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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, [2019] 4 R.C.S. 228

Appel entendu : 24 janvier 2019

Jugement rendu : 28 novembre 2019

Dossier : 37873

 

Entre :

 

Transport Desgagnés inc.,

Desgagnés Transarctik inc.,

Navigation Desgagnés inc.,

Lloyds Underwriters and Institute of Lloyds

Underwriters (ILU) Companies Subscribing

to Policy Number B0856 09h0016 et

Aim Insurance (Barbados) SCC

Appelantes

 

et

 

Wärtsilä Canada Inc. et

Wärtsilä Nederland B.V.

Intimées

 

- et -

 

Procureur général de l’Ontario et

procureure générale du Québec

Intervenants

 

 

Traduction française officielle 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement conjoints : (par. 1 à 107)

 

Les juges Gascon, Côté et Rowe (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis et Martin)

Motifs conjoints concordants :

(par. 108 à 193)

 

Le juge en chef Wagner et le juge Brown (avec l’accord de la juge Abella)

 

 

 

 

 

 


transport desgagnés c. wärtsilä

Transport Desgagnés inc.,

Desgagnés Transarctik inc.,

Navigation Desgagnés inc.,

Lloyds Underwriters and Institute of Lloyds

Underwriters (ILU) Companies Subscribing

to Policy Number B0856 09h0016 et

Aim Insurance (Barbados) SCC                                                                 Appelantes

c.

Wärtsilä Canada Inc. et

Wärtsilä Nederland B.V.                                                                                 Intimées

et

Procureur général de l’Ontario et

procureure générale du Québec                                                               Intervenants

Répertorié : Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc.

2019 CSC 58

No du greffe : 37873.

2019 : 24 janvier; 2019 : 28 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Partage des compétences — Navigation et bâtiments ou navires — Propriété et droits civils — Droit maritime canadien non statutaire — Théorie du double aspect Contrat conclu entre une entreprise de transport maritime et un fournisseur visant la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial — Bris majeur du moteur principal du navire causé par un vice caché dans les pièces fournies — Action intentée par l’entreprise de transport maritime contre le fournisseur pour les dommages et pertes de profits subis — Clause de désignation du droit applicable prévoyant que les lois en vigueur au Québec régissent le contrat — L’ensemble de règles de droit régissant le conflit relève-t-il de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires ou de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils? — Le contrat est‑il régi par le droit maritime canadien ou par le droit civil du Québec ou des deux? — Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(10) , 92(13)  — Code civil du Québec, art. 1733.

                    En octobre 2006, un accident a endommagé le vilebrequin et l’assise du moteur principal d’un navire appartenant à une entreprise de marine marchande. Celle‑ci a choisi d’acquérir un vilebrequin remis à neuf auprès d’un fournisseur. Les parties ont conclu un contrat à Montréal, au Québec, le lieu d’affaires du fournisseur. Le contrat était assorti d’une garantie de six mois, et la responsabilité du fournisseur y était limitée à 50 000 €. La clause de désignation du droit applicable dans le contrat stipule qu’il devait être régi par les lois en vigueur à l’endroit où est établi le siège social du fournisseur. Bien après l’expiration de la garantie, le moteur principal du navire a subi un bris majeur. L’entreprise de marine marchande a intenté une action contre le fournisseur, fondant sa demande sur un vice caché entachant les pièces de moteur achetées du fournisseur.

                    La juge de première instance a conclu que le vilebrequin vendu par le fournisseur comportait un vice caché qui avait causé les dommages au navire. Elle a ensuite conclu que le litige était régi par le Code civil du Québec (« C.c.Q »), plutôt que par le droit maritime canadien. À son avis, bien que le litige relatif à la vente se rattachait à des activités maritimes, il n’était pas intégralement lié à ces activités. En conséquence, la clause de limitation de responsabilité dans le contrat conclu entre les parties était inexécutoire et le fournisseur était responsable du plein montant des dommages‑intérêts. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel en partie. Ils ont conclu que la demande était régie par le droit maritime canadien, et donc que le fournisseur était justifié d’invoquer la clause de limitation de responsabilité qui limitait sa responsabilité à 50 000 €. L’entreprise de transport maritime se pourvoit devant la Cour.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les conclusions de la juge de première instance sont rétablies.

                    Les juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Rowe et Martin : Le C.c.Q. régit ce litige. En conséquence, le fournisseur ne peut se prévaloir de la clause de limitation de responsabilité qui figure dans le contrat conclu entre les parties. La vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est suffisamment et intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires pour relever de la compétence législative fédérale indiquée au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  et donc être valablement régie par le droit maritime canadien. Toutefois, l’art. 1733 C.c.Q., qui porte sur les clauses de garantie figurant dans les contrats de vente, est également une disposition législative provinciale valablement adoptée qui, de par son caractère véritable, touche à la propriété et aux droits civils aux termes du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , et demeure applicable et opérante. La vente de pièces de moteur de navire présente donc un double aspect : un ensemble de règles de droit fédérales de source non statutaire et une disposition législative provinciale visant valablement la même situation de fait se chevauchent. Ni la doctrine de l’exclusivité des compétences ni celle de la prépondérance fédérale n’écartent l’application de l’art. 1733 C.c.Q.; il est donc en définitive la disposition qui régit le présent litige, car étant donné que l’art. 1733 est un texte législatif, le droit maritime canadien non statutaire ne peut l’emporter sur lui.

                    Le droit maritime canadien est un ensemble complet de règles de droit fédérales, uniformes partout au Canada, qui a pour objet de régir toutes les demandes en matière maritime et d’amirauté, sous réserve seulement de la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Une grande partie du droit maritime canadien est d’origine non statutaire, c’est‑à‑dire que ses principes sont tirés de la jurisprudence et des coutumes et qu’il est susceptible d’évoluer au gré de la jurisprudence tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas remplacé par une loi fédérale valablement adoptée. Le droit maritime canadien existe en tant qu’ensemble de règles de droit ayant une identité distincte, parallèlement à la common law. Lorsque le droit maritime canadien régit valablement un litige, il forme un ensemble de règles homogènes et universelles qui permet de résoudre tout différend juridique relevant de son champ d’application parce que ses règles sont élaborées par analogie lorsqu’une affaire relève de son champ d’application. Afin d’établir si le droit maritime canadien peut s’appliquer à un litige, il faut se demander si l’affaire relève de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le droit maritime canadien régit toute demande qui est intégralement liée aux affaires maritimes ou d’amirauté. Sa portée non statutaire est établie par la jurisprudence.

                    Les deux étapes de l’analyse du partage des compétences sont la qualification de la matière en cause et la classification de cette matière en fonction des différents chefs de compétence législative. Cette analyse prend une forme particulière lorsqu’il est question de navigation et de bâtiments ou navires — et plus particulièrement, de droit maritime canadien non statutaire. Lorsqu’il s’agit d’un litige qui peut être régi par le droit maritime canadien, les tribunaux doivent déterminer au cas par cas si le droit maritime canadien peut valablement s’y appliquer. Lorsque le droit maritime canadien prétendument applicable est non statutaire, la qualification est essentielle; il faut qualifier la matière au moyen de l’examen du droit substantiel en cause et de la situation factuelle donnée. Lorsque le litige est d’ordre contractuel, ce qui importe, c’est la nature de l’entente en cause — interprétée à la lumière des modalités et de l’objet du contrat ainsi que des circonstances dans lesquelles il a été conclu. Il faut qualifier la matière avec précision afin que le caractère suffisant du lien avec la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires puisse être correctement évalué. Le contexte maritime en cause doit nécessairement être assez restreint pour qu’il soit possible d’établir, à l’étape de la classification, si la matière relève de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Dans la présente affaire, la matière en cause peut être qualifiée, avec la précision nécessaire, de vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial.

                    La deuxième étape, décrite comme la classification, exige que les tribunaux déterminent de quelle catégorie de sujets la matière relève. Il peut être nécessaire d’examiner la portée du chef de compétence pertinent. L’application de critères précis énonçant la portée des compétences particulières est plutôt courante et souvent nécessaire au bon fonctionnement du partage des compétences. La compétence du Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires a été interprétée de façon large pour tenir compte de l’importance nationale de l’industrie maritime, favorisant ainsi l’élaboration de règles uniformes applicables partout au Canada. Toutefois, les vastes compétences du fédéral doivent nécessairement demeurer dans les limites qui s’imposent, surtout lorsqu’elles ont le potentiel d’empiéter considérablement sur les compétences des provinces, comme dans le cas de la navigation et des bâtiments ou navires. Ce chef de compétence n’est pas défini par renvoi à un domaine précis du droit mais vise plutôt des activités. En conséquence, le Parlement peut légiférer, par l’adoption de règles de droit public et par l’adoption de règles de droit privé, de façon à établir le cadre des relations juridiques découlant des activités propres à la navigation et aux bâtiments ou navires, et faire ainsi entrer dans le champ de compétence législative fédérale des matières qui seraient par ailleurs assujetties à la compétence législative provinciale. Dans la mesure où les règles et principes contractuels visent des activités qui font partie intégrante du domaine de la navigation et des bâtiments ou navires, ils peuvent relever de la compétence législative fédérale. Cette interprétation de la compétence législative fédérale vise expressément la navigation et les bâtiments ou navires.

                    Le test du lien intégral devrait être utilisé pour établir si une matière relève bien de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires. Il faut en définitive établir si les éléments maritimes de la matière sont suffisants pour que celle‑ci soit intégralement liée au chef de compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires. Ce test est important pour éviter tout empiétement sur des matières relevant de la compétence législative provinciale et il doit être appliqué rigoureusement pour éviter que la compétence fédérale englobe des matières qui ne se rattachent que vaguement à la navigation et aux bâtiments ou navires. Le test du lien intégral englobe plusieurs facteurs non exhaustifs qui peuvent recevoir une importance différente selon les faits dans un cas donné. En l’espèce, les facteurs pertinents quant au test du lien intégral étayent abondamment l’opinion selon laquelle la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires.

                    La conclusion selon laquelle le droit maritime canadien peut régir valablement un litige ne met pas fin à l’analyse lorsqu’il y a chevauchement avec une règle provinciale. L’analyse du partage des compétences qui s’articule autour de la conception moderne du fédéralisme exprimée par la Cour dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, s’applique au chevauchement entre la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires et la compétence provinciale, tout comme elle s’applique aux autres catégories de sujets énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867 . La théorie du double aspect reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale et l’autre, d’une compétence fédérale. La compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas étanche et demeure assujettie à cette conception souple du partage des compétences. Un texte législatif provincial valide pourra avoir des effets accessoires sur un chef de compétence fédérale à moins qu’il soit conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ou celle de la prépondérance fédérale s’applique. Il s’ensuit que ces doctrines doivent s’appliquer à la navigation et aux bâtiments ou navires de la même façon que dans tous les cas de partage des compétences.

                    La vente de marchandises est une matière qui relève clairement de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils prévue au par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le simple fait que cette matière, dans le contexte de la vente de pièces de moteur de navire, relève également de la compétence relative à la navigation et aux bâtiments ou navires ne compromet pas la validité des dispositions pertinentes du C.c.Q. Dans la présente affaire, la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial peut être abordée à la fois selon la perspective générale de la réglementation de la vente de marchandises, qui constitue un exercice de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, et selon la perspective plus étroite de l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Les deux ensembles de règles et de principes contractuels sont donc valides.

                    Suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences, le contenu essentiel des chefs de compétence exclusive prévus dans la Loi constitutionnelle de 1867  peut être protégé contre les effets d’une loi valablement adoptée par l’autre ordre de gouvernement. S’il est conclu que la doctrine s’applique, les dispositions contestées demeurent valides, mais sont déclarées inapplicables aux matières qui relèveraient du contenu essentiel de la compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement. Pour que la doctrine s’applique, la disposition contestée doit empiéter sur le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusive prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867  et cet empiétement doit entraver l’exercice d’une activité relevant du contenu essentiel du chef de compétence. Il est essentiel de définir les éléments essentiels et vitaux du chef de compétence en cause en se reportant à la jurisprudence. Le contenu essentiel du chef de compétence est nécessairement plus étroit que la portée de la compétence, qui ressort ici du test du lien intégral. Le contenu essentiel de la navigation et des bâtiments ou navires ne s’applique pas aux questions contractuelles soulevées par la demande en question, car il n’est pas essentiel à l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires qu’un seul ensemble de règles de droit — le droit maritime canadien — réglemente les contrats de vente d’équipement destiné à un navire commercial. L’exclusivité des compétences ne s’applique donc pas en l’espèce.

                    Selon la doctrine de la prépondérance fédérale, lorsque des lois provinciales et fédérales valides sont incompatibles, la loi fédérale l’emporte et la loi provinciale est déclarée inopérante dans la mesure du conflit. La doctrine de la prépondérance fédérale vise à ce que l’intention du législateur fédéral l’emporte en cas de conflit avec une loi provinciale valide. Cependant, le fait que des règles créées par des tribunaux aient préséance sur une loi valide perturberait l’interaction qui doit exister dans les régimes de common law entre les règles créées par les tribunaux et celles adoptées par les autorités législatives. Il serait donc contraire à l’objet de la doctrine de la prépondérance fédérale de déclarer que les règles non statutaires du droit maritime canadien peuvent l’emporter sur des lois provinciales valides. La prépondérance de l’intention législative fédérale sur l’intention législative provinciale dans certaines circonstances ne peut s’étendre aux règles de droit élaborées par les tribunaux ayant compétence en matière d’amirauté au Canada. Puisque les règles du droit maritime canadien qui pourraient être applicables en l’espèce sont non statutaires, la présente affaire ne présente pas de conflit entre une loi provinciale et une loi fédérale qui ferait intervenir la doctrine de la prépondérance fédérale. L’article 1733 C.c.Q. est donc opérant et régit le litige opposant l’entreprise de transport maritime et le fournisseur.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella et Brown : Il y a accord avec la majorité pour dire que le C.c.Q. régit les demandes de l’entreprise de marine marchande et que le pourvoi devrait donc être accueilli. Toutefois, les questions sur le partage des compétences soulevées dans le présent pourvoi doivent être tranchées de la même manière qu’elles le sont relativement à tout autre chef de compétence, soit au moyen de l’application du critère du caractère véritable. Bien que la demande en l’espèce touche à des questions relatives à la navigation et aux bâtiments ou navires, elle concerne, de par son caractère véritable, une matière relevant de la propriété et des droits civils, à l’égard de laquelle l’Assemblée nationale du Québec a le pouvoir exclusif de légiférer. En conséquence, par application des art. 1729 et 1733 du C.c.Q., le fournisseur, en tant que « vendeur professionnel », ne peut se prévaloir de la clause de limitation de responsabilité et l’entreprise de marine marchande est en droit de recevoir la totalité du montant convenu des dommages‑intérêts.

                    Le critère du caractère véritable s’applique pour établir si une matière relève de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , tout comme il s’applique pour établir si une matière relève de tout autre chef de compétence. L’application du critère du caractère véritable commence normalement par la qualification de la loi ou de la disposition contestée afin qu’elle soit rattachée à un chef de compétence car, dans la plupart des affaires, les tribunaux sont appelés à examiner une loi édictée par le Parlement ou une législature provinciale, et le litige opposant les parties porte sur la question de savoir si cette loi relève ou non de la compétence de l’organisme qui l’a adoptée. Cependant, lorsque, comme en l’espèce, il n’est pas question d’une loi qui doit être rattachée à l’un ou l’autre de ces chefs de compétence mais plutôt d’une demande en dommages‑intérêts pour la perte de profits, l’analyse du partage des compétences exige la détermination de la matière de la demande, qu’il faut rattacher à l’un des chefs de compétence énoncés dans la Constitution. Que la matière soit soulevée par une loi ou par une demande ne change pas l’ordre de gouvernement qui a le pouvoir constitutionnel de légiférer à l’égard de cette matière. Dans bien des cas, le fait de dégager la matière en cause permettra de la rattacher sans difficulté à un chef de compétence. Il est souvent nécessaire d’examiner la demande, plutôt qu’une loi, pour déterminer la matière en cause dans les cas où une partie allègue que la matière relève du pouvoir du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, étant donné qu’une bonne partie du droit sur lequel se fondent les parties et les tribunaux dans les affaires portant sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas de nature législative. Il y a désaccord avec les juges majoritaires pour dire que la question porte sur la compétence à l’égard d’un ensemble de règles de droit substantiel plutôt que sur la compétence à l’égard d’une demande. Les juges majoritaires analysent le litige entre les parties (c.‑à‑d. le droit appliqué aux faits), qui est indissociable de la qualification d’une demande et entraîne le même examen.

                    Après avoir établi la matière en cause, le tribunal doit déterminer l’ordre de gouvernement qui a compétence pour légiférer à l’égard de celle‑ci. Toutefois, selon ces décisions — sur la matière en cause et sur l’ordre de gouvernement qui a compétence — il est possible que l’analyse du droit applicable ne soit pas terminée. Le recours aux doctrines constitutionnelles, comme celle de la prépondérance et celle de l’exclusivité des compétences, pourrait être nécessaire. Ces doctrines constitutionnelles s’appliquent aux matières qui relèvent de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, comme elles s’appliquent à toute matière qui relèverait d’un autre chef de compétence.

                    L’article 22  de la Loi sur les Cours fédérales  (« LCF  ») ne définit pas, et ne peut définir, l’étendue de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Il constitue simplement une attribution de compétence que le Parlement accorde à la Cour fédérale. Bien que le droit maritime canadien soit un ensemble de règles de droit fédérales qui s’appliquent aux matières relevant du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , c’est le chef de compétence lui-même — c.‑à‑d., la navigation et les bâtiments ou navires — qui délimite la compétence fédérale. Ce n’est pas parce qu’une affaire survient dans un contexte maritime qu’elle se rattache automatiquement à la navigation et aux bâtiments ou navires. Bien que l’art. 22  de la LCF  représente l’opinion réfléchie du législateur sur ce qui constitue le « droit maritime canadien », on ne peut affirmer qu’il énonce la teneur de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10). Il ne définit pas le droit maritime canadien et ne crée pas de règle de droit applicable. L’analyse du partage des compétences ne prend pas fin simplement parce qu’il peut être démontré qu’une demande relève du par. 22(2) ; une simple attribution de compétence à la Cour fédérale est inefficace s’il n’existe pas un ensemble de règles de droit fédérales qui constitue le fondement de l’attribution législative de compétence. Le Parlement ne peut, au moyen d’une loi, définir la portée de sa compétence législative de manière à écarter l’application du critère du caractère véritable, en tant que moyen d’établir si une matière relève ou non de cette compétence législative. L’attribution législative de compétence à la Cour fédérale n’a donc aucune valeur juridique dans l’analyse du partage des compétences.

                    Lorsqu’une matière relève de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, il n’y a aucune raison logique d’appliquer un critère différent fondé sur la démonstration de l’existence d’un lien intégral avec le droit maritime canadien. L’analyse du partage des compétences comporte toujours l’application du critère du caractère véritable. On ne peut appliquer le critère du caractère véritable pour établir si une matière relève de la compétence législative provinciale et appliquer un autre critère pour établir si cette même matière relève de la compétence législative fédérale. L’analyse du partage des compétences est une seule décision, prise en fonction d’un critère unique, qui déterminera de quels chefs de compétence relève la matière en cause. Le critère du lien intégral superpose un test supplémentaire au critère du caractère véritable; il ne se rapporte pas à la question de savoir si une activité précise relève du par. 91(10), mais plutôt à la profondeur du lien entre cette activité et la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Un tel critère n’existe pas pour les autres chefs de compétence, et un tel critère ne devrait pas être appliqué pour décider si une matière relève de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires.

                    Le souci d’uniformité ne peut pas guider l’analyse du partage des compétences. L’uniformité du droit maritime est un facteur important pour déterminer l’étendue de la compétence législative du Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Il guide la manière dont sont traitées les matières qui relèvent de chefs de compétence fédérale, particulièrement lorsque les lois qui régissent de telles matières doivent nécessairement s’appliquer dans toutes les provinces. Cependant, le souci d’uniformité ne guide pas l’analyse préalable sur la question de savoir si les matières relèvent même de ces chefs de compétence. Le souci du traitement uniforme des matières qui relèvent d’un chef de compétence fédérale comme la navigation et les bâtiments ou navires ne peut toujours s’imposer, de manière à écarter les lois provinciales d’application générale. Le paragraphe 91(10) n’est pas une disposition étanche qui confère compétence aux lois fédérales, dont l’application ne peut être accessoirement touchée par les chefs de compétence provinciale. Une telle interprétation du par. 91(10) irait carrément à l’encontre de la jurisprudence de la Cour sur le fédéralisme, et des réalités contemporaines de la fédération canadienne. La Cour a jugé que le droit privilégie, dans la mesure du possible, l’exercice concurrent du pouvoir par les deux ordres de gouvernement. Il y a de la place pour l’application des lois provinciales dans le contexte maritime. Bien que cela restreigne considérablement le rôle que joue la doctrine de l’exclusivité des compétences dans l’analyse du partage de ces dernières, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. La doctrine de l’exclusivité des compétences ne devrait pas être la première doctrine examinée dans le cadre d’un différend sur le partage des compétences — une application large du principe de l’exclusivité des compétences est contraire au fédéralisme souple et ne tient pas compte des inévitables chevauchements de compétences.

                    Le recours au courant dominant du caractère véritable devrait être privilégié au lieu du recours à la doctrine de l’exclusivité des compétences, qui n’est qu’un contre‑courant de la jurisprudence sur le fédéralisme. Tenter de définir le contenu essentiel d’une compétence fédérale présente des dangers, particulièrement dans le contexte de chefs de compétence fédérale larges et généraux qui s’appliquent à de nombreuses activités. Les tribunaux doivent donc être particulièrement prudents lorsqu’ils tentent de définir le contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, puisque le chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires est incontestablement large. La doctrine de l’exclusivité des compétences risque de créer une grave incertitude, et le Parlement peut toujours légiférer de manière suffisamment précise pour que les personnes assujetties n’aient aucun doute sur l’application de la législation provinciale.

                    Bien que l’étendue de la compétence législative accordée au Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires soit indéniablement vaste, les tribunaux doivent prendre soin de veiller à ce qu’elle n’englobe pas les matières qui relèvent de la compétence législative provinciale, que ce soit relativement à la propriété et aux droits civils ou à d’autres chefs de compétence provinciale. La première étape pour établir la matière dont il est question dans la demande de l’entreprise de marine marchande consiste à qualifier la nature du contrat. Les demandes dans cette affaire se rapportent aux modalités contractuelles convenues par les parties aux termes d’un contrat de vente de marchandises. Pour cette raison, la matière en cause est la vente de marchandises, bien qu’elle ait eu lieu dans le contexte maritime. Cette qualification est conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour. Dans les affaires qui portent sur la question de savoir si une matière relève des par. 91(10)  ou 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , la Cour a défini à maintes reprises la matière comme étant un domaine particulier de droit privé dans le contexte maritime. Cette qualification reflète également le degré approprié de précision.

                    La jurisprudence canadienne dominante appuie la conclusion selon laquelle la vente de marchandises, même dans le contexte maritime, est, en raison de son caractère véritable, une matière qui relève de la compétence conférée aux législatures provinciales en vertu du par. 92(13). La vente de marchandises dans le contexte maritime ne faisait pas partie de l’ensemble historique de règles de droit appliquées par les cours d’amirauté d’Angleterre. Il n’y a rien de particulièrement « maritime » concernant la vente de marchandises qui nécessiterait qu’elle tombe sous le coup de la compétence législative du Parlement. La vente de marchandises n’implique pas le transport sécuritaire de marchandises, le transport maritime, la navigabilité du navire, la bonne navigation ou les conventions maritimes internationales, et il n’existe pas non plus de règles de procédure spéciales régissant la vente de marchandises dans le contexte maritime qui bénéficieraient d’une application uniforme dans tous les ressorts. Lorsque les provinces ont élaboré un ensemble exhaustif de règles de droit régissant la vente de marchandises, la Cour ne dispose d’aucune raison valable de l’écarter simplement parce que la demande découlant d’une vente précise comporte un certain lien avec les activités maritimes. Une telle définition large d’un chef de compétence fédérale serait contraire à la source principale de compétence législative provinciale visant la réglementation du commerce local et des échanges et, en conséquence, au partage constitutionnel des pouvoirs, qui est la principale expression textuelle dans la Constitution du Canada du principe du fédéralisme. En conséquence, la demande dans cette affaire soulève une question qui est, en raison de son caractère véritable, une matière relevant de la propriété et des droits civils, qui relève de la compétence législative exclusive dont sont investies les législatures provinciales en vertu du par. 92(13), et les dispositions du C.c.Q., notamment les art. 1729 et 1733, régissent le litige. Étant donné que la demande concerne une question qui, de par son caractère véritable, relève uniquement du par. 92(13), il n’est pas nécessaire d’examiner l’applicabilité de la doctrine de la prépondérance ou de celle de l’exclusivité des compétences.

