nécessairement » (« Droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, 669, p. 770). En ce qui concerne les actions personnelles à caractère patrimonial, par exemple, l’art. 3168 C.c.Q. reproduit en grande partie les règles applicables aux tribunaux québécois en vertu de l’art. 3148 C.c.Q. tout en restreignant la portée de certains facteurs de rattachement.

[243]                      Je ne suis pas d’accord avec mon collègue le juge Brown pour dire que le libellé de l’art. 3164 C.c.Q. indique clairement que l’existence d’un rattachement important doit être établie uniquement lorsque la compétence est fondée sur les dispositions du titre troisième (et peut‑être uniquement sur les « Dispositions générales » de ce titre). À mon avis, la mention du titre troisième ne vise pas à limiter l’application de cette exigence fondamentale, mais simplement à exprimer le principe de la réciprocité qui sert de fondement au titre quatrième. Par conséquent, les dispositions subséquentes du titre quatrième ne remplacent pas, ni n’englobent complètement, l’exigence du rattachement important.

[244]                      De plus, et contrairement à ce qu’affirme mon collègue (au par. 141), cette interprétation contextuelle du libellé de l’art. 3164 C.c.Q. ne revient pas à « récrire » la disposition. Dans l’arrêt Hocking, la juge Bich a bien expliqué le raisonnement qui sous‑tend l’interprétation qui précède :

                          L’article 3164 C.c.Q. se présente comme un principe général à double volet : la compétence des autorités étrangères est, d’une part, déterminée en fonction des règles du titre troisième mais, d’autre part, seulement « dans la mesure où le litige se rattache d’une façon importante à l’État dont l’autorité a été saisie ». Ce second volet reflète les impératifs — désormais constitutionnels et, si l’on veut, catégoriques — reconnus dans l’arrêt Morguard, précité. Quan[t] au premier volet, il arrivera que, par exception, précision ou restriction, il soit complété ou remplacé, cédant alors le pas aux articles 3165 à 3168 C.c.Q., mais sans affecter l’application du second volet. Ainsi, le fait que soit changé le premier volet n’empêche ni n’affecte l’application du second. C’est donc dire que l’exigence du rattachement important, composante invariable du principe structurant qu’exprime l’article 3164 C.c.Q., s’applique aussi bien lorsqu’on recourt aux dispositions du titre troisième que lorsqu’on recourt aux dispositions précisant ou restreignant les règles du titre troisième ou s’y substituant, comme par exemple les articles 3166 ou 3168 C.c.Q. [Je souligne; par. 182.]

[245]                      L’objet de l’art. 3164 C.c.Q. étaye cette interprétation. L’exigence du rattachement important vise à empêcher les tribunaux québécois de reconnaître une décision étrangère lorsque le lien de rattachement est si ténu, dans les circonstances particulières de l’affaire, que la reconnaissance ne serait pas indiquée (voir, p. ex., Goldstein, fasc. 11, par. 12; voir également, par analogie, Van Breda, par. 81 et 95). Il en serait ainsi, par exemple, dans un cas flagrant de magasinage de ressort (Goldstein (2012), par. 3164 575; Emanuelli, no 282). Autrement dit, une exigence distincte de rattachement important permet d’éviter que l’équité soit sacrifiée sur l’autel de l’ordre et de la prévisibilité — les valeurs qui justifient le recours à des facteurs de rattachement précis et bien définis (voir Van Breda, par. 66).

[246]                      À mon avis, cette exigence sert de mécanisme de protection dans les cas exceptionnels où les facteurs de rattachement codifiés n’établissent pas un rattachement important. Cet objet même se dégage des commentaires sur l’art. 3164 C.c.Q. qu’a publiés le ministre de la Justice lors de la réforme du C.c.Q. :

                    Cet article, de droit nouveau, énonce la règle générale touchant la compétence des autorités étrangères. En l’absence de dispositions législatives spécifiques sur cette question, la compétence des autorités étrangères est établie suivant les règles de compétence applicables aux autorités du Québec en vertu du Titre troisième. En effet, ces règles, conçues pour régir les situations comportant un élément d’extranéité, sont apparues à l’inverse, valables pour juger de la compétence des autorités étrangères. L’article laisse par ailleurs une certaine latitude aux autorités du Québec pour apprécier la compétence des autorités étrangères.

                    . . .

                    . . . la compétence des autorités étrangères pourrait se fonder sur les mêmes critères que ceux qui fondent la compétence des autorités québécoises et néanmoins le litige pourrait ne pas se rattacher d’une manière importante à l’État dont l’autorité a été saisie. Dans ce cas, la compétence de l’autorité étrangère pourrait n’être pas reconnue. [Je souligne.]

(ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 2022)

[247]                      Ce mécanisme de protection demeure pertinent lorsque les règles particulières énoncées au titre quatrième s’appliquent. Je reconnais que le fait que l’art. 3168 C.c.Q. soit plus restrictif que l’art. 3148 C.c.Q. — la disposition correspondante du titre troisième — diminue le risque qu’une décision étrangère soit indûment reconnue, mais il ne s’ensuit pas que l’exigence du rattachement important est « excessi[ve] » ou « redondant[e] » (voir les motifs du juge Brown, par. 143) :

                    En droit québécois, le doute sur l’opportunité de la compétence du tribunal étranger provient de la formulation de type civiliste, rigide, de la règle de compétence indirecte qui sélectionne un ou plusieurs éléments jugés significatifs, comme le domicile d’un enfant (art. 3143 C.c.Q., bilatéralisé par l’article 3164 C.c.Q.), le lieu d’exécution des obligations d’un contrat (art. 3168(4) C.c.Q.) ou la survenance du fait dommageable et le fait de subir un préjudice dans la juridiction du tribunal étranger (art. 3168(3) C.c.Q.), pour déclencher la compétence indirecte. Malgré l’existence de l’élément déclencheur, du chef de compétence, il se peut que la situation n’ait en réalité pas beaucoup de rapport avec le tribunal saisi. Par souci de bonne administration de la justice, d’équité procédurale, comme l’expliquait le juge La Forest dans l’affaire Morguard, il paraît nécessaire de disposer d’un outil permettant le cas échéant de revenir sur cette détermination. . . [Je souligne.]

