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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020] 3 R.C.S. 113

Appel entendu : 12 décembre 2019

Jugement rendu : 16 octobre 2020

Dossier : 38505

 

Entre :

Joanne Fraser, Allison Pilgrim et Colleen Fox

Appelantes

 

et

 

Procureur général du Canada

Intimé

 

- et -

 

Procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec, Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes inc., Alliance de la Fonction publique du Canada et Fédération de la police nationale

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 139)

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 140 à 230)

 

Motifs dissidents :

(par. 231 à 256)

La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer)

 

Les juges Brown et Rowe

 

 

La juge Côté

 

 


 


fraser c. canada (procureur général)

Joanne Fraser,

Allison Pilgrim et

Colleen Fox                                                                                                   Appelantes

c.

Procureur général du Canada                                                                            Intimé

et

Procureur général de l’Ontario,

procureure générale du Québec,

Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes inc.,

Alliance de la Fonction publique du Canada et

Fédération de la police nationale                                                              Intervenants

Répertorié : Fraser c. Canada (Procureur général)

2020 CSC 28

No du greffe : 38505.

2019 : 12 décembre; 2020 : 16 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Droit constitutionnel Charte des droits Droit à l’égalité Discrimination fondée sur le sexe Discrimination par suite d’un effet préjudiciable — Discrimination systémique — Membres autorisés par la GRC à partager un poste — Membres partageant un poste non autorisés par le régime de pension à racheter du service ouvrant droit à pension Femmes représentant la majorité des membres qui partagent un poste Membres retraitées prétendant que les conséquences du partage de poste sur leur pension sont discriminatoires envers les femmes et violent leur droit constitutionnel à l’égalité La restriction de la faculté des membres qui partagent un poste de racheter du service ouvrant droit à pension constitue-t-elle de la discrimination fondée sur le sexe? Dans l’affirmative, l’atteinte est-elle justifiée? Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 15(1)  Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada ,  L.R.C. 1985, c. R-11  — Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C., c. 1393.

                    Les demanderesses sont trois membres retraitées de la GRC qui ont pris des congés de maternité au début et au milieu des années 1990. Lorsqu’elles ont repris le service à temps plein, elles ont eu de la difficulté à concilier leurs obligations professionnelles et le fait de s’occuper de leurs enfants. À cette époque, la GRC ne permettait pas à ses membres réguliers de travailler à temps partiel. En décembre 1997, la GRC a mis en place un programme de partage de poste qui permettait à ses membres de se partager les responsabilités d’un poste à temps plein. Les trois demanderesses se sont inscrites au programme de partage de poste; elles et la plupart des autres membres de la GRC qui ont partagé un poste étaient des femmes ayant des enfants. En vertu de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada  et du Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada connexe (« régime de pension »), les membres de la GRC peuvent traiter certains trous dans leur période de service à temps plein (par exemple un congé non payé) comme une période de service à temps plein ouvrant droit à pension. Les demanderesses s’attendaient à ce que le programme de partage de poste donne droit au rachat des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension, mais elles ont été informées qu’elles ne pourraient pas racheter de service à temps plein ouvrant droit à pension pour la période où elles partageaient un poste.

                    Les demanderesses ont déposé une demande dans laquelle elles soutiennent que les conséquences d’un partage de poste sur leur pension sont discriminatoires envers les femmes et contreviennent au par. 15(1)  de la Charte . La Cour fédérale a rejeté leur prétention. La juge de première instance a conclu que le partage de poste constituait un travail à temps partiel pour lequel les participants ne peuvent pas racheter du service à temps plein ouvrant droit à pension et que cette conclusion ne contrevenait pas au par. 15(1). Selon la juge de première instance, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le partage de poste était désavantageux par rapport au congé non payé. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel des demanderesses.

                    Arrêt (les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer : Les membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste doivent sacrifier leurs prestations de pension en raison d’une réduction temporaire de leurs heures de travail. Cet arrangement a une incidence disproportionnée sur les femmes et perpétue leur désavantage historique. Il s’agit d’une violation évidente à leur droit à l’égalité garanti par le par. 15(1)  de la Charte .

                    Pour prouver une violation prima facie du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi contestée ou l’acte de l’État crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage. Les demanderesses prétendent que les conséquences négatives du partage de poste sur la pension contreviennent au par. 15(1) parce qu’elles désavantagent les femmes. Pour trancher leur demande, il faut examiner la façon dont se manifeste la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

                    La discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. Il ne fait donc aucun doute que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable va à l’encontre de la norme d’égalité réelle qui sous‑tend la jurisprudence de la Cour sur l’égalité. L’égalité réelle exige que l’on porte attention à tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs, à l’effet réel de la mesure législative sur leur situation et aux désavantages systémiques persistants qui ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes aux membres de ce groupe. La reconnaissance du fait qu’un traitement identique ou neutre à première vue peut fréquemment engendrer de graves inégalités touche au cœur de l’égalité réelle. C’est précisément ce qui arrive quand des lois en apparence neutres ne tiennent pas compte des véritables caractéristiques d’un groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société.

                    La même analyse à deux étapes fondée sur le par. 15(1) s’applique, peu importe que la discrimination alléguée soit directe ou indirecte. À la première étape, pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Par exemple, une loi peut comporter des règles en apparence neutres, des restrictions ou des critères qui agissent en fait comme des « obstacles intégrés » pour les membres des groupes protégés. Dans d’autres affaires, le problème n’est pas la présence d’« obstacles » intégrés à la loi, mais l’absence de mesures d’adaptation pour les membres des groupes protégés.

                    Deux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé. Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Les éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels qui décrivent la situation du groupe de demandeurs sont utiles aux tribunaux. De tels éléments de preuve ont pour objectif de démontrer que l’appartenance au groupe de demandeurs est associée à certaines caractéristiques qui ont désavantagé des membres du groupe. Ces liens peuvent révéler que des politiques en apparence neutres sont bien conçues pour certains mais pas pour d’autres.

                    Des éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée sont également utiles aux tribunaux. Ces éléments de preuve peuvent démontrer concrètement que les membres de groupes protégés subissent un effet disproportionné. Cette preuve peut inclure des statistiques, surtout si le bassin de gens touchés négativement par un critère ou une norme compte à la fois des membres d’un groupe protégé et des membres des groupes plus avantagés. L’objectif de la preuve statistique est d’établir l’existence d’un comportement distinct d’exclusion ou de préjudice statistiquement important et qui n’est pas simplement le résultat de la chance. Le poids accordé aux statistiques dépendra, entre autres, de la qualité de celles-ci et de la méthode utilisée pour les obtenir.

                    Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable doivent être étayées par des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs et sur les effets de la loi contestée. Cependant, les deux types d’éléments de preuve ne sont pas toujours requis. Dans certains cas, les éléments de preuve concernant un groupe démontreront un lien si puissant avec certains traits que l’effet disproportionné sur les membres de ce groupe sera visible et immédiat. De même, des disparités statistiques claires et constantes peuvent démontrer l’existence d’un effet disproportionné sur les membres de groupes protégés, même si la raison précise de l’effet est inconnue. En pareils cas, la preuve statistique est en soi un signe convaincant que la loi n’a pas été structurée de manière à tenir compte de la situation du groupe.  

                    En somme, tant une preuve de disparité statistique qu’une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble peuvent démontrer un effet disproportionné, mais aucune n’est obligatoire et leur importance variera selon l’affaire. La question de savoir si le législateur avait l’intention de créer un effet distinct n’est pas pertinente. Il n’a jamais été obligatoire de fournir une preuve de l’intention discriminatoire pour étayer une allégation de violation du par. 15(1), et l’existence d’un objectif d’amélioration de la situation ne suffit pas non plus à soustraire une loi à l’examen fondé sur le par. 15(1).

                    Si les demandeurs réussissent à démontrer qu’une loi a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé, ils n’ont pas besoin de prouver aussi que la caractéristique protégée a « causé » l’effet disproportionné. Il n’est pas non plus nécessaire pour eux de prouver que la loi a en soi pour effet de créer des obstacles sociaux ou physiques de fond qui ont rendu une règle, une exigence ou un critère particulier désavantageux. En outre, les demandeurs n’ont pas à démontrer que les critères, les caractéristiques ou les autres facteurs utilisés dans la loi contestée affectent tous les membres d’un groupe protégé de la même manière. Le fait que la discrimination ne soit que partielle n’en change pas la nature, et une différence de traitement peut reposer sur un motif énuméré même lorsque les membres du groupe pertinent ne sont pas tous également maltraités.

                    La deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 la question de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage se déroule habituellement de la même façon dans les cas d’effet distinct et de discrimination explicite. L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché, qui doit être examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels fait face le groupe de demandeurs. La présence de préjugés et l’application de stéréotypes sociaux ne sont pas nécessairement des facteurs à prendre en compte dans l’analyse relative au par. 15(1), et la perpétuation du désavantage ne devient pas moins grave au regard du par. 15(1) simplement parce qu’elle était pertinente à l’égard d’un objectif légitime de l’État. Le critère à appliquer pour déterminer s’il y a violation à première vue du par. 15(1) concerne l’effet discriminatoire de la loi sur les groupes défavorisés et non la question de savoir si la distinction est justifiée, un examen qu’il convient d’effectuer au regard de l’article premier. De même, un demandeur n’est pas tenu de prouver que la distinction est arbitraire pour démontrer une violation à première vue du par. 15(1). C’est au gouvernement qu’il incombe de démontrer que la loi n’est pas arbitraire dans les observations qu’il présente pour justifier l’atteinte au regard de l’article premier.

                    Le régime de pension de la GRC permet à ses membres à temps plein qui ont un horaire de travail régulier, qui sont suspendus ou qui prennent des congés non payés de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension, mais les membres à temps plein qui réduisent temporairement leurs heures dans le cadre d’une entente de partage de poste sont considérés comme des employés à temps partiel au sens du Règlement et ils ne peuvent racheter de période de service à temps plein ouvrant droit à pension. La question est de savoir si cette entente de partage de poste a un effet disproportionné sur les femmes.

                    En fondant le rejet de la demande des demanderesses sur le « choix » qu’ont fait ces dernières de conclure une entente de partage de poste, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont mal interprété la jurisprudence de la Cour sur le par. 15(1). La Cour a toujours conclu qu’une différence de traitement pouvait être discriminatoire même si elle est fondée sur des choix faits par l’individu ou le groupe touché. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont également établi une comparaison formaliste entre la rémunération offerte en vertu du programme de partage de poste et le programme de congé non payé, même si le par. 15(1) garantit aux demanderesses et aux autres participants au programme de partage de poste le droit à l’égalité réelle par rapport aux employés à temps plein de la GRC.

                    Suivant une évaluation adéquate, la demande fondée sur le par. 15(1) est couronnée de succès. Le fait de se baser sur la réduction temporaire des heures de travail d’un membre de la GRC pour imposer des conséquences moins avantageuses en matière de pension a clairement un effet disproportionné sur les femmes. Les éléments de preuve pertinents ont démontré que les membres de la GRC qui ont réduit leurs heures de travail en participant au programme de partage de poste étaient principalement des femmes ayant de jeunes enfants. Ces statistiques ont été renforcées par des éléments de preuve convaincants sur les désavantages auxquels les femmes font face en tant que groupe lorsqu’elles concilient leur vie professionnelle et les travaux ménagers. Cette preuve établit un lien clair entre les femmes et des heures de travail moindres ou instables, et démontre que le fait pour la GRC de se baser sur la réduction temporaire des heures de travail d’un de ses membres pour imposer des conséquences moins avantageuses en matière de pension a un effet préjudiciable sur les femmes.

                    Cet effet préjudiciable perpétue une source de désavantage de longue date pour les femmes : les préjugés fondés sur le sexe ancrés dans les régimes de pension, qui favorisent depuis toujours les employés à temps plein à revenu moyen et élevé comptant de nombreuses années de services, habituellement des hommes. Comme le modèle de pension de la GRC perpétue une source de désavantage économique de longue date pour les femmes, il y a, à première vue, violation de l’art. 15 sur la base du motif énuméré que constitue le sexe.

                    L’article premier permet à l’État d’imposer, à l’égard d’un droit garanti par la Charte , une limite dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Tout d’abord, l’État doit énoncer un objectif réel et urgent pour limiter le droit garanti par la Charte . Le procureur général n’a pas identifié de considération d’intérêt général, de principe ou d’objectif urgent et réel expliquant pourquoi les employés qui partagent un poste ne devraient pas se voir accorder le droit de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension. Au contraire, cette restriction est entièrement sans rapport avec les objectifs du régime de partage de poste et des dispositions de rachat. Le programme de partage de poste visait clairement à remplacer les congés non payés pour les membres qui ne pouvaient pas prendre de tels congés en raison de circonstances personnelles ou familiales. Il est donc difficile de comprendre pourquoi le régime de retraite traitait les deux formes de réduction des heures de travail différemment pour ce qui est des droits de rachat du service ouvrant droit à pension. Le gouvernement n’a pas présenté d’objectif convaincant pour justifier cette différence de traitement.

                    Puisque la violation à première vue ne peut se justifier au regard de l’article premier, le fait d’empêcher les demanderesses et leurs collègues de racheter leur service à temps plein ouvrant droit à pension constitue une violation du par. 15(1). La réparation appropriée consiste à déclarer qu’il y a eu violation des droits garantis par le par. 15(1) aux membres à temps plein de la GRC qui réduisent temporairement leurs heures de travail dans le cadre d’une entente de partage de poste, du fait de l’incapacité de ces membres de racheter leur période de service à temps plein ouvrant droit à pension.

                    Les juges Brown et Rowe (dissidents) : Le régime de pension de la GRC ne viole pas l’art. 15  de la Charte  dans la façon dont il s’applique aux membres qui partagent un poste parce qu’il leur refuse le droit d’accumuler des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension pour les périodes où ils partagent un poste pour s’occuper de leurs enfants. Bien que le régime de pension crée une distinction qui, de par son effet, est fondée sur le sexe, il ne saurait avoir pour conséquence d’entraver les mesures prises par l’État pour corriger des inégalités historiques. Les désavantages que subissent les demanderesses ne sont pas causés par les dispositions contestées ou par une quelconque mesure gouvernementale, mais par la répartition inégale des responsabilités domestiques et familiales et par des facteurs sociaux comme l’accès à des garderies de qualité. L’égalité réelle est devenue pratiquement malléable à l’infini, ce qui permet aux juges de s’en servir comme prétexte théorique pour justifier leurs préférences personnelles en matière de principes lorsqu’ils statuent sur une affaire donnée. Ce pouvoir discrétionnaire ne respecte pas la primauté du droit : au contraire, il va à son encontre.

                    Il est essentiel de comprendre le régime de pension et le cadre législatif sous-jacent dans leur totalité pour pouvoir statuer sur une demande fondée sur l’art. 15. Il incombe à la Cour de bien comprendre le fonctionnement du régime dans son ensemble, et d’en tenir compte. Les seuls statuts d’employés que prévoit le régime sont ceux d’employé à temps plein, d’employé à temps partiel et d’employé en congé non payé. Il n’y a aucune disposition précise au sujet du partage de poste, mais les politiques applicables définissent le partage de poste comme une forme de travail à temps partiel. Les personnes qui partagent un poste sont considérées comme des employés à temps partiel pendant la période où elles partagent un poste. Puisque ces personnes travaillent à temps partiel, elles reçoivent des prestations de pension à temps partiel pour la période au cours de laquelle elles partagent un poste.  

                    Tel qu’il est actuellement formulé, le critère de l’art. 15 peut s’appliquer aux allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable en posant la question de savoir si la loi crée une distinction de par son effet. À la première étape du critère de l’art. 15, il n’est pas nécessaire de démontrer que la loi ou l’acte de l’État contestés ont eu pour effet de contribuer à un désavantage existant. Puisque la recherche d’un effet vise un lien de causalité, l’établissement du lien de causalité est essentiel. Cela est d’autant plus vrai dans les cas où l’État intervient dans le but de s’attaquer à une discrimination systémique car l’analyse effectuée à la première étape consiste à déterminer si l’écart constaté entre le sort réservé à un groupe par rapport à un autre s’explique uniquement par la préexistence d’un désavantage ou si, par ses actes, l’État a contribué à cet écart. L’article 15 s’intéresse aux actes de l’État qui contribuent à un désavantage historique. L’État n’a pas d’obligation positive distincte de remédier aux inégalités sociales et il peut agir de manière graduelle, en mettant en place des politiques qui rétrécissent un écart sans le combler totalement.           

                    Il incombe en dernière analyse au demandeur d’établir le lien de causalité entre la loi contestée et le désavantage. L’analyse ne devrait pas partir du principe que la corrélation est attribuable à un lien de causalité, alors qu’elle pourrait être attribuable à des facteurs indépendants — la corrélation en elle-même n’est pas une preuve de causalité. Lorsqu’une loi vise à réduire progressivement un désavantage systémique historique sans le supprimer, il subsistera forcément une certaine disparité. En pareils cas, il ne suffit pas de mentionner une disparité statistique et un désavantage subi par le groupe dans son ensemble.

                    L’accent qui est mis à la première étape sur la recherche d’une distinction s’accorde avec la nature comparative de l’égalité. Les deux façons de formuler la distinction fondée sur le motif énuméré du sexe en l’espèce consistent à faire une comparaison avec la situation des membres à temps plein et celle des membres qui prennent des congés non payés. La comparaison avec les membres qui prennent des congés non payés est une distinction qui n’est pas fondée sur le sexe parce que rien ne prouve que les membres qui prennent des congés non payés sont moins susceptibles d’être des femmes que les membres qui participent au programme de partage de poste. Par contre, la distinction qui repose sur une comparaison avec les membres à temps plein est fondée sur le sexe parce que les participants au programme de partage de poste sont majoritairement des femmes, tandis que l’emploi à temps plein sans interruption est un régime de travail typiquement masculin. Par conséquent, le régime de pension crée une distinction qui, de par son effet, est fondée sur le sexe.

                    La seconde étape de l’analyse fondée sur l’art. 15 vise à déterminer si cette distinction est discriminatoire en ce sens qu’elle ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont les femmes sont victimes. L’analyse à cette étape doit porter sur la question de savoir si l’effet d’inégalité correspond aux besoins réels ou à la situation concrète du groupe ou s’il crée, dans un autre sens, une discrimination réelle.

                    Pour établir la discrimination réelle, il a toujours fallu démontrer l’existence d’un élément d’arbitraire ou d’injustice dans l’analyse fondée sur l’art. 15. On ne doit pas restreindre les facteurs relatifs à l’arbitraire et à l’injustice à l’analyse fondée sur l’article premier. L’élément d’arbitraire ou d’injustice a le plus souvent été exprimé comme le fait de ne pouvoir répondre aux capacités, à la situation et aux besoins concrets des individus, mais il ne se matérialise pas nécessairement par la promotion d’attitudes négatives. Il n’a jamais été confondu avec l’objet discriminatoire, lequel n’est pas nécessaire pour établir la discrimination réelle. La discrimination réelle ne saurait se résumer aux désavantages historiques. Dans certains cas, une loi peut perpétuer un désavantage important tout en traitant les personnes sur un plan d’égalité et sans discrimination. Le concept d’égalité réelle est devenu flou à tel point qu’il est impossible pour les demandeurs et pour le législateur de connaître à l’avance ses exigences. On attend en effet du législateur qu’il applique un concept qui évolue constamment.

                    Il n’est pas arbitraire ou injuste ni donc discriminatoire que l’employeur calcule la rémunération, y compris des avantages, en fonction du travail effectué si cela répond aux capacités et à la situation réelles des employés. Les employeurs devraient pouvoir rémunérer leurs employés en fonction des heures travaillées et le fait d’offrir des prestations de pension qui sont calculées au prorata des heures travaillées ne constitue pas une discrimination réelle. Conformément à l’analyse contextuelle du cadre général à laquelle on doit procéder, les dispositions relatives aux congés non payés continuent de jouer un rôle important à la deuxième étape même si la distinction relative à la situation des membres qui partagent un poste par rapport à celle des employés qui prennent des congés non payés ne repose pas sur le sexe. Le fait d’offrir des prestations de pension qui sont calculées au prorata des heures travaillées ne devient pas une discrimination réelle si les membres qui prennent des congés non payés ont le droit de racheter des périodes ouvrant droit à des prestations de pension, car l’accent de l’analyse contextuelle doit être mis sur l’effet réel de la loi à la lumière de tout son contexte et doit tenir compte de chaque programme de prestations dans son ensemble.

                    En l’espèce, le dossier ne permet pas de penser que les limites tracées sont injustifiées, compte tenu de l’ensemble des circonstances. Le régime de pension n’est pas une source de désavantages systémiques permanents car il ne contribue pas aux désavantages systémiques dont font l’objet les femmes et il n’a pas non plus pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer les désavantages que subissent déjà les femmes en milieu de travail en raison notamment du partage inégal des responsabilités parentales. Les dispositions contestées du régime de pension représentent un exemple d’un gouvernement qui agit de manière progressive pour s’attaquer aux inégalités qui existent au sein de la société en utilisant des dispositions qui n’ont pas en elles-mêmes un effet discriminatoire. La loi vise tant de par son esprit que de par ses effets à améliorer une situation.

                    Puisqu’il n’y a pas violation du par. 15(1)  de la Charte , il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’article premier.

                    La juge Côté (dissidente) : La demande doit être rejetée à la première étape de l’analyse du par. 15(1) parce que les dispositions contestées du régime de pension ne créent pas de distinction fondée sur le motif énuméré du sexe. Les dispositions contestées du régime de pension ont pour effet de créer une distinction qui n’est pas fondée sur le fait d’être une femme, c’est-à-dire sur le sexe en tant que tel, mais qui est basée sur le seul fait de s’occuper de quelqu’un ou sur une combinaison du sexe et du fait de s’occuper de quelqu’un.

                    Les dispositions contestées du régime de pension qui créent de la discrimination à l’égard des personnes qui s’occupent de quelqu’un ne sont pas nécessairement discriminatoires à l’égard des femmes. Il y a désaccord avec l’affirmation qu’effectivement, la discrimination fondée sur le fait de s’occuper d’enfants équivaut à une discrimination fondée sur le sexe en raison des liens historiques qui existent entre les deux, car la situation de la personne qui s’occupe de quelqu’un peut être dissociée de son sexe; au contraire, les couples de même sexe avec enfants, ainsi que les personnes qui s’occupent de personnes âgées seront tous touchés de manière disproportionnée.

                    L’existence d’un effet disproportionné n’est pas à elle seule suffisante pour satisfaire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1). En fin de compte, dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, la question qui se pose à la première étape est de savoir si, quoique neutre en apparence, la disposition contestée crée une distinction préjudiciable fondée sur un motif énuméré ou analogue. La première étape exige la présence d’une causalité, d’un lien ou d’une association entre les dispositions contestées et leur effet. On ne peut franchir cette étape sans avoir établi l’existence d’un lien entre la disposition législative contestée et l’effet disproportionné. Dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, la première étape est une étape où le demandeur a une tâche plus lourde, contrairement à celle de l’article premier, où le fardeau est imposé au gouvernement. S’il suffisait de démontrer l’existence d’un effet disproportionné, cela inviterait les parties à débattre de statistiques, un résultat qui ne serait pas souhaitable, notamment parce que les statistiques évoluent sans cesse.

                    En l’espèce, la demande est formulée au nom des femmes qui ont des enfants, et non simplement au nom des femmes en général. Le fait que les demanderesses avaient la charge de s’occuper de leurs enfants et que les responsabilités qu’elles ont assumées à ce titre les ont incitées à prendre la décision de partager leur poste est essentiel. Les disparités statistiques démontrant que les femmes sont touchées de manière disproportionnée vu que la majorité des employés qui recourent à la formule du partage de poste sont des femmes avec des enfants — sont insuffisantes pour satisfaire aux exigences de la première étape de l’analyse. Rien ne justifie que la question du partage de poste ne concerne que le sexe; la question est plutôt liée à la situation de la personne qui s’occupe de quelqu’un parce que le partage de poste est une solution qui s’offre à tous les membres qui doivent s’occuper de quelqu’un, et non seulement aux membres d’un sexe ou d’un autre qui ont des enfants.

                    Vu la conclusion que toute distinction dépend non pas du sexe de l’individu, mais bien uniquement du fait qu’il s’occupe de quelqu’un, et que la Cour n’a pas reconnu comme motifs analogues la situation de la personne qui s’occupe d’un proche, l’état parental ou la situation familiale, la prétention des demanderesses dans la présente affaire doit être rejetée à la première étape de l’analyse du par. 15(1). Certes, il se peut fort bien que les dispositions contestées ne soient pas rationnelles et qu’il n’existe en fait aucune raison logique de refuser aux agents qui optent pour le partage de poste les prestations de pension complètes qui sont garanties aux agents à temps plein et aux agents en congé non payé. Mais il n’appartient pas à la Cour de constitutionnaliser un jugement normatif en ce sens. Ce rôle incombe aux électeurs et, en dernière analyse, au législateur. Il appartient donc au législateur, et non aux tribunaux, de remédier au caractère trop restrictif de la présente loi, qui était censée à l’origine venir en aide aux personnes qui prennent soin de quelqu’un.

                    Puisque l’existence d’une distinction fondée sur le sexe ne peut être démontrée, il n’est pas nécessaire de passer à la seconde étape de l’analyse.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Arrêts mentionnés : Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971); Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, inf. (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 305; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; Homer c. Chief Constable of West Yorkshire Police, [2012] UKSC 15, [2012] 3 All E.R. 1287; Vancouver Area Network of Drug Users c. Downtown Vancouver Business Improvement Association, 2018 BCCA 132, 10 B.C.L.R. (6th) 175; Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2011 QCCA 1201, [2011] R.J.Q. 1253; Oršuš c. Croatie, no 15766/03, CEDH 2010‑II; Essop c. Home Office (U.K. Border Agency), [2017] UKSC 27, [2017] 3 All E.R. 551; O’Connor c. Bar Standards Board, [2017] UKSC 78, [2018] 2 All E.R. 779; D.H. c. République tchèque, no 57325/00, CEDH 2007‑IV; Horváth and Kiss c. Hungary, [2013] E.L.R. 102; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769; Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; Jenkins c. Kingsgate (Clothing Productions) Ltd, C‑96/80, [1981] E.C.R. I‑911; Bilka‑Kaufhaus GmbH c. Weber von Hartz, C‑170/84, [1986] E.C.R. I‑1607; Rinner‑Kühn c. FWW Spezial‑Gebäudereinigung GmbH, C‑171/88, [1989] E.C.R. I‑2743; Vroege c. NCIV Instituut voor Volkshuisvesting BV, C‑57/93, [1994] E.C.R. I‑4541; Schönheit c. Stadt Frankfurt am Main, C‑4/02 et C‑5/02, [2003] E.C.R. I‑12575; Reg. c. Secretary of State for Employment, Ex parte Equal Opportunities Commission, [1995] 1 A.C. 1; London Underground Ltd. c. Edwards (No. 2), [1999] I.C.R. 494; Phillips c. Martin Marietta Corp., 400 U.S. 542 (1971); Bostock c. Clayton County, Georgia, 140 S. Ct. 1731 (2020); Campbell River & North Island Transition Society c. Health Sciences Assn. of British Columbia, 2004 BCCA 260, 28 B.C.L.R. (4th) 292; Brown c. Canada (Ministère du Revenu national), 1993 CanLII 683; Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595; Misetich c. Value Village Stores Inc., 2016 HRTO 1229, 39 C.C.E.L. (4th) 129; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Canada (Procureur général) c. Lesiuk, 2003 CAF 3, [2003] 2 C.F. 697; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3.

Citée par les juges Brown et Rowe (dissidents)

                    Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522; Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789; Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CSC 65, [2004] 3 R.C.S. 357; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70, [2013] 3 R.C.S. 985; Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Williamson c. Lee Optical of Oklahoma, 348 U.S. 483 (1955); McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950; Ferrel c. Ontario (Attorney General) (1998), 42 O.R. (3d) 97; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Baldwin c. Missouri, 281 U.S. 586 (1930); R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; D.H. c. République tchèque, no 57325/00, CEDH 2007‑IV; Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971); Washington, Mayor of Washington, D.C. c. Davis, 426 U.S. 229 (1976); Watson c. Fort Worth Bank & Trust, 487 U.S. 977 (1988); Texas Department of Housing and Community Affairs c. Inclusive Communities Project, Inc., 135 S. Ct. 2507 (2015); Ricci c. DeStefano, 557 U.S. 557 (2009); Smith c. City of Jackson, Mississippi, 544 U.S. 228 (2005); Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Miceli‑Riggins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 158, [2014] 4 R.C.F. 709; Grenon c. Canada, 2016 CAF 4; Canada (Procureur général) c. Lesiuk, 2003 CAF 3, [2003] 2 C.F. 697; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 3 , 14 , 15 , 20 , 23 , 32 .

Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, c. 1 (5 e  suppl .).

Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada , L.R.C. 1985, c. R‑11, art. 5 , 6 , 7(1) , 29.2 .

Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., c. 945.

Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C., c. 1393, art. 2.1, 5.2(1), 5.4, 10(1), (4), 10.1, 10.8.

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Gauthier, Gleason et Woods), 2018 CAF 223, [2019] 2 R.C.F. 541, 426 C.R.R. (2d) 190, 44 C.C.P.B. (2nd) 167, 2019 CLLC ¶230‑018, [2018] A.C.F. no 1228 (QL), 2018 CarswellNat 7614 (WL Can.), qui a confirmé une décision de la juge Kane, 2017 CF 557, [2017] F.C.J. No. 609 (QL), 2017 CarswellNat 2727 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.

                    Paul Champ et Bijon Roy, pour les appelantes.

                    Christopher M. Rupar, Zoe Oxaal et Gregory Tzemenakis, pour l’intimé.

                    Rochelle S. Fox et Yashoda Ranganathan, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Amélie Pelletier Desrosiers et Catheryne Bélanger, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Danielle Bisnar, Kate Hughes et Janet Borowy, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes inc.

                    Andrew Astritis et Morgan Rowe, pour l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada.

                    Christopher Rootham et Andrew Montague‑Reinholdt, pour l’intervenante la Fédération de la police nationale.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendu par

[1]                             La juge Abella — En 1970, la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada a établi un plan d’action galvanique pour lever les obstacles juridiques, économiques, sociaux et politiques à une participation pleine et équitable des femmes canadiennes auxquels font face ces dernières depuis des générations. Bon nombre des iniquités relevées par la Commission ont été corrigées avec brio et les femmes de tout le pays ont pu bénéficier d’un énorme changement progressiste. Mais malgré la vague d’initiatives législatives et le réalignement positif de nombreuses attentes sociales, la vaste portée des stéréotypes bien ancrés sur le rôle des femmes dans la famille continue de façonner le monde du travail.

[2]                             Cela se voit notamment dans la façon dont les femmes sont rémunérées en général, entre autres lorsqu’elles veulent combiner leurs responsabilités familiales et le travail à temps partiel. Comme la Commission royale l’a mentionné, « il faut trouver le moyen d’accorder [aux employés à temps partiel] des salaires et des conditions de travail qui ne soient pas moins équitables que ceux qui sont consentis aux employés à plein temps » (Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, p. 119). Cinquante ans plus tard, le présent pourvoi soulève encore la même question.

[3]                             Les membres de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») reçoivent des prestations d’un régime de pension à leur retraite. Des prestations supérieures sont accordées aux membres qui ont touché un salaire élevé et ont servi à temps plein pendant une longue période ininterrompue. Certains trous dans les états de service d’un membre — comme une suspension ou des congés non payés — peuvent être comblés grâce à un processus de « rachat » qui permet au membre de toucher des prestations de pension complètes. Les membres à temps plein qui ont temporairement réduit leurs heures de travail dans le cadre d’une entente de partage de poste ne bénéficient pas de cette option. Presque tous les participants au programme de partage de poste sont des femmes et la plupart d’entre elles ont réduit leurs heures de travail pour prendre soin de leurs enfants.

[4]                             Trois membres retraitées de la GRC prétendent que les conséquences d’un partage de poste sur leur pension sont discriminatoires envers les femmes et contreviennent au par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés . La Cour fédérale a rejeté leur prétention (2017 CF 557). La juge de première instance a conclu que le programme de partage de poste n’était pas défavorable comparativement au congé non payé et que, même si c’était le cas, tout inconvénient est le résultat d’un choix personnel de l’employé de participer au programme et non de son sexe ou de sa situation familiale. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la juge de première instance ([2019] 2 R.C.F. 541).

[5]                             J’accueillerais le pourvoi. Les membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste doivent sacrifier leurs prestations de pension en raison d’une réduction temporaire de leurs heures de travail. Cet arrangement a une incidence disproportionnée sur les femmes et perpétue leur désavantage historique. Il s’agit d’une violation évidente à leur droit à l’égalité garanti par le par. 15(1)  de la Charte .

Contexte

[6]                             Mme Fraser, Mme Pilgrim et Mme Fox ont servi en tant que policières dans la GRC pendant plus de 25 ans. Mme Fraser a été affectée à Fort Saskatchewan, en Alberta, où elle a travaillé des quarts rotatifs de 10 heures, 7 jours par semaine. Mme Pilgrim a travaillé au sein de la Section des infractions commerciales à Québec. Mme Fox a commencé sa carrière de policière à Toronto avant d’être transférée dans une petite collectivité du centre de Terre‑Neuve.

[7]                             Mme Fraser, Mme Pilgrim et Mme Fox ont pris des congés de maternité au début et au milieu des années 1990. Lorsqu’elles ont repris le service à temps plein, elles ont eu de la difficulté à concilier leurs obligations professionnelles et le fait de s’occuper de leurs enfants. Mme Fraser dit s’être sentie [traduction] « dépassée » lorsqu’elle a tenté d’établir un équilibre entre son travail et sa famille; Mme Pilgrim avait l’impression de courir [traduction] « sur un tapis roulant »; et Mme Fox a décrit l’expérience comme étant [traduction] « l’enfer sur Terre ». En raison de ces difficultés, Mme Fox a pris sa retraite de la GRC en 1994, et Mme Fraser a pris un congé non payé en 1997. À cette époque, la GRC ne permettait pas à ses membres réguliers de travailler à temps partiel.

[8]                             En décembre 1997, la GRC a mis en place un programme de partage de poste afin d’offrir à ses membres une solution de rechange au congé non payé. Selon ce programme, deux ou trois membres de la GRC pouvaient se partager les responsabilités d’un poste à temps plein, ce qui permettait à chacun des participants de faire moins d’heures qu’un employé à temps plein. Les parties à une entente de partage de poste pouvaient être tenues, moyennant un préavis d’un mois, de reprendre le travail à temps plein selon les besoins administratifs ou opérationnels.

[9]                             Le partage de poste se voulait [traduction] « mutuellement avantageux » pour la GRC et les membres participants. Ces derniers pouvaient « continuer de collaborer avec la GRC tout en adoptant un horaire de travail qui répondait mieux aux besoins de leur situation personnelle » (d.a., vol. V, p. 810). La GRC profitait des services des participants, ce qui aidait entre autres à combler le manque de personnel dans les petites collectivités et dans les situations d’urgence.

[10]                         Mme Fraser, Mme Fox et Mme Pilgrim se sont inscrites au programme de partage de poste, tout comme 137 autres membres de la GRC entre 1997 et 2011. La plupart des participants étaient des femmes ayant des enfants. De 2010 à 2014, tous les membres de la GRC qui partageaient un poste étaient des femmes, et la plupart disaient s’être inscrites au programme parce qu’elles voulaient s’occuper de leurs enfants.

[11]                         Après s’être inscrites au programme de partage de poste, Mme Fraser, Mme Fox et Mme Pilgrim se sont rendu compte que leur participation au programme aurait des conséquences sur leur pension. Pour bien comprendre ces conséquences, il faut procéder à un bref examen du régime de pension de la GRC.

[12]                         Tous les membres de la GRC embauchés pour travailler au moins 12 heures par semaine doivent s’inscrire à un régime de pension prévu par la loi et y contribuer[1]. À leur retraite, les membres reçoivent des prestations en fonction notamment de leurs années de service[2]. Une année de travail compte pour une année de service ouvrant droit à pension. Plus le nombre d’années de service ouvrant droit à pension est élevé plus les prestations de pension sont élevées.

[13]                         Les années de travail à temps plein et à temps partiel sont traitées différemment lors du calcul des prestations de pension. Le travail à temps partiel est calculé au prorata pour tenir compte du nombre moins élevé d’heures travaillées. Il a donc moins de valeur que le travail à temps plein dans la formule utilisée pour calculer les prestations de pension.

[14]                         Les membres de la GRC accumulent du service à temps plein ouvrant droit à pension à l’égard des périodes pendant lesquelles ils sont embauchés pour travailler 40 heures par semaine. Ils peuvent également traiter certains trous dans leur période de service à temps plein (par exemple un congé non payé) comme une période de service à temps plein ouvrant droit à pension. Au retour d’un congé non payé, un membre peut « racheter » le service manquant en payant les cotisations que lui‑même et la GRC auraient versées s’il avait travaillé activement. Cela permet d’augmenter le nombre d’années de service ouvrant droit à pension du membre, et donc d’augmenter la pension à laquelle il a droit.

[15]                         Mme Fraser, Mme Fox et Mme Pilgrim s’attendaient à ce que le programme de partage de poste donne droit au rachat des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension, comme c’est le cas pour les congés non payés. Dans les deux situations, affirment‑elles, il y a une interruption temporaire du service régulier pour les membres qui travaillent à temps plein, soit une diminution de 12 à moins de 40 heures de travail par semaine en cas de partage de poste, alors qu’en cas de congé non payé, le nombre d’heures hebdomadaires travaillées devenait nul. Selon elles, il était logique que les membres dans les deux situations aient le droit de « racheter » leur service perdu et les prestations de pension connexes.

[16]                         La GRC a initialement accepté cette position dans ses communications avec Mme Pilgrim. Toutefois, par la suite, elle a adopté la position selon laquelle le partage de poste était du travail à temps partiel pour lequel les participants n’avaient pas le droit de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension.

[17]                         Lorsqu’ils ont été informés qu’ils ne pourraient pas racheter de service à temps plein ouvrant droit à pension pour la période où ils partageaient un poste, les participants au programme ont fait part de leurs préoccupations auprès de la haute direction. Dans une note de service adressée au commissaire de la GRC, 14 femmes membres de la GRC dans l’ensemble du pays ont expliqué pourquoi elles considéraient que les conséquences du partage de poste sur leur pension étaient illogiques et injustes :

                        [traduction]Les membres qui reviennent travailler à temps plein après un congé de maternité, un congé non payé (CNP), un CNP autofinancé ou une mesure disciplinaire (suspension sans solde) ont la possibilité de racheter leurs droits à pension. Les membres qui reviennent au travail après un long congé de maladie et une longue mesure disciplinaire (suspension avec solde) conservent leurs droits à pension — même s’ils n’ont pas travaillé. Les membres qui ont quitté la Gendarmerie et sont réembauchés peuvent racheter leurs droits à pension. [. . .] Par conséquent, il serait logique que les membres qui reviennent travailler à temps plein après une entente de partage de poste aient le droit à la même possibilité de racheter leurs droits à pension.

. . .

                        Le partage de poste est une mesure progressiste, proactive et innovatrice pour la GRC. Il est temps d’aider les membres qui choisissent de partager un poste plutôt que de les pénaliser d’avoir choisi une possibilité qui leur a été offerte par la Gendarmerie. Il est important que la direction se rappelle que ce ne sont pas seulement les membres qui profitent du partage de poste, mais aussi la GRC. Cet arrangement permet à la Gendarmerie de conserver son investissement dans les ressources humaines et de garder des membres qui sont formés, compétents et qui ont de l’expérience. Il offre ainsi un bassin de gens qualifiés à qui on peut faire appel en situation d’urgence. Les membres qui partagent un poste se tiennent au fait des nouvelles technologies, lois et formations, entre autres, parce qu’ils continuent de travailler. Pourquoi la GRC pénalise‑t‑elle ceux qui choisissent de partager un poste alors qu’elle profite de l’arrangement?

[18]                         Le commissaire adjoint de la GRC de l’époque, G. J. Loeppky, a répondu à la note de service et a reconnu qu’il [traduction] « y avait peut‑être un élément d’iniquité » dans l’approche de la GRC. Il a soumis la question au Comité consultatif des pensions de retraite de la GRC, qui a retenu les services d’un actuaire afin d’obtenir des conseils sur les options disponibles. L’actuaire a reconnu que le régime de pension de la GRC pouvait être modifié en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu  et du Règlement de l’impôt sur le revenu[3] afin d’étendre les droits de rachat de pension aux participants au programme de partage de poste. Il a noté que la souplesse prévue au Règlement de l’impôt sur le revenu [traduction] « est particulièrement utile pour répondre aux demandes de réduction des heures de travail des employés à diverses étapes de leur vie familiale ou de leur carrière » (p. 459).

[19]                         Alors que ce processus était en cours, trois employées de la GRC ont déposé des griefs internes pour contester le rejet de leurs demandes de rachat de service à temps plein ouvrant droit à pension pour la période où elles ont partagé un poste. Le Comité externe d’examen de la GRC a rendu une décision en leur faveur. Selon lui, il n’y avait aucun obstacle d’ordre juridique à ce que la GRC définisse le partage de poste comme une combinaison d’heures travaillées et de période de congé non payé. Le Comité a cité une politique similaire du Conseil du Trésor au sujet des heures de travail de certains fonctionnaires sur le point de prendre leur retraite :

                         [traduction] . . . il existe un précédent pour une telle catégorisation. En 1999, le Conseil du Trésor a mis en place un programme de congé de transition préalable à la retraite en créant la Politique sur les congés de transition préalable à la retraite. Cette politique permettait à certains employés de la fonction publique près de la retraite de réduire leurs heures de travail jusqu’à un maximum de 40 %. Leur paie était réduite en conséquence, mais les heures non travaillées étaient traitées comme des congés non payés pour la paie, les déductions, les allocations, les autres congés, les avantages sociaux et les pensions.

[20]                         Le commissaire par intérim de la GRC, William Sweeney, n’a pas suivi les recommandations du Comité externe d’examen et a rejeté les griefs. À son avis, il était légalement impossible de définir le partage de poste comme étant une combinaison de travail à temps plein et de congé non payé. Même s’il était [traduction] « extrêmement sensible » aux griefs, il a conclu que le fait de considérer le partage de poste comme du travail à temps partiel n’était pas discriminatoire.

[21]                         Par suite de la décision du commissaire, Mme Fraser, Mme Fox et Mme Pilgrim ont déposé la présente demande fondée sur la Charte . Elles ont fait valoir deux points. Premièrement, elles ont affirmé que le régime de pension, interprété correctement, permet à ceux qui participent au programme de partage de poste de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension. Deuxièmement, si cela n’était pas possible, elles ont soutenu que le régime de pension enfreignait le par. 15(1)  de la Charte  parce qu’il empêchait les femmes ayant des enfants — soit la majorité des participants au programme — de contribuer à leurs pensions au même titre que les membres qui travaillent à temps plein ou qui prennent des congés non payés. Pour appuyer leur demande, Mme Fraser, Mme Fox et Mme Pilgrim ont déposé des témoignages d’experts et d’autres documents portant sur les désavantages auxquels les femmes ayant des enfants font face sur le marché du travail.

[22]                         La juge de première instance a conclu que le partage de poste constituait un travail à temps partiel pour lequel les participants ne peuvent pas racheter du service à temps plein ouvrant droit à pension. À son avis, cette conclusion ne contrevenait pas au par. 15(1) parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le partage de poste était désavantageux par rapport au congé non payé. Même en supposant que le partage de poste ait des conséquences négatives, celles‑ci découlaient du choix du participant de s’inscrire au programme. La demande fondée sur la Charte  a donc été rejetée.

[23]                         L’appel interjeté à la Cour d’appel fédérale a également été rejeté. La cour a jugé que les membres de la GRC qui partageaient un poste ne recevaient pas une rémunération inférieure à celle des membres en congé non payé et que tout effet préjudiciable subi par les participants au programme de partage de poste découlait de leur choix de travailler à temps partiel et non du régime de pension.

[24]                         Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi.

Analyse

[25]                         Contrairement aux membres à temps plein qui ont un horaire de travail régulier[4], qui sont suspendus ou qui prennent des congés non payés, les membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste sont considérés comme des travailleurs à temps partiel au sens du Règlement et ne peuvent pas, selon les modalités du régime de pension, racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension. Mme Fraser et ses collègues soutiennent que cette restriction constitue une violation du par. 15(1)  de la Charte  fondée sur le sexe ou, à titre subsidiaire, sur le statut de famille ou le statut de parent.

[26]                         Le paragraphe 15(1)  de la Charte  prévoit ce qui suit :

                    15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[27]                          Le paragraphe 15(1) reflète un engagement profond à promouvoir l’égalité et à prévenir la discrimination contre les groupes défavorisés (Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 332; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20). Pour prouver une violation prima facie du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi contestée ou l’acte de l’État :

            crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;

            impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage.

(Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 25; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), [2018] 1 R.C.S. 522, par. 22.)

[28]                         Mme Fraser ne suggère pas que les conséquences négatives du partage de poste sur la pension sont explicitement fondées sur le sexe. Elle affirme plutôt qu’elles désavantagent les femmes ayant des enfants.

[29]                         Les universitaires se sont beaucoup penchés sur la façon dont les effets préjudiciables ou la discrimination systémique se traduisent (voir, par exemple, Colleen Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 19‑21; Evelyn Braun, « Adverse Effect Discrimination : Proving the Prima Facie Case » (2005), 11 R. études const. 119; Jonnette Watson Hamilton et Jennifer Koshan, « Adverse Impact: The Supreme Court’s Approach to Adverse Effects Discrimination under Section 15  of the Charter  » (2015), 19 R. études const. 191; Michèle Rivet et Anne‑Marie Santorineos, « Juger à l’ère des droits fondamentaux » (2012), 42 R.D.U.S. 363, p. 374; Diane L. Demers, « La discrimination systémique : variation sur un concept unique » (1993), 8 R.C.D.S. 83; Lisa Philipps et Margot Young, « Sex, Tax and the Charter  : A Review of Thibaudeau v. Canada » (1995), 2 R. études const. 221). Comme le souligne la professeure Colleen Sheppard :

                        [traduction] Pourquoi est‑ce aussi crucial de mieux comprendre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable? Parce que si nous ne le faisons pas, il y a un grand risque que la discrimination intégrée à des politiques, des règles ou des procédures institutionnelles qui semblent neutres ne soit pas reconnue comme de la discrimination. Ce risque est accentué par la nécessité, dans les lois anti‑discrimination, d’établir un lien entre l’expérience de l’exclusion, le préjudice ou le désavantage et un motif de discrimination reconnu. [. . .] Nous avons besoin d’une théorie sophistiquée et cohérente en matière de discrimination par suite d’un effet préjudiciable pour aider les demandeurs, les avocats et les décideurs à faire face aux complexités des manifestations de la discrimination systémique.

(« Of Forest Fires and Systemic Discrimination : A Review of British Columbia (Public Service Employee Relations Commission) v. B.C.G.S.E.U. » (2001), 46 R.D. McGill 533, p. 542; voir aussi Braun, p. 122.)

[30]                          Il est utile de commencer par définir le concept. La discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue (voir Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196; Sheppard (2001), p. 549; voir aussi Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64; Taypotat, par. 22). Plutôt que de cibler explicitement ceux qui font partie des groupes protégés contre une différence de traitement, la loi les désavantage indirectement (Sophia Moreau, « What Is Discrimination? » (2010), 38 Philosophy & Public Affairs 143, p. 155).

[31]                          La sensibilisation accrue à ce qu’est la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est [traduction] « une tendance centrale dans l’évolution du droit en matière de discrimination », qui marque le passage d’une conception de la discrimination fondée sur la faute vers un modèle fondé sur les effets qui examine avec un regard critique les systèmes, les structures et leurs répercussions sur les groupes défavorisés (Denise G. Réaume, « Harm and Fault in Discrimination Law : The Transition from Intentional to Adverse Effect Discrimination » (2001), 2 Theor. Inq. L. 349, p. 350‑351; voir aussi Béatrice Vizkelety, Proving Discrimination in Canada (1987), p. 18; Sheppard (2010), p. 19‑20). Ce passage s’est accompagné de la reconnaissance que la discrimination est [traduction] « souvent le résultat du fait d’agir comme nous l’avons toujours fait », et que les gouvernements doivent se montrer « particulièrement vigilants à l’égard des effets de leurs propres politiques » sur les membres de groupes défavorisés (Fay Faraday, « One Step Forward, Two Steps Back? Substantive Equality, Systemic Discrimination and Pay Equity at the Supreme Court of Canada » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 301, p. 310; Sophia Moreau, « The Moral Seriousness of Indirect Discrimination », dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 123, p. 145).

[32]                         L’arrêt Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971) a été l’un des premiers arrêts à appliquer ce concept, et il constitue un exemple classique de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. L’employeur obligeait ses employés à détenir un diplôme d’études secondaires et à réussir des tests uniformes pour pouvoir travailler dans certains services d’une centrale électrique. Aucune de ces exigences n’était liée substantiellement à un bon rendement au travail, mais les deux avaient pour effet de disqualifier les Afro‑Américains dans une proportion beaucoup plus élevée que les candidats blancs.

[33]                         La Cour suprême des États‑Unis a conclu que les exigences en matière d’études et les tests imposés allaient à l’encontre du titre VII du Civil Rights Act of 1964, Pub. L. 88‑352, 78 Stat. 241 (1964). La cour a souligné que cette loi interdisait les [traduction] « pratiques équitables sur le plan de la forme, mais discriminatoires dans leur application » :

                        Le Congrès reconnaît que les tests ou les critères d’emploi ou de promotion peuvent ne pas offrir une occasion équitable tout comme c’est le cas du lait offert dans la fable du renard et de la cigogne. Au contraire, il exige maintenant que la situation du chercheur d’emploi soit prise en compte. Pour reprendre le lien avec la fable, il prévoit que le récipient dans lequel le lait est offert en soit un que tous les chercheurs d’emploi peuvent utiliser. La Loi n’interdit pas seulement la discrimination manifeste, mais aussi les pratiques dont la forme est équitable, mais l’application est discriminatoire. [. . .] Une bonne intention ou une absence d’intention discriminatoire ne pardonne pas des procédures ou des mécanismes d’examen qui agissent comme un « obstacle intégré » à l’égard des groupes minoritaires et qui n’ont aucun lien avec l’évaluation des capacités à accomplir le travail demandé. [Italique ajouté; p. 431‑432.]

[34]                          L’arrêt Griggs explique que l’application de règles [traduction] « neutres » pourrait entraîner des inégalités de fond pour des groupes défavorisés. L’appartenance à ces groupes s’accompagne souvent d’un éventail unique d’obstacles physiques, économiques et sociaux. Les lois qui attribuent des avantages ou des fardeaux sans tenir compte de ces différences — sans tenir compte de la [traduction] « situation du chercheur d’emploi », comme dans l’arrêt Griggs — sont les principales cibles des allégations de discrimination indirecte. Je souscris à l’opinion suivante exprimée par les professeures Lisa Philipps et Margot Young :

                        [traduction]nous ne sommes pas toujours conscients des façons dont les distinctions que nous établissons [. . .] font intervenir l’identité des groupes et en ciblent certains en les traitant différemment. Cela s’explique par le fait que la constellation de facteurs ou de caractéristiques qui forment l’identité passent souvent pour des traits, des comportements, des choix ou des situations purement individuels sans lien les uns avec les autres. Pourtant, dans la réalité sociale, ils peuvent être étroitement liés à un groupe ou à un autre. La loi doit donc reconnaître que les actes de l’État peuvent être discriminatoires, même s’il n’existe aucun élément de preuve évident d’une telle discrimination à première vue et si cela n’était pas l’intention. [p. 258]

(Voir aussi Sandra Fredman, Discrimination Law (2e éd. 2011), p. 38 et 108.)

[35]                         Lutter contre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut être l’une des [traduction] « mesures juridiques les plus efficaces dont disposent les groupes défavorisés de la société pour faire valoir leur droit à la justice » (Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, « Indirect Discrimination Law : Controversies and Critical Questions », dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 1, p. 30). Non seulement une telle discrimination est‑elle « beaucoup plus courante que la forme plus rudimentaire que constitue la discrimination directe flagrante »[5], mais elle représente souvent une plus grande menace pour les aspirations à l’égalité des groupes défavorisés :

                    [traduction] . . . il est encore plus courant de voir des situations où la discrimination se manifeste dans une relation d’emploi, une loi ou un programme gouvernemental ou un contexte scolaire, où il n’y a pas de « vilain » identifiable, pas d’acte précis pouvant être considéré comme étant « discriminatoire » et où, vu de l’extérieur, un ensemble de règles ou de pratiques appliquées partout semble neutre. Cette structure invisible et les pratiques qui l’accompagnent sont une limite importante aux aspirations à l’égalité de beaucoup de gens qui doivent naviguer dans cette structure, mais dont les caractéristiques ne correspondent pas à celles des personnes à qui cette structure est censée profiter.

(Mary Eberts et Kim Stanton, « The Disappearance of the Four Equality Rights and Systemic Discrimination from Canadian Equality Jurisprudence » (2018), 38 R.N.D.C. 89, p. 92)

[36]                         En reconnaissant l’effet d’exclusion qu’a ce genre de discrimination, les tribunaux peuvent mieux examiner [traduction] « la discrimination sous ses diverses formes », y compris « sur le plan systémique ou institutionnel » (Vizkelety, p. viii; voir aussi Colleen Sheppard, « Mapping anti‑discrimination law onto inequality at work : Expanding the meaning of equality in international labour law » (2012), 151 R. int. Trav. 1, p. 8; Faraday, p. 319). Remédier à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable permet aux tribunaux 

                        [traduction] [de toucher au] cœur de la question de l’égalité, [au] but de la transformation, [à] l’examen de la façon dont les institutions et les rapports doivent être modifiés pour les rendre disponibles, accessibles, significatifs et gratifiants pour la multitude de groupes qui composent notre société.

(Meiorin, par. 41, citant Shelagh Day et Gwen Brodsky, « The Duty to Accommodate: Who Will Benefit? » (1996), 75 Rev. du B. Can. 433, p. 462)

[37]                         Notre Cour s’est penchée pour la première fois sur la discrimination par suite d’un effet préjudiciable dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536. Les employés d’un grand magasin devaient périodiquement travailler les vendredis et les samedis soirs. Therese O’Malley, une employée du magasin et membre de l’église adventiste du septième jour, était tenue par sa foi d’observer le sabbat du coucher du soleil le vendredi au coucher du soleil le samedi. Elle a déposé une plainte contre le magasin en vertu du Code ontarien des droits de la personne, L.R.O. 1980, c. 340, alléguant que la règle l’obligeant à travailler les samedis constituait de la discrimination fondée sur la religion.

[38]                         S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, le juge McIntyre lui a donné raison. Il a souligné que le Code ontarien des droits de la personne visait à protéger contre le « résultat ou l’effet » d’une conduite discriminatoire (p. 547). Citant l’arrêt Griggs et plusieurs décisions canadiennes, le juge McIntyre a conclu que la Loi interdisait la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, qu’il a distingué ainsi de la discrimination directe : 

                        On doit faire la distinction entre ce que je qualifierais de discrimination directe et ce qu’on a déjà désigné comme le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable en matière d’emploi. À cet égard, il y a discrimination directe lorsqu’un employeur adopte une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une distinction pour un motif prohibé. Par exemple, “Ici, on n’embauche aucun catholique, aucune femme ni aucun Noir”. En l’espèce, il est évident que personne ne conteste que la discrimination directe de cette nature contrevient à la Loi. D’autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. [p. 551]

[39]                         L’arrêt Simpsons‑Sears a été la première de plusieurs décisions sur les droits de la personne où notre Cour s’est attaquée à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114 (« Action Travail »), le juge en chef Dickson a confirmé le bien‑fondé d’une allégation de discrimination formulée contre un employeur dont les pratiques en matière d’embauche et d’avancement faisaient en sorte que les femmes étaient grandement sous‑représentées dans certains emplois. Certaines de ces pratiques semblaient neutres à première vue, mais le juge en chef Dickson a souligné l’importance d’analyser « les conséquences des pratiques et des systèmes d’emploi » :

                        On trouve une étude exhaustive de la « discrimination systémique » au Canada dans le rapport Abella sur l’égalité en matière d’emploi.

                    . . .

                        . . . la discrimination s’entend des pratiques ou des attitudes qui, de par leur conception ou par voie de conséquence, gênent l’accès des particuliers ou des groupes à des possibilités d’emplois, en raison de caractéristiques qui leur sont prêtées à tort . . .

                        La question n’est pas de savoir si la discrimination est intentionnelle ou si elle est simplement involontaire, c’est‑à‑dire découlant du système lui‑même. Si des pratiques occasionnent des répercussions néfastes pour certains groupes, c’est une indication qu’elles sont peut‑être discriminatoires.

                        Voilà pourquoi il est important d’analyser les conséquences des pratiques et des systèmes d’emploi . . . [Italiques ajouté; p. 1138‑1139.]