Jurisprudence

Citée par les juges Gascon, Côté et Rowe

                    Arrêt appliqué : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; arrêts examinés : ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363; Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779; Antares Shipping Corp. c. Le navire « Capricorn », [1980] 1 R.C.S. 553; Quebec and Ontario Transportation Co. c. Le navire « Incan St. Laurent », [1980] 2 R.C.S. 242, conf. [1979] 2 C.F. 834; arrêts mentionnés : Associated Metals & Minerals Corp. c. Le navire « Evie W », [1978] 2 C.F. 710; Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c. Belcan S.A., [1997] 3 R.C.S. 1278; Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349; McKay c. The Queen, [1965] R.C.S. 798; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121; Tennant c. Union Bank of Canada, [1894] A.C. 31; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283; Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529; Montreal City c. Montreal Harbour Commissioners, [1926] A.C. 299; Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222; Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157; Aris Steamship Co. c. Associated Metals & Minerals Corp., [1980] 2 R.C.S. 322; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), 2001 CSC 90, [2001] 3 R.C.S. 907; Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Isen c. Simms, 2005 CAF 161, [2005] 4 R.C.F. 563; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96; Gilroy Sons & Co. c. Price & Co., [1893] A.C. 56; Goodfellow (Charles) Lumber Sales Ltd. c. Verreault, [1971] R.C.S. 522; The « Neptune » (1834), 3 Hagg. 129, 166 E.R. 354; Argosy Marine Co. c. Le V/M « Jeannot D », [1970] R.C. de l’É. 351; Webster c. Seekamp (1821), 4 B. & Ald. 352, 106 E.R. 966; The « Flecha » (1854), 1 Sp. Ecc. & Ad. 438, 164 E.R. 252; Momsen c. The Ship Aurora (1913), 15 R.C. de l’É. 27; Hawker Industries Ltd. c. Santa Maria Shipowning & Trading Co., S.A., [1979] 1 C.F. 183; Robillard c. Le voilier St. Roch and Charland (1921), 21 R.C. de l’É. 132; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054; Casden c. Cooper Enterprises Ltd. (1993), 151 N.R. 199; Salvail Saint‑Germain c. Location Holand (1995) ltée, 2017 QCCS 5155; La Reine c. Canadian Vickers Ltd., [1978] 2 C.F. 675; R. c. Canadian Vickers Ltd., [1980] 1 C.F. 366; Benson Bros. Shipbuilding Co. (1960) Ltd. c. Mark Fishing Co. (1978), 21 N.R. 260; Upper Lakes Shipping Ltd. c. Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co. (1988), 86 N.R. 40; Deveau (I.) Fisheries Ltd. c. Cummins Americas Inc. (1996), 115 F.T.R. 254; Dome Petroleum Ltd. c. Excelsior Enterprises Inc. (1989), 30 F.T.R. 9; Groupe Maritime Verreault Inc. c. Alcan Métal Primaire, 2011 CAF 319, 430 N.R. 124; John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licenses et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749; O’Grady c. Sparling, [1960] R.C.S. 804; Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, [1937] A.C. 326; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725.

Citée par le juge en chef Wagner et le juge Brown

                    Arrêts appliqués : ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779; distinction d’avec l’arrêt : Antares Shipping Corp. c. Le navire « Capricorn », [1980] 1 R.C.S. 553; arrêts examinés : 9171‑7702 Québec inc. c. Canada, 2013 CF 832; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210; arrêts mentionnés : Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Northern Telecom Canada Ltée c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada, [1983] 1 R.C.S. 733; Renvoi : Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054; McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654; Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; Skaarup Shipping Corp. c. Hawker Industries Ltd., [1980] 2 C.F. 746; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349; Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363; Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Casden c. Cooper Enterprises Ltd. (1993), 151 N.R. 199; Cork c. Greavette Boats Ltd., [1940] O.R. 352; Curtis c. Rideout (1980), 27 Nfld. & P.E.I.R. 392; Salvail Saint-Germain c. Location Holand (1995) ltée, 2017 QCCS 5155; Quebec and Ontario Transportation Co. c. Le navire « Incan St. Laurent », [1980] 2 R.C.S. 242; The Parchim, [1918] A.C. 157; Cammell Laird & Co. c. Manganese Bronze and Brass Co., [1933] 2 K.B. 141; Behnke c. Bede Shipping Co., [1927] 1 K.B. 649; Manchester Liners, Ld. c. Rea, Ld., [1922] 2 A.C. 74; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837.

Lois et règlements cités

Acte de l’Amirauté, 1891, S.C. 1891, c. 29.

Admiralty Court Act, 1840 (R.‑U.), 3 & 4 Vict., c. 65, art. 4, 6.

Admiralty Court Act, 1861 (R.‑U.), 24 Vict., c. 10, art. 4, 5.

Code civil du Québec, art. 1729, 1733.

Contributory Negligence Act, R.S.N. 1990, c. C‑33.

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91 , 92 .

Loi d’Amirauté, 1934, S.C. 1934, c. 31.

Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S‑9.

Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, c. 6 , ann. 3 (Règles de La Haye‑Visby), art. III.

Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 2 , 22 , 42 .

Règlement sur les machines de navires, DORS/90‑264.

Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, c. 370.

Sale of Goods Act, R.S.N. 1970, c. 341.

Sale of Goods Act, R.S.O. 1937, c. 180.

Sale of Goods Act, R.S.P.E.I. 1974, c. S‑1.

Sale of Goods Act, 1893 (R.‑U.), 56 & 57 Vict., c. 71.

Supreme Court of Judicature Act, 1873 (R.‑U.), 36 & 37 Vict., c66, art. 16, 34.

Workplace Health, Safety and Compensation Act, R.S.N.L. 1990, c. W‑11.

Doctrine et autres documents cités

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vézina, Mainville et Healy), 2017 QCCA 1471, [2017] AZ‑51429098, [2017] J.Q. no 13424 (QL), 2017 CarswellQue 8576 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Paquette, 2015 QCCS 5514, [2015] AZ-51234224, [2015] Q.J. No. 12923 (QL), 2015 CarswellQue 11288 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Danièle Dion et David G. Colford, pour les appelantes.

                    George J. Pollack, Michael H. Lubetsky et Joseph‑Anaël Lemieux, pour les intimées.

                    Sean Hanley et Audra Ranalli, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Jean‑François Beaupré et Frédéric Perreault, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Version française du jugement des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Rowe et Martin rendu par

 

                    Les juges Gascon, Côté et Rowe —

                                             TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.    Analyse

7

A.    Nature, contenu et portée du droit maritime canadien

7

(1)   Nature : qu’est‑ce que le droit maritime canadien?

8

(2)   Contenu : comment sont déterminées les règles substantielles du droit maritime canadien?

19

(3)   Portée : quel est le lien entre le droit maritime canadien et la navigation et les bâtiments ou navires?

24

B.    La compétence législative du Parlement sur la matière en cause

30

(1)   La qualification de la matière en tant que vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial

31

(2)   La classification de la matière comme relevant de la navigation et des bâtiments ou navires

38

a)    La portée de la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires

43

b)    Le test du lien intégral

50

c)    Application aux faits

59

C.    Le chevauchement entre le droit maritime canadien et le C.c.Q.

81

(1)   L’application concurrente de lois fédérales et provinciales

82

(2)   L’applicabilité et l’opérabilité des dispositions du C.c.Q.

86

a)    Exclusivité des compétences

90

b)    Prépondérance fédérale

99

III.   Conclusion

107

I.               Aperçu

[1]                              Le présent pourvoi concerne un litige qui oppose une entreprise canadienne de transport maritime située au Québec, Transport Desgagnés inc. (« TDI »), et un fabricant et fournisseur de moteurs de navires, Wärtsilä Nederland B.V. et sa division canadienne, Wärtsilä Canada Inc. (collectivement, « Wärtsilä »). L’action découle de la défaillance de pièces de moteur — une nouvelle assise de moteur, un vilebrequin remis à neuf et des bielles — que TDI a achetées de Wärtsilä pour réparer le moteur d’un de ses navires océaniques. Le débat en appel porte essentiellement sur la question de savoir quel droit régit la demande de nature contractuelle présentée par TDI, qui est fondée sur un vice caché entachant les pièces de moteur achetées de Wärtsilä : le droit maritime canadien[1] ou le Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Si c’est le droit maritime canadien, on peut soutenir que la clause de limitation de responsabilité dans le contrat conclu entre les parties est valide et exécutoire, de sorte que la responsabilité de Wärtsilä pour la défaillance des pièces du moteur se limite à 50 000 €. Si, par contre, c’est le C.c.Q., la clause de limitation est inexécutoire et la responsabilité de Wärtsilä s’élève à plus de 5,6 millions de dollars CAN.

[2]                             À l’instar de nos collègues, nous concluons que le C.c.Q. régit le litige et que Wärtsilä ne peut se prévaloir de la clause de limitation de responsabilité qui figure dans le contrat conclu entre les parties dans ces circonstances. Cependant, nous ne souscrivons pas à l’approche qu’ils proposent pour accueillir le pourvoi et, par conséquent, nous arrivons à cette conclusion pour des motifs substantiellement différents.

[3]                             Pour décider si c’est le droit maritime canadien ou le C.c.Q. qui s’applique en l’espèce, nous devons établir si la matière en cause relève du chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, ou du chef de compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, ou des deux. Pour ce faire, il faut procéder à une analyse du partage des compétences, qui nécessite (1) la qualification de la matière en cause; et (2) sa classification selon les chefs de compétence législative énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867 . Comme nous l’expliquerons, le droit maritime canadien en cause dans la présente instance est non statutaire. En conséquence, un test modifié de l’analyse du caractère véritable doit être appliqué à l’étape de la qualification, soit un test qui tienne compte du droit substantiel en cause et de la situation factuelle particulière, plutôt que de l’objet et de l’effet uniquement. À l’étape de la classification, le test du lien intégral est la bonne approche pour établir si la matière est visée par la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires indiquée au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  et, en conséquence, ne relève pas exclusivement de la compétence provinciale.

[4]                             Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, la Cour a clairement indiqué que la question du partage des compétences entre les gouvernements fédéral et provinciaux doit être abordée dans une perspective de fédéralisme souple. Dans la mesure du possible, la Cour a tenté de faire en sorte que les deux ordres de gouvernement continuent à jouer un rôle dans les domaines de compétence qui se chevauchent. Malgré l’évolution historique particulière du droit maritime canadien, cette approche ne disparaît pas tout simplement en contexte maritime.

[5]                             La compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, et en conséquence la portée du droit maritime canadien, est vaste. À notre avis, la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est suffisamment liée à la navigation et aux bâtiments ou navires pour être valablement régie par le droit maritime canadien. Cependant, il ne fait également aucun doute que l’art. 1733 C.c.Q. — qui porte sur les clauses de garantie figurant dans les contrats de vente — est une disposition législative provinciale valablement adoptée qui, de par son caractère véritable, touche à la propriété et aux droits civils aux termes du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Dans la présente affaire, la vente de pièces de moteur de navire présente donc un double aspect : un ensemble de règles de droit fédérales de source non statutaire et une disposition législative provinciale visant valablement la même situation de fait se chevauchent. Cependant, l’art. 1733 C.c.Q. demeure applicable et opérant. Ni la doctrine de l’exclusivité des compétences ni celle de la prépondérance fédérale n’écartent l’application de l’art. 1733 C.c.Q. : l’exclusivité des compétences est inapplicable parce que les questions contractuelles qui entourent la vente des pièces de moteur de navire ne font pas partie du contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, et le droit maritime canadien non statutaire ne peut faire entrer en jeu la doctrine de la prépondérance fédérale. Deux ensembles de règles de droit sont applicables, mais l’art. 1733 C.c.Q. est en définitive la disposition qui régit le présent litige, car étant donné qu’il s’agit d’un texte législatif, le droit maritime canadien non statutaire ne peut l’emporter sur cette disposition.

[6]                              Nous nous en remettons au résumé des faits et à l’historique des procédures présentés par nos collègues. Nous ajouterions à ce résumé des faits que les questions constitutionnelles dont il est question en l’espèce ne sont soulevées que parce que la clause de désignation du droit applicable dans le contrat (clause 15.1) ne précise pas lequel du droit maritime canadien ou du droit civil québécois régit le contrat (d.a., p. 89). Elle stipule simplement que [traduction] « [l]e contrat est régi par les lois en vigueur à l’endroit où est établi le siège social du fournisseur et interprété conformément à ces lois ». Nous comprenons que la juge de première instance a interprété le « siège social du fournisseur » comme désignant le lieu d’affaires de Wärtsilä à Montréal (au Québec) où le contrat a été conclu (2015 QCCS 5514, par. 32 (CanLII)). Or, les « lois en vigueur » au Québec sont à la fois les lois provinciales et les lois fédérales (voir ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, p. 777; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, par. 87). C’est pourquoi il nous faut quand même procéder à une analyse constitutionnelle en l’espèce.

II.            Analyse

A.           Nature, contenu et portée du droit maritime canadien

[7]                             Dans le présent pourvoi, les parties ont longuement débattu de la nature, du contenu et de la portée du droit maritime canadien. En particulier, TDI soutient que le droit maritime canadien n’est pas censé régir la demande de nature contractuelle en litige, et que de toute façon, le droit maritime canadien ne comporte aucune règle substantielle applicable à la clause de limitation de responsabilité contestée. Nous rejetons ces deux arguments et commençons notre analyse par un aperçu général de cet ensemble de règles de droit.

(1)          Nature : qu’est‑ce que le droit maritime canadien?

[8]                              Le droit maritime canadien est un ensemble de règles de droit fédérales qui a pour objet de régir les litiges en matière maritime et d’amirauté au Canada. Il est reconnu aux art. 2 , 22  et 42  de la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7  (« L.C.F.  »). Ces trois dispositions traitent chacune d’un aspect différent du droit maritime canadien : l’art. 42 reconnaît que celui‑ci continue à s’appliquer au Canada; le par. 2(1) décrit son contenu substantiel; et le par. 22(1) confère à la Cour fédérale compétence concurrente avec les cours supérieures provinciales sur les demandes présentées en vertu du droit maritime canadien. Elles prévoient ce qui suit :

        Définitions

 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

        droit maritime canadien Droit — compte tenu des modifications y apportées par la présente loi ou par toute autre loi fédérale — dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté, aux termes de la Loi sur l’Amirauté, chapitre A‑1 des Statuts revisés du Canada de 1970, ou de toute autre loi, ou qui en aurait relevé si ce tribunal avait eu, en cette qualité, compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté.

        . . .

        Navigation et marine marchande

 

 (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas — opposant notamment des administrés — où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

. . .

        Maintien du droit maritime

        42 Le droit maritime canadien en vigueur au 31 mai 1971 continue à s’appliquer, sous réserve des modifications éventuelles par la présente loi ou toute autre loi.

[9]                             La nature de cet ensemble de règles de droit substantiel fédéral a fait l’objet de nombreux arrêts de notre Cour; il en ressort que le droit maritime canadien est un ensemble complet de règles de droit, uniformes partout au Canada, dont l’objet est de régir toutes les demandes en matière maritime et d’amirauté, sous réserve seulement de la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  (ITO, p. 776‑777 et 779; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 71).

[10]                         Le terme « complet » renvoie au fait que le droit maritime canadien, tout comme la common law, est un ensemble homogène qui permet de résoudre tout litige relevant de son champ d’application. Afin de comprendre pourquoi il en est ainsi, il est nécessaire de retracer l’historique du droit maritime canadien, jusqu’à ses origines anglaises.

[11]                         Le droit maritime canadien est issu du droit maritime anglais dont l’application relevait de la Haute Cour d’amirauté d’Angleterre jusqu’en 1874, pour ensuite relever de la Haute Cour de justice unifiée (Supreme Court of Judicature Act, 1873 (R.‑U.), 36 & 37 Vict., c. 66; voir aussi A. J. Stone, « Canada’s Admiralty Court in the Twentieth Century » (2002), 47 R.D. McGill 511, p. 527). Ces tribunaux appliquaient le droit maritime en Angleterre sur le fondement de leur compétence, c’est‑à‑dire qu’à l’instar des tribunaux de common law anglaise (p. ex. la Cour du Banc de la Reine) et dans la mesure où elle avait compétence sur un litige, la Haute Cour d’amirauté pouvait le trancher. Voici l’explication qu’en a donné le regretté professeur William Tetley :

        [traduction] . . . le droit maritime anglais est [. . .] fondé sur la compétence, une caractéristique qui tire son origine de la common law. Si le tribunal a compétence pour instruire une demande pour dommages causés par un navire ou encore une demande d’indemnisation pour perte de marchandises présentée à l’encontre d’un navire, par exemple, alors le droit à un privilège existe sans qu’il y ait une loi constitutive de privilèges et d’hypothèques maritimes. [. . .] En d’autres termes, dès lors que la compétence du tribunal est établie au R.‑U., le droit substantiel (le droit applicable) se trouve dans le droit maritime général . . . [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]

(W. Tetley, « The General Maritime Law — The Lex Maritima » (1994), 20 Syracuse J. Int’l L. & Com. 105, p. 116)

[12]                         À l’ère moderne, ni le Royaume‑Uni ni le Canada n’ont de tribunaux d’amirauté distincts. Au Canada, le Parlement a adopté l’Acte de l’Amirauté, 1891, S.C. 1891, c. 29, qui conférait à la Cour de l’Échiquier de l’époque — l’ancêtre de la Cour fédérale — la compétence exercée par la Haute Cour d’amirauté anglaise en matière maritime et d’amirauté. Or, ce fusionnement de compétence ne s’est pas traduit par un fusionnement du droit maritime canadien et de la common law, même si, au fil du temps, le premier a beaucoup emprunté au second. En fait, les art. 2  et 42  de la L.C.F.  en témoignent : le droit maritime canadien continue à exister en tant qu’ensemble de règles de droit ayant une identité distincte. Cette identité distincte s’inscrit dans la logique de l’évolution historique du droit maritime canadien : le droit maritime anglais n’a jamais fait partie du droit municipal ordinaire de l’Angleterre, ni de la common law telle qu’adoptée par différentes provinces du Canada (Associated Metals & Minerals Corp. c. Le navire « Evie W », [1978] 2 C.F. 710, p. 716‑717; W. Tetley, « A Definition of Canadian Maritime Law » (1996), 30 U.B.C. L. Rev. 137, p. 151; voir aussi S. F. Friedell, Benedict on Admiralty (7e éd. rév. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 7‑4 à 7‑5).

[13]                          Ainsi, bien qu’un même tribunal canadien puisse maintenant statuer sur les aspects d’un litige relevant de la common law, du droit civil et du droit maritime canadien, chacun de ces ensembles de règles de droit est distinct au sein du système canadien. Et lorsque le droit maritime canadien régit valablement un litige, il forme un ensemble de règles homogènes et universelles qui permet de résoudre tout différend juridique. Dans l’article précité, le professeur Tetley confirme cette conception du droit maritime canadien :

     [traduction] Lorsque la Cour fédérale du Canada exerce sa compétence en matière d’amirauté au Canada, il existe un droit maritime (comme au Royaume‑Uni), sans qu’une loi soit nécessaire. En conséquence, si la Cour a compétence, le droit applicable est le droit maritime général anglais « incorporé » dans le droit canadien depuis 1934 (ou 1891), lorsque les lois en matière d’amirauté ont été adoptées par le législateur fédéral, à moins qu’il n’ait été modifié par une loi particulière ou un précédent judiciaire. [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]

(Tetley (1994), p. 117)

[14]                         Cette conception de l’exhaustivité du droit maritime canadien a servi d’assise à de nombreux arrêts de la Cour. Dans l’arrêt ITO, le juge McIntyre a conclu que le droit maritime canadien englobait les principes de common law en matière de responsabilité délictuelle, de contrat et de dépôt, de sorte que les parties disposaient d’un système complet de résolution des litiges. Il a écrit que, parce que la Haute Cour d’Angleterre appliquait en 1934 les principes de common law nécessaires à la résolution des points litigieux dans un litige maritime,

        l’ensemble de règles de droit maritime qui a été emprunté à l’Angleterre pour constituer le droit maritime canadien englobait à la fois les règles et principes spéciaux en matière d’amirauté et les règles et principes puisés dans la common law et appliqués aux affaires d’amirauté selon que ces règles et principes ont été, et continuent d’être, modifiés et élargis dans la jurisprudence canadienne. [p. 776]

[15]                          Dans l’arrêt Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, le juge La Forest, s’exprimant au nom de la majorité, a tiré la même conclusion au sujet des règles du mandat. Voici ce qu’il a écrit :

             . . . notre Cour à la majorité a conclu dans l’affaire ITO que le droit maritime canadien englobait les principes de common law en matière de responsabilité délictuelle, de contrats et de dépôt. À ceux‑ci j’ajouterais le mandat, à supposer que ce soit vraiment un ajout, car on ne se rend jamais aussi clairement compte de l’unité du droit que lorsqu’on examine l’interaction entre les domaines des contrats, du mandat et de la responsabilité délictuelle, sans parler du dépôt. [p. 696‑697]

Toujours dans l’arrêt Q.N.S, la juge L’Heureux‑Dubé, dans des motifs concordants, a souligné que, lorsque le droit maritime canadien ne prévoit aucune règle précise qui soit applicable à la situation dont il est saisi, le tribunal doit puiser à même la common law et le droit civil les principes de droit pertinents et les adopter, au besoin, afin d’offrir un fondement cohérent pour la résolution du litige (p. 725). Cette méthode de détermination des nouvelles règles du droit maritime canadien ne serait nécessaire que si le droit maritime canadien constituait un ensemble exhaustif de règles de droit permettant de résoudre tous les litiges.

[16]                         Enfin, dans l’affaire Bow Valley, les demanderesses ont cherché à s’appuyer sur la Contributory Negligence Act de Terre‑Neuve, R.S.N. 1990, c. C‑33, dans le contexte d’une action pour négligence en matière maritime. Elles ont fait valoir que cette loi s’appliquait en raison de « l’absence de règles de droit fédéral » (par. 89) sur la question qui relevait du droit maritime canadien. En réponse à cet argument, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a écrit ce qui suit :

        Suivant le point de vue que j’adopte, il n’existe pas de « vide » qui justifierait l’application du droit provincial. Bien que le gouvernement fédéral n’ait pas adopté de loi concernant la négligence contributive en matière de délits maritimes, les principes de common law incorporés dans le droit maritime canadien restent applicables en l’absence de législation fédérale. La question n’est pas de savoir s’il existe des règles de droit maritime fédérales sur la question en litige, mais plutôt de savoir ce que dicte ce droit. [Nous soulignons; par. 89.]

[17]                          Tous ces passages montrent que le droit maritime canadien est considéré comme un ensemble homogène de règles de droit qui existe parallèlement à la common law et qui permet de résoudre tout litige relevant de son champ d’application. De cette façon, il n’y a pas de « vide » dans le droit maritime canadien, tout comme il n’y a pas de « vide » dans la common law. Et l’application de règles de common law ou de droit civil en droit maritime canadien n’est pas une application accessoire du droit privé provincial; ces règles font plutôt partie de cet ensemble de règles de droit fédérales (ITO, p. 782; Succession Ordon, par. 71). Nous ne partageons donc pas l’avis de TDI, qui soutient qu’il n’existe aucune règle en droit maritime canadien qui pourrait régir le litige contractuel opposant les parties dans l’affaire qui nous occupe. Conformément à l’énoncé du juge McIntyre dans ITO, selon lequel le droit maritime canadien est un ensemble de règles de droit fédérales qui englobe les principes de common law en matière de contrats (p. 779), les principes de common law relatifs à l’applicabilité des clauses contractuelles de limitation de responsabilité pour les vices cachés font fort probablement partie de cet ensemble de règles de droit. Cependant, compte tenu de notre conclusion voulant que le droit maritime canadien n’est pas, en définitive, le droit qui s’applique en l’espèce, nous n’avons pas à trancher cette question.

[18]                          Avant de conclure la présente partie, il convient de souligner un autre aspect du droit maritime canadien. Une grande partie du droit maritime canadien est d’origine non statutaire (Succession Ordon, par. 71), c’est‑à‑dire que ses principes sont tirés de la jurisprudence et des coutumes. Cela veut aussi dire qu’il est susceptible d’évoluer au gré de la jurisprudence tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas remplacé par une loi fédérale valablement adoptée. Ce n’est pas parce que le droit maritime canadien a été incorporé au droit canadien par voie législative, ou qu’il comprend des décisions judiciaires qui sont elles‑mêmes fondées sur des lois anglaises, qu’il est pour autant de nature législative et qu’il devient de ce fait intouchable par les tribunaux qui l’ont créé. Notre Cour a depuis longtemps adopté le point de vue que les tribunaux peuvent continuer de modifier et d’élargir les règles jurisprudentielles introduites par voie législative (Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c. Belcan S.A., [1997] 3 R.C.S. 1278, par. 23‑24).

(2)          Contenu : comment sont déterminées les règles substantielles du droit maritime canadien?

[19]                         De façon générale, le droit maritime canadien comprend (sans s’y limiter) l’ensemble de règles de droit appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, dans sa juridiction d’amirauté, qui peuvent avoir été modifiées par le Parlement fédéral et qui se sont développées au gré des précédents judiciaires (ITO, p. 771 et 776; Succession Ordon, par. 71). Cet ensemble de règles de droit constitue « un amalgame de principes dérivant en grande partie à la fois de la common law et de la tradition civiliste » (Succession Ordon, par. 71; Q.N.S., p. 695‑696), et il puise à même plusieurs doctrines de common law — comme la responsabilité délictuelle, les contrats, le dépôt et le mandat — pour résoudre les litiges relevant de son champ d’application (ITO, p. 776; Q.N.S., p. 696).

[20]                          Étant donné que la portée du droit maritime canadien n’est limitée que par la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, il peut ou non y avoir des règles évidentes qui s’appliquent aux aspects maritimes de tout litige. Toutefois, comme nous l’avons mentionné, l’absence de « règles » évidentes ne veut pas dire que le droit maritime canadien n’existe pas; en fait, à l’instar de la common law, le droit maritime canadien est omniprésent et ses règles sont élaborées par analogie lorsqu’une affaire relève de son champ d’application (voir le par. 17 des présents motifs).