(Goldstein, fasc. 11, par. 11)

[248]                      Je ne puis par conséquent souscrire à l’idée que l’exigence du rattachement important est simplement « englob[ée] » dans les règles particulières énoncées à l’art. 3168 C.c.Q. (voir les motifs du juge Brown, par. 135) et qu’elle a ainsi peu ou point d’utilité propre dans ce contexte. Cette interprétation ferait perdre presque tout effet aux termes exprès employés par le législateur québécois, du moins dans le contexte des actions personnelles à caractère patrimonial. Fait plus important, elle pourrait obliger les tribunaux québécois à reconnaître une décision étrangère même lorsque le litige ne se rattache que de façon tenue au ressort étranger. Une telle interprétation ferait abstraction de préoccupations légitimes quant à l’équité envers les résidents du Québec qui sont parties à un litige à l’étranger.

[249]                      La jurisprudence illustre la pertinence d’une exigence distincte de rattachement important. Par exemple, dans Cortas Canning, un jugement de neuf millions de dollars fondé sur la concurrence déloyale avait été rendu par défaut au Texas. En résumé, les demanderesses dans cette affaire alléguaient que les défendeurs avaient emballé et étiqueté des produits alimentaires d’une manière qui créait de la confusion. La Cour supérieure du Québec a été saisie d’une demande de reconnaissance de ce jugement au titre du par. 3168(3) C.c.Q. (la faute et le préjudice) notamment au motif que des produits des défendeurs d’une valeur de 96 $ avaient été vendus au Texas. La cour a rejeté la demande. Il était certes possible de soutenir, dans un tel cas, que la vente n’établissait pas en soi l’existence d’un rattachement important.

[250]                      De la même façon, dans Hocking, la Cour d’appel du Québec a confirmé un jugement de la Cour supérieure refusant de reconnaître une décision ontarienne ayant approuvé une convention de règlement dans le contexte d’un recours collectif national. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Bich a estimé qu’aucun des facteurs de rattachement de l’art. 3168 C.c.Q. n’existait relativement aux membres québécois du groupe. Elle a ajouté que, de toute façon, la reconnaissance par la défenderesse de la compétence du tribunal ontarien ne pouvait à elle seule pallier l’absence de rattachement important entre les membres québécois du groupe et le for ontarien :

     Cela dit, à supposer même que le paragraphe 3168(6) C.c.Q. justifie ici, a priori, la compétence du tribunal ontarien, je conclus que dans les circonstances de l’espèce, cette justification ne pallie pas l’absence d’un rattachement important, c’est‑à‑dire d’un lien réel et substantiel, entre le litige, dans la perspective des justiciables québécois, et le for ontarien. Au risque de me répéter, je rappellerai de nouveau que les justiciables québécois visés par le recours collectif de l’appelant Hocking ont contracté au Québec, auprès des succursales québécoises de HSBC et dans le cadre des activités de celle‑ci sur le territoire québécois, des prêts hypothécaires visant des propriétés situées au Québec, prêts dont les obligations devaient être exécutées dans cette même province. Rien dans cela qui rattache le litige, quant à eux, au for ontarien.

         En résumé, dans les circonstances, le seul consentement du défendeur ne peut pallier l’absence de compétence du tribunal sur des personnes qui n’ont pas elles‑mêmes manifesté (et pas même implicitement) leur volonté de participer au recours collectif institué devant un for étranger, en rapport avec un litige qui, quant à elles, n’a aucun lien réel et substantiel avec le for en question. [Je souligne; par. 220‑221.]

[251]                      Ces affaires montrent qu’il peut y avoir des circonstances exceptionnelles où il n’existe pas de rattachement important entre le litige et l’État étranger — même lorsque l’un des facteurs énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. est, strictement parlant, présent —, et où il serait contraire à l’obligation d’équité fondamentale envers les parties québécoises à un litige de reconnaître la décision étrangère.

(2)           Les arrêts Spar et Lépine

[252]                      L’approche que j’adopte n’est pas incompatible avec les arrêts Spar et Lépine, bien au contraire. Dans Spar, la Cour a conclu que le principe du « lien réel et substantiel » énoncé dans Morguard, principe qui constitue une exigence constitutionnelle pour qu’il puisse y avoir déclaration de compétence, n’introduit pas un critère additionnel dans les cas où un tribunal québécois est appelé à décider s’il a compétence pour connaître d’un litige. L’exigence constitutionnelle « se dégage [plutôt] de l’économie générale du Livre dixième » (Spar, par. 63). La Cour a toutefois pris soin de souligner que la décision ne concernait pas la reconnaissance des décisions étrangères et, plus précisément, l’exigence du rattachement important prévue à l’art. 3164 C.c.Q. (par. 64). En fait, bien que le critère énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. doive être interprété en harmonie avec la notion constitutionnelle de « lien réel et substantiel », les deux concepts demeurent distincts.

[253]                      Quoiqu’il en soit, dans la mesure où l’arrêt Spar est pertinent en l’espèce, j’estime que les extraits sur lesquels s’appuie mon collègue le juge Brown tendent à étayer l’approche que j’adopte :

                     À l’examen du libellé même de l’art. 3148, on peut soutenir que la notion de « lien réel et substantiel » se trouve déjà subsumée sous les dispositions du par. 3148(3). En effet, chacun des motifs énumérés (la faute, le fait dommageable, le préjudice, le contrat) semble être un exemple de situations qui constituent un « lien réel et substantiel » entre la province de Québec et l’action. En fait, je doute que le demandeur qui réussit à prouver l’un des quatre motifs d’attribution de compétence, ne soit pas considéré comme ayant satisfait au critère du « lien réel et substantiel », du moins aux fins de la simple reconnaissance de compétence.

