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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J., 2019 CSC 35, [2019] 2 R.C.S. 831

 

Appels entendus : 7 novembre 2018

Jugement rendu : 7 juin 2019

Dossier : 37855

 

Entre :

L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal

Appelant

 

et

 

J.J.

Intimé

 

- et -

 

Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix

Intervenante

 

 

Et entre :

 

 

Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix

Appelante

 

et

 

J.J.

Intimé

 

- et -

 

L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal

Intervenant

 

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 83)

Le juge Brown (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Martin)

Motifs dissidents en partie :

(par. 84 à 189)

Le juge Gascon (avec l’accord du juge en chef Wagner et du juge Rowe)

Motifs dissidents :

(par. 190 à 287)

La juge Côté

 

 

 

 

 

L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J., 2019 CSC 35, [2019] 2 R.C.S. 831

L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal                                                      Appelant

c.

J.J.                                                                                                                         Intimé

et

Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix                    Intervenante

‑ et ‑

Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix                        Appelante

c.

J.J.                                                                                                                         Intimé

et

L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal                                                  Intervenant

Répertorié : L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J.

2019 CSC 35

No du greffe : 37855.

2018 : 7 novembre; 2019 : 7 juin.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Procédure civile — Recours collectif — Autorisation d’exercer l’action collective — Conditions d’autorisation de l’action — Demande d’autorisation pour exercer une action collective en réparation de préjudice causé par des agressions sexuelles qui auraient été commises par les membres d’une communauté religieuse — Refus de la demande d’autorisation par la Cour supérieure — Jugement infirmé par la Cour d’appel et action collective autorisée — L’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la décision de la Cour supérieure était-elle justifiée? — La décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective est-elle entachée d’une erreur révisable? — Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01, art. 575.

                    Prescription — Responsabilité civile — Délai applicable pour intenter une action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle — Agressions sexuelles alléguées à l’encontre de membres, maintenant décédés, d’une congrégation religieuse — Demande d’autorisation d’exercer une action collective déposée contre la congrégation et contre une institution religieuse dont le conseil d’administration est composé de membres de cette congrégation pour leur propre faute et pour le fait d’autrui — Le délai de trois ans prévu à l’art. 2926.1 al. 2 du Code civil pour intenter une action en cas de décès de l’auteur de l’acte emporte-t-il la déchéance du recours? — Ce délai commence-t-il à courir au moment du décès de l’auteur de l’acte ou au moment où la victime prend connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte? — Ce délai s’applique-t-il à tous les recours entrepris qui découlent de cet acte? — Code civil du Québec, art. 2926.1.

                    J allègue que deux membres aujourd’hui décédés de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte‑Croix auraient abusé sexuellement de lui alors qu’il fréquentait l’école primaire Notre‑Dame‑des‑Neiges et alors qu’il était servant de messe à l’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal. Il sollicite l’autorisation d’exercer une action collective au nom de victimes d’agressions sexuelles qui auraient été commises au Québec dans divers établissements par des frères et des pères membres de cette communauté religieuse. À titre de parties défenderesses, J désigne la Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix (« Congrégation ») et l’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal (« Oratoire »). S’opposant à la demande d’autorisation, la Congrégation fait valoir qu’elle ne saurait être tenue responsable d’actes qui, pour la plupart, auraient été commis avant sa constitution en personne morale, et l’Oratoire prétend n’avoir aucun lien avec la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte‑Croix. Par ailleurs, la Congrégation et l’Oratoire sont d’avis que l’action personnelle de J est irrémédiablement déchue en raison de l’art. 2926.1 al. 2 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). La Cour supérieure conclut qu’aucune des conditions d’autorisation énoncées à l’art. 575 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») n’est respectée et refuse d’autoriser l’exercice de l’action collective. La Cour d’appel infirme ce jugement et autorise l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et l’Oratoire.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Gascon et Rowe sont dissidents en partie et la juge Côté est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown et Martin : La décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire n’est entachée d’aucune erreur révisable et il n’y a aucune raison qui justifierait la Cour d’infirmer cette décision. Le jugement de la Cour supérieure refusant d’autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire est entaché de nombreuses erreurs, de fait et de droit, et ce, à l’égard de toutes les conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. La Cour d’appel pouvait dès lors intervenir et substituer sa propre appréciation de ces conditions à celle du juge de la Cour supérieure. Enfin, il y a accord avec l’analyse du juge Gascon portant sur l’art. 2926.1 C.c.Q. : l’action personnelle de J n’est ni déchue, ni prescrite. Le second alinéa de cet article ne crée aucun délai de déchéance.

                    L’article 571 al. 1 C.p.c. définit l’action collective comme étant le moyen procédural qui permet à une personne d’agir en demande pour le compte de tous les membres d’un groupe dont elle fait partie et de le représenter. En vertu de l’art. 574 al. 1 C.p.c., une personne ne peut exercer l’action collective qu’avec l’autorisation préalable du tribunal. Au stade de l’autorisation, le tribunal exerce un rôle de filtrage et doit simplement s’assurer que le demandeur satisfait aux quatre conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. Dans l’affirmative, l’exercice de l’action collective doit être autorisé. Le tribunal procédera plus tard à l’examen du fond du litige. Ainsi, le juge de l’autorisation tranche une question purement procédurale. La Cour privilégie une interprétation et une application larges des conditions de l’art. 575 C.p.c.

                    Lorsque la Cour d’appel siège en appel d’une décision portant sur une demande d’autorisation d’exercer une action collective, elle ne détient qu’un pouvoir limité d’intervention et doit faire preuve de déférence envers la décision du juge de l’autorisation. En conséquence, la Cour d’appel n’interviendra que si ce dernier a commis une erreur de droit ou si son appréciation des conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. est manifestement non fondée. En présence d’une telle erreur à l’égard d’une des quatre conditions, la Cour d’appel peut uniquement substituer son appréciation pour cette condition et non pour les autres. De plus, au stade de l’autorisation, le rôle du juge de l’autorisation est limité. Si celui‑ci outrepasse son rôle de filtrage et impose au demandeur un seuil de preuve trop élevé ou se penche sur le fond du différend, il commet une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour d’appel.

                    En l’espèce, étant donné les nombreuses erreurs du juge de la Cour supérieure relativement à toutes les conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c., la Cour d’appel était justifiée de substituer son appréciation à celle du premier juge à l’égard de toutes ces conditions. Le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit dans son analyse de la condition relative au caractère commun des questions prévue à l’art. 575(1) lorsqu’il a insisté sur les différences entre les membres du groupe, au lieu de reconnaître l’existence d’au moins une question commune découlant du fait que tous les membres du groupe auraient été victimes de membres de la Congrégation. En ce qui concerne la condition relative au caractère suffisant des faits allégués prévue à l’art. 575(2), lorsque le juge a estimé qu’il n’y avait pas de faits précis et palpables allégués dans la demande et lorsqu’il a écarté certaines des pièces déposées en preuve, il a manifestement outrepassé son rôle de filtrage en se penchant sur le fond du différend. Quant à la condition relative au statut de J comme représentant prévue à l’art. 575(4), le juge a clairement fait erreur en concluant que le rôle de premier plan joué par les avocats de J dans l’introduction de la demande d’autorisation était incompatible avec son statut comme représentant. Il a aussi erré en reprochant à J de ne pas avoir effectué personnellement de démarches afin de vérifier les établissements où des agressions seraient survenues et le nombre de personnes visées par le groupe projeté. Cette erreur s’est d’ailleurs répercutée sur l’analyse par le juge d’autres conditions, telle celle relative à la composition du groupe énoncée à l’art. 575(3).

                    Ensuite, la décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire n’est entachée d’aucune erreur révisable quant aux conditions relatives au caractère commun des questions (art. 575(1)) et au caractère suffisant des faits allégués (art. 575(2)), les seules conditions contestées devant la Cour par l’Oratoire. En ce qui concerne la Congrégation, il y a accord avec le juge Gascon, qui rejette le pourvoi de la Congrégation.

                    L’article 575(1) C.p.c. précise que l’action collective ne peut être autorisée que si le tribunal conclut que « les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes ». Il s’agit de la condition de la communauté de questions. Il n’est pas nécessaire que les demandes individuelles des membres du groupe proposé soient fondamentalement identiques les unes aux autres : la présence d’une seule question de droit identique, similaire ou connexe serait suffisante pour satisfaire à l’exigence de cette condition pourvu que son importance soit susceptible d’influencer le sort de l’action collective. Le fait que tous les membres du groupe ne sont pas dans des situations parfaitement identiques ne prive pas celui-ci de son existence ou de sa cohérence. Il n’est pas non plus nécessaire que chaque membre du groupe possède une cause d’action personnelle contre chacun des défendeurs.

                    En l’espèce, cette condition est remplie : il existe des questions similaires ou connexes. La cause d’action personnelle de J contre l’Oratoire repose surtout sur la responsabilité directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire. Toutes les questions communes identifiées par J portent en réalité sur la question de savoir si l’Oratoire et la Congrégation ont fait preuve de négligence envers les victimes d’agressions sexuelles. J allègue entre outre que l’Oratoire aurait sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels qui auraient été commis par des membres de la Congrégation à l’Oratoire. Dans le cas d’une personne morale comme l’Oratoire, le fait d’être au courant des abus sexuels ne peut signifier qu’une chose : les administrateurs de l’Oratoire étaient au courant de ces abus. Comme les affaires de l’Oratoire sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation, les allégations relatives à la responsabilité directe de l’Oratoire sont en réalité des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire. La question des fautes qui auraient été commises par les membres de la Congrégation est incontestablement une question commune à tous les membres du groupe. Ainsi, toute conclusion portant sur la responsabilité directe de l’Oratoire fera avancer l’action de chacun des membres du groupe, notamment en ce qu’elle tendra à établir l’existence d’une négligence systémique au sein de la Congrégation à l’égard des abus sexuels qui auraient été commis sur des enfants par ses membres.

                    L’article 575(2) C.p.c. précise que les faits allégués dans la demande doivent « para[ître] justifier » les conclusions recherchées. Il s’agit de la condition relative au caractère suffisant des faits allégués. Au stade de l’autorisation, le rôle du juge consiste à écarter seulement les demandes frivoles, manifestement mal fondées ou insoutenables. Le fardeau qui incombe au demandeur consiste à établir l’existence d’une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable. Il s’agit d’un seuil peu élevé. Le seuil légal est un simple fardeau de démonstration du caractère soutenable du syllogisme juridique proposé : le demandeur doit établir une apparence sérieuse de droit. Le seuil de preuve est beaucoup moins exigeant que la norme de la prépondérance des probabilités. Il n’est pas nécessaire que le demandeur démontre que sa demande repose sur un fondement factuel suffisant.

                    De plus, à l’étape de l’autorisation, les faits allégués dans la demande sont tenus pour avérés, pourvu que les allégations de fait soient suffisamment précises. Lorsqu’elles ne le sont pas, elles doivent alors absolument être accompagnées d’une certaine preuve afin d’établir une cause défendable. De fait, il est possible que la preuve présentée au soutien de la demande contienne des faits concrets, précis ou palpables, lesquels sont susceptibles d’établir l’existence d’une cause défendable, et ce, en dépit du caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations de la demande. Le tribunal appelé à décider si le demandeur a démontré l’existence d’une cause défendable doit étudier les allégations de la demande à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve.

                    En l’espèce, J a satisfait au seuil de preuve et au seuil légal prévus à l’art. 575(2) C.p.c. Le caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations de J figurant dans la demande doit être apprécié à la lumière du contexte entourant la demande et de la preuve présentée au soutien de celle‑ci. Le contexte est celui d’événements survenus alors que J était enfant. L’absence de dénonciations à l’époque des faits explique l’absence, dans la demande elle‑même, d’allégations de faits concrets, précis ou palpables. De plus, les allégations de faute apparemment générales de J visant l’Oratoire ne sont pas formulées dans l’abstrait, elles trouvent appui dans une certaine preuve. La cause d’action personnelle de J est fondée sur la responsabilité directe de l’Oratoire à l’égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu, par un membre de la Congrégation dont l’Oratoire avait fait l’un des acteurs essentiels de l’une des activités centrales dont l’Oratoire avait la responsabilité. En outre, les administrateurs de l’Oratoire, qui étaient eux-mêmes tous des membres de la Congrégation, savaient ou auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire par des membres de la Congrégation. Derrière l’Oratoire se cache la Congrégation, et l’on peut tout à fait en tenir compte en droit afin d’imputer une responsabilité directe à l’Oratoire. À la lumière d’une certaine preuve déposée, il n’est pas frivole, manifestement non fondé ou encore insoutenable de prétendre que l’Oratoire a pu manquer à son obligation  d’assurer la sécurité de ses servants de messe. Les allégations formulées contre l’Oratoire et contre la Congrégation dans la demande de J et les pièces déposées au soutien de celle‑ci ne peuvent tout simplement pas être distinguées de quelque façon pertinente que ce soit sur le plan juridique. Enfin, le fait que d’autres défendeurs auraient peut-être pu être poursuivis mais ne l’ont pas été ne saurait soustraire l’Oratoire à sa responsabilité à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Gascon et Rowe (dissidents en partie) : Le recours de J n’est ni déchu ni manifestement prescrit aux termes de l’art. 2926.1 C.c.Q. Il n’y a pas lieu de rejeter l’action collective contre la Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix (« Congrégation ») au stade de la demande d’autorisation. Toutefois, la demande d’autorisation contre l’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal (« Oratoire ») devrait être rejetée.

                    L’alinéa 1 de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit que l’action en réparation du préjudice corporel qui résulte d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans. Ce délai passe à 30 ans si le préjudice résulte, notamment, d’une agression à caractère sexuel. Ces délais commencent à courir à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à un tel acte. L’alinéa 2 précise pour sa part qu’en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le « délai applicable [. . .] est ramené à trois ans [. . .] à compter du décès », dans la mesure où il n’est pas déjà écoulé. Cet alinéa n’édicte pas un délai de déchéance — l’art. 2926.1 C.c.Q. fait dans son entièreté partie intégrante du régime de la prescription et l’al. 2 n’y fait pas exception.

                    En droit civil québécois, la déchéance d’un recours ne se présume pas. En effet, l’art. 2878 C.c.Q. précise que la déchéance doit résulter d’un texte exprès. En cas de doute ou d’ambiguïté, les délais édictés doivent alors être interprétés comme étant des délais de prescription. Ni le texte de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q., ni le contexte dans lequel il s’inscrit, pas plus que les objectifs qui le sous‑tendent, ne permettent de conclure en une intention claire, précise et non ambiguë d’adopter un délai de déchéance en cas de décès de l’auteur de l’acte. La disposition ne contient aucune expression qui renvoie de façon explicite et non équivoque à la déchéance et le texte de l’al. 2 réfère aux délais de prescription mentionnés à l’al. 1. La proposition voulant qu’un délai de trois ans soit intrinsèquement court est erronée. En ramenant le délai à trois ans, le législateur rétablit simplement la prescription de droit commun qui s’applique aux termes de l’art. 2925 C.c.Q. Les notes explicatives accompagnant la Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription (« Loi modificatrice »), dans le cadre de laquelle l’art. 2926.1 C.c.Q. a été adopté, et les modifications corrélatives apportées notamment à l’art. 2905 C.c.Q., suivant lesquelles la prescription ne court plus contre les mineurs pour un acte pouvant constituer une infraction criminelle, confirment cette interprétation. Enfin, l’ajout de l’art. 2926.1 à un endroit précis dans l’architecture du C.c.Q., soit au Livre huitième De la prescription, constitue un indice additionnel de l’intention du législateur sur le sens à donner à cette disposition particulière.

                    De plus, l’adoption d’un délai de déchéance irait résolument à l’encontre de l’objectif de la Loi modificatrice de faciliter l’accès à la justice civile et mènerait à des conséquences illogiques, voire absurdes. En effet, les victimes dont l’agresseur est décédé ne pourraient plus soulever l’impossibilité d’agir puisque la déchéance ne souffre ni suspension, ni interruption. La victime disposerait alors d’un maximum de trois ans à compter du décès de l’auteur de l’acte pour intenter son recours, et ce, même si le préjudice ne s’est pas encore manifesté. Une telle interprétation aurait pour effet d’astreindre les actions en réparation du préjudice corporel pour les actes visés à l’art. 2926.1 C.c.Q. à un régime plus restrictif que les actions en réparation d’un préjudice qui ne serait pas attribuable à des actes pouvant constituer une infraction criminelle. Finalement, les dispositions transitoires de la Loi modificatrice prévoient que les délais et leur point de départ prévus à l’art. 2926.1 sont d’application immédiate puisque déclaratoires. L’adoption d’un délai de déchéance signifierait que les victimes dont l’agresseur est décédé avant l’adoption de la Loi modificatrice seraient rétroactivement déchues de leur droit d’action trois ans après le décès de cet agresseur, et ce, même si leur recours n’était pas prescrit avant l’entrée en vigueur de cette loi.

                    Le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte prévu à l’art. 2926.1 al. 2 ne fait que modifier la durée du délai et non son point de départ, qui demeure le moment où la victime prend connaissance du lien entre l’agression et le préjudice. Les débats législatifs confirment que l’al. 2 n’introduit pas un nouveau délai : le décès modifie simplement le délai de l’al. 1 en le réduisant à trois ans. En prévoyant que le décès d’un des protagonistes principaux déclenche l’application de l’al. 2, le législateur assure une mise en balance adéquate des intérêts que soulève la longue prescription, tel que l’incertitude qui pèse sur les biens de la succession et l’intégrité du processus contradictoire, sans affaiblir l’objectif consistant à faciliter l’accès à la justice aux victimes. Du reste, les dispositions transitoires de la Loi modificatrice prévoient que les dispositions relatives au point de départ du délai de prescription de l’art. 2926.1 C.c.Q. sont déclaratoires. Ainsi, retenir le décès d’un des protagonistes principaux comme point de départ distinct signifierait que le droit d’action des victimes dont les agresseurs sont décédés plus de trois ans avant l’entrée en vigueur de la Loi modificatrice serait éteint rétroactivement.

                    La réduction de délai prévue à l’art. 2926.1 al. 2 ne s’applique qu’à l’égard de la succession de la victime ou de l’auteur de l’acte. Sous le régime général de la responsabilité civile, le recours de la victime contre un tiers dont la responsabilité est engagée pour sa propre faute ou pour le fait d’autrui ne dépend pas du recours direct contre l’auteur de l’acte. La prescription s’apprécie pour chaque recours individuellement. Conclure autrement irait à l’encontre de l’objectif de faciliter l’accès à la justice civile pour les victimes d’agression et permettrait à des parties potentiellement fautives d’échapper à toute responsabilité.

                    En l’espèce, c’est le moment de la prise de connaissance par J du lien entre les agressions et le préjudice qu’il subit qui constitue le point de départ du délai applicable, non pas la date du décès de ses prétendus agresseurs. Ce moment précis et son possible impact, le cas échéant, sur le délai de prescription applicable seront déterminés lors de l’audience sur le fond du litige. Au stade de l’autorisation, bien que les actes reprochés remontent à plus de 30 ans, l’allégation de J voulant qu’il n’ait pris connaissance de ce lien qu’en 2011 doit être tenue pour avérée.

                    Il n’y a pas lieu de rejeter l’action collective contre la Congrégation au stade de la demande d’autorisation. À ce stade, le tribunal exerce un rôle de filtrage qui vise à écarter les demandes frivoles et à s’assurer que des parties ne soient pas obligées de se défendre contre des demandes insoutenables. Le seuil de preuve devant être atteint afin de déterminer si chacune des conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. a été remplie est peu élevé à cette étape préliminaire. Il suffit que le demandeur démontre l’existence d’une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable. Toutefois, pour établir une cause défendable, il faut davantage que des allégations vagues, générales ou imprécises. Considérées dans leur ensemble, les allégations et les pièces déposées à leur soutien établissent l’existence d’une cause défendable contre la Congrégation. En effet, bien que la Congrégation n’ait été constituée qu’en 2008, il appert des pièces déposées que plusieurs des établissements de la Congrégation ont adopté la dénomination « Sainte‑Croix » sous une forme ou une autre au fil des ans. En outre, la Congrégation n’a pas avancé que les prétendus agresseurs pouvaient faire partie d’une communauté religieuse autre que celle qu’elle représente. De plus, en 2009, la Congrégation a accepté de prendre fait et cause pour les gestes d’autres entités, dans le cadre d’un règlement intervenu à la suite du dépôt d’une autre demande d’autorisation relativement à des sévices sexuels qu’auraient commis des membres de la Congrégation. La Cour supérieure avait alors conclu que toutes les conditions d’autorisation étaient respectées et avait autorisé l’exercice de l’action collective aux fins d’approbation du règlement intervenu. En l’espèce, il appartiendra aux parties de débattre de la structure corporative de la Congrégation lors de l’audience au fond et de présenter les arguments complets qu’ils jugeront alors appropriés. La condition de l’apparence de droit de l’art. 575(2) C.p.c. est respectée : la demande d’autorisation contre la Congrégation n’est ni insoutenable, ni frivole.

                    Toutefois, les allégations figurant dans la demande et les pièces déposées à leur soutien n’étayent pas l’existence d’une cause d’action en responsabilité contre l’Oratoire, une entité distincte de la Congrégation. En l’espèce, aucun fait allégué ou aucune assise factuelle n’appuie un raisonnement déductif rigoureux qui aille au‑delà de simples suppositions ou de spéculations.

                    En ce qui concerne la faute directe reprochée à l’Oratoire, les allégations constituent des conclusions de faits sans assise factuelle, des argumentations juridiques ou des opinions. À la différence du recours visant la Congrégation, aucune autre allégation de la demande et aucune des pièces déposées à leur soutien ne vient étayer ces allégations génériques dont l’assise factuelle est inexistante. Rien n’illustre en quoi les actions ou omissions de l’Oratoire auraient permis ou favorisé la survenance des agressions ou n’appuie l’allégation selon laquelle un représentant ou un employé de l’Oratoire aurait tenté de dissimuler ces agressions. De plus, l’allégation voulant qu’il soit possible d’opposer à l’Oratoire tous les éléments reprochés à la Congrégation puisque cette dernière aurait, par le biais de certains de ses membres, contribué à fonder l’Oratoire, n’établit guère plus le syllogisme juridique requis en l’absence d’allégations précises et palpables de négligence de la part de l’Oratoire ou de l’existence d’un lien de préposition entre ce dernier et les membres de cette communauté religieuse.

                    En ce qui a trait à la responsabilité de l’Oratoire à titre de commettante, il fallait à tout le moins alléguer que des membres de la Congrégation étaient des préposés de l’Oratoire ayant commis des fautes dans l’exécution de leurs fonctions. Or, ce support factuel est simplement inexistant, tant dans les allégations que dans les pièces déposées à leur soutien. Le simple fait de désigner un lieu physique appartenant à l’Oratoire comme étant un endroit où se seraient produites certaines des agressions alléguées ne peut pas mener à la conclusion que cette dernière entité était le commettant du membre de la Congrégation qui aurait agressé J.

                    Comme la condition de l’apparence de droit de l’art. 575(2) C.p.c. n’est pas remplie, cela suffit pour entraîner le rejet du recours contre l’Oratoire. Il n’est pas nécessaire de traiter de la condition portant sur la communauté de questions (art. 575(1) C.p.c.).

                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi de la Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix (« Province canadienne ») devrait être accueilli, parce que la Cour d’appel n’a pas démontré que l’appréciation du juge d’autorisation de la condition d’autorisation de l’art. 575(2) C.p.c. était manifestement non fondée. De même, le pourvoi de l’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal (« Oratoire ») devrait être accueilli pour les motifs énoncés par le juge Gascon. La décision de première instance rejetant la demande d’autorisation d’exercer une action collective devrait donc être rétablie tant à l’égard de la Province canadienne que de l’Oratoire. Cependant, pour des motifs autres que ceux énoncés par le juge Gascon, le droit d’action de J n’est pas déchu ni prescrit en vertu du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q.

                    Une demande d’autorisation d’exercer une action collective est accordée si elle satisfait à quatre conditions cumulatives énoncées à l’art. 575 C.p.c. Ce mécanisme d’autorisation ne doit pas être réduit à une simple formalité. Notamment, en vertu de l’art. 575(2) C.p.c., le juge doit s’assurer que « les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées ». Le fardeau du demandeur consiste à démontrer l’existence d’une cause défendable, ce qui correspond à une apparence sérieuse de droit, et non pas uniquement à établir que sa demande n’est pas frivole ou manifestement mal fondée.

                    Le juge d’autorisation doit être en mesure d’inférer le syllogisme juridique avancé des faits allégués dans la demande. Ce syllogisme juridique doit être clair, complet et rigoureux. Des allégations vagues, générales ou imprécises — tout comme de simples énoncés de nature juridique, des opinions ou des hypothèses — ne peuvent suffire à démontrer l’existence d’une cause défendable. Aucune preuve ne peut remédier à l’absence d’allégations factuelles spécifiques quant à un élément essentiel de la cause d’action. Le juge d’autorisation doit s’en tenir aux faits qui sont allégués sans chercher à les compléter.

                    En l’espèce, le juge d’autorisation pouvait certainement conclure que J ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer l’existence d’une cause défendable. Les faits allégués ne révèlent aucune cause d’action — aucun lien de droit — entre lui et la Province canadienne. La preuve non contestée présentée par J lui-même établit clairement que la Province canadienne, en tant que personne morale distincte, n’existait pas au moment des faits allégués. Elle a été constituée le 1er janvier 2008 en vertu de la Loi sur les corporations religieuses et n’a fait l’objet d’aucune fusion ou continuation. Les deux agresseurs allégués de J sont décédés en 2001 et 2004, et n’ont donc jamais été membres de la Province canadienne. Même en tenant les faits pour avérés et en prenant en compte la preuve présentée, la demande d’autorisation ne fait pas voir à quel titre la Province canadienne pourrait être responsable — soit pour sa propre faute, soit pour celle d’autrui — d’actes ou d’omissions antérieurs à sa constitution. Le syllogisme juridique est vicié ou encore manifestement incomplet, sinon absent.

                    La mission religieuse de la Province canadienne ne permet pas de faire abstraction de sa personnalité juridique. Le fait qu’elle constitue l’un des véhicules juridiques d’une communauté religieuse, dont l’histoire commence bien avant 2008, ne peut, en soi, la rendre responsable des actes et omissions commis antérieurement à sa constitution par des membres de cette communauté, ou par d’autres entités juridiques qui pourraient avoir été liées à celle‑ci. Le fait que deux corporations puissent être constituées par les mêmes membres ou encore par la même communauté religieuse n’a en soi aucune incidence juridique. En l’espèce, la demande d’autorisation ne contient aucune allégation de fait se rapportant à la fraude, à l’abus de droit ou à la contravention à l’ordre public qui pourrait éventuellement justifier d’écarter ou d’ignorer la personnalité juridique de la Province canadienne en vertu de l’art. 317 C.c.Q. En outre, même si de telles allégations avaient été formulées, il est loin d’être clair qu’une cause défendable aurait pu être établie sur cette base, étant donné que la Province canadienne n’existait pas à l’époque pertinente. Ainsi, elle ne pourrait avoir pris part aux actes et omissions reprochés et, de ce fait, en être responsable.

                    Une action collective ne peut être autorisée à l’égard d’une partie défenderesse sur la seule base de ses liens étroits avec d’autres entités. Qui plus est, dans la présente affaire, la demande d’autorisation ne dit pratiquement rien au sujet de l’identité corporative de la Province canadienne et de l’Oratoire et absolument rien au sujet de leurs liens potentiels avec d’autres entités. Le fait que la Province canadienne a pris fait et cause pour les faits et gestes d’autres entités dans une autre affaire portant sur des agressions à caractère sexuel n’a guère d’importance sur le plan juridique. Le règlement intervenu dans cette autre affaire a évidemment été conclu sans préjudice et sans admission et donne à penser que, si des fautes ont été commises, ce sont d’autres entités que la Province canadienne qui en sont responsables. La Cour supérieure a autorisé l’action collective contre la Province canadienne dans cette autre affaire aux seules fins du règlement; cette décision reposait sur une analyse laconique, effectuée essentiellement pour la forme, qui ne saurait lier le juge d’autorisation dans la présente affaire.

                    La Province canadienne et l’Oratoire n’ont pas démontré que le délai établi par le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. en est un de déchéance. La prescription repose d’abord et avant tout sur l’idée d’une sanction à l’inaction de celui qui a un droit à exercer, ce qui explique que certains mécanismes comme la suspension et l’interruption viennent en atténuer les rigueurs. La déchéance quant à elle a pour objectif de mettre fin rapidement, en tout état de cause, à la possibilité d’accomplir un acte déterminé. La déchéance a un caractère exceptionnel : elle entraîne d’office la perte d’un droit sans que son titulaire n’ait quoi que ce soit à se reprocher. Le législateur a donc prévu une disposition interprétative, au deuxième alinéa de l’art. 2878 C.c.Q., précisant que la « déchéance ne se présume pas; elle résulte d’un texte exprès ». Quoiqu’aucune formule sacramentelle ne soit requise, le législateur doit s’être exprimé de manière précise, claire et non ambiguë afin que l’on puisse conclure à l’existence d’un délai de déchéance.

                    Le libellé du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 précise que le délai abrégé de trois ans « court à compter du décès ». Le texte est clair et explicite : le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte marque un point de départ distinct de celui prévu au premier alinéa. Ce dernier codifie la règle jurisprudentielle selon laquelle la prescription ne court pas à l’encontre d’une victime d’agression à caractère sexuel qui n’a pas connaissance du lien entre cet acte et le préjudice subi et prévoit que l’action « se prescrit [. . .] à compter du jour où la victime a connaissance » de ce lien. Le texte du deuxième alinéa ne permet pas de considérer que le moment du décès a simplement pour effet de déclencher l’abrégement du délai de 30 ans ou 10 ans prévu au premier alinéa. Les expressions « à compter du jour » au premier alinéa et « à compter du décès » au deuxième alinéa sont équivalentes et marquent toutes deux le point de départ de la prescription. Les termes employés par le législateur sont présumés avoir le même sens dans chacune des dispositions d’une même loi. Cette interprétation est également la plus cohérente. Si le décès ne constituait pas un nouveau point de départ, mais déclenchait simplement l’abrégement du délai, l’action de la succession de la victime pourrait dans certaines circonstances être imprescriptible. Le législateur semble avoir choisi comme solution de prévoir un délai de trois ans qui court à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, et ce, que la victime ait préalablement fait ou non le lien entre l’acte et le préjudice subi.

                    Le fait que le délai de trois ans du deuxième alinéa se rattache à un fait objectif, précis et figé dans le temps, en l’occurrence le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, constitue un indice sérieux de déchéance. En effet, le rattachement au décès suggère que, contrairement à un délai de prescription, le délai en question ne vise pas à sanctionner la négligence de la victime. Cependant, il est difficile de soutenir que le texte du deuxième alinéa ne renvoie aucunement à la prescription. La version française mentionne le « délai applicable », lequel correspond au délai de prescription de 10 ans ou 30 ans du premier alinéa. La version anglaise est encore plus explicite: « the prescriptive period, if not already expired, is reduced to three years ». Ainsi, le texte de la disposition ne permet pas de conclure que le législateur a exprimé de façon suffisamment précise, claire et non ambiguë l’intention de créer un délai de déchéance plutôt qu’un délai de prescription.

                    En l’absence d’un texte exprès à l’effet contraire, les dispositions générales portant sur la suspension de la prescription ― notamment celle sur l’impossibilité en fait d’agir (art. 2904 C.c.Q.) ― s’appliquent au délai prévu au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., sous réserve de l’exception qui suit. Compte tenu du fait que le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit un point de départ distinct de la prescription, indépendant de celui fixé au premier alinéa, l’ignorance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi ne peut constituer une cause de suspension du délai prévu au deuxième alinéa. L’interprétation contraire ferait échec à l’intention du législateur de faire courir le délai à compter du décès, et non plus à compter de la prise de connaissance du lien.

                    Le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. s’applique à l’égard de toutes les actions en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel. Le texte de la disposition ne fait pas de distinction entre l’auteur de l’acte et des tiers qui pourraient également être responsables pour leur propre faute ou le fait d’autrui. Cette mesure vise à répondre aux préoccupations du législateur en ce qui concerne la préservation de la preuve et, plus largement, l’intégrité du processus contradictoire.

                    Le point de départ fixé au moment du décès par le deuxième alinéa n’a pas d’effet rétroactif, et ce, que le délai en soit un de déchéance ou de prescription. L’introduction d’un nouveau délai n’éteint pas rétroactivement un droit d’action existant, à moins qu’une telle intention soit exprimée clairement. Ce n’est pas le cas en l’espèce. D’une part, la Loi modificatrice ne mentionne expressément que la prescription et ne contient aucune disposition transitoire pouvant s’appliquer au point de départ d’un délai de déchéance. D’autre part, si le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit simplement un délai de prescription, l’art. 13 de cette loi ne lui attribue aucun effet rétroactif, parce que le nouveau point de départ fixé au moment du décès n’est pas de nature déclaratoire. En effet, à l’art. 13, le législateur a indiqué que les dispositions concernant le point de départ de la prescription sont « déclaratoires ». Une disposition déclaratoire a un effet rétroactif dans la mesure où elle vient interpréter, comme le ferait une décision judiciaire, une règle de droit antérieure. Or, contrairement au premier alinéa, le point de départ du deuxième alinéa peut difficilement être qualifié de déclaratoire, puisqu’il s’agit d’une toute nouvelle règle qui ne vise aucunement à fixer ou à préciser le droit existant. Le législateur n’a donc pas exprimé l’intention de lui conférer un effet rétroactif. S’il existe un quelconque doute à ce sujet, il faut privilégier l’interprétation qui restreint la portée des dispositions explicitement rétroactives ou déclaratoires. En conséquence, peu importe la nature du délai du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., il n’aurait pas commencé à courir, dans le cas des situations juridiques en cours, avant l’entrée en vigueur de la Loi modificatrice. Ainsi, l’introduction d’un nouveau point de départ fixé au moment du décès n’aurait pas d’incidence, en l’espèce, sur le droit d’action de J.

Jurisprudence

Citée par le juge Brown

                    Arrêts appliqués : Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3; Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600; arrêts mentionnés : Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534; Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725; Tremaine c. A.H. Robins Canada Inc., [1990] R.D.J. 500; Comité d’environnement de La Baie Inc. c. Société d’électrolyse et de chimie Alcan Ltée, [1990] R.J.Q. 655; Harmegnies c. Toyota Canada inc., 2008 QCCA 380; Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666; Pharmascience inc. c. Option Consommateurs, 2005 QCCA 437, [2005] R.J.Q. 1367; Trottier c. Canadian Malartic Mine, 2018 QCCA 1075; Rumley c. Colombie‑Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184; Griffith c. Winter, 2002 BCSC 1219, 23 C.P.C. (5th) 336, conf. par 2003 BCCA 367, 15 B.C.L.R. (4th) 390; Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820; Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299; Charles c. Boiron Canada inc., 2016 QCCA 1716; Belmamoun c. Brossard (Ville), 2017 QCCA 102, 68 M.P.L.R. (5th) 46; Masella c. TD Bank Financial Group, 2016 QCCA 24; Del Guidice c. Honda Canada inc., 2007 QCCA 922, [2007] R.J.Q. 1496; Collectif de défense des droits de la Montérégie (CDDM) c. Centre hospitalier régional du Suroît du Centre de santé et de services sociaux du Suroît, 2011 QCCA 826; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2011 QCCS 6670; Untel c. Bennett, 2004 CSC 17, [2004] 1 R.C.S. 436; Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534; Lambert (Gestion Peggy) c. Écolait ltée, 2016 QCCA 659; Baulne c. Bélanger, 2016 QCCS 5387; Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (Copibec) c. Université Laval, 2017 QCCA 199; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2013 QCCS 3385; Sibiga c. Fido Solutions inc., 2014 QCCS 3235; Charles c. Boiron Canada inc., 2015 QCCS 312; Lévesque c. Vidéotron, s.e.n.c., 2015 QCCA 205; Martel c. Kia Canada inc., 2015 QCCA 1033; Union des consommateurs c. Air Canada, 2014 QCCA 523; A c. Frères du Sacré‑Cœur, 2017 QCCS 34; Brown c. B2B Trust, 2012 QCCA 900; Carrier c. Québec (Procureur général), 2011 QCCA 1231, [2011] R.J.Q. 1346; Adams c. Banque Amex du Canada, 2006 QCCS 5358; Guilbert c. Vacances sans Frontière Ltée, [1991] R.D.J. 513; Trudel c. Banque Toronto‑Dominion, 2007 QCCA 413; Fortier c. Meubles Léon ltée, 2014 QCCA 195; Toure c. Brault & Martineau inc., 2014 QCCA 1577; Lambert c. Whirlpool Canada, l.p., 2015 QCCA 433; Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923; Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424; Nadon c. Anjou (Ville), [1994] R.J.Q. 1823; Oubliés du viaduc de la Montée Monette c. Consultants SM inc., 2015 QCCS 3308; Theratechnologies inc. c. 121851 Canada inc., 2015 CSC 18, [2015] 2 R.C.S. 106; Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673; Martin c. Société Telus Communications, 2010 QCCA 2376; Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347; Berdah c. Nolisair International Inc., [1991] R.D.J. 417; Regroupement des citoyens contre la pollution c. Alex Couture inc., 2007 QCCA 565, [2007] R.J.Q. 859; Halvorson c. British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 267, 4 B.C.L.R. (5th) 292; Markson c. MBNA Canada Bank, 2007 ONCA 334, 85 O.R. (3d) 321; Option Consommateurs c. Bell Mobilité, 2008 QCCA 2201; Whirlpool Canada c. Gaudette, 2018 QCCA 1206; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond‑Dewar, 2012 QCCS 1146; Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; Option Consommateurs c. Merck & Co. inc., 2013 QCCA 57; Option Consommateurs c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2010 QCCA 1416; Bouchard c. Agropur Coopérative, 2006 QCCA 1342, [2006] R.J.Q. 2349; Option Consommateurs c. Novopharm Ltd., 2008 QCCA 949, [2008] R.J.Q. 1350.

Citée par le juge Gascon (dissident en partie)

                    Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600; Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Roussel c. Créations Marcel Therrien inc., 2011 QCCA 496, [2011] R.J.Q. 555; Global Credit & Collection Inc. c. Rolland, 2011 QCCA 2278, [2012] R.J.Q. 12; Équipement Industriel Robert Inc. c. 9061‑2110 Québec Inc., 2004 CanLII 10729; Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801; Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125; Western Minerals Ltd. c. Gaumont, [1953] 1 R.C.S. 345; Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660; Chambre des notaires du Québec c. Haltrecht, [1992] R.J.Q. 947; Kent c. The King, [1924] R.C.S. 388; Banque de Nouvelle‑Écosse c. Cohen, 1999 CanLII 13720; Québec (Commission de la construction) c. Gastier inc., 1998 CanLII 13132; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2011 QCCS 6670; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2013 QCCS 3385; A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394; Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65; Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600; Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65; Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820; Bouchard c. Agropur Coopérative, 2006 QCCA 1342, [2006] R.J.Q. 2349; Option Consommateurs c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2010 QCCA 1416; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424; Pharmascience inc. c. Option Consommateurs, 2005 QCCA 437, [2005] R.J.Q. 1367; Option Consommateurs c. Bell Mobilité, 2008 QCCA 2201; Union des consommateurs c. Bell Canada, 2012 QCCA 1287, [2012] R.J.Q. 1243; A c. Frères du Sacré‑Cœur, 2017 QCCS 5394; Trudel c. Banque Toronto‑Dominion, 2007 QCCA 413; Toure c. Brault & Martineau inc., 2014 QCCA 1577; Lambert c. Whirlpool Canada, l.p., 2015 QCCA 433; Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923; Fortier c. Meubles Léon ltée, 2014 QCCA 195; Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299; Charles c. Boiron Canada inc., 2016 QCCA 1716; Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673; Domaine de l’Orée des bois La Plaine inc. c. Garon, 2012 QCCA 269; Lanoue c. Brasserie Labatt ltée, 1999 CanLII 13784; Coutu c. Québec (Commission des droits de la personne), 1998 CanLII 13100; Deraspe c. Zinc électrolytique du Canada ltée, 2014 QCCS 1182, conf. par 2014 QCCA 2266, autorisation d’appel refusée, [2015] 2 R.C.S. vi; Labranche c. Énergie éolienne des Moulins, s.e.c., 2016 QCCS 1479, demande de permission d’appel rejetée, 2016 QCCA 1879; Option Consommateurs c. LG Chem Ltd., 2017 QCCS 3569; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2013 QCCS 3385; Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste‑Croix, 2011 QCCS 6670; Alexandre c. Dufour, [2005] R.J.Q. 1; Pierre‑Louis c. Québec (Ville de), 2008 QCCA 1687, [2008] R.J.Q. 2063; Andreou c. Agence du revenu du Québec, 2018 QCCA 695; Roussel c. Créations Marcel Therrien inc., 2011 QCCA 496, [2011] R.J.Q. 555; Global Credit & Collection Inc. c. Rolland, 2011 QCCA 2278, [2012] R.J.Q. 12; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3; Pellerin Savitz s.e.n.c.r.l. c. Guindon, 2017 CSC 29, [2017] 1 R.C.S. 575; Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27;  Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Proulx c. Desbiens, 2014 QCCS 4117; A c. Frères du Sacré‑Cœur, 2017 QCCS 34; Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Catudal c. Borduas, 2006 QCCA 1090, [2006] R.J.Q. 2052; P.L. c. J.L., 2011 QCCA 1233, [2011] R.J.Q. 1274; S.C. c. Archevêque catholique romain de Québec, 2009 QCCA 1349, [2009] R.J.Q. 1970; Christensen c. Archevêque catholique romain de Québec, 2010 CSC 44, [2010] 2 R.C.S. 694; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Banque de Nouvelle‑Écosse c. Cohen, 1999 CanLII 13720; Québec (Commission de la construction) c. Gastier inc., 1998 CanLII 13132; Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660; Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125; Western Minerals Ltd. c. Gaumont, [1953] 1 R.C.S. 345; Reid c. Reid (1886), 31 Ch. D. 402; Kent c. The King, [1924] R.C.S. 388.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, art. 298, 302, 309, 317, Livre cinquième, 1457, 1463, 1526, 1528, 1529, Livre huitième, 2878, 2880 al. 2, 2904, 2905, 2921, 2925, 2926, 2926.1, 2927, 2928, 2932.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 1003.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 23, 51, 571, 574, 575, 588 al. 2.