[21]                         À cet égard, les arrêts Succession Ordon et Q.N.S. de la Cour fournissent des indications sur la façon de déterminer les règles applicables du droit maritime canadien. Dans l’arrêt Succession Ordon, s’exprimant au nom de la Cour, les juges Iacobucci et Major ont écrit ce qui suit :

             . . . il est important de passer en revue toutes les sources pertinentes de droit maritime canadien pour déterminer si une question a déjà été abordée. Ces sources sont à la fois législatives et non législatives, nationales et internationales, de common law et civilistes [. . .] [et elles] comprennent, mais sans s’y restreindre, à la fois les règles et principes spéciaux applicables en matière d’amirauté ainsi que les règles et principes puisés dans la common law et appliqués aux affaires d’amirauté, tels qu’ils étaient appliqués en 1934 en Angleterre par la Haute Cour en sa compétence d’amirauté, et qui ont été modifiés par le Parlement canadien et se sont développés jusqu’à ce jour au gré de la jurisprudence. [par. 75]

[22]                         Même lorsque le droit maritime canadien ne prévoit aucune règle précise applicable à une question maritime, les tribunaux doivent recourir à une méthode comparative semblable. Dans Q.N.S., la juge L’Heureux‑Dubé a écrit que « si l’un ou l’autre de la common law ou du droit civil offre un “fondement plus cohérent et plus solide” pour la résolution de la question en litige, c’est la meilleure solution qu’on doit retenir » (p. 725). Bien que la juge L’Heureux‑Dubé ait écrit cela dans des motifs concordants, les juges majoritaires dans Q.N.S. ont également envisagé le recours à une méthode comparative pour statuer sur des questions jamais abordées en droit maritime canadien (Q.N.S., p. 697, le juge La Forest). À propos de la méthode susmentionnée, nous ajouterions que les tribunaux qui doivent déterminer les règles de droit maritime canadien applicables devraient tenir compte des lois connexes (nationales et étrangères) et des conventions et accords internationaux auxquels le Canada est partie (Succession Ordon, par. 75 et 79; Q.N.S., p. 697, le juge La Forest; A. Chircop et autres, Canadian Maritime Law (2e éd. 2016), p. 173).

[23]                          Si une règle de droit maritime canadien a déjà été établie, les tribunaux pourraient être appelés à la modifier. Dans de tels cas, ils doivent « déterminer s’il convient de modifier une règle non législative du droit maritime canadien en respectant les principes de réforme du droit par les tribunaux qui ont été élaborés par notre Cour dans les arrêts Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, et R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, de même que dans l’arrêt Bow Valley Husky, [. . .] et dans [Succession Ordon] » (Succession Ordon, par. 76). Cet examen doit tenir compte « non seulement du tissu social, moral et économique de la société canadienne, mais aussi du tissu de la collectivité internationale plus large que constituent les États maritimes et notamment de l’opportunité d’uniformiser les règles appliquées par les différentes autorités législatives aux affaires relevant du droit maritime » (Succession Ordon, par. 79). C’est ce que la Cour a voulu dire lorsqu’elle a affirmé dans Succession Ordon que « le droit maritime canadien n’est ni statique ni figé. Les principes généraux formulés par [la] Cour relativement à la réforme du droit par les tribunaux s’appliquent à la réforme du droit maritime canadien, permettant ainsi l’évolution du droit lorsque les critères applicables sont respectés » (Succession Ordon, par. 71, citant ITO, Bow Valley et Porto Seguro).

(3)          Portée : quel est le lien entre le droit maritime canadien et la navigation et les bâtiments ou navires?

[24]                         Si la L.C.F. reconnaît que le droit maritime canadien existe et que la Cour fédérale a compétence sur les demandes présentées sur son fondement, elle n’indique pas expressément dans quelles circonstances il est censé régir une demande particulière. À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel (2017 QCCA 1471) dans la présente affaire, certains ont invoqué le par. 22(2)  de la L.C.F.  à cet égard; celui‑ci énumère — de façon non exhaustive — diverses demandes en matière maritime sur lesquelles la Cour fédérale a compétence. Par exemple, les al. 22(2)m) et 22(2)n) prévoient ceci :

        Compétence maritime

 

        (2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

        . . .

      m) une demande relative à des marchandises, matériels ou services fournis à un navire pour son fonctionnement ou son entretien, notamment en ce qui concerne l’acconage et le gabarage;

      n) une demande fondée sur un contrat de construction, de réparation ou d’équipement d’un navire;

[25]                          Toutefois, bien que le par. 22(2)  de la L.C.F.  puisse nous informer sur la portée que le législateur entendait donner au droit maritime canadien, il n’est pas déterminant. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt ITO, ce paragraphe « n’est qu’attributif de compétence; il ne crée pas de règle de droit applicable » (p. 772). C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que le par. 22(2) permet de [traduction] « trancher la question » s’il n’y a pas de contestation constitutionnelle (par. 90).

[26]                         C’est l’art. 2  de la L.C.F. , où il est question de cet ensemble de règles de droit défini par une « compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté », qui se rapproche le plus d’une définition de la portée du droit maritime canadien. Par conséquent, nous devons examiner la jurisprudence pour déterminer la portée du droit maritime canadien. La Cour s’est penchée sur la question dans l’arrêt ITO. Elle a conclu que le droit maritime canadien régit toute demande qui est intégralement liée aux « affaires maritimes ou d’amirauté » et qu’il n’est limité que par l’art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le juge McIntyre a écrit ceci :

        . . . [le] droit maritime canadien [est] un ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d’amirauté. [. . .] [L]es termes « maritime » et « amirauté » doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. En réalité, l’étendue du droit maritime canadien n’est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867 . Je n’ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, doit éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l’art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. [Nous soulignons; p. 774.]

Dans ce passage, en renvoyant au partage constitutionnel des compétences, le juge McIntyre a précisé que la portée du droit maritime canadien est limitée seulement par la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.

[27]                         Dans la même veine, dans l’arrêt Succession Ordon, la Cour a essentiellement interprété les termes « matière maritime et d’amirauté » de l’art. 2  de la L.C.F.  comme étant limités seulement par le partage constitutionnel des compétences. La Cour a rappelé que le droit maritime canadien s’étend à toutes les affaires qui sont intégralement liées à la navigation et aux bâtiments ou navires :

     Le premier volet [s’agissant de déterminer si les lois provinciales peuvent s’appliquer dans un contexte maritime] vise à déterminer si la question précise en litige dans une action relève de la compétence législative fédérale exclusive sur la navigation et les expéditions par eau en vertu du par. 91(10)Loi constitutionnelle de 1867. [. . .] [L]e critère applicable est de se demander si la question examinée dans une instance donnée est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. [par. 73]

(Voir aussi Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349, par. 21, et Bow Valley, par. 83‑84 et 86.)

[28]                          Interpréter les termes « en matière maritime et d’amirauté » comme étant restreints par la portée de la compétence relative à la navigation et aux bâtiments ou navires s’accorde avec la présomption de constitutionnalité voulant que [traduction] « s’il est possible de donner au libellé de la loi un sens qui est constitutionnel, alors les tribunaux lui donneront ce sens » (J. M. Keyes et C. Diamond, « Constitutional Inconsistency in Legislation — Interpretation and the Ambiguous Role of Ambiguity » (2017), 48 R.D. Ottawa 313, p. 319; voir aussi McKay c. The Queen, [1965] R.C.S. 798, p. 803‑804; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6éd. 2014), p. 523; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 15‑23 et 15‑26).

[29]                          Les tribunaux ont donc dû trouver une façon de veiller à ce que le droit maritime canadien demeure dans les limites fixées par la Constitution. Le « test du lien intégral » visait (et vise) à ce que le droit maritime canadien s’applique seulement dans la mesure où cela est permis sur le plan constitutionnel. Un examen de la portée du droit maritime canadien est donc « aussi un examen de la portée et du contenu d’un aspect important de la compétence exclusive du Parlement sur la navigation et les expéditions par eau » (Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1290). Comme nous l’expliquerons plus loin, le test du lien intégral est donc de nature constitutionnelle : afin d’établir si le droit maritime canadien peut s’appliquer à un litige, il faut se demander si l’affaire relève de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

B.            La compétence législative du Parlement sur la matière en cause

[30]                          TDI fait valoir que le droit maritime canadien ne peut valablement régir le présent litige contractuel parce que, de par son caractère véritable, celui‑ci se rapporte à une question de propriété et de droits civils et n’est pas intégralement lié à la navigation et aux bâtiments ou navires. Nous ne sommes pas d’accord avec cette prétention, même si nous concluons en fin de compte que le C.c.Q. régit le litige. Nous traiterons des deux étapes de l’analyse du partage des compétences, à savoir la qualification de la matière en cause et la classification de cette matière en fonction des différents chefs de compétence législative (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 86; G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), p. 175). Comme nous l’expliquerons, cette analyse prend une forme particulière lorsqu’il est question de navigation et de bâtiments ou navires — et plus particulièrement, de droit maritime canadien non statutaire.

(1)          La qualification de la matière en tant que vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial

[31]                          Lorsqu’une loi ou une disposition précise est contestée, la première étape de l’analyse, la qualification, exige des tribunaux qu’ils examinent son objet et ses effets afin de déterminer son « objet principal » ou sa « caractéristique dominante ou la plus importante », c’est‑à‑dire la matière à laquelle elle se rattache essentiellement (Banque canadienne de l’Ouest, par. 26; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 15‑16; Whitbread, p. 1286; Hogg, p. 15‑7). C’est ce qu’on appelle généralement le test du « caractère véritable ».

[32]                          Cependant, lorsqu’il s’agit d’un litige qui peut être régi par le droit maritime canadien, les tribunaux doivent déterminer au cas par cas si le droit maritime canadien peut valablement s’y appliquer. Même en l’absence d’une disposition fédérale expresse, la qualification est essentielle pour établir si le Parlement a le pouvoir de légiférer en la matière et, en conséquence, pour savoir si le droit maritime canadien s’applique au litige. À cet égard, nous soulignons que la Cour n’a jamais procédé à une analyse traditionnelle du « caractère véritable » dans le contexte du droit maritime canadien non statutaire. Nous soulignons aussi que la question fondamentale ne porte alors pas sur la compétence à l’égard d’une demande, mais plutôt sur l’ordre de gouvernement qui a la compétence législative à l’égard de l’ensemble de règles de droit substantiel en cause (voir Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363, p. 379). Pour reprendre le libellé des art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 , la qualification est la première étape pour établir si le Parlement ou une législature peut « faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérées » (soulignement ajouté). Autrement dit, notre tâche n’est pas d’adopter une approche restrictive axée sur la demande seulement, mais plutôt d’établir quel ensemble de règles de droit se rapporte à la demande — et quel ordre de gouvernement peut légiférer à l’égard de cet ensemble de règles. Selon nous, c’est de cette façon que la Cour a mené son analyse dans Wire Rope :

     Je suis par conséquent d’avis que les réclamations contre Wire Rope relèvent du droit maritime canadien défini à la Loi sur la Cour fédérale . Je suis convaincu que le droit positif concernant ces réclamations relève du pouvoir législatif fédéral aux termes du par. 91.10 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique puisqu’elles se rapportent à la navigation et aux bâtiments ou navires. Il existe par conséquent un droit canadien se rapportant aux questions soulevées en l’espèce sur lequel la Cour fédérale exerce sa compétence. [Nous soulignons; p. 379.]

[33]                          À notre avis, lorsque, comme en l’espèce, le droit maritime canadien prétendument applicable est non statutaire, une approche légèrement différente doit donc être utilisée en ce qui a trait à l’analyse du caractère véritable. Plutôt que d’examiner l’objet et les effets d’une loi ou d’une disposition législative, il faut qualifier la matière au moyen de l’examen du droit substantiel en cause et de la situation factuelle donnée (voir Succession Ordon, par. 73; Isen, par. 21; ITO, p. 774‑775).

[34]                          Lorsque le litige est d’ordre contractuel, ce qui importe, c’est la nature de l’entente (ou des engagements précis) en cause — interprétée à la lumière des modalités et de l’objet du contrat ainsi que des circonstances dans lesquelles il a été conclu (Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, p. 796‑797; ITO, p. 775). En revanche, la nature et les circonstances de la violation du contrat ne sont pas déterminantes. Il en est ainsi parce que les parties à un contrat doivent pouvoir déterminer le droit qui s’y applique dès qu’elles le négocient. Ce serait tromper leurs attentes — et nuire à leur capacité d’organiser leurs affaires efficacement — que de changer le droit applicable au gré d’événements survenus après la conclusion du contrat. Pour donner un exemple concret, dans la présente affaire, le fait que la pièce de moteur défectueuse ait brisé sur l’eau n’a guère d’importance.

[35]                          Il faut qualifier la matière avec précision afin que le caractère suffisant du lien avec la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires puisse être correctement évalué (dans le contexte de l’analyse du caractère véritable, voir Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457, par. 190, les juges LeBel et Deschamps; Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624, par. 16; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 463; A. S. Abel, « The Neglected Logic of 91 and 92 » (1969), 19 U.T.L.J. 487, p. 490). Les qualifications vagues et générales sont inutiles, car elles peuvent être artificiellement rattachées à plusieurs chefs de compétence. Pour reprendre le propos du professeur Abel, la matière doit être [traduction] « suffisamment décrite pour éclairer quiconque se demande : “De quoi est‑il question?” » (p. 490). Par exemple, dans l’arrêt ITO, la Cour a décrit la matière en cause comme étant la « négligence dont aurait fait preuve un manutentionnaire acconier dans l’entreposage à court terme de marchandises à l’intérieur de la zone portuaire, en attendant leur livraison au destinataire » (p. 774‑775).

[36]                          En ce qui concerne l’affaire qui nous occupe, nous estimons que la matière en cause peut être qualifiée, avec la précision nécessaire, de vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial. On pourrait soutenir que le droit substantiel invoqué, soit le droit maritime canadien, pourrait permettre à Wärtsilä — en tant que fabricant et vendeur professionnel — de limiter sa responsabilité contractuelle dans le contexte de la vente d’une assise de moteur, d’un vilebrequin et des bielles devant être installés dans le moteur principal du navire. Mais cette limitation de responsabilité ne peut être examinée isolément, sans égard à l’étendue des obligations des parties. En définitive, elle fait partie d’un ensemble de règles et de principes contractuels portant sur la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial. Il s’agit de la matière en cause.

[37]                          Avec égards, nous ne sommes pas d’accord avec la qualification proposée par nos collègues, soit la « vente de marchandises, bien qu’elle ait eu lieu dans le contexte maritime » (par. 165). Cette expression est trop vague et trop générale. Nous n’avons tout simplement pas à décider si la réglementation de la vente de marchandises dans tout « contexte maritime » potentiel relève de la compétence législative fédérale. À notre avis, le « contexte maritime » en cause doit nécessairement être plus restreint de sorte qu’il soit possible d’établir, à l’étape de la classification, si la matière relève de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. En effet, la « vente de marchandises dans le contexte maritime » pourrait englober des situations de fait très différentes — de la vente d’aliments au cuisinier d’un navire aux contrats complexes de « coût, assurance et fret » dans lesquels la vente comme telle est étroitement liée au transport maritime (voir J. G. O’Connor, La compétence en amirauté et le droit maritime canadien devant les Cours fédérales : Les 40 prochaines années, 28 octobre 2011 (en ligne), p. 14‑15). Si de tels contrats semblent relever de la compétence législative fédérale, il semble très peu probable que ce soit le cas de la vente d’aliments. Une qualification plus étroite est donc nécessaire.

(2)          La classification de la matière comme relevant de la navigation et des bâtiments ou navires

[38]                          Une fois la matière qualifiée, les tribunaux doivent déterminer de quelle « catégorie [. . .] de sujets » elle relève (Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 29). Cette deuxième étape peut être décrite comme la classification (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 86).

[39]                          Comme le soulignent à juste titre nos collègues, la classification peut parfois être évidente — et n’être ainsi qu’une simple formalité — une fois que la loi est dûment qualifiée (par. 124, citant Hogg, p. 15‑8). Or, ce n’est pas toujours le cas. Il peut parfois être nécessaire d’examiner la portée du chef de compétence pertinent (voir Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 65 et 69; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, les juges LeBel et Deschamps, par. 159; Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569, par. 29; Hogg, p. 15‑6 et 15‑7). En l’espèce, la question de savoir si le droit maritime canadien peut valablement régir le litige dépend en définitive de la portée de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires et, plus particulièrement, de l’application du test du lien intégral, qui aide les tribunaux à décider si une matière relève légitimement de ce chef de compétence fédérale.

[40]                          Avant d’aller plus loin, nous notons l’énoncé de nos collègues selon lequel « [a]ppliquer différents critères à différents chefs de compétence risque de provoquer de la confusion et des incohérences dans le partage des compétences prévu par la Constitution » (par. 145). À notre avis, il n’y a en fait rien d’exceptionnel à [traduction] « l’application de critères précis énonçant la portée des compétences particulières » — comme le test du lien intégral — une fois la matière qualifiée (voir Régimbald et Newman, p. 177). Au contraire, c’est plutôt courant et même souvent nécessaire au bon fonctionnement du partage des compétences.

[41]                          La compétence fédérale en matière de trafic et de commerce offre un exemple parfait de ce qui précède. À cet égard, la Cour a élaboré un test servant à déterminer si la matière relève bien de la compétence générale mentionnée au par. 91(2)  de la Loi constitutionnelle de 1867  (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 101‑103; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 6, 85 et 108; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 662‑663). Il convient aussi de souligner la compétence en matière criminelle que prévoit le par. 91(27) puisque la jurisprudence de notre Cour exige que la matière réponde à trois critères : (i) une interdiction; (ii) assortie d’une sanction; (iii) pour réaliser un objet de droit criminel (Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), par. 33; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 12 et 27). Les tribunaux se demandent aussi, par exemple, si une opération entre dans « l’entreprise légitime d’un banquier » pour établir s’il s’agit d’une matière qui fait « intégralement partie » de la compétence sur les banques prévue au par. 91(15) (Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121, p. 145‑147 et 149; Tennant c. Union Bank of Canada, [1894] A.C. 31 (C.P.), p. 46). Ce ne sont là que quelques exemples, mais ils démontrent bien que le test du lien intégral élaboré en matière de navigation et de bâtiments ou navires est loin de constituer une exception.

[42]                          Que ces approches diffèrent d’une compétence à une autre ne constitue pas une « incohérence ». Il en est ainsi à cause du libellé et du régime de la Loi constitutionnelle de 1867  : certaines compétences sont formulées en termes très généraux, d’autres de façon plus précise; certaines renvoient à des concepts juridiques, d’autres à des activités, à des objets ou à des personnes; certaines peuvent être interprétées par renvoi à une autre grâce à un processus de modification mutuelle, d’autres non (voir F. Chevrette et H. Marx, Droit constitutionnel : Notes et jurisprudence (1982), p. 281‑282; D. W. Mundell, « Tests for Validity of Legislation under the British North America Act : A Reply to Professor Laskin » (1955), 33 R. du B. can. 915, p. 919‑921; W. R. Lederman, « Classification of Laws and the British North America Act », dans The Courts and the Canadian Constitution (1964), 177, p. 192‑193; P. J. Monahan, B. Shaw et P. Ryan, Constitutional Law (5e éd. 2017), p. 110‑114). Ces approches sont aussi influencées par le principe du fédéralisme, en ce qu’elles visent à préserver l’équilibre entre les compétences législatives fédérales et provinciales (voir Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 100‑102; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 61, 85 et 111). Si la Cour devait abandonner toutes les approches particulières appliquées à l’étape de la classification, le droit constitutionnel canadien s’en trouverait appauvri — et deviendrait peut‑être imprévisible.

a)              La portée de la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires

[43]                          La compétence du Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires a été interprétée de façon large (Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53, par. 61; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 64; Whitbread, p. 1293, 1295 et 1299; Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283, p. 289; Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529 (« Affaire des débardeurs »), p. 535, 541, 548, 559 et 591; Montreal City c. Montreal Harbour Commissioners, [1926] A.C. 299 (C.P.), p. 312‑313; Queddy River Driving Boom Co. c. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222, p. 232‑233, le juge en chef Ritchie). Les tribunaux ont donné à la compétence fédérale une interprétation généreuse pour tenir compte de l’importance nationale de l’industrie maritime, favorisant ainsi l’élaboration de règles uniformes applicables partout au Canada. Dans l’Affaire des débardeurs, par exemple, le juge Rand a justifié l’interprétation large donnée à la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires en évoquant son [traduction] « caractère spécial [. . .] et son incidence sur les plans international et national [à titre d’]instrument de service mondial, essentiel à notre vie économique » (p. 547‑548). Cela est encore vrai (voir Chircop, p. 11 et 18).

[44]                          Donner à la compétence fédérale une interprétation large s’accorde avec le libellé de la Loi constitutionnelle de 1867 . Comme le soulignent nos collègues, le par. 91(10) n’attribue pas au Parlement la compétence sur le « droit maritime », mais plutôt sur la « navigation et les bâtiments ou navires » (par. 148). Cette nuance est importante. Le chef de compétence n’est pas défini par renvoi à un domaine précis du droit — comme la loi criminelle (par. 91(27)) ou la banqueroute et la faillite (par. 91(21)); il vise plutôt des activités. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la portée du par. 91(10) ne peut se limiter aux questions habituellement régies par le droit maritime anglais au moyen de règles et principes spéciaux applicables en matière d’amirauté (voir Succession Ordon, par. 71; ITO, p. 774 et 776; Q.N.S., p. 696‑697; Monk, p. 795 et 800‑801).

[45]                          En termes simples, le Parlement peut légiférer de façon à « établi[r] le cadre des relations juridiques découlant des activités propres à la navigation et aux bâtiments ou navires », et faire ainsi entrer dans le champ de compétence législative fédérale des matières qui seraient par ailleurs assujetties à la compétence législative provinciale (Lafarge, par. 62 et 66; voir aussi Succession Ryan, par. 61). En principe, le Parlement peut le faire par l’adoption de règles de droit public et par l’adoption de règles de droit privé (A. Braën, Le droit maritime au Québec (1992), p. 68). Par exemple, il est bien établi que la compétence fédérale s’étend non seulement à l’adoption de « règles de barre et de route » pour la navigation, ou de règles sur les abordages, mais aussi à « la responsabilité délictuelle à laquelle ces règles sont si intimement liées » (Whitbread, p. 1296; voir aussi Succession Ordon, par. 84‑85).

[46]                          Cela vaut aussi en matière contractuelle. Ainsi, la Cour a reconnu que le Parlement peut réglementer, par exemple, les contrats qui portent sur : le transport maritime (Monk, p. 796‑800; voir aussi Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157, p. 165; Aris Steamship Co. c. Associated Metals & Minerals Corp., [1980] 2 R.C.S. 322); le déchargement de la cargaison, y compris l’entreposage accessoire et la location de grues (Monk, p. 798‑799; Affaire des débardeurs, p. 574 et 578, le juge Locke); l’assurance maritime (Triglav, p. 292‑293 et 297‑298); et le mandat en matière maritime (Q.N.S., p. 696‑698). Dans la mesure où les règles et principes contractuels visent des activités qui font partie intégrante du domaine de la navigation et des bâtiments ou navires, ils peuvent relever de la compétence législative fédérale (voir Triglav, p. 292 et 298). Cet aspect de droit privé du domaine de la navigation et des bâtiments ou navires explique pourquoi le droit maritime canadien peut valablement constituer un ensemble homogène de règles qui comprend les principes de common law de la responsabilité délictuelle, des contrats, du dépôt et du mandat (voir ITO, p. 779 et 782; Q.N.S., p. 696).

[47]                          Nous ouvrons ici une parenthèse pour souligner que cette interprétation de la compétence législative fédérale vise expressément la navigation et les bâtiments ou navires. Comme l’a clairement indiqué la Cour dans l’arrêt Whitbread, le Parlement ne peut adopter un ensemble exhaustif de règles de droit privé — semblable au droit maritime canadien — qui régirait d’autres activités, travaux et entreprises relevant de la compétence fédérale :

        La compétence du Parlement en matière de chemins de fer (et autres travaux et entreprises de nature fédérale) n’a aucun trait même vaguement comparable avec l’ensemble des règles du droit maritime qui constitue la principale caractéristique de sa compétence en matière de navigation et d’expéditions par eau. La responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de chemins de fer, contrairement à celle de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau en général, est déterminée selon les règles de droit ordinaires et généralement applicables en matière de négligence, c’est‑à‑dire selon la « loi provinciale ». [Nous soulignons; p. 1300.]

[48]                          Bien qu’elle soit vaste, la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas sans limites : aucun chef de compétence ne peut recevoir « une interprétation générale au point d’élargir à n’en plus finir la compétence en cause » (Ward, par. 30) de sorte qu’il puisse être « utilisé d’une manière telle que cela revienne en réalité à en vider un autre de son essence » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 7). Il s’ensuit que les vastes compétences du fédéral doivent nécessairement demeurer dans les limites qui s’imposent, surtout lorsqu’elles ont le potentiel — comme dans le cas du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  — d’empiéter considérablement sur les compétences des provinces. Sinon, les compétences législatives provinciales risqueraient d’être affaiblies par l’effet des doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale (voir Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 71‑72).

[49]                          Cette préoccupation se reflète dans le test du lien intégral que la Cour a élaboré pour faire en sorte que le droit maritime canadien et les lois adoptées en vertu du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  n’empiètent pas sur les matières relevant des compétences législatives provinciales (voir ITO, p. 774; Succession Ordon, par. 73). Nous ne partageons donc pas l’avis de nos collègues lorsqu’ils affirment que ce cadre d’analyse devrait être mis de côté (par. 142‑146).

b)             Le test du lien intégral

[50]                          Le test du lien intégral existe depuis longtemps dans la jurisprudence de notre Cour. Comme nous l’avons mentionné, la façon dont il est aujourd’hui formulé peut être attribuée au juge McIntyre, qui a affirmé dans l’arrêt ITO qu’il est important — pour éviter tout empiétement sur des matières relevant de la compétence législative provinciale — « de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » (p. 774). Or, on peut sans doute faire remonter la notion de « lien intégral » à l’Affaire des débardeurs, dans laquelle le juge Locke a fait observer que les services d’acconage faisaient [traduction] « partie intégrante des activités liées aux bâtiments ou navires » (p. 574). Par ailleurs, avant l’arrêt ITO, la Cour a mentionné dans l’arrêt Triglav que l’assurance maritime est « une partie intégrante du droit maritime » et elle a souligné « le lien étroit, indissoluble qui rattache l’affrètement à l’assurance » (p. 297‑298). Depuis l’arrêt ITO, la Cour a appliqué et peaufiné cette approche dans plusieurs arrêts portant sur les règles non statutaires du droit maritime canadien (Monk, p. 795 et 800; Bow Valley, par. 84 et 86; Succession Ordon, par. 73; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), 2001 CSC 90, [2001] 3 R.C.S. 907, par. 70; Isen, par. 20 et 24) ainsi que sur certaines dispositions d’une loi ou d’un règlement (Whitbread, p. 1288‑1293; Lafarge, par. 66).