           Ensuite, après examen du système de règles contenues dans le Livre dixième, il me semble que le critère du « lien réel et substantiel » s’incarne dans d’autres dispositions afin d’offrir une protection contre l’exercice injustifié de compétence de la part d’un tribunal. Plus particulièrement, à mon avis, la doctrine du forum non conveniens, telle que codifiée à l’art. 3135, constitue un contrepoids important à la large assise juridictionnelle prévue à l’art. 3148. Ainsi, les appelantes peuvent démontrer, en conformité avec l’art. 3135, que malgré l’existence d’un lien avec les autorités du Québec, il y a un autre tribunal qui, dans l’intérêt de la justice, est mieux à même d’exercer sa compétence. [Je souligne; par. 56‑57.]

[254]                      Premièrement, je constate que la Cour n’a pas totalement écarté la possibilité que, dans des circonstances exceptionnelles, les facteurs de rattachement énumérés (la faute, le fait dommageable, le préjudice et le contrat) ne suffisent pas à établir l’existence d’un lien substantiel. La Cour entretenait simplement un « doute » à cet égard. Encore une fois, je reconnais qu’en règle générale, il est suffisant de prouver l’un de ces facteurs. Cela est d’autant plus vrai lorsque la condition énoncée au par. 3168(3) C.c.Q. est remplie puisque, dans de tels cas, les éléments de faute et de préjudice doivent être réunis. Cependant, il m’apparaît imprudent de tenir pour acquis que cela est toujours suffisant, comme l’illustre la décision Cortas Canning dont j’ai traité précédemment.

[255]                      Deuxièmement, lorsque la Cour a fait état des motifs sous lesquels la notion de lien réel et substantiel peut se trouver englobée, elle a mentionné uniquement ceux énumérés à l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. (la faute, le fait dommageable, le préjudice et le contrat). La Cour a omis de mentionner d’autres facteurs de rattachement, dont la reconnaissance de compétence. À mon avis, cette omission est révélatrice. À cet égard, il convient de rappeler qu’en common law, la reconnaissance de compétence n’établit pas l’existence d’un lien réel et substantiel, mais constitue plutôt un motif distinct de déclaration de compétence (voir Morguard, p. 1103‑1104; Van Breda, par. 79; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 34 et  37; Walker, p. 14‑20.4). La reconnaissance de compétence ne rattache pas en elle‑même le litige sous‑jacent à l’État étranger. Lorsque le défendeur reconnaît la compétence d’un tribunal étranger, la compétence repose plutôt sur le consentement implicite des parties (Hocking, par. 214‑215).

[256]                      Troisièmement, les extraits ci‑dessus de l’arrêt Spar indiquent clairement que la Cour était consciente du risque d’un « exercice injustifié de compétence de la part d’un tribunal ». C’est pourquoi elle a tenu à souligner que la doctrine du forum non conveniens constitue un « contrepoids important » à la rigidité des facteurs de rattachement codifiés. Cependant, comme l’a par la suite conclu la Cour dans l’arrêt Lépine, cette doctrine ne s’applique pas à la reconnaissance des décisions étrangères. À mon avis, cela rend l’exigence du rattachement important énoncée à l’art. 3164 C.c.Q. d’autant plus nécessaire comme protection contre les déclarations inappropriées de compétence (voir Goldstein, fasc. 11, par. 11 et 18).

[257]                      Dans l’ensemble, l’arrêt Spar ne permet pas d’affirmer que chaque facteur de rattachement codifié — y compris la reconnaissance de compétence — est toujours suffisant, en toutes circonstances, pour satisfaire à l’exigence du rattachement important prévue à l’art. 3164 C.c.Q. Au contraire, la Cour y reconnaît clairement la nécessité de mécanismes offrant une protection contre un « exercice injustifié de compétence » :

           Il est également important de se rappeler que d’autres règles de droit international privé énoncées au Livre dixième du C.c.Q. contribuent à assurer le respect du critère du « lien réel et substantiel ». Par exemple, l’exigence d’un lien substantiel représente une condition préalable pour reconnaître la compétence des tribunaux étrangers suivant l’art. 3164 C.c.Q. Aussi, dans les questions relatives au choix de la loi applicable, l’art. 3126 C.c.Q. commande qu’on applique le principe de la lex loci delicti, la loi du lieu où le délit ou quasi‑délit est considéré avoir été commis; voir : H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (2éd. 2001), p. 333. L’article 3082 C.c.Q. constitue l’exception à cette règle dans des circonstances où il est manifeste que l’affaire n’a qu’un lien éloigné avec le système juridique prescrit par l’art. 3126 et beaucoup plus étroit avec la loi d’un autre État. Par conséquent, en donnant effet au principe de proximité, il semble que l’art. 3082 s’applique dans le contexte du choix de la loi applicable d’une manière similaire à l’art. 3135 (forum non conveniens), lequel s’applique dans le contexte du choix d’un ressort. [Je souligne; par. 62.]

[258]                      L’approche que je préconise est également compatible avec l’arrêt Lépine. Certes, dans cet arrêt, la Cour ne s’est pas prononcée de façon définitive sur la portée et l’effet de l’art. 3164 C.c.Q. Sur ce point, la décision portait essentiellement sur l’applicabilité de la doctrine du forum non conveniens dans le cas où un tribunal québécois est appelé à décider s’il y a lieu de reconnaître une décision étrangère. Je reconnais en outre que la Cour, dans Lépine, a conclu que l’autorité étrangère avait compétence au titre de l’art. 3168 C.c.Q. sans avoir procédé à une analyse distincte fondée sur l’art. 3164 C.c.Q. Il n’était pas nécessaire de le faire puisque, dans les circonstances de l’affaire, la présence du siège social de la défenderesse en Ontario établissait indubitablement l’existence d’un rattachement important (par. 38).