Loi constituant en corporation l’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal, S.Q. 1916, c. 90, préambule, art. 1, 2, 4, 5, 7.

Loi constituant en corporation Les Frères de Sainte‑Croix, S.Q. 1947, c. 122.

Loi constituant en corporation les Religieux de Sainte‑Croix, S.Q. 1935, c. 152.

Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 41, 41.1, 50.

Loi modifiant la charte de Les Religieux de Sainte‑Croix, S.Q. 1947, c. 121.

Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription, L.Q. 2013, c. 8, art. 13 [Loi 8].

Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7, art. 150.

Loi sur l’application de la réforme du Code civil, RLRQ, c. CCQ‑1992, art. 6.

Loi sur les compagnies, RLRQ, c. C‑38, partie III, art. 18(6).

Loi sur les corporations religieuses, RLRQ, c. C‑71 [auparavant la Loi des corporations religieuses, L.Q. 1971, c. 75], art. 1 « congrégation », « église », 2, 8, 8.1, 13, 14, 14.1, 16.

Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1.

Doctrine et autres documents cités

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                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Gagnon, Marcotte et Healy), 2017 QCCA 1460, [2017] J.Q. no 13138 (QL), 2017 CarswellQue 8365 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Lanctôt, 2015 QCCS 3583, [2015] J.Q. no 7141 (QL), 2015 CarswellQue 7360 (WL Can.). Pourvois rejetés, le juge en chef Wagner et les juges Gascon et Rowe sont dissidents en partie et la juge Côté est dissidente.

                    Marc Beauchemin et Emmanuel Laurin‑Légaré, pour l’appelant/intervenant L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal.

                    Éric Simard, Stéphanie Lavallée et Marie‑Pier Gagnon Nadeau, pour l’appelante/intervenante la Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix.

                    Robert Kugler, Alain Arsenault, Gilles Gareau, Pierre Boivin et Olivera Pajani, pour l’intimé.

                    Le jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown et Martin a été rendu par

                    Le juge Brown —

I.               Introduction

[1]                             J’ai pris connaissance des motifs rédigés avec soin par mon collègue le juge Gascon; il y dresse un portrait rigoureux et exhaustif des faits et de l’historique judiciaire. Je vais donc me contenter ici de rappeler brièvement le contexte des deux pourvois dont nous sommes saisis. Par sa Requête réamendée pour autorisation d’exercer un recours collectif et pour être représentant datée du 8 mai 2015 (« demande »), d.a.c., p. 96-111, et d.a.o., vol. I, p. 89-104, l’intimé J.J. sollicite l’autorisation d’exercer une action collective au nom de toutes[1] les victimes d’agressions sexuelles qui, depuis 1940, auraient été commises au Québec dans divers établissements par des frères et des pères membres de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix. À titre de parties défenderesses, J.J. désigne l’appelante la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix (« Congrégation ») — qui est la personne morale ayant aujourd’hui pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir cette communauté religieuse — et l’appelant l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal (« Oratoire ») — qui est un établissement dans lequel J.J. aurait personnellement subi des agressions sexuelles durant son enfance et qui est ou était à l’époque des faits contrôlé par la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix. Les appelants s’opposent farouchement à l’octroi de l’autorisation d’exercer une action collective contre eux.

[2]                             La Congrégation fait valoir que, comme elle n’a été constituée en personne morale qu’en 2008, elle ne saurait être tenue responsable d’actes qui, pour la plupart, auraient été commis avant sa constitution. La Congrégation suggère que J.J. aurait plutôt dû poursuivre la Corporation Jean-Brillant — une personne morale qui existait à l’époque des faits sous le nom « Les Frères de Sainte-Croix », mais qui ne fait aujourd’hui état d’aucun établissement ni d’aucun employé, et qui n’a pas pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir une congrégation religieuse. Pour sa part, l’Oratoire prétend n’avoir aucun lien avec la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix. Il soutient être une entité distincte ayant comme seule mission d’exploiter et d’entretenir ce lieu de culte. Par ailleurs, les deux appelants sont d’avis que l’action personnelle de J.J. est de toute façon irrémédiablement déchue en raison de l’art. 2926.1 al. 2 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).

[3]                             La Cour supérieure du Québec a refusé d’autoriser l’exercice de l’action collective contre les deux appelants, mais la majorité de la Cour d’appel du Québec a infirmé ce jugement. La juge dissidente en Cour d’appel s’est dite d’accord pour autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation, mais non contre l’Oratoire.

[4]                             Je partage entièrement l’analyse de mon collègue le juge Gascon portant sur l’art. 2926.1 C.c.Q., en particulier sa conclusion selon laquelle le second alinéa de cet article ne crée aucun délai de déchéance, contrairement à ce que prétendent les appelants. Je souscris également à ses motifs suggérant le rejet du pourvoi de la Congrégation. Soit dit en tout respect, cependant, je ne peux me rallier à sa conclusion au sujet de l’Oratoire. En effet, je suis d’avis que le jugement de la Cour supérieure refusant d’autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire est entaché de nombreuses erreurs, de fait et de droit, et ce, à l’égard de toutes les conditions énoncées à l’art. 575 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »), auparavant l’art. 1003 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25. La Cour d’appel pouvait dès lors intervenir et substituer sa propre appréciation de ces conditions à celle du juge de la Cour supérieure. 

[5]                             Avec égards, je ne vois aucune raison qui justifierait notre Cour d’infirmer la décision de la Cour d’appel d’autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire. En fait, le lien entre la Congrégation et l’Oratoire est à ce point étroit — les allégations de J.J. et les pièces présentées au soutien de la demande à l’encontre de ces deux entités étant de fait largement identiques — que le résultat suggéré par la juge dissidente en Cour d’appel n’est pas, soit dit en tout respect, tout à fait convaincant. De même, l’affirmation du juge de la Cour supérieure selon laquelle la demande serait « pratiquement silencieuse à l’égard de l’implication de l’Oratoire » est, soit dit encore en tout respect, inexacte, et ne suffit certainement pas à écarter l’action collective projetée contre l’Oratoire : 2015 QCCS 3583, par. 137 (CanLII). Les allégations principales de la demande figurant aux par. 3.33 à 3.38 sont rédigées au pluriel (« les intimés ») et visent par conséquent autant l’Oratoire que la Congrégation. Les deux pourvois devraient donc être rejetés, avec dépens en faveur de J.J.

II.            Analyse

[6]                             L’article 571 al. 1 C.p.c. définit l’action collective comme étant le moyen procédural qui permet à une personne d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres d’un groupe dont elle fait partie et de le représenter. Ce véhicule procédural poursuit plusieurs objectifs, à savoir faciliter l’accès à la justice, modifier des comportements préjudiciables et économiser les ressources judiciaires : Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, par. 15; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, par. 27-29; Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, par. 1. Une personne ne peut exercer l’action collective qu’avec l’autorisation préalable du tribunal : art. 574 al. 1 C.p.c. Lorsqu’il décide du sort d’une telle demande d’autorisation, le tribunal doit évaluer les quatre conditions prévues à l’art. 575 C.p.c., lequel est rédigé comme suit :

575. Le tribunal autorise l’exercice de l’action collective et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que :

 

     1°  les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;

 

     2°  les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;

 

     3°  la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance;

 

     4°  le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.

[7]                             À l’étape de l’autorisation, le tribunal exerce un « rôle de filtrage » : Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600, par. 59 et 65; Vivendi, par. 37. Il doit simplement s’assurer que le demandeur satisfait aux conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. Dans l’affirmative, l’exercice de l’action collective doit être autorisé. La Cour supérieure procédera plus tard à l’examen du fond du litige. Ainsi, lorsqu’il vérifie si les conditions prévues à l’art. 575 C.p.c. sont respectées au stade de l’autorisation, le juge tranche une question purement procédurale. Il ne doit pas se pencher sur le fond du litige, étape qui s’amorce seulement après l’octroi de la demande d’autorisation : Infineon, par. 68; Vivendi, par. 37; Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, par. 22.

[8]                             La Cour privilégie « une interprétation et une application larges des critères d’autorisation [de l’exercice de l’action collective] et ‟la jurisprudence a clairement voulu faciliter l’exercice des [actions collectives] comme moyen d’atteindre le double objectif de la dissuasion et de l’indemnisation des victimes” » : Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725, par. 43, citant Infineon, par. 60; voir aussi Marcotte c. Longueuil, par. 22. Autrement dit, l’action collective n’est pas un « recours exceptionnel » commandant une interprétation restrictive : Tremaine c. A.H. Robins Canada Inc., [1990] R.D.J. 500 (C.A.); voir aussi Comité d’environnement de La Baie Inc. c. Société d’électrolyse et de chimie Alcan Ltée, [1990] R.J.Q. 655 (C.A.). Au contraire, il s’agit d’« un remède ordinaire qui vise à favoriser une meilleure justice sociale » : Harmegnies c. Toyota Canada inc., 2008 QCCA 380, par. 29 (CanLII); voir aussi Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666, par. 16; Pharmascience inc. c. Option Consommateurs, 2005 QCCA 437, [2005] R.J.Q. 1367, par. 20; Trottier c. Canadian Malartic Mine, 2018 QCCA 1075, par. 35-36 (CanLII). Certains considèrent que « [l’action collective] est très approprié[e] dans les cas de sévices sexuels, étant donné la grande vulnérabilité des victimes » : L. Langevin et N. Des Rosiers, avec la collaboration de M.-P. Nadeau, L’indemnisation des victimes de violence sexuelle et conjugale (2e éd. 2012), p. 370; voir également, en ce sens, Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184, par. 39; Griffith c. Winter, 2002 BCSC 1219, 23 C.P.C. (5th) 336, par. 38, conf. par 2003 BCCA 367, 15 B.C.L.R. (4th) 390.

[9]                             Pour trancher le pourvoi de l’Oratoire, il faut répondre à deux questions. La première est celle de savoir si l’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la décision du juge de la Cour supérieure était justifiée. La deuxième — qui ne se pose que si l’on conclut que la Cour d’appel était justifiée d’intervenir et de substituer son appréciation des conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. à celle du juge de la Cour supérieure — consiste à se demander si la décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire est elle-même entachée d’une quelconque erreur révisable par notre Cour.

A.           L’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la décision du juge de la Cour supérieure était-elle justifiée?

[10]                         Lorsqu’elle siège en appel d’une décision portant sur une demande sollicitant l’autorisation d’exercer une action collective, la Cour d’appel « ne détient qu’un pouvoir limité d’intervention »; ainsi, « elle doit faire preuve de déférence envers la décision du juge d’autorisation » : Vivendi, par. 34. Il est en effet bien établi que l’appréciation du respect des conditions d’autorisation implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire : Harmegnies, par. 20-24. En conséquence, la Cour d’appel « n’interviendra [. . .] que si le juge d’autorisation a commis une erreur de droit ou si son appréciation des critères énoncés à l’art. [575] C.p.c. est manifestement non fondée » : Vivendi, par. 34. En outre, « en présence d’une erreur de droit ou d’une appréciation manifestement non fondée de la part du juge d’autorisation à l’égard d’un critère prévu à l’art. [575] C.p.c., la Cour d’appel peut uniquement substituer son appréciation pour ce critère et non pour les autres » : Vivendi, par. 35; voir aussi Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820, par. 17 (CanLII); Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299, par. 32-35 (CanLII); Charles c. Boiron Canada inc., 2016 QCCA 1716, par. 37 (CanLII); Belmamoun c. Brossard (Ville), 2017 QCCA 102, 68 M.P.L.R. (5th) 46, par. 70.

[11]                         Toutefois, s’il est vrai que le pouvoir d’intervention de la Cour d’appel à l’égard d’une décision portant sur une demande d’autorisation d’exercer une action collective est limité, il convient de souligner que le rôle du juge de l’autorisation l’est tout autant :

     [traduction] Bien que le champ d’intervention en appel soit effectivement limité, le rôle du juge de l’autorisation l’est tout autant. En termes clairs, particulièrement depuis sa décision dans l’affaire Infineon, la Cour suprême a maintes fois réitéré que la fonction du juge à l’étape de l’autorisation consiste uniquement à écarter les demandes insoutenables. La Cour [suprême] a affirmé que la loi n’impose pas un fardeau onéreux à la personne qui demande l’autorisation : « [le demandeur] doit uniquement démontrer l’existence d’une “apparence sérieuse de droit”, d’une “cause défendable” », ont écrit les juges LeBel et Wagner dans l’arrêt Vivendi, précisant que le juge de l’autorisation « ne doit pas se pencher sur le fond du litige, étape qui s’ouvre seulement après l’octroi de la requête en autorisation ».

 

     Depuis l’arrêt Infineon, [la Cour d’appel] s’est constamment appuyée sur cette norme, l’invoquant lorsque l’autorisation a à tort été refusée parce qu’un fardeau trop lourd avait été imposé.

 

(Sibiga, par. 34-35)

[12]                         Ainsi, le juge qui, au stade de l’autorisation, outrepasse son rôle de filtrage et, ce faisant, impose au demandeur un seuil de preuve trop élevé ou se penche sur le fond du différend, commet une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour d’appel : Vivendi, par. 4 et 37; Infineon, par. 40 et 68; Marcotte c. Longueuil, par. 22; voir aussi Sibiga, par. 71 et 80; Masella c. TD Bank Financial Group, 2016 QCCA 24, par. 9 (CanLII).

[13]                         En l’espèce, les motifs exposés par le juge de la Cour supérieure au soutien de sa conclusion refusant d’autoriser l’exercice de l’action collective contre l’Oratoire sont des plus brefs : par. 128-138. En effet, outre ses remarques mettant en question le fait que seul l’Oratoire soit poursuivi aux côtés de la Congrégation alors que, selon lui, la logique aurait plutôt commandé, ou bien que toutes les institutions où des membres du groupe auraient subi des agressions sexuelles soient poursuivies, ou bien qu’aucune institution ne le soit — un argument sur lequel je reviendrai —, le juge se contente d’affirmer que « les motifs justifiant le rejet du recours contre la Congrégation [. . .] sont les mêmes que ceux justifiant le recours contre l’Oratoire » : par. 138 (je souligne). Soit dit en tout respect, il paraît dès lors un peu incohérent de conclure, comme le fait le juge Gascon, que la Cour d’appel était justifiée d’intervenir à l’égard de l’action collective projetée contre la Congrégation, mais qu’elle n’était pas justifiée de le faire à l’égard de l’action collective envisagée contre l’Oratoire.

[14]                         Cela dit, j’estime utile de passer en revue certaines des erreurs qu’a commises le juge de la Cour supérieure, et qui justifiaient l’intervention de la Cour d’appel. Il convient de rappeler que le juge de la Cour supérieure a conclu qu’aucune des conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. n’était respectée, alors que la Cour d’appel a au contraire jugé que toutes les conditions l’étaient. En appel devant notre Cour, l’Oratoire conteste seulement le respect par J.J. des conditions relatives au caractère commun des questions (art. 575(1) C.p.c.) et au caractère suffisant des faits allégués (art. 575(2) C.p.c.). L’Oratoire prétend également que la « déchéance » de l’action personnelle de J.J. affecte sa capacité d’obtenir le statut de représentant apte à assurer une représentation adéquate des membres du groupe (art. 575(4) C.p.c.) : m.a.o., par. 114. Lors de l’audition du pourvoi, le procureur de l’Oratoire a par ailleurs expressément confirmé qu’il renonçait à contester le respect par J.J. de la condition relative à la composition du groupe (art. 575(3) C.p.c.). Bien que la contestation par l’Oratoire du statut de J.J. comme représentant des membres du groupe se limite à des arguments sur la prétendue « déchéance » de l’action personnelle de J.J., je considère qu’il est nécessaire de souligner les erreurs du juge de la Cour supérieure à l’égard de cette condition et des deux autres qui sont contestées devant nous, puisqu’il ressort des motifs mêmes du juge de la Cour supérieure que les erreurs qu’il a commises sur la condition relative au statut de représentant ont affecté son analyse des autres conditions. En effet, le juge de la Cour supérieure a affirmé que les circonstances de l’affaire dont il était saisi « mett[aient] en relief l’absence de cloisonnement étanche entre les diverses conditions fixées par  [l’art. 575 C.p.c.] », de sorte que « les raisons pour lesquelles [la demande] dev[ait] échouer quant à une des exigences justifi[aient] aussi son rejet sous un autre rapport » : par. 22, citant Del Guidice c. Honda Canada inc., 2007 QCCA 922, [2007] R.J.Q. 1496, par. 40; voir aussi par. 23.

(1)          L’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la condition relative au caractère commun des questions (art. 575(1) C.p.c.)

[15]                         Le juge de la Cour supérieure a souligné que plusieurs questions soulevées par l’action collective projetée — telles les questions relatives à la prescription et à l’existence de dommages ou d’un lien de causalité — « devront être analysées individuellement, de sorte qu’elles ne peuvent faire l’objet de questions de droit ou de faits communes » : par. 127. La Cour d’appel a estimé à juste titre que ce facteur ne pouvait en soi justifier le rejet de la demande d’autorisation : « Il est fort possible que la détermination des questions communes ne constitue pas une résolution complète du litige, mais qu’elle donne plutôt lieu à des petits procès à l’étape du règlement individuel des réclamations [ce qui] ne fait pas obstacle à [une action collective] » (2017 QCCA 1460, par. 55 (CanLII), citant Collectif de défense des droits de la Montérégie (CDDM) c. Centre hospitalier régional du Suroît du Centre de santé et de services sociaux du Suroît, 2011 QCCA 826, par. 23 (CanLII), cité avec approbation dans Vivendi, par. 42; voir aussi Sibiga, par. 115, 123 et 128).

[16]                         Le juge de la Cour supérieure a également insisté sur les différences que présentent les situations des membres du groupe, étant donné le fait qu’« il existe potentiellement un nombre indéterminé d’endroits où des gestes fautifs auraient été posés » : par. 120. Il a aussi mentionné que, « [d]ans tous les autres dossiers de même nature pour lesquels l’autorisation d’exercer un recours collectif a été accordée [. . .], il s’agissait d’une seule et même institution dans laquelle les actes reprochés avaient été posés par une ou des personnes bien identifiées » : par. 119 (je souligne). Toutefois, comme le signale le juge lui-même, au par. 119 (note 39) de ses motifs, il existe au moins une exception. Par exemple, dans l’affaire Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2011 QCCS 6670 (« affaire Cornellier »), la Cour supérieure a autorisé l’exercice d’un recours collectif dans un cas où le litige concernait des sévices sexuels commis par des membres de la Congrégation sur des étudiants ayant fréquenté le Collège Notre-Dame, le Collège Saint-Césaire et l’école Notre-Dame de Pohénégamook.

[17]                         Pour sa part, la Cour d’appel a plutôt souligné que la Congrégation est poursuivie « non pas en raison des établissements [qu’elle] exploit[e], mais bien parce que les agresseurs sont des membres de la Congrégation » : par. 64; voir aussi par. 97. En effet, comme l’a indiqué la Cour d’appel, « [l’]idée d’établissement autonome, dans le sens — d’entreprise distincte —, telle que retenue par le Juge ne correspond pas à la réalité de la Congrégation », dont les membres, au gré de leurs assignations, « étaient vraisemblablement susceptibles de passer d’un établissement à l’autre sans autre formalité » : par. 63; voir, par exemple, à la pièce R-8 (« Tableau des victimes »), d.a.c., p. 151-152, la situation du frère Brunelle assigné successivement à l’Orphelinat Saint-Joseph et à l’École artisanale Notre-Dame-des-Monts, et celle du frère Bernard assigné d’abord à l’Oratoire, puis à l’établissement de Waterville. Il importe à cet égard de mentionner que la Congrégation fait état de près d’une vingtaine d’établissements au Québec : voir les pièces R-1 (amendée), État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015), et R-1.2, État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2014), d.a.c., p. 135-136 et 147-148.

[18]                         Cependant, tous les membres du groupe auraient été agressés par des membres de la Congrégation, et ce, peu importe les endroits où les agressions seraient survenues. Or, ces mêmes membres de la Congrégation exerçaient nécessairement leurs activités auprès d’enfants avec le consentement ou sous l’autorité des dirigeants de la Congrégation (motifs de la C.A., par. 57); de fait, J.J. allègue que la Congrégation est un institut de vie consacrée assujetti au droit canon (par. 3.39 et 3.40 de la demande); au sujet de l’autorité du supérieur d’un institut religieux sur ses membres, voir par. 3.40.1 à 3.47 de la demande; voir aussi les pièces R-6, T. P. Doyle, Canon Law : What Is It? (2006) (« article Doyle (2006) »), d.a.o., vol. II, p. 87, et R-7, Extraits du Code de Droit Canonique, canons 1395 et 1717, d.a.o., vol. II, p. 89-93; voir, enfin, par analogie, Untel c. Bennett, 2004 CSC 17, [2004] 1 R.C.S. 436, par. 21 et 27-28; Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, par. 44 et 46; M. H. Ogilvie, Religious Institutions and the Law in Canada (4e éd. 2017), p. 226 et 320. Il en résulte que tous les membres du groupe ont un intérêt certain à ce que soit tranchée au moins une question commune « qui ferait progresser le règlement du litige pour l’ensemble des membres du groupe et qui ne jouerait pas un rôle négligeable quant au sort du litige » (Vivendi, par. 60), soit la question de la responsabilité de la Congrégation à l’égard du fait que certains de ses membres, qui ont exercé des activités auprès d’enfants avec le consentement ou sous l’autorité des dirigeants de la Congrégation, auraient commis des agressions sur ces enfants.

[19]                         Il est surtout question ici de la responsabilité découlant de la faute directe (ou, plus simplement, de la responsabilité directe) de la Congrégation fondée sur une prétendue négligence « systémique » à l’égard des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants. La Cour d’appel a d’ailleurs conclu que « les questions inhérentes à la responsabilité directe [de la Congrégation] sont à elles seules capables de faire progresser nettement le recours vers un règlement du litige » : par. 67 (je souligne); voir aussi par. 106. Il y a effectivement lieu de souligner que toutes les questions communes identifiées par J.J. — et autorisées par la Cour d’appel — portent en réalité sur la question de savoir si la Congrégation a fait preuve de négligence envers les victimes des agressions qui auraient été commises par ses membres. J.J. allègue que la Congrégation « [a] permis que des abus sexuels soient perpétrés à l’encontre d’enfants mineurs par [s]es membres [. . .] dans des écoles publiques, des orphelinats, à l’Oratoire [. . .], ou dans d’autres lieux » : par. 3.33 de la demande. La Congrégation aurait aussi « exercé une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par [s]es membres » : par. 3.34 de la demande. J.J. allègue en outre que la Congrégation « étai[t] au courant des abus sexuels perpétrés par [s]es membres [. . .] et [qu’elle] les [a] néanmoins étouffés » : par. 3.35 de la demande. J.J. ajoute que la Congrégation aurait « sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels commis sur des enfants mineurs par [s]es membres » : par. 3.36 de la demande.

[20]                         En somme, la Cour d’appel est intervenue à juste titre à l’égard du jugement de première instance, étant donné que le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit relativement aux composantes principales de l’art. 575(1) C.p.c. lorsqu’il a insisté sur les différences entre les membres du groupe découlant du fait que les agressions auraient été commises dans « un nombre indéterminé d’endroits »  (par. 120), au lieu de reconnaître l’existence d’au moins une question commune découlant du fait que tous les membres du groupe auraient été victimes de membres de la Congrégation : Vivendi, par. 60.

(2)          L’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la condition relative au caractère suffisant des faits allégués (art. 575(2) C.p.c.)

[21]                         Pour l’essentiel, le juge de la Cour supérieure a estimé qu’il n’y avait pas, dans la demande, de « faits précis et palpables » allégués au soutien de la prétention de J.J. suivant laquelle la Congrégation avait connaissance des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants : par. 103; voir aussi par. 105. Le juge a écarté la pièce R-3, M. Benkert et T. P. Doyle, Religious Duress and Its Impact on Victims of Clergy Sexual Abuse, 27 novembre 2008 (« article Benkert et Doyle (2008) »), d.a.o., vol. II, p. 33-71, et l’article Doyle (2006), car ils constituaient selon lui « des documents d’opinion » : par. 108-109. Il a également conclu que les informations contenues dans la pièce R-4, DVD de l’émission Enquête de Radio-Canada, 30 septembre 2010 (« DVD de l’émission Enquête ») « [n’étaient] [. . .] d’aucune utilité pour les fins du présent recours » : par. 111. De plus, il a accordé peu de valeur probante — voire aucune — au Tableau des victimes, en raison notamment de la participation des procureurs de J.J. à sa préparation; il a même affirmé qu’« on ne peut tenir pour acquis, au présent stade, que les personnes mentionnées [au Tableau des victimes] sont véritablement des victimes des membres de [la Congrégation] par opposition à des victimes d’autres communautés religieuses » : par. 57.

[22]                         Avec égards, le juge de la Cour supérieure a manifestement outrepassé son rôle de filtrage en se penchant, au stade de l’autorisation, sur le fond du différend : Vivendi, par. 4 et 37; Infineon, par. 40 et 68; Marcotte c. Longueil, par. 22; Sibiga, par. 71 et 80. En effet, le juge qui, au stade de l’autorisation, se prononce sur la valeur probante de la preuve présentée au soutien de la demande ou, en l’absence de circonstance exceptionnelle, refuse de la prendre en considération, commet une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour d’appel : Sibiga, par. 84-86; Lambert (Gestion Peggy) c. Écolait ltée, 2016 QCCA 659, par. 32 (CanLII). Par exemple, dans l’arrêt Charles, la Cour d’appel a conclu que le juge s’était « écart[é] carrément de son rôle et de l’approche large et libérale qu’il se devait de suivre », lorsqu’il a choisi « d’exclure de la preuve les éléments émanant des articles scientifiques déposés parce qu’ils visaient à discréditer l’homéopathie en général, et qu’en cela ils devenaient peu crédibles » : par. 47; voir aussi par. 17 (« Le juge de la Cour supérieure a [erré lorsqu’il a écarté trois articles scientifiques, car trop généraux, et lorsqu’il a] longuement considéré la preuve qui lui était présentée et qu’il devait, à ce stade, tenir pour avérée »); voir, également, Belmamoun, par. 81-83; Baulne c. Bélanger, 2016 QCCS 5387, par. 53 (CanLII).

[23]                         C’est donc à bon droit, en l’espèce, que la Cour d’appel a souligné que le juge de la Cour supérieure avait « limit[é] indûment la portée [du Tableau des victimes] en se prononçant sur sa force probante » : par. 79. La Cour d’appel a également eu raison de souligner qu’il fallait tenir pour avéré, au stade de l’autorisation, le fait que tous les agresseurs présumés dénoncés au Tableau des victimes sont des membres de la Congrégation, et que le juge de la Cour supérieure avait à tort émis l’hypothèse que les agresseurs présumés pouvaient faire partie d’une autre communauté religieuse : par. 80. Or, le Tableau des victimes, pour peu qu’on lui applique la norme de la « cause défendable », comme l’a fait la Cour d’appel, expose des faits « précis et palpables » qui soutiennent en eux-mêmes la prétention de J.J. selon laquelle la Congrégation avait connaissance des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants.

[24]                         En effet, le Tableau des victimes énumère quarante et une victimes, qui auraient été agressées par près d’une trentaine de membres de la Congrégation, au cours d’une période de plus de quarante ans, dans plus d’une vingtaine d’établissements. Certains des agresseurs présumés étaient en situation d’autorité au sein de la Congrégation, puisqu’ils portaient le titre de frère supérieur; voir aussi, parmi l’énumération des agresseurs présumés, le directeur de l’école Ste-Brigide, membre de la Congrégation, et le Supérieur D.L. Je fais mienne la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle le cumul de tous ces éléments — c’est-à-dire le nombre d’agressions dénoncées au Tableau des victimes, le nombre de religieux impliqués, l’importance de la période couverte par les dénonciations et le nombre d’endroits où seraient survenues les agressions — fait en sorte qu’il est possible de soutenir, au stade de l’autorisation, qu’il y aurait lieu lors de l’audition de l’action sur le fond d’en tirer l’inférence que la Congrégation savait ou ne pouvait ignorer que certains de ses membres se livraient à des agressions sur des enfants : motifs de la C.A., par. 59-60 et 83-86. De fait, au stade de l’autorisation, le juge doit prêter une attention particulière, non seulement aux faits allégués, mais aussi aux inférences ou présomptions de fait ou de droit qui sont susceptibles d’en découler et qui peuvent servir à établir l’existence d’une « cause défendable » : L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations (2e éd. 2017), p. 2480; voir, par exemple, Sibiga, par. 91-93; Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (Copibec) c. Université Laval, 2017 QCCA 199, par. 75 (CanLII).

[25]                         En conséquence, je partage également la conclusion de la Cour d’appel portant que « la simple preuve prima facie selon laquelle près d’une trentaine de membres de la Congrégation, des pères et des frères dont certains portaient le titre de frère supérieur (donc en autorité), se sont adonnés à des sévices sexuels sur des enfants mineurs sur une période de temps importante, dénote l’existence probable d’un modus operandi chez les agresseurs » : par. 83. En d’autres termes, la prétention de J.J. voulant que la Congrégation ait eu connaissance des agressions commises par ses membres sur des enfants doit être examinée à la lumière des faits « concrets », « précis » ou « palpables » qui se dégagent du Tableau des victimes :

     En somme, les allégations portant sur la connaissance de la Congrégation, lorsqu’on prend en compte les éléments de preuve ci-devant relatés auxquels s’ajoute la hiérarchie caractérisant les organisations religieuses traditionnelles, étaient suffisantes pour démontrer une cause défendable au regard de la seconde condition de l’article 575 C.p.c. [Je souligne.]

 

(motifs de la C.A., par. 86)

[26]                         En outre, le juge de la Cour supérieure n’aurait pas dû, à la lumière de l’article Benkert et Doyle (2008) qui lui a été présenté, accorder une si grande importance à l’absence, dans la demande elle-même, de faits « concrets », « précis » ou « palpables » allégués au soutien de la prétention de J.J. selon laquelle la Congrégation avait connaissance des agressions commises par ses membres sur des enfants. Or, le juge a refusé de considérer le contenu d’un tel article scientifique. Ce refus constituait une erreur, comme je l’ai déjà indiqué, puisqu’il s’agissait d’une preuve pertinente en l’espèce : voir, à ce sujet, les motifs de la C.A., par. 88-90. En effet, suivant l’article en cause, une contrainte morale, provenant de la relation d’autorité entre le prêtre et l’enfant, est souvent la cause de l’absence de dénonciation des abus sexuels subis : voir d.a.o., vol. II, p. 40 et 60. Justement, dans la présente affaire, J.J. allègue n’avoir jamais parlé, jusqu’en 2011, des agressions dont il aurait été victime durant son enfance : par. 3.18 à 3.20 de la demande. Il va sans dire qu’il ne les a évidemment pas dénoncées à l’époque des faits. Or, l’absence de dénonciations à l’époque des faits peut elle-même être la cause de l’absence de faits « concrets », « précis » ou « palpables » sur lesquels asseoir une allégation de connaissance des agressions par les dirigeants concernés. (Par exemple, dans Bennett, la prétention des victimes relatives à la connaissance des abus sexuels par les évêques chargés de la surveillance du prêtre agresseur pouvaient s’appuyer sur l’existence de dénonciations à l’époque des faits : par. 1 et 8.) Toutefois, cela ne veut pas dire qu’une telle connaissance n’existe pas réellement ou ne peut être inférée d’autres éléments. L’article Benkert et Doyle (2008) appuie également l’allégation formulée au par. 3.34 de la demande selon laquelle la Congrégation a pu « exerc[er] une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par [s]es membres » : voir d.a.o., vol. II, p. 60 et 62-63.

[27]                         Enfin, le juge de la Cour supérieure a manifestement fait erreur lorsqu’il a déclaré non pertinent le DVD de l’émission Enquête, au motif que les informations qu’il dévoile n’étaient, selon lui, « d’aucune utilité pour les fins du présent recours » : par. 111. Il est vrai que le DVD traite longuement des agressions sexuelles commises au Collège Notre-Dame — lesquelles ont fait l’objet d’un règlement dans l’affaire Cornellier; voir aussi Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2013 QCCS 3385. Toutefois, le DVD ne se limite pas à ces agressions. Il étaye plutôt la connaissance générale des abus sexuels et le refus d’agir des dirigeants de la Congrégation. Une telle preuve soutient spécifiquement l’allégation énoncée au par. 3.35 de la demande selon laquelle les dirigeants de la Congrégation « étaient au courant des abus sexuels perpétrés par [s]es membres [. . .] et les ont néanmoins étouffés », et elle émane d’un ancien frère de la Congrégation, W.K., qui possède une connaissance personnelle de plusieurs abus sexuels et de l’inaction de sa communauté. Cet ancien frère affirme sans équivoque que l’inaction de la Congrégation à l’égard des abus sexuels commis sur des enfants ne se limite pas au seul Collège Notre-Dame, et que les dirigeants de la Congrégation savaient que des abus étaient commis également dans d’autres lieux où les religieux exerçaient des activités auprès d’enfants : minute 21 du DVD; il est également question des victimes ayant fréquenté d’autres établissements que le Collège Notre-Dame à la minute 24 du DVD (« dans l’un ou l’autre des établissements gérés par les Sainte-Croix »). En somme, le DVD fait état du caractère systémique des abus sexuels commis par des membres de la Congrégation au sein de divers établissements.

[28]                         Le DVD de l’émission Enquête révèle également que le frère C.H. aurait été protégé par la Congrégation, bien que plus d’un enfant l’ait dénoncé, lui reprochant des abus sexuels. (Au sujet de la protection dont peuvent bénéficier les agresseurs de la part des dirigeants d’organisations religieuses, voir l’article Benkert et Doyle (2008), d.a.o., vol. II, p. 39 et 70.) Le nom du frère C.H. figure dans le Tableau des victimes, en lien avec des gestes qu’il aurait commis à l’endroit de la victime B.L. à l’école Côte-des-Neiges et/ou à l’Oratoire. Le haut dirigeant de la Congrégation qui aurait protégé le frère C.H. en passant sous silence les abus sexuels qui auraient été commis par ce dernier est nul autre que C.S., lequel est administrateur de la Congrégation et de la Corporation Jean-Brillant : État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014) et État des renseignements de la Corporation Jean-Brillant au registre des entreprises (2014), d.a.c., p. 134, 141 et 146. En conséquence, le DVD étaye l’allégation selon laquelle au moins un haut dirigeant de la Congrégation avait potentiellement une connaissance réelle des abus sexuels qui auraient été commis par l’un des agresseurs expressément identifiés dans le Tableau des victimes. C’est donc à bon droit que la Cour d’appel a souligné que le DVD était pertinent au stade de l’autorisation, et que, pour cette raison, il n’aurait pas dû être écarté par le juge de la Cour supérieure : par. 93.

(3)          L’intervention de la Cour d’appel à l’égard de la condition relative au statut de J.J. comme représentant des membres du groupe (art. 575(4) C.p.c.)

[29]                         Le juge de la Cour supérieure a conclu que J.J. n’avait pas « la compétence pour assurer une représentation adéquate des membres du groupe » : par. 29. Il lui a reproché de n’avoir effectué personnellement aucune démarche afin de vérifier, par exemple, les établissements où des agressions seraient survenues, ainsi que le nombre de personnes visées par le groupe projeté : par. 31. Le juge a également souligné que la demande d’autorisation avait été introduite à l’initiative des avocats de J.J. : par. 31. En outre, ce dernier souhaitait demeurer anonyme et réduire au minimum les contacts possibles avec les autres membres du groupe : par. 33 et 35. Comme le rôle de J.J. n’allait pas « au-delà de la simple figuration », celui-ci n’était pas un représentant adéquat : par. 28 et 34.

[30]                         Pour arriver à cette conclusion, le juge de la Cour supérieure s’est fortement appuyé sur deux jugements de première instance qui ont été subséquemment infirmés par la Cour d’appel : Sibiga c. Fido Solutions inc., 2014 QCCS 3235, et Charles c. Boiron Canada inc., 2015 QCCS 312. Bien que l’on ne puisse reprocher au juge de la Cour supérieure de s’être appuyé sur ces deux jugements de première instance, puisqu’il n’avait pas le bénéfice des arrêts de la Cour d’appel les infirmant lorsqu’il s’est prononcé, son analyse de la condition relative au statut de J.J. comme représentant devait néanmoins être revue en appel à la lumière de ces arrêts récents, comme l’a d’ailleurs reconnu la juge dissidente en Cour d’appel : par. 138. Ainsi, le juge de la Cour supérieure a clairement fait erreur en concluant que le rôle de premier plan joué par les avocats de J.J. dans l’introduction de la demande d’autorisation était incompatible avec le statut de ce dernier comme représentant des membres du groupe projeté : Sibiga, par. 101-102; Charles, par. 53-56.

[31]                         Le juge de la Cour supérieure a cependant pu profiter des enseignements de l’arrêt Lévesque c. Vidéotron, s.e.n.c., 2015 QCCA 205, dans lequel la Cour d’appel a précisé que le juge de l’autorisation avait à tort reproché au demandeur de n’avoir cherché ni à identifier d’autres membres du groupe ni à cerner leur nombre potentiel; voir également l’arrêt Martel c. Kia Canada inc., 2015 QCCA 1033, par. 29 (CanLII), où la Cour d’appel a là aussi tempéré le devoir d’enquête imposé au demandeur. Ces mêmes reproches n’auraient donc pas dû être adressés à J.J. Cette erreur s’est d’ailleurs répercutée sur l’analyse par le premier juge d’autres conditions, telle celle relative à la composition du groupe énoncée à l’art. 575(3) C.p.c., puisque le juge y a de nouveau souligné, à l’égard de cette condition, que « l’absence totale d’informations, d’enquête ou de quelque démarche que ce soit par J.J. » faisait en sorte, selon lui, « que l’affirmation mentionnée [au par. 4.1 de la demande] quant au nombre potentiel de victimes » n’était qu’une « inférence » ou du « ouï-dire » : par. 73. Pour le juge, en effet, « les carences d’une enquête menée par un représentant » pouvaient « être fatale[s] quant au respect de la condition énoncée à [l’art. 575(3) C.p.c.] » : par. 74. Le juge avait de fait indiqué qu’il analyserait en premier la condition relative au statut de J.J. comme représentant, car les raisons pour lesquelles la demande de J.J. échouait quant à cette condition justifiaient aussi le rejet de celle-ci sous d’autres rapports : par. 22-23.

[32]                         La Cour d’appel était dès lors largement justifiée d’intervenir à l’égard de la condition relative au statut de J.J. comme représentant. Comme l’a souligné la Cour d’appel, au par. 104, trois critères doivent être considérés pour décider de ce statut. Le demandeur doit démontrer : a) l’intérêt à poursuivre; b) la compétence; et c) l’absence de conflit avec les membres du groupe (P.-C. Lafond, Le recours collectif comme voie d’accès à la justice pour les consommateurs (1996), p. 419; Infineon, par. 149; Union des consommateurs c. Air Canada, 2014 QCCA 523, par. 82 (CanLII)). Il y a lieu d’interpréter ces trois critères « de façon libérale »; ainsi, « [a]ucun représentant proposé ne devrait être exclu, à moins que ses intérêts ou sa compétence ne soient tels qu’il serait impossible que l’affaire survive équitablement » : Infineon, par. 149. À mon avis, c’est à bon droit que la Cour d’appel a conclu, au par. 108, que J.J. satisfaisait aux exigences de la loi. La Cour d’appel pouvait aussi à juste titre souligner qu’il est tout à fait normal dans ce type d’action collective que les victimes d’agressions sexuelles, y compris le représentant, bénéficient du droit à l’anonymat, et que les contacts avec les membres se fassent principalement par l’entremise des avocats du représentant : par. 105, citant A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 34, par. 71 et 79 (CanLII).

(4)          Conclusion sur l’intervention de la Cour d’appel

[33]                         Il ne fait aucun doute que le juge de la Cour supérieure a commis de nombreuses erreurs, de fait et de droit, et ce, relativement à toutes les conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. Plusieurs des erreurs du juge, par exemple le fait qu’il n’a pas su cerner au moins une question commune à tous les membres du groupe — en l’occurrence la question de la négligence « systémique » de la Congrégation à l’égard des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants — ou encore le fait qu’il a écarté le DVD de l’émission Enquête et le Tableau des victimes, ont nécessairement influencé sa décision de refuser l’exercice de l’action collective contre l’Oratoire. Le juge de la Cour supérieure — il convient de le répéter — a d’ailleurs affirmé que « les motifs justifiant le rejet du recours contre la Congrégation [. . .] sont les mêmes que ceux justifiant le recours contre l’Oratoire » : par. 138 (je souligne).

[34]                         Étant donné les nombreuses erreurs du juge de la Cour supérieure relativement à toutes les conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c., la Cour d’appel était clairement justifiée de « substituer son appréciation » à celle du premier juge, et ce, à l’égard de toutes ces conditions : Vivendi, par. 35. Il convient maintenant de se demander si la décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire est elle-même entachée d’une quelconque erreur révisable par notre Cour.

B.            La décision de la Cour d’appel autorisant l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire est-elle entachée d’une erreur révisable?