[40]                         Ces principes ont vite été importés dans la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 15. Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, la Cour a rejeté l’idée de la « similitude » ou théorie formelle de l’égalité, qualifiant plutôt l’égalité réelle de prémisse philosophique de l’art. 15 et décrivant une théorie de l’égalité axée sur « l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné » (p. 165). En développant cette théorie, le juge McIntyre a catégoriquement rejeté l’approche adoptée par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à l’égard de l’art. 15. Celle‑ci avait défini le [traduction] « sens fondamental » de l’égalité comme signifiant que « les personnes qui se trouvent dans “une situation analogue doivent être traitées de façon analogue” » ((1986), 2 B.C.L.R. (2d) 305, p. 311, citant Joseph Tussman et Jacobus tenBroek, « The Equal Protection of the Laws » (1949), 37 Cal. L. Rev. 341, p. 344). Le juge McIntyre a dit que cette approche comportait un « grave défaut » parce que « la simple égalité d’application de la loi à des groupes ou à des individus qui se trouvent dans une situation analogue ne peut constituer un critère réaliste en ce qui concerne la violation des droits à l’égalité » (p. 165‑167).

[41]                         Se fondant sur la jurisprudence de notre Cour en matière de droits de la personne, tout en reconnaissant que « ce ne sont pas toutes les distinctions et différenciations créées par la loi qui sont discriminatoires » (p. 182), le juge McIntyre a avalisé une conception de l’égalité et de la discrimination qui était axée sur les effets réels d’une loi sur un groupe de demandeurs plutôt que sur l’objectif ou la neutralité apparente de cette loi :

                        J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. [p. 174]

L’arrêt Andrews s’est révélé un solide modèle en matière d’égalité réelle qui a été « enrichi mais qui n’a jamais été abandonné » par la jurisprudence ultérieure (R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 14). Il a constitué un remède contre l’exclusion et une recette pour l’inclusion.

[42]                         Nos décisions subséquentes n’ont laissé aucun doute sur le fait que l’égalité réelle est la « norme fondamentale » du cadre établi à l’égard de l’art. 15 (Withler, par. 2; voir aussi Kapp, par. 15‑16; Alliance, par. 25) et que l’égalité réelle exige que l’on porte attention à « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs », à « l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » et aux « désavantages systémiques persistants [qui] ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes » aux membres du groupe (Withler, par. 43; Taypotat, par. 17; voir également Québec c. A, par. 327‑332; Alliance, par. 28; Centrale, par. 35).

[43]                         Appliquant ces principes, notre Cour a reconnu l’existence de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable au regard du par. 15(1). Dans l’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, elle a reconnu que les personnes ayant une perte d’acuité auditive subissaient un effet différent dans le système de santé, parce qu’elles étaient incapables d’obtenir les services d’interprètes. La Cour a confirmé que les « effets préjudiciables de règles d’application générale » pouvaient entraîner une violation du par. 15(1) (par. 77).

[44]                         De même, dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, la Cour a déclaré inconstitutionnelle une loi de l’Alberta sur les droits de la personne qui ne reconnaissait pas l’orientation sexuelle comme un motif de distinction illicite, parce que cette loi avait un « effet disproportionné » sur les membres de la communauté LGBTQ+ :

                    . . . il y a en apparence une certaine égalité formelle : les homosexuels ont un même droit à la protection de [la Loi] que les hétérosexuels dans la mesure où ils peuvent saisir la commission d’une plainte de discrimination fondée sur l’un des motifs actuellement énumérés. Cependant, compte tenu de la réalité sociale de la discrimination exercée contre les homosexuels, l’exclusion de l’orientation sexuelle a de toute évidence un effet disproportionné sur ces derniers par comparaison avec les hétérosexuels. En raison de son caractère trop limitatif, [la Loi] nie donc aux homosexuels le droit à l’égalité réelle. [Italique ajouté; par. 82.]

[45]                         Dans plusieurs autres décisions, notre Cour a confirmé que, « non seulement la Charte  confère une protection contre une discrimination directe ou intentionnelle, mais encore elle confère une protection contre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable » (McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, p. 279; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, p. 41; voir aussi Law c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 36; Withler, par. 64; Taypotat, par. 23).

[46]                         Notre Cour a tout récemment examiné cette question dans l’arrêt Taypotat. Bien qu’elle ait conclu qu’aucune discrimination n’avait été démontrée au vu des faits de l’affaire, la Cour a reconnu que « des exigences à première vue neutres, comme celles relatives au niveau de scolarité » peuvent violer le par. 15(1) en raison de leur « effet disproportionné » sur les groupes protégés (par. 15 et 22).

[47]                         Il ne fait donc aucun doute que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable « transgresse la norme fondamentale d’égalité réelle » qui sous‑tend la jurisprudence de notre Cour sur l’égalité (Withler, par. 2). La reconnaissance du fait qu’un traitement identique ou neutre à première vue peut « fréquemment engendrer de graves inégalités » touche au cœur de l’égalité réelle (Andrews, p. 164). C’est précisément ce qui arrive quand des lois « neutres » ignorent les « véritables caractéristiques [d’un] groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société » (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, par. 67; Eldridge, par. 65).

[48]                         La « norme fondamentale » du cadre actuel de l’art. 15 garantissant l’égalité réelle est également la valeur centrale dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable (Withler, par. 2; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 192 et 197). Notre Cour n’a jamais laissé entendre que les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable devraient être réglées au moyen d’une approche différente (voir, par exemple, Andrews, p. 173‑174; Eldridge, par. 59‑60; Vriend, par. 81‑82 et 87‑89; Law, par. 36‑39; Taypotat, par. 19‑22; Alliance, par. 25). Au contraire, nous avons précisé que la même approche s’applique, peu importe que la discrimination alléguée soit directe ou indirecte. L’arrêt Withler laisse peu de doute à cet égard :

                        Comme nous l’avons vu, l’analyse de l’égalité réelle pour l’application du par. 15(1) comporte deux étapes [. . .]. Le rôle de la comparaison consiste, à la première étape, à établir l’existence d’une « distinction ».

                    . . .

                        Dans certains cas, il sera relativement simple d’établir l’existence d’une distinction, par exemple lorsque la loi, à sa face même, crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (discrimination directe). [. . .] Dans d’autres cas, ce sera plus difficile, parce que les allégations portent sur une discrimination indirecte : bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues. [. . .] Dans ce cas, le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape. L’existence d’un désavantage historique ou sociologique pourrait aider à démontrer que la loi impose au demandeur un fardeau qu’elle n’impose pas à d’autres ou lui refuse un avantage qu’elle accorde à d’autres. Le débat sera centré sur l’effet de la loi et sur la situation du groupe de demandeurs. [Italique ajouté; par. 61‑62 et 64.]

[49]                         Dans le contexte des droits de la personne, notre Cour n’a pas utilisé d’analyses juridiques différentes pour la discrimination directe et la discrimination indirecte depuis l’arrêt Meiorin (par. 50‑54; voir aussi Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, par. 18‑19; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), [2012] 3 R.C.S. 360, par. 61). À mon avis, une approche unifiée est tout aussi justifiée pour ce qui est de la Charte .

[50]                         Afin de prouver qu’il y a discrimination prohibée par le par. 15(1), les demandeurs doivent démontrer qu’une loi ou une politique crée une distinction fondée sur un motif protégé et qu’elle perpétue, renforce ou accentue un désavantage. Ces exigences ne nécessitent pas d’examen dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Il faut cependant expliquer clairement ce qui permet de reconnaître cette discrimination, car la loi contestée n’inclura pas, à première vue, de distinctions fondées des motifs interdits (Withler, par. 64). De telles distinctions doivent être établies en examinant l’incidence de la loi (Alliance, par. 25).

[51]                         Cet examen est souvent qualifié de recherche de l’effet « disproportionné » sur les membres des groupes protégés (voir Vriend, par. 82; Withler, par. 64; Taypotat, par. 21‑23; Action Travail, p. 1139; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 138, les juges Cory et Iacobucci, dissidents; Moreau (2010), p. 154; Braun, p. 124‑125; Vizkelety, p. 176; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196; Collins et Khaitan, p. 3‑4; Dianne Pothier, « M’Aider, Mayday : Section 15  of the Charter  in Distress » (1996), 6 R.N.D.C. 295, p. 322).

[52]                         Autrement dit, pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Si c’est le cas, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 est franchie.

[53]                         Comment cela fonctionne‑t‑il en pratique? Plutôt que de se demander si une loi cible explicitement un groupe protégé et le traite différemment, le tribunal doit se demander si elle le fait indirectement par suite de son effet sur les membres de ce groupe (voir Eldridge, par. 60‑62; Vriend, par. 82). Par exemple, une loi peut comporter des règles en apparence neutres, des restrictions ou des critères qui agissent en fait comme des « obstacles intégrés » pour les membres des groupes protégés. L’obligation de passer des tests dont il est question dans l’arrêt Griggs en est l’exemple paradigmatique. Parmi les autres exemples, notons l’obligation de satisfaire à une norme aérobique dans l’arrêt Meiorin et la politique obligeant les employés à travailler les samedis dans l’arrêt Simpson‑Sears (voir aussi Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489). Pour évaluer l’effet préjudiciable de ces politiques, les tribunaux sont allés au‑delà des critères en apparence neutres sur lesquels elles reposaient et se sont demandé si elles avaient pour effet de désavantager les membres des groupes protégés (Moreau (2018), p. 125).

[54]                         Dans d’autres affaires, le problème n’est pas la présence d’« obstacles » intégrés à la loi, mais l’absence de mesures d’adaptation pour les membres des groupes protégés (Tarunabh Khaitan, A Theory of Discrimination Law (2015), p. 77; Dianne Pothier, « Tackling Disability Discrimination at Work : Towards a Systemic Approach » (2010), 4 R.D. & santé McGill 17, p. 23‑24). L’arrêt Eldridge représente un bon exemple. Selon le régime de soins de santé en cause dans cette affaire, aucun patient ne pouvait obtenir les services d’interprètes gestuels — mais ce manque d’accès avait un effet disproportionné sur les personnes ayant une perte d’acuité auditive et qui avaient besoin d’un interprète pour bien communiquer avec les fournisseurs de soins de santé (par. 69, 71 et 83).

[55]                         Un effet disproportionné peut se prouver de différentes façons. Dans l’arrêt Eldridge, son existence a été établie parce que « la qualité des soins reçus par les [personnes ayant une perte d’acuité auditive] était inférieure à celle des soins offerts aux entendants » (par. 83 (italique ajouté)). Par comparaison, dans les affaires Griggs et Meiorin, l’effet pertinent était le taux plus élevé de disqualification des Afro‑Américains et des femmes en matière d’emploi. Ces deux cas sont des exemples de façons dont une loi ou une politique peut avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Les arrêts Griggs, Meiorin et d’autres décisions faisant autorité ne laissent aucun doute qu’un effet disproportionné peut être démontré si les membres de groupes protégés se voient refuser des avantages ou imposer des fardeaux plus fréquemment que d’autres. Une différence au titre de la « qualité » du traitement réservé aux personnes concernées, comme dans Eldridge, peut renforcer une allégation d’effet disproportionné, mais il ne s’agit pas d’un élément nécessaire (Philipps et Young, p. 244‑245; voir aussi Pothier (1996), p. 322; Selene Mize, « Indirect Discrimination Reconsidered » (2007), N.Z.L. Rev. 27, p. 39).

[56]                         Deux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé. Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Le deuxième porte sur les conséquences de la loi.

[57]                         Les éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels qui décrivent « la situation du groupe de demandeurs » sont utiles aux tribunaux (Withler, par. 43; voir aussi par. 64). Ces éléments peuvent provenir du demandeur, de témoins experts ou d’un avis juridique (voir R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458). De tels éléments de preuve ont pour objectif de démontrer que l’appartenance au groupe de demandeurs est associée à certaines caractéristiques qui ont désavantagé des membres du groupe, comme l’incapacité de travailler les samedis ou une capacité aérobique moindre (Homer c. Chief Constable of West Yorkshire Police, [2012] 3 All E.R. 1287 (S.C.), par. 14; Simpsons‑Sears; Meiorin, par. 11). Ces liens peuvent révéler que des politiques en apparence neutres sont « bien conçue[s] pour certains mais pas pour d’autres » (Meiorin, par. 41). Dans l’évaluation de la preuve au sujet du groupe, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que les questions qui touchent principalement certains groupes sont parfois sous‑documentées. Les demandeurs en question peuvent être obligés de recourir davantage à leurs propres éléments de preuve ou à ceux d’autres membres de leur groupe, plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’experts.

[58]                         Des éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée (ou d’une loi ou politique essentiellement semblable) sont également utiles aux tribunaux. Des éléments de preuve sur « les conséquences des pratiques et des systèmes » peuvent démontrer concrètement que les membres de groupes protégés subissent un effet disproportionné (Action Travail, p. 1139; Vizkelety, p. 170‑174). Cette preuve peut inclure des statistiques, surtout si le bassin de gens touchés négativement par un critère ou une norme compte à la fois des membres d’un groupe protégé et des membres des groupes plus avantagés (Sheppard (2001), p. 545‑546; Braun, p. 120‑121).

[59]                         Il n’existe aucune mesure universelle permettant de déterminer le niveau de disparité statistique nécessaire pour démonter qu’il y a un effet disproportionné, et la Cour ne devrait pas, à mon avis, concevoir de règles rigides à cet égard. L’objectif de la preuve statistique, en fin de compte, est d’établir l’existence [traduction] « [d’]un comportement distinct d’exclusion ou de préjudice statistiquement important et qui n’est pas simplement le résultat de la chance » (Sheppard (2001), p. 546; voir aussi Vizkelety, p. 175; Fredman (2011), p. 186‑187). Le poids accordé aux statistiques dépendra, entre autres, de la qualité de celles‑ci et de la méthode utilisée pour les obtenir (Vizkelety, p. 178‑184).

[60]                         Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable doivent être étayées par des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs et sur les effets de la loi contestée. Sans autre chose, des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs peuvent constituer une simple « accumulation d’intuitions » s’ils sont trop éloignés de la situation réelle dans le lieu de travail, la communauté ou l’institution faisant l’objet de l’allégation de discrimination (Taypotat, par. 34). La preuve de disparité statistique, quant à elle, peut comporter des lacunes importantes laissant la porte ouverte à des résultats qui ne sont pas fiables. Les faiblesses de chaque type d’éléments de preuve peuvent être surmontées si les deux types sont présents (Braun, p. 135; Vizkelety, p. 192; Vancouver Area Network of Drug Users c. Downtown Vancouver Business Improvement Association (2018), 10 B.C.L.R. (6th) 175 (C.A.), par. 98). La professeure Colleen Sheppard (2001) reconnaît cette possibilité :

                        [traduction] Bien que dans certains cas, la correspondance évidente entre certaines catégories et le genre ou la composition raciale de cette catégorie rende les allégations de discrimination fondée sur le sexe ou la race relativement faciles à étayer, dans d’autres cas, la prépondérance statistique peut être moins prononcée. Dans de tels cas, il peut aussi être important d’examiner les composantes qualitatives du préjudice qui constitue la discrimination. [p. 548]

[61]                         Cela ne veut pas dire, évidemment, que les deux types d’éléments de preuve sont toujours requis. Dans certains cas, les éléments de preuve concernant un groupe démontreront un lien si puissant avec certains traits — comme celui entre la grossesse et le sexe — que l’effet disproportionné sur les membres de ce groupe « sera visible et immédiat » (Taypotat, par. 33; voir aussi Fredman (2011), p. 187‑188; Sheppard (2001), p. 544‑545; Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, [2011] R.J.Q. 1253 (C.A.), par. 27 et 47; Oršuš c. Croatie, no 15766/03, CEDH 2010‑II, par. 153).

[62]                         De même, des disparités statistiques claires et constantes peuvent démontrer l’existence d’un effet disproportionné sur les membres de groupes protégés, même si la raison précise de l’effet est inconnue. La professeure Sandra Fredman s’oppose vigoureusement à l’idée d’obliger les demandeurs à préciser [traduction] « la raison pour laquelle » ils sont désavantagés par une règle ou une politique :

                    Le fait d’exiger des demandeurs qu’ils démontrent la « raison pour laquelle » la PCP [la politique, le critère ou la pratique] désavantage le groupe dans son ensemble en revient à mal interpréter de manière fondamentale la signification de la discrimination indirecte. C’est l’effet distinct d’une politique, d’un critère ou d’une pratique en soi sur le groupe qui constitue de la discrimination à première vue.

(« Direct and Indirect Discrimination : Is There Still a Divide? », dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 31, p. 46; voir aussi Sandra Fredman, « The Reason Why : Unravelling Indirect Discrimination » (2016), 45 Indus. L.J. 231.)

[63]                         Je suis d’accord. S’il existe des disparités claires et constantes dans la façon dont une loi affecte un groupe de demandeurs, je ne vois aucune raison d’exiger de ceux‑ci qu’ils assument le fardeau additionnel d’expliquer pourquoi la loi a un tel effet. En pareils cas, la preuve statistique est en soi un signe convaincant que la loi n’a pas été structurée de manière à tenir compte de la situation du groupe protégé (voir Fredman (2011), p. 181; Vizkelety, p. 174‑176; Action Travail, p. 1139).

[64]                         La Cour suprême du Royaume‑Uni est parvenue à une conclusion semblable dans l’arrêt Essop c. Home Office (U.K. Border Agency), [2017] 3 All E.R. 551 (S.C.). La question en litige dans cette affaire concernait un processus d’évaluation des qualifications essentielles que les agents d’immigration devaient réussir pour être promus. Il a été démontré que les minorités raciales et les candidats plus âgés étaient moins susceptibles de réussir l’évaluation, mais on ne disposait d’aucun élément de preuve expliquant cette disparité (par. 9).

[65]                         La Cour suprême a conclu qu’il y avait un effet distinct. Lady Hale, présidente adjointe de la cour, a expliqué qu’un demandeur n’a pas besoin [traduction] « d’établir la raison pour laquelle le groupe subit un désavantage particulier » (par. 33). Elle a souligné qu’une telle exigence faisait en sorte qu’il était plus difficile de lutter contre « les obstacles cachés qui ne sont pas faciles à prévoir ou à déceler » (par. 25). Elle a également reconnu qu’il arrive « fréquemment que l’existence d’un effet distinct ou d’un désavantage particulier soit établie au moyen d’une preuve statistique » — ce qui serait impossible si les demandeurs étaient tenus d’expliquer chaque disparité statistique (par. 28).

[66]                         L’arrêt Essop a confirmé une approche souple permettant d’établir l’existence d’un effet distinct, selon laquelle une preuve de disparité statistique et de désavantage sur le groupe dans son ensemble pouvait suffire à étayer une allégation, mais ne constituait pas une exigence rigide (voir aussi O’Connor c. Bar Standards Board, [2018] 2 All E.R. 779 (S.C.), par. 43). La Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi conclu que, « lorsqu’il s’agit d’évaluer l’incidence de mesures ou de pratiques sur un individu ou sur un groupe, les statistiques qui, après avoir été soumises à un examen critique de la Cour, paraissent fiables et significatives suffisent pour constituer le commencement de preuve à apporter par le requérant »; cependant, « [c]ela ne veut [. . .] pas dire que la production des statistiques soit indispensable pour prouver la discrimination indirecte » (D.H. c. République tchèque, n57325/00, CEDH 2017‑IV, par. 188 (italique ajouté); voir aussi Oršuš, par. 152‑153; Horváth and Kiss c. Hongrie, [2013] E.L.R. 102 (C.E.D.H.), par. 107).

[67]                         Je souscris à cette approche. Tant une preuve de disparité statistique qu’une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble peuvent démontrer un effet disproportionné, mais aucune n’est obligatoire et leur importance variera selon l’affaire.

[68]                         Je tiens à faire quelques autres observations.

[69]                         Premièrement, la question de savoir si le législateur avait l’intention de créer un effet distinct n’est pas pertinente (Sheppard (2001), p. 543‑544; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196‑197; Faraday, p. 310). Il n’a jamais été obligatoire de fournir une preuve de l’intention discriminatoire pour étayer une allégation de violation du par. 15(1) (Andrews, p. 173‑174; Eldridge, par. 62; Vriend, par. 93; Alliance, par. 28; Centrale, par. 35). L’existence d’un objectif d’amélioration de la situation ne suffit pas non plus à soustraire une loi à l’examen fondé sur le par. 15(1)  de la Charte  (Centrale, par. 8 et 35; Alliance, par. 32‑33).

[70]                         Deuxièmement, si les demandeurs réussissent à démontrer qu’une loi a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé, ils n’ont pas besoin de prouver indépendamment que la caractéristique protégée a [traduction] « causé » l’effet disproportionné (Tarunabh Khaitan et Sandy Steel, « Wrongs, Group Disadvantage and the Legitimacy of Indirect Discrimination Law », dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 197, p. 203‑204 et 220; Fredman (2018), p. 46; Braun, p. 146; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 197; West Yorkshire Police, par. 12‑14; Essop, par. 24‑27). Autrement dit, il n’était pas nécessaire pour le demandeur dans l’affaire Griggs d’aborder la question de savoir si son exclusion était fondée sur sa race ou sur le fait qu’il ne possédait pas de diplôme d’études secondaires. L’objectif global de l’analyse de l’effet préjudiciable était de démontrer que le fait d’exiger un diplôme d’études secondaires comme critère d’emploi avait un effet disproportionné sur les Afro‑Américains (Fredman (2011), p. 189).

[71]                         Il n’est pas non plus nécessaire de se demander si la loi a en soi pour effet de créer des obstacles sociaux ou physiques de fond qui ont rendu une règle, une exigence ou un critère particulier désavantageux pour le groupe de demandeurs. Si l’on revient à l’affaire Griggs, cela reviendrait à se demander si Duke Power Co. était responsable du pourcentage peu élevé d’Afro‑Américains détenant un diplôme d’études secondaires. Visiblement, ce n’était pas le cas — mais cette question n’était absolument pas pertinente pour décider si un effet disproportionné avait été établi. Il a toujours été nécessaire dans l’examen requis par le par. 15(1) de porter attention aux désavantages systémiques touchant les membres des groupes protégés, même si ces désavantages ne sont pas créés par l’État (Alliance, par. 41; Centrale, par. 32; Vriend, par. 84 et 97; Eldridge, par. 64‑66; Eaton, par. 67; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1331‑1332).

[72]                         Troisièmement, les demandeurs n’ont pas à démontrer que les critères, les caractéristiques ou les autres facteurs utilisés dans la loi contestée affectent tous les membres d’un groupe protégé de la même manière. Notre Cour considère depuis longtemps que le fait « [q]ue la discrimination ne soit que partielle n’en change pas la nature » (Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1248, citant James MacPherson, « Sex Discrimination in Canada : Taking Stock at the Start of a New Decade » (1980), 1 C.H.R.R. C/7, p. C/11). Dans l’arrêt Brooks, la Cour a jugé que le fait que le régime établi par une entreprise refusait des prestations aux employées durant leur grossesse constituait de la discrimination fondée sur le sexe. L’employeur avait fait valoir que le régime ne refusait pas de prestations aux « femmes », mais seulement aux « femmes enceintes » (p. 1248, citant MacPherson, p. C/11). S’exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Dickson a expliqué que les pratiques « partiellement discriminatoires » ne sont pas moins discriminatoires que celles qui défavorisent tous les membres d’un groupe protégé (p. 1247‑1248).

[73]                         La Cour a réitéré ce principe dans l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252, où elle a conclu que le harcèlement sexuel dont avait fait l’objet deux employées constituait de la discrimination fondée sur le sexe. Elle a rejeté l’argument de l’employeur selon lequel il n’y avait eu aucune discrimination fondée sur le sexe, parce que certaines des employées du magasin avaient été harcelées sexuellement. Le juge en chef Dickson a réitéré l’approche relative à la discrimination partielle qu’il avait précédemment exposée dans l’arrêt Brooks :

                    S’il fallait, pour conclure à la discrimination, que tous les membres du groupe visé soient traités de façon identique, la protection législative contre la discrimination aurait peu ou pas de valeur. En effet, il arrive rarement qu’une mesure discriminatoire soit si nettement exprimée qu’elle s’applique de façon identique à tous les membres du groupe‑cible. Dans presque tous les cas de discrimination, la mesure discriminatoire comporte divers éléments de sorte que certains membres du groupe concerné ne sont pas atteints, tout au moins de façon directe, par la mesure discriminatoire. Refuser de conclure à la discrimination dans les circonstances de ce pourvoi équivaut à nier l’existence de la discrimination chaque fois que les pratiques discriminatoires ne touchent pas l’ensemble du groupe‑cible. C’est affirmer, par exemple, que l’employeur qui n’engage une femme que si elle a deux fois plus de diplômes qu’un homme n’est pas coupable de discrimination sexuelle si, en dépit de cette politique, il engage tout de même quelques femmes. [Italique ajouté; p. 1288‑1289.]

[74]                         L’approche adoptée par la Cour dans les arrêts Brooks et Janzen [traduction] « a eu des répercussions évidentes pour les demandes fondées sur de nombreux motifs de discrimination » (Dianne Pothier, « Connecting Grounds of Discrimination to Real People’s Real Experiences » (2001), 13 R.F.D. 37, p. 58). Comme l’a expliqué Dianne Pothier :

                    [traduction] Il est facile de passer de l’affirmation, comme dans Janzen, que toutes les femmes n’ont pas à être touchées pour qu’il y ait discrimination fondée sur le sexe à accepter également que divers groupes de femmes [. . .] peut être atteintes différemment par ce type de discrimination ou vivre des expériences différentes à cet égard. L’arrêt Janzen établit en outre qu’on ne peut faire échec à une demande reposant, par exemple, à la fois sur le sexe et la race simplement en disant qu’il ne pouvait s’agir de discrimination fondée sur le sexe parce que les femmes blanches n’ont pas été touchées ou qu’il ne pouvait s’agir de discrimination fondée sur la race parce que les hommes noirs ne l’ont pas été. [p. 58]

[75]                         La Cour a par la suite confirmé que « l’hétérogénéité d’un groupe de demandeurs n’est pas fatale à une plainte de discrimination » (Québec c. A, par. 354). Par exemple, dans l’arrêt Québec c. A, elle a conclu que certaines dispositions du Code civil du Québec établissant une distinction entre les conjoints de fait et les couples légalement mariés aux fins du soutien alimentaire et du partage des biens constituaient de la discrimination fondée sur l’état matrimonial. Elle a tiré cette conclusion même s’il existait « un éventail de besoins ou de situations de vulnérabilité à l’intérieur du groupe des conjoints de fait » (par. 354). De même, dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, la Cour a conclu qu’un régime d’indemnisation provincial offrant des prestations moins élevées aux personnes souffrant de douleur chronique constituait de la discrimination fondée sur l’incapacité. Elle a confirmé qu’une « différence de traitement peut reposer sur un motif énuméré même lorsque les membres du groupe pertinent ne sont pas tous également maltraités » (par. 76; voir aussi Centrale, par. 28; Pothier (2010), p. 35‑36; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 197‑198; Braun, p. 147; Sheppard (2001), p. 549).

[76]                         Cela nous amène à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 : la question de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage (Alliance, par. 25). Cet examen se déroule habituellement de la même façon dans les cas d’effet distinct et de discrimination explicite. Il n’existe pas de « modèle rigide » de facteurs pertinents à prendre en considération dans cette analyse (Québec c. A, par. 331, citant Withler, par. 66). L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché. Le préjudice peut inclure [traduction] « une exclusion ou un désavantage économique, une exclusion sociale [. . .] des préjudices psychologiques [. . .] des préjudices physiques [. . .], [ou] une exclusion politique », et il doit être examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels fait face le groupe de demandeurs (Sheppard (2010), p. 62‑63 (soulignement supprimé)).

[77]                         Le but de l’examen est de faire en sorte que le par. 15(1) reste axé sur la protection des groupes qui sont défavorisés et exclus en raison de leurs caractéristiques, de même que sur la protection des personnes [traduction] « qui appartiennent à plus d’un groupe socialement défavorisé dans la société » (Colleen Sheppard, « Grounds of Discrimination : Towards an Inclusive and Contextual Approach » (2001), 80 Rev. du B. can. 893, p. 896; voir aussi Withler, par. 58). Comme la Cour l’a précisé dans Québec c. A au moment d’aborder la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 :

                        À la base, l’art. 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination. [par. 332]

(Voir aussi Taypotat, par. 20.)

[78]                         En particulier, la présence de préjugés et l’application de stéréotypes sociaux ne sont pas nécessairement des facteurs à prendre en compte dans l’analyse relative au par. 15(1). Ceux‑ci peuvent aider à démontrer qu’une loi a des effets négatifs sur un groupe particulier, mais ils ne sont « ni des éléments particuliers du critère établi dans l’arrêt Andrews, ni des catégories auxquelles doit se rattacher la plainte de discrimination » (Québec c. A, au para. 329), car 

                        [i]l faut se garder de considérer que les arrêts Kapp et Withler ont pour effet d’imposer aux demandeurs invoquant l’art. 15 l’obligation additionnelle de prouver qu’une distinction perpétue une attitude imbue de préjugés ou de stéréotypes à leur endroit. Une telle démarche s’attache à tort à la question de savoir s’il existe une attitude, plutôt qu’un effet, discriminatoire, contrairement aux enseignements des arrêts Andrews, Kapp et Withler. [En italique dans l’original; par. 327.]