[259]                      L’arrêt Lépine étaye néanmoins la thèse suivant laquelle l’exigence du rattachement important peut, dans des circonstances exceptionnelles, faire obstacle à la reconnaissance d’un jugement même lorsque l’un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q. est présent. Le passage suivant ouvre à tout le moins la porte à cette possibilité :

           L’article 3164 C.c.Q. établit comme condition fondamentale de la reconnaissance d’un jugement au Québec l’existence d’un lien important entre le litige et le tribunal d’origine. Les articles 3165 à 3168 énoncent ensuite de manière plus spécifique des facteurs de rattachement permettant de conclure à la présence d’un lien suffisant entre le litige et l’autorité étrangère dans certaines situations. En général, le recours à des règles spécifiques, comme celles de l’art. 3168 applicables aux actions personnelles à caractère patrimonial, permettra de statuer sur la compétence du tribunal étranger. Cependant, il se peut qu’une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents impose le recours au principe général de l’art. 3164 pour déterminer la compétence et recourir par exemple au for de nécessité. L’arrêt de la Cour d’appel ajoute un élément non pertinent à l’analyse de la compétence du tribunal étranger : la doctrine du forum non conveniens. Cette approche introduit ainsi un élément d’instabilité et d’imprévisibilité qui s’accorde mal avec l’attitude en principe favorable à la reconnaissance des jugements étrangers ou externes qu’expriment les dispositions du Code civil. Elle ne respecte guère les principes de courtoisie internationale et les objectifs de facilitation des échanges internationaux et interprovinciaux qui sous‑tendent les dispositions du Code civil sur la reconnaissance des jugements étrangers. En somme, même dans le cas où il a recours à la règle générale prévue à l’art. 3164, le tribunal de l’exequatur ne peut s’appuyer sur une doctrine incompatible avec la procédure de reconnaissance. [Je souligne; par. 36.]

[260]                      Je conviens avec mon collègue le juge Gascon que le paragraphe ci‑dessus peut s’interpréter de deux façons (par. 86). Selon la première interprétation, il indique qu’il peut y avoir des circonstances exceptionnelles où l’exigence fondamentale du rattachement important ne sera pas remplie même s’il est satisfait à l’art. 3168 C.c.Q. Selon la deuxième interprétation, il permet d’affirmer que le principe de la réciprocité énoncé à l’art. 3164 C.c.Q. autorise les tribunaux québécois à s’appuyer sur les dispositions générales du titre troisième, comme le principe du for de nécessité (art. 3136 C.c.Q.), pour reconnaître une décision étrangère même lorsqu’aucun des facteurs de l’art. 3168 C.c.Q. n’a été établi.

[261]                      À mon avis, nous n’avons pas à choisir entre ces deux interprétations. En effet, elles ne sont aucunement contradictoires. À cet égard, il faut se rappeler que le principe du for de nécessité permet exceptionnellement à un tribunal de se déclarer compétent si l’introduction d’une action devant n’importe quel tribunal étranger compétent se révèle impossible ou ne saurait raisonnablement être exigée — de sorte qu’il n’existe aucune autre solution pour éviter une erreur judiciaire (voir Goldstein (2012), par. 3168 550; Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58 (C.A.), p. 68). Bien que la mention par la Cour du principe du for de nécessité montre que l’art. 3164 C.c.Q. peut être utilisé pour élargir les motifs de reconnaissance des décisions étrangères, cela ne veut pas dire que la même disposition ne peut être invoquée pour refuser de reconnaître une décision en raison de l’absence de rattachement important. En effet, le scénario mentionné par la Cour, soit celui d’« une situation juridique complexe où plusieurs parties se trouvent dans des fors différents », tend fortement à indiquer que bon nombre de tribunaux pourraient en principe satisfaire à au moins un des facteurs de rattachement énoncés à l’art. 3168 C.c.Q., sans toutefois répondre à l’exigence du rattachement important prévue à l’art. 3164 C.c.Q.

[262]                      Quoi qu’il en soit, l’arrêt Lépine est également digne de mention pour ce qu’il ne dit pas. Bien qu’elle ait expressément affirmé que la doctrine du forum non conveniens constitue un « élément non pertinent » dans l’analyse de la compétence de l’autorité étrangère, la Cour s’est abstenue de faire une telle affirmation à l’égard de l’exigence du rattachement important. D’ailleurs, on pourrait soutenir que la doctrine du forum non conveniens n’est pas pertinente précisément parce que la « condition fondamentale » de l’existence d’un rattachement important sert déjà de contrepoids à la rigidité des facteurs de rattachement, ce qui refléterait les préoccupations exprimées dans l’arrêt Spar quant au risque de déclarations inappropriées de compétence.

[263]                      Pour conclure sur ce point, j’ajouterai que le fait d’exiger un rattachement important dans le contexte de la reconnaissance des décisions étrangères ne va pas à l’encontre du principe de la courtoisie internationale. Contrairement à la doctrine du forum non conveniens, qui concerne l’exercice de compétence par l’autorité étrangère (Lépine, par. 34), l’exigence du rattachement important concerne l’établissement de la compétence au sens strict. De plus, s’il est vrai qu’elle introduit un certain pouvoir discrétionnaire, cette exigence ne se traduit pas par l’exercice hautement subjectif consistant à [traduction] « choisir entre deux ressorts par ailleurs appropriés » (voir G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 694 (en italique dans l’original); cité dans l’arrêt Hocking, par. 180). Enfin, l’exigence du rattachement important peut difficilement contrevenir au principe de courtoisie puisqu’elle est dans une large mesure compatible avec l’approche adoptée dans les ressorts de common law.