[51]                          Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Lafarge, « [d]éterminer si une activité en particulier fait “partie intégrante” de l’exercice d’un chef de compétence législative fédérale, ou si elle possède un “lien suffisant” pour valider un règlement fédéral, constitue essentiellement une question d’examen factuel » (par. 35). Autrement dit, l’examen porte essentiellement sur la dimension factuelle de la matière en cause. Par exemple, le fait que l’affaire porte, d’un point de vue juridique, sur une question d’assurance, de négligence ou d’utilisation des terres et d’aménagement des terrains sera rarement déterminant (voir, p. ex., Triglav, p. 297; Bow Valley, par. 84; Lafarge, par. 35, 62 et 66). Il ne fait aucun doute que ces matières relèveraient normalement de la compétence législative provinciale. Mais parce que la matière est « entièrement liée » à la navigation et aux bâtiments ou navires, elle pourrait légitimement relever de la compétence législative fédérale. Il est utile de citer un extrait de l’arrêt Lafarge, où la Cour a conclu que la planification de la construction d’une centrale à béton sur des terrains portuaires pourrait relever de la compétence du Parlement :

     Suivant la jurisprudence de notre Cour, une matière par ailleurs assujettie à la compétence provinciale peut relever de la compétence fédérale si elle est « intégrée étroitement » au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. Par exemple, dans Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, la Cour a statué que les demandes pour le paiement de l’excédent de cargaison livré, des surestaries et du coût de location des grues aux fins du déchargement des marchandises (un recours contractuel relevant normalement de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils) étaient « entièrement liées aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale ». La Cour a examiné ce critère fondé sur « l’intégration étroite » dans l’arrêt Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1299, où elle a conclu que certaines dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, s’appliquaient tant aux bateaux de plaisance qu’aux navires commerciaux. Voir également Zavarovalna Skupnost Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283, p. 297. Pour ce motif, il nous semble que la compétence sur les utilisations portuaires « liées au secteur maritime », correctement circonscrite et interprétée en fonction du volet bâtiments ou navires, peut également relever du pouvoir fédéral sur la navigation et les bâtiments ou navires. [Nous soulignons; citation omise; par. 66.]

[52]                         Le test du lien intégral doit être appliqué rigoureusement pour éviter que la compétence fédérale englobe des matières qui ne se rattachent que vaguement à la navigation et aux bâtiments ou navires. Dans la présente analyse, il nous faut en définitive établir si les éléments maritimes de la matière sont suffisants pour que celle‑ci soit intégralement liée au chef de compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires (Bow Valley, par. 84‑85; Lafarge, par. 35). En ce qui concerne le droit maritime non statutaire canadien, il nous faut examiner à quel point la matière — qualifiée à la suite d’un examen du droit substantiel applicable et de la situation factuelle de l’espèce — se rattache à la navigation et aux bâtiments ou navires. Lorsque le litige porte sur une loi ou une disposition précise (plutôt que sur une règle de droit non statutaire du droit maritime canadien), l’approche reste essentiellement la même, mais elle est axée sur la matière qualifiée à l’issue d’une analyse fondée sur le caractère véritable (voir Lafarge, par. 62 et 72), qui tient compte de toutes les applications potentielles de la loi ou disposition concernée (voir Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467, par. 48; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »), par. 17‑21; F. Gélinas, « La doctrine des immunités interjuridictionnelles dans le partage des compétences : éléments de systématisation », dans Mélanges Jean Beetz (1995), 471, p. 492).

[53]                         Il ressort de notre jurisprudence que, pour décider si la matière est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, il peut être utile de s’intéresser, entre autres, au rapport a) spatial, b) fonctionnel et c) temporel qui existe entre les éléments non maritimes et maritimes de la matière en cause (ITO, p. 775‑776; Chircop, p. 184). Ces trois facteurs découlent de l’arrêt ITO, dans lequel la Cour a conclu que l’action en négligence dont aurait fait preuve un manutentionnaire acconier dans l’entreposage à court terme de marchandises à l’intérieur de la zone portuaire respectait le test du lien intégral à cause « [du] fait que les activités d’acconage se déroulent à proximité de la mer [. . .] [du] rapport qui existe entre les activités de l’acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime [. . .] [et du] fait que l’entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire » (p. 775‑776).

[54]                         La Cour a donné d’autres indications dans des arrêts subséquents. Il est maintenant clair, par exemple, que la présence d’un navire ne suffit pas, en soi, à faire en sorte que l’affaire soit intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires (Isen, par. 24 et 26). Toutefois, le fait que l’activité en cause ait une incidence sur la navigabilité ou, plus généralement, sur le transport maritime, est un facteur important (Isen, par. 28; Lafarge, par. 64), tout comme le fait que la matière fasse intervenir des normes, des principes et des pratiques qui sont propres au contexte maritime ou qui reposent sur des considérations d’ordre maritime (Isen, par. 27‑28; voir aussi Whitbread, p. 1295‑1297; Bow Valley, par. 85; Monk, p. 798‑799). Ajoutons que, même si la portée du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  n’est pas circonscrite par la compétence historique des tribunaux d’amirauté (ITO, p. 774), le fait que la matière relevait du droit maritime anglais incorporé au droit canadien en 1934 tend fortement à indiquer qu’elle est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires et qu’elle relève donc valablement de la compétence du Parlement.

[55]                         La nécessité pratique — ou à tout le moins l’importance — de l’uniformité des règles juridiques tend également à indiquer que le Parlement a compétence pour légiférer (voir Whitbread, p. 1295‑1297; Bow Valley, par. 88; Succession Ordon, par. 71; Isen, par. 28). Dans l’arrêt Isen, la Cour a affirmé qu’il s’agit de déterminer si « [l’activité fait] partie intégrante de la conduite du bateau [. . .] de telle sorte qu’il est nécessaire en pratique que le Parlement ait compétence en la matière » (par. 24). Compte tenu des faits de l’affaire, cependant, la notion de nécessité pratique a été simplement considérée comme un facteur parmi d’autres (par. 28, citant Isen c. Simms, 2005 CAF 161, [2005] 4 R.C.F. 563, le juge Décary, dissident, par. 98). À notre avis, la « nécessité pratique » est davantage une indication d’intégration suffisante qu’une exigence distincte (voir Whitbread, p. 1294‑1298; Lafarge, par. 67).

[56]                         En résumé, le test du lien intégral englobe plusieurs facteurs non exhaustifs qui peuvent recevoir une importance différente selon les faits dans un cas donné, dont notamment :

(1)                        la relation spatiale entre les éléments non maritimes et maritimes de l’affaire en cause;

 

(2)                        la relation fonctionnelle entre ces éléments, qui comporte notamment la question de savoir si l’activité ou le bien fait intervenir la navigabilité, ou de façon plus générale, le transport maritime;

 

(3)                        la relation temporelle entre ces éléments;

 

(4)                        le contexte entourant la relation des parties au litige;

 

(5)                        l’importance ou la nécessité pratique de l’uniformité des règles juridiques;

 

(6)                        le fait que la matière fait intervenir des normes, principes et pratiques qui sont propres au contexte maritime ou qui reposent sur des considérations d’ordre maritime;

 

(7)                        le lien historique avec le droit maritime anglais;

 

(8)                        la jurisprudence applicable.

[57]                          Il est vrai que le test du lien intégral n’est pas aussi exigeant que celui qui s’applique au pouvoir général en matière de trafic et au commerce conféré au législateur fédéral par le par. 91(2)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Ce test vise à faire en sorte que la loi en cause « [intéresse] une matière d’importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distincte des enjeux provinciaux » (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 102, citant le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 124). La différence d’approche peut facilement s’expliquer. Une interprétation trop large de la compétence fédérale sur le « trafic et [le] commerce » pourrait faire complètement disparaître — et potentiellement supplanter, par application de la doctrine de la prépondérance fédérale — la compétence législative conférée aux provinces sur la propriété et les droits civils, ainsi que sur d’autres matières de nature purement locale (voir Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 72; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 100; voir aussi Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96 (C.P.), p. 111‑113). L’équilibre entre les compétences fédérales et provinciales s’en trouverait inévitablement rompu. Un tel risque n’existe pas, cependant, en ce qui concerne la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires étant donné qu’elle se limite, par définition, à une sphère précise d’activités.

[58]                         Dans l’ensemble, nous ne voyons aucune raison d’abandonner le test du lien intégral utilisé depuis des décennies pour établir si une matière relève bien de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires. Bien que nous comprenions que nos collègues puissent s’inquiéter d’un éventuel élargissement illimité de cette compétence législative fédérale, nous ne croyons pas que ce critère présente un tel risque. En fait, contrairement à ce que suggèrent nos collègues (par. 144), dans la mesure où ce test exige un lien « plus profond » — plus « intégral » — avec le par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  que celui qui serait autrement exigé, il devrait logiquement limiter, plutôt qu’élargir, la portée de la compétence du Parlement. Cela dit, nous estimons au final que l’approche n’a pour effet ni d’amplifier ni d’atténuer la portée de la compétence fédérale.

c)             Application aux faits

[59]                          En appliquant le test du lien intégral aux faits de l’espèce, le juge Mainville de la Cour d’appel a écrit :

     [traduction] Il me semble évident que la réparation et la fourniture de pièces de moteur de navire ont un lien intrinsèque avec la navigabilité du navire et que ces activités sont donc directement et intégralement liées à la navigation et aux bâtiments ou navires. Les navires de charge ont besoin de ports où charger et décharger leurs marchandises, ainsi que de moteurs pour se déplacer de port en port. La proposition selon laquelle la fourniture de pièces de moteur de navire devant servir à la réparation d’un navire de charge n’est pas entièrement liée aux activités maritimes semble insoutenable, puisque ces réparations sont essentielles au fonctionnement du navire sur l’eau (navigation) et au déplacement des marchandises d’un port à l’autre en vue de leur livraison (bâtiments ou navires (shipping)). [par. 95]

[60]                          Nous souscrivons pour l’essentiel à cette analyse. Selon la qualification que nous employons, il nous semble également évident que la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires. Les facteurs pertinents quant au test du lien intégral étayent abondamment notre opinion.

[61]                          Sur le plan spatial, les parties avaient prévu que les pièces de moteur seraient installées lorsque le navire serait en cale sèche et qu’elles seraient utilisées en mer. La situation était semblable dans ITO, où le fait que les activités d’acconage avaient lieu à proximité de la mer constituait un facteur à l’appui de la proposition selon laquelle l’affaire relèverait du droit maritime canadien.

[62]                          Sur le plan fonctionnel, le vilebrequin, l’assise de moteur et les bielles dont il est question en l’espèce sont intimement liés à la navigabilité du Camilla (le navire commercial de TDI). Ces pièces de moteur sont essentielles au fonctionnement du navire et sont donc nécessaires pour assurer le transport sécuritaire et efficace des marchandises et de l’équipage. L’acquisition de pièces de moteur de navire qui conviennent à l’usage auquel elles sont destinées est indispensable pour assurer sa navigabilité, et donc pour la navigation et les bâtiments ou navires. Le droit maritime repose en grande partie sur la notion de navigabilité. Le propriétaire d’un navire ou le transporteur, en général, doit faire preuve de diligence raisonnable pour veiller à ce que son navire soit en état de naviguer, c’est‑à‑dire [traduction] « en état d’affronter tous les périls de la mer qu’un navire de ce genre, ainsi chargé, peut raisonnablement être susceptible de rencontrer [. . .] en effectuant tout autre voyage » (Wire Rope, p. 393, citant Gilroy Sons & Co. c. Price & Co., [1893] A.C. 56 (H.L.), p. 63; voir aussi Goodfellow (Charles) Lumber Sales Ltd. c. Verreault, [1971] R.C.S. 522, p. 536; Chircop, p. 72 et 616‑619; W. Tetley, International Maritime and Admiralty Law (2002), p. 52; Loi sur la responsabilité en matière maritime , L.C. 2001, c. 6 , ann. 3 (Règles de La Haye‑Visby), art. III).

[63]                          Contextuellement, la négociation et l’interprétation des modalités du contrat conclu entre les parties sont aussi des éléments pertinents. Les règles contractuelles en cause en l’espèce concernent les vices cachés et les limitations de responsabilité et sont donc directement liées au bon fonctionnement des pièces de moteur de navire. L’interprétation des modalités pertinentes du contrat repose nécessairement sur l’usage auquel les biens sont destinés, à savoir propulser le navire, ainsi que sur les normes et pratiques qui sont propres à la navigation et aux bâtiments ou navires. Qui plus est, la répartition du risque entre les parties peut très bien influer sur d’autres droits et obligations maritimes connexes, comme ceux découlant de contrats d’assurance maritime et de transport par mer. Il s’ensuit que la vente ne peut être dissociée du contexte maritime général.

[64]                          Il ne fait guère de doute que le Parlement peut imposer des normes en matière de construction et d’installation d’équipement naval (voir, p. ex., Règlement sur les machines de navires, DORS/90‑264). À notre avis, le Parlement a le même intérêt légitime à réglementer les obligations contractuelles des fabricants et vendeurs professionnels de ce genre d’équipement afin, ultimement, d’assurer la navigabilité des navires et de faciliter le transport maritime.

[65]                          Pour ce qui est de l’importance pratique de l’uniformité juridique, la compétence législative fédérale sur la matière permet aussi l’élaboration d’un ensemble uniforme de règles de droit qui tient compte des besoins de l’industrie maritime canadienne. Tel est certainement le cas en ce qui concerne la question des vices cachés, mais cela vaut aussi pour ce qui est des autres règles et principes contractuels, comme ceux relatifs à la livraison qui peuvent aussi influer grandement sur la capacité des transporteurs de s’acquitter — sans retard — de leurs obligations envers les expéditeurs. Bien que les parties à un contrat de vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial ne soient pas tenues de choisir le droit maritime canadien comme droit applicable à leur contrat, il est nettement avantageux pour elles de pouvoir opter pour des règles fédérales en matière de « navigation et bâtiments ou navires » qui sont adaptées à leurs besoins, si elles le désirent.

[66]                          L’histoire du droit maritime canadien et la jurisprudence constitutionnelle de notre Cour suggèrent fortement que la fourniture de pièces de moteur de navire dans les circonstances de l’espèce aurait été considérée, par le passé, comme étant intrinsèquement « maritime ».

[67]                          En raison de sa nature, le contrat intervenu entre les parties appartient à un domaine du droit maritime canadien ayant des racines historiques profondes. Le lien étroit qui existe entre la fourniture d’équipement naval et le fonctionnement efficace d’un navire est depuis longtemps reconnu. La compétence actuelle des Cours fédérales sur les demandes relatives à la fourniture de « marchandises, matériels ou services » et à l’« équipement d’un navire » (voir al. 22(2) m) et al. 22(2) n) de la L.C.F. ) correspond à la compétence historique en matière d’amirauté qui existait en Angleterre à l’égard des « approvisionnements nécessaires » (Q.N.S., p. 709‑710 et 719‑720, la juge L’Heureux‑Dubé, citant l’affaire The « Neptune » (1834), 3 Hagg. 129, 166 E.R. 354; The Admiralty Court Act, 1840 (R.‑U.), 3 & 4 Vict., c. 65, art. 6; The Admiralty Court Act, 1861 (R.‑U.), 24 Vict., c. 10, art. 4 à 5). Ainsi, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires pouvait intenter une action réelle directement contre le navire pour recouvrer tout montant impayé (Chircop, p. 3 et 386‑390). Il est encore possible de le faire devant la Cour fédérale (voir al. 22(2) m) et 22(2) n) et art. 43  de la L.C.F. ).

[68]                          L’expression « approvisionnements nécessaires » comprenait toute réparation ou tout achat qu’aurait fait le propriétaire prudent d’un navire, comme des ancres, des câbles et des voiles (Q.N.S., p. 710 et 719, citant Argosy Marine Co. c. Le V/M « Jeannot D », [1970] R.C. de l’É. 351; voir aussi W. Tetley, Maritime Liens and Claims (2e éd. 1998), p. 551‑552, 554‑555 et 578‑580, citant Webster c. Seekamp (1821), 4 B. & Ald. 352, 106 E.R. 966 (K.B.), p. 967; E. S. Roscoe, The Admiralty Jurisdiction and Practice of the High Court of Justice (5e éd. 1931), p. 202‑205). Il ne fait aucun doute que les pièces de moteur de navire sont également visées par cette définition (E. C. Mayers, Admiralty Law and Practice in Canada (1916), p. 75, citant The « Flecha » (1854), 1 Sp. Ecc. & Ad. 438, 164 E.R. 252, p. 254; voir aussi Tetley (1998), p. 579, citant Momsen c. The Ship Aurora (1913), 15 R.C. de l’É. 27; Roscoe, p. 204). À cet égard, il convient de souligner les observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hawker Industries Ltd. c. Santa Maria Shipowning & Trading Co., S.A., [1979] 1 C.F. 183, p. 188, une affaire portant sur le remplacement d’un gouvernail :

     Il me reste à dire qu’à mon avis, un contrat pour la réparation d’un navire avarié est, et a toujours été, réputé être un contrat qui doit permettre au navire de continuer à naviguer, à l’instar du contrat qui vise à fournir au navire les « choses nécessaires » et, à mon avis, dire que les opérations visant à permettre à un navire de continuer à naviguer sont du domaine du droit maritime, ce n’est pas trop généraliser. [Nous soulignons.]

[69]                          Il faut reconnaître que la compétence attribuée aux Cours fédérales à l’égard de certaines demandes n’est pas déterminante quant à la portée du droit maritime canadien. Cette attribution ne permet pas non plus d’établir, à elle seule, qu’une matière est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires au point de relever de la compétence législative fédérale. Dans la présente affaire, cependant, les racines historiques de cette compétence montrent que les règles contractuelles fédérales qui s’appliquent à la vente de pièces de moteur de navire — auxquelles peuvent se rattacher les droits réels prévus par la loi — sont étroitement liées à la facilitation d’activités relatives à la navigation et aux bâtiments ou navires.

[70]                          Qui plus est, reconnaître dans la présente affaire que la vente de pièces de moteur de navire fait partie intégrante du domaine de la navigation et des bâtiments ou navires s’accorde avec la jurisprudence de notre Cour. Dans l’arrêt Wire Rope, la Cour a conclu que le droit maritime canadien régissait valablement les différends survenus dans le cadre d’un contrat de remboîtement d’un câble de remorquage sur un navire, notamment la question des garanties d’adaptation à l’usage (p. 367‑368 et 378‑379). La Cour a expressément conclu que « le droit positif concernant ces réclamations relève du pouvoir législatif fédéral aux termes du par. 91.10 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique puisqu’elles se rapportent à la navigation et aux bâtiments ou navires » (p. 379). À notre avis, lorsqu’il s’agit de déterminer à quel point le litige est lié au monde maritime, un contrat de réparation d’un câble de remorquage s’apparente à un contrat d’achat d’un vilebrequin de remplacement.

[71]                          TDI soutient que l’arrêt Wire Rope se distingue de la présente espèce parce que cette affaire portait sur un contrat de services de remboîtement plutôt que sur un contrat de vente de biens. L’importance constitutionnelle de cette distinction nous échappe. À notre avis, il n’y a aucune raison de conclure que la réparation d’une attache est davantage liée à la navigation et aux bâtiments ou navires que la fourniture de pièces de moteur de navire. Si tel était le cas, il s’ensuivrait que, si le câble de remorquage remboîté avait été acheté plutôt que réparé, les règles et principes contractuels en cause n’auraient pas relevé de la compétence législative du Parlement. Et en l’espèce, selon la logique de TDI, le droit maritime canadien aurait pu régir le litige si Wärtsilä avait réparé les pièces de moteur plutôt que fourni des pièces remises à neuf. Là encore, nous doutons qu’une raison de principe justifie de tracer cette ligne. La fourniture de pièces de moteur de navire semble être tout aussi essentielle pour le fonctionnement d’un navire que peut l’être le remboîtement d’un câble pour le remorquage.

[72]                          Par ailleurs, nous ne pouvons retenir l’argument de nos collègues voulant que la présente espèce diffère de l’arrêt Wire Rope au motif que, dans cette affaire, la Cour a considéré que la « compétence de la Cour fédérale relativement à la négligence au cours du remboîtement d’un câble de remorquage provenait directement de la Haute Cour d’Amirauté anglaise » (motifs concordants, par. 185). D’une part, il est bien établi que le par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  n’est pas limité par la compétence historique des cours d’amirauté anglaises. D’autre part, les règles de droit maritime canadien relatives à la vente de pièces de moteur de navire tirent leur origine du droit dont l’application relevait des cours d’amirauté anglaises en raison de la compétence sur les approvisionnements nécessaires que leur conférait l’art. 6 de la loi intitulée The Admiralty Court Act, 1840, soit la disposition invoquée dans l’arrêt Wire Rope. Ces règles reposent également sur l’art. 4 de la loi intitulée The Admiralty Court Act, 1861, qui conférait compétence sur l’« équipement » d’un navire saisi sur ordre de la cour. La Cour de l’Échiquier a exercé sa compétence à l’égard de la fourniture d’un moteur de navire sur ce fondement il y a de cela plus de cent ans (voir Momsen). Par conséquent, même en tenant compte de la compétence historique des cours d’amirauté anglaises, la présente affaire ne peut être distinguée de l’affaire Wire Rope.

[73]                          À cela s’ajoute un autre arrêt pertinent, Bow Valley, qui portait sur des actions en responsabilité délictuelle et contractuelle intentées pour les dommages causés à une plate‑forme pétrolière qui avait été incendiée par suite d’une défaillance du système de réchauffage des conduites. Dans cette affaire, la Cour a conclu que le droit maritime canadien s’appliquait valablement aux questions relatives à la responsabilité délictuelle du fait des produits, y compris aux effets des clauses de limitation de responsabilité (par. 81‑88). Étant donné que le Parlement peut légiférer en matière de responsabilité délictuelle du fait des produits maritimes, il semblerait donc qu’il ait aussi le pouvoir de légiférer relativement à la responsabilité contractuelle découlant de pièces de moteur défectueuses.

[74]                          Enfin, dans l’arrêt Antares Shipping Corporation c. Le navire « Capricorn », [1980] 1 R.C.S. 553, la Cour a conclu qu’un litige découlant de la vente d’un navire relevait de la compétence législative fédérale (p. 559; voir également C. J. Giaschi, The Application of Provincial Statutes to Maritime Matters Revisited, 7 avril 2017 (en ligne), p. 5). Dans la mesure où la vente d’un navire est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, il en est de même de la vente d’un équipement qui est essentiel à son fonctionnement.

[75]                          Nous sommes d’accord avec nos collègues pour dire que l’arrêt Antares ne reflète pas l’état du droit dans la mesure où il laisse croire que l’attribution de compétence à l’al. 22(2) a) de la L.C.F.  crée également des règles de droit substantiel fédéral. Comme nous l’avons expliqué, elle n’a pas cet effet. Cependant, ce n’était pas le seul motif pour lequel la Cour a conclu dans l’arrêt Antares que le droit maritime canadien pouvait valablement régir la vente d’un navire. En effet, la Cour a expressément lié sa conclusion au fait que les cours d’amirauté anglaises avaient eu compétence pour statuer sur toutes les questions de titre et pour faire enquête sur la [traduction] « validité d’une vente alléguée » et « toute autre circonstance qui touchait le droit de propriété sur un navire » (p. 563, citant Roscoe, p. 39; voir aussi Mayers, p. 67). La Cour s’est en outre fondée sur l’arrêt Robillard c. Le voilier St. Roch et Charland (1921), 21 R.C. de l’É 132, p. 147‑148, dans lequel la Cour de l’Échiquier du Canada a annulé un acte de vente en vertu de l’art. 4 de la loi intitulée The Admiralty Court Act, 1840 (Antares, p. 564; voir aussi Chircop, p. 179). À la lumière de cette analyse, nous ne voyons aucune raison de remettre en question la conclusion tirée dans l’arrêt Antares selon laquelle il existe des règles de droit maritime canadien relatives à la vente d’un navire qui relèvent du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[76]                          À notre avis, l’arrêt Quebec and Ontario Transportation Co. c. Le navire « Incan St. Laurent », [1980] 2 R.C.S. 242, n’a pas infirmé l’arrêt Antares (motifs concordants, par. 178). L’arrêt Incan St. Laurent a confirmé — dans un seul paragraphe — la conclusion de la Cour d’appel fédérale voulant que la propriété d’un navire soit régie par les lois du Québec dans le contexte d’une entente d’entreprise conjointe relative à la construction d’un terminal maritime. La Cour d’appel fédérale a conclu que les droits et obligations découlant de l’entente étaient « inséparables » de ceux découlant d’une série de contrats connexes qui comportaient une clause désignant le droit civil du Québec comme étant le droit applicable, et que ce droit devait s’appliquer aux contrats dans leur ensemble (voir Quebec and Ontario Transportation Co. c. Navire « Incan St. Laurent », [1979] 2 C.F. 834, p. 837‑839; voir aussi Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée., [1977] 2 R.C.S. 1054, dans lequel la Cour s’est prononcée sur le droit régissant les contrats).