[35]                         Avant d’examiner les conditions du caractère commun des questions et du caractère suffisant des faits allégués, conditions qui, je le rappelle, sont les seuls points que conteste l’Oratoire (outre ses arguments portant sur la prétendue « déchéance » de l’action personnelle de J.J. qui affecterait le statut de ce dernier comme représentant adéquat des membres du groupe), il y a lieu de traiter brièvement de la question du « lien » entre l’Oratoire et la Congrégation. Je terminerai mon analyse en examinant le fait que seul l’Oratoire soit poursuivi aux côtés de la Congrégation.

(1)          Le « lien » entre l’Oratoire et la Congrégation

[36]                         Lors de l’audience devant notre Cour, l’Oratoire a contesté l’existence de tout « lien » entre lui et la Congrégation. Toutefois, il convient de rappeler la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les affaires de l’Oratoire « sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation » : par. 111; voir aussi par. 14, 22 et 64. D’ailleurs, la juge dissidente en Cour d’appel n’a pas elle non plus nié « [l]e [. . .] fait que l’Oratoire est administré par des membres de la Congrégation » : par. 137. Elle a seulement contesté la conséquence juridique susceptible de découler de ce fait. À mon avis, l’Oratoire n’a pas démontré en quoi la conclusion de la Cour d’appel à cet égard serait entachée d’une erreur révisable.

[37]                         Dans sa demande, J.J. allègue que la Congrégation a fondé l’Oratoire : par. 3.3. Il joint à sa demande la Loi constituant en corporation l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, S.Q. 1916, c. 90 (« Loi de 1916 »), dont les passages reproduits ci-dessous, en particulier le préambule de cette loi, confirment son allégation :

ATTENDU que le révérend George Dion, de la cité de Montréal, le révérend Elphège Hébert, de la ville de Saint-Laurent, le révérend Absalon Renaud, de la cité de Montréal, et MM. Alfred Bessette et Augustin LeRoy, tous deux de la cité de Montréal, en religion respectivement frère André et frère Marie-Auguste, tous cinq membres de la congrégation de Sainte-Croix, ont par leur pétition représenté : qu’une chapelle, dédiée à la dévotion de Saint-Joseph, a été établie et maintenue depuis plusieurs années sur le flanc du Mont-Royal, dans la cité de Montréal, et que les fidèles ont pris pour habitude de la visiter en grand nombre; que pour assurer en permanence le maintien de ladite chapelle et permettre d’agrandir son champ d’action, il convient de constituer en corporation les pétitionnaires, dans le but d’acquérir et maintenir ladite chapelle et développer par là la foi catholique et le bien des âmes par la propagation de la dévotion à Saint-Joseph;

 

. . .

 

     Attendu que les pétitionnaires ont demandé l’adoption d’une loi à l’effet susdit, et qu’il convient de faire droit à leur demande;

 

     A ces causes, Sa Majesté, de l’avis et du consentement du Conseil législatif et de l’Assemblée législative de Québec, décrète ce qui suit :

 

     1. Lesdits révérend George Dion, révérend Elphège Hébert, révérend Absalon Renaud, frère André et frère Marie-Auguste et toutes autres personnes qui, par la suite, s’associeront à eux, de même que leurs successeurs sont et seront constitués en corporation dans le but de promouvoir la foi catholique romaine et le bien des âmes par la propagation de la dévotion à Saint-Joseph sous le nom de “l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal.”

Il est de plus mentionné, au tout début du DVD de l’émission Enquête, que « les dirigeants des Sainte-Croix savaient très bien ce qui se passait » et que « [c]e scandale éclate alors que le pape s’apprête à canoniser le plus illustre des membres de cette communauté, le frère André, le bâtisseur de l’Oratoire Saint-Joseph » (je souligne). Il y est aussi question un peu plus loin d’une « congrégation riche, influente et prestigieuse », dont les membres « ont bâti un monument, l’Oratoire Saint-Joseph et [. . .] auront [bientôt] un saint parmi eux, le frère André ».

[38]                         En outre, l’art. 2 de la Loi de 1916 précise que les affaires de l’Oratoire sont administrées par cinq directeurs qui sont tous membres de la Congrégation :

      2. Les affaires de la corporation seront administrées par cinq directeurs choisis parmi ses membres, qui sont en même temps membres de la congrégation de Sainte-Croix, à une assemblée générale tenue à cette fin.

[39]                         En 1974, l’existence de l’Oratoire a été continuée sous le régime de la Loi des corporations religieuses, L.Q. 1971, c. 75 (maintenant la Loi sur les corporations religieuses, RLRQ, c. C-71) : voir pièce R-2, État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), d.a.o., vol. II, p. 23. Pour toute la période antérieure à 1974, cependant, il n’y a au dossier aucune raison de croire que l’Oratoire n’était pas régi par la Loi de 1916. Justement, toutes les agressions qui auraient été commises à l’Oratoire et qui sont dénoncées au Tableau des victimes sont antérieures à 1974, alors que les affaires de l’Oratoire étaient, selon la preuve présentée à ce stade-ci, administrées en totalité par des membres de la Congrégation.

[40]                         Pour ce qui est de la période postérieure à 1974, il est vrai que, selon l’État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), l’Oratoire fait état de neuf administrateurs — et non de cinq ou sept[2] comme le veut la Loi de 1916 — dont on ne sait pas s’ils sont tous des membres de la Congrégation[3]. À la date susmentionnée, néanmoins, l’un des administrateurs de l’Oratoire, L.D., était également administrateur de la Congrégation et de la Corporation Jean-Brillant : voir d.a.o., vol. II, p. 24; État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014) et État des renseignements de la Corporation Jean-Brillant au registre des entreprises (2014), d.a.c., p. 134, 141 et 146. La Maison Sainte-Croix, soit l’un des établissements déclarés par la Congrégation, est de plus située à la même adresse que l’Oratoire (l’un des administrateurs de la Congrégation y est d’ailleurs domicilié) : État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014), d.a.c., p. 134, 136, 146 et 148. La Congrégation utilise aussi au Québec certains noms associés à l’Oratoire, par exemple « Le Grand Saint-Joseph », « Maison Frère-André », « Résidence Alfred-Bessette » et « Maison Saint-Joseph » : État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014), d.a.c., p. 137-138 et 149-150.

[41]                         Lors de l’audition de l’action sur le fond, l’Oratoire pourra toujours, s’il le souhaite, présenter une défense afin de nier l’existence de tout « lien » entre lui et la Congrégation, mais il n’y a pas lieu, au stade de l’autorisation, de considérer les moyens de défense qui pourraient être soulevés à cet égard : Sibiga, par. 83; Brown c. B2B Trust, 2012 QCCA 900, par. 40 (CanLII); voir aussi Carrier c. Québec (Procureur général), 2011 QCCA 1231, [2011] R.J.Q. 1346, par. 37. En outre, s’il apparaissait qu’une distinction s’impose entre les agressions qui auraient été commises à l’Oratoire avant 1974 et celles qui l’auraient été après cette date, le juge du fond pourrait « en tout temps et même d’office, modifier ou scinder le groupe » : art. 588 al. 2 C.p.c.[4]

[42]                         Enfin, s’il subsistait un doute à ce stade-ci sur l’existence d’un « lien » entre l’Oratoire et la Congrégation à la lumière des prétentions contradictoires des parties sur ce point, il devrait en principe bénéficier au demandeur J.J. : Lambert (Gestion Peggy), par. 38 (« si, par malheur, le juge de l’autorisation se retrouve devant des faits contradictoires, il doit faire prévaloir le principe général qui est de tenir pour avérés ceux de la requête pour autorisation, sauf s’ils apparaissent invraisemblables ou manifestement inexacts »); Harmegnies, par. 46 (« le bénéfice du doute doit profiter au requérant »); Sibiga, par. 51 ([traduction] « les tribunaux devraient pécher par excès de prudence et autoriser l’action en cas de doute quant au respect de la norme »); Charles, par. 43; voir aussi les propos du juge Gascon (alors à la Cour supérieure) dans Adams c. Banque Amex du Canada, 2006 QCCS 5358, par. 23 (CanLII) (« tout doute doit bénéficier aux requérants, c’est-à-dire en faveur de l’autorisation du recours »); S. E. Finn, L’action collective au Québec (2016), p. 53; P.-C. Lafond, Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice : impact et évolution (2006), p. 115-116. Cette approche marquée par la prudence est justifiée par le principe voulant que le seul fait d’être désigné défendeur à une action collective ne constitue pas en soi un préjudice irréparable, puisque le juge du fond conserve toute la latitude requise afin de rejeter l’action sur la foi de toute la preuve entendue :

Contrairement au discours entretenu par les entreprises et leurs procureurs, l’autorisation d’un recours collectif ne porte pas atteinte aux droits de la partie intimée, « puisque, autoriser le recours n’est pas décider du recours ». La partie défenderesse aura l’occasion de faire valoir pleinement ses droits lors de l’audition au mérite, comme dans toute autre action en justice. Le jugement sur l’autorisation ne constitue qu’une décision préliminaire susceptible d’être modifiée au cours du procès, voire avant, et qui ne préjuge pas du résultat de la contestation finale.

 

(Lafond (2006), p. 116-117)

(2)          La condition relative au caractère commun des questions (art. 575(1) C.p.c.)

a)              Le droit applicable

[43]                         L’article 575(1) C.p.c. précise que l’exercice d’une action collective ne peut être autorisé que si le tribunal conclut que « les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes ». Il s’agit de la condition de la « communauté de questions », qui est « requis[e] non seulement par le droit québécois, mais aussi par celui de toutes les provinces de common law canadiennes » : Vivendi, par. 38. La Cour a étudié en profondeur la condition de la « communauté de questions » dans Vivendi. Elle a souligné que l’analyse applicable en droit québécois paraît moins exigeante que celle appliquée dans les provinces de common law, car l’expression « questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes » utilisée par le législateur québécois ne coïncide pas parfaitement avec l’expression « questions communes » ou la condition de la « question commune » des provinces de common law : Vivendi, par. 52-53.

[44]                         De plus, l’interprétation que donnent les tribunaux québécois de l’art. 575(1) C.p.c. témoigne de l’application par ceux-ci d’une « approche souvent plus large et plus flexible que celle des tribunaux des provinces de common law en ce qui concerne le critère de la communauté de questions »; en effet, « les tribunaux québécois proposent une conception souple de l’intérêt commun qui doit lier les membres du groupe » : Vivendi, par. 54, citant Lafond (1996), p. 408; voir aussi par. 56-58. Dans Infineon, la Cour a également souligné qu’« [i]l n’est pas nécessaire [. . .] que les demandes individuelles des membres du groupe proposé soient fondamentalement identiques les unes aux autres », étant donné que « [l]e seuil nécessaire pour établir l’existence des questions communes à l’étape de l’autorisation est peu élevé » : par. 72. Ainsi, « même la présence d’une seule question de droit identique, similaire ou connexe serait suffisante pour satisfaire à l’exigence de la question commune [. . .] pourvu que son importance soit susceptible d’influencer le sort [de l’action collective] » : Infineon, par. 72. En outre, « [l]e fait que tous les membres du groupe ne sont pas dans des situations parfaitement identiques, ne prive pas celui-ci de son existence ou de sa cohérence » : Infineon, par. 73, citant Guilbert c. Vacances sans Frontière Ltée, [1991] R.D.J. 513 (C.A.). Depuis l’arrêt Banque de Montréal c. Marcotte, il n’est pas non plus nécessaire que chaque membre du groupe possède une cause d’action personnelle contre chacun des défendeurs. J.J. a donc raison de prétendre que le fait que les membres du groupe n’aient pas tous une cause d’action personnelle contre l’Oratoire ne constitue pas un obstacle à l’autorisation de l’exercice de l’action collective contre celui-ci : m.i.o., par. 52.

b)             L’application du droit aux faits de l’espèce

[45]                         Dans Vivendi, se référant aux arrêts Dutton et Rumley, la Cour a affirmé qu’« une question sera considérée comme commune si elle permet de faire progresser le règlement de la réclamation de chacun des membres du groupe » : par. 46 (je souligne). La contestation de l’Oratoire relative à la condition de la « communauté de questions » se fonde essentiellement sur ce passage de l’arrêt Vivendi : m.a.o., par. 65 (note 73). En effet, l’Oratoire prétend que la Cour d’appel n’a pas démontré en quoi la réponse à quelque question qui soit pertinente à l’action contre l’Oratoire fera avancer, de quelque façon que ce soit, l’action des membres du groupe qui n’ont aucun lien avec l’Oratoire : m.a.o., par. 59.

[46]                         Je ne saurais partager l’avis de l’Oratoire, même en supposant que l’interprétation stricte qu’il suggère des propos de la Cour dans Vivendi soit correcte.

[47]                         Premièrement, il n’est pas tout à fait exact d’affirmer, comme le fait l’Oratoire dans son mémoire (par. 75), qu’aucune question commune ne peut lier l’Oratoire à une personne victime d’une agression qui aurait été commise par un membre de la Congrégation dans un autre lieu que l’Oratoire. Au contraire, selon le Tableau des victimes, il est possible que certaines victimes d’agressions qui auraient été commises par des membres de la Congrégation dans un autre lieu que l’Oratoire partagent un ou des agresseurs communs avec les victimes qui auraient été agressées à l’Oratoire. Par exemple, le nom du frère Bernard est associé à l’établissement de Waterville (1951-1952) et à celui de l’Oratoire (1958-1960) : Tableau des victimes; motifs de la C.A., par. 112. Il faut aussi souligner que J.J. n’est pas le seul membre du groupe ayant une cause d’action personnelle contre l’Oratoire. Quatre autres victimes se sont manifestées à ce stade-ci et prétendent elles aussi avoir subi des agressions à l’Oratoire : Tableau des victimes; motifs de la C.A., par. 112.

[48]                         Deuxièmement, la cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire repose surtout sur la responsabilité directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire (et non sur la responsabilité du fait d’autrui). Je signale une fois de plus que toutes les questions communes identifiées par J.J. — et autorisées par la Cour d’appel — portent en réalité sur la question de savoir si l’Oratoire et la Congrégation ont fait preuve de négligence envers les victimes d’agressions sexuelles. En effet, J.J. allègue que l’Oratoire « [a] permis que des abus sexuels soient perpétrés à l’encontre d’enfants mineurs par des membres de la Congrégation [. . .] à l’Oratoire » : par. 3.33 de la demande. L’Oratoire aurait également « exercé une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par des membres de la Congrégation » : par. 3.34 de la demande. J.J. allègue en outre que l’Oratoire « étai[t] au courant des abus sexuels perpétrés par les membres de la Congrégation [. . .] et les [a] néanmoins étouffés » : par. 3.35 de la demande. Enfin, il ajoute que l’Oratoire aurait « sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels commis sur des enfants mineurs par des membres de la Congrégation » : par. 3.36 de la demande.

[49]                         Il est permis de se demander ce que signifie, dans le cas d’une personne morale comme l’Oratoire, le fait « d’être au courant » des abus sexuels qui auraient été perpétrés sur des enfants, de « sciemment et consciemment choisir d’ignorer » ces abus, ou encore de les « étouffer ». La réponse est simple, cela ne peut signifier qu’une chose : les administrateurs de l’Oratoire étaient au courant des abus sexuels qui auraient été perpétrés sur des enfants, les administrateurs de l’Oratoire auraient sciemment et consciemment choisi d’ignorer ces abus, ou de les étouffer. Comme l’expliquent les auteurs J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore :

      La personne morale n’ayant pas de volonté propre, et n’étant donc pas douée de discernement, on peut se demander si elle peut être tenue responsable, indépendamment de la responsabilité individuelle de ses représentants ou des personnes physiques qui la composent ou la dirigent. Le droit civil, contrairement au droit pénal, ne fait aucune distinction entre personnes physiques et personnes morales quant à l’imputabilité de la faute. En principe donc, étant donné les termes des articles 300 et 1457 C.c., une personne morale peut être directement tenue responsable, si l’acte fautif qui a causé le dommage provient d’un de ses organes de direction, agissant dans le cadre de ses fonctions, ou d’une personne dont elle est responsable en vertu de la loi. En pratique, il est toutefois plus fréquent de voir la personne morale poursuivie à titre de commettant pour l’acte fautif commis par l’un de ses agents, employés ou préposés. La jurisprudence a maintes fois reconnu le principe de la responsabilité extracontractuelle des personnes morales.

 

      Avec les dispositions du Code civil, on peut désormais se demander quels sont les organes de celles-ci qui peuvent entraîner une responsabilité extracontractuelle directe. Un principe paraît se dégager de l’article 311 C.c. L’administrateur, tout d’abord, est, aux termes de l’article 321 C.c., considéré comme un mandataire, et donc, au sens des articles 2160 et 2164 C.c., engage la responsabilité de la personne morale, mais probablement au titre de la responsabilité pour le fait d’autrui. Le conseil d’administration, lui, peut aussi engager directement la responsabilité de la personne morale, puisqu’il gère ses affaires et exerce en son nom tous les pouvoirs nécessaires (art. 335 C.c.). Il semble, par contre, plus difficile d’envisager que la responsabilité directe de la personne morale soit engagée par l’acte de l’assemblée des membres (art. 345 et s. C.c.). [Je souligne.]

 

(La responsabilité civile (8e éd. 2014), nos 1-118 et 1-119)

[50]                         Par conséquent, les allégations relatives à la responsabilité directe de l’Oratoire visent en réalité la conduite prétendument fautive de ses administrateurs. Or, comme l’a noté la Cour d’appel, au par. 111, « les affaires [de l’Oratoire] sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation » (voir aussi par. 14, 22 et 64). Autrement dit, les allégations relatives à la responsabilité directe de l’Oratoire sont en réalité des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation — et, plus précisément, des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire, qui auraient négligé de faire cesser les abus sexuels ou, pire, les auraient camouflés. Or, la question des fautes qui auraient été commises par les membres de la Congrégation est incontestablement une question commune à tous les membres du groupe. Ainsi, contrairement à ce que prétend l’Oratoire, toute conclusion portant sur la responsabilité directe de l’Oratoire — puisqu’il s’agira d’une conclusion portant sur la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire — fera avancer l’action de chacun des membres du groupe, notamment en ce qu’elle tendra à établir l’existence d’une négligence « systémique » au sein de la Congrégation à l’égard des abus sexuels qui auraient été commis sur des enfants.

[51]                         Ce raisonnement ne vaudrait peut-être pas s’il était question de sociétés par actions ou d’un autre type de personnes morales. Mais il n’y a pas lieu d’aborder la question dans le cadre des présents pourvois, étant donné que l’Oratoire et la Congrégation ne sont pas des sociétés par actions; ce sont au contraire des personnes morales particulières. L’Oratoire est « un ensemble de personnes formant une société religieuse » : définition d’« église », art. 1c) de la Loi sur les corporations religieuses; voir État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), d.a.o., vol. II, p. 23. La Congrégation est quant à elle « un ensemble de religieux faisant partie d’une communauté religieuse » : définition de « congrégation », art. 1a) de la Loi sur les corporations religieuses; voir pièce R-1, État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2009) et État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014), d.a.c., p. 130, 133 et 145. Or, comme l’a souligné la Cour d’appel, les organisations religieuses traditionnelles se caractérisent essentiellement par une très grande solidarité entre les membres du fait « de la relation hiérarchique temporelle et spirituelle qui unit inévitablement le religieux à sa communauté religieuse » : motifs de la C.A., par. 57; voir aussi l’article Doyle (2006); extraits du Code de Droit Canonique; Bennett, par. 21 et 27-28; Bazley, par. 44 et 46; Ogilvie, p. 226 et 320.

[52]                         En vertu de la Loi de 1916, ce sont d’ailleurs les cinq « pétitionnaires » fondateurs de l’Oratoire — « tous cinq membres de la congrégation de Sainte-Croix » — ainsi que « toutes autres personnes qui, par la suite, s’associeront à eux, de même que leurs successeurs » qui sont constitués en corporation sous le nom d’« Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal ». Ces passages de la Loi de 1916 suggèrent que ces membres de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix sont eux-mêmes et à ce titre constitués en corporation sous le nom d’« Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal ». En ce sens, l’Oratoire n’est que l’un des visages de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix, et il a été constitué en corporation en 1916 à une époque où a) la Loi sur les corporations religieuses n’était pas encore entrée en vigueur (voir L.Q. 1971, c. 75), et b) selon la preuve présentée à ce stade-ci, la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix dans son ensemble n’exerçait pas encore ses activités sous quelque forme que ce soit de corporation religieuse unifiée : voir Loi constituant en corporation les Religieux de Sainte-Croix, S.Q. 1935, c. 152; Loi modifiant la charte de Les Religieux de Sainte-Croix, S.Q. 1947, c. 121; Loi constituant en corporation Les Frères de Sainte-Croix, S.Q. 1947, c. 122.

[53]                         En outre, l’économie de l’ensemble de la Loi sur les corporations religieuses révèle que, dans le cas d’une « congrégation », c’est-à-dire un « ensemble de religieux faisant partie d’une communauté religieuse » (art. 1a)), il ne peut y avoir qu’une « corporation ayant pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir une congrégation » : art. 14. Ainsi, les lettres patentes d’une telle corporation peuvent prévoir que les affaires de la corporation « sont administrées par la personne exerçant la fonction de supérieur de la congrégation ou toute fonction équivalente » : art. 8.1. De plus, l’art. 13 de la loi précise que « [t]out membre d’une corporation ayant pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir une congrégation peut convenir de mettre gratuitement ses activités au service de la corporation et s’engager à lui céder tout salaire, rémunération ou autres avantages qui sont le fruit de son travail, aussi longtemps qu’il demeure membre de la corporation ». La loi reconnaît en outre à une corporation de ce genre, en ce qui concerne les membres de la congrégation, des pouvoirs qui sont incompatibles avec l’existence de plus d’une « corporation ayant pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir une congrégation ». Par exemple, l’art. 14 de la Loi sur les corporations religieuses indique qu’une telle corporation « représente ses membres et peut, en son nom mais pour leur bénéfice et avec leur consentement, sauf dans les cas où il est impossible de l’obtenir, exercer leurs droits civils pour les biens qu’ils peuvent posséder ou acquérir ». De même, l’art. 14.1 prévoit qu’« [e]n l’absence d’un mandat de protection [. . .], la corporation qui a pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir la congrégation a mandat et est chargée d’assurer pleinement les soins ainsi que l’administration des biens du membre aussi longtemps qu’il demeure membre de la congrégation ».

[54]                         En somme, la Loi sur les corporations religieuses confirme qu’il est possible que les membres de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix qui œuvraient au sein de l’Oratoire à titre de prêtres officiants (tel le père Bernard qui aurait agressé J.J.) ou à titre d’administrateurs demeuraient étroitement liés à la Congrégation. Soit dit en tout respect, je ne puis souscrire à l’affirmation de mon collègue le juge Gascon suggérant que l’Oratoire n’était pas « sous la gouverne » de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix : motifs du juge Gascon, par. 180. L’Oratoire était clairement sous la gouverne de la Congrégation non seulement en raison du fait que tous les administrateurs de l’Oratoire étaient à l’époque des faits membres de la Congrégation, mais aussi en raison « de la relation hiérarchique temporelle et spirituelle qui unit inévitablement le religieux à sa communauté religieuse » et des privilèges (jouissance des services à titre gratuit, cession du salaire, de la rémunération ou de tous autres avantages, etc.) et pouvoirs extraordinaires (exercice des droits civils, mandat de protection ou d’administration des biens, etc.) dont la Congrégation était possiblement titulaire à l’égard de ses membres.

[55]                         Je n’en dirai pas davantage en l’espèce sur ces notions complexes d’« organisations » ou de « corporations » religieuses, d’« église » ou de « congrégation ». Certes, le tribunal peut trancher une pure question de droit au stade de l’autorisation si le sort de l’action collective projetée en dépend; dans une certaine mesure, il doit aussi nécessairement interpréter la loi afin de déterminer si l’action collective projetée est « frivole » ou « manifestement non fondée » en droit : Carrier, par. 37; Trudel c. Banque Toronto-Dominion, 2007 QCCA 413, par. 3 (CanLII); Fortier c. Meubles Léon ltée, 2014 QCCA 195, par. 89-91 (CanLII); Toure c. Brault & Martineau inc., 2014 QCCA 1577, par. 38 (CanLII); Lambert c. Whirlpool Canada, l.p., 2015 QCCA 433, par. 12 (CanLII); Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923, par. 33 (CanLII); Finn (2016), p. 170. Toutefois, outre ces situations, il n’y a en principe pas lieu pour le tribunal, au stade de l’autorisation, de « se prononcer sur le bien-fondé en droit des conclusions en regard des faits allégués » : Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424, p. 429; Nadon c. Anjou (Ville), [1994] R.J.Q. 1823 (C.A.), p. 1827-1828; Infineon, par. 60. En l’espèce, il suffit de constater que la question de la responsabilité directe de la Congrégation à l’égard des abus sexuels qui auraient été commis par ses membres sur des enfants est difficilement distinguable de la question de la responsabilité directe de l’Oratoire — lequel n’est que l’un des multiples visages de la Congrégation — à l’égard des mêmes abus sexuels qui auraient été commis par les membres de la même communauté religieuse sur des enfants. Dans la mesure où il ne s’agit pas de « questions de droit ou de fait identiques », il s’agit certainement à tout le moins de questions « similaires » ou « connexes » visées à l’art. 575(1) C.p.c. Comme l’a expliqué la Cour d’appel dans l’arrêt Comité d’environnement de La Baie :

[traduction] . . . l’alinéa 1003a) [maintenant l’art. 575(1)] n’exige pas que toutes les questions de droit ou de fait soulevées par les réclamations des membres soient identiques, similaires ou connexes. Il n’exige même pas que ces questions soient en majorité identiques, similaires ou connexes. D’après le texte de cette disposition, il suffit que les réclamations des membres soulèvent certaines questions de droit ou de fait suffisamment similaires ou suffisamment connexes pour justifier un recours collectif. [En italique dans l’original; p. 659.]

(3)          La condition relative au caractère suffisant des faits allégués (art. 575(2) C.p.c.)

a)              Le droit applicable

[56]                         L’article 575(2) C.p.c. précise que les faits allégués dans la demande doivent « para[ître] justifier » les conclusions recherchées. Cette condition, qui ne figurait pas dans le projet de loi initial sur le recours collectif, fut introduite par suite des pressions de certaines entreprises « qui redoutaient l’apparition d’un volume significatif de recours frivoles » : V. Aimar, « L’autorisation de l’action collective : raisons d’être, application et changements à venir », dans C. Piché, dir., L’effet de l’action collective (2018), 149, p. 156 (je souligne); P.-C. Lafond, « Le recours collectif : entre la commodité procédurale et la justice sociale » (1998-1999), 29 R.D.U.S. 4, p. 24. Il est désormais bien établi qu’au stade de l’autorisation, le rôle du juge consiste à écarter seulement les demandes « frivoles », « manifestement mal fondées » ou « insoutenables » : Sibiga, par. 34 ([traduction] « la fonction du juge à l’étape de l’autorisation consiste uniquement à écarter les demandes insoutenables » (je souligne)), 52 (« [l]e juge de la demande doit écarter uniquement les actions collectives qui sont frivoles ou ne présentent aucune chance de succès » (je souligne)) et 78 (« il était suffisant de démontrer que la demande de l’appelante n’était pas frivole et que, au procès, cette dernière aurait une cause défendable à présenter au nom du groupe » (je souligne)); voir aussi l’arrêt Charles, par. 70; Lafond (2006), p. 112 («  [l’art. 575(2) C.p.c.] vise premièrement à “faire immédiatement tomber les recours frivoles à leur face même”; en second lieu, il cherche à “réserver le même sort aux recours qui, sans être frivoles, sont manifestement mal fondés” ») et 116 (« l’étape de l’autorisation n’existe que pour écarter les demandes frivoles ou manifestement mal fondées en fait ou en droit, comme le souhaitait initialement le législateur »); voir également l’affaire Fortier, par. 70; Oubliés du viaduc de la Montée Monette c. Consultants SM inc., 2015 QCCS 3308, par. 42 (CanLII). Comme l’a expliqué notre Cour dans Infineon, « le tribunal, dans sa fonction de filtrage, écarte simplement les demandes frivoles », et ce, afin « de s’assurer que des parties ne soient pas inutilement assujetties à des litiges dans lesquels elles doivent se défendre contre des demandes insoutenables » : par. 61 (je souligne); voir aussi par. 125 (« le juge saisi de la requête en autorisation se trouve investi du rôle d’écarter les causes frivoles ») et 150 (« l’étape de l’autorisation vise uniquement à écarter les demandes frivoles »).

[57]                         Une telle position a été renforcée par les modifications législatives de 2003 : Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7, art. 150. En effet, le législateur a alors supprimé l’obligation de produire un affidavit au soutien de la demande, exigence qui soumettait le demandeur, en tant qu’affiant, à un interrogatoire à l’étape de l’autorisation. De plus, le défendeur ne peut dorénavant contester la demande que de vive voix et le juge peut, lors de l’audience, permettre la présentation d’une preuve appropriée : Infineon, par. 66; voir aussi R. Wagner, « Comment l’action collective est devenue la procédure qu’elle est aujourd’hui », dans C. Piché, dir., L’effet de l’action collective (2018), 273, p. 282; ministère de la Justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile, chapitre C-25.01 (2015), p. 419 («  [L’article 574] maintient la règle du droit actuel adoptée par la Loi portant réforme du Code de procédure civile [. . .], qui impose la contestation orale de la demande et, à cette étape, ne permet la présentation d’une preuve appropriée que si le tribunal l’autorise. Cette modification visait essentiellement à limiter les débats sur l’autorisation de l’action collective, qui, au fil des années, avaient pris “des proportions démesurées”, de telle sorte que l’on pouvait considérer que le procès avait lieu à l’étape de la demande d’autorisation plutôt que sur l’action elle-même »). Comme l’a expliqué la Cour d’appel dans l’arrêt Sibiga, par. 50 : [traduction] « L’objet de ces modifications [apportées par le législateur québécois en 2003] “était de faire en sorte que l’étape de l’autorisation serve à écarter uniquement les demandes les plus frivoles et les moins étayées, et qu’elle ne soit pas utilisée par les juges pour rendre des décisions anticipées sur le fond” », citant E. Yiannakis et N. Boudreau, « “Paradise Lost”? Rethinking Quebec’s Reputation as a Haven for Class Actions » (2014), 9 Rev. can. recours collectifs 385, p. 392 (je souligne).

[58]                         Le fardeau qui incombe au demandeur au stade de l’autorisation consiste simplement à établir l’existence d’une « cause défendable » eu égard aux faits et au droit applicable : Infineon, par. 65 et 67; voir aussi Vivendi, par. 37; Marcotte c. Longueuil, par. 23. Il s’agit d’un « seuil peu élevé » : Infineon, par. 66. En effet, le demandeur n’a qu’à établir une simple « possibilité » d’avoir gain de cause sur le fond, pas même une possibilité « réaliste » ou « raisonnable » : Infineon, par. 80, 100, 101, 130, 136 et 144; Charles, par. 70; Theratechnologies inc. c. 121851 Canada inc., 2015 CSC 18, [2015] 2 R.C.S. 106, par. 19, 35, 36 et 38; Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673, par. 29-31 (CanLII). Le seuil légal prévu à l’art. 575(2) C.p.c. est un simple fardeau de « démonstration » du caractère soutenable du « syllogisme juridique » proposé : Pharmascience inc., par. 25; Martin c. Société Telus Communications, 2010 QCCA 2376, par. 32 (CanLII); Infineon, par. 61. Tel que je l’ai signalé précédemment, il n’y a en principe pas lieu pour le tribunal, au stade de l’autorisation, de se prononcer sur le bien-fondé en droit des conclusions au regard des faits allégués. Il suffit que la demande ne soit ni « frivole » ni « manifestement non fondée » en droit; en d’autres termes, le demandeur doit établir « une apparence sérieuse de droit » ou encore un « droit d’action qui paraisse sérieux » : Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347, par. 9-11; Berdah c. Nolisair International Inc., [1991] R.D.J. 417 (C.A.), p. 420-421, le juge Brossard; Infineon, par. 63. Le seuil de preuve prévu à l’art. 575(2) C.p.c. est quant à lui plus utilement défini par ce qu’il n’est pas. Premièrement, le demandeur n’est pas tenu d’établir l’existence d’une cause défendable selon la norme de preuve applicable en droit civil, soit celle de la prépondérance des probabilités; en fait, le seuil de preuve requis pour établir l’existence d’une cause défendable est « beaucoup moins exigeant » : Infineon, par. 127; voir aussi par. 65, 89 et 94. Deuxièmement, il n’est pas nécessaire, contrairement à ce qui est exigé ailleurs au Canada, que le demandeur démontre que sa demande repose sur un « fondement factuel suffisant » : Infineon, par. 128.

[59]                         En outre, à l’étape de l’autorisation, les faits allégués dans la demande sont tenus pour avérés, pourvu que les allégations de fait soient suffisamment précises : Sibiga, par. 52; Infineon, par. 67; Harmegnies, par. 44; Regroupement des citoyens contre la pollution c. Alex Couture inc., 2007 QCCA 565, [2007] R.J.Q. 859, par. 32; Charles, par. 43; Toure, par. 38; Fortier, par. 69. Lorsque des allégations de fait sont « vagues », « générales » ou « imprécises », elles se rapprochent nécessairement davantage de l’opinion ou de l’hypothèse, et elles peuvent donc difficilement être tenues pour avérées; elles doivent alors absolument « être accompagnées d’une certaine preuve afin d’établir une cause défendable » : Infineon, par. 134. De fait, l’arrêt Infineon suggère fortement au par. 134 (sinon explicitement, du moins implicitement) que de « simples allégations » — bien qu’« insuffisantes pour satisfaire à la condition préliminaire d’établir une cause défendable » (je souligne) — peuvent être complétées par une « certaine preuve » qui — « aussi limitée qu’elle puisse être » — doit accompagner la demande « afin d’établir une cause défendable ».

[60]                         Ainsi, l’un des corollaires naturels de l’arrêt Infineon est que ce qui est « vague », « général » ou « imprécis » dépend certes du contexte mais aussi de la preuve présentée au soutien de la demande : voir, au même effet, Finn (2016), p. 170 (« [a]u-delà d’une lecture textuelle de la procédure, le juge doit aussi se prêter à une lecture contextuelle de celle-ci »); voir aussi, par analogie, Halvorson c. British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 267, 4 B.C.L.R. (5th) 292, par. 23 ([traduction] « Obliger les demandeurs, au stade de l’autorisation, à s’en tenir strictement à leurs actes de procédure et au texte de leur argumentation, tels qu’ils ont été formulés initialement, contrecarrerait dans bien des cas la réalisation des objectifs de la Loi — l’économie des ressources judiciaires, l’accès à la justice et la modification des comportements »); Markson c. MBNA Canada Bank, 2007 ONCA 334, 85 O.R. (3d) 321, par. 30. De fait, il est possible que la preuve présentée au soutien de la demande contienne des faits « concrets », « précis » ou « palpables », lesquels sont susceptibles d’établir l’existence d’une cause défendable, et ce, en dépit du caractère apparemment « vague », « général » ou « imprécis » des allégations de la demande. Il est d’ailleurs bien établi que le tribunal appelé à décider si le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombe, à savoir démontrer l’existence d’une « cause défendable », doit étudier les allégations de la demande d’autorisation à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve documentaire, déclarations sous serment ou transcriptions déposés au dossier : S. E. Finn, dir., Manuel de l’action collective (2017), p. 16, citant Option Consommateurs c. Bell Mobilité, 2008 QCCA 2201, par. 30 (CanLII); D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (5e éd. 2015), vol. 2, n° 2-1615; Masella, par. 8. Par exemple, dans l’arrêt Comité d’environnement de La Baie, la Cour d’appel s’est exprimée comme suit :

     [traduction] Il est certainement vrai, comme le fait remarquer le juge, que les allégations de l’appelante sont très vagues et imprécises quant au fondement factuel de la responsabilité de l’intimée à l’égard du préjudice subi par les résidents. Dans sa requête, l’appelante allègue simplement que le préjudice a été causé par la « faute, négligence et incurie [. . .] » de l’intimée.  Certains détails additionnels figurent toutefois dans la pièce P-3, et le tribunal peut, en temps opportun, ordonner que des précisions soient fournies si elles sont requises.

 

     Cependant, aussi vagues que puissent être les allégations de l’appelante, elles avancent effectivement que le préjudice été causé aux résidents en question par la pollution atmosphérique émanant des opérations portuaires de l’intimée, et elles invoquent la faute et la négligence de l’intimée. À ce stade-ci de l’instance, je considère que cela suffit pour satisfaire à la condition prévue à l’alinéa 1003b) qui exige que les faits allégués paraissent justifier l’octroi de l’autorisation d’exercer un recours collectif.

 

     Il importe de garder à l’esprit que le juge qui entend une demande présentée en vertu de l’article 1003 en vue d’obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif n’est pas appelé à décider si le recours est bien fondé ou s’il sera accueilli. À ce stade, l’audience a pour seul but de déterminer si les conditions énoncées aux alinéas a), b), c) et d) sont respectées ou non. Si elles le sont, le tribunal doit accorder l’autorisation et laisser le recours collectif suivre son cours, même si les demandes sont susceptibles de présenter de difficiles problèmes de preuve ou de soulever de sérieuses questions de droit quant à la responsabilité.

 

     Bien que le juge saisi d’une demande d’autorisation doive s’appliquer soigneusement, dans l’exercice de sa fonction de filtrage, à écarter les demandes qui sont manifestement frivoles ou qui ne satisfont pas aux conditions de l’article 1003, il n’a pas pour rôle de décider du bien-fondé de la réclamation. À ce stade, il est uniquement tenu de décider si les faits allégués dans la demande d’autorisation « paraissent justifier » l’exercice d’un recours collectif, comme l’exige l’alinéa 1003b). [Je souligne; p. 660-661.]

Dans Harmegnies, au contraire, il n’y avait aucune preuve de préjudice, autre qu’une « allégation vague, générale et imprécise » : par. 44. En effet, le demandeur était arrivé « les mains vides en demandant au juge parce qu’il y a eu faute, de conclure qu’il y a aussi nécessairement eu un préjudice causé » : Harmegnies, par. 44; voir, à ce sujet, Infineon, par. 129.

[61]                         En somme, la jurisprudence de notre Cour établit sans équivoque que l’exigence relative au seuil légal et au seuil de preuve prévus à l’art. 575(2) C.p.c. est « peu élevé[e] » : Infineon, par. 59, 66, 72, 94, 124 et 137; Vivendi, par. 72; autrement dit, le fardeau du demandeur n’est ni « lourd » ni « onéreux » au stade de l’autorisation : Infineon, par. 33, 61, 110, 126, 129 et 130. Il ressort des arrêts Infineon et Vivendi, ainsi que de la jurisprudence constante de la Cour d’appel qui les a depuis fidèlement suivis, interprétés et appliqués, qu’une demande « frivole », « manifestement mal fondée » ou encore « insoutenable » ne satisfait pas à ce seuil « peu élevé » et doit par conséquent être « écart[é]e d’emblée » : Infineon, par. 61-62, citant Comité régional des usagers, p. 429. Je tiens à préciser ici — et cela dit avec égards pour l’opinion contraire — qu’il ne me semble pas tout à fait exact d’affirmer, comme le fait la juge Côté au par. 203 de ses motifs, que son « différend » avec le juge Gascon porte essentiellement sur l’« application » à l’espèce du critère applicable à la condition prévue à l’art. 575(2) C.p.c., et non sur son « interprétation ». La juge Côté estime qu’écarter les demandes frivoles ou manifestement mal fondées ne constitue pas le « critère retenu par le législateur » mais seulement « l’un des objectifs du processus d’autorisation » (par. 206 (en italique dans l’original)), alors que le juge Gascon énonce plutôt de façon claire — et correcte selon moi — qu’il « suffit » que la demande de J.J. ne soit « ni insoutenable, ni frivole » (par. 163).

[62]                         Malgré les souhaits exprimés en ce sens par certains juristes (voir, par exemple, Whirlpool Canada c. Gaudette, 2018 QCCA 1206, par. 29 (CanLII) (en obiter); C. Marseille, « Le danger d’abaisser le seuil d’autorisation en matière d’actions collectives — Perspectives d’un avocat de la défense », dans C. Piché, dir., L’effet de l’action collective (2018), 247, p. 252-253), il n’est selon moi pas opportun que notre Cour « renforce » le processus d’autorisation ou autrement « révise » ses arrêts Infineon et Vivendi, dont il est par ailleurs possible de dire qu’ils ont été entérinés par le législateur québécois lors de l’entrée en vigueur du nouveau C.p.c. le 1er janvier 2016 (voir Commentaires de la ministre de la Justice, p. 420 : «  [L’article 575] reprend [. . .] le droit antérieur »). Je conviens cependant avec ma collègue la juge Côté que le fardeau d’établir une « cause défendable » — quoique peu élevé — « existe » et « doit être franchi par le demandeur » : motifs de la juge Côté, par. 205, se référant à Sofio, par. 24. Ainsi, il faut éviter de réduire le processus d’autorisation à « une simple formalité » : motifs de la juge Côté, par. 206. Toutefois, à l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que J.J. a satisfait en l’espèce au seuil de preuve et au seuil légal prévus à l’art. 575(2) C.p.c., comme je m’apprête à le démontrer.

b)             L’application du droit aux faits de l’espèce

[63]                         Dans le cas qui nous intéresse, l’Oratoire prétend que sa responsabilité ne saurait être engagée du seul fait qu’il est le propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises : m.a.o., par. 107-110. Cependant, il s’agit là d’une mauvaise compréhension des allégations de J.J. visant l’Oratoire. Pour reprendre l’expression employée par notre Cour dans Infineon, par. 80 : « Il importe [. . .] de parfaitement bien comprendre les allégations » de J.J. Contrairement à ce que suggère à cet égard la juge dissidente en Cour d’appel (par. 128, 132 et 136), la cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire n’est pas fondée sur une prétendue responsabilité « absolue » (c.-à-d., sans faute) découlant du seul fait que l’Oratoire est le propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises. La cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire repose plutôt sur la responsabilité découlant de la faute directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu. Une telle cause d’action implique nécessairement que les administrateurs de l’Oratoire auraient commis une faute imputable à celui-ci en négligeant de faire cesser les abus sexuels ou, pire, en les camouflant. En matière d’abus sexuels, la faute directe est d’ailleurs susceptible de revêtir diverses formes : manquement à un devoir de dénonciation ou de protection, ou encore omission de prendre les mesures qui s’imposent afin de prévenir ou de faire cesser les abus (voir, notamment, Langevin et Des Rosiers, p. 165-208). En l’espèce, les allégations pertinentes figurent aux par. 3.33 à 3.38 de la demande. La juge dissidente en Cour d’appel les a qualifiées de « reproches d’ordre générique (et non factuels) » : par. 134. Je comprends qu’il puisse être tentant de conclure que les allégations de la demande de J.J. sont vagues, générales ou imprécises : voir, par exemple, Alex Couture, par. 31-32.