[264]                      Somme toute, je souscris avec vigueur aux commentaires suivants du professeur Talpis :

                    [traduction] Le critère du rattachement important sert très bien l’objectif d’empêcher que des parties soient traînées devant le tribunal d’un ressort étranger inapproprié sans restreindre davantage la reconnaissance des jugements étrangers. [p. 110]

Autrement dit, la combinaison de facteurs de rattachement clairs et bien définis et d’une exigence distincte de rattachement important permet aux tribunaux québécois d’établir un juste équilibre entre, d’une part, l’ordre et la prévisibilité et, d’autre part, l’équité et la souplesse.

B.            Application à la présente affaire

[265]                      Examinant les faits de la présente affaire, je rappelle que, dans la plupart des cas où il est satisfait à l’art. 3168 C.c.Q., il ne sera pas nécessaire de procéder à une analyse distincte fondée sur l’art. 3164 C.c.Q. Par exemple, si Knight avait réussi à établir la compétence en vertu des par. 3168(3) ou (4) C.c.Q., le rattachement important dont il est question à l’art. 3164 C.c.Q. aurait selon toute vraisemblance été, par le fait même, démontré. Tel serait le cas s’il avait été conclu que la faute et le préjudice en ayant résulté s’étaient produits en Utah (par. 3168(3) C.c.Q.) ou encore que la décision du tribunal de l’Utah portait sur des obligations contractuelles que M. Barer devait exécuter en Utah (par. 3168(4) C.c.Q.). Cependant, mon collègue le juge Gascon a estimé qu’aucune de ces situations n’était présente en l’espèce et j’en arrive à la même conclusion. Si de simples allégations ne suffisent pas à établir la compétence selon un ou plusieurs des facteurs prévus à l’art. 3168 C.c.Q., elles ne suffisent pas non plus à établir l’existence d’un rattachement important.

[266]                      C’est dans l’application du par. 3168(6) C.c.Q. que mon collègue le juge Gascon tente de trouver un rattachement important. Toutefois, même si j’acceptais sa conclusion suivant laquelle l’appelant a effectivement reconnu la compétence du tribunal de l’Utah, je ne suis pas d’accord avec lui pour dire que cette reconnaissance satisferait à elle seule aux exigences de l’art. 3164 C.c.Q. Il s’agit en l’espèce de l’un des cas exceptionnels où une analyse distincte s’impose.

[267]                      Plus précisément, s’il est jugé que le défendeur a reconnu la compétence de l’autorité étrangère au sens du par. 3168(6) C.c.Q., d’autres éléments de preuve peuvent être nécessaires pour établir l’existence d’un lien de rattachement important entre le litige et le for (voir Hocking, par. 220; Talpis et Castel, par. 501). C’est assurément le cas lorsque la « reconnaissance de compétence » est tout au plus faite avec réticence et en grande partie d’une manière involontaire, et que le défendeur n’a pas présenté de défense au fond, mais a simplement contesté la compétence de l’autorité étrangère. À cet égard, et comme je l’ai expliqué plus haut, la reconnaissance de compétence n’établit pas en soi un lien de rattachement réel entre le litige sous‑jacent et l’État étranger. Il est plus juste de la considérer comme un motif distinct d’attribution de compétence. Il s’ensuit qu’à moins d’une participation importante à l’instance, comme la présentation d’une défense au fond — auquel cas je serais d’accord pour dire qu’une telle reconnaissance est suffisante pour satisfaire à l’art. 3164 C.c.Q. —, d’autres facteurs devraient être examinés pour déterminer s’il existe un rattachement important.

[268]                      En l’espèce, le simple fait que, dans sa requête en irrecevabilité, l’appelant a présenté des arguments de fond quant à la règle des pertes financières et à la cause d’action fondée sur l’existence d’un alter ego, et ce, dans le principal but de contester la compétence de l’autorité étrangère, n’établit pas l’existence d’un rattachement important suffisant entre le litige et l’Utah.

[269]                      Bien que mon collègue le juge Brown convienne que M. Barer n’a pas reconnu la compétence du tribunal de l’Utah (par. 94 et 146), il s’appuie sur le « rôle clé » qu’a joué M. Barer dans les négociations entre BEC et Knight pour établir l’existence d’un lien de rattachement important entre M. Barer lui‑même et l’Utah (par. 164). Or, la participation de M. Barer à titre de président de BEC ne démontre pas l’existence d’un tel lien, car il n’agissait pas à titre personnel. Conclure différemment reviendrait à percer le voile corporatif pour ce qui concerne la compétence chaque fois qu’un administrateur ou un cadre dirigeant (et peut‑être même un employé ou un mandataire) négocie un contrat au nom d’une société dans un ressort étranger. Avec égards, il ne peut en être ainsi. Il ne suffit pas d’établir un lien de rattachement avec l’objet du litige (c.‑à‑d. le contrat). L’existence d’un lien suffisant avec les parties elles‑mêmes, notamment, en l’occurrence, avec M. Barer, doit aussi être établie (Talpis et Castel, par. 486; voir aussi Van Breda, par. 79 et 99). La preuve d’un tel lien personnel n’a pas été faite en l’espèce.