[77]                          Bien sûr, il existe plusieurs cas où les tribunaux ont appliqué les lois provinciales à la vente de navires (voir, p. ex., Casden c. Cooper Enterprises Ltd. (1993), 151 N.R. 199 (C.A.F.); Salvail Saint-Germain c. Location Holand (1995) ltée, 2017 QCCS 5155). Mais cela n’établit absolument pas que le droit maritime canadien ne peut pas s’appliquer valablement à de telles ventes. Comme le soulignent nos collègues à juste titre (au par. 175), la plupart de ces décisions ne portent pas vraiment sur le partage constitutionnel des compétences, ce qui peut vouloir dire que le droit applicable n’était pas en litige. Quoi qu’il en soit, comme nous l’expliquerons plus loin, les lois provinciales d’application générale sont applicables et opérantes pour ce qui est de la vente de navires (ou de pièces de moteur de navire). Or, cela n’enlève rien à la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. D’ailleurs, plusieurs décisions des Cours fédérales reconnaissent que le droit maritime canadien peut régir la vente et la réparation de navires ou d’équipement naval, p. ex. : La Reine c. Canadian Vickers Ltd., [1976] 1 C.F. 77 (1re inst.), et R. c. Canadian Vickers Ltd., [1980] 1 C.F. 366 (C.A.F.) (contrat de construction d’un navire et défectuosité des génératrices de propulsion d’un brise‑glace); Benson Bros. Shipbuilding Co. (1960) Ltd. c. Mark Fishing Co. Ltd. (1978), 21 N.R. 260 (C.A.F.) (non‑paiement du prix d’achat d’un navire et vices de construction); Upper Lakes Shipping Ltd. c. Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co., (1988), 86 N.R. 40 (C.A.F.) (retards dans la transformation d’un navire); Deveau (I.) Fisheries Ltd. c. Cummins Americas Inc. (1996), 115 F.T.R. 254, et Dome Petroleum Ltd. c. Excelsior Enterprises Inc. (1989), 30 F.T.R. 9 (réparation de pièces de moteur de navire); et Groupe Maritime Verreault Inc. c. Alcan Métal Primaire, 2011 CAF 319, 430 N.R. 124 (services de courtage en vue de l’acquisition de remorqueurs).

[78]                          Pour conclure qu’il n’y a « rien de particulièrement “maritime” concernant la vente de marchandises qui nécessiterait qu’elle tombe sous le coup de la compétence législative du Parlement », nos collègues s’appuient fortement sur l’arrêt Monk (voir les par. 163‑167 et 186). Or, cette décision n’a rien à voir avec la vente de pièces de moteur de navire. L’affaire Monk fait suite à des problèmes survenus au moment où une cargaison d’engrais a été déchargée d’un navire. La Cour a conclu que le déchargement de cette cargaison — y compris la location de grues — était « à juste titre, une affaire maritime » et était donc régi par les règles applicables du droit maritime canadien (p. 799‑800). Toutefois, la Cour a également indiqué que si la réclamation avait porté sur la vente d’engrais, elle aurait été assujettie aux lois provinciales (p. 797). Nous sommes aussi de cet avis : le seul élément de « contexte maritime » concernant la vente était que l’engrais devait être transporté par mer. Le droit maritime canadien ne saurait s’étendre à la vente de toute marchandise simplement parce que les marchandises vendues sont par la suite transportées par mer (O’Connor, p. 14).

[79]                          Cependant, dans la présente affaire, les « marchandises » en cause sont des pièces de moteur de navire qui étaient essentielles à la propulsion d’un bâtiment commercial, et donc à sa navigabilité. Si nos collègues peuvent affirmer que la « vente de marchandises n’implique pas le transport sécuritaire de marchandises, le transport maritime [ou] la navigabilité du navire » (par. 186), c’est uniquement parce qu’ils qualifient trop généralement la matière comme étant la « vente de marchandises dans le contexte maritime » (par. 165). Or, ce n’est pas tant le « contexte » de la vente en cause qui est maritime, mais la nature même des marchandises — qui sont « intégralement liées » à la navigation et aux bâtiments ou navires.

[80]                          En résumé, nous estimons que la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, au point de relever de la compétence législative fédérale. Il s’ensuit que le droit maritime canadien s’applique à cette matière. Cependant, cela ne veut pas dire qu’aucune loi provinciale ne peut tout aussi valablement régir une telle vente.

C.            Le chevauchement entre le droit maritime canadien et le C.c.Q.

[81]                          À notre avis, la Cour d’appel du Québec a commis une erreur lorsqu’elle a tranché la présente affaire après avoir conclu que la matière en cause était intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires. De fait, la conclusion selon laquelle le droit maritime canadien peut régir valablement un litige ne met pas fin à l’analyse lorsqu’il y a chevauchement avec une règle provinciale. Bien que le droit maritime canadien ait des racines historiques profondes, l’analyse du partage des compétences qui s’articule autour de la conception moderne du fédéralisme exprimée par la Cour dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest s’applique au chevauchement entre la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires et les compétences provinciales, tout comme elle s’applique aux autres catégories de sujets énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867 . La Cour d’appel aurait donc dû se demander si la loi provinciale — en l’occurrence, l’art. 1733 C.c.Q. — était valide, applicable et opérante. Après avoir appliqué les doctrines constitutionnelles pertinentes, nous concluons que la règle exprimée dans le C.c.Q. régit l’affaire.

(1)          L’application concurrente de lois fédérales et provinciales

[82]                          Nul ne conteste la validité des dispositions du C.c.Q. relatives aux contrats de vente. La vente de marchandises est une matière qui relève clairement de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils prévue au par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . En tant que « loi d’application générale », le C.c.Q. a « une multitude d’effets juridiques et pratiques », dont l’un pourrait être de réglementer les contrats de vente de pièces de moteur de navire (voir Rogers, par. 48). Le simple fait que cette matière relève de la compétence relative à la navigation et aux bâtiments ou navires ne compromet pas la validité des dispositions pertinentes du C.c.Q.

[83]                          Comme l’a fait observer le Comité judiciaire il y a longtemps, bien que les compétences attribuées par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867  soient exclusives, [traduction] « le langage de ces dispositions et des divers chefs de compétence qu’elles comportent ne peut évidemment être interprété comme ayant été conçu de manière à tracer les contours précis d’un système logique parfait » (John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330 (C.P.), p. 338; voir aussi Monahan, Shaw et Ryan, p. 113‑114). De ce fait, les chevauchements sont une caractéristique inévitable — et légitime — du système fédéral canadien (voir Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 180‑181; Banque canadienne de l’Ouest, par. 36 et 42; Lederman, p. 184‑185).

[84]                          Plus particulièrement, la théorie du double aspect reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale et l’autre, d’une compétence fédérale (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 185, les juges LeBel et Deschamps; Banque canadienne de l’Ouest, par. 30; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 66; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59, p. 65; Mundell, p. 923; Brun, Tremblay et Brouillet, p. 466‑467). Il arrive parfois que l’on trouve des règles de droit semblables traitant des mêmes situations factuelles dans la législation des deux ordres de gouvernement. Cela s’explique par le fait que leurs caractéristiques fédérales et provinciales — les deux perspectives différentes — sont légitimes, de sorte qu’« il semble n’y avoir aucune raison, au moment d’en examiner la validité [constitutionnelle], d’en rejeter une et de conserver l’autre » (Multiple Access, p. 182; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113, par. 47‑50; Rogers, par. 50 (les juges Wagner et Côté) et 115 (le juge Gascon, motifs concordants quant au résultat); voir aussi Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 765‑766; O’Grady c. Sparling, [1960] R.C.S. 804, p. 811‑812; Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117, p. 130; Régimbald et Newman, p. 191‑194).

[85]                          Dans la présente affaire, la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial — en tant que situation de fait — présente un double aspect. On peut l’aborder à la fois selon la perspective générale de la réglementation de la vente de marchandises, qui constitue un exercice de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, et selon la perspective plus étroite de l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Autrement dit, la législature du Québec et le Parlement fédéral ont tous deux « un intérêt impérieux » à adopter des règles de droit concernant différents aspects de la même activité ou matière (voir Lafarge, par. 4). Les deux ensembles de règles et de principes contractuels sont donc valides, ce qui veut dire que le C.c.Q. peut régir la vente de pièces de moteur de navire dont il est question en l’espèce à moins qu’une question d’applicabilité ou d’opérabilité se pose.

(2)          L’applicabilité et l’opérabilité des dispositions du C.c.Q.

[86]                          Lorsqu’elle applique des doctrines constitutionnelles, la Cour préfère adopter une approche souple — qui permet dans bien des cas aux deux ordres de gouvernement d’agir — plutôt que de créer « des compartiments étanches » (voir Rogers, par. 37 (les juges Wagner et Côté) et 85 (le juge Gascon, motifs concordants quant au résultat); Banque canadienne de l’Ouest, par. 36; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 8). Cette conception du fédéralisme reconnaît qu’il serait souvent impossible pour un ordre de gouvernement de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles sans incidence sur les matières qui relèvent de la compétence législative de l’autre ordre de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, par. 29; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 15; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, la juge en chef McLachlin, par. 139; Brun, Tremblay et Brouillet, p. 465).

[87]                          À l’instar des autres compétences exclusives, la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas « étanche » et demeure assujettie à cette conception souple du partage des compétences (Lafarge, par. 1 et 4). Dans l’arrêt Lafarge, rendu le même jour que l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, les juges Binnie et LeBel ont appliqué la nouvelle formulation de l’analyse du partage des compétences afin de résoudre un conflit entre la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires et un règlement municipal pris en vertu de la compétence provinciale. Comme ils l’ont écrit, un texte législatif provincial valide pourra avoir des effets accessoires sur un chef de compétence fédérale — en l’occurrence la navigation et les bâtiments ou navires — à moins qu’il soit conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ou celle de la prépondérance fédérale s’applique :

     Comme nous l’avons vu dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, dans certaines circonstances, les compétences d’un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements, même accessoires, de l’autre ordre de gouvernement. C’est ce qu’on appelle la doctrine de l’exclusivité des compétences, qui constitue une exception à la règle ordinaire selon laquelle la législation dont le caractère véritable relève de la compétence du législateur qui l’a adoptée pourra, au moins dans une certaine mesure, toucher des matières qui ne sont pas de sa compétence sans nécessairement perdre sa validité constitutionnelle. Ainsi, il est tout à fait légitime que la Planning Act provinciale, dont le caractère véritable relève des « institutions municipales dans la province » (Loi constitutionnelle de 1867 , par. 92(8) ), de « [l]a propriété et [d]es droits civils dans la province » (par. 92(13)) et des « matières d’une nature purement locale ou privée » (par. 92(16)), produise des « effets accessoires » sur des matières dont elle traite, bien que ceux‑ci relèvent sous d’autres rapports de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires, pourvu que (i) la doctrine de l’exclusivité des compétences ou (ii) la doctrine de la prépondérance fédérale n’interdisent pas de tels « effets accessoires ». [Nous soulignons; référence omise; par. 41.]

[88]                          Dans l’arrêt Succession Ryan, la Cour a confirmé que l’approche exposée dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest quant au partage des compétences s’appliquait à la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. S’exprimant au nom de la Cour, les juges LeBel et Karakatsanis ont conclu que l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest avait supplanté la jurisprudence antérieure traitant de l’interaction entre les règles du droit maritime canadien et les lois provinciales :

     Nous reconnaissons que, dans l’arrêt Ordon, notre Cour a jugé que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’applique lorsqu’une loi provinciale d’application générale a pour effet de réglementer indirectement un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime. Toutefois, cet arrêt a précédé les affaires Banque canadienne de l’Ouest et COPA, où la Cour a précisé l’analyse à deux volets concernant l’exclusivité des compétences et indiqué que l’empiétement reproché devait non seulement « toucher » le cœur de la compétence en cause, mais « entraver » l’exercice de celle‑ci. Par conséquent, ni l’analyse élaborée dans Banque canadienne de l’Ouest et COPA, ni le degré d’empiétement requis aujourd’hui pour déclencher l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences n’ont été appliqués dans Ordon : voir Ordon, par. 81. [Nous soulignons; par. 64.]

[89]                          Partant, les doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale doivent s’appliquer à la navigation et aux bâtiments ou navires de la même façon que dans tous les cas de partage des compétences. Comme nous l’expliquerons, nous estimons que les faits de l’espèce ne commandent pas l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences ni de celle de la prépondérance fédérale. Par conséquent, la règle prévue à l’art. 1733 C.c.Q. est applicable et opérante pour ce qui est de l’affaire qui nous occupe. À notre avis, cette approche illustre bien le rapport qui doit exister entre les pouvoirs fédéral et provincial.

a)              Exclusivité des compétences

[90]                         Suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences, le contenu essentiel des chefs de compétence exclusive prévus dans la Loi constitutionnelle de 1867  peut être protégé contre les effets d’une loi valablement adoptée par l’autre ordre de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, par. 33‑34; Rogers, par. 59; COPA, par. 26). S’il est conclu que la doctrine s’applique, les dispositions contestées demeurent valides, mais sont déclarées inapplicables aux matières qui relèveraient du contenu essentiel de la compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement.

[91]                         Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour a tenté de limiter l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences, notamment parce qu’elle était contraire à la notion de fédéralisme souple maintenant au cœur de l’analyse du partage des compétences (par. 42; Rogers, par. 60). Elle n’a cependant pas écarté cette doctrine, qui continue de faire partie du droit canadien (Banque canadienne de l’Ouest, par. 48 et 50; COPA, par. 58; Rogers, par. 119, le juge Gascon, motifs concordants quant au résultat).

[92]                         Deux conditions doivent être réunies pour que la doctrine s’applique. Premièrement, la disposition contestée doit empiéter sur le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusive prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 . Deuxièmement, cet empiétement doit entraver l’exercice d’une activité relevant du contenu essentiel du chef de compétence (Banque canadienne de l’Ouest, par. 48 et 50; COPA, par. 27 et 42‑43; Rogers, par. 59).

[93]                         À la première étape de l’analyse, nous devons commencer par déterminer ce que comprend le contenu essentiel du chef de compétence. Cette notion correspond au « contenu minimum élémentaire et irréductible » de la compétence législative en cause (Bell Canada, p. 839), lequel est « nécessaire pour garantir la réalisation efficace de l’objectif pour lequel la compétence a été attribuée » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 50). Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour a déclaré que la doctrine de l’exclusivité des compétences devrait, en général, être appliquée seulement dans les situations déjà traitées dans la jurisprudence, ce qui veut dire concrètement que nous ne l’appliquerons pas normalement pour protéger le contenu essentiel des compétences législatives qui n’a pas déjà été défini dans notre jurisprudence (par. 77‑78; COPA, par. 36; Rogers, par. 61).

[94]                         En l’espèce, nous ne trouvons aucun précédent qui permette de croire que les questions contractuelles soulevées par la demande de TDI touchent au contenu essentiel du chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Nous ne sommes pas non plus convaincus que le contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires puisse ou doive être défini de manière à englober nécessairement les questions contractuelles relatives à la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial. Pour cette raison, nous refusons d’appliquer la doctrine de l’exclusivité des compétences de façon à rendre l’art. 1733 C.c.Q. inapplicable à de telles affaires maritimes.

[95]                         Il est vrai que la Cour a déjà conclu que des affaires semblables étaient suffisamment liées à la navigation et aux bâtiments ou navires pour que s’appliquent valablement les règles du droit maritime canadien (voir, p. ex., Wire Rope, p. 377 et 379), mais ces affaires ne sauraient constituer des précédents définissant le contenu essentiel du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . À cet égard, nous souscrivons à l’observation du procureur général de l’Ontario selon laquelle [traduction] « [c]e qui est “intégral” ne correspond pas à ce qui est “essentiel” » (mémoire de l’intervenant, par. 19). Comme l’ont écrit les juges Binnie et LeBel dans l’arrêt Lafarge, « [p]ar définition, ce qui est “vital” ou “essentiel” ne correspond pas nécessairement à chaque élément d’une entreprise constituée en société sous le régime d’une loi fédérale ou assujettie à la réglementation fédérale » (par. 42). Appliquer la doctrine de l’exclusivité des compétences sur le fondement d’arrêts tel que Wire Rope reviendrait à élargir considérablement la doctrine et à revenir aux compartiments étanches décrits par lord Atkin dans l’arrêt Attorney General for Canada c. Attorney General for Ontario, [1937] A.C. 326 (C.P.), p. 354, ce qui irait à l’encontre de la jurisprudence bien établie sur le partage des compétences. Pour appliquer la doctrine de l’exclusivité des compétences, nous devons définir les éléments essentiels et vitaux du chef de compétence en cause en nous reportant à notre jurisprudence. Cette définition est nécessairement plus étroite que celle de la portée de la compétence, qui ressort ici du test du lien intégral.

[96]                         Dans l’arrêt Succession Ordon, la Cour a jugé que le contenu essentiel de la navigation et des bâtiments ou navires englobait les questions de négligence en matière maritime. Comme l’ont expliqué les juges Iacobucci et Major, la négligence en matière maritime est au cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires parce qu’il est essentiel d’établir un ensemble cohérent et uniforme de règles particulières afin de réglementer la conduite de ceux qui exercent des activités maritimes :

     Cette règle plus générale de l’inapplicabilité constitutionnelle des lois provinciales est essentielle pour répondre aux questions constitutionnelles en cause dans les présents pourvois. Les règles relatives à la négligence du droit maritime sont un élément du contenu essentiel de la compétence du Parlement sur le droit maritime. L’établissement de la norme applicable, des éléments et des conditions en matière de responsabilité pour négligence des navires ou des personnes qui en répondent est depuis longtemps un aspect essentiel du droit maritime, et l’attribution au fédéral de la compétence exclusive sur la navigation et les expéditions par eau visait sans aucun doute à exclure la compétence provinciale sur les règles relatives à la négligence, entre autres matières maritimes. Comme nous le verrons plus loin, de solides raisons militent en faveur de l’uniformité des règles relatives à la négligence en droit maritime canadien. De plus, les règles et principes spéciaux applicables en matière d’amirauté régissent la question de la négligence sur les eaux d’une façon particulière, s’attachant à la « bonne navigation » et à d’autres questions proprement maritimes. Les règles relatives à la négligence du droit maritime peuvent être considérées comme une partie intégrante de ce qui constitue la « spécificité fédérale » du droit maritime, pour reprendre l’expression employée par le juge Beetz dans Bell Canada. [Référence omise; par. 84.]

[97]                         Contrairement à ce que suggère Wärtsilä, le même raisonnement ne s’applique pas aux questions contractuelles soulevées par la demande de TDI. En fait, les parties averties qui ont conclu un contrat de vente d’équipement destiné à un navire commercial peuvent en général déterminer à l’avance quel ensemble de règles de droit régira leur contrat en cas de conflit. Dans ce contexte, bien qu’il puisse être avantageux pour les parties d’opter pour un ensemble de règles fédérales adaptées aux réalités pratiques des joueurs commerciaux dans le secteur maritime, rien ne les oblige à le faire. Comme l’a écrit le juge en chef Laskin dans l’arrêt Tropwood, il est en effet possible que, dans l’exercice de sa compétence concurrente sur les affaires maritimes, la Cour fédérale doive appliquer le droit étranger choisi par contrat (p. 166‑167). À notre avis, il ressort clairement de ce qui précède que, contrairement à ce qui était nécessaire pour la négligence en matière maritime, il n’est pas essentiel à l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires qu’un seul ensemble de règles de droit — le droit maritime canadien — réglemente ces contrats. En l’espèce, si les parties avaient désigné expressément le C.c.Q. dans la clause de leur contrat portant sur la détermination du droit applicable, il n’aurait fait aucun doute que celui‑ci régirait le présent litige et aucune analyse sur le partage des compétences ne serait nécessaire.

[98]                         Nous concluons donc que l’exclusivité des compétences ne s’applique pas en l’espèce. Nous nous penchons maintenant sur la prépondérance fédérale.

b)             Prépondérance fédérale

[99]                         Selon la doctrine de la prépondérance fédérale, lorsque des lois provinciales et fédérales valides sont incompatibles, la loi fédérale l’emporte et la loi provinciale est déclarée inopérante dans la mesure du conflit (Banque canadienne de l’Ouest, par. 69; Moloney, par. 16; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 15).

[100]                     Cette doctrine a évolué avec le temps et elle englobe maintenant deux types de conflits entre les lois fédérales et provinciales : le conflit d’application et l’incompatibilité d’objet. Le conflit d’application survient lorsqu’il est impossible de respecter simultanément les deux lois, alors que l’incompatibilité d’objet se rapporte à l’effet de la loi provinciale sur les objectifs de la loi fédérale (Banque canadienne de l’Ouest, par. 71‑73; Lafarge, par. 77; COPA, par. 64; Lemare Lake, par. 18‑19; Moloney, par. 18).

[101]                     À notre avis, l’affaire en l’espèce ne présente pas de conflit entre un texte législatif provincial et un texte législatif fédéral qui ferait intervenir la doctrine de la prépondérance fédérale. Les règles du droit maritime canadien qui pourraient être applicables en l’espèce sont non statutaires; elles s’apparentent à la common law et ont été élaborées par les tribunaux au cas par cas. À ce titre, elles ne peuvent prévaloir sur une loi provinciale valide (Succession Ryan, par. 66‑67; Brun, Tremblay et Brouillet, p. 478). La doctrine de la prépondérance fédérale vise à ce que l’intention du législateur fédéral l’emporte en cas de conflit avec une loi provinciale valide, que l’incompatibilité soit décrite comme étant un conflit d’application ou une incompatibilité d’objet. Dans l’arrêt Multiple Access, le juge Dickson a expliqué qu’un simple dédoublement de la même règle ne ferait pas intervenir la doctrine de la prépondérance puisque l’intention du Parlement ne serait pas touchée :

        Il n’y a pas vraiment incompatibilité dans le cas de dispositions qui se répètent simplement, puisqu’il n’importe pas de savoir quelle loi est appliquée; le but visé par le Parlement sera atteint, peu importe la loi sur laquelle se fonde le recours; l’application de la loi provinciale n’a pas pour effet d’écarter l’intention du Parlement. [p. 190]

[102]                     Dans les décisions subséquentes à l’arrêt Multiple Access, la Cour a systématiquement décrit la doctrine de la prépondérance fédérale en fonction de l’intention du législateur fédéral, ce qui l’a amenée à étendre la doctrine à un autre type de conflit fondé sur l’incompatibilité d’objet. Dans l’arrêt Hall, le juge La Forest s’est demandé s’il y avait un conflit d’application « en ce sens que l’intention du Parlement risque d’être écartée » et il a conclu qu’« obliger la banque à respecter la loi provinciale, c’est écarter l’intention du Parlement » (p. 152‑153). Dans l’arrêt Mangat, le juge Gonthier a affirmé qu’« [i]l y a conflit d’application lorsque l’application de la loi provinciale a pour effet de déjouer l’intention du Parlement » et que cela constituait la « raison d’être de l’application de la règle de la prépondérance » (par. 69‑70). La Cour a exprimé la même opinion dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 14 : « . . . le principe dominant à tirer de [Multiple Access] et des décisions subséquentes signifie qu’une loi provinciale ne doit pas entraver la réalisation de l’objet d’une loi fédérale, soit en rendant impossible le respect de celle‑ci, soit par tout autre moyen. En ce sens, l’impossibilité de se conformer aux deux textes suffit pour établir l’incompatibilité, mais ce n’est pas le seul critère. » Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt COPA, le rôle central de l’intention du Parlement est ce qui différencie principalement les doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance : « Contrairement à la doctrine de l’exclusivité des compétences, laquelle se rapporte à la portée de la compétence fédérale, celle de la prépondérance fédérale se rapporte à la façon dont la compétence est exercée » (par. 62 (en italique dans l’original)).

[103]                     À notre avis, il serait contraire à l’objet de la doctrine de la prépondérance fédérale de déclarer que les règles non statutaires du droit maritime canadien peuvent l’emporter sur des lois provinciales valides. Ces règles sont créées par des tribunaux ayant compétence en matière d’amirauté, non par le Parlement. Conclure qu’elles ont préséance sur une loi valide perturberait l’interaction qui doit exister dans les régimes de common law entre les règles créées par les tribunaux et celles adoptées par les autorités législatives (voir Sullivan, p. 537), en plus de soulever de sérieuses questions concernant le partage des compétences. De même, nous rejetons la proposition voulant que les règles contenues dans les lois anglaises puissent avoir prépondérance sur des lois provinciales valides seulement parce qu’elles ont été appliquées par les cours d’amirauté canadiennes ou anglaises jusqu’en 1934. Pour ce seul motif, nous refusons de rendre inopérant l’art. 1733 C.c.Q. en raison de son incompatibilité avec la règle contenue dans la Sale of Goods Act, 1893 (R.‑U.), 56 & 57 Vict., c. 71, qui permet de limiter la responsabilité du vendeur.

[104]                     Nous ne souscrivons pas non plus à la position adoptée par Wärtsilä, selon laquelle l’art. 2  de la L.C.F.  rend l’art. 1733 C.c.Q. inopérant (mémoire des intimées, par. 107‑108). L’article 2 a pour effet de décrire le contenu substantiel du droit maritime canadien, dont une grande partie est non statutaire et en constante évolution; cela ne veut pas dire que le droit maritime canadien, dans son ensemble, a préséance sur les lois provinciales.

[105]                      En premier lieu, nous ne pouvons inférer de l’exercice par le Parlement de sa compétence dans un domaine particulier que celui‑ci a l’intention d’occuper exclusivement tout le champ, s’il n’y a aucun texte de loi clair à cet effet (Banque canadienne de l’Ouest, par. 74; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725, par. 72). En l’espèce, le libellé de l’art. 2  de la L.C.F.  n’indique en rien que le Parlement entendait écarter l’application de lois provinciales valides. En deuxième lieu, et peut‑être plus fondamentalement, l’art. 2 ne change pas la nature des règles non statutaires qu’il décrit comme faisant partie du droit maritime canadien et pour cette raison, il ne peut déclencher l’application de la doctrine de la prépondérance de la façon dont le suggère Wärtsilä. Autrement dit, la prépondérance de l’intention législative fédérale sur l’intention législative provinciale dans certaines circonstances ne peut s’étendre, par l’effet d’une disposition telle que l’art. 2  de la L.C.F. , aux règles de droit élaborées par les tribunaux ayant compétence en matière d’amirauté au Canada. En conséquence, la doctrine de la prépondérance fédérale ne s’applique pas en l’espèce.