[64]                         Toutefois, le caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations doit être apprécié à la lumière du contexte entourant la demande de J.J. et de la preuve présentée au soutien de celle-ci. Le contexte est celui d’événements survenus il y a de nombreuses années alors que J.J. n’était encore qu’un enfant. Comme je l’ai souligné précédemment, l’absence de dénonciations à l’époque des faits explique, du moins en partie, l’absence, dans la demande elle-même, d’allégations de faits « concrets », « précis » ou « palpables » invoqués au soutien de la prétention de J.J. selon laquelle l’Oratoire avait connaissance des agressions sexuelles qui auraient été commises sur des enfants. Les allégations de faute visant l’Oratoire ne sont d’ailleurs pas formulées « dans l’abstrait » : elles s’appuient sur la trame factuelle sous-jacente, laquelle consiste en des allégations d’agressions sexuelles qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et sur plusieurs victimes, ce qui en soi est « suspect » et rend « possible » l’existence d’une faute imputable à l’Oratoire. Les agressions sexuelles ont d’ailleurs toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves : Langevin et Des Rosiers, p. 166; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 1146, par. 75-76 (CanLII). De plus, les allégations apparemment générales de J.J. visant l’Oratoire trouvent en l’espèce appui dans une « certaine preuve » au sens de l’arrêt Infineon : par. 134.

[65]                         Je m’explique.

[66]                         L’Oratoire n’est pas seulement le propriétaire d’un « lieu de culte prééminent associé à la Congrégation » : motifs du juge Gascon, par. 177. Il est vrai que, selon le préambule de la Loi de 1916, l’Oratoire a été constitué « pour assurer en permanence le maintien de [la chapelle existant sous le nom d’Oratoire Saint-Joseph] et permettre d’agrandir son champ d’action » : d.a.o., vol. II, p. 29. Toutefois, l’art. 1 de cette loi précise bien que l’Oratoire a également été constitué « dans le but de promouvoir la foi catholique romaine et le bien des âmes par la propagation de la dévotion à Saint-Joseph »; voir aussi le préambule de la loi de 1916. De fait, comme je l’ai signalé plus tôt, selon l’État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), l’Oratoire est une « église » au sens de l’art. 1c) de la Loi sur les corporations religieuses, c’est-à-dire un « ensemble de personnes formant une société religieuse » : voir d.a.o., vol. II, p. 23. De plus, l’art. 5b. de la Loi de 1916 prévoit que l’Oratoire peut « [e]ster en justice et poursuivre, ou contester toute action ou procédure ». En vertu de l’art. 5d., l’Oratoire peut également « [a]ccepter, acquérir et posséder [. . .] pour les fins et l’usage de la corporation, des biens meubles et des immeubles » et, selon l’art. 7, les loyers et revenus de ses immeubles doivent être dépensés « pour l’accomplissement d’œuvres religieuses, de charité et d’éducation ». Interprétant des dispositions similaires dans l’arrêt Bennett, notre Cour a catégoriquement rejeté la prétention selon laquelle les pouvoirs et activités d’une corporation épiscopale se limiteraient « aux opérations concernant ses biens » : par. 9.

[67]                         L’organisation et la gestion des messes sont, à n’en pas douter, des « œuvres religieuses » (art. 7 de la Loi de 1916) d’une importance centrale, dont l’Oratoire, en tant qu’« église », avait la responsabilité conformément à sa mission « de promouvoir la foi catholique romaine et le bien des âmes par la propagation de la dévotion à Saint-Joseph » (préambule et art. 1 de la Loi de 1916) :

[traduction] La théologie et la culture catholiques sont fermement structurées autour de la croyance selon laquelle la messe, ou l’Eucharistie, est le seul sacrifice acceptable pour Dieu, ayant remplacé toutes les formes de sacrifice qui l’ont précédée. La notion de sacrifice présuppose la croyance qu’il continue d’exister un besoin d’intercession et de représentation auprès de Dieu. La messe est l’élément central du catholicisme. Le prêtre est essentiel à la messe, car, sans le prêtre, il ne saurait y avoir de messe et, sans la messe, il ne saurait y avoir de catholicisme . . . [Je souligne.]

 

(article Benkert et Doyle (2008), d.a.o., vol. II, p. 44)

[68]                         J.J. servait la messe à l’Oratoire : par. 3.12 de la demande. Il aurait été agressé à cet endroit par « [l]e père Bernard, un membre de la Congrégation [. . .] ayant son bureau à l’Oratoire [. . .], [qui] lui demandait souvent d’aller dans son bureau pour se faire confesser, après avoir servi la messe » : par. 3.14 de la demande. S’il n’exerçait pas ses activités auprès d’enfants « sous l’autorité »[5] de l’Oratoire, le père Bernard les exerçait toutefois nécessairement avec le consentement de l’Oratoire, qui avait fait du père Bernard l’un des acteurs essentiels de l’une des activités centrales — la messe — dont l’Oratoire avait la responsabilité; l’Oratoire avait aussi mis à la disposition du père Bernard un bureau sur sa propriété afin qu’il puisse « confesser » les servants de messe : m.i.o., par. 12. Avec égards pour l’opinion contraire, je refuse catégoriquement de conclure qu’il est « frivole », « manifestement non fondé » ou encore « insoutenable » de prétendre, à ce stade-ci, que l’Oratoire a pu manquer à son obligation d’assurer la sécurité de ses servants de messe, qui auraient subi des agressions à l’Oratoire à l’occasion d’activités dont l’Oratoire avait la responsabilité. En effet, à la lumière d’une « certaine preuve » présentée à ce stade, il est tout à fait possible de soutenir que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, savaient ou auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire sur des enfants par des membres de la Congrégation, et ce, à l’occasion d’activités dont l’Oratoire avait la responsabilité, puisqu’à l’époque des faits, les administrateurs de l’Oratoire étaient eux-mêmes tous des membres de la Congrégation.

[69]                         Or, ainsi que je l’ai déjà expliqué, le Tableau des victimes expose des faits « précis et palpables » qui soutiennent en eux-mêmes la prétention de J.J. selon laquelle la Congrégation avait connaissance des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants. En effet, le cumul de plusieurs éléments — y compris le nombre d’agressions dénoncées au Tableau des victimes, le nombre de religieux impliqués et l’importance de la période couverte par les dénonciations — fait en sorte qu’il est possible de soutenir, au stade de l’autorisation, qu’il y aurait lieu lors de l’audition de l’action sur le fond d’en tirer l’inférence que la Congrégation savait ou ne pouvait ignorer que certains de ses membres se livraient à des agressions sur des enfants : motifs de la C.A., par. 59-60 et 83-86. En ce qui concerne plus spécifiquement la connaissance des membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire, il convient de rappeler que cinq victimes se sont déjà manifestées et allèguent avoir été agressées à l’Oratoire, sur une période de près de douze ans, par trois ou quatre membres de la Congrégation (le père Bernard, le frère C.H. et/ou le frère Hamelin, et le père Brault). Il ne faut pas non plus écarter la possibilité que d’autres victimes se manifestent au cours des procédures :

. . . si le recours collectif est dirigé contre un établissement, fréquenté par plusieurs personnes et pour des gestes posés sur une longue période de temps, il nous apparaît que le nombre possiblement élevé de victimes potentielles, bien qu’inconnu au début des procédures, justifie pleinement l’exercice d’un recours collectif. Il se peut qu’une seule victime se manifeste, et qu’elle décide d’exercer un recours collectif en son nom et celui de toutes les autres victimes. Si un enseignant ou un prêtre l’a agressée pendant un an, et qu’il a œuvré auprès de l’établissement pendant quelques années, n’est-il pas logique de conclure que d’autres enfants ont pu subir le même sort? Il importe peu à notre avis que cinq, dix, cinquante ou cent victimes se joignent au recours collectif une fois qu’il est autorisé. Bien qu’au départ, ce nombre ne puisse être déterminé, le recours collectif devrait être autorisé pour favoriser l’accessibilité à la justice aux victimes de violence sexuelle, qui doivent déjà surmonter d’énormes difficultés dans l’exercice de leurs recours individuels. D’ailleurs, certains tribunaux canadiens ont même conclu que le recours collectif est susceptible d’aider les victimes, qui sont particulièrement vulnérables.

 

(Langevin et Des Rosiers, p. 369)

[70]                         J’insiste ici sur le fait qu’il n’est pas nécessaire à la réussite de l’action de J.J. que celui-ci prouve que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, avaient une connaissance réelle ou subjective des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire. En effet, la faute civile visée à l’art. 1457 C.c.Q. « est constituée par l’écart séparant le comportement de l’agent de celui du type abstrait et objectif de la personne raisonnable, prudente et diligente » : Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 21, citant J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, p. 171 (je souligne). Puisque les allégations de J.J., tout comme le Tableau des victimes, révèlent qu’il n’est pas question en l’espèce d’un incident unique ou d’un fait isolé — mais bien plutôt d’agressions qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et à l’endroit de plusieurs victimes —, il est tout à fait possible que le juge du fond arrive à la conclusion que l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire, et qu’ils ont été négligents en ne les faisant pas cesser :

[traduction] Des institutions religieuses ont été jugées responsables, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle, d’avoir manqué à leur obligation de diligence raisonnable en omettant d’exercer une supervision adéquate et d’établir des règles de conduite appropriées, en omettant d’enquêter sur des plaintes et en omettant d’offrir du counseling; il n’est pas nécessaire que l’institution ait réellement eu connaissance de quelque allégation concernant des employés, des bénévoles ou des incidents, il suffit plutôt simplement qu’elle ait prévu — ou aurait dû prévoir — qu’il existait un risque de conduite inappropriée en lien avec des personnes vulnérables. [Je souligne.]

 

(Ogilvie, p. 335)

[71]                         En outre, comme je l’ai expliqué plus haut, le DVD de l’émission Enquête fait état du caractère systémique des abus sexuels qui auraient été commis par des membres de la Congrégation dans divers établissements. Il étaye également la prétention selon laquelle les dirigeants de la Congrégation savaient que des abus sexuels étaient supposément commis dans d’autres lieux en plus du Collège Notre-Dame (minute 24, où figure, je le rappelle, la mention « l’un ou l’autre des établissements gérés par les Sainte-Croix »). Le fait que le DVD ne mentionne pas explicitement l’Oratoire — sauf au tout début où il est précisé que la Congrégation a fondé l’Oratoire — ne constitue pas un empêchement dirimant à l’octroi de l’autorisation d’exercer l’action collective contre lui. Par exemple, dans Infineon, la Cour a reconnu que l’exercice d’une action collective pouvait être autorisé sur la base de documents démontrant que les appelantes avaient participé à un complot de fixation des prix ayant des répercussions mondiales, bien qu’aucun de ces documents ne faisait expressément état d’activités illégales au Québec : voir notamment par. 92 et 134.

[72]                         En somme, le « syllogisme juridique » de J.J. visant l’Oratoire peut être résumé ainsi. L’Oratoire n’est pas seulement un propriétaire, et la cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire n’est pas fondée sur le seul fait que l’Oratoire est le propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises. La cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire est plutôt fondée sur la responsabilité directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu, par un membre de la Congrégation dont l’Oratoire avait fait l’un des acteurs essentiels de l’une des activités centrales dont l’Oratoire avait la responsabilité. En outre, l’Oratoire, ou plus précisément ses administrateurs, savaient ou auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l’Oratoire sur des enfants par des membres de la Congrégation, puisqu’à l’époque des faits, les administrateurs de l’Oratoire étaient eux-mêmes tous des membres de la Congrégation. Autrement dit, derrière l’Oratoire, se cache la Congrégation, et l’on peut tout à fait en tenir compte en droit afin d’imputer une responsabilité directe à l’Oratoire :

     La société est une personne, certes, mais une personne très obéissante, qui fait servilement tout ce que ses administrateurs lui disent de faire.

 

     Lorsqu’il s’agit de déterminer si une société a commis directement ou indirectement un dol, une fraude ou si elle s’est soustraite à ses obligations statutaires ou contractuelles, on tient compte de cette réalité : il n’y a pas de « voile » qui empêche de rechercher l’identité des véritables auteurs de la décision de poser un tel geste. C’est pourquoi la plupart des dispositions pénales des lois rendent les administrateurs et dirigeants ayant participé à la décision corporative personnellement responsables de l’acte ou de l’omission qui en découle. C’est pourquoi, en droit criminel et pénal, les tribunaux ont élaboré la doctrine de l’alter ego dont nous traitons au chapitre 26.

 

     De la même manière, en matière d’obligations civiles, lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’une intention frauduleuse ou malicieuse soit de la part de la société, soit de celle de personnes agissant de concert avec elle ou selon ses instructions, aucun « voile » n’empêche un tribunal d’aller à la source de cette intention, en considérant l’identité et les motivations des personnes qui ont effectivement pris la décision visée, ainsi que les liens qui les relient, et en attribuant cette intention, ces motivations et ces liens à la ou aux sociétés contrôlées par ces personnes. [Je souligne.]

 

(P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 1-224 à 1-226)

[73]                         En ce sens, je suis entièrement d’accord avec la Cour d’appel pour dire que « tous les éléments opposables à la Congrégation le sont également à l’égard de l’Oratoire » : par. 113. Soit dit en tout respect, il me semble que les motifs de mon collègue le juge Gascon, qui souhaite autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation, mais non contre l’Oratoire, comportent certaines contradictions inhérentes. Les « diverses pièces » sur lesquelles la Cour d’appel s’est fondée afin d’autoriser l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et contre l’Oratoire visent ces deux entités : motifs du juge Gascon, par. 159; voir aussi par. 173 de ses motifs, où il énumère les éléments de preuve déposés au soutien de la demande de J.J. à l’encontre de ces deux entités. Tout comme la Corporation Jean-Brillant et la Congrégation, l’Oratoire et la Congrégation partagent aussi un ou des « dirigeants communs » ainsi que des établissements situés aux mêmes adresses : motifs du juge Gascon, par. 160. La Cour d’appel n’a pas non plus soulevé le voile de la personnalité morale de l’Oratoire; elle a simplement souligné que les affaires de l’Oratoire « [étaient] administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation » (par. 111; voir aussi par. 14, 22 et 64), et qu’il était possible de soutenir, au stade de l’autorisation, que l’Oratoire devait être tenu responsable à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire, vu le « contexte propre aux faits de l’espèce » : motifs du juge Gascon, par. 162.

[74]                         Mon collègue le juge Gascon s’efforce de démontrer en quoi la cause d’action de J.J. contre l’Oratoire différerait, en nature ou en valeur, de sa cause d’action contre la Congrégation. Avec égards, ses motifs ne me convainquent pas. À mon avis, il faut plutôt reconnaître que les allégations formulées contre l’Oratoire et contre la Congrégation dans la demande de J.J. et les pièces déposées au soutien de celle-ci ne peuvent tout simplement pas être distinguées de quelque façon pertinente que ce soit sur le plan juridique.

[75]                         En définitive, selon mon collègue, la différence entre l’Oratoire et la Congrégation tiendrait au seul fait que : a) les allégations de la demande qui portent sur le droit canon visent uniquement la Congrégation; et b) le DVD de l’émission Enquête ne porte pas spécifiquement sur les agressions qui auraient été commises par des membres de la Congrégation à l’Oratoire (motifs du juge Gascon, par. 175; voir aussi par. 172).

[76]                         Pourtant, bien qu’elles visent uniquement la Congrégation, les allégations de la demande qui portent sur le droit canon ne justifient pas le résultat différent auquel parvient mon collègue en ce qui concerne l’Oratoire. En fait, ces allégations sont pertinentes même en ce qui concerne l’Oratoire, puisqu’elles portent sur l’autorité des dirigeants de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix à l’égard de ses membres. Or, non seulement les administrateurs de l’Oratoire étaient-ils tous des membres de la Congrégation, mais certains d’entre eux étaient même possiblement des dirigeants de la Congrégation, donc en situation d’autorité (et en mesure d’exercer un pouvoir de contrôle) à l’égard des membres de la Congrégation qui œuvraient à l’Oratoire ou y exerçaient des activités auprès d’enfants : État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), d.a.o., vol. II, p. 24; État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014) et État des renseignements de la Corporation Jean-Brillant au registre des entreprises (2014), d.a.c., p. 134, 141 et 146.

[77]                         De même, s’il est vrai que le DVD de l’émission Enquête ne porte pas spécifiquement sur les agressions qui auraient été commises par des membres de la Congrégation à l’Oratoire, il convient de signaler qu’il y est toutefois question — tel que je l’ai indiqué précédemment — des agressions qui auraient été commises dans « l’un ou l’autre des établissements gérés par les Sainte-Croix ». D’une part, mon collègue reprend sans le dire clairement la critique formulée par le juge de la Cour supérieure, qui a erronément conclu que le DVD de l’émission Enquête n’était « d’aucune utilité pour les fins du présent recours [contre la Congrégation] » (par. 111) puisqu’il traite longuement des agressions sexuelles commises au Collège Notre-Dame. D’autre part, mon collègue rejette aussi la critique du juge de la Cour supérieure sur ce même point, se disant d’avis que le DVD de l’émission Enquête renforce la cause d’action de J.J. contre la Congrégation, mais non contre l’Oratoire : motifs du juge Gascon, par. 176. Avec égards, il faut au contraire conclure que, si le DVD de l’émission Enquête est d’une quelconque utilité pour les besoins de l’autorisation de l’exercice de l’action collective projetée — et, à l’instar de mon collègue, je suis effectivement d’avis qu’il l’est —, c’est parce qu’il appuie le « syllogisme juridique » de J.J. selon lequel la Congrégation ainsi que les divers établissements qu’elle contrôle ou contrôlait à l’époque des faits (comme le Collège Notre-Dame ou l’Oratoire) sont responsables des abus sexuels qui auraient été commis par des membres de la Congrégation sur des enfants.

[78]                         En fait, s’il était absolument nécessaire de procéder, comme le fait mon collègue, à un exercice de comparaison de la force relative des causes d’action de J.J. contre l’Oratoire et contre la Congrégation, il faudrait, me semble-t-il, conclure que la cause d’action de J.J. contre l’Oratoire est plus solide que sa cause d’action contre la Congrégation (c.-à-d., contre l’appelante la « Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix »). En effet, comme le souligne à juste titre mon collègue au par. 162 de ses motifs, « la structure corporative de la Congrégation » devra être examinée de manière exhaustive « au procès », procès dans le cadre duquel ressurgira certainement la question de savoir à quel titre la Congrégation peut être tenue responsable d’actes qui auraient été commis avant sa constitution. Ma collègue la juge Côté conclut d’ailleurs que cette faiblesse de la cause d’action de J.J. contre la Congrégation est à ce point manifeste qu’elle justifie de ne pas autoriser l’exercice de l’action collective contre cette entité. Bien que je ne partage aucunement la conclusion de ma collègue à cet égard, je tiens à souligner ici que la cause d’action de J.J. contre l’Oratoire ne souffre pas d’une faiblesse similaire. L’Oratoire, qui est l’un des multiples visages de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix, a été constitué en corporation en 1916 et il existait donc à l’époque des faits. Il est tout à fait possible que le juge du fond conclue qu’aucune théorie juridique ne justifie de tenir la Congrégation responsable d’actes qui auraient été commis avant la constitution de celle-ci, conclusion qui serait fatale à la demande d’indemnisation de J.J. et des autres victimes d’agressions sexuelles qui auraient été commises à l’Oratoire si, comme le suggère mon collègue le juge Gascon, l’exercice de l’action collective contre cette entité n’était pas autorisé.

[79]                         En terminant sur la condition relative au caractère suffisant des faits allégués, je me contenterais de réitérer que, s’il subsistait un doute sur la question de savoir s’il a été satisfait au seuil de preuve et au seuil légal prévus à l’art. 575(2) C.p.c., ce doute devrait en principe bénéficier au demandeur J.J. : motifs de la C.A., par. 78; voir aussi Harmegnies, par. 46; Charles, par. 43; Adams, par. 23; Finn (2016), p. 53; Lafond (2006), p. 115-116. Comme l’a si bien exprimé le juge Kasirer de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Sibiga rendu en 2016, au par. 51, [traduction] « les tribunaux devraient pécher par excès de prudence et autoriser l’action en cas de doute quant au respect de la norme ».

(4)          Le fait que seul l’Oratoire soit poursuivi aux côtés de la Congrégation

[80]                         Enfin, l’Oratoire plaide que l’action de J.J. à son endroit est incohérente, car aucun autre propriétaire de lieu où des agressions auraient été commises par des membres de la Congrégation n’est poursuivi. Mon collègue le juge Gascon semble souscrire à cet argument (par. 177), tout comme l’avaient fait avant lui la juge dissidente en Cour d’appel (par. 130) et le juge de la Cour supérieure (par. 129-135). Avec égards, une telle proposition me semble dépourvue de fondement juridique. Le fait que d’autres défendeurs auraient peut-être pu être poursuivis mais ne l’ont pas été ne saurait soustraire l’Oratoire à sa responsabilité à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire. D’ailleurs, en matière de responsabilité civile extracontractuelle[6], l’obligation de réparer le préjudice est solidaire : art. 1526 C.c.Q. Le créancier n’est par conséquent pas obligé d’exercer son action contre tous ses codébiteurs; il peut au contraire « s’adresser [. . .] à celui des codébiteurs qu’il choisit » : art. 1528 C.c.Q.

[81]                         Quoi qu’il en soit, la responsabilité de l’Oratoire n’est pas recherchée seulement à titre de propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises. La cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire est plutôt fondée sur la responsabilité découlant de la faute directe de ce dernier et, à cet égard, le fait que l’Oratoire était contrôlé par des membres de la Congrégation à l’époque des faits est pertinent. Lors de l’audience du 6 mai 2015 devant le juge de la Cour supérieure, le procureur de J.J. expliquait d’ailleurs que « [l]’Oratoire est visé essentiellement parce que l’Oratoire est clairement sous la gouverne des Sainte-Croix » : plaidoirie de Me Gareau en date du 6 mai 2015, d.a.o., vol. I, p. 157. Le dossier ne révèle pas si d’autres défendeurs potentiels étaient à l’époque des faits contrôlés de la sorte par des membres de la Congrégation[7]. Par exemple, l’école Notre-Dame-des-Neiges, où J.J. allègue aussi avoir subi des agressions, relevait à l’époque des faits de la Commission des écoles catholiques de Montréal, et non de la Congrégation : plaidoirie de Me Gareau en date du 6 mai 2015, d.a.o., vol. I, p. 158. 

[82]                         De plus, contrairement à ce qu’affirment l’Oratoire ainsi que la juge dissidente en Cour d’appel et le juge de la Cour supérieure, le fait que seul l’Oratoire soit poursuivi aux côtés de la Congrégation au stade de l’autorisation m’apparaît cohérent avec le fait que « c’est la situation individuelle de la personne désignée qui doit être examinée à ce stade du recours » lorsqu’on se demande s’il est satisfait à la condition relative au caractère suffisant des faits allégués : Option Consommateurs c. Merck & Co. inc., 2013 QCCA 57, par. 20 et 24 (CanLII); Sofio, par. 10; Option Consommateurs c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2010 QCCA 1416, par. 9 (CanLII); Lambert (Gestion Peggy), par. 28. En l’espèce, la « personne désignée » est J.J., et ce dernier dispose d’une cause d’action personnelle seulement contre l’Oratoire et contre la Congrégation — et non contre d’autres défendeurs potentiels. Il y a lieu de souligner à cet égard que la demande initiale de J.J. (avant qu’elle ne soit amendée), qui est datée du 30 octobre 2013 et a été déposée le 21 novembre 2013, est antérieure à l’arrêt de notre Cour Banque de Montréal c. Marcotte, lequel fut rendu le 19 septembre 2014. Or, ce n’est que depuis cette date qu’il est clairement établi en droit québécois que le représentant n’est pas tenu de disposer d’une cause d’action personnelle contre chaque défendeur : Banque de Montréal c. Marcotte, par. 37-47, rejetant la thèse retenue dans les arrêts Bouchard c. Agropur Coopérative, 2006 QCCA 1342, [2006] R.J.Q. 2349, et Option Consommateurs c. Novopharm Ltd., 2008 QCCA 949, [2008] R.J.Q. 1350; voir, à ce sujet, Sibiga, par. 37-40. Autrement dit, suivant l’état du droit qui était applicable au Québec à l’époque où J.J. a déposé sa demande initiale, il n’était pas certain que le représentant pouvait exercer un recours collectif contre de multiples défendeurs s’il ne disposait pas lui-même d’une cause d’action personnelle contre chacun d’eux. À mon avis, il serait injuste d’opposer aujourd’hui à J.J. le fait qu’il ait choisi de poursuivre seulement les défendeurs contre lesquels il possède une cause d’action personnelle, alors qu’en agissant ainsi, il ne faisait que se conformer à l’état du droit existant au moment où il a déposé sa demande. Je terminerais en soulignant que la situation en l’espèce n’est guère différente de l’affaire Cornellier, où seul le Collège Notre-Dame était poursuivi aux côtés de la Congrégation, alors que le litige concernait des sévices sexuels commis par des membres de la Congrégation sur des étudiants ayant fréquenté le Collège Notre-Dame, le Collège Saint-Césaire et l’école Notre-Dame de Pohénégamook.

III.         Conclusion

[83]                         Je rejetterais les deux pourvois, avec dépens en faveur de J.J.

                    Les motifs du juge en chef Wagner et des juges Gascon et Rowe ont été rendus par

                    Le juge Gascon —

I.               Aperçu

[84]                         Ce pourvoi porte sur le recours que souhaitent intenter des victimes en réparation du préjudice corporel causé par des abus sexuels commis à leur endroit par des membres d’une communauté religieuse il y a plusieurs décennies. Au Québec, comme ailleurs au Canada, de tels recours soulèvent parfois des questions délicates en matière de prescription applicable et de véhicule procédural approprié. Ces questions sont au cœur du présent pourvoi.

[85]                         En 2013, l’intimé, J.J., demande l’autorisation d’exercer une action collective contre les appelants, la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix (« Congrégation ») et l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal (« Oratoire »). Il allègue que deux membres aujourd’hui décédés de la Congrégation auraient abusé sexuellement de lui. Ces agressions seraient survenues il y a plus de 50 ans. Elles se seraient produites, d’une part, alors qu’il fréquentait l’école primaire Notre-Dame-des-Neiges et, d’autre part, alors qu’il était servant de messe à l’Oratoire.

[86]                         La demande d’autorisation de J.J. vise un vaste groupe. Ce groupe est décrit comme incluant toutes les personnes physiques résidant au Québec qui ont subi des sévices sexuels de la part de membres de la Congrégation dans tout établissement d’enseignement, résidence, camp d’été ou tout autre endroit situé au Québec, dont l’Oratoire. Le groupe exclut les personnes visées par un recours similaire intenté auparavant contre la Congrégation et qui a fait l’objet d’un règlement. J.J. reproche aux appelants d’avoir fait preuve de négligence en omettant d’agir pour faire cesser les abus, et ce, malgré le fait qu’ils en avaient connaissance. Il explique avoir décidé d’intenter son recours après le visionnement, en 2011, d’un reportage sur l’existence d’un problème systémique d’abus sexuels au sein de la Congrégation.

[87]                         La Cour supérieure a rejeté la demande d’autorisation d’exercer l’action collective au motif qu’elle ne satisfaisait à aucune des conditions prescrites au Code de procédure civile. La Cour d’appel a infirmé ce jugement. Elle a, à l’unanimité, autorisé l’action collective contre la Congrégation et, à la majorité, celle contre l’Oratoire. Tant la Congrégation que l’Oratoire se pourvoient devant notre Cour. D’abord, toutes deux prétendent que le recours de J.J. est manifestement prescrit en raison du délai de déchéance qu’édicterait dorénavant l’al. 2 de l’art. 2926.1 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») en cas de décès des agresseurs concernés. Ensuite, la Congrégation soutient qu’il n’existe aucun lien de droit entre J.J. et elle puisqu’elle n’a été constituée qu’en 2008, bien après les actes reprochés. Enfin, l’Oratoire plaide que les allégations figurant dans la demande d’autorisation de J.J. sont insuffisantes pour étayer une cause d’action en responsabilité civile contre elle. L’Oratoire estime qu’il ne saurait être visé par le recours du seul fait que certains des actes allégués seraient survenus sur sa propriété.

[88]                         Je suis d’avis de rejeter le pourvoi de la Congrégation mais d’accueillir celui de l’Oratoire. Dans un premier temps, le recours de J.J. n’est selon moi ni déchu ni manifestement prescrit. L’alinéa 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. maintient le régime de la prescription qui existait avant l’adoption de cette disposition par le législateur en 2013. Cet alinéa n’édicte pas un délai de déchéance. En outre, c’est la prise de connaissance par la victime que son préjudice est attribuable à l’agression subie qui constitue le point de départ du délai prévu à cet alinéa. À tous égards, cet alinéa ne s’applique pas à un recours qui, comme ici, n’implique pas la succession des auteurs des actes reprochés.

[89]                         Dans un deuxième temps, je considère qu’il n’y a pas lieu de rejeter l’action collective contre la Congrégation au stade de la demande d’autorisation. Le recours de J.J. vise à établir la responsabilité de la Congrégation pour les gestes commis par des membres de sa communauté religieuse. Il serait prématuré de refuser l’exercice de l’action collective au motif que la Congrégation n’est pas l’entité qui existait au moment des actes allégués. L’argument de la Congrégation fondé sur l’inexistence d’un lien de droit entre J.J. et elle ne permet pas à lui seul de qualifier la demande de frivole ou d’insoutenable.

[90]                         Il en va par contre autrement de l’action collective visant l’Oratoire. En ce qui concerne cette entité, je considère que la demande de J.J. ne contient en définitive que des allégations vagues et générales, qui se limitent à identifier l’Oratoire comme étant un lieu où certains des abus allégués se seraient produits. Au stade de l’autorisation d’une action collective, le demandeur doit démontrer l’existence d’une cause défendable au regard des faits et du droit applicable. Or, sur la foi des allégations ou des pièces à son soutien, la demande de J.J. ne fait état d’aucun fait précis qui permette d’étayer une cause d’action en responsabilité civile contre l’Oratoire pour les abus décrits, que ce soit pour sa faute directe ou pour le fait d’autrui. Cela étant, il y a lieu de rétablir les conclusions du juge de première instance sur ce point.

II.            Contexte

[91]                         De 1951 à 1955, J.J. fréquente l’école primaire Notre-Dame-des-Neiges à Montréal. Selon J.J., pendant près de deux ans, le frère Soumis, l’un de ses professeurs et un membre de la Congrégation, l’aurait agressé sexuellement à une fréquence d’une à deux fois par semaine, en le masturbant dans son bureau lors de retenues scolaires. À cette époque, la famille de J.J. réside dans un logement qui appartient à la communauté religieuse et est situé près de l’Oratoire. En raison de la proximité de sa résidence, J.J. se retrouve souvent à cet endroit pour y servir la messe. Durant ces mêmes années, le père Bernard, un autre membre de la Congrégation, l’aurait invité à plusieurs reprises à venir se confesser dans son bureau à l’Oratoire après la messe. À ces occasions, il aurait lui aussi abusé sexuellement de J.J. en le masturbant. Les agresseurs de J.J., le frère Soumis et le père Bernard, sont décédés respectivement en novembre 2004 et en janvier 2001.

[92]                         J.J. allègue avoir gardé le silence sur ces agressions pendant plusieurs décennies. Celles-ci auraient, dit-il, profondément affecté sa vie sexuelle et émotionnelle. J.J. affirme notamment avoir fait de nombreux cauchemars à la suite de ces événements, avoir eu des flash-back de ceux-ci, et ne pas avoir eu d’enfants de peur que ce qu’il avait subi ne se reproduise avec eux. En 2011, J.J. visionne un reportage diffusé dans le cadre d’une émission d’affaires publiques portant sur des agressions sexuelles commises par des membres de la Congrégation sur des mineurs pendant qu’ils étudiaient au Collège Notre-Dame du Sacré-Cœur. Cet établissement est situé à proximité tant de l’école Notre-Dame-des-Neiges que de l’Oratoire. J.J. s’ouvre alors pour la première fois à sa conjointe sur ces événements traumatisants survenus durant son enfance.

[93]                         Deux ans plus tard, en novembre 2013, J.J. dépose sa demande d’autorisation en vue d’exercer une action collective en responsabilité civile contre la Congrégation et l’Oratoire, tant pour leur faute directe que pour le fait d’autrui. Il décrit ainsi le groupe visé par son recours :

Toutes les personnes physiques résidant au Québec, qui ont subi des sévices sexuels de la part de membres de la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix, dans tout établissement d’enseignement, résidence, camp d’été ou tout autre endroit situé au Québec, ainsi qu’à l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, à l’exception des personnes ayant fréquenté le Collège Notre-Dame du Sacré-Cœur durant la période du 1er septembre 1950 au 1er juillet 2001, le Collège de Saint-Césaire durant la période du 1er septembre 1950 au 1er juillet 1991, et l’école Notre-Dame de Pohénégamook durant la période du 1er janvier 1959 au 31 décembre 1964.

 

(Requête réamendée pour autorisation d’exercer un recours collectif et pour être représentant (« Requête réamendée »), par. 1)

[94]                         Dans sa demande, J.J. reproche aux appelants non seulement de ne pas avoir agi pour faire cesser les abus sexuels commis par les membres de la Congrégation, mais également d’avoir incité les victimes à ne pas dénoncer ces abus et d’avoir camouflé ceux-ci. Il soutient que les appelants sont responsables des abus commis, puisqu’ils exerçaient un pouvoir de contrôle sur les activités de leurs membres et ont néanmoins permis que ces abus se poursuivent. Il reproche également aux appelants d’être responsables à titre de commettants des frères et des pères de la communauté religieuse.

III.         Historique judiciaire

A.           Cour supérieure du Québec (2015 QCCS 3583)

[95]                         Le juge de première instance rejette la demande d’autorisation d’exercer une action collective déposée par J.J. Il est d’avis qu’aucune des quatre conditions prescrites à l’art. 575 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »), n’est remplie[8]. La lecture de ses motifs révèle qu’il n’examine pas la question de savoir si le recours est déchu ou prescrit en vertu de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Selon la majorité de la Cour d’appel, il ne l’aurait pas fait, parce que ce moyen comportait une question de fait litigieuse relativement à l’impossibilité d’agir de J.J.

[96]                         Le premier juge décide d’abord que J.J. n’a pas démontré que l’action envisagée soulevait des questions de faits ou de droit identiques, similaires ou connexes : art. 575(1) C.p.c. Selon le juge, la demande vise un nombre indéterminé d’endroits et d’agresseurs, ce qui nécessiterait une répétition de l’analyse juridique applicable ainsi qu’une appréciation différente des faits propres à chacune des situations, et ce, pour chaque partie concernée.

[97]                         Le juge souligne ensuite que la demande ne fait état d’aucun fait expliquant pourquoi la Congrégation et l’Oratoire sont visés par le recours, non plus que des faits étayant la conclusion selon laquelle ils auraient commis une faute contre les membres du groupe proposé : art. 575(2) C.p.c. Plus particulièrement, le juge note que la Congrégation n’a été constituée qu’en janvier 2008, de nombreuses années après les faits reprochés. Pour ce qui est de l’Oratoire, le juge ajoute qu’hormis la description de son agression dans ce lieu de culte, J.J. n’allègue aucun fait permettant de conclure que cette entité aurait commis une faute. Le juge précise que la demande est « pratiquement silencieuse à l’égard de l’implication de l’Oratoire » : par. 137.

[98]                         Sur la condition relative à la composition du groupe (art. 575(3) C.p.c.), le juge de première instance estime que la définition du groupe proposé est trop vague. À ses yeux, elle vise plusieurs agresseurs ayant potentiellement agi dans un nombre indéterminé d’endroits sur une longue période de temps. Enfin, le juge se dit d’avis que J.J. n’a pas su démontrer qu’il serait en mesure d’assurer une représentation adéquate du groupe envisagé : art. 575(4) C.p.c. Il retient entre autres l’absence d’initiative manifestée par ce dernier dans les démarches initiales du recours et le fait qu’il préfère réduire au minimum ses contacts avec les autres membres du groupe.

B.            Cour d’appel du Québec (2017 QCCA 1460)

[99]                         La Cour d’appel accueille à l’unanimité l’appel de J.J. contre la Congrégation et autorise l’exercice de l’action collective contre celle-ci. La cour se divise cependant sur le recours visant l’Oratoire, qu’elle autorise à la majorité.

[100]                     Les juges majoritaires estiment que le juge de première instance a fait erreur en interprétant trop restrictivement les conditions prévues à l’art. 575 C.p.c., et en les isolant du contexte particulier de l’affaire. Sur la première condition de l’article, ils concluent que J.J. a établi au moins une question commune qui favorisera de manière non négligeable le règlement du litige, soit le fait que la structure hiérarchique et le lien de préposition entre la communauté religieuse et ses membres sont pertinents pour statuer sur la responsabilité de la Congrégation et de l’Oratoire.

[101]                     Les juges majoritaires sont également d’avis que les allégations de J.J. et les pièces déposées à leur soutien supportent les conclusions de responsabilité directe et de responsabilité pour le fait d’autrui recherchées : art. 575(2) C.p.c. Ils ajoutent que l’action collective projetée vise les membres d’une communauté religieuse facilement déterminable et qu’il serait prématuré de mettre fin au recours pour la seule raison que la Congrégation n’était pas l’entité existante au moment des faits reprochés. Ils soulignent à cet égard que le juge de première instance a commis une erreur en limitant la portée d’un tableau identifiant les victimes présumées, l’établissement qu’elles ont fréquenté, la période de fréquentation et le nom de leurs agresseurs. En ce qui concerne l’Oratoire, les juges majoritaires précisent que les allégations et les pièces déposées à leur soutien permettent de présumer l’existence du lien étroit existant entre celui-ci et la Congrégation et ses membres. Il s’ensuit que les éléments opposables à la Congrégation le sont également à l’endroit de l’Oratoire pour les besoins de l’autorisation.

[102]                     Relativement à la troisième condition, qui porte sur la composition du groupe, les juges majoritaires concluent que le tableau des victimes suffit à cette étape pour justifier la large composition recherchée. Enfin, ils soulignent que le juge de première instance a adopté une interprétation trop restrictive de la quatrième condition qui vise à s’assurer que J.J. est en mesure de représenter adéquatement les membres du groupe. L’engagement de J.J. dans l’exercice du recours satisfait au seuil minimal requis pour agir à titre de représentant.

[103]                     En terminant, les juges majoritaires concluent qu’il ne serait pas opportun de se prononcer de façon définitive sur la déchéance du recours soulevée sur la base de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Selon eux, cet argument est un moyen de défense qui requiert une analyse de la preuve et dont le bien-fondé doit être jugé lors de l’audience sur le fond. Au stade de l’autorisation, ils estiment qu’il n’est pas possible de conclure que le recours de J.J. est incontestablement prescrit.

[104]                     Tout en souscrivant à l’opinion de la majorité sur l’opportunité d’autoriser l’action collective contre la Congrégation, la juge dissidente aurait pour sa part rejeté l’appel en ce qui concerne l’Oratoire. Sur ce point, elle partage l’avis du juge de première instance selon lequel la demande d’autorisation ne repose que sur des allégations vagues et générales, qui ne font état d’aucun fait permettant d’étayer la responsabilité de l’Oratoire. Selon la juge dissidente, le seul fait d’alléguer que des agressions sexuelles auraient eu lieu sur le site de l’Oratoire ne saurait être suffisant pour mettre en cause la responsabilité civile de celui-ci, que ce soit pour sa propre faute ou à titre de commettant. Dans ce contexte, elle estime que le seuil minimal requis pour autoriser une action collective n’est pas atteint.

IV.         Questions en litige

[105]                     Devant notre Cour, les appelants se limitent à trois arguments. Leur argument principal porte sur la prescription applicable et il est commun aux deux appelants. Selon eux, l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. édicte un délai de déchéance et non un simple délai de prescription. Ainsi, le recours de J.J. serait déchu, car intenté plus de trois ans après le décès de ses prétendus agresseurs. Puisque J.J. ne pouvait entreprendre un recours personnel, il ne possède pas de cause défendable et il ne peut agir à titre de représentant pour l’action collective projetée.

[106]                     Les deux autres arguments des appelants portent sur des aspects bien circonscrits du véhicule procédural que constitue l’action collective. D’un côté, la Congrégation soulève qu’il y a absence de lien de droit entre J.J. et elle, de telle sorte que la condition de l’art. 575(2) C.p.c. n’est pas remplie pour cette raison. De l’autre côté, l’Oratoire soutient que les faits allégués de J.J. sont insuffisants pour soutenir une quelconque cause d’action en responsabilité civile à son endroit, et qu’en conséquence la condition prévue à l’art. 575(2) C.p.c. s’en trouve là aussi non respectée. L’Oratoire ajoute que la communauté de questions n’est pas établie en ce qui la concerne : pour elle, la condition de l’art. 575(1) C.p.c. n’est donc pas remplie non plus.