[270]                      Mon collègue le juge Brown s’appuie également sur le droit applicable en vertu des règles de conflit de lois énoncées dans le C.c.Q. Selon lui, la conclusion voulant qu’il existe un rattachement important est étayée par le fait que le droit de l’Utah se serait appliqué à l’allégation d’alter ego contre M. Barer en vertu de l’art. 3083 C.c.Q., qui prévoit que l’état et la capacité d’une personne morale sont régis, quant à son activité, par la loi du lieu où elle s’exerce (par. 166). Il ne s’agit pas d’un indice convaincant de l’existence d’un rattachement important. Premièrement, je souligne que les parties n’ont pas présenté d’observations sur le droit qui se serait appliqué devant les tribunaux québécois. Je ne tiendrais donc pas pour acquis que le droit de l’Utah aurait régi la présente affaire. Mais plus fondamentalement, l’approche de mon collègue confond les règles de conflit avec les conditions de reconnaissance des décisions étrangères, que le législateur québécois a clairement distinguées. Bien qu’il puisse y avoir un certain chevauchement entre les deux, on ne saurait présumer qu’une règle de conflit servant à déterminer le droit applicable au fond indique aussi l’existence d’un rattachement important entre l’État étranger et les deux parties et l’objet du litige. Si nous devions suivre la logique de mon collègue et nous appuyer sur l’art. 3083 C.c.Q. comme il le fait, tout actionnaire d’une société pourrait avoir un rattachement important avec les ressorts étrangers où s’exerce l’activité de la société. Ce seuil pour conclure à l’existence d’un rattachement important est manifestement trop bas.

[271]                      D’ailleurs, mon collègue reconnaît que la règle de conflit énoncée à l’art. 3083 C.c.Q. n’indique pas un réel rattachement avec M. Barer lui‑même, mais représente tout au plus « un autre indice de l’existence d’un rattachement important entre cet État et l’objet de l’ensemble du litige, dont l’allégation d’alter ego » (par. 166 (je souligne)). À mon avis, cela confirme que l’art. 3083 C.c.Q. ajoute peu à l’analyse. En l’espèce, cette règle fait dans une large mesure double emploi avec le facteur de rattachement prévu au par. 3168(4) C.c.Q., car il y a chevauchement entre l’activité de BEC en Utah et les obligations contractuelles en cause. Il faudrait donc lui accorder peu de poids, si tant qu’il lui en soit accordé. En somme, le par. 3168(4) ne suffit pas à établir la compétence à l’égard de M. Barer et l’art. 3083 ne peut pallier cette insuffisance.

[272]                      Outre la règle de conflit invoquée par mon collègue, j’ajouterai que le droit qui aurait pu être appliqué si l’action avait été intentée au Québec semble en soi non pertinent pour l’appréciation d’une déclaration de compétence par une autorité étrangère. Comme le fait remarquer mon collègue (par. 168), il est vrai qu’un tribunal québécois saisi du même litige pourrait tenir compte du droit applicable à celui‑ci pour décider s’il y a lieu de décliner compétence selon la doctrine du forum non conveniens (art. 3135 C.c.Q.; Spar, par. 67‑71). Cependant, cette doctrine concerne l’exercice, et non la détermination, de la compétence (Lépine, par. 34), et repose par conséquent sur des facteurs différents (Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3, par. 43). Dans l’analyse relative au forum non conveniens, par exemple, le fait que le tribunal québécois applique un droit étranger pourrait inciter celui‑ci — pour des raisons d’efficacité — à décliner compétence. En l’espèce, cependant, il s’agit de savoir non pas ce qui est commode, mais plutôt si l’Utah présentait un rattachement suffisant avec M. Barer pour établir sa compétence à l’égard de celui‑ci. Le droit que le tribunal québécois pourrait appliquer à l’allégation d’alter ego ne nous apprend rien en soi quant à ce rattachement.

[273]                      Quoi qu’il en soit, dans la mesure où le droit applicable au fond est pertinent, je souligne que le droit qui a de fait régi l’action n’étaye pas l’existence d’un rattachement important entre le litige et l’Utah. Dans la présente affaire, la décision et l’ordonnance rejetant la requête en irrecevabilité de Barer révèlent que le tribunal de l’Utah a appliqué le droit du Vermont à l’allégation d’alter ego, et non le droit de l’Utah. Par conséquent, je ne vois pas comment ce facteur peut jouer en faveur de la reconnaissance.

[274]                      Enfin, j’ajouterai que l’existence d’un rattachement important ne saurait être présumée simplement parce qu’il semble plus commode de reconnaître la décision étrangère dans une situation donnée. Mes deux collègues insistent sur le fait qu’il est préférable que les actions intentées contre BEC et M. Barer soient entendues ensemble par un seul tribunal (motifs du juge Gascon, par. 88; motifs du juge Brown, par. 170). C’est peut‑être le cas, mais la commodité ne constitue pas en soi un motif d’attribution de compétence et elle ne permet pas aux tribunaux québécois de faire fi des droits des résidants du Québec qui sont parties à un litige à l’étranger. En l’espèce, on ne peut tout simplement pas faire abstraction de l’absence de preuve concrète permettant de reconnaître le jugement du tribunal de l’Utah.

V.           Article 3139 C.c.Q.

[275]                      Un dernier commentaire s’impose au sujet de l’approche adoptée par le juge Brown. En résumé, mon collègue invoque l’art. 3139 C.c.Q., par le biais de l’effet miroir de l’art. 3164 C.c.Q., pour étendre l’application du par. 3168(4) C.c.Q. — qui concerne les obligations découlant d’un contrat — à M. Barer, qui n’est pas partie au contrat avec Knight. Avec égards, je ne puis accepter cette proposition.

[276]                      Même en présumant que l’art. 3139 C.c.Q. peut être invoqué pour reconnaître une décision étrangère, il ne pourrait pas s’appliquer en l’espèce. Cette disposition précise que « [l]’autorité québécoise, compétente pour la demande principale, est aussi compétente pour la demande incidente ou reconventionnelle ». L’argument est le suivant : comme le tribunal de l’Utah était compétent pour la demande principale contre BEC en vertu du par. 3168(4) C.c.Q., il serait aussi compétent à l’égard de M. Barer. Or, en l’espèce, on ne peut faire fi du fait que l’action contre M. Barer constitue manifestement une demande principale, et non une demande incidente. Sur ce point, je partage entièrement l’opinion de mon collègue le juge Gascon (par. 90).