[106]                      L’article 1733 C.c.Q. est donc opérant et régit le litige opposant TDI et Wärtsilä puisqu’il l’emporte sur le droit maritime canadien non statutaire conformément au principe de la primauté d’un texte législatif. L’analyse aurait été différente si le Parlement avait adopté une loi ou un règlement valide visant à réglementer la matière conformément à sa compétence législative sur la navigation et les bâtiments ou navires. Dans un tel cas, les tribunaux auraient dû appliquer la doctrine de la prépondérance fédérale et établir s’il y avait incompatibilité entre les règles fédérales et provinciales. Or, comme il n’existe pas de loi ou de règlement fédéral valide qui vise à régir la présente action, nous estimons que rien n’empêche l’application du C.c.Q. ou de toute autre loi provinciale.

III.         Conclusion

[107]                      Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant la Cour et devant les juridictions inférieures, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel du Québec et de rétablir les conclusions de la juge de première instance qui se trouvent aux par. 108 à 110 de ses motifs.

                    Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Abella et Brown rendus par

                    Le juge en chef et le juge Brown —

I.               Introduction

[108]                      La question en litige dans le présent pourvoi est celle de savoir si les demandes découlant d’un contrat relatif à la vente de pièces d’un moteur de navire concernent, de par leur caractère véritable, des questions relevant du par. 91(10) (« la navigation et les bâtiments ou navires (shipping) ») ou du par. 92(13) (« la propriété et les droits civils ») de la Loi constitutionnelle de 1867 . Parce qu’il soumet à notre examen l’étendue de la compétence législative fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires visée au par. 91(10), le présent pourvoi permet également à la Cour de réexaminer sa décision dans l’affaire ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, ainsi que d’autres décisions qui ont parfois été considérées comme suggérant une démarche distincte visant à établir si une question relève de ce chef de compétence. Comme nous le verrons plus loin, les questions sur le partage des compétences soulevées dans le présent pourvoi doivent être tranchées de la même manière qu’elles le sont relativement à tout autre chef de compétence, soit au moyen de l’application du critère du caractère véritable. Nous reconnaissons que nos collègues expriment une opinion différente sur l’analyse du partage des compétences. Sur cette question, nous prenons des trajectoires différentes.

[109]                      Comme nous l’expliquerons également, les matières qui, de par leur caractère véritable, sont visées par le par. 91(10) ne peuvent être établies simplement par l’examen des catégories de demandes définies par le législateur comme relevant du « droit maritime canadien » conformément à l’art. 22  de la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7  (« LCF  »). Le législateur ne peut définir la portée constitutionnelle de son propre pouvoir législatif. Bien que la demande en l’espèce touche à des questions relatives à la navigation et aux bâtiments ou navires, elle concerne, de par son caractère véritable, une matière relevant de la propriété et des droits civils, à l’égard de laquelle l’Assemblée nationale du Québec a le pouvoir exclusif de légiférer. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi. Le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») régit les demandes des appelantes.

II.            Contexte

A.           Faits

[110]                      Les appelantes, Transport Desgagnés inc., Desgagnés Transarctik inc. et Navigation Desgagnés inc. (ensemble, « TDI ») constituent un conglomérat de marine marchande canadienne qui exploite une flotte de navires dans les eaux canadiennes et internationales. L’un des navires de TDI est le NM Camilla Desgagnés (« Camilla »). En octobre 2006, pendant que le Camilla était en activité au Nunavut, un accident a endommagé le vilebrequin et l’assise de son moteur principal. TDI a consulté les intimées, Wärtsilä Canada Inc. et Wärtsilä Netherland B.V. (ensemble, « Wärtsilä »), des sociétés affiliées qui exercent des activités de fabrication et de fourniture de moteurs de navires et de systèmes de propulsion. Au final, plusieurs réparations ont été proposées, et TDI a choisi d’acquérir auprès de Wärtsilä un vilebrequin remis à neuf assemblé sur une nouvelle assise de moteur comportant divers paliers et boulons ajustés, ainsi que des nouvelles bielles de type marin, au coût de 1 175 000 $. La juge de première instance a déclaré que le contrat avait été conclu à Montréal, au Québec (2015 QCCS 5514, par. 32 (CanLII)).

[111]                      Le contrat était assorti d’une garantie de six mois, et la responsabilité de Wärtsilä y était limitée à [traduction] « cinquante mille euros (50 000 €) » (d.a., p. 88).

[112]                      Suivant la réception par TDI du vilebrequin et de l’assise de moteur de Wärtsilä, les employés de TDI les ont installés et le Camilla a pu reprendre du service en février 2007. Le 27 octobre 2009 (donc bien après l’expiration de la garantie), le moteur principal du Camilla a subi un bris majeur en raison d’un vice caché dans le vilebrequin. TDI a intenté une action en dommages‑intérêts contre Wärtsilä pour les pertes de profits pendant la période où le Camilla était hors service. Le montant de la réclamation a été établi à 5 661 830,33 $.

[113]                      Les parties conviennent que le bris du moteur était attribuable au serrage insuffisant d’un écrou. En raison de tensions causées par ce manque de serrage, l’écrou a cassé, ce qui a fait en sorte que des matériaux ont volé en éclats dans le moteur principal, causant ainsi des dommages importants. Lors du procès, TDI a soutenu que le vilebrequin comportait un vice caché. Wärtsilä a nié cette allégation, affirmant qu’il aurait été impossible que le moteur du Camilla fonctionne plus de 13 500 heures suivant l’installation du vilebrequin si celui‑ci avait comporté un vice caché. Wärtsilä a plutôt fait valoir que les employés de TDI avaient desserré l’écrou durant les travaux d’entretien. Ce point a fait l’objet de débats vigoureux lors du procès. La juge de première instance a finalement conclu que le vilebrequin vendu par Wärtsilä comportait bien un vice caché, et que ce vice avait causé les dommages au Camilla. Cette conclusion n’a pas été portée en appel.

[114]                      Le litige entre les parties porte sur la question de savoir si le droit applicable à la réclamation de TDI en dommages‑intérêts pour les pertes de profits est le droit maritime canadien ou les dispositions du C.c.Q. relatives à la vente. Dans l’hypothèse où ces dernières s’appliquent, l’effet combiné des art. 1729 et 1733 du C.c.Q. empêcherait Wärtsilä, en sa qualité de « vendeur professionnel », de limiter sa responsabilité relative au vice caché, ce qui ferait en sorte qu’elle serait responsable pour le plein montant des dommages-intérêts. À l’inverse, si le droit maritime canadien devait s’appliquer, Wärtsilä croit qu’elle serait justifiée d’invoquer la clause contractuelle de limitation de responsabilité. TDI affirme toutefois que l’application du droit maritime canadien n’empêcherait pas nécessairement l’application accessoire du droit québécois à sa demande.

B.            Décisions des juridictions inférieures

(1)          Cour supérieure du Québec — 2015 QCCS 5514

[115]                      Pour décider si la demande relève du droit maritime canadien ou du C.c.Q., la juge de première instance s’est demandé si [traduction] « l’activité en cause [était] intégralement liée aux affaires maritimes au point où il [était] nécessaire en pratique que le Parlement ait compétence en la matière pour dûment exercer sa compétence législative sur la navigation et les bâtiments ou navires » (par. 24 (soulignement omis)). À son avis, bien que le litige relatif à la vente du vilebrequin et de l’assise du moteur se rattachait à des activités maritimes, il n’était pas intégralement lié à ces activités. Il ne portait pas, par exemple, sur les bâtiments ou navires, la navigabilité, la navigation, le droit de l’amirauté ou les conventions maritimes internationales. Elle n’a pas jugé non plus qu’il était nécessaire en pratique que des lois fédérales uniformes dictent les règles applicables aux contrats concernant la vente de pièces de moteur de navires. La possibilité que ces règles varient d’une province à l’autre ne constituait pas une entrave aux activités liées à la navigation et aux bâtiments ou navires. En conséquence, le litige était régi par le C.c.Q., et Wärtsilä était responsable du plein montant des dommages‑intérêts.

(2)          Cour d’appel du Québec — 2017 QCCA 1471

a)              Juges majoritaires (les juges Mainville et Healy)

[116]                      Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel en partie, concluant que la demande de TDI était régie par le droit maritime canadien, au sens des art. 2  et 22  de la LCF , que le droit maritime canadien régissait donc le litige, et que Wärtsilä était justifiée d’invoquer la limitation de responsabilité. Les juges majoritaires se sont appuyés sur les al. 22(2) m) et n) de la LCF , selon lesquels une demande « relative à des marchandises, matériels ou services fournis à un navire pour son fonctionnement ou son entretien » ou « fondée sur un contrat de construction, de réparation ou d’équipement d’un navire » relève de la compétence concurrente de la Cour fédérale en matière de droit maritime canadien. De l’avis des juges majoritaires, ces dispositions comprenaient toute demande découlant du contrat conclu entre TDI et Wärtsilä et, en l’absence de contestation constitutionnelle, elles étaient déterminantes sur l’issue du litige.

[117]                      Les juges majoritaires ont conclu que la juge de première instance avait commis une erreur en ne renvoyant pas à ces dispositions, ni même à la LCF , et en analysant plutôt l’applicabilité du droit maritime canadien [traduction] « dans un vide législatif » (par. 91 (CanLII)). Ils ont souligné que la réparation et la fourniture de pièces de moteur d’un navire sont à l’évidence intrinsèquement liées à sa navigabilité, et sont donc directement et intégralement liées à la navigation et aux bâtiments ou navires. Les réparations d’un navire sont essentielles à son fonctionnement sur l’eau (navigation) et au déplacement des marchandises d’un port à l’autre pour livrer les cargaisons (bâtiments ou navires (shipping)). L’application du droit maritime canadien n’était donc [traduction] « pas arbitraire » (par. 96), compte tenu de la mobilité des navires, de la difficulté de déterminer qui en sont les propriétaires, de la nécessité pour les fournisseurs de services et de pièces de savoir de quelles garanties de paiement ils disposent, et de la nécessité pour les exploitants des navires d’obtenir des réparations urgentes. Le droit maritime canadien doit être appliqué uniformément partout au Canada, quel que soit le tribunal compétent dans une affaire donnée (par. 105).

[118]                      En conséquence, de l’avis des juges majoritaires, le litige était régi par le droit maritime canadien. Conformément à celui‑ci, Wärtsilä était justifiée d’invoquer la clause contractuelle de limitation de responsabilité, en dépit du vice caché. Sa responsabilité était donc limitée à 50 000 €, convertis en dollars canadiens.

b)             Dissidence (le juge Vézina)

[119]                      Le juge Vézina a essentiellement adopté l’analyse de la juge de première instance sur la question de savoir si le litige était régi par le droit maritime canadien ou par le C.c.Q. Pour qualifier le contrat conclu entre TDI et Wärtsilä, il a estimé que l’intention commune des parties était pour « l’acheteur de payer [. . .] pour un vilebrequin fonctionnel et pour le vendeur de lui assembler et livrer un tel vilebrequin » (par. 52 (CanLII)). En outre, à son avis, le jugement 9171‑7702 Québec inc. c. Canada, 2013 CF 832, où la Cour fédérale a conclu que le contrat de vente d’un navire était régi par le droit civil québécois, et non par le droit maritime canadien, s’appliquait. Le C.c.Q. s’appliquait, et Wärtsilä n’était donc pas justifiée d’invoquer la clause contractuelle de limitation de responsabilité, de sorte que TDI avait droit au plein montant des dommages‑intérêts.

III.         Analyse

A.           Le partage des compétences au Canada

[120]                      Le litige peut être résumé de la façon suivante. Selon Wärtsilä, la demande de TDI concerne la défaillance d’une pièce d’équipement de bateau attribuable à des vices cachés et est régie par « un ensemble de règles de droit fédérales uniformes qui, collectivement, est appelé le droit maritime canadien » (Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1289). En conséquence, la matière en cause relève de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires (par. 91(10)). En revanche, TDI affirme que sa demande fait intervenir les obligations de garantie du vendeur contre les vices cachés, une matière qui, compte tenu des faits du présent pourvoi, est régie par les dispositions du C.c.Q. relatives à la vente et relève de la compétence législative des provinces sur la propriété et les droits civils (par. 92(13)).

[121]                      Les litiges concernant le partage des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867  n’ont certes rien de nouveau. Et dans chaque litige, les tribunaux sont appelés à « contrôle[r] les bornes de la souveraineté propre des deux gouvernements » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 56, citant l’arrêt Northern Telecom Canada Ltée c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada, [1983] 1 R.C.S. 733, p. 741). Le critère que doivent toujours appliquer les tribunaux canadiens pour ce faire — soit le critère qui permet d’établir si une loi ou une demande relève d’un chef précis de compétence législative fédérale ou provinciale — est celui du caractère véritable (Whitbread, p. 1286; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 26; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, p. 450; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 16; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 52).

[122]                      L’application du critère du caractère véritable commence normalement par la qualification de la loi ou de la disposition contestée afin qu’elle soit rattachée à un chef de compétence (Bande Kitkatla, par. 52). Il en est ainsi parce que, dans la plupart des affaires où ils ont dû appliquer le critère du caractère véritable, les tribunaux étaient appelés à examiner une loi édictée par le Parlement ou une législature provinciale, et le litige opposant les parties portait sur la question de savoir si cette loi relevait ou non de la compétence de l’organisme qui l’a adoptée. Dans l’arrêt Whitbread, par exemple, la Cour devait décider si certaines dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S‑9, touchaient, en raison de leur caractère véritable, à la navigation et aux bâtiments ou navires ou à la propriété et aux droits civils.

[123]                      Or en l’espèce, nous ne sommes pas appelés à rattacher une loi à l’un ou l’autre de ces chefs de compétence. Nous sommes plutôt invités à nous prononcer sur une demande — c.‑à‑d., la demande de TDI en dommages‑intérêts pour la perte de profits découlant de l’achat auprès de Wärtsilä d’un vilebrequin remis à neuf comportant un vice caché. L’analyse du partage des compétences nous oblige donc à cerner la matière de la demande, qu’il faut néanmoins rattacher à l’un des chefs de compétence énoncés dans la Constitution.

[124]                      Nous ne voyons aucune controverse à cet égard. Le critère du caractère véritable permet aux tribunaux de dégager la matière en cause afin de déterminer le chef de compétence auquel elle doit être rattachée (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 1, p. 15‑7). Que la matière soit soulevée par une loi ou par une demande ne change pas l’ordre de gouvernement qui a le pouvoir constitutionnel de légiférer à l’égard de cette matière. Et, dans bien des cas, le fait de dégager la matière en cause permettra de la rattacher sans difficulté à un chef de compétence. Comme l’explique Peter Hogg, [traduction] « la détermination de la “matière” d’une loi permet souvent de régler efficacement la question de sa validité, ramenant à une simple formalité le rattachement de la matière à une catégorie de sujets » (p. 15‑8). Il en va de même lorsqu’une matière est soulevée dans le cadre d’une demande.

[125]                      Il est souvent nécessaire d’examiner la demande, plutôt qu’une loi, pour déterminer la matière en cause dans les cas où une partie allègue (comme c’est le cas en l’espèce) que la matière relève de la compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Comme dans le présent pourvoi, une bonne partie du droit sur lequel se fondent les parties et les tribunaux dans les affaires portant sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas de nature législative (C. J. Giaschi, The Application of Provincial Statutes to Maritime Matters Revisited, 7 avril 2017 (en ligne), p. 22), conformément aux « principes non législatifs qui ont été incorporés au droit maritime canadien et formulés par les tribunaux canadiens » (Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 71).

[126]                      L’exemple le plus important de l’examen mené par notre Cour à l’égard d’une demande pour déterminer la matière en cause est l’affaire ITO. Dans cette affaire, la demande portait sur « la négligence dont aurait fait preuve un manutentionnaire acconier dans l’entreposage à court terme de marchandises » (p. 774‑775). Le juge McIntyre a conclu que la question soulevée par la demande était de nature maritime et relevait donc du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  (p. 775 et 777). Ainsi qu’il l’a précisé à la p. 775 :

       On peut donc conclure que la manutention et l’entreposage accessoire, avant la livraison et pendant que la marchandise reste sous la garde d’un acconier dans la zone portuaire, sont suffisamment liés au contrat de transport maritime pour constituer une affaire maritime qui relève du droit maritime canadien, au sens de l’art. 2  de la Loi sur la Cour fédérale . [Nous soulignons.]

De même, dans l’affaire Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, la demanderesse Monk avait intenté une action pour « livraison excédentaire d’urée, pour surestaries au port de Saint John, et pour la location des grues de quai ayant servi au déchargement de l’urée » (p. 787). La Cour a conclu à la majorité que ces demandes visaient « des matières qui sont clairement de nature maritime » (p. 796). En conséquence, les demandes de Monk « n’empi[étaient] d’aucune façon sur ce qui constitue, “de par son caractère véritable”, une matière qui relève de l’art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  » (p. 800).

[127]                      Nos collègues ne souscrivent pas à notre approche. Ils suggèrent que « [l]a question fondamentale ne porte […] pas sur la compétence à l’égard d’une demande, mais plutôt sur l’ordre de gouvernement qui a la compétence législative à l’égard de l’ensemble de règles de droit substantiel en cause » (par. 32 (en italique dans l’original)). Cependant, ils soulignent aussi que la qualification nécessite un « examen du droit substantiel en cause et de la situation factuelle donnée » en vue de l’analyse du litige entre les parties (par. 33 et 52). Ils ajoutent que l’analyse d’un litige d’ordre contractuel sera axée sur la nature de l’entente, notamment sur les « modalités et [. . .] l’objet du contrat ainsi que [les] circonstances dans lesquelles il a été conclu » (par. 34). À notre avis, la qualification d’un litige (c.‑à‑d. le droit appliqué aux faits) est indissociable de la qualification de la demande, qui entraîne le même examen. De fait, nos collègues analysent la demande de TDI au par. 36 de leurs motifs, où ils énoncent que la « matière en cause » est « la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial ». Soit dit en tout respect, nous estimons que ce processus analytique fait partie intégrante de la qualification d’une demande, bien que cela se fasse sous le couvert de la qualification du droit substantiel.

[128]                      Certes, l’expression « caractère véritable » n’est pas une formule magique. Elle n’est pas non plus technique ou formaliste (Hogg, p. 15‑12). L’exercice consiste à rechercher la matière en cause, que l’on définit comme « la caractéristique dominante ou la plus importante » de la loi ou de la demande, ou (autrement dit) son « idée maîtresse » (Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, par. 22; voir également Hogg, p. 15‑7).

[129]                      Après avoir établi la matière en cause, le tribunal doit déterminer l’ordre de gouvernement qui a compétence pour légiférer à l’égard de celle‑ci (Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 24). Toutefois, selon ces décisions — sur la matière en cause et sur l’ordre de gouvernement qui a compétence — il est possible que l’analyse du droit applicable ne soit pas pour autant terminée. Le recours aux doctrines constitutionnelles, comme celle de la prépondérance et (sous réserve des remarques que nous ferons plus loin) celle de l’exclusivité des compétences, pourrait être nécessaire (Banque canadienne de l’Ouest, par. 32). Nous verrons également plus loin que malgré les doutes qui pourraient subsister après l’arrêt Succession Ordon, il est maintenant clair, à la lumière de l’arrêt Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, [2013] 3 R.C.S. 53, que ces doctrines constitutionnelles s’appliquent aux matières qui relevaient de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, comme elles s’appliquent à toute matière qui relèverait d’un autre chef de compétence.

[130]                      À notre humble avis, chacun des tribunaux de juridiction inférieure a mal appliqué le critère du caractère véritable, quoique de différentes façons. Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont appuyés à tort sur l’attribution de compétence à la Cour fédérale prévue à l’art. 22  de la LCF  pour statuer sur les demandes présentées en vertu du droit maritime canadien comme moyen de définir l’étendue du pouvoir du Parlement en vertu du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . La juge de première instance, quant à elle, a eu tort d’avoir recours au « critère du lien intégral » pour établir si la demande relevait du par. 91(10).

[131]                      Comme nous l’expliquerons, l’art. 22  de la LCF  est simplement une attribution de compétence que le Parlement accorde à la Cour fédérale. Il ne définit pas, et ne peut définir, l’étendue de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Par ailleurs, c’est le critère du caractère véritable, et non celui du « lien intégral », qui doit servir à établir si une matière relève de la navigation et des bâtiments ou navires ou de la propriété et des droits civils. En d’autres termes, le critère du caractère véritable s’applique pour établir si une matière relève de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , tout comme il s’applique pour établir si une matière relève de tout autre chef de compétence.

[132]                      À la lumière de ces erreurs, et avant d’établir le caractère véritable de la matière en cause dans la demande de TDI et l’application possible des autres doctrines constitutionnelles, nous expliquerons d’abord l’analyse du partage des compétences dans des affaires qui surviennent dans un contexte maritime. Ensuite, nous ferons également des remarques au sujet du souci d’uniformité soulevé par la Cour d’appel (par. 105‑106), lequel est aussi reconnu comme étant une considération déterminante dans la définition de l’étendue de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Plus précisément, nous exposerons les raisons pour lesquelles le souci d’uniformité n’est pas, en soi, déterminant pour établir si une matière, de par son caractère véritable, relève de la navigation et des bâtiments ou navires.

B.            La compétence de la Cour fédérale

[133]                      L’expression « droit maritime canadien » est souvent utilisée pour désigner le chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et ces deux expressions sont aussi souvent employées de façon interchangeable. Or il est important de s’assurer que le « droit maritime canadien » ne prime pas la « navigation et les bâtiments ou navires ». Bien que le droit maritime canadien soit un ensemble de règles de droit fédérales qui s’appliquent aux matières relevant du par. 91(10), c’est le chef de compétence lui-même — c.‑à‑d., la navigation et les bâtiments ou navires — qui délimite la compétence fédérale. Autrement dit, le « droit maritime canadien » décrit aux art. 2  et 22  de la LCF  n’énonce pas la portée du par. 91(10). C’est plutôt la portée du par. 91(10) qui fixe les limites du droit maritime canadien.

[134]                      Ce point exige davantage de précisions. L’article 2  de la LCF  définit comme suit le droit maritime canadien :

       Droit — compte tenu des modifications y apportées par la présente loi ou par toute autre loi fédérale — dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté, aux termes de la Loi sur l’Amirauté, chapitre A‑1 des Statuts revisés du Canada de 1970, ou de toute autre loi, ou qui en aurait relevé si ce tribunal avait eu, en cette qualité, compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté. . . 

[135]                      Cette disposition constitue la plus récente version d’une longue série de lois édictées par le Parlement visant à définir la portée du droit maritime canadien; il n’est pas nécessaire ici de retracer cet historique (voir ITO, p. 769‑771). Pour les fins de notre opinion, il suffit de souligner qu’en raison de la Loi d’Amirauté, L.C. 1934, c. 31, l’expression « droit maritime canadien » a été interprétée comme désignant à la fois la compétence historique sur « tout cet ensemble de règles de droit, appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d’amirauté » et une compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté (ITO, p. 771).

[136]                      Ces éléments tendent à indiquer que les art. 2  et 22  de la LCF  ne donnent pas une définition exhaustive — ni même exacte sur le plan constitutionnel — de la portée du par. 91(10), ce qui signifie que les limites constitutionnelles du droit maritime canadien ne se limitent pas nécessairement aux matières qui y sont énoncées. Dans l’arrêt ITO, la Cour a affirmé que le droit maritime canadien est un « ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d’amirauté », qui « n’est limit[é] que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867  » (ITO, p. 774 (nous soulignons)). En ce qui concerne le par. 22(1)  de la LCF , il indique que la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, « dans les cas [. . .] où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande ». Le paragraphe 22(2) précise différentes catégories de demandes qui relèvent de la compétence sur le « droit maritime canadien ». Wärtsilä renvoie plus particulièrement à deux catégories prévues aux al. 22(2)m) et n) :

        m) une demande relative à des marchandises, matériels ou services fournis à un navire pour son fonctionnement ou son entretien . . .

       n) une demande fondée sur un contrat de construction, de réparation ou d’équipement d’un navire.

[137]                      Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont convenu que la demande de TDI était nettement visée par ces alinéas, et ont conclu que cela était déterminant sur la question du partage des compétences : les demandes de TDI étant visées par les al. 22(2) m) et n) de la LCF , elles relevaient également de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. À notre humble avis, les juges majoritaires ont commis une erreur sur ce point. La compétence que le Parlement a choisi de conférer par voie législative à la Cour fédérale ne doit absolument pas être traitée comme une limite péremptoire à la portée d’un chef de compétence prévu dans la Constitution du Canada; ou, pour l’exposer d’une manière adaptée au contexte du présent pourvoi, bien que l’art. 22  de la LCF  représente l’opinion réfléchie du législateur sur ce qui constitue le « droit maritime canadien », on ne peut affirmer qu’il énonce la teneur de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  (voir D. G. Henley, Canadian Maritime Law — A Work In Progress, 24 mai 2014 (en ligne), p. 5).

[138]                     Lorsqu’ils ont conclu que la demande de TDI était régie par le droit maritime canadien, les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont appuyés sur le fait que TDI n’avait pas contesté la constitutionnalité des al. 22(2) m) et n) de la LCF  pour les faire déclarer ultra vires de la compétence du Parlement (par. 90). À notre avis, une telle contestation n’était pas nécessaire. À supposer que la demande de TDI relève de ces alinéas, le par. 22(2) ne fait qu’attribuer une compétence à la Cour fédérale. Du point de vue de l’interprétation constitutionnelle, il ne définit pas le droit maritime canadien et ne crée pas de règle de droit applicable. L’analyse du partage des compétences ne prend pas fin simplement parce qu’il peut être démontré qu’une demande relève du par. 22(2) (ITO, p. 772). Il est de jurisprudence constante qu’une simple attribution de compétence à la Cour fédérale est inefficace s’il n’existe pas un ensemble de règles de droit fédérales qui constitue le fondement de l’attribution législative de compétence (ITO, p. 766 et 772; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, p. 1065‑1066; McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, p. 658). Dans la mesure où la Cour a déjà qualifié le par. 22(2) d’« élucidation de la portée du droit maritime canadien » (Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, p. 698), nous rejetons expressément une telle analyse.