[107]                      Les appelants ne contestent pas devant nous les conclusions de la majorité de la Cour d’appel sur les autres aspects des conditions que prescrit l’art. 575 C.p.c. Par conséquent, j’estime inutile de m’y attarder plus longuement dans les présents motifs.

V.           Analyse

A.           Les conditions d’autorisation et la norme d’intervention d’une cour d’appel en matière d’action collective

[108]                     L’article 575 C.p.c. énonce les quatre conditions qui doivent être réunies pour que l’exercice d’une action collective soit autorisé. Dans les arrêts Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600, et Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, notre Cour a précisé et réaffirmé les principes qui doivent guider le tribunal de l’autorisation dans l’analyse de ces conditions. Personne ne remet ces principes en question en l’espèce. Il convient toutefois de les rappeler brièvement.

[109]                     Au stade de l’autorisation, le tribunal exerce un rôle de filtrage : Infineon, par. 59 et 65; Vivendi, par. 37. Il doit s’assurer que le demandeur satisfait aux exigences tant du seuil de preuve que du seuil légal requis aux termes des conditions prévues à l’art. 575 C.p.c., tout en gardant à l’esprit que le seuil de preuve devant être atteint afin de déterminer si chacune des conditions énoncées a été remplie est peu élevé à cette étape préliminaire : Infineon, par. 57 et 59. Il s’agit d’une décision de nature procédurale; une interprétation et une application larges des conditions d’autorisation doivent être favorisées : Infineon, par. 59-60 et 66; Vivendi, par. 37. À cette étape, les faits allégués dans la demande d’autorisation sont tenus pour avérés : Infineon, par. 67. Le fardeau qui incombe au demandeur en est un de démonstration, et non de preuve généralement retenu en droit privé, à savoir suivant la balance des probabilités : Infineon, par. 61. Il suffit que le demandeur démontre l’existence d’une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable : Infineon, par. 61-67; Vivendi, par. 37. Comme le souligne notre Cour dans Infineon, diverses expressions ont été utilisées au fil des ans pour énoncer ce fardeau, qui a par exemple été décrit en français comme consistant à établir « une apparence sérieuse de droit », et en anglais « a good colour of right » ou « a prima facie case » : par. 62-67. L’exercice de filtrage auquel se livre le tribunal vise en somme à écarter les demandes frivoles et à s’assurer que des parties ne soient pas obligées de se défendre contre des demandes insoutenables : Infineon, par. 61; Vivendi, par. 37. Si le tribunal en vient à la conclusion que le demandeur satisfait aux conditions énumérées à l’art. 575 C.p.c., il doit alors autoriser l’exercice de l’action collective : Vivendi, par. 37.

[110]                     Cela dit, si le fardeau du demandeur est peu onéreux et que le seuil reste minimal, il n’en demeure pas moins que les allégations de faits contenues à la demande ne peuvent se borner à des généralités. Pour établir une cause défendable, il faut davantage que des allégations vagues, générales ou imprécises : Infineon, par. 67.

[111]                     Ces principes posés, il convient aussi de rappeler qu’une cour d’appel doit faire preuve de déférence envers les conclusions du juge de l’autorisation sur ces conditions : Vivendi, par. 34. Le tribunal saisi d’une demande sollicitant l’autorisation d’exercer une action collective dispose en effet d’un pouvoir d’appréciation important : Vivendi, par. 33. Comme l’indique le libellé de l’art. 575 C.p.c., le tribunal autorise l’exercice de l’action collective « s’il est d’avis que » les conditions énumérées sont remplies. Il est acquis qu’une cour d’appel ne pourra intervenir et substituer son analyse à celle du juge d’autorisation que si ce dernier a commis une erreur de droit ou si son appréciation d’une des conditions énoncées à l’art. 575 C.p.c. est manifestement non fondée : Vivendi, par. 34; Infineon, par. 40. Dans Vivendi, notre Cour précise que le fait pour une cour d’appel de relever une telle erreur à l’égard d’une condition ne lui donne toutefois pas « carte blanche » pour réévaluer toutes les autres conditions auxquelles il doit être satisfait; dans un tel cas, la cour d’appel ne peut substituer son appréciation que pour cette condition uniquement : par. 35.

B.            Le régime de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[112]                     La question centrale que les appelants soulèvent devant notre Cour concerne la nature, le point de départ et la portée du délai de trois ans prévu à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Cet article de droit nouveau, adopté en 2013, traite du délai applicable pour intenter une action en réparation du préjudice corporel résultant, comme en l’espèce, d’une agression à caractère sexuel :

L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Ce délai est toutefois de 30 ans si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint.

      En cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le délai applicable, s’il n’est pas déjà écoulé, est ramené à trois ans et il court à compter du décès.

[113]                     À ce chapitre, les appelants soutiennent que l’al. 2 prévoit un délai de déchéance, et non un délai de prescription. Un tel délai ne serait pas susceptible d’interruption ou de suspension. Il commencerait à courir à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte reproché, et non à compter du jour où la victime prend connaissance que son préjudice est attribuable à l’acte comme le précise l’al. 1. En outre, ce délai de 3 ans remplacerait les délais de prescription de 10 et 30 ans de l’al. 1 à l’égard de tous les recours découlant de l’acte pouvant constituer une infraction criminelle, qu’ils impliquent ou non la succession de l’auteur de cet acte. Or, puisque le recours de J.J. a été intenté plus de trois ans après le décès de ses deux prétendus agresseurs, son droit d’action serait irrémédiablement déchu. Les juridictions inférieures auraient erré en droit en ne rejetant pas le recours sur cette base. Elles auraient dû prononcer immédiatement, voire d’office, la déchéance du recours : art. 2878 C.c.Q.

[114]                     La Cour supérieure n’a pas traité de cette question et les parties n’ont débattu ce point que durant les plaidoiries orales devant la Cour d’appel. Cette dernière a reporté le débat sur cette question à l’audition au fond du litige, notant que si la thèse de la prescription était défendable, le recours de J.J. n’était pas manifestement prescrit à la simple lecture du dossier. Devant notre Cour, toutes les parties estiment que la nature, le point de départ et la portée du délai prévu à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. doivent être clarifiés au stade de l’autorisation de l’action collective afin notamment de déterminer s’il s’agit d’un délai emportant la déchéance du recours.

[115]                     À mon avis, la thèse des appelants doit être écartée. L’alinéa 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. n’édicte pas un délai de déchéance. L’article 2926.1 C.c.Q. dans son entièreté fait partie intégrante du régime de la prescription et l’al. 2 n’y fait pas exception. Cet article prévoit des délais dont la durée varie certes selon certaines conditions à savoir le type d’acte concerné et la survenance du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. Toutefois, la prise de connaissance par la victime du fait que son préjudice est attribuable à l’acte visé constitue le point de départ de chacun des délais énoncés à l’art. 2926.1 C.c.Q., y compris celui de l’al. 2. Enfin, la réduction à trois ans, à l’al. 2, de la durée du délai prévu ne s’applique qu’aux recours visant la succession de la victime ou de l’auteur de l’acte, et non à ceux visant des tiers dont la responsabilité est recherchée pour leur propre faute ou pour le fait d’autrui.

[116]                     En l’espèce, le décès des prétendus agresseurs de J.J. ne rend ni déchu ni manifestement prescrit son recours contre la Congrégation et l’Oratoire. C’est le moment de la prise de connaissance par J.J. du lien entre les agressions et le préjudice qu’il subit qui constitue le point de départ du délai applicable, non pas la date du décès du frère Soumis ou du père Bernard. Ce moment précis et son possible impact, le cas échéant, sur le délai de prescription applicable seront déterminés lors de l’audience sur le fond du litige. Au stade de l’autorisation, bien que les actes reprochés remontent à plus de 30 ans, nous devons tenir pour avérée l’allégation de J.J. voulant qu’il n’ait pris connaissance de ce lien qu’en 2011. Le recours de ce dernier ne paraissant pas prescrit à la simple lecture du dossier, la Cour d’appel a eu raison de conclure que cette question devra être tranchée de façon définitive au procès. La cause d’action de J.J. contre les appelants ne peut être qualifiée de frivole ou d’insoutenable pour ce seul motif.

(1)          La nature et le point de départ du délai énoncé à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[117]                     L’alinéa 1 de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit que l’action en réparation du préjudice corporel qui résulte d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans. Ce délai passe à 30 ans si le préjudice résulte, entre autres, d’une agression à caractère sexuel ou de la violence subie pendant l’enfance. Ces délais de 10 et 30 ans commencent à courir à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à ces actes. Il est acquis et non contesté que ces délais sont des délais de prescription.

[118]                     L’alinéa 2 précise pour sa part qu’en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le « délai applicable [. . .] est ramené à trois ans [. . .] à compter du décès », dans la mesure où il n’est pas déjà écoulé. Pour J.J., il s’agit là d’un délai de prescription, comme c’est le cas de ceux prévus à l’al. 1. Pour les appelants, il s’agirait plutôt d’un délai de déchéance, qui se distingue des délais énoncés au premier alinéa.

a)               L’origine de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[119]                     Le législateur québécois a adopté l’art. 2926.1 C.c.Q. en 2013, dans le cadre de la Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription, L.Q. 2013, c. 8 (« Loi 8 »). L’objectif de cette loi était de faciliter l’accès à la justice civile aux personnes victimes d’actes pouvant constituer une infraction criminelle, en modifiant particulièrement certaines règles relatives à la prescription dans ces cas précis. Avant l’adoption de cet article, le régime général de la prescription s’appliquait dans de telles situations. La prescription applicable était celle de droit commun de trois ans (art. 2925 C.c.Q.), tandis que l’art. 2904 C.c.Q. permettait de soulever une impossibilité d’agir en vue d’obtenir la suspension de la prescription.

[120]                     Prenant appui entre autres sur les enseignements de notre Cour dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6, le législateur québécois se disait conscient du fait que le régime général de la prescription et notamment la prescription de droit commun ne permettait pas de prendre acte de l’expérience vécue par les victimes d’agressions sexuelles et de la spécificité de leur préjudice. En effet, ces personnes font typiquement face à des obstacles psychologiques importants avant d’être en mesure d’entreprendre un recours civil, sans compter que le préjudice lié à l’agression peut parfois prendre des années avant de se manifester ou d’être associé à l’agression. Souvent obligées de plaider l’impossibilité d’agir pour réfuter les arguments de prescription qu’on leur opposait, les victimes se trouvaient dès lors forcées de subir un « procès dans le procès » dans le seul but de prouver que, jusqu’alors, elles n’avaient pas été en mesure d’intenter un recours. Ces obstacles décourageaient plusieurs victimes de se tourner vers le système de justice civile afin d’obtenir réparation pour préjudice subi. Le législateur voulait entre autres réduire au minimum ces occurrences de « procès dans le procès » : Assemblée nationale, Commission permanente des institutions, « Étude détaillée du projet de loi no 22 — Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels », Journal des débats, vol. 43, nº 47, 1re sess., 40e lég., 7 mai 2013, p. 5; voir aussi F. Levesque et C.-E. Wagner-Lapierre, « La réforme de la prescription civile en matière d’infraction criminelle : une occasion manquée pour les victimes de préjudice corporel » (2015), 49 R.J.T.U.M. 685, p. 710.

[121]                     Aussi, afin d’atténuer ces difficultés, la Loi 8 a donc modifié le régime de la prescription applicable à de tels recours, et ce, sous trois aspects. D’abord, la prescription ne court dorénavant plus contre les mineurs dans ces situations : art. 2905 C.c.Q. Ensuite, les délais de prescription applicables à ces recours passent de 3 ans à 10 ou 30 ans : al. 1 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Enfin, le délai de prescription ne court désormais qu’à partir du moment où la victime a connaissance du lien entre l’agression et son préjudice : al. 1 de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[122]                     Depuis l’adoption de la Loi 8, en matière d’agression à caractère sexuel par exemple, aucun « procès dans le procès » n’est dorénavant nécessaire avant qu’une personne n’atteigne l’âge de 48 ans. En effet, la prescription ne court plus contre les mineurs dans de tels cas; elle débute donc au plus tôt au moment où le demandeur atteint la majorité. C’est uniquement dans les cas où la victime n’a pas intenté un recours dans le délai de 30 ans à compter de sa majorité ou de la date de l’agression que pourra se soulever la question de la prise de connaissance du lien mentionné plus tôt et, éventuellement, celle de l’impossibilité d’agir qui pourrait justifier la suspension du délai de prescription. La Loi 8 s’inscrit dans la continuité du régime existant de la prescription. Loi remédiatrice, elle vient en somme bonifier le droit antérieur afin de faciliter l’accès à la justice aux victimes des actes visés.

b)       Les délais de déchéance en droit civil québécois  

[123]                     Les appelants soutiennent que l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. doit être interprété différemment. En cas de décès de l’auteur de l’acte (ou de la victime), cet alinéa serait plutôt un contrepoids à la volonté du législateur de favoriser l’accès à la justice pour les victimes des actes visés en allongeant les délais de prescription. Selon eux, le décès de l’auteur de l’acte (ou de la victime) soulève des intérêts d’ordre public qui requièrent que ce genre de situations soient traitées distinctement des autres situations visées par l’al. 1 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Ils avancent deux raisons à l’appui de leur prétention. Premièrement, ils soulignent que le décès d’un des protagonistes principaux implique que c’est la succession de cette personne qui devra dorénavant entreprendre sinon prendre part au recours. Or, l’existence d’un délai de prescription de 10 ou 30 ans — qui débuterait à partir du moment où la victime prend connaissance du lien entre son préjudice et l’agression — introduirait un grave état d’instabilité dans l’administration des successions. Deuxièmement, ils insistent sur le fait qu’en cas de décès de l’auteur de l’acte ou de la victime (ou même des deux), un des protagonistes principaux (sinon les deux) ne peut alors plus témoigner. En conséquence, vu l’absence du témoignage des personnes directement concernées, l’intégrité du processus contradictoire serait compromise, ce qui nuirait à la recherche de la vérité. Pour les appelants, l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. viendrait répondre à ces préoccupations en dérogeant au régime de la prescription et en restreignant le délai applicable à une durée immuable de trois ans en cas de décès d’un des protagonistes principaux, sans possibilité d’interruption ou de suspension de ce délai et sans égard à la connaissance par la victime du lien entre son préjudice et l’acte reproché.

[124]                     Selon les appelants, l’al. 2 comporte tous les éléments caractéristiques d’un délai de déchéance. En plus de protéger des intérêts supérieurs d’ordre public (la stabilité des successions et la recherche de la vérité), le délai prévu débute à compter d’un événement précis, prédéterminé et figé dans le temps (le décès). En outre, ce délai serait typiquement plus court que le délai autrement applicable. Ils en concluent que l’al. 2 édicte un délai de déchéance qui fait exception au régime général de la prescription et aux mécanismes que met par ailleurs en place le premier alinéa de la disposition.

[125]                     Je suis en désaccord. En droit civil québécois, il est acquis que la déchéance d’un recours ne se présume pas : J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.-G. Jobin et N. Vézina, nº 1117; C. Gervais, La prescription (2009), p. 3 et suiv.; J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), nº 1-1297. C’est ce qu’énonce d’ailleurs expressément l’art. 2878 C.c.Q., qui précise que la déchéance doit résulter d’un texte exprès. En cas de doute ou d’ambiguïté quant à savoir s’il s’agit ou non d’un délai de déchéance, la doctrine québécoise confirme du reste que les délais édictés entraînant la libération d’un débiteur doivent alors être interprétés comme étant des délais de prescription : Baudouin, Jobin et Vézina, nº 1117.

[126]                     Ainsi, bien que l’on reconnaisse qu’il n’est pas obligatoire que le terme « déchéance » soit explicitement employé afin qu’un délai puisse être qualifié de tel, il faut néanmoins des termes clairs, précis et non ambigus pour conclure que le régime général de la prescription ne s’applique pas : Baudouin, Jobin et Vézina, nº 1117; Roussel c. Créations Marcel Therrien inc., 2011 QCCA 496, [2011] R.J.Q. 555, par. 45 et suiv.; Global Credit & Collection Inc. c. Rolland, 2011 QCCA 2278, [2012] R.J.Q. 12, par. 31; Équipement Industriel Robert Inc. c. 9061-2110 Québec Inc., 2004 CanLII 10729 (C.A. Qc), par. 40. En outre, dans l’arrêt Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306, notre Cour a réitéré le principe bien établi voulant que le législateur soit présumé ne pas avoir eu l’intention de modifier un régime existant à moins de l’avoir fait de façon claire et non ambiguë : par. 29.

[127]                     Ni le texte de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q., ni le contexte dans lequel il s’inscrit, pas plus que les objectifs qui le sous-tendent ne permettent de conclure que le législateur québécois a eu l’intention claire, précise et non ambiguë d’écarter le régime juridique qui existait avant l’adoption de la Loi 8 pour le remplacer par un délai de déchéance en cas de décès de l’auteur de l’acte. Je précise d’entrée de jeu qu’il n’existe d’ailleurs aucune source doctrinale ou jurisprudentielle appuyant la position des appelants sur ce point. L’analyse qui suit permet de comprendre pourquoi. 

c)        Le texte et le contexte de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[128]                     L’alinéa 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. ne contient ni terme exprès, ni mention claire, précise et non ambiguë suggérant que le législateur entendait établir un délai de déchéance en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. En effet, cette disposition ne contient aucune expression qui renvoie de façon explicite et non équivoque à la déchéance. Bien au contraire, la version française de l’al. 2 renvoie aux délais de prescription mentionnés à l’al. 1 par l’emploi des mots « le délai applicable [. . .] est ramené », tandis que la version anglaise utilise les termes « prescriptive period ».

[129]                     Les appelants avancent à cet égard que la brièveté du délai énoncé à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. serait justement caractéristique en soi d’un délai de déchéance. Cet argument ne résiste pas à l’analyse. Non seulement cette caractéristique ne représente pas une mention claire, précise et non ambiguë d’une intention du législateur de prévoir un délai de déchéance, mais la proposition voulant qu’un délai de trois ans soit intrinsèquement court est à mon avis erronée. En « ramen[ant] » à trois ans le délai fixé à l’al. 2, le législateur rétablit simplement le délai de droit commun qui s’applique aux termes de l’art. 2925 C.c.Q.  Soutenir qu’un délai qui correspond à la prescription de droit commun soit court au point de constituer un indice clair, précis et non ambigu de l’intention du législateur d’écarter l’application du régime de la prescription et d’établir un délai de déchéance ne tient simplement pas la route.

[130]                     Les notes explicatives qui accompagnent la Loi 8, texte qui a établi l’art. 2926.1, confirment la teneur de cette interprétation. Ces notes renvoient exclusivement au régime de la prescription, sans jamais faire état d’un quelconque délai dit de déchéance. Elles mentionnent même expressément le régime de la prescription lorsqu’elles traitent de l’al. 2 :

La loi modifie par ailleurs le Code civil en portant de trois à dix ans le délai de prescription applicable aux actions en responsabilité civile lorsqu’un acte causant un préjudice corporel peut constituer une infraction criminelle. La loi prévoit que ce délai est de 30 ans lorsque ce préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint. En cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte criminel, le délai de prescription est ramené à trois ans et court à compter du décès.

 

     La loi précise également le point de départ de la prescription applicable à de telles actions en le fixant clairement, non pas au moment de l’acte criminel, mais au moment où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Elle prévoit aussi que la prescription applicable à ces mêmes actions ne court pas, dorénavant, contre les mineurs ou les majeurs en curatelle ou en tutelle. [Je souligne.]

[131]                     J’ajoute que les modifications corrélatives apportées par la Loi 8 à l’art. 2905 C.c.Q., modifications suivant lesquelles la prescription ne court plus contre les mineurs dans ces situations, vont également dans ce sens. En effet, toujours dans ces notes explicatives, le législateur souligne que « la prescription applicable à ces mêmes actions ne court pas, dorénavant, contre les mineurs ou les majeurs en curatelle ou en tutelle ». Lorsqu’il parle de « ces mêmes actions », le législateur vise tous les recours qui relèvent de l’art. 2926.1 C.c.Q. indistinctement. D’ailleurs, si on retenait la thèse des appelants, cela impliquerait qu’en cas de décès de l’auteur de l’acte, le délai de déchéance commencerait à courir, et ce, même si la victime est toujours mineure. Or, une telle interprétation irait directement à l’encontre du libellé de l’art. 2905 C.c.Q. On ne peut certes soutenir que le législateur, qui a pris la peine de modifier cet article pour préciser que la prescription ne court jamais contre le mineur à l’égard de recours qu’il peut avoir contre quiconque, a voulu imposer, dans le cadre de la même Loi 8, un délai de déchéance immuable en cas de décès de l’auteur de l’acte.

[132]                     Enfin, il importe de noter que le législateur a ajouté l’art. 2926.1 à un endroit précis dans l’architecture du C.c.Q. Il l’a introduit dans le Livre huitième De la prescription, sous le Titre « De la prescription extinctive ». Comme notre Cour le souligne dans l’arrêt Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801, « [i]l ne saurait [. . .] être question de tenir pour acquis que les dispositions du Code civil du Québec ont été placées dans un titre ou dans un autre de façon éparse et sans souci de cohérence » : par. 15. La structure du C.c.Q. constitue un indice de l’intention du législateur sur le sens à donner à une disposition particulière : P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 1161-1162. Affirmer que le législateur entendait introduire un délai de déchéance à cet endroit défierait ces principes d’interprétation établis par notre Cour. Aucun tribunal québécois n’a à ce jour interprété l’un ou l’autre des délais qui, comme l’art. 2926.1 C.c.Q., se retrouvent au Titre « De la prescription extinctive » comme entraînant la déchéance d’un recours.

d)       Les objectifs de la Loi 8 et les conséquences de la thèse des appelants

[133]                     L’examen des objectifs qui sous-tendent la Loi 8 ne révèle guère davantage d’indice clair, précis et non ambigu de l’intention du législateur d’édicter un délai de déchéance à l’al. 2. Je rappelle ici que, lors des débats parlementaires, le ministre de la Justice a reconnu que les modifications apportées au Livre De la prescription visent à codifier l’arrêt M. (K.) c. M. (H.) de notre Cour : Journal des débats, p. 3. Dans cette affaire, le juge La Forest met d’ailleurs les législateurs en garde contre les injustices que peuvent créer les lois sur la prescription en permettant aux auteurs d’abus sexuels d’échapper à toute responsabilité et de jouir de la tranquillité d’esprit alors que la victime continue de subir les conséquences de leurs actes et demeure sous le joug d’une incapacité psychologique : p. 35-38 et 48. Considérer que l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. a pour effet d’édicter un délai de déchéance irait résolument à l’encontre de cet objectif. Les conséquences qu’entraînerait l’interprétation que proposent les appelants l’illustrent avec éloquence.

[134]                     Si l’alinéa 2 édictait un délai de déchéance, comme le prétendent les appelants, les victimes dont l’agresseur est décédé ne pourraient ainsi plus soulever l’impossibilité d’agir puisque la déchéance ne souffre ni suspension, ni interruption. Pourtant, avant l’entrée en vigueur de la Loi 8, il était acquis que les recours en réparation du préjudice corporel — sans égard au décès d’une des parties — étaient tous assujettis au délai de prescription de droit commun : art. 2925 C.c.Q. Ce délai pouvait être suspendu si la victime se trouvait dans l’impossibilité d’agir : art. 2904 C.c.Q. Il serait contraire à l’objet même d’une loi remédiatrice de modifier le droit existant en amoindrissant la protection qu’offre celui-ci. Sans compter qu’en matière d’interprétation, on ne peut présumer que le législateur a voulu modifier le droit existant, en l’absence d’expression claire et non ambiguë de ce dernier à cet effet : Heritage Capital.

[135]                     De même, si le délai de l’al. 2 en était un de déchéance, la victime disposerait alors d’un maximum de trois ans à compter du décès de l’auteur de l’acte pour intenter son recours, et ce, même si le préjudice ne s’est pas encore manifesté. Suivant la position des appelants, il faudrait donc conclure que l’intention du législateur était de modifier le droit antérieur et que le recours d’une victime peut dorénavant être déchu avant même d’être né. Considérer que l’al. 2 institue un délai de déchéance mènerait ainsi à des conséquences illogiques, voire absurdes.

[136]                     Ce n’est pas tout. Dans ses dispositions transitoires, l’art. 13 de la Loi 8 prévoit que « [l]es délais de prescription prévus à l’art. 2926.1 [. . .] sont applicables aux situations juridiques en cours en tenant compte du temps déjà écoulé » et que « [l]es dispositions de [cet] article [. . .] qui concernent le point de départ du délai de prescription sont déclaratoires ». Or, si l’on adoptait la thèse des appelants, le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte constituerait le point de départ d’un délai de déchéance immuable à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. Compte tenu de l’art. 13 susmentionné, aux termes duquel les délais et leur point de départ sont d’application immédiate, il faudrait alors conclure que les victimes dont l’agresseur est décédé avant l’adoption de la Loi 8 seraient rétroactivement déchues de leur droit d’action trois ans après le décès de cet agresseur, et ce, même si leur recours n’était pas prescrit avant l’entrée en vigueur de cette loi.

[137]                     En somme, pour les appelants, le législateur aurait eu l’intention d’astreindre les actions en réparation du préjudice corporel attribuable à des actes susceptibles de constituer une infraction criminelle à un régime plus restrictif et plus sévère que les actions en réparation d’un préjudice qui ne serait pas attribuable à de tels actes. En cas de décès de la personne débitrice ou créancière de l’obligation, l’action en réparation d’un préjudice corporel qui ne serait pas attribuable à une infraction criminelle serait en effet sujette au délai de droit commun, délai qui serait susceptible d’interruption et de suspension, et dont le point de départ serait le jour de la manifestation du préjudice : art. 2926 C.c.Q. À l’opposé, l’action en réparation d’un préjudice corporel attribuable à une infraction criminelle serait assujettie à un délai de déchéance de trois ans, non susceptible d’interruption ou de suspension, et dont le point de départ, qui est déclaratoire suivant les dispositions transitoires de la Loi 8, serait le décès de la victime ou de l’agresseur. Ce serait au surplus le cas même si la cause d’action de la victime n’est pas encore née, que son préjudice n’est pas apparu ou qu’elle est dans l’impossibilité d’agir. Une telle lecture de l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. est tout simplement inconciliable avec l’objectif que poursuivait le législateur en adoptant la Loi 8, à savoir encourager les recours devant les tribunaux judiciaires en facilitant l’accès à la justice aux victimes d’actes visés par cette disposition.

e)        Le point de départ du délai de l’al. 2

[138]                     Dans ce contexte, j’estime peu convaincant l’argument des appelants selon lequel il y aurait incohérence entre, d’une part, l’objectif consistant à faciliter l’accès à la justice pour les victimes d’agression et, d’autre part, la réduction à trois ans du délai applicable à l’al. 2. Il est vrai que l’al. 2 témoigne d’une préoccupation du législateur à l’égard des cas où il y a décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. Les modifications affectant la durée des délais et le point de départ de la prescription que prévoit l’al. 1 peuvent en effet entraîner le risque que le décès d’une des parties accroisse l’état d’incertitude qui pèse sur les héritiers, les créanciers ou les tiers quant à l’étendue de leurs droits sur les biens de la succession : Journal des débats, p. 7-9. En outre, le passage du temps — période qui peut être substantielle compte tenu des délais prévus à l’al. 1 — peut affecter l’intégrité de la preuve testimoniale et donc du processus contradictoire qui anime l’objectif de recherche de la vérité à la base de notre système de justice, dans les cas où un acteur central au débat n’est plus là pour témoigner : Journal des débats, p. 9.

[139]                     Il est vrai que, pour répondre à ces préoccupations, le législateur a choisi de réduire la durée du délai applicable aux situations où l’une des parties décède. Mais on ne saurait en inférer que, ce faisant, il a voulu faire de ce délai un délai de déchéance. L’alinéa 2 ne fait que réduire la durée du délai prévu à l’al. 1, non son point de départ, lequel demeure la prise de connaissance par la victime du lien entre son préjudice et l’acte reproché.

[140]                     La modification apportée au régime de la prescription par l’adoption de l’art. 2926.1 C.c.Q. constitue un avantage objectif pour les victimes d’actes susceptibles de constituer une infraction criminelle par rapport à la situation qui existait antérieurement, y compris dans les circonstances qui déclenchent l’application de l’al. 2. Désormais, le délai ne commence à courir qu’au moment où la victime prend connaissance du lien entre son préjudice et l’agression, plutôt qu’au moment même de l’agression. Les notes explicatives de la Loi 8 sont encore une fois utiles à ce sujet. Elles traitent du point de départ au singulier : « le point de départ de la prescription applicable à de telles actions [est fixé] non pas au moment de l’acte criminel, mais au moment où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte ». Lorsqu’il parle « de telles actions », le législateur vise toutes les actions en réparation d’un préjudice corporel causé par un acte pouvant constituer une infraction criminelle, sans faire de distinction entre les situations qui déclenchent l’application de l’al. 2 (lorsqu’un des protagonistes principaux décède) et celles auxquelles s’applique l’al. 1 (lorsque les deux protagonistes principaux sont vivants).

[141]                     L’expression « court à compter du décès » figurant à l’al. 2 a simplement pour effet de déclencher l’application du délai prévu à cet alinéa au lieu de celui énoncé à l’al. 1, et non d’établir un nouveau point de départ, distinct de celui prévu au premier alinéa. Le jour où l’une des parties décède, le délai applicable pour intenter un recours est « ramené » à trois ans s’il courait déjà. Ainsi, s’il restait moins de trois ans à courir à la prescription décennale ou trentenaire de l’al. 1 au moment du décès, la période restante du délai de prescription demeure inchangée. Mais si le délai n’avait pas commencé à courir, la victime ne pourra se prévaloir du délai de 10 ou 30 ans lorsqu’elle prendra connaissance du lien entre l’agression et son préjudice : elle devra intenter son recours dans un délai maximal de 3 ans à compter de ce même point de départ. 

[142]                     Les débats législatifs pertinents confirment que c’est là le sens qu’il convient de donner à cette disposition. Ils indiquent que l’al. 2 n’introduit pas un nouveau délai : le décès modifie simplement le délai de l’al. 1 en le réduisant à trois ans. Dans ses propos sur l’utilisation du terme « ramené » à l’al. 2, le ministre de la Justice de l’époque insiste justement sur l’importance de ce mot, dont la présence vise à ne pas « donner l’impression que c’est un nouveau délai [. . .] alors que ce n’est pas un nouveau délai, c’est le délai qui est ramené » : Journal des débats, p. 13 (je souligne). Bref, si la durée du délai est modifiée en cas de décès, son point de départ demeure inchangé; c’est la prise de connaissance par la victime du lien entre son préjudice et l’agression qui continue de déclencher le chronomètre de la prescription, rien d’autre.

[143]                     L’inclusion du décès de la victime sur le même pied que celui de l’auteur de l’acte à l’al. 2 ne change rien à cette interprétation du délai applicable. L’objectif qui consiste à faciliter l’accès à la justice aux victimes d’infractions criminelles en reconnaissant les difficultés psychologiques auxquelles elles font face se réalise différemment lorsque c’est la succession de la victime qui entreprend le recours. Ce n’est pas la succession en tant que telle qui a subi le traumatisme de l’agression et ses conséquences. De fait, elle n’a généralement pas à surmonter d’obstacles psychologiques aussi importants que la victime avant d’être en mesure d’entreprendre un recours. En ce sens, le fait d’inclure le décès de la victime, à l’instar de celui de l’auteur de l’acte, dans les circonstances qui déclenchent l’application de l’al. 2 n’affaiblit en rien l’objectif consistant à faciliter l’accès à la justice aux victimes des actes visés. Il témoigne simplement du souci du législateur d’assurer la mise en balance adéquate des intérêts que soulève la longue prescription appliquée aux recours en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle. À l’inverse de ce que suggèrent les appelants, encore là il ne s’agit pas d’un quelconque signe clair, précis et non ambigu que le législateur a eu l’intention d’adopter un délai de déchéance immuable en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, bien au contraire.

[144]                     J’ajouterai ceci sur le point de départ du délai de l’al. 2. Puisque ce deuxième alinéa n’édicte pas un délai de déchéance mais bien un délai de prescription, la mention du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte ne saurait être interprétée comme établissant un point de départ distinct de celui prévu au premier alinéa. En effet, il faut rappeler ici que l’art. 13 de la Loi 8 prévoit que les dispositions relatives au point de départ du délai de prescription de l’art. 2926.1 C.c.Q. sont déclaratoires. Lorsqu’une loi est déclaratoire, la présomption contre l’interprétation rétroactive n’est alors pas applicable : Côté, par. 1878; W. F. Craies, Craies on Statute Law (7e éd. 1971), par S. G. G. Edgar, p. 395. Notre Cour a d’ailleurs déjà qualifié l’effet d’une loi déclaratoire : celle-ci fait « en sorte que ce texte de loi est réputé avoir toujours inclus cette disposition. Cette interprétation est donc considérée comme ayant toujours été la loi » : Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125, par. 28. Son application peut ainsi s’étendre à des faits survenus avant son édiction : Côté, par. 1878-1880; Craies, p. 395; Western Minerals Ltd. c. Gaumont, [1953] 1 R.C.S. 345, p. 370; Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660; Chambre des notaires du Québec c. Haltrecht, [1992] R.J.Q. 947 (C.A.). Le fait que l’article en cause introduit une règle nouvelle n’y change rien : lorsque le législateur prévoit explicitement que la disposition est déclaratoire, on ne peut pas en faire abstraction : Canada Bread Company, par. 27-28; P. Roubier, Le droit transitoire : conflits des lois dans le temps (2e éd. 1993), p. 248.

[145]                     Or, si le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte prévu à l’al. 2 devait constituer le point de départ du délai de prescription de trois ans, ce point de départ distinct de celui énoncé à l’al. 1 devrait alors s’appliquer aux situations en cours. Concrètement, cela impliquerait que le droit d’action des victimes dont les agresseurs sont décédés plus de trois ans avant l’entrée en vigueur de la Loi 8 serait ainsi éteint rétroactivement. Et puisque la prise de connaissance par la victime du lien entre l’agression et son préjudice ne constituerait le point de départ que des délais prévus à l’al. 1 uniquement, cette prise de connaissance ne serait d’aucun secours aux victimes pour suspendre ou interrompre le délai de prescription applicable en cas de décès de l’auteur de l’acte. Ce résultat serait à mon avis incompatible avec les objectifs d’une loi remédiatrice qui vise justement à venir en aide aux victimes d’actes pouvant constituer une infraction criminelle. J’estime que l’interprétation selon laquelle l’al. 2 n’établit pas, en ce qui concerne le délai de prescription applicable, un point de départ qui soit distinct de celui prévu à l’al. 1 s’harmonise mieux avec le texte et le contexte de la disposition dans son ensemble, et permet d’éviter un tel résultat : Kent c. The King, [1924] R.C.S. 388, p. 397; Banque de Nouvelle-Écosse c. Cohen, 1999 CanLII 13720 (C.A. Qc), p. 11-12; Québec (Commission de la construction) c. Gastier inc., 1998 CanLII 13132 (C.A. Qc), p. 9-12; Côté, par. 713 et 1821-1823; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 807-808.

[146]                     Somme toute, que ce soit au regard de son libellé, du contexte dans lequel il s’inscrit ou des objectifs qui le sous-tendent, une conclusion s’impose : l’al. 2 se veut un délai de prescription au même titre que les délais de l’al. 1. L’alinéa 2 a pour effet de réduire la durée des délais prévus à l’al. 1 en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. Le décès d’une de ces personnes est simplement une condition qui modifie la durée du délai et non son point de départ, tout comme le type d’acte en cause détermine la durée du délai applicable aux termes de l’al. 1. C’est à compter du moment où la victime prend connaissance du lien entre l’agression et le préjudice que les délais prévus aux al. 1 et 2 commencent à courir.  Dans tous les cas, ce ne sont pas des délais de déchéance.

(2)          La portée de l’al. 2

[147]                     Les appelants soulèvent en dernier lieu un argument qui touche cette fois à la portée même de l’al. 2. Ils soutiennent que le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte modifierait le délai de prescription applicable pour tous les recours qui découlent de l’acte commis par l’auteur, quels qu’ils soient. Ainsi, le décès de l’auteur de l’acte réduirait de la même manière la durée du délai de prescription applicable au recours contre les tiers pour leur propre faute ou pour le fait d’autrui. Si le recours contre l’auteur de l’acte devenait prescrit en raison de son décès, le fondement du recours contre de tels tiers disparaîtrait donc lui aussi. Bref, en l’espèce, même si l’al. 2 n’édicte pas un délai de déchéance, le recours de J.J. contre la Congrégation et l’Oratoire serait à tous égards prescrit 3 ans, et non 30 ans, à compter de la prise de connaissance par J.J. du lien entre les agressions qu’il a subies et le préjudice qui en a découlé.

[148]                     Cet argument ne permet pas davantage de conclure que le recours de J.J. est maintenant prescrit. Ici encore, le moment précis de la prise de connaissance de ce lien par J.J. reste tributaire de la preuve sur le fond du litige. Il en va de même de la question de l’impossibilité d’agir qui pourrait se soulever à ce chapitre. En outre, j’estime que cet alinéa n’a tout simplement pas une telle portée. L’interprétation des appelants serait là encore incompatible avec l’objectif que poursuivait le législateur en adoptant la Loi 8. C’est uniquement à l’égard de la succession de la victime ou de l’auteur de l’acte que s’applique la réduction de délai prévue à l’al. 2.  

[149]                     L’article 2926.1 C.c.Q. édicte la prescription applicable aux recours en réparation du préjudice corporel résultant de certains actes précis. Cette disposition ne crée pas un régime de responsabilité distinct des régimes généraux prévus aux art. 1457 et 1463 C.c.Q du Livre cinquième Des obligations. Les recours en réparation d’un même préjudice ne doivent pas être confondus. L’auteur de l’acte et les tiers, dont le commettant, ont chacun une obligation distincte envers la victime, et les recours qui sont ouverts à la victime visent à réparer le préjudice causé par la violation de ces obligations distinctes. Sous le régime général de la responsabilité civile, le recours de la victime contre un tiers dont la responsabilité est engagée pour sa propre faute ne dépend pas du recours direct contre l’auteur de l’acte qui peut être à l’origine de cette faute. De même, la responsabilité d’un commettant pour le fait de son préposé ne dépend pas de la survie du recours direct contre ce dernier.

[150]                     Bien sûr, la question ne se pose généralement pas dans le cadre de l’application des art. 1457 et 1463 C.c.Q., puisque la prescription de droit commun s’applique alors dans tous les cas : art. 2925 C.c.Q. En règle générale, le délai applicable à ces recours commence à courir au même moment; le préjudice est commun et l’art. 2926 C.c.Q. fait débuter la prescription au moment de son apparition. Mais le principe demeure le même, que l’on applique l’art. 2926 C.c.Q. ou l’art. 2926.1 C.c.Q. : la prescription s’apprécie pour chaque recours individuellement.

[151]                     À mon avis, l’argument des appelants témoigne d’une confusion conceptuelle entre, d’une part, le régime des obligations qui encadre les recours visés par l’art. 2926.1 C.c.Q. et, d’autre part, le délai de prescription applicable à ces recours. Le fait que le recours de la victime contre l’auteur de l’acte puisse être prescrit en raison de son décès n’entraîne pas la disparition du fondement du recours de la victime contre des tiers pour leur propre faute ou pour le fait d’autrui. Ces tiers ou ces commettants sont alors poursuivis sur la base d’une responsabilité distincte de celle de l’auteur de l’acte, même si le préjudice causé est commun.

[152]                     Lorsque le législateur précise, à l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q., qu’en cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le délai de prescription est ramené à trois ans, il ne vise que les recours qui mettent en cause la succession de l’auteur de l’acte reproché ou celle de la victime, sans plus. La prétention des appelants selon laquelle la prescription du recours contre l’auteur de l’acte a pour effet d’anéantir le recours de la victime contre un tiers pour une faute propre à ce dernier serait non seulement contraire à l’objectif de la Loi 8 qui consiste à faciliter l’accès à la justice aux victimes d’agressions, mais elle ne trouve pas non plus de justification dans les objectifs propres à l’al. 2 en tant que tels. En effet, vouloir rendre prescrit le recours de la victime contre des tiers existants n’assurerait en rien la stabilité des successions, puisqu’aucune succession n’est alors en cause. Cela ne permettrait pas non plus de contrer la péremption de la preuve et de protéger l’intégrité du processus contradictoire et la recherche de vérité, étant donné que les parties concernées sont présentes pour témoigner. Par contre, conclure que la prescription du recours contre la succession de l’auteur de l’acte entraîne aussi la prescription du recours de la victime contre des tiers existants, par exemple contre un deuxième agresseur vivant pour le même acte, s’inscrit résolument à l’encontre de l’objectif visant à faciliter l’accès à la justice civile aux victimes d’agressions. Une telle conclusion permettrait à des parties potentiellement fautives d’échapper à toute responsabilité et de jouir de la tranquillité d’esprit au seul motif que l’auteur de l’acte est décédé.

[153]                     Les débats législatifs pertinents confirment ici aussi l’intention du législateur. Lors de la présentation du projet de loi qui a mené à l’adoption de la Loi 8, le ministre de la Justice a indiqué en termes clairs quelle était cette intention :

Et finalement on prévoit, pour éviter des recours qui impliquent des successions, là, pendant… Enfin, de façon à encadrer les recours impliquant les successions, on prévoit qu’en cas de décès de la victime ou de l’auteur du préjudice le délai est ramené à trois ans et qu’il court à partir de ce décès. [Je souligne.]