(Voir aussi par. 329‑331.)

[79]                         Qui plus est, la perpétuation du désavantage ne devient pas moins grave au regard du par. 15(1) simplement parce qu’elle était pertinente à l’égard d’un objectif légitime de l’État. Je suis d’accord avec la doyenne Mayo Moran sur le fait que l’ajout d’un critère de pertinence à l’analyse relative au par. 15(1) — même en tant que facteur contextuel parmi d’autres — risque de réduire l’examen à une simple recherche du [traduction] « fondement rationnel » de la loi contestée (« Protesting Too Much : Rational Basis Review Under Canada’s Equality Guarantee », dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns : Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 71, p. 81‑84; Eberts et Stanton, p. 90 et 119‑120; Sheila McIntyre, « Deference and Dominance : Equality Without Substance », dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns : Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 95, p. 108‑113). Le critère à appliquer pour déterminer s’il y a violation à première vue du par. 15(1) concerne l’effet discriminatoire de la loi sur les groupes défavorisés et non la question de savoir si la distinction est justifiée, un examen qu’il convient d’effectuer au regard de l’article premier (Andrews, p. 181‑182; Turpin, p. 1325‑1326; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, par. 129‑130; Eldridge, par. 77 et 79; Québec c. A, par. 333; Centrale, par. 35).

[80]                         De même, un demandeur n’est pas tenu de prouver que la distinction est arbitraire pour démontrer une violation à première vue du par. 15(1). C’est au gouvernement qu’il incombe de démontrer que la loi n’est pas arbitraire dans les observations qu’il présente pour justifier l’atteinte au regard de l’article premier (voir Eberts et Stanton, p. 117; Jonnette Watson Hamilton et Jennifer Koshan, « Kahkewistahaw First Nation v. Taypotat : An Arbitrary Approach to Discrimination » (2016), 76 S.C.L.R. (2d) 243, p. 259‑260; Alicja Puchta, « Quebec v A and Taypotat : Unpacking the Supreme Court’s Latest Decisions on Section 15  of the Charter  » (2018), 55 Osgoode Hall L.J. 665, p. 704).

[81]                         En résumé, donc, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 vise à établir que la loi impose un traitement différent sur la base de motifs protégés, soit explicitement soit par un effet préjudiciable. À la deuxième étape, la Cour doit se demander si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage (Alliance, par. 25).

[82]                         Lorsque c’est possible, les deux étapes de l’analyse doivent rester distinctes, mais il se peut évidemment qu’il y ait un chevauchement dans les cas d’effet préjudiciable en raison de [traduction] « l’impossibilité d’établir des catégories strictes » (Sheppard (2010), p. 21). En fin de compte, ce qui importe, c’est que le tribunal se pose les questions pertinentes nécessaires lors de l’analyse relative au par. 15(1) et y réponde, et non qu’il maintienne des cloisons étanches entre les deux étapes de l’analyse.

Application

[83]                         Revenons maintenant à la demande dont nous sommes saisis en l’espèce. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le régime de pension de la GRC permet à ses membres à temps plein qui ont un horaire de travail régulier, qui sont suspendus ou qui prennent des congés non payés de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension. Les membres à temps plein qui réduisent temporairement leurs heures dans le cadre d’une entente de partage de poste sont toutefois considérés comme des employés à temps partiel au sens du Règlement et ils ne peuvent racheter de période de service à temps plein ouvrant droit à pension.

[84]                         Ainsi, selon le régime de pension, la réduction temporaire des heures de travail d’un membre à temps plein de la GRC fait en sorte qu’il perd des prestations de pension potentielles. La question est de savoir si cette entente de partage de poste a un effet disproportionné sur les femmes.

[85]                         La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont reconnu que la vaste majorité des membres participant au programme de partage de poste qui perdent des prestations de pension sont des femmes ayant des enfants. Cependant, à leur avis, ces pertes ont été subies parce que « les appelantes [. . .] ont choisi de conclure une entente de partage de poste » et non à cause de leur sexe ou de leur statut de parent (motifs de la C.A., par. 53).

[86]                         En fondant le rejet de la demande de Mme Fraser sur le « choix » qu’a fait cette dernière de conclure une entente de partage de poste, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont, soit dit en tout respect, mal interprété la jurisprudence de notre Cour sur le par. 15(1). La Cour a toujours conclu qu’une différence de traitement pouvait être discriminatoire même si elle est fondée sur des choix faits par l’individu ou le groupe touché.

[87]                         Dans l’arrêt Brooks, par exemple, le juge en chef Dickson a rejeté l’argument d’un employeur selon lequel le fait d’offrir des prestations moindres aux femmes enceintes ne constitue pas de la discrimination fondée sur le sexe, parce que la grossesse est « voulue » (p. 1237‑1238). Après cet arrêt, la Cour a « maintes fois rejeté des arguments voulant que l’existence d’un choix empêche de conclure qu’une distinction constitue de la discrimination » (Québec c. A, par. 336). Dans l’arrêt Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, par exemple, la Cour a conclu qu’une loi qui accorde un traitement préférentiel aux citoyens canadiens enfreignait le par. 15(1), malgré l’argument avancé par le gouvernement suivant lequel le fait de devenir un citoyen canadien était un choix. S’accordant sur ce point, la juge en chef McLachlin et la juge L’Heureux‑Dubé l’ont énoncé clairement :

                        Le fait qu’une personne puisse éviter la discrimination en modifiant son comportement n’en supprime pas l’effet discriminatoire. S’il en était autrement, l’employeur qui refuserait d’embaucher des femmes dans son usine parce qu’il ne veut pas mettre un vestiaire à leur disposition pourrait prétendre que la cause réelle de l’effet discriminatoire est le « choix » des femmes de ne pas utiliser le vestiaire des hommes. Le seul fait de contraindre certaines personnes à faire ce type de choix viole la dignité humaine et est discriminatoire en soi. Jusqu’à maintenant, le droit en matière de discrimination n’a pas exigé que le demandeur prouve qu’il n’aurait pu éviter l’effet discriminatoire pour que soit reconnue l’atteinte à l’égalité garantie au par. 15(1). Dans Andrews, la Cour ne s’est pas arrêtée à ces considérations. Au contraire, le juge La Forest dit expressément que, dans certains cas, l’acquisition de la citoyenneté canadienne peut être « fort préjudiciable » lorsqu’elle cause la perte de la citoyenneté d’origine et il ne laisse aucun doute que ce coût doit jouer en faveur de la personne touchée par la mesure discriminatoire. [Italique ajouté; référence omise; par. 5.]

(Voir aussi le par. 51, le juge Bastarache.)

[88]                         La juge L’Heureux‑Dubé a exprimé un point de vue similaire dans ses motifs dissidents dans Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, une décision que notre Cour a infirmée dans l’arrêt Québec c. A, expliquant qu’une approche fondée sur le choix présentait des lacunes fondamentales :

                        De plus, en s’attachant à la liberté de choisir plutôt qu’à l’effet de la distinction sur les membres du groupe, les juges majoritaires dans Walsh n’ont pas accordé suffisamment d’attention à la nécessité de procéder à une véritable analyse de l’égalité réelle, exigence confirmée dans les arrêts Kapp et Withler. Contrairement à l’égalité formelle, qui suppose une personne [traduction] « autonome, agissant dans son propre intérêt et décidant par elle‑même », l’égalité réelle tient compte non seulement des choix qui s’offrent à la personne, mais également du « contexte socioéconomique dans lequel il[s] s’inscrive[nt] ». [Italique ajouté; référence omise; par. 342.]

[89]                         Plusieurs universitaires ont également avancé cette opinion. La professeure Margot Young, par exemple, précise ce qui suit :

                        [traduction] [C]lore un examen critique en qualifiant de « naturelle », de « choisie » ou de « méritée » l’inégalité dont une personne se plaint est profondément problématique. En effet, la plupart des avancées majeures des femmes vers l’égalité découlent précisément de la révélation que « naturelle » veut dire « sociale », que « choisie » veut dire « forcée » et que « méritée » veut dire « injustifiée ».

                    . . .

                    Les arguments basés sur les notions de mérite, la nature et le choix sont difficiles à démêler de façon critique; ils sont si souvent à l’origine de la discrimination. Cela rend ces notions profondément efficaces dans la perpétuation et l’obfuscation de l’inégalité.

(« Blissed Out : Section 15 at Twenty », dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns : Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 45, p. 55-56; voir aussi Margot Young, « Unequal to the Task : “Kapp”ing the Substantive Potential of Section 15 » (2010), 50 S.C.L.R. (2d) 183, p. 190‑191 et 196.)

[90]                         La professeure Sonia Lawrence formule l’argument crucial selon lequel les choix sont eux‑mêmes façonnés par l’inégalité systémique :

                    [traduction] . . . une description contextuelle du choix produit un exposé narratif malheureusement appauvri, dans lequel l’existence de choix plus théoriques que réels sert à éliminer la possibilité de constater une discrimination. [. . .] Il en résulte une jurisprudence qui tourne presque en dérision une version plus nuancée du contenu de la discrimination et de la manière dont elle se manifeste, en ayant fréquemment recours à l’idée voulant que tout préjudice subi par la demanderesse soit en réalité le résultat du choix qu’elle a fait, ou encore d’un exercice malavisé par celle‑ci de sa propre liberté judiciairement protégée.

                    . . .

                    Toutes sortes de conditions structurelles poussent les gens à faire leurs les choix qu’ils font, ce qui fait que certains choix peuvent être faits plus souvent par des gens présentant des « caractéristiques personnelles » particulières. Il s’agit d’un élément clé de l’inégalité systémique — elle ne découle pas de discrimination directe créée par une loi, mais plutôt du fonctionnement d’institutions qui peuvent sembler neutres à première vue. [Italique ajouté.]

(« Choice, Equality and Tales of Racial Discrimination : Reading the Supreme Court on Section 15 », dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns : Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 115, p. 115‑116 et 124‑125; voir aussi Diana Majury, « Women Are Themselves to Blame : Choice as a Justification for Unequal Treatment », dans Fay Faraday, Margaret Denike et M. Kate Stephenson, dir., Making Equality Rights Real : Securing Substantive Equality under the Charter (2006), 209, p. 219‑225.)

[91]                         L’affaire qui nous occupe met en évidence les lacunes du fait d’accorder une trop grande importance au choix dans l’analyse relative à l’art. 15. Pour beaucoup de femmes, loin d’être un choix libre, la décision de travailler à temps partiel « échappe souvent au contrôle de la personne » (Miron, par. 153; Québec c. A, par. 316; voir aussi Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 202). Pour bon nombre de femmes, la décision de travailler à temps partiel constitue un « choix » entre rester au‑dessus ou en dessous du seuil de la pauvreté. Qui plus est, le programme de partage de poste a été mis en place précisément parce que certains membres avaient besoin d’une solution de rechange au congé non payé [traduction] « en raison de leur situation personnelle ou familiale » (d.a., vol. V, p. 810). Mme Fox a tenu des propos semblables dans son affidavit :

                        [traduction] Selon mon expérience, cette politique est particulièrement préjudiciable envers les femmes qui travaillent dans des collectivités rurales ou éloignées. La GRC affecte régulièrement des femmes dans de telles collectivités où il n’y a tout simplement pas de services de garde pour enfants disponibles à toute heure du jour. Par conséquent, pour les membres ayant des enfants, le partage de poste est souvent la seule solution en matière de services de garde.

[92]                         En invoquant le « choix » qui a été fait de partager un poste comme motif pour rejeter la demande fondée sur le par. 15(1), la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont soustrait [traduction] « l’inégalité contestée à un examen minutieux, l’ignorant complètement afin de ne pas avoir à examiner les questions d’égalité en cause » (Majury, p. 219). Il s’agit d’une approche que rejette la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 15.

[93]                         La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont également conclu que le régime de pension ne traite pas les participants au programme de partage de poste moins favorablement que ceux qui prennent un congé non payé. Les deux cours sont arrivées à cette conclusion en se fondant sur une comparaison formaliste entre la rémunération offerte en vertu du programme de partage de poste et le programme de congé non payé.

[94]                         Il s’agit précisément du type d’analyse du « groupe de comparaison aux caractéristiques identiques » que notre Cour a carrément rejetée dans l’arrêt Withler (par. 55‑64; voir aussi Moore, par. 28‑31). Le paragraphe 15(1) garantit à Mme Fraser et aux autres participants au programme de partage de poste le droit à l’égalité réelle par rapport aux employés à temps plein de la GRC, et non pas simplement par rapport aux membres en congé non payé. Le fait de se concentrer étroitement sur les dispositions de rachat revient à ignorer leur rôle à l’intérieur du régime de pension : ces dispositions sont en soi le moyen par lequel les employés qui prennent un congé non payé « peuvent accéder concrètement » aux prestations de pension offertes à tous les employés à temps plein (Moore, par. 28).

[95]                         Cet aspect de la demande de Mme Fraser ne distingue pas sa demande de celle qui était en cause dans l’arrêt Centrale. Dans cette affaire, le Québec avait reporté la mise en œuvre d’un programme d’équité salariale de quatre ans pour les femmes travaillant dans des milieux où il existe des comparateurs masculins, et de six ans pour les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins. Notre Cour a jugé que le report de la mise en œuvre du programme enfreignait le par. 15(1). Au lieu de comparer la situation des femmes dans différents milieux de travail, la Cour a expliqué en quoi le report de la mise en œuvre du programme d’équité salariale défavorisait les femmes par rapport aux hommes travaillant dans d’autres milieux où leur travail est rémunéré à sa pleine valeur :

                        Le législateur a décidé de s’attaquer à la discrimination salariale exercée envers les femmes, mais, en différant l’accès au régime pour un certain groupe de femmes, il a refusé cet accès à celles‑ci, faisant en sorte que les femmes de ce groupe seraient moins bien payées en comparaison des travailleurs de sexe masculin pendant une plus longue période. Quels que soient les motifs qui sous‑tendent sa décision, il s’agit de « discrimination consacrée par la loi », une forme de discrimination que la Cour dénonce depuis l’arrêt Andrews (p. 172). En conséquence, le fait que les femmes travaillant dans un certain type de milieu — où il existe des comparateurs masculins — aient obtenu une réparation rapidement ne résout en rien la question de savoir si les femmes occupant un emploi dans un autre type de milieu ont également subi un désavantage. On ne saurait faire valoir, comme moyen de défense à une allégation de discrimination portée par un groupe de femmes, que le problème de discrimination vécu par un autre groupe a été réglé. [Italique ajouté; par. 33.]

(Voir aussi par. 29, motifs de la juge Abella, et par. 155‑156, motifs de la juge en chef McLachlin, en accord sur ce point.)

[96]                         Reste donc la question de savoir si, au terme d’une évaluation adéquate, la demande fondée sur le par. 15(1) devrait être accueillie.

[97]                         Avec égards, le fait de se baser sur la réduction temporaire des heures de travail d’un membre de la GRC pour imposer des conséquences moins avantageuses en matière de pension a clairement un effet disproportionné sur les femmes. Les éléments de preuve pertinents — les conséquences du système — ont démontré ceci :

            Les membres de la GRC qui ont réduit leurs heures de travail en participant au programme de partage de poste étaient principalement des femmes ayant de jeunes enfants.

            De 2010 à 2014, la totalité des membres ayant réduit leurs heures de travail par le truchement du programme de partage de poste étaient des femmes, et la plupart ont déclaré avoir participé au programme afin de s’occuper de leurs enfants.

[98]                         Ces statistiques ont été renforcées par des éléments de preuve convaincants sur les désavantages auxquels les femmes font face en tant que groupe lorsqu’elles concilient leur vie professionnelle et les travaux ménagers. Les éléments de preuve soumis par Mme Fraser ont démontré que les femmes assument depuis toujours une part écrasante des responsabilités à l’égard des enfants, que les travailleurs à temps partiel au Canada sont disproportionnellement des femmes et que celles‑ci sont beaucoup plus susceptibles que les hommes de travailler à temps partiel pour s’occuper des enfants. Par conséquent, elles connaissent moins de stabilité en matière d’emploi ainsi que des périodes de « réduction du temps de travail », y compris au sein de services de police.

[99]                         Ces éléments de preuve trouvent un appui solide dans les rapports de commission, les décisions judiciaires et les recherches universitaires. L’historique Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1970, Florence Bird, présidente) a reconnu que « les femmes [étaient] plus nombreuses à travailler à temps partiel » (p. 69) et a prévenu que le traitement inéquitable des travailleurs à temps partiel défavoriserait les femmes :

                        Nous reconnaissons qu’il existe un problème sérieux dans 1’emploi des travailleurs à temps partiel; c’est celui des dispositions concernant les avantages sociaux pour ceux qui ne sont pas employés de façon régulière. Nous estimons toutefois qu’il faut trouver le moyen d’accorder à ces employés des salaires et des conditions de travail qui ne soient pas moins équitables que ceux qui sont consentis aux employés à plein temps. [p. 119]

[100]                     Dans son rapport, la Commission d’enquête sur le travail à temps partiel (1983, Joan Wallace, commissaire) a confirmé que la plupart des employés à temps partiel occupant des postes moins rémunérés étaient des femmes (Le travail à temps partiel au Canada : Rapport de la Commission d’enquête sur le travail à temps partiel (1983), p. 21‑22, 46 et 151). La Commission a également étudié le recours à des programmes de partage de poste au Canada. Les données recueillies par la Commission portaient à croire que la quasi‑totalité des participants à ces programmes étaient des femmes et que [traduction] « [l]’arrivée d’un nouveau bébé était la raison principale la plus courante pour participer à un programme de partage de poste » (p. 177‑178).

[101]                     Le Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984, Rosalie Silberman Abella, commissaire) a précisé le lien entre le travail à temps partiel et le soin des enfants. Il renferme l’observation suivante à cet égard :

                        La demande et le besoin de mesures correctives tiennent au nombre croissant de mères de famille dans la population active. Leurs enfants ont besoin de soins satisfaisants. Selon le droit canadien, il incombe aux deux parents de prendre soin des enfants. Toutefois, selon la coutume, c’est la mère qui s’est toujours vu attribuer cette responsabilité. Par conséquent, c’est sur elle que retombe la culpabilité ou [c’est elle] qui est critiquée par la société lorsqu’elle se joint à la population active. Et c’est elle qui habituellement a la responsabilité morale de faire garder les enfants et de prendre les dispositions nécessaires.

 

                    . . .

                        Du point de vue de la mère, les possibilités de choisir un emploi sont limitées en raison du manque de services de soins aux enfants et de la nature même de ces services. « Ce sont les femmes qui, pour s’acquitter de leurs responsabilités familiales et professionnelles, sont appelées, plus souvent que les hommes, à prendre des décisions difficiles (par exemple, quitter leur emploi pour prendre soin de jeunes enfants) ». [. . .] Diverses études montrent que si les femmes sont si nombreuses à travailler à temps partiel, c’est qu’elles doivent concilier le soin des enfants avec l’emploi rémunéré qu’elles occupent sur le marché du travail. [Italique ajouté.]

(p. 195 et 204, citant la Ontario Manpower Commission, The Employment of Women in Ontario : Background Paper (1983), p. 17)

[102]                     Le rapport final de 2012 de la Commission du droit de l’Ontario sur les travailleurs vulnérables a également confirmé ce qui suit :

                        Il ressort des études canadiennes que les femmes exercent plus d’emplois précaires que les hommes. Par exemple, les femmes sont surreprésentées dans le secteur du travail à temps partiel et temporaire.

                    . . .

                        Le nombre élevé de femmes qui exercent un travail précaire est, dans une certaine mesure, le résultat de leur rôle social classique de pourvoyeuses de soins. Selon le « contrat entre les sexes » qui typifiait la classe moyenne dans les années 1950, les hommes étaient principalement chargés du soutien financier et les femmes restaient à la maison pour prendre soin de la famille. (Dans de nombreuses familles de la classe ouvrière, les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur du foyer, prenant soin des enfants d’autres femmes, veillant à l’entretien de maisons et travaillant dans des usines et des magasins, par exemple.) De nos jours, en raison de la conjoncture socioéconomique actuelle, il faut souvent deux revenus pour subvenir aux besoins d’une famille, et, dans de nombreuses sphères de la vie, les choix et la participation des femmes ont augmenté. La majorité d’entre elles se sont jointes à la population active. L’unité familiale est elle aussi plus variée, et compte un nombre croissant de parents seuls. Et pourtant, les femmes continuent d’assumer la responsabilité première de la prestations [sic] des soins. En 2010, les femmes canadiennes ont passé en moyenne un nombre total de cinquante heures par semaine à prendre soin des enfants du ménage, soit deux fois plus que les hommes (vingt‑quatre heures). En 2008, tout juste plus de 9 % des femmes ont déclaré travailler à temps partiel à cause de leurs responsabilités en matière de soin des enfants, comparativement à moins de 1 % chez les hommes. De ce fait, la précarité des emplois qu’exercent les femmes est influencée en partie par les politiques publiques concernant les prestations de maternité et le soin des enfants. [Italiques ajoutés.]

(Travailleurs vulnérables et travail précaire, p. 22‑23; voir aussi Statistique Canada, Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe (7e éd. 2017).)

[103]                     Notre Cour a aussi reconnu que les femmes se heurtent à des désavantages dans le milieu de travail en raison des responsabilités relatives aux travaux ménagers qu’elles assument en grande partie seules. Elle a souligné les sacrifices que les femmes font au travail « pour des motifs d’ordre domestique » (Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, p. 861; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 113, motifs concordants de la juge L’Heureux‑Dubé); et que « les femmes assument une part disproportionnée du fardeau de la garde des enfants au Canada » (Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 762‑763; voir aussi Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 49‑50, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente).

[104]                     Reconnaître la réalité de la division des tâches ménagères entre les genres et ses répercussions sur la vie professionnelle des femmes n’est pas une question nouvelle, pas plus qu’elle n’est contestable (voir Déclaration et Programme d’action de Beijing, Doc. N.‑U. A/CONF.177/20, 17 octobre 1995, par. 155‑156 et 158). Elizabeth Shilton a décrit en termes éloquents le lien qui existe entre la division des soins non rémunérés et la surreprésentation des femmes dans les emplois à temps partiel :

                        [traduction] Au 21e siècle, au Canada, l’image de la famille où l’homme est le pourvoyeur a largement disparu, tout comme l’idée de « salaire familial »; il y a pratiquement autant de chances que la femme fasse partie de la population active rémunérée que l’homme. Cependant, deux constantes demeurent. Les employeurs continuent de demander un « employé sans attache », ainsi que le droit d’organiser le travail sans égard aux obligations de ses employés en matière de soins. De plus, les rôles attribués à chaque genre au sein des familles ont été lents à changer. Les enfants ont encore besoin de soins, et les femmes assument encore la plupart des responsabilités pratiques que cela implique. En conséquence, elles sont forcées de gérer les soins familiaux sans que cela n’empiète sur leurs obligations professionnelles. Leurs stratégies — que l’on appelle euphémiquement des « choix » — incluent souvent le travail à temps partiel et des formes de travail précaires qui s’accompagnent habituellement de salaires moins élevés, de peu d’avantages, de moins de possibilités d’avancement et d’une pension de retraite minime ou inexistante. L’incidence sur le bien‑être économique des femmes est exacerbée par les idées préconçues selon lesquelles les femmes ne méritent pas ou ne veulent pas de postes comportant de grandes responsabilités et un salaire élevé, parce qu’elles vont inévitablement accorder la priorité à leur famille plutôt qu’à leur travail. Le fardeau inéquitable des soins familiaux crée et renforce l’inégalité persistante que vivent les femmes, tant sur le marché du travail qu’à l’extérieur de celui‑ci. [Italique ajouté.]

(« Family Status Discrimination : “Disruption and Great Mischief” or Bridge over the Work‑Family Divide? » (2018), 14 J.L. & Equality 33, p. 35; voir aussi Sheppard (2010), p. 26; Richard P. Chaykowski et Lisa M. Powell, « Women and the Labour Market : Recent Trends and Policy Issues » (1999), 25 Can. Pub. Pol’y S1; Braun, p. 137‑138; Fredman (2011), p. 38, 45 et 181; Rivet et Santorineos, p. 373; Suzi Macpherson, « Reconciling employment and family care‑giving : a gender analysis of current challenges and future directions for UK policy », dans Nicole Busby et Grace James, dir., Families, Care‑giving and Paid Work : Challenging Labour Law in the 21st Century (2011), 13, p. 13‑30; Susan Bisom‑Rapp, « What We Know About Equal Employment Opportunity Law after Fifty Years of Trying » (2018), 22 Employee Rts. & Employment Pol’y J. 337, p. 348‑349.)

[105]                     En décelant l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, les tribunaux [traduction] « agissent de manière particulièrement efficace à l’égard des critères qui désavantagent spécifiquement les femmes ayant des responsabilités en ce qui concerne le soin des enfants » (Fredman (2011), p. 181). La Cour de justice européenne, par exemple, a jugé que le fait d’offrir à certains travailleurs des conditions de rémunération moins favorables en fonction de leurs heures de travail pouvait constituer de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable envers les femmes (voir Jenkins c. Kingsgate (Clothing Productions) Ltd, C‑96/80, [1981] E.C.R. I‑911; Bilka‑Kaufhaus GmbH c. Weber von Hartz, C‑170/84, [1986] E.C.R. I‑1607; Rinner‑Kühn c. FWW Spezial‑Gebäudereinigung GmbH, C‑171/88, [1989] E.C.R. I‑2743; Vroege c. NCIV Instituut voor Volkshuisvesting BV, C‑57/93, [1994] E.C.R. I‑4541; Schönheit c. Stadt Frankfurt am Main, C‑4/02 et C‑5/02, [2003] E.C.R. I‑12575; voir aussi Reg. c. Secretary of State for Employment, Ex parte Equal Opportunities Commission, [1995] 1 A.C. 1 (H.L.); Braun, p. 137‑140).

[106]                     Toutes ces sources — et d’autres encore — établissent un lien clair entre les femmes et des heures de travail moindres ou instables. Elles appuient solidement l’argument central de Mme Fraser : le fait pour la GRC de se baser sur la réduction temporaire des heures de travail d’un de ses membres pour imposer des conséquences moins avantageuses en matière de pension a un effet disproportionné sur les femmes. Il est donc satisfait au premier volet de l’analyse relative au par. 15(1).

[107]                     Cela m’amène au deuxième volet de l’analyse relative au par. 15(1) : la question de savoir si cet effet préjudiciable renforce, perpétue ou accentue un désavantage.

[108]                     Il ne fait aucun doute que c’est le cas. Je souscris à l’argument de Mme Fraser selon lequel les répercussions négatives du partage de poste sur la pension perpétuent une source de désavantage de longue date pour les femmes : les préjugés fondés sur le sexe ancrés dans les régimes de pension, qui favorisent depuis toujours [traduction] « les employés à temps plein à revenu moyen et élevé comptant de nombreuses années de services, habituellement des hommes » (Report of the Royal Commission on the Status of Pensions in Ontario (1980), p. 116).

[109]                     Dans un mémoire présenté au Sous‑comité de la Chambre des communes sur les droits à l’égalité (en juin 1985 par Louise Dulude et Carole Wallace), le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (« CCA ») a exprimé des inquiétudes à propos des préjugés fondés sur le sexe dans les régimes de pension. Dans ce mémoire, le Comité a décrit comment les régimes de pension traitaient les femmes de façon inéquitable :

                        [traduction] Les différences dans l’incidence des pensions sur les femmes et sur les hommes sont bien connues et amplement documentées. Elles sont le résultat des effets combinés des divers éléments qui forment le régime de pension à plusieurs couches au Canada aujourd’hui.

                    . . .

                        Les femmes sont plus touchées par ces lacunes que les hommes, parce qu’elles changent de poste et quittent le marché du travail plus souvent que leurs homologues masculins. Par conséquent, la faible proportion de femmes qui participent à un régime de pension établi par l’employeur sont très peu susceptibles de toucher des pensions décentes provenant de cette source. En fait, des experts affirment que bon nombre de femmes qui participent à des régimes de pension soutenus par l’employeur auraient probablement mieux fait de placer à la banque leurs cotisations à ces régimes.