[277]                      Avant d’aller plus loin, je souligne que Knight n’a jamais invoqué l’art. 3139 C.c.Q. comme motif de reconnaissance du jugement de l’Utah, ce qui devrait en soi nous donner matière à réflexion. Il incombe à Knight, et à personne d’autre, de démontrer que le tribunal de l’Utah avait compétence. Avec respect, la courtoisie internationale n’oblige pas les tribunaux québécois — ou d’ailleurs la Cour — à fournir de leur propre chef un fondement juridique permettant de reconnaître la compétence d’une autorité étrangère au détriment possible des résidants du Québec.

[278]                      Le fait que Knight n’ait pas invoqué cette disposition signifie aussi que les parties n’ont pas présenté d’observations sur ce point. Dans ce contexte, je m’abstiendrai de me prononcer de manière définitive sur la portée de l’art. 3139 C.c.Q., y compris sur la question de savoir s’il peut servir de fondement distinct à la reconnaissance d’une décision étrangère.

[279]                      Cependant, je soulignerai que, dans l’arrêt GreCon, la Cour a fait une mise en garde selon laquelle il faut donner à l’art. 3139 C.c.Q. « une interprétation restrictive [. . .] afin de ne pas étendre indirectement la compétence internationale des autorités québécoises au mépris des dispositions spécifiques portant sur la définition des compétences de ces dernières et des principes généraux qui les sous‑tendent » (par. 29). La Cour a ajouté que l’art. 3139 C.c.Q. n’est qu’une « disposition facultative à caractère procédural » (par. 37). Bien que mon collègue le juge Brown cite l’arrêt GreCon, l’interprétation qu’il propose est loin d’être restrictive.

[280]                      Pourtant, comme le reconnaît le juge Brown (par. 159), il existe une doctrine abondante voulant que, lorsqu’il y a de multiples codéfendeurs, la compétence à l’égard de l’un d’eux ne confère pas en soi compétence à l’égard de tous les autres (Talpis, p. 36‑39; Talpis et Castel, par. 437; Glenn, par. 77; Ferland et Laganière, p. 298; voir également Sorel Tracy Terminal Maritime c. FSL Limited, 2001 CanLII 24746 (C.S. Qc), par. 15).

[281]                      À cet égard, je signale que le législateur québécois a décidé de ne pas inclure une disposition prévoyant que l’« action [. . .] formée contre plusieurs défendeurs [. . .] peut être portée au tribunal devant lequel l’un ou l’autre pourrait être assigné » (pour reprendre, par analogie, les termes de l’art. 75 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25). D’autres ressorts de droit civil ont édicté ce type de dispositions générales qui s’appliquent dans la mesure où les demandes présentent un certain degré de connexité (voir, p. ex., l’art. 8a de la Loi fédérale sur le droit international privé de la Suisse; voir également l’art. 9 de la Loi portant le Code de droit international privé de la Belgique). Mais ce n’est pas le cas du Québec et il me semble que ce choix législatif doit être respecté. La portée de l’art. 3139 C.c.Q. ne devrait pas être dénaturée de manière à y lire une telle disposition.

[282]                      Par conséquent, je ne saurais accepter que l’art. 3139 C.c.Q. puisse être invoqué pour conférer compétence sur toute demande « connexe » indépendamment de la question de savoir si l’action peut à juste titre être qualifiée de « demande incidente » (voir les motifs du juge Brown, par. 155). Une interprétation aussi large est clairement incompatible avec le libellé de la disposition, qui fait une distinction entre une demande « principale » et une demande « incidente ».

[283]                      Bien que je ne me prononce pas sur le sens précis à donner à l’expression « demande incidente » employée à l’art. 3139 C.c.Q., il ne fait aucun doute qu’elle doit être définie en fonction du droit procédural québécois (voir, p. ex., Goldstein, fasc. 11, par. 41; Goldstein (2012), par. 3139 555). Au Québec, les règles relatives aux « incidents de l’instance » sont énoncées au titre II du livre II du nouveau C.p.c. Par exemple, les « incidents de l’instance » peuvent désigner les interventions volontaires ou forcées de tiers, notamment les demandes en garantie (art. 184 à 190 du nouveau C.p.c.). Comme le font remarquer mes collègues, le titre II traite également de la « jonction d’instances » (art. 210 du nouveau C.p.c.), où plusieurs instances distinctes sont jointes pour être instruites en même temps. Cependant, il est peu probable que les « instances » dont il est question dans ces dispositions puissent à bon droit être qualifiées comme visant une « demande principale » et une « demande incidente ». La jonction me semble plutôt viser plusieurs demandes principales.

[284]                      En l’espèce, mon collègue le juge Brown semble reconnaître l’évidence, à savoir que M. Barer a été poursuivi directement à titre de codéfendeur dans une demande principale dirigée contre lui, BEC et Central Bearing Corporation, Ltd. (« CBC ») (par. 158). Si je comprends bien, il affirme que la demande contre M. Barer était néanmoins une demande « incidente » au sens de l’art. 3139 C.c.Q. parce que celui‑ci aurait pu être plutôt ajouté comme codéfendeur, après l’introduction de la « demande principale » contre BEC ou CBC, par le recours à l’intervention forcée d’un tiers (en vertu des art. 184 et 188 à 189 du nouveau C.p.c.). Que cela soit vrai ou non importe peu. Ce n’est tout simplement pas ce qui est arrivé. De fait, l’interprétation de mon collègue ferait disparaître la distinction entre « demande principale » et « demande incidente » qui est au cœur de l’art. 3139 C.c.Q. Or, le législateur n’a pas employé ces mots pour rien.