 

(Journal des débats, p. 3)

Les propos du député qui a introduit les amendements relatifs à la prescription et au C.c.Q. vont dans le même sens :

Ce que l’amendement vise à faire, c’est de prévoir une limite où, à un moment donné, les successions n’auront plus à gérer quelque chose . . .

 

. . .

 

Cette question-là n’est pas du tout… et ce n’est pas du tout mon propos ni mon intention, de quelque façon que ce soit, de minimiser ou nuire à ce travail essentiel qu’on doit faire à l’égard des victimes, là. C’est uniquement dans le contexte où on parle d’une poursuite à l’égard d’une succession . . . [Je souligne.]

 

(Journal des débats, p. 8-9)

[154]                     L’alinéa 2 est opposable seulement aux recours visant la succession de la victime ou celle de l’auteur de l’acte, et non à tous les recours qui soulèvent directement ou indirectement la faute de l’auteur. Le législateur n’a pas eu l’intention de rendre l’al. 2 opposable aux recours entrepris contre un tiers toujours existant pour sa propre faute ou pour le fait d’autrui. Le fait que des délais différents puissent s’appliquer à de tels recours témoigne simplement de la volonté du législateur de protéger les droits des victimes d’infractions criminelles particulièrement vulnérables et d’établir un juste équilibre entre cet objectif et l’importance de protéger la stabilité des successions dans des cas limités.

(3)          Conclusion sur l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[155]                     Je résume. L’objectif du législateur en adoptant la Loi 8 était notamment de venir en aide aux victimes d’agressions à caractère sexuel en leur facilitant l’accès à la justice. Pour ce faire, il a allongé les délais de prescription et modifié le point de départ à compter duquel ces délais commencent à courir. L’alinéa 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. fait partie intégrante de cette réforme. Rien dans le texte de cet alinéa, dans le contexte de cette disposition et dans les objectifs qui la sous-tendent ne permet de soutenir de manière claire, précise et non ambiguë qu’en cas de décès de l’auteur de l’acte, le législateur avait l’intention d’imposer un délai de déchéance ou d’établir un point de départ autre que la prise de connaissance par la victime du lien entre l’acte visé et le préjudice qui en découle pour elle. La réduction de la durée du délai applicable que prévoit cet alinéa ne vise pas un recours tel celui intenté par J.J. contre des responsables autres que la succession de l’auteur de l’acte. Cela étant, le recours de J.J. n’est pas, à la simple lecture de la demande, déchu et encore moins manifestement prescrit; il n’y a pas lieu de refuser d’autoriser l’action collective pour ces raisons.

C.            L’action collective contre la Congrégation

[156]                     Outre cet argument principal fondé sur l’al. 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q., la Congrégation avance qu’il n’existe pas de lien de droit entre J.J. et elle. La Congrégation soutient qu’elle ne peut être tenue responsable pour des fautes qui auraient été commises en lien avec des événements survenus avant sa constitution en 2008. Elle prétend que la Cour d’appel a fait erreur en substituant son analyse à celle du juge de première instance sur ce point. Ce dernier avait statué que la condition de l’apparence de droit prévue à l’art. 575(2) C.p.c. n’était pas respectée.

[157]                     À mon avis, la Cour d’appel a eu raison de conclure à l’unanimité que le juge de première instance a appliqué de manière trop stricte la condition énoncée à l’art. 575(2) C.p.c. dans l’analyse du lien de droit. À ce chapitre, compte tenu des allégations formulées et des pièces déposées à leur soutien, son appréciation de cette condition était manifestement non fondée au regard des enseignements de notre Cour. 

[158]                     Il importe de rappeler que la Congrégation ne remet pas en question les autres conclusions de la Cour d’appel selon lesquelles les allégations de la demande étayent une cause d’action en responsabilité pour une faute directe qu’elle aurait commise et pour le fait d’autrui. La Congrégation limite son argument à la seule inexistence d’un lien de droit avec J.J. Sur ce point précis, le juge de première instance fonde son analyse sur deux pièces déposées par J.J. : l’état de renseignements de la Congrégation au registre des entreprises et un tableau de présumées victimes faisant état de l’établissement fréquenté par celles-ci, de la période de fréquentation et du nom de leurs agresseurs (motifs de la C.S., par. 91-92 (CanLII); motifs de la C.A., par. 28 (CanLII)). Le juge conclut que J.J. n’a pas établi l’existence d’une cause défendable contre la Congrégation, puisque tous les abus sexuels reprochés seraient survenus avant la constitution de cette dernière en 2008 : par. 91-92.

[159]                     Je partage l’avis de la Cour d’appel voulant qu’au contraire, considérées dans leur ensemble, les allégations et les pièces déposées à leur soutien par J.J. établissent à tout le moins l’existence d’une cause défendable contre la Congrégation quant à ce lien de droit. Je suis aussi d’accord pour conclure qu’en se prononçant sur la valeur probante de ces diverses pièces, le juge de première instance a outrepassé son rôle de filtrage : motifs de la C.A., par. 79; motifs de la C.S., par. 56-57.

[160]                     En plus des pièces sur lesquelles s’appuie le juge de première instance, la Cour d’appel a raison de souligner que J.J. a également déposé l’état de renseignements de la Corporation Jean-Brillant au registre des entreprises. Cette pièce révèle que les membres de la communauté religieuse de Sainte-Croix étaient représentés par une société connue sous le nom des « Frères de Sainte-Croix » au moment des faits allégués. Constituée en 1947, cette société a fait l’objet d’une continuation en 2008, puis elle a adopté la dénomination sociale de la « Corporation Jean-Brillant ». L’état de renseignements de la Congrégation indique quant à lui que cette dernière a été constituée en 2008. Or, comme le note la Cour d’appel, plusieurs des établissements de la Congrégation ont adopté la dénomination « Sainte-Croix » sous une forme ou une autre au fil des ans, par exemple en utilisant les termes « Congrégation de Sainte-Croix », « La Province canadienne des Frères de Sainte-Croix », « La Province canadienne des Pères de Sainte-Croix », « Les Frères de Sainte-Croix » ou « Les Pères de Sainte-Croix ». Les états de renseignements précisent en outre que la Corporation Jean-Brillant et la Congrégation ont six dirigeants communs et le même domicile.

[161]                     Dans sa demande, J.J. recherche comme conclusion la responsabilité de la Congrégation pour des abus sexuels commis par les membres de la communauté religieuse de Sainte-Croix. À ce sujet, le tableau des présumées victimes révèle que tous les prétendus agresseurs sont des frères ou pères membres de cette communauté. Selon l’état de renseignements de la Congrégation, son secteur d’activité principal est précisément l’organisation, l’administration et le maintien d’une congrégation religieuse. Comme la Cour d’appel le relève, la Congrégation n’a pas avancé que ces prétendus agresseurs pouvaient faire partie d’une communauté religieuse autre que celle qu’elle représente : par. 80.

[162]                     L’argument de la Congrégation selon lequel la Cour d’appel aurait en quelque sorte levé le voile de la personnalité juridique pour autoriser l’exercice de l’action collective ne convainc pas. Nous sommes en présence d’une situation factuelle où deux entités constituées sous la Loi sur les corporations religieuses, RLRQ, c. C-71, la Corporation Jean-Brillant et la Congrégation, représentent toutes deux les membres de la même communauté religieuse. C’est dans ce contexte propre aux faits de l’espèce que la Cour d’appel prend le soin de préciser que l’examen complet de la structure corporative de la Congrégation devra se faire au procès, vu l’existence d’une situation qu’elle estime à juste titre embrouillée. Elle ne suggère à aucun moment que la levée du voile de la personnalité juridique est justifiée ou nécessaire en l’espèce. Comme elle l’indique avec justesse, il appartiendra aux parties de débattre de la structure corporative de la Congrégation lors de l’audience au fond et de présenter les arguments complets qu’ils jugeront alors appropriés : par. 77.

[163]                     Au stade de l’autorisation, J.J. n’a qu’à établir l’existence d’une cause défendable eu égard aux faits allégués et au droit applicable. Tout comme la Cour d’appel, j’estime que ce critère est respecté sur la question du lien de droit allégué entre la Congrégation et lui. À la lumière des allégations et des pièces déposées à leur soutien, la demande d’autorisation n’est ni insoutenable, ni frivole. Cela suffit.

[164]                     J’ajouterai que l’argument présenté par la Congrégation sur ce point précis étonne. Le recours de J.J. n’est pas, je le rappelle, l’unique recours du genre dirigé contre la Congrégation par des victimes de sévices sexuels en lien avec des événements survenus avant sa constitution. En 2009, une autre demande sollicitant l’autorisation d’exercer une action collective a été déposée devant la Cour supérieure relativement à des sévices sexuels qu’auraient commis des membres de la Congrégation à l’endroit de mineurs ayant fréquenté trois institutions scolaires entre les années 1950 et 2001. Avant l’audition de la demande d’autorisation, les parties ont conclu un règlement. Dans le cadre de ce règlement, la Congrégation a accepté de prendre fait et cause pour les gestes d’autres entités, notamment la Corporation Jean-Brillant, et elle s’est engagée à verser aux membres du groupe un montant maximal substantiel.

[165]                     Saisie de la demande d’autorisation d’exercer une action collective aux fins d’approbation du règlement, la Cour supérieure s’est prononcée sur les conditions d’autorisation, notamment sur celui de l’apparence de droit : Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2011 QCCS 6670, par. 9-24 (CanLII). Dans son jugement, la Cour supérieure a conclu que toutes les conditions d’autorisation étaient respectées, ce qui lui a permis d’autoriser l’exercice de l’action collective aux fins d’approbation du règlement intervenu.  Par la suite, dans un second jugement, la Cour supérieure a homologué la liquidation du processus d’indemnisation: Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2013 QCCS 3385.

[166]                     N’est pas déterminant ici le fait que, dans l’accord constatant le règlement, la Congrégation a choisi de prendre fait et cause pour la Corporation Jean-Brillant « sans préjudice et sans admission » quant à sa responsabilité dans cette autre affaire. Cela n’enlève aucune pertinence aux conclusions du juge de l’autorisation portant que les conditions d’autorisation, dont celle de l’apparence de droit, étaient respectées, et ce, dans un contexte en tous points analogue à celui qui existe en l’espèce : motifs de la C.A., par. 76. La Congrégation voudrait que, malgré ces jugements passés de la Cour supérieure, les tribunaux détournent leur regard et ignorent cette réalité. Tout cela me semble encore une fois fort loin d’une cause d’action frivole, insoutenable ou indéfendable.

D.           L’action collective contre l’Oratoire

[167]                     Sur l’aspect du véhicule procédural que constitue l’action collective, le recours de J.J. contre l’Oratoire soulève une problématique distincte de celle qui touche la Congrégation. La Cour d’appel s’est d’ailleurs divisée sur cette question.

[168]                     L’Oratoire soutient que les faits allégués dans la demande de J.J. n’étayent pas une cause d’action en responsabilité pour faute directe ou pour le fait d’autrui. Sur la foi des allégations et des pièces déposées à leur soutien, J.J. chercherait à faire reconnaître la responsabilité de l’Oratoire uniquement au motif que certains abus sexuels commis par des membres de la Congrégation se seraient produits dans des lieux dont l’Oratoire est propriétaire. De telles allégations ne justifieraient pas en soi les conclusions formulées contre l’Oratoire, si bien que la condition prévue à l’art. 575(2) C.p.c. ne serait pas respectée.

[169]                     Dans leur analyse propre au recours de J.J. visant l’Oratoire, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont estimé qu’au stade de l’autorisation, les allégations de la demande et les pièces déposées à leur soutien permettaient de « facilement présumer du lien étroit » entre la Congrégation, l’Oratoire et les membres de la communauté religieuse qui nous occupe : par. 112. Et, en raison de ce lien étroit dont ils disent pouvoir présumer l’existence, ils ont conclu qu’à ce stade tous les éléments opposables à la Congrégation étaient en conséquence également opposables à l’Oratoire : par. 113. De son côté, la juge dissidente s’est dite d’avis que la demande ne contenait aucune allégation susceptible d’étayer la responsabilité de l’Oratoire pour sa faute directe ou pour une faute commise par l’un de ses préposés : par. 128-137.

[170]                     Je partage l’avis de la juge dissidente en Cour d’appel. Les allégations figurant dans la demande de J.J. et les pièces déposées à leur soutien n’étayent pas l’existence d’une cause d’action en responsabilité contre l’Oratoire, une entité distincte de la Congrégation, tant sur la base d’une faute directe de sa part que sur la base du fait d’autrui. Pour l’Oratoire, il n’y a pas de faits allégués ou d’assise factuelle dans les pièces appuyant un raisonnement déductif rigoureux qui aille au-delà de simples suppositions ou de spéculations. En définitive, J.J. se limite à désigner un lieu physique appartenant à l’Oratoire (le bureau du père Bernard) comme étant un endroit où se seraient produites certaines des agressions alléguées, sans plus. Je considère que cela est insuffisant.  Vu cette conclusion qui fait échec au respect de la condition de l’art. 575(2) C.p.c., et quoique je ne partage pas l’opinion du juge de l’autorisation voulant que le recours de J.J. contre la Congrégation souffre des mêmes lacunes que celui visant l’Oratoire, j’estime que l’intervention de la Cour d’appel sur cette question n’était pas justifiée. Il y a donc lieu de rétablir la conclusion de la Cour supérieure quant au rejet du recours en ce qui touche l’Oratoire. Cela étant, il ne m’est pas nécessaire de traiter de l’autre argument de l’Oratoire, celui portant sur la communauté de questions : art. 575(1) C.p.c. Si une des conditions de l’art. 575 C.p.c. n’est pas respectée, cela suffit pour entraîner le rejet du recours.

[171]                     Bien que notre Cour ait indiqué dans les arrêts Infineon et Vivendi que le seuil de preuve requis au stade de l’autorisation d’une action collective est peu élevé, ce seuil minimal demeure et il doit être franchi. Pour s’acquitter de son fardeau, lequel consiste à établir l’existence d’une cause défendable, le demandeur doit alléguer des faits précis et palpables qui soutiennent sa cause d’action et appuient le syllogisme juridique qu’il propose. Comme l’a souligné notre Cour dans Infineon, même si cette condition préliminaire est « relativement peu exigeante », il n’en reste pas moins que, pour y satisfaire, « de simples affirmations sont insuffisantes sans quelque forme d’assise factuelle » : par. 134. Et s’il est loisible de s’appuyer sur les pièces déposées au soutien des affirmations de la demande pour démontrer l’existence d’une cause défendable, encore faut-il que les allégations ne demeurent pas simplement vagues, générales et imprécises : par. 67, 94 et 134. En matière de responsabilité civile, cela implique que le demandeur doit alléguer des faits suffisants et fournir une certaine assise factuelle démontrant en quoi il peut soutenir qu’une faute a été commise ou qu’une responsabilité est engagée : Infineon, par. 80. Ce sont ces faits et cette assise qui font défaut dans le cas du recours de J.J. visant l’Oratoire.

[172]                     Je précise que cette question du caractère suffisant des allégations concerne seulement l’Oratoire. La Cour d’appel a certes conclu unanimement à l’existence d’une cause défendable contre la Congrégation, et cette conclusion n’est pas remise en question devant notre Cour (hormis sur l’aspect limité du lien de droit dont j’ai déjà traité et que j’ai écarté). Ainsi, dans son analyse, la Cour d’appel s’est référée à plusieurs allégations et pièces pour conclure comme elle l’a fait à l’endroit de la Congrégation, mais ces allégations et pièces ne contiennent aucune mention des gestes de l’Oratoire. Par exemple, sur les principes de droit canon que J.J. invoque pour appuyer son recours, il particularise ses allégations de faute à ce chapitre en ne mentionnant que la Congrégation, et non l’Oratoire. Quant au reportage diffusé dans le cadre de l’émission d’affaires publiques, qui reste un élément névralgique des allégations du recours de J.J., il est consacré aux gestes de la Congrégation et de ses membres, et non à ceux de l’Oratoire.

[173]                     Tel que l’indique en termes assez sévères la juge dissidente en Cour d’appel, il faut bien comprendre qu’ici, peu importe les efforts que l’on puisse déployer pour tenter de suppléer à ses lacunes, la demande de J.J. en dit en définitive fort peu. Les seules pièces qu’il dépose au soutien des allégations sont en outre des plus limitées. Elles se résument à ceci : (1) les états de renseignements au registre des entreprises à l’égard de la Congrégation, de la Corporation Jean-Brillant et de l’Oratoire et la loi privée constitutive de l’Oratoire; (2) un tableau des présumées victimes; (3) deux documents généraux portant sur le droit canon; (4) un article général (qui ne vise nommément aucun des appelants) sur l’impact de la contrainte exercée par des membres du clergé pour inciter des victimes à ne pas dénoncer leurs agresseurs; et (5) le reportage diffusé dans le cadre de l’émission d’affaires publiques de 2011 qui est à l’origine du recours. Rien d’autre.

[174]                     Aussi, dans les allégations de la demande et les pièces déposées à leur soutien qui concernent la faute directe reprochée à l’Oratoire, J.J. ne s’en tient qu’à des généralités, qu’il ne détaille d’aucune manière. Je reproduis ci-après les paragraphes pertinents de la demande :

3.33       Les intimés ont permis que des abus sexuels soient perpétrés à l’encontre d’enfants mineurs par des membres de la Congrégation de Sainte-Croix et ce, que ce soit dans des écoles publiques, des orphelinats, à l’Oratoire Saint-Joseph, ou dans d’autres lieux;

 

3.34       Les intimés ont exercé une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par des membres de la Congrégation de Sainte-Croix;

 

3.34.1    À titre d’illustration de l’impact de ce type de contrainte nous produisons l’article de Marianne Benkert et Thomas P. Doyle, intitulé « Religious duress and its impact on victims of clergy sexual abuse », publié le 27 novembre 2008 et communiqué comme Pièce R-3;

 

3.35       Les intimés étaient au courant des abus sexuels perpétrés par les membres de la Congrégation de Sainte-Croix (…) et les ont néanmoins étouffés, au détriment des enfants mineurs qui en ont été victimes;

 

3.35.1    À titre d’illustration de ces manœuvres nous produisons le témoignage d’un ancien frère, diffusé le 30 septembre 2010 dans le cadre de l’émission Enquête, communiquée comme Pièce R-4;

 

3.36       Les intimés ont sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels commis sur des enfants mineurs par des membres de la Congrégation de Sainte-Croix;

 

3.37       En camouflant ces agressions sexuelles, les intimés ont placé leurs intérêts au-dessus de ceux des enfants mineurs, en violation de leur intégrité morale, spirituelle et physique, ce qui justifie l’octroi de dommages-intérêts punitifs au requérant et aux membres du groupe décrit au paragraphe 1 des présentes;

 

3.38       À titre de commettant, les intimés sont responsables des sévices sexuels commis par les membres de la Congrégation de Sainte-Croix à l’égard du requérant et des membres du groupe décrit au paragraphe 1 des présentes; [En caractères gras dans l’original.]

[175]                     Comme la juge dissidente en Cour d’appel le souligne, ce sont là des reproches d’ordre générique et non factuel. Ces allégations constituent en quelque sorte des conclusions de fait, sans assise factuelle, des argumentations juridiques ou des opinions. À la différence du recours visant la Congrégation, en ce qui concerne l’Oratoire, aucune autre allégation de la demande (telles celles portant sur le droit canon) et aucune des pièces déposées à leur soutien (tel le reportage télévisé à l’origine du recours) ne vient étayer ces généralités. Ce sont des allégations génériques, qui ne contiennent simplement pas le degré de détail attendu pour fonder un recours en responsabilité civile. Bien plus, l’assise factuelle de ces allégations est inexistante.

[176]                      Ainsi, ni la demande ni les pièces n’expliquent en quoi ces allégations sont opposables ou applicables à l’Oratoire. Aucun fait allégué ou découlant des pièces déposées n’illustre en quoi les actions ou omissions de l’Oratoire auraient permis ou favorisé la survenance des agressions. Aucun fait allégué ou découlant des pièces déposées n’appuie non plus l’allégation selon laquelle un représentant ou un employé de l’Oratoire aurait tenté de dissimuler ces agressions. J.J. se réfère à cet égard à l’article général déjà mentionné, qui traite de l’impact des contraintes exercées par des membres du clergé pour inciter des victimes à ne pas dénoncer leurs agresseurs. Or, cet article ne mentionne pas l’Oratoire. De même, le reportage télévisé sur lequel s’appuie J.J. pour illustrer la connaissance qu’avait l’Oratoire des agressions alléguées ne concerne que la Congrégation et ses membres. Sous ce rapport, que l’Oratoire soit un monument bâti par des membres de la Congrégation, ou que le frère André soit associé à l’Oratoire, n’ajoute rien qui puisse étayer le syllogisme requis à l’appui de la faute directe reprochée à l’Oratoire.

[177]                     Le tableau des victimes dont fait état J.J. apporte également peu d’éclairage au débat à ce chapitre. Ce tableau se limite à désigner diverses institutions comme étant des lieux où des frères et pères membres de la Congrégation auraient commis des agressions. Cela n’étaye pas la prétention selon laquelle une faute aurait été commise par l’Oratoire. Je rappelle que la Congrégation est elle-même poursuivie pour les actes de ses membres qui se seraient produits dans des lieux appartenant à ces institutions, dont l’Oratoire. L’Oratoire est d’ailleurs le seul des établissements désignés qui soit visé directement par le recours de J.J. Bien qu’il puisse représenter aux yeux de certains le lieu de culte prééminent associé à la Congrégation, cela est certes insuffisant pour traiter différemment l’analyse du syllogisme juridique auquel J.J. est astreint. Il incombe au demandeur d’établir l’existence d’une cause défendable contre chacune des entités qu’il poursuit. L’interprétation souple et l’application large des conditions d’autorisation, dont celle de l’art. 575(2) C.p.c., ne vont pas jusqu’à permettre de présumer l’existence d’un élément essentiel à la démonstration d’une cause défendable.

[178]                     L’allégation de J.J. voulant qu’il soit possible d’opposer à l’Oratoire tous les éléments reprochés à la Congrégation, puisque cette dernière « a, par le biais de certains de ses membres, contribué à fonder [l’Oratoire] » n’établit guère plus le syllogisme juridique requis en l’espèce : par. 3.3 de la Requête réamendée. L’article 2 de la loi constitutive de l’Oratoire prévoit simplement que les affaires de cette dernière seront administrées par cinq membres de la Congrégation de Sainte-Croix : Loi constituant en corporation l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, S.Q. 1916, c. 90. Le fait que la Congrégation soit une communauté religieuse ou que l’Oratoire soit une société religieuse ne permet pas d’analyser cette allégation et cette disposition d’une manière différente pour les besoins de l’application de la condition de l’art. 575(2) C.p.c.

[179]                     Sur la foi de cette allégation et de cette pièce, les juges majoritaires de la Cour d’appel soulignent que les affaires de l’Oratoire étaient administrées en partie ou en totalité par des membres de la Congrégation : par. 22 et 111. C’est ce qui les amène à conclure que l’on peut, au stade de l’autorisation, « facilement présumer du lien étroit qui existe entre la Congrégation, l’Oratoire et les religieux concernés » : par. 112.

[180]                     Soit dit en tout respect, je suis d’avis que les juges majoritaires de la Cour d’appel ne pouvaient conclure à l’existence d’une cause défendable à l’égard de l’Oratoire sur un fondement aussi ténu. Cet article 2 indique seulement que des membres de la communauté religieuse de Sainte-Croix doivent siéger sur le conseil d’administration de l’Oratoire. À moins de lire dans les allégations de la demande ou dans les pièces déposées à leur soutien ce qui ne s’y trouve pas, rien n’indique que l’Oratoire est réellement sous la gouverne de membres de la communauté religieuse. Et même si c’était le cas, cela ne serait pas suffisant en soi pour établir l’existence d’une cause défendable fondée sur la responsabilité de l’Oratoire en l’absence d’allégations précises et palpables de négligence de la part de l’Oratoire ou de l’existence d’un lien de préposition entre ce dernier et les membres de cette communauté religieuse. La juge dissidente souligne avec justesse ce qui suit à ce sujet :

Le seul fait que l’Oratoire est administré par des membres de la Congrégation ne permet pas davantage d’établir quelque faute de sa part à l’endroit des victimes d’agressions sexuelles commises par des membres de la Congrégation. L’Oratoire soutient d’ailleurs avec raison qu’elle est une entité distincte avec pour mission d’opérer et d’entretenir ce lieu de culte. Sa responsabilité ne peut être engagée pour les agissements des membres de la Congrégation sur lesquels elle n’a pas autorité. [par. 137]

[181]                     Je souscris à ces propos. Cela ne peut suffire à imputer à l’Oratoire l’entièreté des fautes reprochées à la Congrégation dans ces allégations. Pour ma part, je ne crois pas que l’on puisse affirmer, sur la foi de si peu, que derrière l’Oratoire se cache la Congrégation ou que l’Oratoire constitue l’un des aspects de la communauté religieuse au point de pouvoir lui imputer ce que J.J. reproche à la Congrégation. J’ajouterai que ce n’est pas non plus parce que la Congrégation pourrait devoir répondre des gestes de ses membres, et parce que certains de ses membres ont été ou sont des administrateurs de l’Oratoire, que l’on peut de ce fait conclure que ce qui s’applique à la Congrégation s’applique tout autant à l’Oratoire. Le lien logique qui appuierait ce raisonnement déductif m’échappe.

[182]                     À cet égard, je note que si les allégations de la demande de J.J. qui porte sur le droit canon et le reportage télévisé à l’origine du recours peuvent étayer l’existence d’une cause d’action en responsabilité directe contre la Congrégation en ce qu’ils appuient l’argument que les dirigeants de la Congrégation connaissaient ou auraient dû connaître les abus allégués, on ne retrouve rien de tel en ce qui concerne l’Oratoire. Nous sommes plutôt laissés à nous-mêmes et contraints à des conjectures sur ce qui pourrait engager sa responsabilité directe. C’est précisément l’inverse de ce qui est attendu du demandeur au stade de l’autorisation d’une action collective, celui-ci devant présenter un syllogisme juridique qui constitue un « raisonnement déductif rigoureux, qui ne suppose aucune proposition étrangère sous-entendue » : A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394, par. 31 (CanLII).

[183]                     J.J. demande également aux tribunaux de conclure à la responsabilité de l’Oratoire, à titre de commettante, pour les abus sexuels qui auraient été commis par des membres de la Congrégation. Pour étayer le syllogisme juridique requis afin de pouvoir soutenir l’existence d’une responsabilité pour le fait d’autrui, il devait à tout le moins alléguer que des membres de la Congrégation étaient des préposés de l’Oratoire ayant commis des fautes dans l’exécution de leurs fonctions : art. 1463 C.c.Q. Est un préposé celui qui agit pour le compte d’un autre, sous sa direction : Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-844. L’un des éléments essentiels à l’établissement d’une telle forme de responsabilité est l’existence d’un lien de préposition entre le préposé et le commettant. Le critère prépondérant qui est reconnu à cet égard et permet d’appuyer cette détermination est celui du contrôle, de la surveillance et de la direction par le commettant du préposé et des activités qu’il exécute : Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-844. Or, ce support factuel est simplement inexistant, tant dans les allégations de J.J. que dans les pièces déposées à leur soutien.

[184]                     Aux paragraphes 3.11 à 3.17 de la demande, les seuls qui traitent directement de l’Oratoire, J.J. se contente d’alléguer avoir subi des abus sexuels de la part du père Bernard, un membre de la Congrégation, dans le bureau de ce dernier qui se trouvait dans la propriété de l’Oratoire. Le simple fait qu’un bureau soit mis à la disposition d’un membre de la Congrégation dans des lieux qui appartiennent à l’Oratoire ne mène pas à la conclusion que cette dernière entité était le commettant de ce membre. Il importe de ne pas confondre le lieu physique et le lien de droit essentiel à la constatation d’une relation commettant-préposé. La juge dissidente le note avec à-propos : aucun employé de l’Oratoire n’est identifié dans la demande de J.J. comme étant en cause ou à l’origine des sévices sexuels reprochés. Lors de son interrogatoire, J.J. mentionne d’ailleurs n’avoir rien à reprocher à l’aumônier responsable des servants de messe à la chapelle de l’Oratoire. J’ajouterai qu’aucune des pièces déposées ne fournit non plus une quelconque assise factuelle à ce point de vue.

[185]                     Comme notre Cour le souligne dans l’arrêt Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, la loi constitue la source première de la procédure civile du Québec, et l’action collective n’y fait pas exception : par. 18. Aux termes de l’art. 575(2) C.p.c., tout demandeur est tenu d’alléguer des faits qui paraissent justifier les conclusions recherchées. Lorsque cette condition n’est pas remplie, l’exercice d’une action collective doit être refusé. Autoriser l’action collective projetée contre l’Oratoire sur la foi des allégations formulées dans la demande de J.J. et des pièces limitées qu’il présente à cet égard réduirait à bien peu le seuil minimal dont fait état notre Cour dans les arrêts Infineon et Vivendi, au point de rendre futile la condition prévue à l’art. 575(2) C.p.c. L’obligation d’avancer davantage que des allégations vagues, générales ou imprécises demeure, et elle doit conserver tout son sens et sa portée.

[186]                     À ce chapitre, J.J. invoque l’arrêt de la Cour d’appel du Québec Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673, et plaide qu’il faut non pas faire preuve d’un littéralisme injustifié mais plutôt « lire entre les lignes » de sa demande : par. 33 (CanLII). Les passages de l’arrêt Asselin sur lesquels s’appuie J.J. n’ont pas le sens qu’il souhaite leur donner. Si, aux termes des arrêts Infineon et Vivendi, il faut interpréter et appliquer avec largesse les conditions d’autorisation, dont celle relative au caractère suffisant des faits allégués — lesquels sont tenus pour avérés —, des allégations qui ne restent que vagues, générales et imprécises ne permettent pas aux juges de présumer l’existence de ce qui ne s’y trouve pas, pas plus que d’inférer ce qui aurait pu y avoir été écrit.

VI.         Conclusion

[187]                     L’alinéa 2 de l’art. 2926.1 C.c.Q. ne déroge pas au régime de la prescription et n’édicte pas un délai de déchéance. Le point de départ des différents délais prévus aux deux alinéas de l’art. 2926.1 C.c.Q. est le jour où la victime prend connaissance du lien entre l’acte visé et son préjudice. En cas de décès de l’auteur de l’acte, la réduction de délai prévue à l’al. 2 n’est pas opposable aux recours visant un tiers toujours existant pour sa propre faute ou pour le fait d’autrui. Au stade de l’autorisation, la demande d’action collective de J.J. n’est par conséquent ni déchue ni manifestement prescrite.

[188]                     Puisque la Cour d’appel était justifiée d’intervenir devant l’interprétation trop restrictive des conditions d’autorisation par le juge de première instance, y compris sur l’existence alléguée d’un lien de droit entre J.J. et la Congrégation, je rejetterais l’appel de la Congrégation, avec dépens devant toutes les cours.

[189]                     Par contre, en dépit de l’approche généreuse préconisée par notre Cour à l’égard des conditions d’autorisation en matière d’action collective, les allégations vagues, générales et imprécises de la demande de J.J. ne suffisent pas à établir l’existence d’une cause défendable à l’encontre de l’Oratoire. J’accueillerais donc l’appel de l’Oratoire et je rejetterais la demande d’autorisation contre cette entité, sans dépens vu sa renonciation à les réclamer.

                    Les motifs suivants ont été rendus par

                    La juge Côté (dissidente)

VII.      Aperçu

[190]                     L’intimé, J.J., propose d’intenter une action collective contre les appelants, la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix (« Province canadienne ») et l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal (« Oratoire »), pour des agressions à caractère sexuel commises envers lui et d’autres victimes pendant leur enfance. Dans mes motifs, pour éviter toute confusion, je vais utiliser le terme la « Province canadienne », plutôt que « Congrégation », afin de bien distinguer l’appelante « Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix » — l’entité juridique visée par la demande d’autorisation — de la communauté religieuse qui porte le nom de congrégation de Sainte-Croix.

[191]                     L’action collective envisagée est de grande ampleur : une période de près de 80 ans, une vingtaine d’établissements différents, une quarantaine de victimes qui se seraient déjà manifestées. Pour procéder par voie d’action collective, l’intimé devait d’abord obtenir l’autorisation du tribunal. Cette étape d’autorisation permet notamment d’éviter que les tribunaux, et bien sûr les parties défenderesses, soient forcés de consacrer des ressources considérables à des actions souvent lourdes et complexes, parfois mal ficelées et, en bout de ligne, insoutenables. En l’espèce, le juge de première instance a refusé d’autoriser l’exercice de l’action collective, mais la Cour d’appel a infirmé cette décision et a accordé l’autorisation.

[192]                     Je suis d’accord avec mon collègue le juge Gascon pour accueillir l’appel de l’Oratoire. Comme lui, j’estime que les allégations de la demande d’autorisation sont trop vagues, générales et imprécises pour servir de fondement à une cause défendable et ainsi satisfaire à la condition de l’art. 575(2) du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »). À tout le moins, l’appréciation du juge d’autorisation à cet égard n’était pas manifestement non fondée, de sorte que l’intervention de la Cour d’appel n’était pas justifiée. Je note que mon collègue le juge Brown semble reprocher au juge d’autorisation la brièveté de ses motifs concernant l’Oratoire (par. 13). Or, on peut difficilement critiquer le juge de s’être exprimé succinctement vu la quasi-absence d’allégations spécifiques à l’égard de l’Oratoire dans la demande d’autorisation. À l’instar du juge d’autorisation, je constate que la demande est « pratiquement silencieuse à l’égard de l’implication de l’Oratoire » (2015 QCCS 3583, par. 137 (CanLII)). Comme l’illustrent les motifs de mon collègue le juge Gascon, l’insuffisance des faits allégués permet à elle seule de trancher le pourvoi de l’Oratoire. 

[193]                     Cela dit, à la différence de mes collègues, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi de la Province canadienne. J’estime que son deuxième moyen d’appel est bien fondé : J.J. n’a pas fait la démonstration de l’existence d’un lien de droit entre la Province canadienne et lui. En effet, selon la preuve présentée par l’intimé, la Province canadienne, en tant que personne morale, n’existait pas au moment où les faits allégués se seraient produits. Aucune allégation ne permet d’inférer à quel titre sa responsabilité pourrait être engagée. Dans les circonstances, le juge d’autorisation pouvait certainement conclure à l’absence d’une cause défendable. Avec égards, la Cour d’appel a outrepassé son rôle en fondant son intervention sur des conjectures et des hypothèses qui ne trouvent aucune assise dans les allégations de la demande, ni d’ailleurs dans la preuve à son soutien. Le jugement de première instance doit par conséquent être rétabli. Tout comme pour l’Oratoire, l’exercice de l’action collective ne devait pas être autorisé contre la Province canadienne.

[194]                     Je ne peux toutefois souscrire entièrement à la position des appelants en ce qui a trait à leur premier moyen d’appel. En effet, il n’est pas clair que le droit d’action de J.J. soit déchu ou prescrit en vertu du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Que cet alinéa introduise un délai de déchéance ou un délai de prescription, ce délai n’aurait commencé à courir qu’au moment de l’entrée en vigueur de la disposition, et non rétroactivement au moment du décès des agresseurs allégués de J.J. Il serait en effet invraisemblable que le législateur ait eu l’intention, sans l’exprimer clairement, d’anéantir brusquement le droit d’action de la victime dont l’agresseur est décédé plus de trois ans avant l’entrée en vigueur de la loi, mais dont le recours n’était pas encore prescrit à ce moment.

[195]                     Cela étant, et avec égards, je ne partage pas entièrement l’interprétation que donne la majorité de l’art. 2926.1 C.c.Q. Je formulerai donc certaines remarques à ce sujet afin d’inciter le législateur à clarifier son intention. En bref, le décès de l’auteur de l’acte ou de la victime marque à mon avis le point de départ du délai énoncé au deuxième alinéa. Il ne constitue pas simplement un événement qui abrège le délai applicable en vertu du premier alinéa. Cette conclusion s’impose à la lumière du texte, lequel précise que le délai « court à compter du décès ». Les appelants ne m’ont cependant pas convaincue que le législateur a expressément prévu la déchéance de toute action en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel dans un délai d’au plus trois ans après le décès de l’auteur de l’acte ou de la victime. Le délai en question demeure donc sujet aux règles générales de la prescription, si bien qu’il peut, sous certaines réserves, faire l’objet d’une suspension ou d’une interruption. De plus, ce délai abrégé s’applique à toutes les actions résultant d’une agression à caractère sexuel, que l’action soit dirigée contre l’auteur de l’acte reproché ou contre un tiers. Cette interprétation permet la réalisation de l’un des objectifs visés par le législateur, soit éviter l’érosion de la preuve afin de préserver l’intégrité du processus contradictoire.

[196]                     En résumé, je traiterai essentiellement de deux questions : (i) l’absence d’allégations quant au lien de droit entre J.J. et la Province canadienne; de même que (ii) la nature, le point de départ, la portée et l’effet dans le temps du délai mentionné au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. Mais d’abord, j’apporterai quelques précisions concernant le régime d’autorisation de l’exercice d’une action collective, et plus particulièrement la condition de la suffisance des faits allégués prévue à l’art. 575(2) C.p.c.

VIII.   Analyse

A.           Le processus d’autorisation de l’exercice d’une action collective

(1)          Les principes généraux

[197]                     Le nouveau Code de procédure civile qualifie l’action collective de « voi[e] procédural[e] particulièr[e] ». Ce véhicule procédural a ceci de singulier qu’il permet à une personne d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres d’un groupe dont elle fait partie (art. 571 C.p.c.), ce qui déroge à la règle selon laquelle nul ne peut plaider pour autrui (art. 23 C.p.c.). En outre, l’action collective poursuit non seulement l’objectif de faciliter l’accès à la justice en vue de compenser les victimes mais aussi celui d’entraîner des changements socio-économiques en sanctionnant certains comportements jugés préjudiciables (voir S. Finn, Recours singulier et collectif : Redéfinir le recours collectif comme procédure particulière (2011), p. 44-49 et 169-171; Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, par. 1). À plusieurs égards, l’action collective « dépasse le cadre du duel traditionnel entre un demandeur et un défendeur » (Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 42).

[198]                     En raison de la nature « particulière » de l’action collective, le législateur a prévu qu’un demandeur ne puisse emprunter cette voie qu’avec l’autorisation préalable du tribunal (art. 574 C.p.c.). Cette autorisation est accordée si la demande satisfait à quatre conditions cumulatives qui se rapportent à (i) la communauté des questions, à (ii) la suffisance des faits allégués, à (iii) la composition du groupe et à (iv) la capacité du demandeur d’assurer une représentation adéquate des membres (art. 575 C.p.c.).

[199]                     La jurisprudence de la Cour favorise une interprétation souple et généreuse des conditions d’autorisation de l’exercice d’une action collective (Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600, par. 60; Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, par. 22). L’objectif d’accès à la justice qui sous-tend l’action collective justifie, dans une certaine mesure, cette approche. Cependant, le mécanisme d’autorisation ne doit pas être réduit à une simple formalité. Les conditions d’autorisation continuent de jouer un rôle important, notamment en assurant que l’action collective profite véritablement aux justiciables et n’impose pas un fardeau disproportionné au système judiciaire. L’auteur S. E. Finn l’exprime avec justesse :

[traduction] . . . il est difficile d’imaginer comment l’objectif d’économie des ressources judiciaires pourrait être favorisé si les tribunaux privilégiaient une approche pour ainsi dire pro forma à l’égard des demandes d’autorisation. Une fois autorisée, une action collective ne se dissout pas dans l’éther; elle suit son cours et est entendue sur le fond. Et, si cette action collective est affectée de défauts importants, c’est le juge de première instance qui sera aux prises avec ces défauts pendant des années, à moins que l’action ne soit réglée, abandonnée ou annulée.

 

(Class Actions in Québec : Notes for Non-Residents (2e éd. 2018), p. 87)

[200]                     Il est utile de rappeler les objectifs du processus d’autorisation : protéger les intérêts des membres potentiels qui autrement n’auraient pas voix au chapitre; éviter que les parties défenderesses soient forcées d’investir des ressources importantes pour contester des actions d’envergure et de longue haleine, qui ne présentent pourtant que de très minces chances de succès; et finalement empêcher que de telles actions accaparent l’appareil judiciaire au détriment des recours d’autres justiciables (voir, p. ex., V. Aimar, « L’autorisation de l’action collective : raisons d’être, application et changements à venir », dans C. Piché, dir., L’effet de l’action collective (2018), 149, p. 151-157; C. Marseille, « Le danger d’abaisser le seuil d’autorisation en matière d’actions collectives — Perspectives d’un avocat de la défense », dans C. Piché, dir., L’effet de l’action collective (2018), 247, p. 253-256, citant P.-C. Lafond, Le recours collectif comme voie d’accès à la justice pour les consommateurs (1996), p. 349; Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820, par. 26 (CanLII); Bouchard c. Agropur Coopérative, 2006 QCCA 1342, [2006] R.J.Q. 2349, par. 39; Marseille, p. 258; D. Jutras, « À propos de l’opportunité du recours collectif », dans Colloque sur les recours collectifs 2007 (2007), 7, p. 28). Ces objectifs n’ont rien perdu de leur pertinence.

[201]                     En vertu du Code de procédure civile, il incombe au demandeur de démontrer que sa demande satisfait aux conditions d’autorisation. Je suis en désaccord avec mon collègue le juge Brown lorsqu’il écrit — tout comme la Cour d’appel d’ailleurs — qu’un « doute » à cet égard doit jouer en faveur du demandeur (par. 42 et 79). Ce principe équivaut à renverser le fardeau que le législateur a choisi d’imposer au demandeur (voir A. Durocher et C. Marseille, « Autorisation d’exercer une action collective », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Procédure civile II (feuilles mobiles), par P.-C. Lafond, dir., fasc. 21, par. 33). Les conditions doivent certes être appliquées avec souplesse, mais si le juge n’est pas convaincu que celles-ci sont respectées, l’autorisation doit être refusée. Bien entendu, le refus de l’autorisation n’empêche pas le demandeur, ni toute autre victime, de faire valoir ses droits à titre individuel.