(Brief on Equality for Women in Pensions, Taxation and Federal Benefits to Parents, p. 2 et 8‑9)

[110]                     D’autres aussi ont exprimé ces mêmes inquiétudes. Elizabeth Shilton indique que, bien que des progrès aient été réalisés en vue d’assurer aux femmes une protection égale en matière de pension, le montant des prestations qu’elles touchent demeure inégal (« Gender Risk and Employment Pension Plans in Canada » (2013), 17 C.L.E.L.J. 101, p. 110‑112). L’auteure établit un lien entre les préjugés fondés sur le genre ancrés dans les régimes de pension et la préférence observée dans ces régimes à l’égard du [traduction] « parcours professionnel masculin » :

                    Dès le départ, les régimes de pension étaient conçus en fonction des parcours professionnels des travailleurs qualifiés dont la formation et l’expérience étaient particulièrement utiles à leur employeur. Les structures de rémunération intégrées dans ces régimes favorisaient donc les travailleurs permanents à temps plein qui comptaient de nombreuses années de service et qui touchent un salaire relativement élevé — ce que l’on appelle le « parcours professionnel masculin ». Longtemps après que les règles relatives aux régimes de pension explicitement genrés soient devenues illégales, les structures habituelles des avantages sociaux forçaient encore les employés temporaires ou à temps partiel à faible revenu — ceux correspondant au « parcours professionnel féminin » typique — à subventionner les avantages sociaux des travailleurs possédant un plus grand pouvoir sur le marché. C’est le cas pour tous les régimes de pension, quoique la façon dont la dynamique des genres opère dépend du type de régime. [p. 112]

[111]                     L’Organisation internationale du Travail a également commenté la façon dont les périodes accrues de travail à temps partiel entraînent des prestations de pension réduites pour les femmes :

                        Tout au long de leur vie, les femmes sont confrontées à des obstacles qui s’accumulent avec l’âge. Une double, voire triple discrimination se retrouve ainsi souvent amplifiée au fur et à mesure qu’elles vieillissent. Les femmes sont particulièrement vulnérables en raison de leur surreprésentation dans le travail non payé, faiblement rémunéré, à temps partiel, fréquemment interrompu ou dans l’économie informelle. En conséquence, elles sont moins souvent en droit de bénéficier de prestations de retraite contributives à part entière. Même quand elles y ont droit, leurs pensions sont souvent nettement inférieures à celles des hommes en raison de revenus plus modestes et de périodes de cotisations plus courtes.

(Droits, emplois et sécurité sociale : Une nouvelle vision pour les hommes et les femmes âgés (2008))

[112]                     L’inégalité structurelle des régimes de pension a des effets tangibles sur les femmes à leur retraite. Notre Cour a qualifié la « féminisation de la pauvreté » de « phénomène social bien établi » au Canada (Moge, p. 853). Claire Young a lié ce problème aux disparités dans les politiques en matière de pension :

                    [traduction] . . . lorsque l’on examine les statistiques sur la sécurité du revenu à la retraite, les femmes sont disproportionnellement en plus mauvaise posture que les hommes sur le plan financier, 7,6 pour cent ayant des revenus sous le seuil de faible revenu (SFR), que l’on appelle communément le seuil de la pauvreté, comparativement à 3,6 pour cent des hommes âgés. [. . .] [L]es politiques canadiennes actuelles en matière de pension sont un facteur qui contribue grandement à cet écart dans le revenu.

                    . . .

                    . . . plus de 72 pour cent de gens âgés de 65 ans ou plus vivant sous le seuil de la pauvreté sont des femmes. Il importe aussi de noter que les femmes âgées célibataires sont les plus pauvres parmi les pauvres au Canada, 80 pour cent des femmes seules de plus de 65 ans vivant dans la pauvreté. [Italique ajouté.]

(« Pensions, Privatization, and Poverty : The Gendered Impact » (2011), 23 R.F.D. 661, p. 663 et 665; voir aussi Shilton (2013), p. 102‑103; Commission d’enquête sur le travail à temps partiel, p. 151; Comité directeur de la Stratégie pour l’équité salariale entre les sexes, Rapport final et recommandations du Comité directeur de la Stratégie pour l’équité salariale entre les sexes (2016), p. 18 et 60‑61; Fredman (2011), p. 47‑48; Susan Bisom‑Rapp et Malcolm Sargeant, « It’s Complicated : Age, Gender and Lifetime Discrimination Against Working Women — The United States and the U.K. as Examples » (2014), 22 Elder L.J. 1, p. 99.)

[113]                     Les choix faits lors de la conception des régimes de pension ont, en somme, des [traduction] « répercussions normatives, politiques et économiques tangibles et de portée considérable sur les femmes » (Shilton (2013), p. 140, citant Bernd Marin, « Gender Equality, Neutrality, Specificity and Sensitivity — and the Ambivalence of Benevolent Welfare Paternalism », dans Bernd Marin et Eszter Zólyomi, dir., Women’s Work and Pensions : What is Good, What is Best? Designing Gender‑Sensitive Arrangements (2010), 203, p. 210). Comme le modèle de la GRC perpétue une source de désavantage économique de longue date pour les femmes, la deuxième étape de l’analyse relative au par. 15(1) est franchie et il y a, à première vue, violation de l’art. 15 sur la base du motif énuméré que constitue le sexe.

[114]                     Vu la conclusion qu’il y a violation à première vue du par. 15(1) sur la base du sexe, il n’est pas nécessaire de décider s’il y a lieu de retenir l’argument subsidiaire de Mme Fraser suivant lequel notre Cour devrait reconnaître le statut de parent ou le statut de famille comme un motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1)[6]. Il pourrait toutefois être utile, en prévision de futures affaires, de formuler certaines observations.

[115]                     Le procureur général était disposé à accepter que le motif plus restreint du statut de « parent » devait être reconnu comme motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1), mais seulement dans le cadre de la présente instance. Je ne suis pas à l’aise en ce qui concerne l’idée que notre Cour accepte un nouveau motif analogue pour un seul cas. Soit il s’agit d’un principe juridique durable que notre Cour doit accepter, soit ce n’en est pas un. Il ne devrait pas constituer un ballon d’essai réévalué périodiquement. En outre, là où il est protégé par les lois sur les droits de la personne au Canada, le statut de parent fait partie du statut de famille et non d’une catégorie distincte. J’hésiterais à dissocier ces deux situations sans avoir entendu d’arguments sur les conséquences d’une telle mesure.

[116]                     Avec égards, la présente affaire ne se prête pas à une décision tranchant la question de savoir si le statut de famille ou le statut de parent devrait être reconnu comme un motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1). Non seulement la reconnaissance d’un nouveau motif analogue n’est‑elle pas nécessaire pour résoudre de façon exhaustive et équitable l’allégation de discrimination formulée par Mme Fraser, mais — comme le démontre la présente affaire — il est possible d’effectuer une solide analyse intersectionnelle du sexe et du rôle parental en fonction du motif énuméré que constitue le sexe, en reconnaissant que le partage inégal des responsabilités en matière d’éducation des enfants est un des « désavantages systémiques persistants [qui] ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes » aux femmes au sein de la société canadienne (Taypotat, par. 17; voir aussi Withler, par. 43; Québec c. A, par. 327‑332; Alliance, par. 28; Centrale, par. 35). La jurisprudence d’autres pays en matière de droits de la personne confirme que les allégations de discrimination parentale peuvent être présentées sous forme de plaintes de discrimination par suite d’un effet préjudiciable fondée sur le sexe (voir Fredman (2011), p. 181‑182; Shilton (2018), p. 36; London Underground Ltd. c. Edwards (No. 2), [1999] I.C.R. 494 (C.A. Angl. et p. de G.); Phillips c. Martin Marietta Corp., 400 U.S. 542 (1971); Bostock c. Clayton County, Georgia, 140 S. Ct. 1731 (2020), p. 1743).

[117]                     Il y a une autre raison plus convaincante de ne pas trancher définitivement la question en litige dans le présent pourvoi : le dossier et les observations qui nous ont été soumis ne nous fournissent pas l’aide nécessaire pour étudier les répercussions d’une telle mesure. Il y a plusieurs questions complexes concernant la reconnaissance du statut de famille ou du statut de parent en tant que motif analogue qui n’ont pas été abordées à quelque stade que ce soit de la présente instance. Le statut de famille et le statut de parent ne sont traités que brièvement dans le mémoire de Mme Fraser, la question n’a pratiquement pas été discutée lors des plaidoiries orales et dans les observations du procureur général et de presque tous les intervenants[7], et elle est complètement absente des motifs de la Cour fédérale et de ceux de la Cour d’appel.

[118]                     Les parties reconnaissent que le statut de famille est un motif protégé par la plupart des lois provinciales sur les droits de la personne et que, même si le statut de parent ne bénéficie pas d’une protection explicite distincte, le statut de famille a été interprété comme englobant la protection des parents (British Columbia Law Institute, Human Rights and Family Responsibilities : Family Status Discrimination under Human Rights Law in British Columbia and Canada (2012), p. 26). La question de savoir ce qui constitue une preuve prima facie de discrimination fondée sur le statut de famille a suscité beaucoup [traduction] « d’incertitude et de controverse » dans le domaine des droits de la personne (British Columbia Law Institute, p. 10; voir Commission ontarienne des droits de la personne, Le coût de la prestation de soins : Rapport de consultation sur la discrimination fondée sur l’état familial (2006), p. 4; Campbell River & North Island Transition Society c. Health Sciences Assn. of British Columbia (2004), 28 B.C.L.R. (4th) 292 (C.A.); Brown c. Canada (Ministère du Revenu national), 1993 CanLII 683 (T.C.D.P); Canada (Procureur général) c. Johnstone, [2015] 2 R.C.F. 595 (C.A.); Misetich c. Value Village Stores Inc. (2016), 39 C.C.E.L (4th) 129 (T.D.P. Ont.), par. 35‑48; voir également Shilton (2018); Sheila Osborne‑Brown, « Discrimination and Family Status : The Test, the Continuing Debate, and the Accommodation Conversation » (2018), 14 J.L. & Equality 87; Lyle Kanee et Adam Cembrowski, « Family Status Discrimination and the Obligation to Self‑Accommodate » (2018), 14 J.L. & Equality 61).

[119]                     Mais on ne nous a soumis pratiquement aucune observation sur la question de savoir si — ou de quelle manière — la jurisprudence incertaine en matière de droits de la personne influe ou est susceptible d’influer sur la reconnaissance dans la Charte  du statut de famille ou du statut de parent, sur la définition ou la portée éventuelle du « statut de famille » ou du « statut de parent », ou sur la possibilité de s’attaquer à la discrimination fondée sur le statut de parent ou le statut de famille par la reconnaissance d’autres motifs (voir Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, p. 722‑725, la juge McLachlin, dissidente (« statut de parent gardien séparé ou divorcé »); Canada (Procureur général) c. Lesiuk, [2003] 2 C.F. 697 (C.A.), par. 37; (« femmes exerçant des responsabilités parentales »)).

[120]                     On ne nous a pas non plus soumis d’arguments ou de preuves sur la question de savoir si — ou de quelle manière — la reconnaissance du statut de famille ou du statut de parent accorderait aux femmes une plus grande protection que celle que leur offre déjà le motif énuméré que constitue le sexe. Le dossier est tout aussi muet sur la nature des désavantages que les pères ont subis ou continuent de subir dans l’exercice des responsabilités parentales, ou sur les éventuelles répercussions de la reconnaissance d’un nouveau motif analogue sur les relations du père avec le coparent.

[121]                     Enfin, aucune observation ne nous a été présentée sur le point de savoir si — ou de quelle manière — ces questions se rapportent au critère qu’il faut respecter pour pouvoir reconnaître un nouveau motif analogue, critère qui a lui‑même fait l’objet d’une attention renouvelée de la part des universitaires (voir Joshua Sealy‑Harrington, « Assessing Analogous Grounds : The Doctrinal and Normative Superiority of a Multi‑Variable Approach » (2013), 10 J.L. & Equality 37; Jessica Eisen, « Grounding Equality in Social Relations : Suspect Classification, Analogous Grounds and Relational Theory » (2017), 42 Queen’s L.J. 41).

[122]                     Voilà quelques‑unes des questions qui méritent un examen attentif par notre Cour, tout comme celles ayant trait aux « besoins croissants et urgents reliés aux soins aux aînés » (Commission ontarienne des droits de la personne, p. 12) et aux répercussions de l’évolution de notre conception de la notion de « famille », qui s’articulait autrefois autour du lien conjugal, et qui tient désormais davantage compte des diverses façons dont les relations intimes se vivent de nos jours dans les ménages (voir Elaine Craig, « Family as Status in Doe v. Canada : Constituting Family Under Section 15 of the Charter  » (2007), 20 R.N.D.C. 197, p. 207‑208). Mais ces questions ont été à peine effleurées dans le présent pourvoi.

[123]                     Bien que la reconnaissance de motifs de discrimination multiples et interactifs permette de mieux apprécier la discrimination en cause dans certaines affaires, les lacunes de la preuve et des observations font en sorte que des questions fondamentales portant sur les répercussions de l’adoption du statut de famille ou du statut de parent comme motif analogue n’ont pas été étudiées dans le dossier. Cela ne veut pas dire pour autant qu’un tel statut ne devrait pas être reconnu un jour comme motif analogue ou que nous devrions éviter de reconnaître des motifs analogues qui soulèvent des questions complexes — il est rare que les motifs analogues ou énumérés soient clairement présentés —, mais avant de le faire, il me semble plus sage de bénéficier d’un débat en bonne et due forme et d’une présentation d’arguments sur ce qui est en cause afin que la reconnaissance, lorsqu’elle est accordée, reflète pleinement la portée de ce qui est en jeu.

[124]                     Examinons maintenant l’article premier.

[125]                     L’article premier permet à l’État d’imposer, à l’égard d’un droit garanti par la Charte , une limite « dont la justification p[eut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Tout d’abord, l’État doit énoncer un objectif réel et urgent pour limiter le droit garanti par la Charte  (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138‑139). C’est au procureur général qu’il incombe de démontrer que le fait de catégoriser comme des employés à temps partiel les membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste et de les empêcher de racheter des périodes de services à temps plein ouvrant droit à pension permet d’atteindre un objectif réel et urgent. Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Alliance, c’est la limitation des droits à l’égalité qui doit être justifiée et non le régime législatif dans son ensemble :

                    Lorsqu’un tribunal conclut qu’une disposition législative donnée viole un droit garanti par la Charte , il incombe à l’État de justifier cette restriction, et non l’ensemble du régime législatif. Par conséquent, « [a]ux fins d’une analyse fondée sur l’article premier, l’objectif pertinent est l’objectif de la mesure attentatoire puisque c’est cette dernière et rien d’autre que l’on cherche à justifier » (RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144; R. c. K.R.J., [2016] 1 R.C.S. 906, par. 62). [Souligné dans l’original; par. 45.]

[126]                     Avec égards, le procureur général n’a pas identifié de considération d’intérêt général, de principe ou d’objectif urgent et réel expliquant pourquoi les employés qui partagent un poste ne devraient pas se voir accorder le droit de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension. Au contraire, cette restriction est entièrement sans rapport avec les objectifs du régime de partage de poste et des dispositions de rachat, qui visent à améliorer la situation des employées de la GRC qui prennent congé pour s’occuper de leurs enfants. Comme l’a affirmé l’honorable Gilles Loiselle, alors président du Conseil du Trésor, au soutien des modifications apportées à la loi sur la pension de la fonction publique :

                        J’aimerais ajouter que cette disposition, tout comme celle qui concerne la participation des employés à temps partiel, avantagerait tout particulièrement les femmes, car ce sont ces employées qui ont le plus besoin d’une marge de manœuvre pour établir un équilibre entre leurs obligations familiales et leurs obligations professionnelles. Par exemple, nombreuses sont les femmes qui prennent des congés non payés, des congés prolongés, pour s’occuper de jeunes enfants ou de personnes âgées. La disposition proposée permettrait leur retour au travail sans qu’il leur soit imposé des difficultés financières excessives. [Italique ajouté.]

(Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 3e sess., 34e lég., 24 février 1992, p. 7487)

[127]                     Le programme de partage de poste avait un objectif similaire, comme l’a confirmé l’affidavit déposé en tant que pièce du dossier du procureur général en vue de l’instruction de la demande :

                        [traduction] Le programme de partage de poste a été mis en place afin de faciliter l’équilibre travail‑vie personnelle pour les membres de la Gendarmerie qui, en raison de circonstances personnelles ou familiales, tireraient un avantage de pouvoir travailler à temps partiel plutôt que de prendre des congés prolongés non payés. Le partage de poste était donc vu comme un avantage réciproque, car il permettait aux membres de rester opérationnellement liés à la Gendarmerie tout en ayant un horaire de travail qui correspondait mieux à leur situation individuelle. [Italique ajouté.]

(d.a., vol. V, p. 810)

[128]                     Le programme de partage de poste visait clairement à remplacer les congés non payés pour les membres qui ne pouvaient pas prendre de tels congés [traduction] « en raison de circonstances personnelles ou familiales ». Il est donc difficile de comprendre pourquoi il traitait les deux formes de réduction des heures de travail différemment pour ce qui est des droits de rachat du service ouvrant droit à pension. Le régime de la GRC prévoit des droits de rachat lorsqu’un membre à temps plein réduit ses heures, les faisant passer de 40 à 0 pour s’occuper de ses enfants, mais inexplicablement, refuse ces droits au même membre qui, pour les mêmes raisons, réduit ses heures en les faisant passer de 40 à 10, 20, 30 ou tout autre nombre. Et tout cela, même si la GRC profite des services du membre dans le dernier scénario. Je ne vois rien qui justifie cette limitation, encore moins de raison urgente et réelle. La distinction devient encore plus difficile à comprendre lorsque l’on voit que des droits de rachat sont octroyés aux membres qui ont été suspendus.

[129]                     Avec égards, par conséquent, le gouvernement n’a pas présenté d’objectif convaincant pour justifier la limitation des droits des participants au programme de partage de poste qui souhaitent racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension.

[130]                     Puisque la violation à première vue ne peut se justifier au regard de l’article premier, il s’agit d’une violation de l’art. 15 qui empêche Mme Fraser et ses collègues de racheter leur service à temps plein ouvrant droit à pension.

[131]                     Enfin, les motifs de mes collègues appellent une réponse.

[132]                     La vision du par. 15(1) que proposent mes collègues dans leurs motifs correspond essentiellement à celle avancée par les juges dissidents dans l’arrêt Alliance. Ils faisaient valoir dans cette affaire, tout comme dans la présente, que le fait de conclure à une violation aurait un « effet paralysant » sur les législateurs[8], que la loi contestée n’était pas « à l’origine des écarts salariaux qui existent entre les hommes et les femmes » (par. 97)[9], que la Cour ne devait pas s’ingérer dans les mesures « graduelles » visant à rétrécir l’écart entre le groupe et le reste de la société[10], et que conclure à une violation du par. 15(1) aurait pour effet d’imposer aux législateurs une obligation positive distincte « d’agir de façon à obtenir certains résultats dans la société, comme l’éradication complète et définitive des iniquités salariales fondées sur le sexe » (par. 65)[11].

[133]                     Toutes ces propositions ont été carrément rejetées par les juges majoritaires dans l’affaire Alliance. Autant que je sache, aucun fait nouveau n’est survenu depuis que l’arrêt Alliance a été rendu en 2018 qui nous justifierait d’écarter les prémisses de cette décision. De plus, aucune des parties à l’instance n’a prétendu que nous devrions le faire, sauf, par déduction, mes collègues, qui sollicitent la portée d’une décision antérieure avec laquelle ils sont en désaccord en quête de la moindre expression ou du moindre paragraphe qui leur permettrait de démolir ce précédent. Leurs arguments reposent sur des conjectures et non sur la réalité, et ne sont pas sans rappeler l’observation ironique d’un auteur selon laquelle [traduction] « descendre en flammes des hommes de paille n’est pas ce qu’on entend par illuminer un débat »[12].

[134]                     Et, surtout, ils persistent à remettre en cause un principe fondamental de la jurisprudence de notre Cour — l’égalité réelle — au profit d’une approche formaliste qui englobe un « processus de classification mécanique et stérile qui dépendra exclusivement du texte de loi contesté » (Turpin, p. 1332). Notre Cour a constamment rejeté cette « vision étroite et peu généreuse du par. 15(1) » (Eldridge, par. 73), comme l’ont fait même les auteurs cités par mes collègues[13]. Il est regrettable qu’alors que la jurisprudence mondiale adhère de plus en plus au principe de l’égalité réelle, mes collègues continuent de souscrire à une approche qui rappelle la théorie antérieure à la Charte  — qui a été rejetée depuis — et qui avait pour effet de refuser l’accès à des avantages lorsque cet accès exigeait des accommodements en fonction de certaines différences.

[135]                     Peu importe ce que mes collègues entendent par « primauté du droit », il faut que la définition de ce principe repose sur le postulat selon lequel les décisions de la Cour suprême sont respectées non seulement par les justiciables, mais aussi par les juges de la Cour. En outre, cette définition doit assurément garantir aussi à ceux qui cherchent à se prévaloir des protections constitutionnelles que la reprise constante, dans des opinions dissidentes, d’arguments déjà écartés ne les obligera pas [traduction] « à chaque nouvelle affaire, à être prêts à se battre pour les gains précis qui ont été réalisés à maintes reprises dans le passé » (Faraday, p. 330; voir également Jonnette Watson Hamilton et Jennifer Koshan, « Equality Rights and Pay Equity : Déjà Vu in the Supreme Court of Canada » (2019), 15 J.L. & Equality 1).

[136]                     Depuis une trentaine d’années, l’analyse effectuée en vertu de l’art. 15 a permis de déterminer la présence, la persistance et la prévalence de désavantages, sur la base de motifs énumérés ou analogues. L’objectif visé par cette analyse est ambitieux mais non utopique : s’attaquer au désavantage dès qu’il est identifié pour faire reculer les inégalités, un dossier à la fois, en vue d’atteindre un jour une égalité complète. Voilà pourquoi il y a violation du par. 15(1) en l’espèce : non pas parce que les femmes assument depuis toujours une part disproportionnée des responsabilités à l’égard des enfants et qu’elles ont des horaires de travail moins stables que les hommes, mais parce que le régime de retraite [traduction] « institutionnalise ces caractéristiques et s’en sert pour répartir inégalement » les prestations de retraite entre les participants au programme de partage de poste (voir Faraday, p. 318). Il s’agit là d’une « “discrimination consacrée par la loi”, une forme de discrimination que la Cour dénonce depuis l’arrêt Andrews » (Centrale, par. 33, citant Andrews, p. 172). Contrairement à ce que mes collègues estiment, il n’y a rien d’« extraordinaire » dans le fait de déclarer, comme nous le faisons dans le présent dossier, que ce type de discrimination viole le par. 15(1)  de la Charte . Selon notre jurisprudence, il serait au contraire extraordinaire de ne pas tirer cette conclusion.

[137]                     La dernière question porte sur la réparation.

[138]                     À mon avis, la réparation appropriée consiste à déclarer qu’il y a eu violation des droits garantis par le par. 15(1) aux membres à temps plein de la GRC qui réduisent temporairement leurs heures de travail dans le cadre d’une entente de partage de poste, du fait de l’incapacité de ces membres de racheter leur période de service à temps plein ouvrant droit à pension. Il appartient au gouvernement d’élaborer une méthode pour faciliter le rachat de périodes de service ouvrant droit à pension, mais toute mesure corrective prise par le gouvernement devra être conforme aux motifs de notre Cour. Cette mesure devrait également avoir un effet rétroactif afin d’accorder une véritable réparation aux demanderesses en l’espèce et à d’autres personnes se trouvant dans la même situation qu’elles (Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 20; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, par. 55‑58).

[139]                     J’accueillerais le pourvoi, avec dépens devant toutes les cours.

Version française des motifs rendus par

                    Les juges Brown et Rowe (dissidents) —

I.               Introduction

[140]                     Dans une certaine mesure, le présent pourvoi pose une question fort simple : le fait de calculer le montant de prestations de pension en fonction des heures de travail effectuées constitue‑t‑il un acte discriminatoire? La Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») permet à deux ou à plusieurs de ses membres réguliers (« membres ») de partager un poste à temps plein au moyen de la formule du « partage de poste ». Les prestations de pension des membres qui partagent un poste sont, à l’instar de celles de tous les autres membres, déterminées conformément à la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada , L.R.C. 1985, c. R‑11 , et du Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C., c. 1393 (appelés collectivement le « régime »). Aux termes du régime, les prestations de pension des membres qui partagent un poste sont calculées au prorata des heures qu’ils ont travaillées au cours de la période visée par le partage de poste.

[141]                     En plus de l’option du partage de poste, la GRC offre à ses membres la possibilité de prendre un congé non payé et de « racheter » des droits à pension à leur retour au travail au terme d’un long congé non payé.

[142]                     Reconnaissant les obstacles auxquels, en raison du partage inégal des responsabilités parentales au sein de la société, les femmes qui veulent poursuivre une carrière sont confrontées, la GRC a cherché à offrir des modalités de travail flexibles par sa politique de partage de poste et par les dispositions relatives aux congés non payés. Dans le cas des membres qui ont des responsabilités parentales, le partage de poste répond aux besoins de ceux d’entre eux qui peuvent conserver un lien sur le plan opérationnel avec la Gendarmerie et qui souhaitent garder leurs compétences policières à jour, alors que les congés non payés s’adressent à ceux qui quittent temporairement la Gendarmerie en leur permettant de revenir au travail sans avoir à subir de contraintes financières excessives. Le régime et la politique de la GRC sur le partage de poste ne sont pas incompatibles avec la conception de l’égalité qui est à la base de l’art. 15  de la Charte canadienne des droits et libertés , mais représentent plutôt une mesure visant à s’adapter aux besoins des employés en tenant compte de leur situation particulière.

[143]                     Et pourtant, notre collègue la juge Abella estime que les aspects susmentionnés du régime sont inconstitutionnels. Elle évoque les désavantages historiques auxquels les femmes se sont toujours heurtées sur le marché du travail pour ensuite conclure, en réalité, que le régime ne corrige pas suffisamment ces désavantages. On peut arriver à cette conclusion pour des raisons de principe, mais ce n’est pas la question à trancher. La question consiste plutôt à déterminer si la Constitution habilite — ou même oblige — en droit les tribunaux à substituer leurs vues sur les moyens de corriger ces désavantages à celles du législateur ou du pouvoir exécutif.

[144]                     Le cas qui nous occupe est inusité, en ce sens qu’il est admis que le législateur fédéral n’avait aucune obligation d’adopter le régime (voir, par ex., la transcription de l’audience, p. 66), et que rien ne l’empêche non plus de l’abroger (voir Québec (Procureure générale) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 25; Québec (Procureur général) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 33). Mais si l’on suit jusqu’au bout le raisonnement de notre collègue, ne doit‑on pas conclure que les gouvernements — tant fédéral que provinciaux — ont l’obligation au titre du par. 15(1) de prendre des mesures pour faire disparaître toutes les conséquences des désavantages historiques et que la Constitution les empêche d’abroger ou même de modifier ces mêmes mesures? Ce sont des questions d’ordre public complexes qu’aucun tribunal canadien n’est institutionnellement compétent pour trancher.

[145]                     Le raisonnement suivi par notre collègue en l’espèce jette précisément les bases de cette thèse. Son raisonnement a notamment pour effet d’écarter ce que notre Cour a récemment déclaré dans l’arrêt Alliance, lorsqu’elle affirmait que l’État peut « agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques » (par. 42, (nous soulignons)). Le fait que le régime n’élimine pas le désavantage ne signifie pas que ce régime mérite d’être censuré au motif qu’il est « discriminatoire ». Si l’on examine le régime dans son ensemble et si l’on tient dûment compte de son objet, on constate plutôt qu’il offre une série de prestations conçues pour tenir compte des besoins de certains employés de la GRC pendant les années où ils s’occupent de l’éducation de leurs enfants, et que ces prestations sont calculées au prorata des heures travaillées. Peu importe l’angle sous lequel on l’envisage, le par. 15(1) ne saurait avoir pour conséquence d’entraver les mesures prises par l’État pour corriger des inégalités historiques.

[146]                     Toutes ces considérations soulèvent dans le présent pourvoi un enjeu plus fondamental qui, comme nous avons pu le constater, a été exprimé à plusieurs reprises par des juristes, mais dont notre Cour n’a pas encore pris acte. Comme il n’a pas été défini — sauf pour expliquer ce qu’il n’est pas, en l’occurrence « une égalité formelle » —, le critère de « l’égalité réelle » que notre Cour applique pour se prononcer sur les revendications de droits fondées sur le par. 15(1) est devenu un concept théorique général et flou dont les tribunaux peuvent se servir pour privilégier, sans le dire expressément, leurs propres préférences en matière de principes. Comme nous l’expliquons plus loin, la présente affaire est, en toute déférence pour l’opinion contraire, un exemple de cette malléabilité intrinsèque à laquelle on recourt pour invalider un régime qui, après tout, était conçu à l’origine pour améliorer une situation.

[147]                     Les dispositions contestées du régime ne sont pas inconstitutionnelles. Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi. 