[139]                      Nous reconnaissons que les juges majoritaires de la Cour d’appel ne sont pas à l’origine de la pratique qui consiste à transformer l’analyse du partage des compétences, dans le cas d’une matière qui relèverait de la navigation et des bâtiments ou navires, en un simple exercice d’application des par. 22(1)  et (2)  de la LCF . En fait, cette pratique semble établie depuis longtemps (Skaarup Shipping Corp. c. Hawker Industries Ltd., [1980] 2 C.F. 746 (C.A.), p. 750-753). Elle déroge toutefois à la directive que la Cour a formulée dans l’arrêt ITO, mentionnée ci‑dessus, selon laquelle « l’étendue du droit maritime canadien n’est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867  » (p. 774).

[140]                      En conséquence, nous sommes d’avis que le Parlement ne peut, au moyen d’une loi, définir la portée de sa compétence législative de manière à écarter l’application du critère du caractère véritable, en tant que moyen d’établir si une matière relève ou non de cette compétence législative. La compétence que le Parlement attribue par voie législative à la Cour fédérale pour statuer sur certaines demandes décrites comme relevant du droit maritime canadien n’a aucune valeur juridique en l’absence d’un pouvoir constitutionnel à cet effet. Il s’ensuit que nous n’adhérons pas à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle la juge de première instance a eu tort de ne pas appliquer [traduction] « l’intention manifeste et non équivoque du Parlement quant à la portée du droit maritime canadien » (par. 92). La question importante qui se pose dans le présent pourvoi n’est donc pas celle de savoir si le Parlement a conféré à la Cour fédérale la compétence pour statuer sur la demande de TDI, mais plutôt celle de savoir si la matière en cause dans la demande relève, en raison de son caractère véritable, de la navigation et des bâtiments ou navires. À cet égard, nous faisons nôtres les remarques du juge de Montigny (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans le jugement 9171, par. 24 (CanLII) :

     On ne saurait évidemment délimiter la compétence fédérale sur la navigation et les expéditions par eau conférée par le paragraphe 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  en référant à la définition que donne la Loi sur les Cours fédérales du droit maritime. Il va de soi que ni l’un ni l’autre des deux ordres de gouvernement ne peut de son propre chef et unilatéralement s’arroger le pouvoir d’interpréter le texte constitutionnel en légiférant sur la question.

[141]                      Notre rejet de l’analyse adoptée par les juges majoritaires de la Cour d’appel ne suggère pas pour autant que nous croyons que l’art. 22  de la LCF  n’est pas une disposition importante. Celle‑ci confère à la Cour fédérale compétence pour connaître des demandes qui relèvent en droit, par l’effet du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , du droit maritime canadien. Il est de jurisprudence constante que la première condition à satisfaire pour conclure que la Cour fédérale est régulièrement saisie d’une affaire est l’existence d’une « attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral » (voir ITO, p. 766; voir également Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 28). Nous voulons simplement souligner que l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale n’a aucune valeur juridique dans l’analyse du partage des compétences.

C.            Le critère du « lien intégral »

[142]                      Comme nous l’avons déjà souligné, pour décider si la demande de TDI relevait du droit maritime canadien ou du C.c.Q., la juge de première instance s’est demandé si [traduction] « l’activité en cause [était] intégralement liée aux affaires maritimes au point où il [était] nécessaire en pratique que le Parlement ait compétence en la matière pour dûment exercer sa compétence législative sur la navigation et les bâtiments ou navires ». Elle doit répondre à cette question parce que, selon son raisonnement, [traduction] « l’affaire doit, compte tenu du contexte factuel, être intégralement liée aux affaires maritimes » pour que s’applique le droit maritime canadien (par. 25). Dans la mesure où cette question écartait le critère du caractère véritable comme moyen de répondre à la question du partage des compétences en l’espèce, il s’agissait à notre humble avis d’une erreur.

[143]                      Lorsqu’elle s’est posé cette question, la juge de première instance s’est appuyée sur les motifs prononcés par la Cour dans l’arrêt ITO. Dans cet arrêt, après avoir souligné que les tribunaux « doi[vent] éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l’art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  », la Cour ajoutait qu’« [i]l est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » (p. 774 (nous soulignons)).

[144]                      Selon notre interprétation, ces observations n’indiquent pas, dans le cas d’une matière qui relèverait de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, qu’un critère différent — fondé sur la démonstration de l’existence d’un lien intégral avec le droit maritime canadien — doit être appliqué. De fait, le renvoi dans l’arrêt ITO, cité plus tôt, aux matières qui sont, de par leur caractère véritable, d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils indique bien le contraire. On ne peut appliquer le critère du caractère véritable pour établir si une matière relève de la compétence législative provinciale et appliquer un autre critère pour établir si cette même matière relève de la compétence législative fédérale. S’il fallait, par exemple, que le critère du lien intégral démontre, comme Wärtsilä le prétend implicitement dans ses arguments, l’existence d’un lien plus étroit avec le droit maritime canadien que celui qu’exige le critère du caractère véritable, il s’ensuivrait logiquement que certaines matières qui, en raison de leur caractère véritable, relèveraient par ailleurs de la propriété et des droits civils devraient donc être soustraites de ce chef de compétence provinciale pour être assujetties à la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Cela serait absurde. L’analyse du partage des compétences n’est pas un concours entre deux chefs de compétence, chacun ayant des forces gravitationnelles distinctes, correspondant à des critères distincts qui permettent de cerner la matière visée par chacun. Une seule décision, prise en fonction d’un critère unique, déterminera plutôt de quel(s) chef(s)[2] de compétence relève la matière en cause.

[145]                      Par ailleurs, il n’y a aucune raison logique d’appliquer au chef de compétence fédérale prévu au par. 91(10) un critère différent de celui qui doit être appliqué aux autres chefs de compétence, fédérale ou provinciale. Appliquer différents critères à différents chefs de compétence risque de provoquer de la confusion et des incohérences dans le partage des compétences prévu par la Constitution.

[146]                      Nos collègues affirment que « l’application de critères précis énonçant la portée des compétences particulières » est non seulement fréquente, mais qu’elle constitue une partie nécessaire de l’analyse du partage des compétences (par. 40). À l’appui de leur affirmation, ils citent des critères dont les tribunaux tiennent compte pour décider si une affaire relève d’autres chefs de compétence fédérale. Il y a toutefois une différence entre le critère qui indique qu’une activité particulière relève d’une compétence législative précise et le critère qui va plus loin en visant à définir la relation entre une compétence précise et les activités qui en relèvent. À notre avis, le critère du lien intégral correspond à la deuxième situation et superpose un test supplémentaire au critère du caractère véritable. Le critère du lien intégral ne se rapporte pas à la question de savoir si une activité précise relève du par. 91(10), mais plutôt à la profondeur du lien entre cette activité et la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Contrairement à ce qu’avancent nos collègues, un tel critère n’existe pas pour les autres chefs de compétence.

[147]                      Quoi qu’il en soit, il nous semble évident que, dans l’arrêt ITO, la Cour, en se rapportant à la « question [. . .] entièrement liée aux affaires maritimes » (p. 774), mettait simplement en opposition les matières qui relèvent de la compétence législative provinciale prévue au par. 92(13) et celles qui relèvent de la compétence législative fédérale prévue au par. 91(10), afin de signaler aux tribunaux de révision qu’ils devaient prendre soin de protéger les compétences provinciales et les distinguer des compétences fédérales, évitant de ce fait un engorgement inconstitutionnel du pouvoir fédéral. C’est ce qui explique pourquoi la Cour, lorsqu’elle cite cet extrait, a invariablement affirmé qu’il était important de ne pas regrouper dans le par. 91(10) toutes les matières qui, de par leur caractère véritable, relèvent du par. 92(13) (Monk, p. 800; Succession Ordon, par. 73; Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349, par. 20 et 26; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, par. 86). En conséquence, nous sommes d’avis que la Cour dans l’arrêt ITO n’énonçait pas un critère différent devant être appliqué pour décider si une matière relève de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. L’analyse du partage des compétences comporte toujours l’application du critère du caractère véritable.

[148]                      Nous ajoutons ce qui suit. La compétence législative du Parlement prévue au par. 91(10) porte sur la navigation et les bâtiments ou navires, et non sur le droit maritime canadien. Ce sont les termes employés dans la Constitution, et ils évitent la portée excessive pouvant découler de l’importance accordée au terme général maritime.

[149]                      En bref, ce n’est pas parce qu’une affaire survient dans un contexte « maritime » qu’elle se rattache automatiquement à la navigation et aux bâtiments ou navires, puisque cette affaire pourrait, en raison de son caractère véritable, ne pas se rapporter à des préoccupations touchant la navigation ou les bâtiments ou navires; cela concorde avec les questions que la Cour a reconnu comme se rapportant à la navigation et aux bâtiments ou navires au sens du par. 91(10) — et qui, malgré leur large portée, ne couvrent pas tout ce qui survient dans un contexte maritime (et, comme nous l’expliquerons, ne couvre pas en règle générale la vente de marchandises) :

         Les activités d’un manutentionnaire acconier dans le cadre d’un contrat de transport de cargaison (ITO, p. 775);

         Les collisions d’embarcations maritimes survenues dans les eaux navigables de l’Ontario (Succession Ordon);

         Les services d’acconage (Q.N.S.);

         La rupture d’un câble de remorquage menant à la perte du chaland remorqué (Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363);

         La navigation d’un bateau de plaisance sur les voies navigables du Canada (Whitbread);

         L’installation d’un système de réchauffage des conduites sur un bâtiment navigable (Bow Valley);

         Le transport par mer, les surestaries et le déchargement (Monk);

         L’assurance maritime (Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283).

D.           Uniformité

[150]                      Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont appuyés (au par. 106) sur les observations formulées par notre Cour dans l’arrêt Bow Valley :

     Des considérations de principe viennent étayer la conclusion selon laquelle le droit maritime régit la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle exercée par les demanderesses. L’application des lois provinciales aux délits maritimes nuirait à l’uniformité du droit maritime. La demanderesse BVHB soutient que l’uniformité est nécessaire seulement en ce qui concerne les affaires de navigation et d’expéditions par eau, comme les règles de la navigation ou les questions qui font l’objet de conventions internationales. Je ne suis pas d’accord. Rien dans la jurisprudence de notre Cour ne donne à penser que la notion d’uniformité devrait être ainsi limitée. Notre Cour a déclaré que « le droit maritime canadien », et non pas seulement « le droit maritime canadien relatif à la navigation et aux expéditions par eau », doit être uniforme. [Nous soulignons; par. 88.]

[151]                      Nous reconnaissons que l’uniformité du droit maritime a systématiquement été reconnue comme étant un facteur important pour déterminer l’étendue de la compétence législative du Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires. De fait, l’uniformité a été décrite comme une « nécessité pratique » en droit maritime canadien, compte tenu du fait que bon nombre des règles de droit maritime sont issues de conventions internationales, et de l’opinion selon laquelle les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à des activités liées à la navigation et aux bâtiments ou navires ne devraient pas changer de façon arbitraire selon la province (Whitbread, p. 1254-1295; Succession Ordon, par. 5 et 89). L’extrait que la Cour d’appel a tiré de l’arrêt Bow Valley reflète ce point de vue : l’importance de l’uniformité est telle que toutes les matières se rapportant au droit maritime canadien doivent être les mêmes d’une province à l’autre.

[152]                      Nous confirmons l’observation de la Cour dans l’arrêt Bow Valley selon laquelle l’uniformité est une qualité très souhaitable en droit maritime canadien. Toutefois, nous sommes d’avis que le souci d’uniformité ne peut pas guider l’analyse du partage des compétences — laquelle, comme nous l’avons dit, commence par la détermination du caractère véritable de la matière en cause. Après tout, l’importance de l’uniformité n’est pas unique au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires, elle est aussi importante pour tous les chefs de compétence prévus à l’art. 91, particulièrement lorsque les lois qui régissent de telles matières doivent nécessairement s’appliquer dans toutes les provinces. En d’autres termes, l’art. 91 nous indique les domaines qui peuvent parfois exiger un traitement uniforme partout au Canada. Dans ce cas, cependant, le souci d’uniformité guide la manière dont sont traitées les matières qui relèvent de ces chefs de compétence fédérale; il ne guide pas l’analyse préalable sur la question de savoir si elles relèvent même de ces chefs de compétence.

[153]                      Il s’ensuit que le souci du traitement uniforme des matières qui relèvent d’un chef de compétence fédérale comme la navigation et les bâtiments ou navires ne peut toujours s’imposer, de manière à écarter les lois provinciales d’application générale. Le paragraphe 91(10) n’est pas une disposition étanche qui confère compétence aux lois fédérales, dont l’application ne peut être accessoirement touchée par les chefs de compétence provinciale. Une telle interprétation du par. 91(10) irait carrément à l’encontre de la jurisprudence de la Cour sur le fédéralisme, et des réalités contemporaines de la fédération canadienne. La Cour a jugé que le droit privilégie, dans la mesure du possible, l’exercice concurrent du pouvoir par les deux ordres de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, par. 37). C’est ce qui explique pourquoi la Cour a précisé que « [l’]interpr[étation] des textes constitutionnels [doit tenir] compte des répercussions des différentes interprétations sur l’équilibre entre les intérêts du fédéral et ceux des provinces » (R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 78; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 17). Ce principe est fondé sur la présomption selon laquelle « le Parlement a voulu que ses lois coexistent avec les lois provinciales » (Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 27).

[154]                      Nous reconnaissons que, selon certains auteurs, la décision de la Cour dans l’arrêt Succession Ordon signifiait qu’il y a peu de place pour l’application des lois provinciales dans le contexte maritime (voir, p. ex., J. G. O’Connor, La compétence en amirauté et le droit maritime canadien devant les Cours fédérales : Les 40 prochaines années, 28 octobre 2011 (en ligne), p. 17; Giaschi, p. 13). Dans cet arrêt, notre Cour a conclu que le principe de l’exclusivité des compétences sert à empêcher que la plupart des lois provinciales d’application générale réglementent indirectement les questions touchant les règles relatives à la négligence du droit maritime (« [cette application ayant] pour effet d’ajouter aux règles relatives à la négligence existantes du droit maritime fédéral de telle sorte qu’elle change effectivement des règles dont la modification relève de la compétence exclusive du Parlement ou qu’il appartient aux tribunaux de modifier ») et que « [d]es principes similaires peuvent très vraisemblablement être invoqués relativement à l’applicabilité des lois provinciales à d’autres contextes relevant du droit maritime » (par. 85‑86). Or nous sommes d’avis que, sur ce point, l’arrêt Succession Ordon ne fait plus autorité puisqu’il a été écarté par l’arrêt Ryan (Succession) rendu récemment par la Cour, qui indique que l’interdiction de poursuite prévue par une loi provinciale d’application générale (la Workplace Health, Safety and Compensation Act, R.S.N.L. 1990, c. W‑11) devait s’appliquer pour faire rejeter une action en négligence fondée sur le droit maritime, même si la négligence en matière maritime est au « cœur » du par. 91(10). Voici comment la Cour s’est expliquée :

     Nous reconnaissons que, dans l’arrêt Ordon, notre Cour a jugé que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’applique lorsqu’une loi provinciale d’application générale a pour effet de réglementer indirectement un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime. Toutefois, cet arrêt a précédé les affaires Banque canadienne de l’Ouest et [Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »)], où la Cour a précisé l’analyse à deux volets concernant l’exclusivité des compétences et indiqué que l’empiétement reproché devait non seulement « toucher » le cœur de la compétence en cause mais « entraver » l’exercice de celle‑ci. Par conséquent, ni l’analyse élaborée dans Banque canadienne de l’Ouest et COPA, ni le degré d’empiétement requis aujourd’hui pour déclencher l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences n’ont été appliqués dans Ordon : voir Ordon, par. 81. Quoique l’art. 44 de la [Workplace Health Safety and Compensation Act (« WHSCA »)] puisse toucher l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, ce degré d’empiétement sur la compétence fédérale en question ne suffit pas pour que s’applique la doctrine de l’exclusivité des compétences. L’empiétement causé par l’art. 44 ne saurait être considéré important ou grave si l’on tient compte de l’étendue de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, de l’absence de répercussions sur l’uniformité du droit maritime canadien et de l’application de longue date des régimes d’indemnisation des accidents du travail dans le secteur maritime. Pour ces raisons, l’art. 44 de la WHSCA n’entrave pas l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et la doctrine de l’exclusivité des compétences ne s’applique pas en l’espèce. [par. 64]

[155]                      Nous reconnaissons que ces observations restreignent considérablement le rôle que joue la doctrine de l’exclusivité des compétences dans l’analyse du partage de ces dernières. À notre avis, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Comme l’a précisé notre Cour dans Banque canadienne de l’Ouest, la doctrine de l’exclusivité des compétences joue un rôle très limité dans l’analyse du partage des compétences et ne devrait pas être la première doctrine examinée dans le cadre d’un différend sur le partage des compétences (par. 47). Une application large du principe de l’exclusivité des compétences est contraire au « fédéralisme souple » et ne tient pas compte des inévitables chevauchements de compétences (Banque canadienne de l’Ouest, par. 42). Comme la doctrine de l’exclusivité des compétences s’applique de manière « asymétrique », elle protège, voire amplifie les chefs de compétence fédérale au détriment de la compétence législative provinciale, ce qui menace le principe de subsidiarité, selon lequel « le niveau de gouvernement le mieux placé pour [prendre des décisions est] celui qui est le plus apte à le faire, non seulement sur le plan de l’efficacité mais également parce qu’il est le plus proche des citoyens touchés » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 45, citant 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, par. 3).

[156]                      Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour a également remis en cause la méthode utilisée par les juges pour tenter de définir le contenu essentiel d’une compétence fédérale et l’utilité de le faire (par. 43‑44). En définitive, comme l’a affirmé le juge en chef Dickson, la doctrine de l’exclusivité des compétences n’est pas « un principe particulièrement impérieux » (SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 17). Pour cette raison, le recours à un principe qui n’est qu’un « contre‑courant » de la jurisprudence de la Cour sur le fédéralisme devrait être évité dans la mesure du possible au profit du « courant dominant » du caractère véritable (Banque canadienne de l’Ouest, par. 36-37).

[157]                      Les dangers liés au fait de définir le contenu essentiel protégé d’une compétence sont particulièrement évidents dans le contexte de chefs de compétence fédérale larges et généraux, qui s’appliquent à de nombreuses activités (Banque canadienne de l’Ouest, par. 43). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, la juge en chef McLachlin a estimé que la tâche de « délimiter avec précision » le contenu essentiel provincial protégé d’un « vaste » champ de compétence était « insurmontable » (par. 68). Pour cette raison, la doctrine de l’exclusivité des compétences « n’a [jamais] été appliquée à un domaine de compétence large et ambigu » (PHS, par. 60).

[158]                      Les tribunaux doivent donc être particulièrement prudents lorsqu’ils tentent de définir le contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires. Comme l’acceptent nos collègues, le chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires est incontestablement large (Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23, [2007] 2 R.C.S. 86, par. 64; Ryan (Succession), par. 61). En conséquence, le contenu essentiel de ce chef de compétence se prête particulièrement mal à une définition. Le chevauchement fréquent entre le par. 91(10) et le vaste chef de compétence provinciale sur la propriété et les droits civils confirme que la prudence s’impose. De la même façon, dans l’arrêt PHS, le chevauchement entre la vaste compétence provinciale en matière de santé et la compétence fédérale en matière de droit criminel a mené la Cour à adopter une approche prudente et à refuser de définir le contenu essentiel de la compétence provinciale en matière de santé dans cette affaire (par. 68 et 70). L’idée que, lorsqu’un ordre de gouvernement n’a pas légiféré sur une matière donnée, l’autre ne pourrait pas adopter des lois ayant des effets même accessoires sur le contenu essentiel de la compétence du premier ordre de gouvernement, risque de créer des vides juridiques (Banque canadienne de l’Ouest, par. 44).

[159]                      Nous comprenons que nos collègues tentent d’établir si les matières en cause dans le présent pourvoi relèvent du contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires seulement parce qu’ils arrivent à une conclusion différente de la nôtre en ce qui a trait au caractère véritable. À notre avis, il est préférable de régler l’affaire en établissant le chef de compétence qui correspond à la matière en cause dans la demande de TDI contre Wärtsilä. Étant donné que nous décidons que la matière relève, de par son caractère véritable, de la propriété et des droits civils, il n’est « tout simplement pas nécessaire ni utile » pour nous d’examiner la doctrine de l’exclusivité des compétences (PHS, par. 70).

[160]                      La doctrine de l’exclusivité des compétences, dans son application, risque également de créer une grave incertitude. En l’espèce, par exemple, l’arrêt Ryan (Succession) signifie que, dans la mesure où l’application des art. 1729 et 1733 du C.c.Q. n’« entrave » pas le « contenu essentiel » de la compétence relative à la navigation et aux bâtiments ou navires, elle peut tout de même « toucher » des matières qui relèveraient par ailleurs de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, que ce soit par son contenu essentiel ou d’une autre façon. Ainsi énoncée, et conformément aux observations de la Cour dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest (par. 48‑49), la distinction entre les matières qui « entravent » et celles qui « touchent », ou entre celles qui se rattachent au « contenu essentiel » d’un chef de compétence et celles qui ne s’y rattachent pas, est difficile à cerner et ne se concilie pas avec le caractère progressif de l’interprétation constitutionnelle au Canada.

[161]                      En fin de compte, la doctrine de l’exclusivité des compétences est « superflu[e] dans la mesure où le Parlement fédéral peut toujours, s’il le considère approprié, légiférer de manière suffisamment précise pour que les personnes assujetties n’aient aucun doute quant à l’application résiduelle ou accessoire de la législation provinciale » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 46). De plus, l’idée qui sous‑tend la doctrine de l’exclusivité des compétences se conçoit mieux non pas comme une doctrine indépendante, mais comme un aspect du critère du caractère véritable, bien interprété et appliqué (A. Honickman, « Watertight Compartments : Getting Back to the Constitutional Division of Powers » (2017), 55 Alta. L. Rev. 225, p. 238‑239; voir aussi G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), p. 222‑223).

E.            Résolution de l’opposition entre le par. 91(10) et le par. 92(13)

(1)                              Le caractère véritable de la demande de TDI

[162]                      Le point de droit que soulève la présente affaire est relativement simple : de quel chef de compétence la matière visée par la demande de TDI relève‑t‑elle? Selon Wärtsilä, elle relève du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  — la navigation et les bâtiments ou navires —, alors que selon TDI, elle relève du par. 92(13) — la propriété et les droits civils dans la province. Pour répondre à cette question, nous gardons à l’esprit la mise en garde formulée par la Cour dans l’arrêt ITO, dont nous avons déjà traité, selon laquelle « en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, [nous devons] éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ». Bien que l’étendue de la compétence législative accordée au Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires soit indéniablement vaste, les tribunaux doivent prendre soin de veiller à ce qu’elle n’englobe pas les matières qui relèvent de la compétence législative provinciale, que ce soit relativement à la propriété et aux droits civils ou à d’autres chefs de compétence provinciale.

[163]                      La première étape pour établir la matière dont il est question dans la demande de TDI consiste à qualifier la nature du contrat conclu entre TDI et Wärtsilä. Comme l’a affirmé la Cour dans Monk, « il importe premièrement de se pencher sur l’entente entre les parties afin de constater la nature et le contexte des demandes en cause » (p. 796 (nous soulignons)).

[164]                      En l’espèce, le contrat conclu entre TDI et Wärtsilä — comme l’indique TDI dans sa requête introductive d’instance modifiée — concernait l’achat et la vente d’une composante de moteur de navire (plus particulièrement, une assise de moteur, vendue et livrée [traduction] « déjà assemblée »), devant être installée par les employés de TDI, [traduction] « aucuns travaux n’étant nécessaires sur le vilebrequin assemblé, sauf en ce qui concerne sa mise en place et le raccordement du piston/des bielles avec le corps de palier de type H » (d.a., p. 71). Le contrat intervenu entre TDI et Wärtsilä portait indéniablement sur la vente d’une pièce de moteur de navire. Cette conclusion va dans le même sens que celle retenue par la juge de première instance (par. 26).

[165]                      Les demandes relatives au contrat de vente conclu entre TDI et Wärtsilä portent sur la question de savoir si la composante de moteur vendue par Wärtsilä à TDI [traduction] « convenait aux fins auxquelles elle était destinée, [. . .] si elle était de qualité marchande[,] et si elle comportait un vice caché » (d.a., p. 73). Ces demandes se rapportent aux modalités contractuelles convenues par les parties aux termes d’un contrat de vente de marchandises. Bien que la présence d’un vice caché dans le moteur que Wärtsilä a vendu à TDI ne soit plus contestée, la demande de TDI est tout de même directement liée à la vente de marchandises. Pour cette raison, la matière en cause est la vente de marchandises, bien qu’elle ait eu lieu dans le contexte maritime.

[166]                      Nos collègues contestent notre qualification de la demande de TDI. Ils affirment que la vente de marchandises dans le contexte maritime est « trop vague et trop générale » pour qualifier correctement la demande en cause dans le présent pourvoi (par. 37). Comme nous l’expliquerons, ce n’est tout simplement pas le cas. Notre qualification de l’affaire en tant que vente de marchandises dans le contexte maritime est conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour. Dans les affaires qui portent sur la question de savoir si une matière relève des par. 91(10) ou 92(13), la Cour a défini à maintes reprises la matière comme étant un domaine particulier de droit privé dans le contexte maritime. À titre d’exemple, dans l’arrêt Triglav, p. 288, la Cour a établi que le caractère véritable se rapportait à l’« assurance maritime ». De la même façon, dans l’arrêt Q.N.S., p. 696‑697, la Cour a qualifié la matière comme étant le droit en matière de mandat dans le contexte maritime. De plus, dans les arrêts Whitbread et Bow Valley, la Cour a qualifié la matière de responsabilité délictuelle qui survient dans un contexte maritime (Whitbread, p. 1289; Bow Valley, par. 85). Dans aucun de ces cas la Cour n’a défini la matière en jeu de façon plus restrictive afin de refléter le délit précis, la relation de mandataire ou la nature de la cargaison assurée. Compte tenu de ces précédents, la qualification que font nos collègues de la matière en tant que vente d’un type particulier d’équipement marin nous apparaît beaucoup trop étroite. Avec égards, nous considérons que notre démarche qui consiste à définir la matière en termes de sous‑domaine du droit privé en question, soit la vente de marchandises, est beaucoup plus conforme aux arrêts Triglav, Q.N.S., Whitbread et Bow Valley.