[202]                     Enfin, il convient de rappeler que l’art. 575 C.p.c. confère un « pouvoir d’appréciation important » au juge appelé à déterminer si les conditions d’autorisation sont réunies (Vivendi, par. 33). Les juges de première instance sont les mieux placés pour accomplir cette tâche. Ce sont d’ailleurs eux qui devront composer avec l’action collective une fois celle-ci autorisée. Les juridictions d’appel doivent par conséquent faire montre de déférence à l’égard de leurs conclusions et n’intervenir qu’en présence d’une erreur de droit ou d’une appréciation « manifestement non fondée » de l’une des conditions (ibid., par. 34). Il ne suffit pas à la juridiction d’appel de constater son désaccord quant à l’application de l’un ou l’autre des critères. À défaut d’identifier une véritable erreur de droit, elle doit expliquer précisément en quoi l’erreur d’appréciation du juge est évidente. Autrement, il ne s’agirait que d’une « déférence » de façade. De surcroît, le fait de déceler une erreur à l’égard d’une condition n’autorise pas les juridictions d’appel à apprécier à nouveau l’ensemble des conditions (ibid., par. 35). 

(2)          La suffisance des faits allégués

[203]                     Le pourvoi de la Province canadienne repose sur la condition de la suffisance des faits allégués prévue à l’art. 575(2) C.p.c. Je suis largement en accord avec l’interprétation que mon collègue le juge Gascon fait du critère applicable (par. 108-111, 171, 182 et 185-186). Notre différend porte essentiellement sur son application à l’égard de la Province canadienne. Même si je suis d’avis que l’exposé du juge Gascon résume bien la jurisprudence de la Cour, je me permettrai d’apporter certaines précisions afin d’expliquer clairement ma position quant au pourvoi de la Province canadienne, ainsi que pour répondre à certaines des propositions de mon collègue le juge Brown.

[204]                     En vertu de l’art. 575(2) C.p.c., le juge doit s’assurer que « les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées ». Cette condition s’apprécie à la lumière de la cause d’action individuelle du demandeur (ou, le cas échéant, de la personne désignée) (Sofio, par. 10; Option Consommateurs c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2010 QCCA 1416, par. 9 (CanLII)). L’action collective n’est pas une courtepointe : on ne peut former une demande en justice en combinant la faute commise à l’encontre d’un membre potentiel avec le préjudice subi par un autre. Comme le souligne la majorité de la Cour dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 52, « [l]e recours collectif ne pourra réussir que si chacune des réclamations prises individuellement justifiait le recours aux tribunaux ». À l’étape de l’autorisation, les faits allégués qui se rapportent à d’autres membres que le demandeur sont pertinents, voire nécessaires, pour établir la composition du groupe (art. 574 et 575(3) C.p.c.), mais ils ne suffisent pas en eux-mêmes à démontrer que les conclusions recherchées sont justifiées au sens de l’art. 575(2) C.p.c.

[205]                     Selon la jurisprudence de la Cour, le demandeur doit alléguer des faits suffisants pour démontrer l’existence d’une « cause défendable », c’est-à-dire à une « apparence sérieuse de droit » (Vivendi, par. 37; Infineon, par. 65 et 67; Longueuil (Ville), par. 23; Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424, p. 429). Ce seuil est certes « peu élevé » (Infineon, par. 59), mais il existe, et il doit être franchi par le demandeur (Sofio, par. 24).

[206]                     À ce chapitre, tout comme mon collègue le juge Gascon (au par. 185), je suis d’avis que les tribunaux doivent se garder d’abaisser la « norme relativement peu exigeante » décrite par la Cour dans Infineon (au par. 89) et d’en faire une simple formalité. Notamment, il convient de rappeler que le rôle du juge d’autorisation ne se limite pas à filtrer les demandes frivoles ou manifestement mal fondées. Écarter de telles demandes constitue certes l’un des objectifs du processus d’autorisation, mais il ne s’agit pas du critère retenu par le législateur (voir Infineon, par. 61 et 65). L’article 575 C.p.c. précise que le juge autorise l’action collective uniquement si les conclusions recherchées paraissent justifiées au regard des faits allégués et si, bien sûr, les autres conditions sont remplies (Vivendi, par. 37). Le fardeau du demandeur est donc plus exigeant et ne consiste pas simplement à établir que sa demande n’est pas frivole ou manifestement mal fondée (voir P.-C. Lafond, Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice : impact et évolution (2006), p. 133-134). À mon sens, il faut éviter de confondre ces deux critères. Le législateur a expressément adopté la notion d’acte de procédure frivole ou manifestement mal fondé dans le cadre des dispositions visant à sanctionner les abus de procédure (art. 51 C.p.c.), mais non au stade de l’autorisation de l’exercice d’une action collective. Ce choix législatif doit être respecté.

[207]                     Afin de dissiper toute ambiguïté, je précise que mon interprétation de l’art. 575(2) C.p.c. est tout à fait fidèle aux enseignements d’Infineon. Je suis d’avis qu’il faut éviter de faire une lecture sélective de cet arrêt. Il est vrai, comme le souligne mon collègue le juge Brown (au par. 56), que la Cour y indique que le tribunal « écarte simplement les demandes frivoles », mais la fin de cette même phrase, où la Cour précise que le tribunal « autorise celles qui satisfont aux exigences relatives au seuil de preuve et au seuil légal prévus à l’art. 1003 » de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25 (maintenant l’art. 575 C.p.c.), ne peut être ignorée (par. 61). À cet égard, l’arrêt Infineon renvoie à Comité régional des usagers des transports en commun de Québec, où la Cour énonce que le juge d’autorisation « écarte d’emblée tout recours frivole ou manifestement mal fondé et n’autorise que ceux où les faits allégués dévoilent une apparence sérieuse de droit » (p. 429, cité dans Infineon, par. 62 (je souligne)). Ainsi, bien que le tribunal doive bien sûr filtrer d’entrée de jeu les demandes frivoles ou manifestement non fondées, le critère applicable à la condition prévue à l’art. 575 C.p.c. est distinct et, surtout, plus exigeant. Au risque de me répéter, le fardeau du demandeur consiste à démontrer l’existence d’une « cause défendable », ce qui correspond à une apparence sérieuse de droit ou, en anglais, aux expressions « good colour of right » et « prima facie case » (Infineon, par. 64-65, citant notamment Longueuil (Ville), par. 23). C’est également ainsi que mon collègue le juge Gascon définit le critère applicable (par. 109).

[208]                     Pour qu’une demande présente une « cause défendable », et donc que les conclusions recherchées paraissent justifiées, le juge d’autorisation doit être en mesure d’inférer le syllogisme juridique avancé des faits allégués (voir, p. ex., Pharmascience inc. c. Option Consommateurs, 2005 QCCA 437, [2005] R.J.Q. 1367, par. 29 et 35; Option Consommateurs c. Bell Mobilité, 2008 QCCA 2201, par. 36 (CanLII); Union des consommateurs c. Bell Canada, 2012 QCCA 1287, [2012] R.J.Q. 1243, par. 88). Ce syllogisme juridique doit être « clair, complet et rigoureux » (S. E. Finn, L’action collective au Québec (2016), p. 173). En effet, même à l’étape de l’autorisation, « on ne peut s’autoriser du mécanisme du recours collectif pour suppléer à l’absence d’un des éléments constitutifs du droit d’action » (Bou Malhab, par. 52). Comme l’écrit le professeur Lafond, « puisque l’argumentation juridique n’est pas tenue pour exacte, elle doit faire l’objet d’une démonstration, afin de mettre au jour la justesse du syllogisme juridique » (Lafond (2006), p. 132 (je souligne)). À cet égard, le juge Provencher résume parfaitement le droit applicable dans A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394 :

        Les tribunaux ont déterminé que le syllogisme juridique proposé par un requérant doit apparaître clairement, sans vague possibilité, inférence ou hypothèse. Il doit constituer un raisonnement déductif rigoureux, qui ne suppose aucune proposition étrangère sous-entendue. [Je souligne; par. 31 (CanLII).]

[209]                     L’examen du syllogisme juridique oblige parfois le tribunal à trancher une pure question de droit dès l’étape de l’autorisation (Trudel c. Banque Toronto-Dominion, 2007 QCCA 413, par. 2-3 (CanLII); Toure c. Brault & Martineau inc., 2014 QCCA 1577, par. 42 (CanLII); Lambert c. Whirlpool Canada, l.p., 2015 QCCA 433, par. 12 (CanLII); Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923, par. 33 (CanLII); Fortier c. Meubles Léon ltée, 2014 QCCA 195, par. 89-91 (CanLII); en guise d’exemple, voir aussi Infineon, par. 107-117). Lorsque répondre à une telle question ne requiert aucune appréciation de la preuve et que le sort du litige en dépend, il me semble tout à fait dans l’intérêt de la justice — et conforme au principe directeur de la proportionnalité — que le tribunal s’en saisisse dès l’étape de l’autorisation. Dans le cas contraire, il faudrait attendre qu’un moyen d’irrecevabilité soit exercé au fond, après l’autorisation, ce qui entraînerait un gaspillage inutile de ressources et d’efforts, tant pour les parties que pour l’appareil judiciaire (voir Finn, L’action collective au Québec, p. 170). C’est d’ailleurs ce qui justifie, en l’espèce, que la Cour se prononce à ce stade sur l’interprétation de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[210]                     En évaluant le syllogisme juridique à la lumière des faits allégués, le juge d’autorisation doit s’abstenir d’apprécier la preuve et, par le fait même, de s’immiscer dans le domaine du juge du procès (Infineon, par. 68). Les faits allégués sont en principe tenus pour avérés, à condition d’être suffisamment précis et concrets pour permettre aux parties défenderesses de savoir ce qu’on leur reproche et au tribunal d’apprécier la qualité du syllogisme juridique (voir Infineon, par. 67; Toure, par. 38; Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299, par. 52 (CanLII)). Des faits clairement contredits par une preuve fiable ne sauraient toutefois être tenus pour avérés (Bell Mobilité, par. 38; Charles c. Boiron Canada inc., 2016 QCCA 1716, par. 43 (CanLII); Finn, Class Actions in Québec : Notes for Non-Residents, p. 21).

[211]                     De plus, des allégations vagues, générales ou imprécises — tout comme de simples énoncés de nature juridique, des opinions ou des hypothèses — ne peuvent suffire à démontrer l’existence d’une « cause défendable » (Infineon, par. 67 et 127; Bell Mobilité, par. 37-38; Finn, Class Actions in Québec: Notes for Non-Residents, p. 21). Comme l’a dit la Cour dans Infineon, « de simples affirmations sont insuffisantes sans quelque forme d’assise factuelle » (par. 134). Il est vrai que la preuve présentée à l’étape de l’autorisation peut parfois suppléer au manque de précision des faits allégués, mais aucune preuve ne peut remédier à l’absence d’allégations factuelles spécifiques quant à un élément essentiel de la cause d’action. À cet égard, je suis en désaccord avec mon collègue le juge Brown dans la mesure où ses motifs laissent entendre que la preuve présentée pourrait en elle-même démontrer l’existence d’une cause défendable, et ce, alors que la demande d’autorisation ne contient que des allégations des plus vagues, générales et imprécises. Selon les termes mêmes de l’art. 575(2) C.p.c., l’autorisation doit reposer sur les « faits allégués ». Le demandeur ne peut donc se contenter de formuler des affirmations génériques telles que « le défendeur a commis une faute ayant causé un préjudice », de présenter quelques éléments de preuve et de laisser au juge la tâche de fouiller lui-même dans cette preuve afin d’y trouver les éléments nécessaires démontrant l’existence d’une cause défendable.

[212]                     Qui plus est, le juge d’autorisation ne devrait pas s’appuyer sur de simples conjectures pour combler les lacunes d’une demande mal ficelée. Je suis d’accord avec mon collègue le juge Gascon pour dire que des allégations vagues, générales ou imprécises « ne permettent pas aux juges de présumer l’existence de ce qui ne s’y trouve pas, pas plus que d’inférer ce qui aurait pu y avoir été écrit » (par. 186). À mon avis, il n’appartient pas au juge d’autorisation de « lire entre les lignes » de la procédure, pour reprendre la formule de la juge Bich dans Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., 2017 QCCA 1673, par. 33 (CanLII). Sans conteste, le juge doit éviter de faire une lecture excessivement rigoureuse et littérale de la demande, mais il doit néanmoins s’en tenir aux faits qui y sont effectivement allégués, sans chercher à les compléter (voir Finn, Class Actions in Québec : Notes for Non-Residents, p. 86; voir aussi Sofio, par. 25). En faisant ce commentaire, il va de soi que je n’exprime aucune opinion sur le bien-fondé de la décision Asselin, laquelle fait encore l’objet d’une demande d’autorisation d’appel devant notre Cour.

[213]                     Je conclurai sur l’interprétation de l’art. 575(2) C.p.c. en ajoutant simplement que — contrairement à ce que suggèrent les motifs de la Cour d’appel — le critère applicable permettant de déterminer si la condition a été remplie ne varie pas en fonction du contexte particulier de l’affaire (voir 2017 QCCA 1460, par. 18, 48, 52 et 92 (CanLII)). Dans tous les cas, les faits allégués doivent révéler une cause défendable reposant sur un syllogisme juridique clair, complet et rigoureux. Tout au plus, le juge d’autorisation doit se montrer sensible aux difficultés de preuve que soulèvent certaines affaires à l’étape de l’autorisation, c’est-à-dire avant la tenue d’interrogatoires préalables et la communication d’éléments de preuve.

B.            L’absence d’une cause défendable à l’encontre de la Province canadienne

[214]                     Avec égards pour l’opinion contraire formulée par mes collègues, je ne vois pas en quoi l’appréciation par le juge d’autorisation de la suffisance des faits allégués (art. 575(2) C.p.c.) était « manifestement non fondée » en ce qui concerne la Province canadienne. À la lecture de la demande et des pièces à son soutien, le juge pouvait certainement conclure, comme il l’a fait, que les faits allégués ne révèlent aucune cause d’action — aucun lien de droit — entre J.J. et la Province canadienne. En fait, c’est la conclusion qui s’impose, à moins bien sûr de « présumer l’existence de ce qui ne s’y trouve pas » ou « d’inférer ce qui aurait pu y avoir été écrit » pour citer la formule que mon collègue le juge Gascon emploie à l’égard de l’Oratoire (par. 186). À mon avis, la Cour d’appel a fait erreur en infirmant la décision du juge d’autorisation et en cherchant à combler elle-même, sur la base de pures conjectures, les lacunes évidentes de la demande d’autorisation.

[215]                     Le juge d’autorisation a d’abord noté avec justesse que « [p]our espérer obtenir gain de cause [. . .], une règle de base impose à celui qui intente le recours de s’assurer de poursuivre la bonne personne » (par. 88). Il a par la suite conclu que l’intimé n’avait pas démontré que sa demande respectait ce principe et que, de ce fait, les conclusions recherchées à l’encontre de la Province canadienne ne paraissaient pas justifiées (par. 89-98). Les conclusions du juge d’autorisation quant à l’absence de lien de droit ne reposent pas sur une appréciation inappropriée de la valeur probante des pièces au dossier, mais sur l’insuffisance des faits allégués et sur une preuve fiable, non contredite, et présentée par l’intimé lui-même. À mon avis, la démarche et le raisonnement du juge ne sont entachés, du moins sur ce point, d’aucune erreur.

[216]                     L’intimé reproche à la Province canadienne des faits qui remonteraient aux années 50. De façon plus particulière, J.J. allègue que deux membres de la Province canadienne l’ont agressé à répétition alors qu’il fréquentait l’école Notre-Dame-des-Neiges et qu’il était servant de messe à l’Oratoire, entre 1951 et 1955. Par ailleurs, la liste de victimes potentielles produite par l’intimé fait état d’agressions à caractère sexuel qui seraient survenues dans les années 40. Selon les allégations, la Province canadienne avait connaissance à l’époque que certains de ses membres commettaient de tels actes, et les aurait sciemment ignorés et camouflés.

[217]                     Or, comme l’a fait remarquer le juge d’autorisation, la preuve présentée par l’intimé lui-même établit clairement que la Province canadienne, en tant que personne morale distincte, n’existait pas au moment des faits allégués. La Province canadienne a été constituée le 1er janvier 2008 en vertu de la Loi sur les corporations religieuses, RLRQ, c. C-71 (« L.c.r. »), et n’a fait l’objet d’aucune fusion ou continuation. Ces faits non contestés figurent à l’état des renseignements sur une personne morale au registre des entreprises, auquel réfère directement la demande d’autorisation (par. 3.1). Les événements qui se rapportent à l’action personnelle de J.J. — les seuls qui sont pertinents pour établir l’existence d’une cause défendable au sens de l’art. 575(2) C.p.c. — seraient donc survenus un demi-siècle avant la constitution de la Province canadienne. De plus, les deux agresseurs allégués de J.J. sont décédés en 2001 et 2004, et n’ont donc jamais été membres de la Province canadienne. Enfin, la liste des victimes potentielles renvoie à des événements qui seraient survenus au plus tard dans les années 80.

[218]                     Même en tenant les faits pour avérés et en prenant en compte la preuve présentée, la demande d’autorisation ne fait pas voir à quel titre la Province canadienne pourrait être responsable — soit pour sa propre faute soit pour celle d’autrui — d’actes ou d’omissions antérieurs à sa constitution. Le syllogisme juridique est vicié ou encore manifestement incomplet, sinon absent. De deux choses l’une : ou bien J.J. a poursuivi la mauvaise partie défenderesse, ou bien il a omis d’alléguer certains faits essentiels pour établir le fondement de sa cause d’action. Dans les deux cas, le juge d’autorisation n’avait d’autre choix que de conclure, comme il l’a fait, que l’intimé ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer l’existence d’une cause défendable au sens de l’art. 575(2) C.p.c.

[219]                     Sur ce point, la décision de la Cour d’appel ne démontre nullement que l’appréciation du juge d’autorisation était manifestement non fondée, bien au contraire. La Cour d’appel a justifié son intervention en affirmant que, bien que constituée en 2008, la Province canadienne n’est que l’instrument d’une communauté religieuse qui, elle, existait à l’époque des gestes reprochés (par. 72-73). La Cour d’appel tient pour acquis que cette communauté agissait alors par l’entremise d’une autre personne morale, la Corporation Jean-Brillant, dont la constitution remonte au 10 mai 1947 (par. 73). Somme toute, la Cour d’appel fait l’amalgame entre, d’une part, une communauté religieuse sans personnalité juridique et, d’autre part, deux personnes morales distinctes, la Province canadienne et la Corporation Jean-Brillant. La Cour d’appel semble présumer qu’il s’agit, sur le plan juridique, d’une seule et même entité, et ce, sans égard aux règles applicables en ce qui a trait aux personnes morales. Ainsi, les dirigeants de la communauté religieuse auraient, en 2008, « décidé de facto d’abandonner La Corporation Jean-Brillant pour se constituer sous le nom de La Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix » (par. 75). Selon la Cour d’appel, cette décision de « faire affaire sous le couvert d’une personnalité morale différente de celle qui lui avait jusque-là servi de vaisseau amiral » ne peut faire disparaître la « nature délictuelle de sa faute » (par. 72 (en italique dans l’original)). Je suis d’avis que ces simples affirmations relevant de l’hypothèse ne permettent pas à elles seules d’établir le fondement d’une cause d’action à l’encontre de la Province canadienne, et ce, même au stade de l’autorisation. 

[220]                     D’abord, la Province canadienne est une personne morale. À ce titre, le C.c.Q. lui reconnaît une personnalité juridique distincte, y compris vis-à-vis ses membres (art. 298 et 309), ainsi qu’un patrimoine qui lui est propre (art. 302). La L.c.r. prévoit les règles applicables à la constitution et au fonctionnement d’une corporation religieuse, et précise que la partie III de la Loi sur les compagnies, RLRQ, c. C-38, s’applique également à cette corporation, avec les adaptations nécessaires. L’état des renseignements figurant au registre des entreprises indique que la Province canadienne a pour objets d’organiser, d’administrer et de maintenir une congrégation religieuse, ce qui correspond aux objets mentionnés à l’art. 2 de la L.c.r. À l’article 1 de cette loi, le mot « congrégation » est défini comme étant un ensemble de religieux faisant partie d’une communauté religieuse.

[221]                     Ensuite, la mission religieuse de la Province canadienne ne permet pas de faire abstraction de sa personnalité juridique. Je reconnais que la preuve tend à démontrer que la Province canadienne constitue l’un des véhicules juridiques d’une communauté religieuse, celle de Sainte-Croix, et que l’histoire de cette communauté commence bien avant 2008 (voir, p. ex., le reportage de l’émission Enquête et la Loi constituant en corporation l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, S.Q. 1916, c. 90, laquelle mentionne la « congrégation de Sainte-Croix »). Un tel lien avec la communauté de Sainte-Croix ne rendrait cependant pas la Province canadienne responsable en soi des actes et omissions commis antérieurement à sa constitution par des membres de cette communauté, ou par d’autres entités juridiques qui pourraient avoir été liées à celle-ci. L’article 16 L.c.r. établit d’ailleurs expressément un mécanisme de continuation en vertu duquel une corporation religieuse peut succéder à une corporation qui fait l’objet d’une dissolution et ainsi devenir responsable des droits, biens et obligations de cette dernière. L’article 8 L.c.r. renvoie aussi aux dispositions sur les fusions de la Loi sur les compagnies, lesquelles prévoient le transfert des dettes et obligations à une nouvelle entité fusionnée (art. 18(6)). Enfin, l’art. 2 L.c.r. envisage la possibilité qu’une même communauté religieuse puisse constituer, à différentes fins, diverses corporations distinctes et autonomes, sans pour autant que ces corporations partagent la même personnalité juridique et le même patrimoine (voir, par analogie, A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394, par. 37).

[222]                     La demande d’autorisation ne contient aucune allégation permettant d’inférer que la Province canadienne serait issue d’une continuation ou d’une fusion avec une entité qui, elle, pourrait être responsable des actes ou omissions que l’intimé lui reproche. De fait, comme je l’ai mentionné précédemment, une preuve fiable et non contestée indique clairement le contraire. En somme, le simple fait que la Province canadienne ait été constituée en vertu de la L.c.r. — plutôt, par exemple, qu’en vertu de la Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S-31.1 — ne la rend pas responsable des dettes et obligations d’autres entités qui pourraient avoir été liées par le passé à la communauté religieuse de Sainte-Croix. À cet égard, je suis en désaccord avec le juge Brown dans la mesure où ce dernier suggère que la personnalité juridique des corporations religieuses diffère en nature de celle des personnes morales qui poursuivent des fins séculières (par. 51).

[223]                     Quant à l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle la communauté religieuse de Sainte-Croix aurait décidé « de facto d’abandonner » la Corporation Jean‑Brillant (par. 75), il ne s’agit que d’une hypothèse que n’appuient aucunement les faits allégués dans la demande, ni d’ailleurs les pièces produites au soutien de celle-ci. Je note que la demande d’autorisation ne dit pratiquement rien au sujet de l’identité corporative des appelants — si ce n’est trois énoncés des plus généraux (par. 3.1-3.3) — et absolument rien au sujet de leurs liens potentiels avec d’autres entités. Cela surprend et illustre, selon moi, les lacunes de l’action collective proposée. En guise de comparaison, la demande d’autorisation modifiée dans le dossier A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394, une autre affaire portant sur des allégations d’agressions à caractère sexuel impliquant des institutions religieuses, comprenait 25 allégations détaillées sur l’historique corporatif de la communauté en cause.

[224]                     En l’espèce, la demande elle-même ne dit mot de la Corporation Jean‑Brillant, et ne comporte évidemment aucune allégation de fait concernant son historique corporatif et ses liens avec la Province canadienne. Les seules mentions au dossier se rapportant à la Corporation Jean-Brillant proviennent d’un état des renseignements figurant au registre des entreprises. Ce document nous apprend que la Corporation Jean-Brillant a été constituée en 1947, qu’elle a pour fins la religion et l’enseignement, qu’elle a utilisé le nom « Les Frères de Sainte-Croix » jusqu’au 7 janvier 2008 et qu’elle existait toujours au moment où la demande d’autorisation a été présentée, en novembre 2013. De plus, en date du 3 septembre 2014, la Corporation Jean-Brillant partageait la même adresse que la Province canadienne, de même que certains administrateurs. Ensemble, ces éléments suggèrent indéniablement que les deux corporations entretiennent des liens, non seulement entre elles, mais aussi, plus largement, avec la communauté religieuse de Sainte-Croix. Cependant, rien n’indique que la communauté religieuse a délaissé la Corporation Jean-Brillant et qu’il ne reste plus de celle-ci qu’une coquille vide. Ici, le raisonnement de la Cour d’appel ne va pas « au-delà de simples suppositions ou de spéculations », pour reprendre l’expression de mon collègue le juge Gascon (par. 170).

[225]                     Qui plus est, même en présumant que la Province canadienne et la Corporation Jean-Brillant étaient en fait des alter ego — ce qui supposerait que l’une n’a aucune « identité pensante distincte », à tel point qu’elle n’est que la « marionnette » de l’autre — ce simple fait serait insuffisant, en lui-même, pour faire abstraction de leur personnalité juridique distincte et les traiter comme une seule et même personne (P. Martel, avec la collaboration de G. A. Lebel et L. Martel, La corporation sans but lucratif au Québec (feuilles mobiles), p. 3-24 et 3-25). En ce sens, le fait que les deux corporations puissent être constituées par les mêmes membres ou encore par la même communauté religieuse n’aurait en soi aucune incidence juridique. Il en est de même de l’« abandon » de l’une au profit de l’autre. D’ailleurs, contrairement à ce que suggèrent les motifs du juge Brown, le nombre d’employés ou d’établissements de ces corporations ne démontrerait pas en lui-même un abandon (par. 2). L’auteur Paul Martel résume bien les circonstances exceptionnelles qui permettent la levée du « voile corporatif » en vertu de l’art. 317 C.c.Q. :

Il faut, précise l’article 317 [C.c.Q.], que la fraude, l’abus de droit ou la contravention à l’ordre public soit « masquée » par la personnalité juridique de la personne morale, ce qui implique un élément de cachotterie, de dissimulation, de manigance ou de manipulation de la part de la ou des personnes qui veulent invoquer cette personnalité.

 

(La corporation sans but lucratif au Québec, p. 3-24)

 

Il n’y a en soi rien de mal à ce qu’une société soit un alter ego. Ce n’est que si elle est utilisée aux fins répréhensibles énoncées à l’article 317 que le « voile corporatif » peut être soulevé. La jurisprudence est à l’effet qu’en l’absence de fraude, l’identité corporative d’une société, même alter ego, sera respectée.

 

(La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 1‑290; voir aussi, p. ex., Domaine de l’Orée des bois La Plaine inc. c. Garon, 2012 QCCA 269, par. 9 (CanLII); Lanoue c. Brasserie Labatt ltée, 1999 CanLII 13784 (C.A. Qc), p. 9‑12; Coutu c. Québec (Commission des droits de la personne), 1998 CanLII 13100 (C.A.), p. 14‑18.)

[226]                     À ce chapitre, je ne puis souscrire aux propos de mon collègue le juge Gascon lorsqu’il écrit que la Cour d’appel ne suggère « à aucun moment que la levée du voile de la personnalité juridique est justifiée ou nécessaire en l’espèce » (par. 162). À mon sens, c’est précisément ce qu’elle laisse entendre en affirmant que la décision de la communauté religieuse de « faire affaire sous le couvert d’une personnalité morale différente » ne peut faire « disparaître » sa faute. Que la faute ne disparaisse pas, cela va de soi. Mais pour imputer la responsabilité d’une entité juridique à une autre, il faut effectivement faire abstraction de leur personnalité juridique. 

[227]                     Or, en l’espèce, J.J. n’allègue tout simplement aucun fait se rapportant à la fraude, à l’abus de droit ou à la contravention à l’ordre public, qui pourrait éventuellement justifier d’écarter ou d’ignorer ainsi la personnalité juridique de la Province canadienne afin d’assimiler son patrimoine à celui d’autres entités possiblement liées à la communauté religieuse de Sainte-Croix, dont la Corporation Jean-Brillant. Même en supposant que la preuve présentée au stade de l’autorisation puisse en principe suppléer à l’absence d’allégations, ce qui n’est évidemment pas le cas, les pièces au dossier ne permettent aucunement de soutenir, en l’espèce, un tel syllogisme juridique fondé sur la levée du « voile corporatif ».

[228]                     Je précise par ailleurs qu’il est loin d’être clair que l’intimé aurait pu faire appel à l’art. 317 C.c.Q. pour établir une cause d’action à l’encontre de la Province canadienne, à supposer même que sa procédure contienne des allégations de fraude, d’abus de droit ou de contravention à l’ordre public. L’article 317 C.c.Q. ne constitue pas une source autonome de responsabilité civile. Selon une certaine interprétation, cette disposition permet simplement de préserver le lien de droit avec les personnes véritablement responsables, lorsque celles-ci cherchent à éluder leur responsabilité en se réfugiant derrière le « voile corporatif » d’une personne morale (voir, p. ex., Martel, La société par actions au Québec, par. 1-275 à 1-277.1; R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions (3e éd. 2011), par. 244-246; J. Turgeon, « Le Code civil du Québec, les personnes morales, l’article 317 C.c.Q. et la levée de l’immunité des administrateurs, des dirigeants et des actionnaires » (2005), 65 R. du B. 115, p. 139-143). Or, dans le cas qui nous occupe, la Province canadienne ne pourrait avoir pris part aux actes et omissions reprochés et, de ce fait, en être responsable, étant donné qu’elle n’existait pas à l’époque pertinente. Je n’ai cependant pas à me prononcer de manière définitive sur la portée de l’art. 317 C.c.Q., vu ma conclusion portant que les faits allégués à la demande ne satisfont manifestement pas à ses conditions d’application et ne pourraient donc en aucun cas y donner ouverture.

[229]                     Avant de conclure sur ce point, je ferai un dernier commentaire quant à l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle la personnalité juridique de la Province canadienne ne soulève qu’un « éventuel problème d’exécution » (par. 78). Avec égards, du fait qu’elle possède une personnalité juridique distincte, la Province canadienne n’est pas responsable pour des actes ou des omissions antérieurs à sa constitution, et elle ne peut donc être condamnée à réparer le préjudice allégué. Un problème d’exécution aurait pu se poser si l’intimé avait intenté une action contre une entité juridique existante à l’époque des faits, mais qui se serait depuis départie de ses actifs. Dans un tel cas, des actions en inopposabilité auraient par exemple pu être envisagées. Ce n’est cependant pas la situation à laquelle nous sommes confrontés.

[230]                     Les tribunaux ont maintes fois réitéré qu’une action collective ne peut être autorisée à l’égard d’une partie défenderesse sur la seule base de ses liens étroits avec d’autres entités (voir, p. ex., A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 5394, par. 37-55; Option Consommateurs c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, par. 23-32; Deraspe c. Zinc électrolytique du Canada ltée, 2014 QCCS 1182, par. 85-108 (CanLII), conf. par 2014 QCCA 2266, par. 6-8 (CanLII), autorisation d’appel refusée, [2015] 2 R.C.S. vi; Labranche c. Énergie éolienne des Moulins, s.e.c., 2016 QCCS 1479, par. 82-98 (CanLII), demande de permission d’appel rejetée, 2016 QCCA 1879). Le résultat devrait être le même en l’espèce, d’autant plus que les faits allégués dans la demande d’autorisation ne font aucunement état de liens entre la Province canadienne et d’autres entités possiblement liées à la communauté religieuse de Sainte-Croix — à l’exception notable de l’Oratoire, bien entendu.

[231]                     Contrairement à ce que suggèrent les motifs de la Cour d’appel (au par. 77), nous ne sommes pas en présence d’une structure corporative complexe dont la situation serait « embrouillée » sur le plan factuel. Si c’eût été le cas, il aurait été nécessaire de laisser au juge du fond le soin de départager la responsabilité précise des entités liées après un examen approfondi de la preuve (voir, p. ex., Option Consommateurs c. LG Chem Ltd., 2017 QCCS 3569, par. 22 (CanLII)). Ce n’est cependant pas ce dont il est question dans la présente affaire. En l’espèce, si brouillard il y a, c’est simplement parce que les faits allégués ne permettent pas d’inférer de la demande un syllogisme juridique clair, complet et rigoureux qui puisse satisfaire au seuil peu élevé devant être franchi au stade de l’autorisation.

[232]                     Du reste, je n’accorde guère d’importance, sur le plan juridique, à la décision de Province canadienne de « prendre fait et cause pour les faits et gestes d’autres entités (à savoir notamment la Corporation Jean-Brillant) » dans une autre affaire portant sur des agressions à caractère sexuel (Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2013 QCCS 3385, par. 4 (CanLII) (je souligne)). D’une part, le règlement intervenu dans cette affaire a évidemment été conclu « sans préjudice et sans admission » de responsabilité de la part de la Province canadienne (ibid.). D’autre part, ce règlement donne à penser que, si des fautes ont été commises, ce sont d’« autres entités » que la Province canadienne qui en sont responsables, comme l’a d’ailleurs noté le juge d’autorisation (par. 97-98). Tout au plus, je reconnais que le règlement intervenu dans Cornellier tend à confirmer la proximité entre la Province canadienne et d’autres entités liées à la communauté de Sainte-Croix. Mais s’appuyer sur ce simple fait pour autoriser l’action collective aurait un effet pernicieux évident : dissuader toute personne de prendre fait et cause pour une autre, par crainte que les tribunaux y voient par la suite un prétexte pour faire abstraction de sa personnalité juridique distincte.

[233]                     De même, le fait que la Cour supérieure ait autorisé l’action collective contre la Province canadienne dans l’affaire Cornellier, aux seules fins du règlement (Cornellier c. Province canadienne de la Congrégation de Ste-Croix, 2011 QCCS 6670, par. 5 (CanLII)), ne permet pas d’établir l’existence d’un lien de droit entre J.J. et la Province canadienne. D’abord, de manière générale, un jugement d’autorisation ne contient par définition aucune conclusion de fait ni aucune conclusion mixte de fait et de droit à l’encontre des parties défenderesses (L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations (2e éd. 2017), p. 2468). Il ne reflète qu’une appréciation discrétionnaire des conditions d’autorisation à la lumière de la demande telle qu’elle a été présentée. Un tel jugement ne restreint donc aucunement la marge d’appréciation du tribunal dans une affaire subséquente. Ensuite, dans l’affaire Cornellier plus particulièrement, la demande d’autorisation n’était pas contestée. Compte tenu du règlement intervenu, le juge d’autorisation s’en est tenu à affirmer, essentiellement pour la forme, que « [l]e Tribunal est d’avis que le syllogisme juridique que propose le recours est sérieux et qu’il présente l’apparence de droit exigée » (par. 17). Une « analyse » aussi laconique ne saurait lier le juge d’autorisation dans la présente affaire.

[234]                     Somme toute, je suis d’avis que les faits allégués à la demande, même appuyés par la preuve présentée, ne permettent pas d’inférer un syllogisme juridique clair, complet et rigoureux qui permettrait de mettre en cause la responsabilité de la Province canadienne. L’intimé n’a simplement pas démontré l’existence du lien de droit essentiel à sa cause d’action ni, par le fait même, d’une cause défendable. À tout le moins, je ne vois pas en quoi l’appréciation du juge d’autorisation à cet égard est manifestement non fondée.

[235]                     J’en conclus donc que l’intervention de la Cour d’appel était injustifiée, et qu’il y a lieu de rétablir le jugement de première instance rejetant la demande d’autorisation visant la Province canadienne, tout comme celle visant l’Oratoire d’ailleurs. En raison de cette conclusion, il me paraît inutile de décider, dans le cadre du présent pourvoi, si les faits allégués par l’intimé quant à la faute directe ou le fait d’autrui auraient autrement été suffisants s’il était parvenu à établir l’existence d’un lien de droit entre lui et la Province canadienne (ou si l’action avait été dirigée contre une autre entité juridique).

[236]                     Enfin, en ce qui a trait à l’Oratoire, j’ai évidemment pris connaissance des motifs exposés par mon collègue le juge Brown quant à certaines autres conditions d’autorisation de l’art. 575 C.p.c. Il ne me paraît pas opportun d’y répondre. Mon silence ne signifie cependant pas que j’y souscris.

C.            Le délai prévu au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[237]                     Quant aux moyens d’appel fondés sur le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., je suis d’avis que la signification de cette disposition est loin d’être aussi limpide que l’opinion de la majorité le laisse entendre. Sur ce point, j’estime utile d’indiquer là où ma lecture diffère de celle de la majorité, ne serait-ce que pour inciter le législateur à clarifier son intention quant aux délais applicables aux actions résultant d’une agression à caractère sexuel. Je traiterai notamment des points suivants :

(i)                 Bien que j’entretienne un doute quant à savoir si un délai de déchéance a été créé, j’estime que le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte constitue un point de départ distinct de celui prévu au premier alinéa.

(ii)              Le délai prévu au deuxième alinéa demeure susceptible de suspension, sauf pour cause d’ignorance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi. 

(iii)            Je suis d’avis que le délai abrégé prévu au deuxième alinéa est opposable à toutes les actions concernées, que celles-ci soient dirigées contre l’auteur de l’acte, contre sa succession ou contre un tiers.

(iv)             Que le délai prévu au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. en soit un de prescription ou de déchéance, il n’aurait pas éteint rétroactivement le droit d’action de l’intimé.

(1)          Le point de départ et la nature du délai prévu au deuxième alinéa

[238]                     L’article 2926.1 C.c.Q., particulièrement son deuxième alinéa, soulève plusieurs difficultés d’interprétation. Je conviens avec les appelants que certains indices tendent à indiquer que le législateur y prévoit la déchéance de toute action en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel, au plus trois ans après le décès de l’auteur de l’acte ou de la victime. Toutefois, j’estime que si c’était là l’intention du législateur, il ne l’a pas exprimée de façon suffisamment précise, claire et non ambiguë et, pour cette raison, le doute devrait favoriser le demandeur. Sous réserve d’une exception que j’expliquerai plus loin, il faudrait en conclure qu’il s’agit d’un délai de prescription assujetti aux règles générales de la suspension et de l’interruption.

[239]                     Avant d’aborder de façon plus particulière l’interprétation du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., il convient de traiter de la raison d’être de la prescription extinctive et de la déchéance en droit civil québécois, et des distinctions entre ces deux notions.

a)              La prescription extinctive et la déchéance en droit québécois

[240]                     L’article 2921 C.c.Q. définit la prescription extinctive comme étant « un moyen d’éteindre un droit par non-usage ou d’opposer une fin de non-recevoir à une action ». L’article 2878 C.c.Q., pour sa part, reconnaît formellement la notion de déchéance d’un recours, sans toutefois la définir. En résumé, la déchéance suppose l’existence d’un délai de rigueur qui ne peut être prolongé, quoi qu’il arrive. Ainsi, contrairement à la prescription, le délai de déchéance n’est pas susceptible de suspension ni d’interruption. Le tribunal doit déclarer d’office la déchéance du recours et les parties ne peuvent y renoncer (voir, p. ex., Alexandre c. Dufour, [2005] R.J.Q. 1 (C.A.), par. 31; Pierre-Louis c. Québec (Ville de), 2008 QCCA 1687, [2008] R.J.Q. 2063, par. 39, citant ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1838; F. Levesque, « Renouveau doctrinal en droit de la prescription » (2011), 52 C. de D. 315, p. 327). En outre, l’expiration d’un tel délai fait nécessairement obstacle à l’exercice du droit d’action, parce qu’elle anéantit le droit de créance en tant que tel, de sorte que son titulaire ne peut même plus l’invoquer par voie d’exception (voir, p. ex., Andreou c. Agence du revenu du Québec, 2018 QCCA 695, par. 10 (CanLII); Roussel c. Créations Marcel Therrien inc., 2011 QCCA 496, [2011] R.J.Q. 555, par. 47, citant J.‑L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (6e éd. 2005), par P.-G. Jobin et N. Vézina, par. 1086).

[241]                     De prime abord, la prescription extinctive et la déchéance semblent partager les mêmes objectifs (voir Pierre-Louis c. Québec (Ville de), par. 41, citant Baudouin et Jobin, par. 1086; voir aussi Global Credit & Collection Inc. c. Rolland, 2011 QCCA 2278, [2012] R.J.Q. 12, par. 26). La prescription vise par exemple à « introduire la sécurité dans les relations juridiques » et à « consolider le[s] droit[s] des parties et des tiers », ce qui contribuerait à préserver la vitalité des échanges économiques (voir Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 48; Pellerin Savitz s.e.n.c.r.l. c. Guindon, 2017 CSC 29, [2017] 1 R.C.S. 575, par. 10; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.-G. Jobin et N. Vézina, par. 1113). La prescription favorise également la tenue d’un procès juste et équitable en évitant l’érosion d’éléments de preuve essentiels à la finalité ultime de l’instance civile : la recherche et la découverte de la vérité (Gauthier, par. 48; voir aussi Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287, par. 24). Ces différents objectifs liés à la stabilité des relations juridiques et à l’intégrité du processus contradictoire sont nécessairement susceptibles de sous-tendre non seulement les délais de prescription, mais aussi certains délais de déchéance.