II.            Les faits

[148]                     Bien que nous soyons dans l’ensemble d’accord avec le récit des faits de notre collègue, nous tenons à ajouter quelques observations au sujet du statut d’employée des appelantes. L’exposé de notre collègue occulte par ailleurs certains aspects clés du fonctionnement du régime, ce qui n’est pas négligeable, puisqu’il est essentiel de comprendre le régime et le cadre législatif sous‑jacent dans leur totalité pour pouvoir statuer sur une demande fondée sur l’art. 15. Comme notre Cour l’a déjà expliqué :

                         Lorsque [. . .] la distinction invoquée est le déni d’un avantage prévu par un régime légal de prestations applicable à un grand nombre de personnes, l’évaluation du caractère discriminatoire doit être axée sur l’objet de la mesure contestée, dans le contexte global du régime législatif, compte tenu de l’ensemble des bénéficiaires potentiels. [Nous soulignons.]

(Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 3)

A.           Le statut d’employée des appelantes

[149]                     Notre collègue ne traite pas directement du statut d’employée des appelantes. Au paragraphe 21, elle fait observer que les appelantes ont soutenu que « le régime de pension, interprété correctement, permet à ceux qui participent au programme de partage de poste de racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension ». Ce passage renvoie à une des questions qui étaient soumises à la Cour fédérale : les appelantes affirmaient que les employés qui partageaient un poste étaient « présumés » être des membres à temps plein de la GRC qui avaient accepté d’effectuer temporairement moins d’heures ou qui travaillaient à temps plein, mais qui bénéficiaient de périodes de congés non payés (2017 CF 557, par. 43-44 (CanLII)). Cet argument a été repris devant notre Cour. Or, après avoir examiné attentivement cette question, la Cour fédérale a conclu que les appelantes travaillaient à temps partiel pendant la durée de leur entente de partage de poste (par. 47). Cette conclusion reposait sur un examen approfondi du dossier, dont le Bulletin de 1997 qui avait instauré le partage de poste, la section II.10 du Manuel d’administration de la GRC et le protocole d’entente des appelantes (par. 48‑53). Nous tenons à signaler que le Manuel prévoit explicitement que [traduction] « le partage de poste est assimilé à un emploi à temps partiel » (d.a., vol. II, p. 238 (nous soulignons)). De plus, la Cour fédérale a expressément rejeté les arguments voulant que les employés qui partagent un poste soient partiellement en congé non payé (par. 55) ou travaillent à temps plein avec des heures temporairement réduites (par. 56). La Cour d’appel fédérale a confirmé ces conclusions, en faisant observer que les conclusions tirées par la Cour fédérale sur ce point « font intervenir principalement des faits » (2018 CAF 223, [2019] 2 R.C.F. 541, par. 33). Appliquant la norme de l’erreur manifeste et dominante, la Cour d’appel fédérale a estimé qu’il n’y avait aucune raison d’intervenir (par. 33‑36).

[150]                     Malgré cela, notre collègue qualifie à plusieurs reprises les employés qui partagent un poste de « membres à temps plein qui ont temporairement réduit leurs heures de travail » (par. 3; voir aussi par. 83, 97 et 138) ou de « membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste » (par. 5 et 25). Elle semble donc écarter la conclusion de la Cour fédérale sans pour autant énoncer la norme applicable ou expliquer l’erreur.

[151]                     Cette conclusion est la clé du reste de la décision de notre collègue. En les assimilant à des employés à temps plein, elle est en mesure de dire que les employés qui partagent un poste ont droit aux mêmes prestations de pension que les employés à temps plein. À notre humble avis, cette approche occulte des aspects essentiels du régime, notamment en ce qui a trait au traitement réservé aux employés à temps partiel et aux diverses situations dans lesquels des membres prennent des congés non payés. En d’autres termes, notre collègue ne tient pas compte du contexte de l’ensemble du régime, alors qu’elle doit le faire pour être fidèle à l’arrêt Withler.

B.            Application du régime

[152]                     D’entrée de jeu, il importe de signaler que les appelantes ne prétendent pas qu’il est de façon générale injuste pour les membres qui travaillent à temps partiel de voir leur pension rajustée pour les périodes pendant lesquelles ils travaillent à temps partiel. Au contraire, elles soutiennent essentiellement que ces membres devraient pouvoir « racheter » des périodes de service ouvrant droit à pension au même titre que les membres qui prennent des congés non payés, un argument que nous rejetons plus loin. Pour bien évaluer cet argument, il est crucial de comprendre comment le régime s’applique et, en particulier, de tenir compte du fait qu’il s’applique de la même manière aux membres à temps plein et à ceux à temps partiel, sous réserve des rajustements à effectuer pour tenir compte des heures réellement travaillées.

[153]                     Le régime est un « régime de retraite contributif à prestations déterminées », ce qui signifie que les taux de cotisation sont calculés en fonction d’un pourcentage des revenus du membre (d.a., vol. V, p. 801; voir également A. Kaplan et M. Frazer, Pension Law (2e éd. 2013), p. 2‑3). Le membre et la GRC sont tous les deux tenus de verser une contribution au régime (Loi, art. 5 et 29.2). La pension du membre est déterminée en fonction des années de « service ouvrant droit à pension », c’est‑à‑dire selon la période de service portée au crédit du membre au moment de sa retraite (Loi, art. 6). Tous les participants au régime accumulent des années de service ouvrant droit à pension au même taux, qu’ils travaillent à temps plein ou à temps partiel. Il s’ensuit qu’une année de travail à temps partiel et une année de travail à temps plein comptent toutes les deux comme une année de service ouvrant droit à pension.

[154]                     Cette importante nuance est absente des motifs de notre collègue, qui ne parle que de périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension (voir, par ex., par. 14).

[155]                     Les seuls statuts d’employés que prévoit le régime sont ceux d’employé à temps plein, d’employé à temps partiel et d’employé en congé non payé. Le Règlement définit comme suit le « membre à temps plein » : « membre de la Gendarmerie qui est engagé pour effectuer 40 heures de travail par semaine » (art. 2.1, voir aussi d.a., vol. V, p. 803). Le « membre à temps partiel », quant à lui, est le membre de la Gendarmerie qui est engagé pour effectuer au moins 12 heures de travail par semaine et qui n’est pas un membre à plein temps (art. 2.1 et par. 5.2(1)). Il importe de signaler que le régime ne renferme aucune disposition précise au sujet du partage de poste, ce qui est logique, puisque les politiques applicables définissent le partage de poste comme une forme de travail à temps partiel. Les personnes qui partagent un poste sont par conséquent considérées comme des employés à temps partiel pendant la période où elles partagent un poste.

[156]                     Tous les membres contribuent au fonds de pension au même taux, fixé par le Conseil du Trésor sous forme de pourcentage de leur salaire. À la retraite, ils reçoivent une prestation de retraite calculée proportionnellement aux heures de travail prédéterminées : les prestations sont calculées au prorata pour tenir compte de toute période de service à temps partiel. Comme l’a expliqué l’expert en pensions de l’intimé : [traduction] « [c]ette approche vise à s’assurer de traiter sur un pied d’égalité les membres à temps partiel et les membres à temps plein en calculant les prestations de pension en fonction des heures de travail prédéterminées » (d.a., vol. V, p. 805).

[157]                     Les prestations de pension des membres sont basées sur le salaire annuel moyen reçu au cours des cinq années consécutives les mieux rémunérées de service ouvrant droit à pension. Pour les périodes de service à temps partiel ouvrant droit à pension, le salaire annuel moyen est basé sur « l’équivalent temps plein » du taux de salaire autorisé et est ensuite calculé au prorata des heures effectivement travaillées. Comme l’a expliqué l’expert en pensions de l’intimé : [traduction] « [c]ette méthode permet de ne pas pénaliser les membres, indépendamment du moment de leur carrière où ils ont effectué leur service à temps partiel » (p. 806).

[158]                     Comme nous le verrons plus loin, l’argument des appelantes repose essentiellement sur l’option de « rachat » offerte aux membres qui prennent un congé non payé. Il est donc également important de comprendre comment fonctionne l’option de « rachat ». Les membres qui prennent des congés non payés n’ont pas d’heures de travail prédéterminées; ils conservent leur emploi sans être rémunérés. Pour les trois premiers mois de sa période de congé non payé, le membre doit cotiser au fonds de pension de retraite le même montant que celui qu’il aurait payé s’il avait travaillé (Loi, div. 6a)(ii)(A); Règlement, al. 10(1)a) et par. 10(4)). Après cette période, il peut choisir de ne pas cotiser pour la totalité ou pour une partie du reliquat de la période de son congé non payé (Loi, par. 7(1)). Toutefois, le membre qui choisit de considérer le reliquat de la période de congé non payé comme une période ouvrant droit à pension doit verser une contribution qui correspond à deux fois ou deux fois et demie la somme qu’il aurait payée s’il avait travaillé (Loi, par. 7(1), Règlement, al. 10(1)b)[14]). C’est ce que l’on entend par « rachat » d’une période de service ouvrant droit à pension.

[159]                     Fait essentiel, les prestations de pension des membres qui prennent des congés non payés sont déterminées en fonction du statut qu’ils avaient juste avant de prendre leur congé non payé (Règlement, art. 5.4, par. 10(4) et art. 10.1). En d’autres termes, les membres qui travaillaient à temps partiel avant de prendre un congé non payé et qui rachètent cette période de service ouvrant droit à pension accumulent des prestations de pension à temps partiel pour la période couverte par le congé non payé.

[160]                     Comme le montre ce qui précède, les membres qui « rachètent » une période de service ouvrant droit à pension après une période de congé non payé versent des cotisations pour des périodes au cours desquelles ils n’ont pas travaillé. En principe, il est donc logique de dire qu’ils « rachètent » cette période. En revanche, les membres qui partagent un poste versent des cotisations pendant toute la période de partage de poste. Nous sommes donc d’accord avec l’intimé pour dire qu’il est inexact de parler de « rachat » de service en ce qui concerne le partage de poste. Les heures travaillées dans le cadre du partage de poste ouvrent déjà pleinement droit à pension; il n’y a pas de reliquat de temps à « racheter ». Les employés qui partagent un poste travaillent à temps partiel et reçoivent des prestations de pension à temps partiel pour la période au cours de laquelle ils partagent un poste. Les appelantes cherchent toutefois à se voir reconnaître le droit à des prestations de pension à temps plein pour une période au cours de laquelle elles ont travaillé à temps partiel. Soyons clairs : aucun autre membre n’a droit à de telles prestations. Même les membres qui prennent un congé non payé n’ont droit qu’aux heures qu’ils ont effectuées avant de prendre leur congé non payé (par ex., le membre qui travaille à temps partiel et qui prend un congé non payé peut racheter des droits à pension à temps partiel, mais pas à temps plein, pour la période pendant laquelle il était en congé non payé). Les appelantes demandent, en ce sens, à être placées dans une position plus avantageuse que celle de toutes les autres personnes visées par le régime et, en fait, que celle de tous les participants des 10 autres régimes de retraite du secteur public. Notre collègue escamote ce point fondamental, qui est à la base de notre raisonnement et qui ébranle le sien.

[161]                     Notre collègue signale plutôt que les membres suspendus peuvent racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension (par. 25). Le Manuel d’administration de la GRC précise d’ailleurs, à la section II.8, que [traduction] « [l]a période pendant laquelle un membre est suspendu sans traitement et sans indemnité est comptée comme une période de service ouvrant droit à pension » (d.a., vol. II, p. 229). Mais la Cour ne dispose de pratiquement aucun élément de preuve quant aux modalités d’application de ce mécanisme. Il se peut que le membre qui travaillait à temps partiel avant sa suspension n’ait le droit de racheter que des périodes de service à temps partiel, ce qui semblerait correspondre à la façon dont le régime s’applique par ailleurs. Nous ne le savons tout simplement pas. Du reste, à l’audience, l’intimé a affirmé que cette option n’était plus offerte depuis un certain temps, soulignant que le document sur lequel se fondent les appelantes remontait à 2003. Il n’est donc pas opportun d’accorder de l’importance à la situation des membres suspendus, vu l’absence d’éléments de preuve à ce sujet.

[162]                     En bref, il incombe à notre Cour, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur la constitutionnalité du régime, de bien comprendre le fonctionnement du régime dans son ensemble, et non de comparer une à une les options offertes à divers groupes. Or, lorsqu’on prend le régime comme un tout, il tient de toute évidence compte des différentes étapes de la vie et de la carrière des membres. Il est censé être flexible et répondre à des besoins différents à des moments différents.

III.         Analyse

[163]                     Les appelantes affirment que le régime viole l’art. 15  de la Charte  dans la façon dont il s’applique aux membres qui partagent un poste, parce qu’il leur refuse le droit d’accumuler des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension pour les périodes où ils partagent un poste pour s’occuper de leurs enfants. À notre avis, le régime ne viole pas ainsi l’art. 15.

[164]                     Nous tenons à souligner que, pour en arriver à cette conclusion, la Cour n’est pas appelée à décider si le régime représente une bonne ou une mauvaise politique du législateur (du fait de la loi qu’il a adoptée) ou de l’exécutif (en raison des règlements qu’il a pris). Il incombe plutôt à la Cour de déterminer si le régime respecte les limites des obligations constitutionnelles imposées à l’État (Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 136).

[165]                     L’article 15 protège les justiciables contre la discrimination exercée par l’État. Comme tout autre droit reconnu par la Charte , cet article s’applique aux actes discriminatoires commis par l’État et non aux actes discriminatoires privés (art. 32; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 597; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl., vol. 2, p. 55‑12 à 55‑13). En l’espèce, la revendication des appelantes est fondée sur le rapport qui existe entre leur sexe, le partage des responsabilités parentales au sein de la société et le fait qu’elles ont partagé un poste. Leur argument est que, puisque la responsabilité première de l’éducation des enfants a toujours incombé aux femmes, le régime aurait dû leur permettre de « racheter » des périodes supplémentaires de service ouvrant droit à pension pour tenir compte du temps où elles ont partagé un poste pour s’acquitter de leurs responsabilités parentales.

[166]                     Il est incontestable que les femmes ont de tout temps été désavantagées sur le marché du travail, en partie en raison des contraintes liées à l’éducation des enfants. Notre Cour a reconnu ce désavantage, notamment en matière de rémunération, dans les arrêts Alliance, au par. 6, et Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522, aux par. 2, 58 et 138. En l’espèce, la juge saisie de la demande a reçu et accepté des éléments de preuve démontrant que « les femmes continuent d’assumer leurs rôles traditionnels à la maison et [. . .] sont plus susceptibles de réduire leurs heures de travail que leurs homologues masculins pour répondre à la “surcharge de rôles” et de concilier la vie personnelle et la vie professionnelle » (par. 72). Elle a également accepté des éléments de preuve selon lesquels les femmes comptent toujours pour la plupart des employés à temps partiel, particulièrement celles âgées entre 25 et 44 ans qui sont le plus susceptibles d’élever des enfants (par. 168).

[167]                     Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale a qualifié la discrimination systémique de « phénomène continu qui a des origines profondes dans l’histoire et dans les attitudes sociétales. [Elle] ne peut être isolée sous forme d’acte ou de déclaration unique » (Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (C.A.), par. 16). Et elle existe tant dans la sphère privée que dans l’espace public. Certains aspects des politiques gouvernementales en matière d’emploi, par exemple, ont contribué aux désavantages systémiques que subissent les femmes (voir, par ex., Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381). Il existe toutefois aussi beaucoup de phénomènes provenant de la sphère privéeautres que les politiques gouvernementales — qui contribuent depuis longtemps aux désavantages systémiques historiques qui sont le lot des femmes. Un exemple fort éloquent de ce phénomène est la façon dont les parents partagent entre eux les obligations familiales, y compris l’éducation des enfants, ainsi que leurs attentes réciproques à ce chapitre.

[168]                     Dans le cas qui nous occupe, le régime n’est ni une source publique ni une source privée de désavantages systémiques permanents. Il ne contribue pas aux désavantages systémiques dont font l’objet les femmes et il n’a pas non plus pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer les désavantages que subissent déjà les femmes en milieu de travail en raison notamment du partage inégal des responsabilités parentales. Il vise plutôt à atténuer — sans toutefois éliminer — les conséquences des désavantages que subissent déjà les femmes dans leur carrière au sein de la GRC en leur offrant des options d’emploi qui leur permettent de poursuivre leur carrière tout en élevant des enfants. La présente affaire soulève donc que la question de savoir si un tribunal peut invalider en partie un régime établi par la loi pour la simple raison qu’elle n’est pas suffisamment réparatrice. À notre humble avis, comme nous l’expliquons plus loin, il faut répondre à cette question par la négative.

A.           Première étape de l’analyse fondée sur l’art. 15

[169]                     Comme notre collègue l’explique, la présente allégation en est une de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Nous convenons que, tel qu’il est formulé, le critère de l’art. 15 peut s’appliquer à ce type d’allégation (par. 48‑50). Ce critère comporte les deux volets suivants :

1.            La loi contestée crée‑t‑elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?

2.            Est‑ce que la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes?

(Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20; Alliance, par. 25; Centrale, par. 22.)

[170]                     La possibilité de tenir compte de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable en appliquant ce critère est démontrée par le fait que le critère pose la question de savoir si la loi crée une distinction de par son effet. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Withler, dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, « le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape » (par. 64).

[171]                     Le concept de « distinction » est au cœur de notre jurisprudence sur l’art. 15 depuis l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, qui qualifiait la discrimination de « distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus » (p. 174, (nous soulignons)). Ainsi que la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Withler :

                    Il ressort du mot « distinction » l’idée que le demandeur est traité différemment d’autrui. La comparaison entre donc en jeu, en ce sens que le demandeur prétend qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré ou analogue visé par le par. 15(1). [Nous soulignons; par. 62.]

[172]                     Comme le démontre ce passage, l’accent qui est mis à la première étape sur la recherche d’une distinction s’accorde avec la nature comparative de l’égalité. D’ailleurs, comme notre Cour l’a souligné à maintes reprises, l’égalité est « un concept intrinsèquement comparatif » (R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 15; voir aussi Andrews, p. 164; Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, par. 77; Withler, par. 62). La comparaison joue un rôle tout au long des deux étapes de l’analyse fondée sur l’art. 15 (Withler, par. 61).

[173]                     Même si l’égalité est un concept de nature comparative, notre Cour a également incité à la prudence en précisant que la recherche d’« un groupe de comparaison aux caractéristiques identiques » ne constituait pas la bonne méthode pour évaluer les allégations fondées sur l’art. 15 (Withler, par. 55‑60). Comme elle l’a mentionné dans Withler, « [i]l s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation » (par. 37; voir aussi Centrale, par. 135). Il est néanmoins essentiel d’établir l’existence d’une distinction.

[174]                     Notre collègue fait une distinction entre, d’une part, les employés qui partagent un poste et, d’autre part, les membres à temps plein qui ont un horaire de travail régulier, qui sont suspendus ou qui prennent un congé non payé (tout en omettant de tenir compte, comme nous l’avons déjà signalé, des personnes qui travaillaient à temps partiel avant de prendre un congé non payé) (par. 25 et 83). Pourtant, elle rejette par la suite — du moins en apparence — toute comparaison avec les membres qui prennent des congés non payés, au motif qu’il s’agit d’une analyse « formaliste » d’un « groupe de comparaison aux caractéristiques identiques » (par. 93‑94), et que les employés qui partagent un poste ont droit à l’égalité réelle par rapport aux membres à temps plein (par. 94). Comme nous l’expliquons plus loin, il devient toutefois évident, après un examen plus approfondi, que son rejet de toute comparaison avec les membres qui prennent des congés non payés n’est que superficiel. L’existence des dispositions de rachat pour les membres qui prennent des congés non payés est la raison précise pour laquelle elle conclut à une violation; sans cette méthode de comparaison, il n’y a plus de présumée violation.

[175]                     Comme nous l’avons vu, la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 15 vise à déterminer si la loi contestée crée, « de par son effet », une distinction (Centrale, par. 22 (nous soulignons)). Pour ce faire, il faut établir l’existence d’un lien de causalité. Il s’agit ici de savoir si l’écart constaté entre le sort réservé à un groupe par rapport à un autre s’explique uniquement par la préexistence d’un désavantage ou si, par ses actes, l’État a contribué à cet écart. En d’autres termes, l’art. 15 s’intéresse aux actes de l’État qui contribuent à un désavantage historique — c’est‑à‑dire renforcent ce désavantage (Taypotat, par. 20; citant Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 332; Vriend, par. 75‑76).

[176]                     De plus, l’analyse s’attache « aux effets de la loi ou de l’acte contesté sur le groupe demandeur » (Taypotat, par. 18 (nous soulignons), citant Québec c. A, par. 331). Même si le désavantage peut persister avec ou sans la loi ou l’acte de l’État contestés, il est nécessaire de démontrer que ces derniers ont eu pour effet de contribuer à ce désavantage.

[177]                     L’établissement du lien de causalité est d’autant plus essentiel dans les cas où l’État intervient dans le but de s’attaquer à une discrimination systémique. En pareil cas, il se peut qu’une politique qui réduit l’écart n’arrive pas à le combler totalement. Malgré l’opinion contraire de notre collègue, notre Cour a bien précisé dans l’arrêt Alliance que l’art. 15 n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive distincte de remédier aux inégalités sociales. De plus, lorsqu’il prend des mesures en ce sens, l’État peut agir de manière graduelle :

                        Contrairement à ce que fait valoir le Québec, conclure en l’espèce que les modifications apportées par cette province violent l’art. 15 n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales. Une telle conclusion ne mine pas non plus la capacité de l’État à agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques. L’article 15 exige cependant que l’État veille à ce que toutes les mesures qu’il prend effectivement n’aient pas d’effet discriminatoire (Vriend; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 72‑80). [Nous soulignons; par. 42.]

Ces considérations s’accordent avec l’idée générale de l’analyse fondée sur l’art. 15 que notre Cour a expliquée dans l’arrêt Québec c. A : « Les actes de l’État qui ont pour effet d’élargir, au lieu de rétrécir, l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société sont discriminatoires » (par. 332 (nous soulignons)). Ces affirmations claires et récentes de notre Cour devraient emporter le rejet du présent pourvoi.

[178]                     Notre collègue occulte l’obligation de démontrer l’existence d’un lien de causalité, et les affirmations précitées, en assouplissant la charge de la preuve du demandeur au point de la rendre insignifiante. Elle postule qu’« [u]ne preuve de disparité statistique [et] une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble peuvent démontrer un effet disproportionné », mais s’empresse d’ajouter qu’« aucune n’est obligatoire et [que] leur importance variera selon l’affaire » (par. 67, nous soulignons). En ce qui concerne le « désavantage sur le groupe dans son ensemble », il suffit, à ses yeux, que le demandeur présente ses « propres éléments de preuve » à ce sujet ou même que le tribunal en prenne connaissance d’office (par. 57 et 66‑67). Bien que les tribunaux doivent évaluer tout élément de preuve en fonction de « la preuve qu’une partie avait le pouvoir de produire et que la partie adverse avait le pouvoir de contredire » (Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, p. 328, citant Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969, p. 970), il incombe en dernière analyse au demandeur d’établir le lien de causalité. Dans bon nombre de contextes, la preuve anecdotique subjective ne peut tout simplement pas satisfaire à ce fardeau objectif (p. ex. Taypotat, par. 33‑34; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 58 et 62; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 8 et 47). L’approche assouplie de notre collègue risque également de faire abstraction des intérêts du bien public (B. W. Miller, « Majoritarianism and Pathologies of Judicial Review », dans G. Webber et al., Legislated Rights : Securing Human Rights Through Legislation (2018), 181, p. 196).

[179]                     Quant aux disparités statistiques, notre collègue fait valoir que « des disparités statistiques claires et constantes peuvent démontrer l’existence d’un effet disproportionné sur les membres de groupes protégés, même si la raison précise de l’effet est inconnue » (par. 62). Ainsi, dans le cas qui nous occupe, comme il existe une disparité statistique entre les femmes et les hommes en ce qui a trait à la question de savoir qui a profité du programme de partage de poste, et comme des éléments de preuve démontrent que les femmes ont de tout temps assumé une plus grande part des responsabilités parentales et constitué un pourcentage plus élevé de la main‑d’œuvre à temps partiel, notre collègue estime que la loi a un effet disproportionné sur les femmes (par. 97‑106).

[180]                     À notre humble avis, cette analyse manque de rigueur, parce qu’elle part du principe que la corrélation entre le nombre de femmes qui ont profité du programme de partage de poste et la preuve d’une part disproportionnée des responsabilités parentales qui échoit aux femmes permet d’établir l’existence d’un lien de causalité, alors que ces réalités pourraient fort bien être attribuables à des facteurs indépendants. La corrélation en elle‑même n’est pas une preuve de causalité. D’ailleurs, lorsqu’on a affaire à des facteurs sociaux et économiques complexes, tels que le sexe et l’emploi, on peut aisément supposer que de nombreux facteurs entrent en jeu et que certains permettront d’établir l’existence d’un lien de causalité, alors que d’autres seront simplement le fruit du hasard (c’est‑à‑dire causés par des facteurs indépendants).

[181]                     Mais c’est le lien de causalité entre la loi et le désavantage qu’il faut démontrer. Notre collègue ne peut se contenter de parler de disparité statistique et d’un désavantage sur le groupe dans son ensemble. En fait, l’existence d’une disparité statistique est précisément la situation à laquelle la loi est censée remédier — comme ce fut le cas des parties pertinentes du régime — pour réduire progressivement un désavantage systémique historique. Lorsque la loi ne parvient pas à supprimer complètement ce désavantage, il subsistera évidemment une certaine disparité. Il s’ensuit que le fait de considérer qu’une preuve de disparité statistique et de désavantage subi par le groupe dans son ensemble suffit pour démontrer qu’une loi crée de par son effet une distinction revient à ignorer les propos que notre Cour a tenus il y a à peine deux ans en affirmant, dans l’arrêt Alliance, que l’art. 15 n’a pour effet d’imposer à l’État « une obligation positive distincte [de] corriger des inégalités sociales » ni de « miner [. . .] la capacité de l’État à agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques » (par. 42). Une telle approche reviendrait par ailleurs à élargir par voie judiciaire de manière désordonnée la portée de l’art. 15 — lequel ne s’applique pas aux actes discriminatoires privés — parce qu’on engagerait ainsi la responsabilité de l’État à l’égard d’une discrimination qu’il n’a pas causée.

[182]                     Passons maintenant à l’argument des appelantes suivant lequel, à première vue ou de par son effet, le régime créé une distinction fondée non seulement sur le motif énuméré du sexe, mais aussi sur celui de la « situation familiale » ou de l’« état parental », qui devrait être reconnu comme un motif analogue.

[183]                     Nous sommes d’accord avec notre collègue pour dire qu’il ne convient pas de reconnaître un motif analogue pour les seuls besoins de la présente affaire (par. 114). Cette approche est non seulement contre‑indiquée, elle a été carrément rejetée dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 8‑9. Nous sommes également d’accord pour dire que, comme la présente affaire peut être tranchée en fonction du motif énuméré du sexe, il est, essentiellement pour les motifs que notre collègue expose, inutile et inopportun de tenir compte de l’état parental ou de la situation familiale. La reconnaissance d’un motif analogue a des répercussions importantes, car elle donne ouverture à de nouveaux types de demandes fondées sur la Charte ; en effet, dès lors qu’un motif analogue a été reconnu, il « constitu[e] un indicateur permanent de discrimination législative potentielle » (Corbiere, par. 10). Il faudrait réserver la reconnaissance de nouveaux motifs analogues aux cas où suffisamment d’arguments et de preuves ont été présentés et, même alors, seulement si cette reconnaissance est nécessaire. On ne devrait pas reconnaître de nouveaux motifs analogues de façon ponctuelle.

[184]                     Par conséquent, si l’on s’en tient au motif énuméré du sexe, il y a deux façons de formuler la distinction en l’espèce. Chacune repose jusqu’à un certain point sur une comparaison, ce qui est normal compte tenu de la nature intrinsèquement comparative de l’art. 15. Mais ni l’une ni l’autre comparaison ne repose sur l’approche dite de « la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques », que notre Cour a rejetée et selon laquelle le groupe de comparaison « “reflète les caractéristiques du demandeur (ou du groupe demandeur) qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l’avantage recherché” hormis la caractéristique personnelle à l’origine du recours » (Withler, par. 49, citant Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CSC 65, [2004] 3 R.C.S. 357, par. 23). En d’autres termes, il ne s’agit pas, pour établir une distinction, de trouver une situation en tout point identique à celle du groupe demandeur sauf pour le motif énuméré. Notre analyse est plutôt contextuelle : elle tient compte des divers aspects du régime, ainsi que des éléments de preuve dont on dispose au sujet de la composition des effectifs de la GRC. 