[285]                      Enfin, même si je devais souscrire à l’interprétation large que le juge Brown donne à l’art. 3139 C.c.Q., je serais d’avis de rejeter ce motif de reconnaissance de la décision étrangère parce qu’il faudrait que l’existence d’un rattachement important soit établie en vertu de l’art. 3164 C.c.Q. (motifs du juge Brown, par. 149). Un tel rattachement n’existe pas en l’espèce. De plus, mon collègue reconnaît que, dans la mesure où l’art. 3139 C.c.Q. peut être invoqué, un certain niveau de connexité serait nécessaire entre M. Barer et le contrat entre Knight et BEC (voir GreCon, par. 31). En l’espèce, le simple fait que M. Barer a négocié au nom de BEC — une personne morale distincte — ne le « rattache » pas suffisamment au contrat et ne devrait pas suffire à justifier une déclaration de compétence à son égard.

[286]                      L’opinion contraire équivaut à faire indirectement ce qu’on ne peut faire directement. Comme je l’ai expliqué précédemment, M. Barer ne peut être visé par le par. 3168(4) C.c.Q. à moins qu’il ne soit démontré qu’il est responsable des « obligations découlant [du] contrat ». Comme il n’est pas lui‑même partie au contrat, il faudrait présenter des éléments de preuve permettant de percer le voile corporatif en vertu de l’art. 317 C.c.Q. Je doute fort que l’art. 3139 C.c.Q. puisse être utilisé pour contourner cette exigence précise (voir GreCon, par. 29), car la certitude et la prévisibilité que visent à promouvoir les facteurs de rattachement précis énoncés dans le C.c.Q. s’en trouveraient minés (voir Spar, par. 81).

VI.        Conclusion

[287]                      Je conclus que la compétence du tribunal de l’Utah ne peut être établie en vertu de l’art. 3168 C.c.Q. et que le litige ne présente pas de rattachement important avec l’Utah comme l’exige l’art. 3164 C.c.Q. Par conséquent, la décision ne peut être reconnue contre l’appelant. J’accueillerais le pourvoi.

                    Appel rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs de l’appelant : Sternthal, Katznelson, Montigny, Montréal.

                    Procureurs de l’intimée : Franklin & Franklin, Montréal.

 



[1]   En anglais, certains juges ont parfois utilisé le mot « mulligan » pour évoquer ce scénario : voir, par exemple, le juge Doherty, de la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R. c. 1275729 Ontario Inc. (2005), 203 C.C.C. (3d) 501, par. 43; le juge Dunphy dans Birch Hill Equity Partners Management Inc. c. Rogers Communications Inc., 2015 ONSC 7189, 128 O.R. (3d) 1, par. 7, et plus récemment, mon collègue le juge Brown dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 R.C.S. 720, par. 39. Voir également Armoyan c. Armoyan, 2013 NSCA 99, 334 N.S.R. (2d) 204, par. 287, et Canada (Canadian Environmental Assessment Agency) c. Taseko Mines Limited, 2018 BCSC 1034, par. 54 (CanLII).

[2]   Voir d.a., vol. II, p. 96 : [traduction] « Les parties conviennent que la défenderesse Barer Engineering Company of America (Barer Engineering) a obtenu, en 2007, un contrat en vue de l’installation de machinerie sur la base aérienne Hill dans l’Utah. En 2008, la demanderesse et Barer Engineering ont conclu un contrat concernant des travaux que la demanderesse devait exécuter, y compris l’installation de nouvelles fondations » (je souligne); voir aussi p. 107 : « Les parties s’entendent pour dire qu’un contrat a été conclu. »

[3]   d.a., vol. II, p. 43. Ces faits sont également admis dans des pièces versées au dossier par BEC : voir d.a., vol. II, p. 131. Voir aussi m.a., p. 3.

[4]   Mise en garde : l’art. 3136 C.c.Q. ne s’applique que si l’une des parties l’invoque, étant donné que le tribunal ne peut l’appliquer d’office : Spar, par. 69; GreCon, par. 33.

[5]   Il me semble donc qu’il n’y a pas d’uniformité dans ce que ma collègue présente comme « la jurisprudence dominante à la Cour d’appel » : motifs de la juge Côté, par. 235 et 238.

[6] L’article 184 nouveau C.p.c. se lit comme suit :

184. L’intervention est volontaire ou forcée.

. . .

Elle est forcée lorsqu’une partie met un tiers en cause pour qu’il intervienne à l’instance afin de permettre une solution complète du litige ou pour lui opposer le jugement; elle est aussi forcée si la partie prétend exercer une demande en garantie contre le tiers.

[7] Voici le texte de l’art. 75 ancien C.p.c. :

75. Si l’action est formée contre plusieurs défendeurs domiciliés dans des districts différents, elle peut être portée au tribunal devant lequel l’un ou l’autre pourrait être assigné, s’il s’agit d’une action personnelle ou mixte; mais s’il s’agit d’une action réelle, elle doit être portée devant le tribunal du lieu où est situé l’objet en litige.

[8]   Voici le libellé de l’art. 71 ancien C.p.c. :

71. La demande incidente en garantie doit être portée devant le tribunal où la demande principale est pendante.

[9] Talpis, p. 82‑83 :

 

      [traduction] Une des façons pour le demandeur de se soustraire aux exigences constitutionnelles relatives aux liens minimaux est d’affirmer que la présence d’une filiale dans l’État du for confère une compétence personnelle sur le défendeur étranger. Bien que la compétence sur la filiale ne confère pas en soi à un État la compétence sur la société mère étrangère, le statut d’alter ego ou de mandataire de la filiale pourrait la lui conférer. Le fait est qu’en dépit de la présomption de la personnalité morale distincte des sociétés, les tribunaux fédéraux des États‑Unis ont parfois levé le voile corporatif d’une filiale américaine et déclaré avoir compétence personnelle sur la société mère étrangère en se fondant sur une relation d’alter ego ou de mandant-mandataire entre la société mère et la filiale. [Note en bas de page omise.]

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