[242]                     Ce constat ne signifie pas cependant que la prescription extinctive et la déchéance partagent exactement les mêmes objectifs. À mon avis, la différence fondamentale entre ces deux types de délai réside dans le fait que la prescription repose d’abord et avant tout sur « l’idée d’une sanction de l’inaction de celui qui a un droit à exercer » (J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), par. 1-1320; voir aussi Guindon, par. 10; Gauthier, par. 48 et 67; H. Mazeaud et autres, Leçons de droit civil (8e éd. 1991), t. II, vol. I, Obligations : théorie générale, p. 1207-1208). Il s’ensuit que des mécanismes comme la suspension et l’interruption viennent atténuer les rigueurs de la prescription. En effet, si le retard ne résulte pas d’un manque de diligence du demandeur, ce dernier étant par exemple incapable d’agir ou de renoncer à l’exercice de son droit, les objectifs liés à la stabilité des relations juridiques et à l’intégrité du processus contradictoire cèdent le pas à une autre préoccupation d’intérêt public : l’accès à la justice (Gauthier, par. 67).

[243]                     À la différence de la prescription extinctive, la déchéance n’est pas tributaire du manque de diligence du titulaire du droit. Selon les auteurs français Planiol et Ripert, contrairement au délai de prescription, un délai de déchéance n’a pas pour objectif de « sanctionner la négligence » mais de « mettre fin rapidement, en tout état de cause, à la possibilité d’accomplir » un acte déterminé (M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français (2e éd. 1954), p. 819, cité notamment dans Global Credit & Collection Inc., par. 28; voir aussi Andreou, par. 11; Mazeaud et autres, p. 1208). Son effet sur le droit en cause est donc absolu.

[244]                     La déchéance a un caractère exceptionnel : elle entraîne d’office la perte d’un droit sans que son titulaire n’ait quoi que ce soit à se reprocher. C’est sans doute pourquoi le législateur a prévu, au deuxième alinéa de l’art. 2878 C.c.Q., une disposition interprétative précisant que la « déchéance ne se présume pas; elle résulte d’un texte exprès » (voir J. McCann, Prescriptions extinctives et fins de non-recevoir (2011), p. 107). Comme l’a écrit la Cour d’appel dans Global Credit & Collection Inc., « [b]ien que la jurisprudence n’exige pas que le texte de l’article édictant un délai contienne le terme “déchéance”, il faut tout de même qu’il ressorte nettement du texte que l’intention du législateur est d’en faire un tel délai, ce qui se manifeste par une mention précise, claire et non ambiguë » (par. 31 (je souligne)). Je partage cet avis. Quoiqu’aucune formule sacramentelle ne soit requise, il faut conclure à l’existence d’un délai de déchéance uniquement lorsque le législateur s’est exprimé de manière précise, claire et non ambiguë. En cas de doute quant à la nature d’un délai, il faudra conclure à l’énoncé d’un délai de prescription extinctive, et les règles générales de la prescription prévues au Code civil trouveront application. 

b)               Le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[245]                     À mon sens, les appelants ont établi que le décès marque un point de départ distinct du délai de trois ans, en plus de constituer au moins un indice sérieux qui suggère que le législateur entendait introduire un délai de déchéance au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q.

[246]                     Avant d’examiner le libellé, le contexte et l’objet du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. (voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41 et 41.1), il est utile de reproduire dans son entièreté le texte de cet article adopté en 2013 :

L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Ce délai est toutefois de 30 ans si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint.

 

      En cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le délai applicable, s’il n’est pas déjà écoulé, est ramené à trois ans et il court à compter du décès.

[247]                     Je ne reprendrai pas les explications de mon collègue quant à l’origine, au contexte d’adoption et à la mécanique de cette disposition. Je rappellerai simplement que le premier alinéa a pour effet, d’une part, de codifier explicitement la règle jurisprudentielle selon laquelle la prescription ne court pas à l’encontre d’une victime d’agression à caractère sexuel qui n’a pas connaissance du lien entre cet acte et le préjudice subi et, d’autre part, d’allonger le délai de prescription à 30 ans. Le deuxième alinéa prévoit cependant un délai de trois ans qui court à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. C’est ce délai qui fait l’objet du présent débat.

[248]                     Je suis d’avis que le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte marque un point de départ distinct de celui prévu au premier alinéa. Cette interprétation semble s’imposer à la lecture du libellé du deuxième alinéa, lequel précise que le délai abrégé « court à compter du décès ». À cet égard, le texte est clair et explicite. Je ne peux donc souscrire à l’affirmation de mon collègue selon laquelle « c’est la prise de connaissance par la victime du lien entre son préjudice et l’agression qui continue de déclencher le chronomètre de la prescription, rien d’autre » (motifs du juge Gascon, par. 142).

[249]                     Le texte du deuxième alinéa ne permet pas de considérer que le moment du décès a simplement pour effet de déclencher l’abrégement du délai de 30 ans ou 10 ans prévu au premier alinéa. Au premier alinéa, le législateur emploie la formulation « se prescrit [. . .] à compter du jour où la victime a connaissance ». Au deuxième alinéa, il indique que le délai « court à compter du décès ». Ces expressions sont équivalentes et marquent toutes deux le point de départ de la prescription. Dans les dispositions voisines du Titre « De la prescription extinctive », le législateur utilise d’ailleurs à plusieurs reprises la formulation « court à compter de » pour marquer le point de départ de la prescription (voir, p. ex., art. 2926, 2927 et 2932 C.c.Q.). Selon un principe d’interprétation bien établi, les termes employés par le législateur sont présumés avoir le même sens dans chacune des dispositions d’une même loi (Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, par. 61). Je ne vois aucune raison d’écarter cette présomption de cohérence, à plus forte raison lorsque les termes en question apparaissent dans des dispositions qui portent sur le même domaine de droit et figurent sous le même Titre du Code civil. Plus particulièrement, le fait que les notes explicatives du projet de loi ne mentionnent qu’un seul point de départ  celui du premier alinéa  me paraît insuffisant pour donner aux termes « à compter du décès » autre chose que leur sens habituel.

[250]                     Je souligne d’ailleurs que les quelques décisions et textes de doctrine qui traitent de l’art. 2926.1 C.c.Q. considèrent en général que le deuxième alinéa fixe un point de départ distinct (voir, p. ex., Proulx c. Desbiens, 2014 QCCS 4117, par. 18 (CanLII); A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 34, par. 42 (CanLII); G. Cotnam, « Chronique — La prescription en matière d’actes criminels et d’agressions sexuelles : la question est-elle réellement close? », Repères, mars 2014, p. 3 (accessible en ligne dans La référence); S. Fortier‑Dumais, « La prescription », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2018-2019, vol. 5, Responsabilité (2018), 251, p. 268). Cela n’est guère surprenant : c’est l’interprétation qui s’impose à la lecture du texte.

[251]                     C’est aussi l’interprétation qui me paraît la plus cohérente. Si le décès ne constituait pas un nouveau point de départ, mais déclenchait simplement l’abrégement du délai, l’action de la succession de la victime pourrait dans certaines circonstances être imprescriptible. Ce serait notamment le cas où la succession est au courant de l’agression — et donc du droit d’action — sans que la victime n’ait eu connaissance, avant son décès, que son préjudice est attribuable à cet acte. Dans un tel cas, si l’on suit la logique de mon collègue, la succession de la victime pourrait en principe prendre action tout en plaidant que la victime elle-même n’était jamais parvenue, en raison de son état psychologique, à faire le lien entre l’agression et le préjudice. Le compte à rebours du délai de prescription n’aurait donc jamais été déclenché, et ne pourrait jamais l’être. Rien n’indique que le législateur avait une telle intention. Comme l’a fait remarquer le ministre responsable du projet de loi au cours des débats parlementaires, « on fait un énorme pas par rapport à la situation actuelle, sans aller à l’imprescriptibilité » (Assemblée nationale du Québec, Commission permanente des institutions, « Étude détaillée du projet de loi n° 22 — Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels », Journal des débats, vol. 43, no 47, 1re sess., 40e lég., 7 mai 2013 (« Étude détaillée »), p. 20 et 32 (je souligne); voir aussi E. Lambert, « Commentaire sur l’article 2926.1 C.c.Q. », dans Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ) (2014), par. 575).

[252]                     À mon sens, le législateur semble avoir choisi comme solution de prévoir un délai de trois ans qui court à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, et ce, que la victime ait préalablement fait ou non le lien entre l’acte et le préjudice subi. Si, toutefois, le délai de 30 ans prévu au premier alinéa avait déjà commencé à courir, ce délai est simplement « ramené » à trois ans (ou moins, selon le temps déjà écoulé).

[253]                     Je suis d’accord avec les appelants pour dire que le texte du deuxième alinéa contient au moins un indice sérieux de déchéance. En effet, le délai ramené à trois ans se rattache à un fait objectif, précis et figé dans le temps, en l’occurrence le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte (voir Levesque, p. 325). Cet événement est en lui-même indépendant du fondement du droit d’action de la victime et de son incapacité à faire le lien entre l’acte reproché et le préjudice subi. En ce sens, le texte tend à indiquer que, contrairement à un délai de prescription extinctive, le délai en question ne vise pas à sanctionner la négligence de la victime (voir Andreou, par. 11). Dans A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 34, le juge Provencher note d’ailleurs — sans toutefois se prononcer définitivement sur la question — que le délai fixé au deuxième alinéa semble s’appliquer sans égard à la situation de la victime :

Ici, le texte de l’article 2926.1 al. 2 C.c.Q., semble laisser peu de place à une quelconque analyse de la situation d’une victime dans le contexte où son agresseur est décédé depuis plus de trois ans. En cas de décès de l’auteur de l’agression sexuelle, le délai applicable est ramené à trois ans et il court à compter du décès. [Je souligne; par. 41.]

[254]                     Il est intéressant de faire un parallèle avec la règle apparentée en common law. La Cour a confirmé que la règle de la possibilité de découvrir le dommage (« discoverability rule ») ne trouve pas application « dans les cas où la loi applicable lie expressément le délai de prescription à un événement déterminé qui n’a rien à voir avec le moment où la partie lésée en prend connaissance ou avec le fondement de la cause d’action » (Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53, par. 24 (je souligne)).

[255]                     Certes, en droit civil québécois, le rattachement d’un délai au moment du décès n’est pas en soi une indication certaine de déchéance. Comme le fait observer l’intimé, l’art. 2928 C.c.Q. précise que « [l]a demande du conjoint survivant pour faire établir la prestation compensatoire se prescrit par un an à compter du décès de son conjoint ». Les Commentaires du ministre de la Justice (p. 1837) confirment — tout comme le libellé même de la disposition, du reste — qu’il s’agit là d’un délai de prescription.

[256]                     Néanmoins, si le texte du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. ne contenait aucune indication de l’intention du législateur d’instaurer un délai de prescription, je serais portée à croire que le rattachement au moment du décès — c’est-à-dire à un fait objectif, précis et figé dans le temps, sans lien avec le fondement du droit d’action de la victime et avec son incapacité à faire lien entre l’acte reproché et le préjudice subi — constitue une mention suffisante de déchéance.

[257]                     Cependant, à la lecture du texte du deuxième alinéa, il est difficile de soutenir que celui-ci ne renvoie aucunement à la prescription. En effet, comme mon collègue, je constate que la version française renvoie au « délai applicable », lequel correspond au délai de prescription de 10 ans ou 30 ans du premier alinéa. La version anglaise est encore plus explicite : « the prescriptive period, if not already expired, is reduced to three years ». Ces indices textuels ne sont peut-être pas décisifs, puisqu’il demeure possible de soutenir que le délai applicable change de nature à compter du décès, mais il en résulte à tout le moins une certaine ambiguïté. De plus, je conviens avec mon collègue qu’il n’est pas sans pertinence que la disposition en cause se situe sous le Titre « De la prescription extinctive » du Livre De la prescription (voir Levesque, p. 324). En effet, quoique l’art. 2878 C.c.Q. énonçant la règle en matière de déchéance d’un recours figure dans ce Livre, les appelants n’identifient aucun autre délai de déchéance qui y aurait été inclus. En somme, même si le libellé du deuxième alinéa suggère à certains égards l’existence d’un délai de déchéance, ni le texte ni le contexte de cette disposition ne permettent de conclure que le législateur a exprimé de façon suffisamment précise, claire et non ambiguë l’intention de créer un délai de cette nature.

[258]                     En ce qui concerne l’objet du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., l’inclusion d’un délai abrégé à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte rejoint les objectifs généraux de la prescription et de la déchéance : d’une part, assurer la stabilité des rapports juridiques — plus particulièrement des successions — et, d’autre part, favoriser la tenue d’un procès juste et équitable en évitant l’érosion des éléments de preuve essentiels. Le choix d’imposer un délai abrégé en cas de décès de la victime, et non seulement en cas de décès de l’auteur de l’acte, montre bien que ces enjeux revêtaient une grande importance pour le législateur.

[259]                     Il ressort d’ailleurs clairement des travaux parlementaires que le législateur était préoccupé par le fait que l’allongement des délais à 30 ans allait causer de l’incertitude aux héritiers, causer des « batailles de succession » et poser des difficultés en matière de preuve (voir notamment Étude détaillée, p. 7-9). Bien que les débats parlementaires n’aient qu’un poids limité en matière d’interprétation législative (voir, p. ex., Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), par. 35; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 47), ils constituent néanmoins un élément pertinent afin de cerner l’objet d’une disposition. En l’espèce, cet échange entre le ministre responsable du projet de loi et deux députés de l’opposition officielle est particulièrement révélateur :

      M. St-Arnaud : Bien, sur le dernier point, là, ma compréhension, c’est qu’on voulait éviter qu’à un moment donné ce soient des batailles de succession. À un moment donné, on dit : Oui, là, la succession de l’un ou de l’autre peut agir, mais, à un moment donné, on a voulu mettre une ligne, à un moment donné, pour ne pas qu’à un moment donné on se retrouve avec des batailles de succession pour des événements... Alors, c’était un peu l’idée, là, de limiter ces...

 

      Mme St-Pierre : Mais j’ai une petite question à ça. Si c’est l’auteur de l’acte et que... Prenons les cas qui ont fait vraiment la manchette, des crimes sexuels dans l’Église catholique. Et l’auteur de l’acte est mort depuis 10 ans. La victime a quand même été victime d’un acte criminel. Et, à ce moment-là, si ça fait plus de trois ans que l’agresseur ou, enfin, la personne qui a commis le crime est morte, ça veut dire qu’il n’y a plus aucun recours, et cette victime-là est autant blessée qu’une autre victime dont l’auteur est encore en vie.

 

      Le Président (M. Therrien) : M. le ministre.

 

      M. St-Arnaud : Bien, c’est une bonne question. Ma compréhension, c’était effectivement de limiter... Le recours est quand même... Le recours est possible, il est possible pendant trois ans. Mais, à un moment donné, l’objectif était de tirer une ligne. En fait, on le ramène au délai qui est actuellement au code, là. Actuellement, au code, c’est trois ans, là.

 

. . .

 

      M. St-Arnaud : S’il y a un acte criminel qui a été commis, la prescription ne court pas. Elle commence à courir à partir de l’âge de 18 ans. Elle court, sans qu’on ait à faire une preuve particulière, pour une période de 20 ou peut-être de 30 ans, et après ça elle peut continuer... On peut quand même avoir un recours, mais dans la mesure où on démontre qu’on vient de prendre conscience du préjudice qu’on a subi et qu’on est capable de faire la preuve du lien de causalité.

 

      Si l’agresseur décède, le recours est toujours possible, mais il n’est possible qu’à... Si l’agresseur décède alors que la personne a 45 ans, bien là le recours est toujours possible, mais là on dit, à un moment donné, trois ans plus tard, j’allais dire, on ferme les livres, là, mais on tire une ligne à un moment donné. C’est-à-dire qu’on le ramène au délai de prescription qui est actuellement celui qui existe au code. Présentement, là — c’est important qu’on se le dise — le délai pour ce genre de recours, il est de trois ans en toutes circonstances.

 

. . .

 

      M. Ouimet (Fabre) : . . . Évidemment, il ne faut pas perdre de vue une chose, là. Quand on parle de décès, il y a quelqu’un qui ne participe plus au procès, là, et donc on n’a plus l’éclairage, on n’a plus la version des faits de cette personne-là, et ça a un potentiel... II faut faire attention de ne pas présumer que la personne qui réclame a droit au dédommagement, parce que ça, c’est tout le procès qui est inutile, là. Alors, il faut mettre en place des règles qui vont permettre des recours, mais qui ne vont pas faire en sorte que la personne poursuivie est automatiquement condamnée, là. Donc, je nous invite à la prudence. II ne faut pas imaginer un système où il est clair que la personne qui réclame a droit à un dédommagement, parce qu'on peut bien reprendre... on ne se donnera pas la peine de modifier le Code de procédure civile, comme le ministre a dit, on va le mettre de côté. Alors, il faut faire attention.

 

(Étude détaillée, p. 7-8; voir, à ce sujet, A c. Frères du Sacré-Cœur, 2017 QCCS 34, par. 42; Lambert (2014), par. 595.)

[260]                     Il semble donc que le législateur cherchait à trouver un compromis entre des objectifs largement contradictoires : favoriser l’accès à la justice pour les victimes, assurément, mais en même temps « tire[r] une ligne à un moment donné », pour reprendre la formule du ministre de la Justice de l’époque. Manifestement, le législateur entendait, de manière générale, allonger les délais de prescription, tout en évitant par ailleurs aux héritiers de l’auteur de l’acte de devoir faire face à une action en justice des années, voire des décennies, après le décès de celui-ci, malgré la difficulté pour eux d’opposer une quelconque preuve en défense. 

[261]                     Avec égards, l’interprétation que donne la majorité du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. est difficilement conciliable avec ces derniers objectifs. Certes, au plus trois ans après le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, il deviendrait nécessaire pour le demandeur de prouver le moment de la prise de connaissance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi. Mais cela n’équivaut pas à « tirer une ligne », sachant que des actions pourraient toujours être exercées des décennies plus tard. Les auteurs Frédéric Levesque et Claudie-Émilie Wagner-Lapierre estiment d’ailleurs qu’une telle interprétation « semble rendre l’alinéa deux complètement inutile, alors qu’il a justement pour but d’éviter qu’une personne puisse être poursuivie pour des gestes répréhensibles posés il y a longtemps par leurs ancêtres décédés » (« La réforme de la prescription civile en matière d’infraction criminelle : une occasion manquée pour les victimes de préjudice corporel » (2015), 49 R.J.T.U.M. 685, p. 700-701). Pour ma part, je n’irais pas jusqu’à dire que l’interprétation de la majorité prive le deuxième alinéa de tout effet, mais on peut difficilement soutenir que cette interprétation permet véritablement la réalisation des objectifs qui semblent être visés par le législateur, soit d’assurer la stabilité des successions, de même que l’intégrité du processus contradictoire.

[262]                     À mon avis, le texte, le contexte et l’objet de l’art. 2926.1 C.c.Q. donnent plutôt à penser que le délai fixé au deuxième alinéa court à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, et ce, même si la victime n’a pas encore fait le lien entre l’acte reproché et le préjudice subi. En d’autres termes, le décès marque un point de départ distinct, lequel se substitue à celui du premier alinéa, qui correspond au moment où la victime prend connaissance que son préjudice est attribuable à l’acte reproché.

[263]                     Cependant, malgré le fait que certains indices convergent dans cette direction, je ne suis pas prête à en tirer la conclusion que le législateur entendait nécessairement édicter un délai de déchéance. D’une part, les préoccupations du législateur pour la stabilité des rapports juridiques, notamment des successions, et la préservation de la preuve ne sont pas le propre de la déchéance. Comme nous l’avons vu plus haut, ces mêmes préoccupations sous-tendent la prescription. D’autre part, en raison de l’exigence d’un « texte exprès », codifiée à l’art. 2878 C.c.Q., l’objet d’une disposition, aussi évident soit-il, ne peut justifier à lui seul de conclure à la déchéance. Pour les raisons déjà énoncées, j’entretiens un doute sur la présence d’une telle mention expresse. Au final, si le législateur considère que les objectifs liés à la stabilité des successions et à la préservation de la preuve doivent avoir préséance en toutes circonstances, il lui incombe de le prévoir expressément.

(2)          La suspension du délai prévu au deuxième alinéa

[264]                     En l’absence d’un texte exprès à l’effet contraire, les dispositions générales portant sur la suspension de la prescription — notamment celle sur l’impossibilité en fait d’agir (art. 2904 C.c.Q.) et celles à l’égard des mineurs et des majeurs protégés (art. 2905 C.c.Q.) — s’appliquent au délai prévu au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. Dans Proulx c. Desbiens, une affaire d’agression à caractère sexuel où l’auteur de l’acte reproché était décédé, la Cour supérieure du Québec a d’ailleurs fait appel à l’art. 2904 C.c.Q. pour suspendre le délai prévu au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. :

Le Tribunal note que le deuxième paragraphe de l’article ne traite que du début de la période prescriptive et ne fait aucune référence à une modification des autres principes affectant la prescription, y compris l’article 2904. Il ne semble donc pas y avoir de justification textuelle pour les écarter. [Je souligne; par. 18.]

[265]                     En ce qui concerne plus particulièrement l’impossibilité en fait d’agir, le délai fixé au deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. pourrait, à titre d’exemples, être suspendu si la victime est dans un état d’inconscience, si elle ignore l’identité de son agresseur ou le décès de ce dernier et ne pouvait raisonnablement connaître ces faits, ou encore si elle se trouve dans un état de crainte psychologique causée par la faute de son agresseur (voir, p. ex., Gauthier, par. 67; Baudouin, Deslauriers et Moore, par. 1‑1332; C. Gervais, La prescription (2009), p. 159-166). Dans tous les cas, il appartient au demandeur de faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, qu’il lui était impossible, et non pas simplement difficile, d’agir en temps utile (Catudal c. Borduas, 2006 QCCA 1090, [2006] R.J.Q. 2052, par. 72; Gervais, p. 160; McCann, p. 156-157).

[266]                     Toutefois, compte tenu du fait que le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit un point de départ distinct de la prescription, indépendant de celui fixé au premier alinéa, il m’apparaît que l’ignorance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi ne peut constituer une cause de suspension du délai prévu au deuxième alinéa. L’interprétation contraire ferait échec à l’intention du législateur de faire courir le délai à compter du décès, et non plus à compter de la prise de connaissance du lien. Le demandeur pourrait en quelque sorte contourner le point de départ prévu expressément au deuxième alinéa en invoquant l’ignorance du lien comme cause d’impossibilité en fait d’agir au sens de l’art. 2904 C.c.Q.

[267]                     Il faut — semble-t-il — considérer que le législateur est venu préciser que l’ignorance du lien entre une agression à caractère sexuel et le préjudice subi ne constitue pas à proprement parler une cause d’impossibilité en fait d’agir, et donc de suspension de la prescription, mais relève plutôt du point de départ de la prescription. Ce faisant, le législateur a mis fin à un débat jurisprudentiel et doctrinal de longue date (voir, à ce sujet, P.L. c. J.L., 2011 QCCA 1233, [2011] R.J.Q. 1274, par. 36-66; S.C. c. Archevêque catholique romain de Québec, 2009 QCCA 1349, [2009] R.J.Q. 1970, par. 72 et 133-138; Christensen c. Archevêque catholique romain de Québec, 2010 CSC 44, [2010] 2 R.C.S. 694, par. 2; Baudouin, Deslauriers et Moore, par. 1-1320; McCann, p. 130 et 144; Gervais, p. 107-110 et 155; Levesque, p. 322). Auparavant, on ne pouvait en effet dire avec certitude si cette ignorance de l’un des éléments essentiels du droit d’action signifiait que le point de départ de la prescription était repoussé jusqu’à la prise de connaissance du lien au lieu de correspondre au moment de l’agression ou de la première manifestation du préjudice (art. 2880 al. 2 et art. 2926 C.c.Q.), ou si cette ignorance constituait plutôt une impossibilité en fait d’agir qui venait suspendre le délai (art. 2904 C.c.Q.). Le premier alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. règle la question en faisant du moment de la prise de connaissance du lien un point de départ de la prescription. Il s’agit là de l’effet déclaratoire, c’est-à-dire interprétatif, du premier alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., lequel est prévu à l’art. 13 de la Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription, L.Q. 2013, c. 8 (« loi modificatrice ») (voir aussi à ce sujet les notes explicatives de cette même loi).

[268]                     En toute cohérence, si la prise de connaissance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi marque le point de départ de la prescription dans les cas prévus au premier alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., l’ignorance de ce même lien ne constitue pas une impossibilité en fait d’agir visée à l’art. 2904 C.c.Q. et ne peut donc plus avoir pour effet de suspendre la prescription. En d’autres termes, en codifiant la prise de connaissance du lien en tant que point de départ de la prescription, le législateur se trouve du même coup à l’exclure du champ d’application de l’impossibilité en fait d’agir. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, les autres causes d’impossibilité en fait d’agir visées à l’art. 2904 C.c.Q. peuvent toujours être soulevées, puisque je ne suis pas convaincue que le législateur se soit exprimé de façon assez précise, claire et non ambiguë pour créer un délai de déchéance. Les circonstances permettant l’exercice d’une action résultant d’une agression à caractère sexuel plus de trois ans après le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte sont ainsi circonscrites d’une manière appréciable, sans pour autant être entièrement éliminées.

[269]                     Je reconnais d’emblée que cette interprétation n’est pas entièrement satisfaisante. Ainsi, une victime pourrait se prévaloir de la suspension prévue à l’art. 2904 C.c.Q. si elle parvient à prouver la crainte psychologique, une forme d’impossibilité en fait d’agir, mais non si son état psychologique l’empêchait de prendre conscience du lien entre l’agression et le préjudice subi, du fait que cette ignorance d’un élément de la responsabilité civile relèverait du point de départ de la prescription, et non de la suspension. J’estime cependant que, pour arriver à une autre interprétation, il faut réécrire en partie la disposition, et faire abstraction des tensions inhérentes entre les objectifs poursuivis par le législateur. Il m’apparaît que le législateur a proposé un compromis, sans doute imparfait, qui vise à répondre aux difficultés uniques soulevées par les actions résultant d’une agression à caractère sexuel, lesquelles sont souvent intentées de longues années après les faits. Si cette interprétation paraît trop rigoureuse à l’égard des victimes ou, au contraire, si le législateur entendait bel et bien introduire un délai de déchéance, comme le soutiennent les appelants, j’inviterais le législateur à intervenir afin de clarifier son intention.

(3)          La portée du deuxième alinéa

[270]                     Finalement, contrairement à la majorité, je ne suis pas disposée à conclure que le délai abrégé du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. n’est opposable qu’à l’encontre d’une action contre l’auteur de l’acte. Le texte de la disposition ne fait pas de distinction entre ce dernier et des tiers qui pourraient également être responsables pour leur propre faute ou le fait d’autrui.

[271]                     À mon sens, il n’y a qu’un seul délai (de 30 ans ou 3 ans, selon le cas) pour toutes les actions en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel. En effet, le deuxième alinéa prévoit que le « délai applicable » à de telles actions est ramené à trois ans et court à compter du décès de la victime ou de l’auteur de l’acte. L’interprétation de mon collègue a en quelque sorte pour effet d’ajouter les termes « à l’égard de la succession de l’auteur de l’acte » au libellé du deuxième alinéa.

[272]                     Bien que le législateur soit évidemment libre de fixer des délais différents selon l’identité des parties, cette intention ne ressort aucunement du libellé de l’art. 2926.1 C.c.Q. Dans ce contexte, il faut présumer que le législateur n’a pas souhaité imposer, par exemple, des délais distincts pour la faute directe de l’auteur de l’acte et pour la responsabilité en raison du fait d’autrui. Comme les appelants, j’estime aussi que législateur se serait exprimé plus clairement s’il avait eu l’intention de priver certaines parties, sur la base de délais distincts, du droit d’appeler au procès les autres débiteurs solidaires (art. 1529 C.c.Q.). Mon collègue le juge Gascon le rappelle d’ailleurs dans ses motifs (au par. 125) : le législateur est présumé ne pas avoir eu l’intention de déroger aux principes généraux du droit à moins d’en avoir manifesté clairement l’intention (voir P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 1793-1803). 

[273]                     Conclure autrement signifie faire abstraction de l’un des objectifs du deuxième alinéa. J’en conviens, l’objectif de préserver la stabilité des successions est sans pertinence lorsque l’action vise une personne morale, comme c’est le cas en l’espèce. Mais mon collègue reconnaît pour sa part que la disposition a aussi pour but de préserver la valeur des éléments de preuve en assurant, dans la mesure du possible, une certaine proximité temporelle avec l’agression alléguée. Cet objectif demeure pertinent à l’égard de tous les défendeurs, puisque le demandeur devra dans tous les cas faire la preuve de l’agression (avant d’établir, par exemple, la faute d’un tiers ou sa responsabilité pour le fait d’autrui). Certes, des difficultés de preuve sont susceptibles de se poser dès le décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, puisque leur témoignage est généralement central en matière d’agressions à caractère sexuel. Néanmoins, plus le temps passe, plus il devient ardu de suppléer à l’absence de l’un des principaux témoins. L’auteure Louise Langevin explique bien l’importance de la prescription afin d’assurer l’intégrité du processus contradictoire :

. . . les délais de prescription tentent de limiter l’effet érosif du temps sur la mémoire et sur la valeur des éléments de preuve. Ainsi, des éléments de preuve, entre autres ceux apportés en corroboration, peuvent disparaître avec les années, ou des témoins peuvent décéder. Ces délais concourent à éviter ces situations et assurent donc une meilleure administration de la justice. [. . .] Le défendeur doit donc être averti dans les meilleurs délais s’il fait l’objet d’une poursuite. Enfin, le défendeur peut être surpris par l’action tardive du demandeur et il ne se serait pas ménagé de preuve . . .

 

(« Suspension de la prescription extinctive : à l’impossible nul n’est tenu » (1996), 56 R. du B. 265, p. 271)

[274]                     En somme, le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. s’applique à l’égard de toutes les actions en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel. Cette mesure vise à répondre aux préoccupations du législateur en ce qui concerne la préservation de la preuve et, plus largement, l’intégrité du processus contradictoire. Comme je l’ai expliqué, les victimes (ou leur succession) conservent cependant le droit d’apporter la preuve de leur impossibilité en fait d’agir, preuve qui ne pourrait toutefois reposer sur l’ignorance du lien entre l’acte reproché et le préjudice.

(4)          L’effet dans le temps du point de départ fixé au moment du décès

[275]                     En l’espèce, les appelants n’ont pas su me convaincre que le droit d’action de J.J. est nécessairement éteint depuis le décès de ses agresseurs allégués, en 2001 et 2004. Il importe de rappeler que l’introduction d’un nouveau délai, dans les cas où ce dernier serait déjà expiré avant même son entrée en vigueur, serait considérée comme ayant un effet rétroactif si l’application de la loi nouvelle entraînait l’extinction d’un droit d’action existant (P.-A. Côté et D. Jutras, Le droit transitoire civil : Sources annotées (feuilles mobiles), par. 2.192). Or, il est présumé que le législateur n’entendait pas priver quiconque d’un tel droit simplement en modifiant le délai applicable à la demande en justice (Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256, p. 265-267). Une intention de cette nature doit être exprimée clairement (Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 71; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 48-49). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[276]                     Selon moi, l’art. 13 de la loi modificatrice confère uniquement un effet rétroactif  au point de départ de la prescription prévu au premier alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., c’est-à-dire au jour de la prise de connaissance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi. Seul le premier alinéa de cette disposition s’applique à la période antérieure à son entrée de vigueur. À l’inverse, le point de départ fixé au moment du décès par le deuxième alinéa n’a pas d’effet rétroactif, et ce, que le délai en soit un de déchéance ou de prescription. Par souci de commodité, il convient de reproduire l’art. 13 :

Les délais de prescription prévus à l’article 2926.1 du Code civil, édicté par l’article 7 de la présente loi, sont applicables aux situations juridiques en cours en tenant compte du temps déjà écoulé.

      Les dispositions de ce même article 2926.1 du Code civil qui concernent le point de départ du délai de prescription sont déclaratoires.

[277]                     D’une part, la loi modificatrice ne mentionne expressément que la prescription et ne contient aucune disposition transitoire pouvant s’appliquer au point de départ d’un délai de déchéance. En l’absence d’une telle disposition, il faudrait présumer que le législateur ne souhaitait pas, s’il avait introduit un délai de déchéance, faire disparaître rétroactivement un droit d’action existant au moment de l’entrée en vigueur de la loi (voir Banque de Nouvelle-Écosse c. Cohen, 1999 CanLII 13720 (C.A. Qc), p. 11-12; Québec (Commission de la construction) c. Gastier inc., 1998 CanLII 13132 (C.A. Qc), p. 9-12; Côté, par. 713; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 807-808).

[278]                     Il en est de même, d’autre part, si le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. prévoit simplement un délai de prescription. À mon avis, l’art. 13 de la loi modificatrice ne lui attribue aucun effet rétroactif, parce que le nouveau point de départ fixé au moment du décès n’est pas de nature déclaratoire. En effet, le législateur n’a pas exprimé clairement l’intention de conférer un effet rétroactif à tout point de départ de la prescription prévu par la loi modificatrice. Il a plutôt indiqué que les dispositions en cause sont « déclaratoires ». Or, les termes « déclaratoire » et « rétroactif » ne sont pas synonymes. L’article 50 de la Loi d’interprétation les distingue d’ailleurs, du moins implicitement (voir aussi Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660, p. 667).

[279]                     Par définition, une disposition déclaratoire (parfois appelée « interprétative » ou « déclarative ») vise à fixer ou à préciser le sens ou la portée d’une règle de droit existante (voir Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125, par. 26-27; Western Minerals Ltd. c. Gaumont, [1953] 1 R.C.S. 345, p. 367-368; Côté, par. 1834; Sullivan, p. 745 et 777; P. Roubier, Le droit transitoire : conflits des lois dans le temps (2e éd. 1993), p. 245; J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil : Introduction générale (3e éd. 1990), par. 349; W. F. Craies, Craies on Legislation : A Practitioners’ Guide to the Nature, Process, Effect and Interpretation of Legislation (11e éd. 2017), par D. Greenberg, par. 1.8.1). En adoptant une disposition déclaratoire, le législateur se trouve en quelque sorte à exercer une fonction judiciaire, en interprétant ses propres lois ou la common law (voir Côté, par. 1883). Si une loi de nature déclaratoire a généralement un effet rétroactif, c’est parce que l’interprétation qu’elle impose est réputée avoir toujours fait partie intégrante de la règle de droit visée (Canada Bread Company Ltd., par. 28; Côté, par. 1878-1880; Sullivan, p. 682; Ghestin et Goubeaux, par. 350-352). C’est en ce sens que, selon l’ouvrage classique Craies on Statute Law, [traduction] « [l]orsqu’une loi est de par sa nature déclaratoire, la présomption contre l’interprétation rétroactive n’est pas applicable » (W. F. Craies, Craies on Statute Law (7e éd. 1971), par S. G. G. Edgar, p. 395, cité dans Côté, par. 1878 (je souligne)). En conséquence, d’après la doctrine, il appert que la présomption de non-rétroactivité n’est repoussée que si la loi est déclaratoire « de par sa nature » même. En d’autres termes, une disposition déclaratoire a un effet rétroactif dans la mesure où elle vient interpréter, comme le ferait une décision judiciaire, une règle de droit antérieure — y compris parfois en en altérant le sens ou la portée. Encore faut-il toutefois qu’il y ait une règle antérieure à interpréter.

[280]                     En l’espèce, la disposition établissant le point de départ au moment du décès peut difficilement être qualifiée de « déclaratoire », puisqu’il s’agit d’une toute nouvelle règle qui ne vise aucunement à fixer ou à préciser le droit existant. À l’évidence, le décès n’avait jamais marqué, jusqu’à l’entrée en vigueur du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q., un point de départ de la prescription à l’égard des actions résultant d’une agression à caractère sexuel. Le premier alinéa, par comparaison, vient simplement confirmer une certaine interprétation jurisprudentielle qui faisait de la prise de connaissance du lien entre l’acte reproché et le préjudice subi le point de départ du délai de prescription. Seul ce point de départ se veut  « déclaratoire » au sens de l’art. 13 de la loi modificatrice et, à mon avis, c’est à lui uniquement que le législateur entendait conférer un effet rétroactif.

[281]                     S’il existe un quelconque doute à ce sujet, il faut privilégier l’interprétation qui restreint la portée des dispositions explicitement rétroactives ou déclaratoires : [traduction] « [I]l ne faut pas donner à un article une portée rétroactive plus considérable que celle que le législateur a manifestement voulu lui donner, même dans une loi conçue pour avoir, dans une certaine mesure, un effet rétroactif » (Reid c. Reid (1886), 31 Ch. D. 402, le juge Bowen, p. 409, cité dans Kent c. The King, [1924] R.C.S. 388, p. 397; Côté, par. 1821-1823 (je souligne)). Autrement dit, même lorsque la présomption de non-rétroactivité est expressément écartée, un second principe veut que l’effet rétroactif des dispositions soit interprété restrictivement. Quoique ces deux principes d’interprétation législative soient bien sûr étroitement liés, ils sont néanmoins distincts.

[282]                     En l’espèce, il est manifeste que l’art. 13 de la loi modificatrice attribue un effet rétroactif au point de départ prévu au premier alinéa, lequel est déclaratoire de par sa nature même, mais il n’en va pas de même du nouveau point de départ établi par le deuxième alinéa. Du reste, il serait invraisemblable que le législateur ait eu l’intention, sans s’en exprimer plus clairement, d’éteindre subitement et irrémédiablement le droit d’action des victimes dont les agresseurs sont décédés plus de trois ans avant l’entrée en vigueur de la loi modificatrice.

[283]                     En conséquence, que le délai du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. en soit un de déchéance ou de prescription, il n’aurait pas commencé à courir, dans le cas des situations juridiques en cours, avant l’entrée en vigueur de la loi modificatrice. Cette interprétation correspond à la règle de droit transitoire proposée par l’auteur Roubier en cas de modification du point de départ de la prescription (p. 301); règle qui a d’ailleurs servi d’inspiration au législateur québécois au moment de l’adoption de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, RLRQ, c. CCQ-1992, art. 6 (voir Côté, par. 713, 725-727 et 758-759; Côté et Jutras, par. 2.192 et 2.193). Suivant cette interprétation, l’introduction d’un nouveau point de départ fixé au moment du décès n’aurait pas d’incidence, en l’espèce, sur le droit d’action de J.J.

[284]                     En concluant sur ce point, je ferais remarquer que l’interprétation du deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. retenue par la majorité repose notamment sur la prémisse selon laquelle toute autre approche reviendrait à anéantir soudainement le recours de J.J. et des autres victimes potentielles dans la même situation (motifs du juge Gascon, par. 136 et 145). Ce n’est tout simplement pas le cas.

IX.         Conclusion

[285]                     En définitive, je conviens avec la Province canadienne et l’Oratoire que l’intervention de la Cour d’appel était injustifiée en ce qui a trait à la condition de la suffisance des faits allégués suivant l’art. 575(2) C.p.c. Le jugement de première instance rejetant la demande d’autorisation d’exercer une action collective doit donc être rétabli, tant à l’égard de la Province canadienne que de l’Oratoire.

[286]                     Cependant, les appelants ne m’ont pas convaincue que le délai établi par le deuxième alinéa de l’art. 2926.1 C.c.Q. en est un de déchéance, bien que j’estime par ailleurs que cette disposition fixe au moment du décès le point de départ de la prescription, et que sa portée ne se limite pas à l’auteur de l’acte.

[287]                     Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel de la Province canadienne et de l’Oratoire, sans dépens vu leur renonciation à les réclamer.

                    Pourvois rejetés avec dépens, le juge en chef Wagner et les juges Gascon et Rowe sont dissidents en partie et la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs de l’appelant/intervenant L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal : De Grandpré Chait, Montréal.

                    Procureurs de l’appelante/intervenante la Province canadienne de la Congrégation de Sainte‑Croix : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.

                    Procureurs de l’intimé : Kugler Kandestin, Montréal; Arsenault, Lemieux, Montréal; Gareau Avocat, Montréal.



[1] À l’exception des victimes visées par un autre recours collectif qui a depuis fait l’objet d’un règlement.

[2] L’article 4 de la Loi de 1916 prévoit que « [l]e terme d’office des directeurs [. . .], leur nombre, de trois au moins et de sept au plus [. . .] peuvent être fixés de temps à autre par règlement adopté par les membres de la corporation, à une assemblée générale spécialement convoquée dans ce but ».

[3] Parmi ces neuf administrateurs, il y en a deux dont l’adresse personnelle déclarée correspond à celle d’établissements de la Congrégation : voir État des renseignements de l’Oratoire au registre des entreprises (2013), d.a.o., vol. II, p. 24, et État des renseignements de la Congrégation au registre des entreprises (2015) et (2014), d.a.c., p. 135-136 et 147-148.

[4] Il importe de rappeler que la demande de J.J. couvre toute « la période de 1940 à jugement final » : motifs de la C.S., par. 2.

[5] Comme je l’expliquerai brièvement plus loin, au par. 76 de mes motifs, je n’exclus cependant pas entièrement la possibilité que le juge du fond retienne, à l’encontre de l’Oratoire, une responsabilité du fait d’autrui assimilable à une responsabilité découlant d’une relation préposé/commettant. En effet, contrairement à ce qu’affirment la juge dissidente en Cour d’appel et mon collègue le juge Gascon, il est allégué que l’Oratoire était le « commettant » du père Bernard : par. 3.38 de la demande.

[6] L’action de J.J. est « [u]ne action en responsabilité civile extracontractuelle et en dommages-intérêts punitifs » : par. 2 de la demande.

[7] Lors de l’audience du 6 mai 2015 devant le juge de la Cour supérieure, en réponse à une question du juge lui demandant si d’autres établissements avaient été fondés ou étaient contrôlés par la Congrégation, le procureur de J.J. a dit : « C’est possible, monsieur le juge, je peux pas vous dire oui ou non » (plaidoirie de Me Gareau en date du 6 mai 2015, d.a.o., vol. I, p. 156).

[8] Bien que le jugement de première instance ait été rendu sous l’empire de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, à l’instar de la Cour d’appel du Québec, je me réfère uniquement aux dispositions correspondantes du nouveau Code de procédure civile qui reprennent pour l’essentiel le droit antérieur.

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