[185]                     On peut tout d’abord établir une distinction en examinant la situation des membres à temps plein. À la différence des membres à temps plein, les employés qui partagent un poste n’accumulent pas 40 heures complètes de service hebdomadaire ouvrant droit à pension. La distinction serait fondée sur le sexe, parce que les participants au programme de partage de poste sont majoritairement des femmes, tandis que l’emploi à temps plein sans interruption est un régime de travail typiquement masculin. Nous convenons qu’une distinction est établie dans ce cas.

[186]                     Une deuxième façon d’établir une distinction en l’espèce est de faire une comparaison avec la situation des membres qui prennent des congés non payés. Notre collègue rejette expressément ce type de comparaison (par. 93‑94). Elle commence toutefois son analyse en affirmant que « [c]ontrairement aux membres à temps plein qui ont un horaire de travail régulier, qui sont suspendus ou qui prennent des congés non payés, les membres à temps plein de la GRC qui partagent un poste sont considérés comme des travailleurs à temps partiel au sens du Règlement [qui] ne peuvent pas [. . .] racheter des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension » (par. 25 (nous soulignons; note de bas de page omise). En d’autres termes, la distinction à laquelle notre collègue conclut est fondée sur une comparaison avec la situation des employés qui prennent des congés non payés. Si l’option de rachat des périodes de service ouvrant droit à pension pour les périodes de congés non payés n’existait pas, cette distinction disparaîtrait. En outre, comme nous l’avons déjà fait observer, ce ne sont pas tous les membres prenant des congés non payés qui ont le droit de se faire créditer des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension pour leur service. Seuls les membres qui travaillaient à temps plein avant de prendre un congé non payé ont ce droit. Tout au long de ses motifs, notre collègue ne tient pas compte de cette nuance.

[187]                     En tout état de cause, la distinction qui existerait en l’espèce repose essentiellement sur le fait que, s’agissant de leur service ouvrant droit à pension, les employés qui partagent un poste n’ont droit qu’au nombre d’heures qu’ils ont travaillées par semaine, alors que les membres qui prennent des congés non payés se trouvent dans une situation différente, car ils ont la possibilité de « racheter » des périodes de service ouvrant droit à pension. Mais cette distinction n’est pas fondée sur le sexe : rien ne prouve que les membres qui prennent des congés non payés sont moins susceptibles d’être des femmes que les membres qui participent au programme de partage de poste. Ainsi que la Cour d’appel l’a fait remarquer : « … très peu d’éléments de preuve concernaient le nombre de membres de la GRC ayant choisi de partager leur poste ou de travailler à temps partiel, et aucun ne concernait ceux ayant opté pour le congé non payé » (par. 17 (nous soulignons)); « rien n’indique non plus que plus d’hommes ou de personnes sans enfant — par rapport aux femmes ou aux parents — ont pris un congé non payé » (par. 52). De plus, le Manuel d’administration II.5 de la GRC sur les congés reconnaît que divers motifs peuvent être invoqués pour obtenir un congé approuvé : études, déménagement du conjoint, soins et éducation d’enfants d’âge préscolaire et besoins personnels. Notre collègue ne peut simplement tenir pour acquis, sans preuve, que les personnes qui partagent un poste sont, en tant que groupe, davantage susceptibles d’être des femmes que les employés qui prennent un congé non payé. Les deux options sont expressément, mais pas exclusivement, offertes aux femmes.

[188]                     Par conséquent, la distinction entre la formule du partage de poste et celle des congés non payés ne repose pas sur un motif énuméré ou sur un motif analogue. L’analyse échoue à la première étape. Toutefois, compte tenu de notre conclusion suivant laquelle la comparaison entre les employés qui partagent un poste (et qui n’accumulent pas 40 heures complètes de service hebdomadaire ouvrant droit à pension) et les membres à temps plein (qui en accumulent) remplit les conditions requises à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 15 pour pouvoir conclure à l’existence d’une distinction fondée sur le sexe, nous passons à la seconde étape. En l’espèce, vu la nature contextuelle de l’analyse, il est important de tenir compte des congés non payés.

B.            Seconde étape de l’analyse fondée sur l’art. 15

[189]                     Ayant démontré que le régime crée une distinction qui, de par son effet, est fondée sur le sexe, nous devons, à la seconde étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), nous demander si cette distinction est discriminatoire en ce sens qu’elle ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont les femmes sont victimes (Andrews, p. 182; Withler, par. 31; Taypotat, par. 20).

[190]                     Notre Cour a déclaré que les désavantages historiques jouent un rôle important dans la constatation d’une discrimination réelle (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 63‑67; Kapp, par. 15‑16 et 35‑36; Taypotat, par. 20). La discrimination réelle ne saurait toutefois se résumer aux désavantages historiques. Dans certains cas, une loi peut perpétuer un désavantage important tout en traitant les personnes sur un plan d’égalité et sans discrimination. Par exemple, les lois en matière de valeurs mobilières et de biens représentent une intervention par laquelle l’État promeut un régime axé sur la propriété privée. Lorsque la répartition de la propriété privée entre les hommes et les femmes est inégale, cette loi permet à l’inégalité de perdurer, sans pour autant être discriminatoire. Selon l’approche préconisée par notre collègue, la seconde étape du critère de l’art. 15 ne sert qu’à vérifier si l’effet d’inégalité créé par la loi a des incidences sur un groupe historiquement défavorisé; on ne vérifie pas si l’effet d’inégalité correspond aux besoins réels ou à la situation concrète du groupe ou s’il crée, dans un autre sens, une discrimination réelle.

[191]                     Bien que la discrimination réelle ait fait l’objet de diverses définitions au fil des ans, elle a toujours comporté obligatoirement un élément d’arbitraire ou d’injustice. Cet élément a le plus souvent été exprimé comme le fait de ne pouvoir répondre aux capacités, à la situation et aux besoins concrets des individus (Andrews, p. 174‑175; Law, par. 70; Withler, par. 32 et 65; Taypotat, par. 20). Pendant un certain temps, la perpétuation d’un préjugé et l’application de stéréotypes étaient perçues comme des caractéristiques essentielles de la discrimination réelle (Kapp, par. 23‑24; Withler, par. 34‑36). Plus récemment, on a préféré une analyse plus contextuelle, puisque la discrimination arbitraire ne se matérialise pas nécessairement par la promotion d’attitudes négatives (Québec c. A, par. 327‑331; voir également Alliance, par. 28).

[192]                     Quelle que soit la façon dont il a été exprimé, cet élément d’arbitraire ou d’injustice n’a jamais été confondu avec l’objet discriminatoire. L’existence d’un objet discriminatoire peut être un indice d’une discrimination réelle, mais il n’est pas nécessaire pour établir cette dernière (Andrews, p. 174; Québec c. A, par. 325‑330; Centrale, par. 35). La discrimination réelle dépend de l’effet et non de l’intention.

[193]                     Selon la doctrine citée par notre collègue, un élément d’arbitraire ou d’injustice doit être présent pour établir la discrimination. Selon les auteurs qu’elle cite, même s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit intentionnelle, la discrimination est essentiellement une forme de comportement fautif (D. G. Réaume, « Harm and Fault in Discrimination Law : The Transition from Intentional to Adverse Effect Discrimination » (2001), 2 Theor. Inq. L. 349, p. 351 et 376‑380; H. Collins et T. Khaitan, « Indirect Discrimination Law : Controversies and Critical Questions », dans H. Collins et T. Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 1, p. 25‑29; S. Moreau, « What Is Discrimination? » (2010), 38 Philosophy & Public Affairs 143, p. 146).

[194]                     Or, notre collègue laisse entendre que l’analyse de la discrimination réelle ne doit porter que sur les désavantages historiques (par. 77) et qu’on ne doit tenir compte des facteurs relatifs à l’arbitraire et à l’injustice que dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier (par. 78‑80). Cette approche prive l’analyse de la discrimination réelle de son objet et s’écarte de façon marquée et sans reconnaissance ou justification de plusieurs décennies de jurisprudence.

[195]                     Le fait que notre collègue ne tienne pas compte des considérations relatives à l’arbitraire et à l’injustice dans son analyse fondée sur l’art. 15 a de graves conséquences dans le présent pourvoi. Comme nous l’avons déjà indiqué, il y a lieu d’établir une distinction fondée sur le sexe lorsqu’on compare les membres partageant un poste avec les membres ayant un régime de travail typiquement masculin, c’est‑à‑dire ceux qui travaillent 40 heures tout au long de leur carrière. Étant donné que les prestations de pension des membres qui participent au programme de partage de poste sont calculées au prorata pour tenir compte du nombre moins élevé d’heures qu’ils effectuent, ces membres toucheront des prestations de pension moins élevées que les membres ayant un régime de travail typiquement masculin.

[196]                     Il y a lieu de considérer que les prestations de retraite font partie d’un régime de rémunération exhaustif et qu’elles sont une forme de rémunération (IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70, [2013] 3 R.C.S. 985, par. 4; Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1 (H.L.), p. 16). Dans le cas qui nous occupe, les membres qui partagent un poste ne reçoivent pas de rémunération supplémentaire pour compenser leurs prestations de pension moins élevées. Au contraire, ils reçoivent une rémunération et des prestations de pension moins élevées, parce que leur salaire et leurs prestations de pension sont calculés en fonction des heures qu’ils travaillent. Notre collègue laisse entendre que le fait d’offrir des prestations de pension moins généreuses aux membres qui participent au programme de partage de poste « perpétu[e] une source de désavantage de longue date » pour les femmes par rapport aux hommes (par. 108). Ce désavantage, à son avis, ne saurait être justifié par le fait que les employés qui partagent un poste choisissent de travailler moins d’heures.

[197]                     Nous admettons que, dans la plupart des contextes, le choix offert à l’employé ne peut empêcher le tribunal de conclure à l’existence de discrimination en cas de traitement différentiel. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, si l’on pousse le raisonnement de notre collègue à sa conclusion logique, force est de constater que, si les autres membres à temps partiel (c.‑à‑d. ceux qui sont parties à d’autres ententes que celle de partage de poste) sont — comme on l’a laissé entendre — majoritairement des femmes, ils ont droit eux aussi à l’égalité réelle en matière de rémunération par rapport aux membres à temps plein. Tous les membres à temps partiel ont‑ils donc droit à la possibilité de cotiser au régime comme s’ils étaient des membres à temps plein?

[198]                     C’est ici que le choix de notre collègue de reléguer à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier la prise en compte des considérations relatives à l’arbitraire et à l’injustice prend toute son importance. En principe, l’employeur qui calcule des prestations au prorata des heures de travail effectuées n’exerce pas de discrimination (au sens d’acte arbitraire ou injuste) (voir, par ex., Commission royale sur l’égalité en matière d’emploi, Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984), p. 27‑28)[15]. Les employeurs sont censés traiter les employés sur un pied d’égalité dans le cadre d’une relation de travail qui repose sur la prestation d’un travail contre rémunération. Le calcul de la rémunération, y compris des avantages, en fonction du travail effectué n’est pas une mesure arbitraire ou discriminatoire s’il répond aux capacités et à la situation réelles des employés (Taypotat, par. 20).

[199]                     Mais même si nous considérions comme légitime la redéfinition que notre collègue donne de l’analyse fondée sur le par. 15(1), son approche non limitative laisse beaucoup à désirer sur le plan de la logique. Par exemple, si, comme elle le dit, le fait de calculer le montant des prestations de pension et de toute autre rémunération en fonction des heures de travail effectuées est discriminatoire à l’égard des appelantes, pourquoi se contenter de permettre aux membres à temps partiel et à ceux qui participent à un programme de partage de poste de « racheter » des droits à pension supplémentaires? Après tout, les membres à temps plein n’ont pas à « racheter » leur période de service ouvrant droit à pension. Suivant la logique de notre collègue, si les heures travaillées ne sont pas pertinentes, les membres à temps partiel et ceux qui participent à un programme de partage de poste devraient pouvoir accumuler des périodes de service à temps plein ouvrant droit à pension sans avoir à racheter d’heures. Et si la rémunération ne peut être déterminée en fonction des heures de travail, les membres à temps partiel et ceux qui participent à un programme de partage de poste devraient également toucher le salaire d’un membre à temps plein. Si l’on suit le fil du raisonnement de notre collègue jusqu’à sa conclusion logique, on prend conscience des vastes répercussions de sa position. Si l’on suit son raisonnement, on cherche en vain une limite logique ou rationnelle à l’étendue des droits qui seraient ainsi conférés ou aux pouvoirs qui permettraient aux tribunaux de les accorder.

[200]                     Pour notre part, nous estimons tout simplement que les employeurs devraient pouvoir rémunérer leurs employés en fonction des heures travaillées. Il s’agit de notre thèse centrale, à laquelle notre collègue ne tente pas de répondre.

[201]                     Même si le calcul des prestations de pension en fonction des heures de travail effectuées n’est pas discriminatoire en soi, il pourrait l’être selon la jurisprudence de notre Cour si certains groupes d’employés bénéficient d’un traitement plus favorable, dès lors que ce calcul renforce, perpétue ou accentue par ailleurs un désavantage. Comme nous l’avons vu, la distinction relative à la situation des membres qui partagent un poste par rapport à celle des employés qui prennent des congés non payés ne repose pas sur le sexe. Toutefois, conformément à l’analyse contextuelle du cadre général à laquelle on doit procéder selon l’arrêt Withler, les dispositions relatives aux congés non payés continuent de jouer un rôle important à la deuxième étape.

[202]                     À l’instar de notre collègue (par. 94), nous estimons que l’analyse à laquelle on doit procéder, selon l’arrêt Withler, ne doit pas se transformer en une comparaison étroite entre les membres qui partagent un poste et ceux qui prennent des congés non payés. La démarche de notre collègue manque toutefois un peu de cohérence, car tout en affirmant que les membres qui partagent un poste ont droit à l’« égalité réelle » par rapport à ceux ayant un régime de travail typiquement masculin, elle fait porter sa comparaison sur les membres qui prennent des congés non payés et qui (à la différence des membres ayant un régime de travail typiquement masculin) ont la faculté de racheter des droits à pension supplémentaires. Ce manque de cohérence ressort à l’évidence de la réparation que propose notre collègue : elle n’exigerait pas que tous les membres à temps partiel aient la possibilité de racheter les mêmes droits à pension que ceux dévolus aux membres à temps plein; elle ne reconnaît cette option qu’aux membres qui, comme ceux qui ont pris un congé non payé, ont temporairement réduit leurs heures de travail. C’est par conséquent l’existence du congé non payé et la reconnaissance d’un droit de rachat aux membres qui prennent un congé non payé qui rend le régime inconstitutionnel aux yeux de notre collègue. Les congés non payés sont l’élément central de sa décision.

[203]                     À notre humble avis, ce point de vue est incompatible avec l’analyse contextuelle exigée par l’arrêt Withler. Le partage de poste et les congés non payés sont des options qui peuvent être utiles aux membres à divers moments de leur vie et de leur carrière. Le partage de poste permet aux membres de continuer à travailler à heures réduites, tandis que les congés non payés assurent aux membres une continuité d’emploi sans qu’ils aient à travailler. Chacun de ces programmes offre une série d’avantages et d’obligations conçus pour atteindre un équilibre entre les besoins des employeurs et ceux des membres à différents stades de leur carrière. Il ne convient pas de ne retenir que certains éléments de ces programmes et de les comparer de façon isolée, à la recherche d’une parité absolue pour chaque élément (Withler, par. 73, 76 et 79). Dans le cadre de l’analyse contextuelle, on doit plutôt tenir compte des programmes dans leur ensemble et « s’interroge[r] sur l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime. Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs » (par. 67). En d’autres termes, l’accent doit être mis sur [traduction] « [l’]effet réel » de la loi à la lumière de tout son contexte (P. J. Monahan, B. Shaw et P. Ryan, Constitutional Law (5e éd. 2017), p. 469).

[204]                     Chaque programme de prestations comporte des avantages et des inconvénients. Alors que les membres qui prennent des congés non payés doivent verser la cotisation de l’employeur pour les prestations de pension qu’ils rachètent, l’employeur verse des cotisations pour les employés qui partagent un poste pour chaque heure de travail qu’ils effectuent. Bien que les membres qui prennent des congés non payés ne reçoivent aucun salaire, les employés qui partagent un poste touchent un revenu pour les heures qu’ils travaillent. La faculté de racheter du service ouvrant droit à pension est une caractéristique attrayante du régime de congés non payés, et on peut comprendre le désir des membres qui participent au programme de partage de poste de s’en prévaloir. Mais dans l’ensemble, le dossier ne donne pas à penser que le régime de congés non payés procure une plus grande sécurité financière ou des prestations de pension plus avantageuses lorsqu’on tient compte du programme de partage de poste ainsi que de l’emploi à temps plein exercé sans interruption. Il ne permet pas non plus de penser que les limites tracées sont injustifiées, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[205]                     Le fait d’offrir des prestations de pension qui sont calculées au prorata des heures travaillées ne constitue pas une discrimination réelle, et il ne devient pas une discrimination réelle parce que les membres qui prennent des congés non payés ont le droit de racheter des périodes ouvrant droit à des prestations de pension. Il n’y a donc pas violation du par. 15(1)  de la Charte  et il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’article premier.

C.            Conséquences pratiques

[206]                     Bien que ce qui précède soit suffisant pour trancher l’affaire, nous tenons à signaler les conséquences pratiques des motifs de jugement de notre collègue.

[207]                     Les gouvernements doivent avoir la latitude nécessaire pour intervenir de manière graduelle quand ils s’attaquent à un phénomène social profondément ancré, complexe et persistant tel l’inégalité (ceci suppose que l’inégalité tire son origine de facteurs sociaux; lorsque l’inégalité est le fait de l’État lui‑même, la situation est, comme nous l’avons déjà vu, quelque peu différente). Il existe des processus que l’État doit respecter pour fixer ses priorités, allouer son budget et faire approuver ses programmes par le Parlement. Lorsqu’il élabore une loi pour s’attaquer à un enjeu précis d’égalité, le gouvernement peut faire appel à bien plus d’experts internes et externes que nous, les juges, ne pouvons le faire. Il est donc mieux placé que nous pour comprendre les conséquences des choix législatifs, tant sur la société que sur les ressources publiques. En gardant à l’esprit ces réalités pratiques, nous devons également reconnaître que, si un gouvernement est censé supprimer toutes les inégalités pour tous les groupes à chaque fois qu’il prend une mesure, il pourrait hésiter à intervenir, étant donné que toutes les mesures réparatrices qu’il prend seront sous un rapport ou un autre trop limitatives. Comme on peut le comprendre, les gouvernements pourraient « hésiter à mettre sur pied de nouveaux régimes d’avantages sociaux puisqu’il faudrait, pour en connaître les paramètres, prévoir avec exactitude l’issue des procédures judiciaires instituées sous le régime du par. 15(1)  de la Charte  » (Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 104, le juge Sopinka).

[208]                     Pour éviter cet effet dissuasif et pour inciter les gouvernements à adopter des lois réparatrices qui s’attaquent aux désavantages historiques, notre Cour a (jusqu’à maintenant) judicieusement accepté que les gouvernements peuvent mettre en œuvre des réformes « étape par étape, en ne s’attaquant qu’à la phase du problème que le législateur estime la plus critique » (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 772, citant Williamson c. Lee Optical of Oklahoma, 348 U.S. 483 (1955), p. 489). Lorsqu’on examine une loi réparatrice, la question essentielle ne consiste pas à se demander si le gouvernement a respecté « la norme de qualité » (Auton, par. 62; voir aussi par. 59‑61), mais à reconnaître que le gouvernement

                    ne peut être tenu de traiter tous les aspects d'un problème à la fois. Il doit certainement pouvoir adopter des mesures progressives. Il doit avoir une marge de manœuvre raisonnable pour traiter des problèmes étape par étape, pour soupeser les inégalités qui peuvent découler de la loi en fonction des autres inégalités qui résultent de l’adoption d’une ligne de conduite, et pour tenir compte des difficultés, qu’elles soient de nature sociale, économique ou budgétaire, qui se présenteraient s’il tentait de traiter des problèmes socio-économiques dans leur ensemble, en supposant qu’il soit possible de les saisir dans leur ensemble. [Nous soulignons.]

(McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, p. 317, le juge La Forest; voir aussi p. 318‑319; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 727, le juge La Forest, opinion concordante; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 41.)

[209]                     Au risque de nous répéter, nous tenons à souligner qu’il y a à peine deux ans, la Cour confirmait, dans l’arrêt Alliance, son engagement à faire preuve de retenue judiciaire en permettant à l’État d’agir graduellement pour s’attaquer aux inégalités (par. 42). Et il vaut aussi la peine de rappeler que, dans l’arrêt Alliance, notre Cour a déclaré, tout d’abord qu’il n’y a pas d’obligation positive distincte de corriger des inégalités sociales et, en second lieu, qu’il est loisible à l’État d’agir de manière graduelle pour s’attaquer à ces inégalités.

[210]                     C’est précisément ce que représentent les dispositions contestées du régime : un exemple d’un gouvernement qui agit de manière progressive pour s’attaquer aux inégalités qui existent au sein de la société, alors qu’il n’a aucune obligation de le faire, en utilisant des dispositions qui n’ont pas en elles‑mêmes un effet discriminatoire. À l’instar de notre collègue, nous constatons que les dispositions de rachat de congés non payés et l’option de partage de poste sont des mesures qui visent à améliorer la situation des employés qui s’en prévalent (par. 126). Selon l’énoncé du droit que notre Cour a fait dans l’arrêt Alliance, ces dispositions doivent être déclarées valides.

[211]                     Notre collègue voit les choses différemment. Selon son approche, il ne suffit pas que la loi soit simplement favorable ou bénéfique : elle doit l’être suffisamment pour atteindre l’égalité réelle. Il y a violation du par. 15(1) parce que, même s’il s’inscrit dans le cadre d’une série de mesures réparatrices, le régime perpétue (c’est‑à‑dire ne supprime pas) le désavantage économique que subissent les femmes (par. 113). En d’autres termes, le régime n’est pas suffisamment réparateur. 

[212]                     Cette décision a concrètement pour effet d’abandonner les principes fondamentaux qui ont si récemment été confirmés dans l’arrêt Alliance et de dissuader les gouvernements d’offrir à l’avenir des programmes destinés à améliorer une situation (ou, comme c’est le cas en l’espèce, d’offrir des options d’emploi à leurs employés). Cette conséquence s’explique par le fait que notre collègue oblige en réalité le législateur qui cherche simplement à atténuer les effets d’une inégalité à prendre des mesures positives pour supprimer complètement les effets en question. Pareille obligation va au‑delà de la portée que notre Cour a donnée au par. 15(1), lequel, contrairement à certaines autres dispositions de la Charte  qui semblent contraindre le gouvernement à agir (par ex., art. 3, 14, 20 et 23), « n’impose pas au gouvernement l’obligation de prendre des mesures positives pour remédier aux symptômes de l’inégalité systémique » (Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, par. 38, la juge L’Heureux-Dubé, dissidente, mais non sur ce point; voir également Auton, par. 2 et 41; Alliance, par. 42; Centrale, par. 33; Andrews, p. 163, 171 et 175; McKinney, p. 318; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950, par. 90‑92).

[213]                     Le fait d’exiger que la loi soit suffisamment réparatrice modifie non seulement la portée du par. 15(1), mais entraîne aussi les tribunaux en dehors du cadre de leurs compétences institutionnelles. Les juges ne disposent pas des outils nécessaires pour faire face à des complexités politiques et budgétaires lorsqu’il s’agit de légiférer en matière de régime de prestations. « La tâche de [. . .] promouvoir la cause des droits de la personne [. . .] incite à faire preuve d’une certaine retenue à l’égard du choix du législateur » (McKinney, p. 318). Il en est ainsi parce que seul le législateur est en mesure, sur le plan institutionnel, de mener les études et les recherches nécessaires pour déterminer comment, et à quel rythme, ses ressources devraient être mises en œuvre pour s’attaquer le plus efficacement possible à un problème particulier d’inégalité historique (et, en fin de compte, pour surveiller cette mise en œuvre). Les tribunaux sont mal placés pour déterminer la nature et la portée de l’obligation d’adopter une loi suffisamment réparatrice (Ferrel c. Ontario (Attorney General) (1998), 42 O.R. (3d) 97 (C.A.), p. 113).

[214]                     Prenons l’exemple du présent régime. À la lumière de la décision de notre collègue, qu’est‑ce qui empêche un employé de la GRC de travailler à temps plein pendant une très courte période avant de conclure une entente de partage de poste? Cet employé serait apparemment autorisé à racheter des droits à pension en tant qu’employé à temps plein, alors que l’employé qui a été recruté au sein de la Gendarmerie comme membre à temps partiel et qui a depuis continué à travailler à temps partiel se verrait refuser cette possibilité. Dans le même ordre d’idées, qu’en est‑il des employés qui « réduisent temporairement » leurs heures de travail? Que se passe‑t‑il si une employée a conclu une entente de partage de poste pour pouvoir s’occuper de ses enfants, mais ne reprend pas le travail à temps plein une fois ses enfants devenus adultes? Bien entendu, nous l’ignorons et nous ne sommes pas en mesure de le savoir. Nous ne sommes pas non plus censés être au courant de ces situations, ni même de les prévoir. Mais, pour la même raison, on attend de nous que nous respections le cadre de nos compétences institutionnelles et que nous évitions de jongler avec la mécanique complexe que représente un cadre législatif comme le présent régime.

[215]                     Dans le cas qui nous occupe, les désavantages que subissent les appelantes ne sont pas causés par les dispositions contestées ou par une quelconque mesure gouvernementale, mais par la répartition inégale des responsabilités domestiques et familiales et par des facteurs sociaux comme l’accès à des garderies de qualité. La solution à ces problèmes sous‑jacents, qui débordent le cadre du régime et qui échappent à la compétence des tribunaux, ne consiste certainement pas à invalider une loi réparatrice. Toutefois, de l’avis de notre collègue, il n’est « absolument pas pertinent » de s’interroger sur les véritables causes de ces désavantages (par. 71). Selon elle, les tribunaux peuvent intervenir chaque fois qu’ils sont en mesure d’identifier dans l’affaire dont ils sont saisis une situation sociale connexe à laquelle ils souhaitent s’attaquer. Il est désormais loisible aux tribunaux de participer à la « transformation » de la loi s’ils estiment simplement que « les institutions et les rapports doivent être modifiés » (par. 36, citant Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, par. 41, citant S. Day et G. Brodsky, « The Duty to Accommodate : Who Will Benefit? » (1996), 75 R. du B. can., 433, p. 462). À notre humble avis, ce n’est pas notre rôle.

[216]                     Un dernier point connexe sur les conséquences pratiques de la décision de notre collègue. Pendant une trentaine d’années, notre Cour a eu du mal à définir l’expression « égalité réelle ». Une définition intelligible fondée sur des principes demeure hors d’atteinte. La présente affaire illustre d’ailleurs les difficultés que pose le caractère ambigu de la notion d’« égalité réelle » — sur laquelle repose essentiellement la décision de notre collègue (par. 47‑48) — et le flottement constant dont elle fait l’objet dans la jurisprudence de notre Cour.

[217]                     Bien que notre Cour ait affirmé que l’égalité réelle n’est pas synonyme d’égalité formelle (Withler, par. 2 et 39; Kapp, par. 15; Centrale, par. 25; Hodge, par. 25), elle s’est fort peu attardée à préciser en quoi consistait l’égalité réelle. Elle a donné peu d’indications à ce sujet, se contentant de qualifier l’égalité réelle de « norme fondamentale », de « but », d’« approche », de « moteur » et, plus récemment, de « prémisse philosophique » du par. 15(1) (Withler, par. 2; Cunningham, par. 38; Alliance, par. 25; Centrale, par. 25; Taypotat, par. 17; motifs des juges majoritaires, par. 40, 42 et 48). La Cour n’a pas proposé de véritable définition, recourant plutôt à des métaphores ou à des analogies, ce que les commentateurs n’ont pas manqué de relever :

                    [traduction] Il est essentiel [que la Cour] formule une conception conceptuellement rigoureuse de la notion d’égalité réelle au sens où on l’entend dans la jurisprudence canadienne en matière d’égalité.

                    . . .

                    . . . il n’existe pas non plus de consensus sur la signification de l’égalité réelle dans des cas concrets, c.‑à‑d. sur ce à quoi ressemblerait la situation dans laquelle l’idéal visé se matérialiserait par une loi, par opposition à la dimension méthodologique du même idéal. L’égalité réelle n’a pas non plus fait l’objet d’une définition positive de la part de la Cour, qui l’a plutôt définie négativement en la présentant comme une façon d’aborder le paragraphe 15(1) qui contraste avec celle employée pour analyser l’égalité formelle. [Nous soulignons.]