[167]                      De plus, la jurisprudence et la doctrine sur lesquelles se fondent nos collègues démontrent que notre qualification de la matière reflète le degré approprié de précision. Évidemment, ces sources établissent que la Cour devrait qualifier le caractère véritable avec un plus grand degré de précision que le chef de compétence lui‑même (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457, par. 190, les juges LeBel et Deschamps; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 463). Et c’est exactement ce que fait notre qualification. Les contrats ne sont que l’un des nombreux différents ensembles de règles de droit et de types d’activités privées qui relèvent de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils. De plus, la vente de marchandises ne constitue qu’un seul des nombreux domaines des contrats. Notre qualification de la matière en tant que vente de marchandises dans le contexte maritime n’est donc pas simplement un, mais deux niveaux de précision plus élevé que le chef de compétence sur la propriété et les droits civils. Cette situation est loin des qualifications générales des matières comme étant « la santé » ou « l’environnement » qu’ont critiquées les juges LeBel et Deschamps dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 190.

[168]                      En conséquence, nous examinerons maintenant la question de savoir de quel chef de compétence énoncé dans la Loi constitutionnelle de 1867  relève la vente de marchandises dans un contexte maritime.

(2)          La vente de marchandises dans le contexte maritime

a)             Jurisprudence canadienne

[169]                      Les tribunaux canadiens ont toujours reconnu que la vente de marchandises, même lorsqu’elle a lieu dans un contexte maritime, relevait de la compétence législative provinciale en vertu du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867  — la propriété et les droits civils dans la province. De fait, même si elle a décidé que le droit maritime canadien s’appliquait aux faits de l’affaire, notre Cour a aussi tiré cette conclusion dans l’arrêt Monk.

[170]                      Dans cette affaire, le litige découlait d’un contrat conclu entre l’acheteur (Monk Corporation) et un fournisseur d’engrais d’urée ayant expédié son produit par bateau vers le Canada à partir de l’U.R.S.S. À l’arrivée au port de Saint John, des problèmes de déchargement sont survenus, et Monk a intenté une action contre le fournisseur pour le paiement de l’excédent de produit livré, de surestaries et du coût de location de grues de quai pour procéder au déchargement de l’engrais. La Cour était appelée à répondre à la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour connaître d’une action intentée en vertu de l’art. 22  de la LCF , qui elle‑même était décrite comme soulevant une question de partage des compétences, à savoir si l’action était régie par les règles de droit applicables à la vente de marchandises ou si elle relevait plutôt du droit maritime canadien.

[171]                      Le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que l’action était régie par le droit maritime canadien. Pour arriver à cette conclusion, il a examiné les dispositions pertinentes de la LCF et « la véritable nature que l’on reconnaît au litige » (p. 787 (nous soulignons)). Comme nous l’avons vu, et en toute déférence, nous n’adhérons pas à une approche qui rend la question de savoir si une demande relève de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires tributaire de la compétence conférée par la LCF . Tout comme, là encore, nous ne saurions renvoyer au « droit maritime canadien » à titre de substitut de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires dans une analyse portant sur le partage des compétences. Cela dit, les juges majoritaires dans l’arrêt Monk ont bien appliqué le critère du caractère véritable qui nécessitait — dans cette affaire comme dans la présente espèce, ainsi que nous l’avons expliqué — de déterminer la matière en cause dans la demande en examinant le contrat en jeu. Le juge Iacobucci a fait remarquer que le contrat dans l’affaire Monk contenait plusieurs engagements et modalités, dont certains concernaient la vente de marchandises (notamment le genre de marchandises vendues, leur quantité, leur qualité, leur prix et le moment de leur livraison), qui seraient régis par la Sale of Goods Act, R.S.P.E.I. 1974, c. S‑1 (p. 796). D’autres modalités avaient trait au contrat de transport par mer. La réclamation de Monk découlait ultimement de l’obligation contractuelle du fournisseur de décharger la cargaison selon les modalités du contrat concernant le transport des marchandises, et elle était « clairement une affaire maritime relevant du droit maritime selon la définition qu’en donne l’arrêt ITO » (p. 797). Dans sa dissidence, la juge L’Heureux‑Dubé s’est dite d’avis que la matière relevait carrément de la compétence législative provinciale sur la propriété et les droits civils (p. 801‑802). Selon elle, les aspects maritimes des arrangements d’affaires intervenus entre les parties étaient accessoires au contrat, les parties ayant eu pour objectif premier de s’entendre sur l’achat et la vente d’engrais (p. 820‑821). Une analyse exhaustive de la réclamation de Monk, tenant compte du contexte factuel dans lequel elle avait pris naissance, montrait clairement qu’elle découlait d’un contrat de vente de marchandises. En conséquence, en raison de son caractère véritable, elle relevait de la compétence provinciale, et la loi applicable au contrat était la Sale of Goods Act (p. 826‑827).

[172]                      Nos collègues accordent une grande importance au fait que la réclamation dans l’affaire Monk découlait d’un déchargement d’engrais, et non de la vente d’un moteur de navire (par. 78‑79). Cependant, ce qui importait dans cette affaire n’était pas le type de bien vendu, mais la disposition contractuelle en cause. L’importance du jugement des juges majoritaires dans l’arrêt Monk se rattache au fait que la Cour a reconnu deux aspects du contrat en question : (1) le transport; et (2) la vente de marchandises. Nous n’avons pas de doute que les clauses contractuelles d’un contrat de transport constituent une matière qui relève du par. 91(10). Les deux séries de motifs dans l’arrêt Monk reposent toutefois sur la reconnaissance implicite que les modalités contractuelles relatives à la vente de marchandises, même dans le contexte maritime, sont une matière qui relève de la compétence législative provinciale sur la propriété et les droits civils. Le désaccord entre les juges majoritaires et la juge dissidente ne découlait pas de la question de savoir si la Sale of Goods Act s’appliquait aux modalités du contrat portant sur la vente de marchandises, mais plutôt de celle de savoir si la réclamation de Monk soulevait une question qui, en raison de son caractère véritable, relevait de la propriété et des droits civils. Si les juges majoritaires avaient conclu que la réclamation de Monk concernait l’exécution des modalités du contrat portant sur la vente de marchandises, le litige aurait relevé de la compétence provinciale et aurait été régi par la Sale of Goods Act.

[173]                      La vente de marchandises a toujours été considérée comme une question régie par le droit provincial, particulièrement dans le cas de la vente de navires. Comme il est indiqué dans Canadian Maritime Law (2e éd. 2016), p. 306 et 308 :

             [traduction] L’achat d’un navire, neuf ou non, est considéré comme un achat de bien meuble. L’opération est régie par les lois fédérales et provinciales pertinentes en la matière, y compris les lois relatives au transfert du titre de propriété des biens, aux opérations de prêt et aux valeurs mobilières, et aux privilèges autres que les privilèges maritimes. Pour établir si le titre de propriété a été effectivement transféré, il faut appliquer la législation du lieu de la vente, comme une loi sur la vente de biens, qui énonce les obligations et droits pertinents de l’acheteur et du vendeur. Il est important de bien comprendre et de bien respecter toutes les formalités essentielles afin de s’assurer que le titre de propriété soit valablement transféré.

. . .

        Il subsiste un léger doute quant à la loi applicable au contrat de vente d’un navire [. . .] Avant l’arrêt Succession Ordon c. Grail, c’était le droit provincial — et notamment les diverses lois provinciales sur la vente de biens — qui s’appliquait dans un contexte de droit maritime. Dans l’arrêt Ordon, la Cour suprême du Canada a adopté un critère rigoureux pour déterminer l’applicabilité d’une loi provinciale en cas de négligence maritime. Dans la foulée de l’arrêt Ordon, le débat tourne désormais autour du droit maritime canadien substantiel, qui est fédéral et non provincial, et qui régit la vente de navires lorsque les dispositions de la LMMC de 2001 sont jugées insuffisantes [. . .] Même si l’on peut s’interroger sur l’applicabilité des lois provinciales dans un contexte maritime, les principes de common law s’appliqueraient toujours puisque la common law fait partie du droit maritime canadien. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]

[174]                      Cette conclusion est compatible avec les décisions des tribunaux de première instance et des juridictions d’appel qui se sont penchés sur la question. Dans l’affaire 9171, qui concernait la vente d’un navire équipé d’un moteur différent de celui décrit dans l’avis de vente, la facture et l’acte de vente, le juge de Montigny a conclu que la vente du navire était régie par les dispositions du C.c.Q. relatives à la vente : « [c]ontrairement à l’assurance maritime, à la responsabilité civile et à l’acconage, il n’y a pas de lien étroit entre le transfert de propriété d’un navire (par opposition à son enregistrement) et le droit maritime » (par. 33). Plus loin, citant A. Braën, Le droit maritime au Québec (1992), par. 465‑466, il ajoute :

        Si le Parlement, en vertu de sa compétence en matière de navigation, est habilité à contrôler l’immatriculation des navires (et à imposer des restrictions relatives au titre de propriété) ainsi que le transfert de leur propriété (y inclus les modalités relatives à la forme de ce transfert), nous doutons qu’il puisse également légiférer validement et de façon principale sur les conditions de fond du contrat. Il s’agit là, selon nous, de questions strictement de droit privé et relevant de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. On ne pourrait soutenir sérieusement, par exemple, que le Parlement est compétent à l’égard des règles de fond régissant une succession simplement parce que la dévolution d’un navire peut être en cause. De la même façon, s’il s’agit d’appliquer les règles relatives à la garantie du vendeur à un contrat de vente d’un navire au Québec, pourra‑t‑on recourir aux principes de common law ou à ceux du Code civil? Dans le premier cas, il faut savoir que ces principes ont fait l’objet d’une législation de la part de toutes les juridictions de common law. Aux règles de quelles juridictions faudra‑t‑il renvoyer? [Nous soulignons; par. 34.]

[175]                      D’autres tribunaux de juridiction inférieure sont arrivés à la même conclusion que le juge de Montigny. Dans l’arrêt Casden c. Cooper Enterprises Ltd. (1993), 151 N.R. 199, la Cour d’appel fédérale a conclu que le contrat de vente et de construction d’un yacht était régi par la Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, c. 370. Dans l’arrêt Cork c. Greavette Boats Ltd., [1940] O.R. 352, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué la Sale of Goods Act, R.S.O. 1937, c. 180, à la vente d’un bateau. Dans la décision Curtis c. Rideout (1980), 27 Nfld. & P.E.I.R. 392 (C.S. (1re inst.)), la Sale of Goods Act, R.S.N. 1970, c. 341, a été appliquée à l’achat d’un bateau de pêche. Et plus récemment, la Cour supérieure du Québec a appliqué les dispositions relatives à la vente de marchandises du C.c.Q. à l’achat d’un bateau‑cigarette dans la décision Salvail Saint-Germain c. Location Holand (1995) Ltée, 2017 QCCS 5155, par. 75‑81 (CanLII). Il est révélateur de constater que dans aucune de ces décisions, soit Casden, Cork, Curtis et Salvail Saint‑Germain, les tribunaux n’ont procédé à une analyse portant sur le partage des compétences et qu’ils ont plutôt, dans chacune d’elles, simplement appliqué la loi relative à la vente de marchandises pertinente (voir 9171, par. 34). Cela est logique étant donné que, comme l’a fait remarquer le juge de Montigny dans l’arrêt 9171, on ne peut pas dire que le droit régissant les contrats comme celui en cause dans le présent pourvoi exige que la vente de marchandises dans le contexte maritime relève du par. 91(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  (par. 33). Considérer que la vente de marchandises est une matière relevant de la compétence en matière de navigation et de bâtiments ou navires simplement parce que la vente concerne un bateau ou une partie d’un bateau équivaut à dire que la vente d’un véhicule automobile ou d’une partie d’un véhicule automobile relève de la compétence en matière d’échanges interprovinciaux (et donc de la compétence législative du Parlement sur la « réglementation du trafic et du commerce ») simplement parce que le véhicule franchira des frontières provinciales.

[176]                      Nous ouvrons ici une parenthèse pour examiner l’arrêt Antares Shipping Corp. c. Le navire « Capricorn », [1980] 1 R.C.S. 553, de notre Cour. Dans cette décision, notre Cour a jugé que la vente d’un navire relevait de l’al. 22(2) a) de la LCF  (et était donc régie par le droit maritime canadien). Pour arriver à cette conclusion, la Cour a déclaré que l’al. 22(2)a) — qui confère compétence à la Cour fédérale à l’égard de toute demande portant sur le titre, la possession ou la propriété d’un navire — constituait « une loi fédérale applicable qui entre dans la catégorie de sujets “La navigation et les bâtiments ou navires” » (p. 559). Comme nous l’avons déjà dit, il s’agit d’une interprétation erronée du par. 22(2)  de la LCF . Ce paragraphe ne fait qu’attribuer une compétence à la Cour fédérale, et ne crée pas de règles de droit applicables.

[177]                      D’ailleurs, le raisonnement suivi dans l’arrêt Antares a été remis en question à la suite de la décision de notre Cour dans l’arrêt Québec and Ontario Transportation Co. c. Le navire « Incan St‑Laurent », [1980] 2 R.C.S. 242, dans lequel notre Cour a confirmé la décision du juge Le Dain de la Cour d’appel fédérale (plus tard juge à la Cour suprême) selon laquelle la propriété d’un navire en vertu d’un contrat de coentreprise était régie par le droit civil québécois.

[178]                      Fait important à signaler, la Cour a déclaré ce qui suit :

        Les circonstances entourant les questions en litige en l’espèce vu l’arrêt de cette Cour, Quebec North Shore Paper Company et autre c. Canadien Pacifique Limitée et autre, confirment notre opinion unanime que l’arrêt du juge LeDain en Cour d’appel fédérale est bien fondé. [Notes en bas de page omises; p. 242.]

Dans l’arrêt Quebec North Shore, notre Cour a jugé qu’une attribution de compétence n’était pas suffisante pour créer une règle de droit applicable et qu’un ensemble de règles de droit fédérales était nécessaire pour constituer le fondement de cette compétence. Compte tenu de cette affirmation, il semblerait que l’arrêt Antares ne soit plus valable en droit dans la mesure où il laisse entendre que la vente d’un navire est régie par le droit maritime canadien en vertu du par. 22(2)  de la LCF .

[179]                      En bref, la jurisprudence canadienne dominante appuie notre conclusion selon laquelle la vente de marchandises, même dans le contexte maritime, est, en raison de son caractère véritable, une matière régie par le par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

b)             Droit d’amirauté anglais

[180]                     Malgré le fait que la jurisprudence canadienne ait généralement considéré la vente de marchandises dans le contexte maritime comme une matière relevant de la compétence législative provinciale sur la propriété et les droits civils, Wärtsilä insiste pour dire que notre Cour a interprété le terme « droit maritime canadien » qui figure dans la LCF  comme comprenant « tout cet ensemble de règles de droit, appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d’amirauté » (ITO, p. 771). Cet ensemble de règles de droit, selon Wärtsilä, comprend la Sale of Goods Act, 1893 (R.‑U.), 56 & 57 Vict., c. 71, de sorte que le droit maritime canadien devrait être considéré comme englobant le droit relatif à la vente de marchandises, et les lois provinciales relatives à ce domaine seraient inapplicables aux ventes effectuées dans le contexte maritime. Comme il a déjà été indiqué, nous n’acceptons pas l’idée que la définition du droit maritime canadien figurant dans la LCF  soit déterminante sur la portée de la compétence législative du Parlement en matière de navigation et de bâtiments ou navires, et, quoi qu’il en soit, un examen des règles pertinentes du droit anglais n’étaye pas la thèse de Wärtsilä.

[181]                      Avant 1873, les litiges anglais en matière d’amirauté étaient instruits par la Haute Cour d’Amirauté. Après l’adoption des art. 16 et 34 de la Supreme Court of Judicature Act, 1873 (R.‑U.), 36 & 37 Vict., c. 66, toutes les affaires dont la Haute Cour d’Amirauté était alors saisie ont été confiées à la Division des successions, des divorces et d’amirauté de la nouvelle Haute Cour de Justice (O’Connor, p. 6).

[182]                      Toutefois, la Division des successions, des divorces et d’amirauté a rarement été appelée à se prononcer sur des demandes relatives à la vente de marchandises. Le droit de l’amirauté était considéré comme étant distinct des lois municipales ordinaires du pays (E. C. Mayers, Admiralty Law and Practice in Canada (1916), p. 41‑42), et bien que nos collègues reconnaissent que « le droit maritime anglais n’a jamais fait partie du droit municipal ordinaire de l’Angleterre », nous voyons différemment l’importance de cette conclusion (par. 12). La vente de marchandises était considérée comme faisant partie de l’aspect « commercial » ou « mercantile » des lois internes de l’Angleterre (voir, p. ex., The Parchim, [1918] A.C. 157 (C.P.)). Par conséquent, de telles affaires — même celles ayant trait à la vente de navires ou de parties de navire — étaient généralement instruites par la Division du Banc du Roi de la Haute Cour de justice, plutôt que par la Division des successions, des divorces et d’amirauté (voir Q.N.S., p. 695‑696).

[183]                      En clair donc, bien que Wärtsilä s’appuie sur l’arrêt Cammell Laird & Co. c. Manganese Bronze and Brass Co., [1933] 2 K.B. 141 (C.A.) pour étayer la proposition selon laquelle la Sale of Goods Act, 1893, faisait partie du droit maritime anglais en 1934, cette décision n’a pas été rendue par la Division des successions, des divorces et d’amirauté, mais par la Division du Banc du Roi. De plus, la Division du Banc du Roi a appliqué la Sale of Goods Act, 1893, non seulement à la vente de marchandises dans un contexte autre que maritime, mais aussi à la vente de marchandises dans un contexte maritime. Ainsi, dans l’arrêt Cammell Laird, la Cour d’appel a appliqué la Sale of Goods Act, 1893, à la vente d’hélices de navire. De même, dans la décision Behnke c. Bede Shipping Co., [1927] 1 K.B. 649, la Sale of Goods Act, 1893, a régi un litige découlant de la vente d’un navire. Enfin, dans la décision Manchester Liners, Ld. c. Rea, Ld., [1922] 2 A.C. 74 (H.L.), cette même loi a été appliquée à la vente de charbon pour un navire à vapeur.

[184]                      Loin d’étayer l’argument de Wärtsilä, le traitement de la vente de marchandises dans l’arrêt Cammell Laird tend donc à réfuter la proposition selon laquelle la vente de marchandises dans le contexte maritime faisait partie de l’ensemble des règles de droit « appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d’amirauté » (ITO, p. 771).

[185]                      L’ensemble historique de règles de droit appliquées par les cours d’amirauté d’Angleterre permet de différencier le présent pourvoi de la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Wire Rope. Dans cet arrêt, notre Cour a estimé que la compétence de la Cour fédérale relativement à la négligence au cours du remboîtement d’un câble de remorquage provenait directement de la Haute Cour d’Amirauté anglaise. Comme nous l’avons démontré, cependant, la vente de marchandises ne faisait pas partie de l’ensemble des règles de droit appliquées en 1934 en Angleterre par les tribunaux d’amirauté.

c)             Conclusion concernant la vente de marchandises dans le contexte maritime

[186]                      L’analyse qui précède nous amène à conclure que la vente de marchandises, même dans le contexte maritime, est une matière qui relève de la compétence conférée aux législatures provinciales en vertu du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867  — la propriété et les droits civils dans la province. Nous ne voyons rien de particulièrement « maritime » concernant la vente de marchandises qui nécessiterait qu’elle tombe sous le coup de la compétence législative du Parlement. La vente de marchandises n’implique pas le transport sécuritaire de marchandises, le transport maritime, la navigabilité du navire, la bonne navigation ou les conventions maritimes internationales. Il n’existe pas non plus de règles de procédure spéciales régissant la vente de marchandises dans le contexte maritime qui bénéficieraient d’une application uniforme dans tous les ressorts (motifs de la juge de première instance, par. 28‑29).

[187]                      Nos collègues ne sont pas de cet avis. Ils prétendent qu’il y a des « règles contractuelles fédérales qui s’appliquent à la vente de pièces de moteur de navire » qui régissent ce litige, notamment des règles qui concernent les « vices cachés et les limitations de responsabilité » (par. 63‑69). Toutefois, ils n’indiquent pas précisément à quelles règles contractuelles fédérales ils se rapportent ni où exactement se trouvent ces règles; ils ne font qu’affirmer inébranlablement que le droit maritime canadien est « un ensemble de règles homogènes et universelles qui permet de résoudre tout différend juridique » (par. 13; voir aussi par. 10, 15, 17 et 46). Il semble que nos collègues supposent simplement que de telles règles existent, mais ne peuvent en citer aucune. Nous doutons de l’existence de telles « règles contractuelles fédérales ». À tout le moins, les affirmations que font nos collègues selon lesquelles elles existent nécessitent de plus amples justifications.

[188]                      En outre, nous ajoutons qu’il n’est pas non plus approprié que nos collègues élaborent de nouvelles règles de droit maritime canadien en vue de faire entrer la demande de TDI dans l’« ensemble de règles homogènes » qui, selon nos collègues, constitue la compétence du gouvernement fédéral en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Lorsque les provinces ont élaboré un ensemble exhaustif de règles de droit régissant la vente de marchandises, la Cour ne dispose d’aucune raison valable de l’écarter simplement parce que la demande découlant d’une vente précise comporte un certain lien avec les activités maritimes. De plus, une telle définition large d’un chef de compétence fédérale serait contraire à la source principale de compétence législative provinciale visant la réglementation du commerce local et des échanges et, en conséquence, au partage constitutionnel des pouvoirs, qui est la « principale expression textuelle dans notre Constitution du principe du fédéralisme dont il a été convenu au moment de la Confédération » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 47; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 54).

[189]                      Il s’ensuit que la demande de TDI contre Wärtsilä soulève une question qui est, en raison de son caractère véritable, une matière relevant de la propriété et des droits civils, qui relève de la compétence législative exclusive dont sont investies les législatures provinciales en vertu du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Les dispositions du C.c.Q., notamment les art. 1729 et 1733, régissent le litige.

[190]                      Avant de conclure, nous tenons à souligner qu’il ne faudrait pas considérer que les présents motifs tranchent la question de savoir s’il serait contraire ou non à la Constitution que le Parlement légifère au sujet des contrats de commerce par voie maritime, lorsque la caractéristique dominante ou la plus importante de l’affaire n’est pas la vente de marchandises. À titre d’exemple, bien que, comme nous l’avons vu, la Division du Banc du Roi d’Angleterre ait instruit des litiges régis par la Sale of Goods Act, 1893, la Division des successions, des divorces et d’amirauté a aussi entendu des litiges mettant en cause la vente de marchandises livrées par navire. Cela a été fait, non pas parce que la vente de marchandises constituait la caractéristique dominante de l’affaire, mais plutôt parce qu’il s’agissait d’affaires internationales relevant de la compétence des cours d’amirauté pour instruire les litiges relatifs à des contrats conclus ou exécutés outre‑mer (O’Connor, p. 13‑14). Nous choisissons donc expressément de ne pas nous prononcer sur la question de savoir à quelle conclusion mènerait l’analyse relative au partage des compétences s’il s’agissait d’une demande découlant, par exemple, d’un contrat franco à bord, d’un contrat coût, assurance et fret ou d’un contrat coût et fret, ou encore d’un cas où le transfert de titres et des risques ainsi que les obligations ont lieu dans ou sur un navire (O’Connor, p. 15). De même nous ne formulons aucun commentaire sur l’application possible de la théorie du double aspect.

[191]                      Il importe également de signaler qu’aucun traité ou convention international n’entre en jeu en l’espèce. D’autres considérations pourraient être pertinentes si un tribunal canadien devait se prononcer dans de tels cas.

F.             La prépondérance et l’exclusivité des compétences

[192]                      Ayant conclu que la demande de TDI concerne une question qui, de par son caractère véritable, relève uniquement du par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , il n’est pas nécessaire que nous examinions l’applicabilité de la doctrine de la prépondérance ou de celle de l’exclusivité des compétences.

IV.         Conclusion

[193]                      Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures. Par application des art. 1729 et 1733 du C.c.Q., Wärtsilä, en tant que « vendeur professionnel », ne peut se prévaloir de la clause de limitation de responsabilité et TDI est en droit de recevoir la totalité du montant convenu des dommages‑intérêts, qui s’élève à 5 661 830,33 $.

                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours.

                    Procureurs des appelantes : Brisset Bishop, Montréal.

                    Procureurs des intimées : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.



[1] Bien que le « droit maritime canadien » soit un ensemble de règles de droit ayant des sources statutaires et non statutaires, les parties n’ont pas porté à l’attention de la Cour une loi ou un règlement fédéral qui ait une incidence sur l’issue du présent pourvoi. Dans les présents motifs, nous nous intéressons aux éléments non statutaires du droit maritime canadien, décrits au par. 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7.

[2]  La Cour a fait remarquer dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, par. 30, que « certaines matières sont, par leur nature même, impossibles à classer dans un seul titre de compétence : elles peuvent avoir à la fois une facette provinciale et une autre fédérale », de sorte que le Parlement et les législatures provinciales peuvent légiférer sur ces matières. Il s’agit de la théorie du double aspect.

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