(A. R. Sangiuliano, « Substantive Equality As Equal Recognition : A New Theory of Section 15 of the Charter  » (2015), 52 Osgoode Hall L.J. 601, p. 606‑608)

D’autres sont allés plus loin, par exemple en faisant remarquer qu’en dépit des efforts déployés par [traduction] « [d]e nombreux universitaires [. . .] pour étoffer les exigences précises de l’égalité réelle », les formules proposées par notre Cour pour les énoncer se sont avérées [traduction] « vagues et parfois contradictoires » (J. Eisen, « Grounding Equality in Social Relations : Suspect Classification, Analogous Grounds and Relational Theory » (2017), 42 Queen’s L.J. 41, p. 60‑61).

[218]                     Soyons clairs : nous ne cherchons pas à infirmer la jurisprudence citée par notre collègue dans ses motifs. Nous cherchons plutôt à lui donner effet. Notre divergence d’opinions porte sur la signification et les exigences de l’égalité réelle : nous ne trouvons pas dans l’approche de notre collègue la clarté et les balises nécessaires pour bien donner effet aux objectifs de la Charte , notamment en ce qui concerne les lois qui visent essentiellement à améliorer une situation. C’est pour cette raison que nous signalons l’absence de véritable définition de la norme de « l’égalité réelle » dans la jurisprudence de notre Cour. Ce concept n’a pas été défini de manière à ce que les droits garantis à l’art. 15, ou même les critères qui sont appliqués pour juger ces droits, puissent être connus à l’avance par les demandeurs ou être appliqués avec une certaine cohérence par les tribunaux.

[219]                     Cette absence de définition ex ante est l’antithèse de toute notion de retenue judiciaire. Lorsqu’un critère juridique n’a pas été clairement circonscrit, les tribunaux qui l’appliquent exercent un pouvoir de contrôle véritablement arbitraire. Et c’est la situation dans laquelle nous retrouvons dans le cas de « l’égalité réelle », qui est devenue un concept théorique approximatif auquel les tribunaux recourent pour imposer au cas par cas dans les affaires dont ils sont saisis leurs préférences en matière de principes et leur idéologie personnelle. Prenons l’exemple de l’approche suivie par notre collègue en l’espèce : elle reconfigure par voie judiciaire une loi qui vise tant de par son esprit que de par ses effets à améliorer une situation en affirmant que cette loi n’améliore pas suffisamment la situation, plus précisément qu’elle ne l’améliore pas de la façon que notre collègue privilégierait. C’est aussi un excellent exemple des fluctuations constantes dont font l’objet les paramètres de « l’égalité réelle », comme en fait foi de façon fort éloquente l’abandon par notre collègue des sages indications proposées par la Cour dans l’arrêt Alliance, au par. 42, en ce qui concerne les mesures graduelles visant à atténuer l’inégalité systémique. L’approche que notre collègue adopte en l’espèce ne fait en réalité que donner du poids à la critique très sévère formulée par la professeure Young, pour qui l’égalité réelle est [traduction] « une balise floue et sibylline qui révèle la solution que préconise l’auteur pour résoudre un problème d’inégalité » (M. Young, « Unequal to the Task : “Kapp”ing the Substantive Potential of Section 15 » (2010), 50 S.C.L.R. (2d) 183, p. 185). Les propos tenus par le juge Oliver Wendell Holmes dans le jugement Baldwin c. Missouri, 281 U.S. 586 (1930), p. 595, au sujet de la doctrine américaine des droits substantiels inclus dans la garantie d’application régulière de la loi, sont également pertinents :

                    [traduction] Dans l’état actuel de la jurisprudence, il ne semble exister à mon avis aucune limite au pouvoir de notre Cour d’invalider de tels droits si, pour une raison ou pour une autre, la majorité des juges de notre Cour les considère indésirables. Il me paraît inconcevable que le [quatorzième] Amendement ait été conçu de manière à nous donner carte blanche pour exprimer nos convictions économiques ou morales. Pourtant, je ne vois aucune autre explication pour justifier la présente décision ou les décisions antérieures que j’ai citées.

[220]                     Tout cela a un effet corrosif sur la primauté du droit. Notre collègue s’interroge sur ce que nous entendons par « primauté du droit » (par. 135). Nous partageons l’opinion de juristes tels que lord Bingham et le juge Sharpe, pour qui la primauté du droit est composée d’éléments interdépendants (voir T. Bingham, The Rule of Law (2010), p. 160‑170; R. J. Sharpe, Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 122‑124). L’un de ces éléments est pertinent en l’espèce : les justiciables canadiens devraient être régis par des règles énoncées et connues d’avance qui leur permettent de guider leur conduite. Comme l’écrit le juge Sharpe :

                    [traduction] . . . la Cour [suprême] a insisté pour dire qu’il doit exister une norme intelligible susceptible de constituer « un fondement adéquat pour un débat judiciaire . . . quant à [la] signification [de cette règle], à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques ».

                        Dans l’arrêt Irwin Toy [. . .] les juges majoritaires écrivent que : « s’il n’existe aucune norme intelligible » et si le décideur s’est vu conférer « le pouvoir discrétionnaire absolu de faire ce qui semble être le mieux dans une grande variété de cas », les exigences minimales de la primauté du droit ne sont pas respectées.

(p. 123, citant R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 639; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 983)

[221]                     Nous estimons, en toute déférence, que notre collègue passe à côté de la question en faisant appel au principe de l’autorité de la chose jugée. Il ne s’agit pas de savoir si la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 15 devrait être « respecté[e] » (par. 135). Il s’agit plutôt de savoir si la jurisprudence, telle que notre collègue l’interprète, énonce une norme que l’on peut connaître concrètement et dont l’application est raisonnablement prévisible. À notre avis, le concept d’« égalité réelle » est devenu flou à tel point qu’il est impossible pour les demandeurs et pour le législateur de connaître à l’avance ses exigences. On attend en effet du législateur qu’il applique un concept qui évolue constamment, alors que [traduction] « la Cour continue de revoir son cadre analytique du par. 15 (1) sans jamais infirmer ni même vraiment critiquer les aspects de ses arrêts antérieurs qui ont depuis été écartés » (J. Koshan et J. Watson Hamilton, « Meaningless Mantra : Substantive Equality after Withler » (2011), 16 R. études const. 31, p. 61). Cette [traduction] « approche révisionniste » — c’est‑à‑dire les fluctuations constantes dont font l’objet les paramètres de « l’égalité réelle » pour s’adapter aux préférences des juges — « ne manquera certainement pas de continuer à créer davantage de confusion » (p. 61).

[222]                     Toutes ces considérations soulèvent un autre problème, moins normatif, mais plus pratique : si les exigences de l’égalité réelle pouvaient être connues à l’avance, les gouvernements pourraient effectivement s’y conformer. Or,

                    [traduction] [d]e l’avis de nombreux commentateurs, la jurisprudence en matière d’égalité est confuse et incohérente, et ce, malgré les efforts que la Cour affirme elle‑même avoir déployés pour proposer des interprétations claires [. . .] en somme, cette jurisprudence n’est pas assez cohérente pour qu’on puisse y déceler des points de repère sérieux sur la manière de parvenir concrètement à l’égalité réelle.

(P. Hughes, « Supreme Court of Canada Equality Jurisprudence and “Everyday Life” » (2012), 58 S.C.L.R. (2d) 245, p. 254‑255)

En d’autres termes, le législateur ne peut se conformer qu’aux règles qu’il connaît assez bien pour les respecter. Comment le législateur peut‑il savoir qu’un tribunal jugera suffisamment réparatrice une loi? L’immensité de la tâche que notre collègue cherche à imposer au législateur et aux gouvernements est telle — à la fois en raison de son imprévisibilité que de l’ampleur des ressources nécessaires — qu’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que le législateur ou les gouvernements l’assument. De plus, cette obligation fait complètement fi de la mise en garde que le juge La Forest a formulée à juste titre dans l’arrêt McKinney en affirmant que les problèmes d’inégalité ne peuvent être pleinement compris — et encore moins corrigés — d’un seul coup. 

[223]                     L’absence de définition acceptable de la portée du par. 15(1) a également, sur le plan pratique, pour effet de reléguer l’essentiel de l’analyse à l’étape fondée sur l’article premier (voir, par ex., les motifs des juges majoritaires, par. 79‑80). Il s’ensuit qu’au lieu de se livrer à une analyse de fond de la discrimination (question sur laquelle ils sont avantagés par rapport au législateur), les tribunaux se retrouvent à évaluer des considérations de principe (alors qu’ils ne profitent pas dans ce domaine du même avantage comparatif que le législateur) (Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293, par. 190 et 192, le juge Rowe, opinion concordante). Cette approche ne tient pas compte des limites inhérentes à l’art. 15. De par leur nature même, [traduction] « les exigences de l’égalité ne peuvent être établies sans tenir compte des besoins et de la situation des personnes et des groupes concernés, en plus du demandeur », notamment des fondements pratiques, moraux, économiques et sociaux de la loi en question (B. W. Miller, « Justification and Rights Limitations », dans G. Huscroft, dir., Expounding the Constitution : Essays in Constitutional Theory (2010), 93, p. 106; voir également p. 100). On risque sinon de permettre « à une conclusion intermédiaire de violation d’un droit de profiter indûment du plus grand prestige et de la plus grande force que comporte un droit moral justifiant incontestablement une intervention » (p. 96), atténuant ainsi la portée de la conclusion de violation du par. 15(1) au point de la dénaturer complètement et obligeant l’État à justifier ses décisions, même les plus insignifiantes.

[224]                     Pour définir l’égalité réelle, les tribunaux doivent tenir compte de deux facteurs. Premièrement, le par. 15(1) ne peut véritablement garantir l’égalité, au sens le plus large, à l’échelle de toute la société. Les désavantages systémiques sont, comme leur nom l’indique, systémiques, en ce sens qu’ils sont enracinés dans des attitudes et des institutions sociales. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas ou qu’on ne doit pas s’attaquer à la discrimination systémique, mais simplement que le par. 15(1) ne peut jouer qu’un rôle limité en ce sens. Le paragraphe 15(1) ne vise que les actes de l’État, et le contrôle judiciaire des actes de l’État est mal adapté à la mise en œuvre du type de changement institutionnel ou politique de grande envergure nécessaire pour s’attaquer pleinement à des désavantages systémiques. Cette réalité devient évidente si l’on considère que tous les rapports cités par notre collègue visent des interventions de l’État et non des interventions des tribunaux (par ex. Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1970), p. vii). En second lieu, pour mieux encadrer l’analyse fondée sur le par. 15(1), il convient tout d’abord de réaffirmer que l’égalité est une notion intrinsèquement comparative (Withler, par. 61‑67; Koshan et Watson Hamilton, p. 45‑46). Bien que la comparaison avec des groupes aux caractéristiques identiques se soit avérée impossible, l’analyse doit faire intervenir un certain critère de comparaison pour éviter ce que notre collègue approuve maintenant, c’est‑à‑dire une recherche tous azimuts d’« inégalités » dont l’issue n’est pas prévisible.

[225]                     En réponse à tout cela, notre collègue suggère (par. 133‑134) que nous — et, par extension, les universitaires et les juges qui ont mis en doute l’utilité et la signification de la jurisprudence de notre Cour en matière d’« égalité réelle » — appliquions un argument bidon qui, au fond, est un argument en faveur de l’« égalité formelle ». Mais, et là encore en toute déférence pour l’opinion contraire, c’est notre collègue qui avance un argument bidon. Dans les présents motifs, nous appliquons une conception de l’égalité réelle qui est solidement ancrée dans la jurisprudence de notre Cour, y compris dans l’arrêt Alliance. La conclusion à laquelle nous parvenons est partagée par les quatre juges des juridictions inférieures qui ont tenté d’appliquer la jurisprudence de notre Cour aux faits de l’espèce.

[226]                     Notre collègue, en revanche, rejette le par. 42 de l’arrêt Alliance, qu’elle considère comme un « point de vue » inutile (par. 132‑133) et fait la sourde oreille à l’arrêt Withler, qui exige une approche contextuelle, laquelle a justement été appliquée dans une affaire qui portait sur un régime de pension. En fait, les motifs de notre collègue occultent complètement toute prise en compte de l’approche que commande l’arrêt Withler en matière de régimes de pension.

[227]                     En réalité, ce que notre collègue ne dit pas en réponse est plus révélateur que ce qu’elle dit. En particulier, elle n’explique pas ce qu’il faut entendre par « égalité réelle » (sauf pour insister sur ce qu’elle n’est pas, en l’occurrence « une égalité formelle »). Elle ne définit pas « l’égalité réelle » en des termes qui permettraient d’en comprendre le sens pour que les exigences de l’art. 15 puissent être concrètement connues d’avance et que leur application soit raisonnablement prévisible. Lorsqu’on la définit de façon aussi vague, l’égalité réelle devient pratiquement malléable à l’infini, ce qui permet aux juges de s’en servir comme prétexte théorique pour justifier leurs préférences personnelles en matière de principes lorsqu’ils statuent sur une affaire donnée. Un pouvoir discrétionnaire aussi vaste et mal encadré ne respecte pas la primauté du droit : au contraire, il va à son encontre.

IV.         Conclusion

[228]                     À notre avis, la seule raison pour laquelle le régime fait l’objet d’un contrôle judiciaire est que le législateur et le gouvernement se sont efforcés d’être conciliants en offrant diverses options d’emploi. S’ils n’avaient pas offert aux membres qui prennent des congés non payés le droit de racheter des périodes de service ouvrant droit à pension, les tribunaux n’auraient aucune raison d’intervenir. Le raisonnement de notre collègue a pour résultat de mettre à la charge du public de nouvelles obligations financières tout simplement parce que le législateur et l’exécutif ont osé s’attaquer de façon graduelle à une inégalité historique au lieu de prendre des mesures plus draconiennes pour la supprimer. À l’avenir, ils pourraient fort bien estimer que l’inaction est la voie la plus sûre.

[229]                     Toute autre loi en matière de protection sociale ou toute autre tentative gouvernementale de remédier à un désavantage systémique soulèvera invariablement des questions semblables. En se réservant le droit de remettre en question et de casser arbitrairement toute loi qui vise à corriger de façon graduelle des désavantages systémiques, la Cour fait en sorte qu’il sera plus difficile en réalité pour le législateur et pour les gouvernements de mettre en œuvre des politiques visant à promouvoir l’égalité. Bref, nous estimons que le fait de restreindre la capacité de l’État de s’attaquer de façon graduelle à des désavantages constitue une façon quelque peu particulière de promouvoir l’égalité.

[230]                     Nous sommes par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

                    La juge Côté (dissidente)

I.               Introduction

[231]                     La discrimination fondée sur le sexe est une des formes les plus odieuses de différenciation. À l’instar de la race, le sexe est une caractéristique innée et immuable qui n’a rien à voir avec les capacités de l’individu. Il ne fait aucun doute que les femmes luttent depuis longtemps pour obtenir l’égalité de traitement devant la loi dans une société où elles ont été historiquement défavorisées et le sont toujours : Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (C.A.), par. 16; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464. Mais ceci n’est pas la question qui est soumise à la Cour. La question soumise à la Cour n’est pas non plus de savoir si les dispositions législatives contestées[16] sont irrationnelles, illogiques ou même trop limitatives — le fait qu’une loi ne soit pas parfaite, voire qu’elle exclut certaines catégories de personnes, ne la rend pas en soi inconstitutionnelle : Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 55; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 168‑169. Au contraire, au cours des trois dernières décennies, notre Cour a soigneusement élaboré un test pour déterminer dans quels cas un type particulier de discrimination alléguée constitue effectivement de la discrimination et va à l’encontre de l’égalité de traitement par la loi que prévoit l’art. 15  de la Charte canadienne des droits et libertés . Un des aspects essentiels du par. 15(1)  de la Charte  est le fait qu’il énumère les motifs de discrimination qui tombent sous le coup de l’interdiction constitutionnelle qu’il énonce. En l’espèce, je ne peux, avec égards, souscrire à l’opinion de mes collègues suivant laquelle les dispositions contestées du régime de pension créent une distinction fondée sur le motif énuméré du sexe. Je m’explique.

II.            Analyse

[232]                     Mes collègues font un survol exhaustif de la jurisprudence de notre Cour sur le par. 15(1) et je ne le ferai donc pas dans les présents motifs. Bien que mes collègues ne s’entendent manifestement pas sur certains aspects de doctrine, je crois comprendre que mes collègues et moi sommes d’accord sur les points suivants : pour prouver la discrimination au sens du par. 15(1), y compris la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, le demandeur doit démontrer que la disposition contestée : (i) crée une distinction préjudiciable fondée sur un motif énuméré ou analogue; (ii) perpétue, renforce ou accentue un désavantage préexistant (motifs des juges majoritaires, par. 27 et 50; motifs des juges Brown et Rowe, par. 169; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 17, Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 30 et 61; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 185; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522, par. 22).

[233]                     En l’espèce, contrairement à mes collègues, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de passer à la seconde étape de l’analyse, parce que l’existence d’une distinction fondée sur le sexe ne peut être démontrée à la première étape.

[234]                     Avec beaucoup d’égards, accueillir le présent pourvoi sur le fondement du sexe en tant que tel revient à tenter de résoudre la quadrature du cercle. Les dispositions contestées du régime de pension ont pour effet de créer une distinction qui n’est pas fondée sur le fait d’être une femme, mais sur celui d’être une femme avec des enfants. En d’autres termes, la distinction repose non pas sur le fait d’être une femme, mais sur le fait de devoir s’occuper d’enfants. Il est révélateur que les statistiques citées par ma collègue la juge Abella pour étayer son point de vue — abstraction faite pour l’instant de leur valeur et même du rôle qu’elles doivent jouer dans l’analyse fondée sur le par. 15(1) — se rapportent toutes à des femmes qui ont des enfants :

                             Avec égards, le fait de se baser sur la réduction temporaire des heures de travail d’un membre de la GRC pour imposer des conséquences moins avantageuses en matière de pension a clairement un effet disproportionné sur les femmes. Les éléments de preuve pertinents — les conséquences du système — ont démontré ceci :

                  Les membres de la GRC qui ont réduit leurs heures de travail en participant au programme de partage de poste étaient principalement des femmes ayant de jeunes enfants.

                  De 2010 à 2014, la totalité des membres ayant réduit leurs heures de travail par le truchement du programme de partage de poste étaient des femmes, et la plupart ont déclaré avoir participé au programme afin de s’occuper de leurs enfants.

                    . . .

                            Les données recueillies par la Commission [d’enquête sur le travail à temps partiel] portaient à croire que la quasi-totalité des participants à ces programmes étaient des femmes et que [traduction] « l’arrivée d’un nouveau bébé était la raison principale la plus courante pour participer à un programme de partage de poste » (p. 177‑178).

                             Le Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984, Rosalie Silberman Abella, commissaire) a précisé le lien entre le travail à temps partiel et le soin des enfants . . . [Je souligne; par. 97 et 100‑101.]

[235]                     La notion de femmes ayant des enfants est indissociable de la preuve présentée. Il me semble donc que la seule distinction que crée le régime de pension concerne la situation des personnes qui s’occupent d’un proche. En d’autres termes, la distinction en l’espèce ne dépend pas du fait d’être une femme, mais de la nécessité de s’occuper de quelqu’un : voir Taypotat, par. 21 (dans lequel la Cour a jugé qu’à la première étape, le demandeur doit démontrer « que la loi en cause a un effet disproportionné à son égard du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue ») (je souligne); contra, Centrale, par. 28 (dans lequel la Cour a conclu que les exigences de la première étape étaient remplies, étant donné que « les demanderesses subissent un effet préjudiciable disproportionné parce qu’elles sont des femmes ») (en italique dans l’original). On ne partage pas un poste avec un autre employé parce qu’on est une femme, mais parce qu’on doit s’occuper de quelqu’un : affidavits des appelantes, d.a., vol. II, p. 129 et suiv., et vol. III, p. 327‑342; 2017 CF 557, par. 22 et annexe A (CanLII).

[236]                     Particulièrement, je désire attirer l’attention sur les cas de figure qui suivent. Prenons le cas, par exemple, d’un couple composé de deux hommes qui doivent eux aussi assumer la charge de s’occuper de leurs enfants. Ou encore le cas de personnes qui se chargent de veiller sur leurs parents vieillissants ou sur leur conjoint âgé. Ces personnes, de même que les femmes qui ont des enfants, subiront toutes une pression disproportionnée qui les incitera à recourir à la formule du partage de poste en raison de leur responsabilité de s’occuper de quelqu’un. Les personnes qui n’ont pas à prendre soin de quelqu’un ne seront pas exposées à ce type de pression qui les inciterait à partager leur poste avec quelqu’un d’autre. Les dispositions contestées créent donc une distinction fondée, non pas sur le sexe en tant que tel, mais sur leur responsabilité de s’occuper de quelqu’un : Withler, par. 62.

[237]                     À mon sens, il est essentiel de tenir compte de la nature de la demande qui nous est soumise. En effet, les appelantes formulent leur demande au nom des femmes qui ont des enfants, et non simplement au nom des femmes en général; d’ailleurs, personne n’a fait valoir une demande au nom de femmes qui n’ont pas d’enfants. Le fait que les appelantes avaient la charge de s’occuper de leurs enfants et que les responsabilités qu’elles ont assumées à ce titre les ont incitées à prendre la décision de partager leur poste constitue un aspect essentiel de la demande. C’est la raison pour laquelle les appelantes ont plaidé leurs arguments en appel sur la base des motifs de discrimination « intersectionnels » que sont le sexe et la situation familiale ou l’état parental : m.a.; 2018 CAF 223, [2019] 2 R.C.F. 541, par. 3 et 42.

[238]                     Cependant — et cet aspect revêt une importance capitale pour trancher le présent pourvoi —, la situation de la personne qui s’occupe d’un proche, de même que l’état parental et la situation familiale ne constituent pas des motifs analogues qui sont reconnus par notre Cour en vertu du par. 15(1)  de la Charte , et je ne reconnaîtrais aucun d’eux comme tels en l’espèce. D’ailleurs, ma collègue la juge Abella explique de façon convaincante pourquoi il faut s’en abstenir (par. 119‑123), tout comme mes collègues les juges Brown et Rowe (par. 183), et je suis d’accord avec eux qu’il serait malavisé de les reconnaître. Par conséquent, vu la conclusion que toute distinction dépend, en l’espèce, non pas du sexe de l’individu, mais bien uniquement du fait qu’il s’occupe de quelqu’un, et compte tenu du fait que notre Cour ne peut reconnaître la situation de la personne qui s’occupe d’un proche, l’état parental ou la situation familiale comme des motifs analogues dans le cas qui nous occupe, la prétention des appelantes doit être rejetée à la première étape de l’analyse du par. 15(1).

[239]                     La présente affaire est donc relativement simple, du moins sur le plan de la doctrine. De longs motifs ne s’expliquent que par le fait que l’on tente de faire cadrer la demande avec le motif énuméré du sexe en tant que tel. Il est toutefois évident que la distinction créée par le régime de pension ne découle pas uniquement du sexe, mais d’une combinaison du sexe et du fait de s’occuper de quelqu’un. Si la majorité souhaite faire droit au pourvoi, elle serait mieux avisée, sur le plan des principes, soit de reconnaître les motifs « intersectionnels » que les appelantes l’exhortent à adopter, soit de reconnaître un nouveau motif analogue[17]. Comme elle refuse l’un et l’autre, notre Cour a essayé de résoudre la quadrature du cercle, rendant plus incertains les principes relatifs au par. 15(1) développés par notre Cour et plus opaque la voie à suivre, plutôt que de l’éclairer.

[240]                     J’en viens à mon point suivant, qui consiste à examiner les méthodes analytiques et les principes applicables pour pouvoir conclure que le régime de pension crée une distinction fondée sur le sexe uniquement.

[241]                     En premier lieu, pour étayer la conclusion que les dispositions contestées créent une distinction fondée sur le sexe (sans pour autant reconnaître l’existence d’un motif intersectionnel ou d’un motif analogue fondé sur l’état parental, la situation familiale ou le fait de s’occuper de quelqu’un), ma collègue la juge Abella affirme en fait que la discrimination fondée sur le fait de s’occuper d’enfants équivaut à une discrimination fondée sur le sexe en raison des liens historiques qui existent entre les deux : voir para. 98 et suiv. Cet argument reprend le raisonnement suivi dans l’arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, où la Cour a reconnu que la discrimination fondée sur la grossesse constituait nécessairement une discrimination fondée sur le sexe. En effet, ma collègue la juge Abella postule que la preuve au sujet de certains groupes « démontreront un lien si puissant avec certains traits — comme celui entre la grossesse et le sexe — que l’effet disproportionné sur les membres de ce[s] groupe[s] “sera visible et immédiat” » : par. 61, citant Taypotat, par. 33.

[242]                     Faisant abstraction pour le moment de la proposition doctrinale voulant qu’il suffise de démontrer un effet disproportionné pour franchir la première étape, j’estime qu’il existe une distinction importante entre, d’une part, la grossesse et le sexe et, d’autre part, la situation de la personne qui s’occupe de quelqu’un et le sexe. La présente espèce se distingue donc de l’affaire Brooks. Dans l’arrêt Brooks, la Cour a déclaré que le régime d’assurance collective en vertu duquel une entreprise refusait d’accorder des prestations aux employées pendant leur grossesse constituait de la discrimination fondée sur le sexe. Le juge en chef Dickson a fondé cette conclusion sur le fait que, par définition, la grossesse ne concerne que les femmes. S’exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Dickson a expliqué que « [q]uoique la discrimination fondée sur la grossesse ne puisse frapper qu’une partie d’un groupe identifiable, elle ne peut frapper personne en dehors de ce groupe » : p. 1247. La présente affaire est de toute évidence différente. La situation de la personne qui s’occupe de quelqu’un peut être dissociée de son sexe. Dans l’affaire Brooks, un régime d’assurance collective discriminatoire envers les femmes enceintes discriminait nécessairement les femmes. Dans le cas qui nous occupe, les dispositions contestées discriminant les personnes qui s’occupent de quelqu’un ne sont pas nécessairement discriminatoires à l’égard des femmes. En d’autres termes, contrairement à la grossesse, le fait de prendre soin de quelqu’un n’est pas, par définition, lié au sexe. Au contraire, les couples de même sexe avec enfants, ainsi que les autres personnes qui s’occupent de quelqu’un seront tous touchés de manière disproportionnée. Les appelantes — des femmes avec des enfants — ne se sont pas vu « refuser un avantage accordé à d’autres [. . .] en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré visé par le par. 15(1) » : Withler, par. 62. Les dispositions contestées créent une distinction fondée non pas sur le sexe en tant que tel, mais sur le fait de s’occuper d’une autre personne.

[243]                     Par conséquent, le seul moyen d’appuyer la conclusion suivant laquelle le régime de pension est discriminatoire à l’égard des femmes — sans pour autant reconnaître un motif analogue ou intersectionnel ou de s’appuyer sur l’argument tiré de l’arrêt Brooks — consiste à faire abstraction de la causalité, du lien ou de l’association nécessaire entre les dispositions contestées et leur effet et à ne tenir compte que des disparités statistiques que ce régime entraîne — c.‑à‑d. à tenir compte du fait que les femmes sont touchées de manière disproportionnée. Ma collègue la juge Abella franchit d’ailleurs ce pas doctrinal et réduit vraisemblablement l’analyse conduite à la première étape à une simple recherche d’un effet disproportionné démontré par des disparités statistiques : elle affirme que « pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Si c’est le cas, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 est franchie » (par. 52 (je souligne); voir également para. 5, 63, 66‑67, 70 et 84). Ma collègue explique ensuite qu’elle « souscri[t] » (par. 67) à l’idée suivant laquelle une preuve de disparités statistiques « suffi[t] » à établir l’existence d’un effet disproportionné (par. 66, citant D.H. c. République tchèque, no 57325/00, CEDH 2007‑IV, par. 188). Ce développement doctrinal appelle la plus grande prudence, et ce, pas seulement parce qu’il confond une condition nécessaire avec une condition suffisante[18].

[244]                     L’existence d’un effet disproportionné n’est pas à elle seule suffisante pour satisfaire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1). En d’autres termes, il ne suffit pas, pour satisfaire aux exigences de la première étape de l’analyse, de signaler que la majorité des employés qui recourent à la formule du partage de poste sont, dans l’état actuel des choses, des femmes avec des enfants. Sinon, une loi qui, par exemple, s’appliquerait à la frange des 1 p. 100 des plus hauts salariés au Canada franchirait la première étape simplement parce que cette frange est majoritairement composée d’hommes[19]. De même, une loi qui encadrerait la profession infirmière franchirait la première étape de l’analyse du simple fait que le personnel infirmier réglementé est majoritairement composé de femmes[20]. Certes, les exemples susmentionnés ne constituent pas des exemples de discrimination prima facie, mais ils illustrent comment, s’il suffisait de démontrer l’existence d’un effet disproportionné, la première étape se résumerait à une simple formalité dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, et ne serait plus une étape où « le demandeur [a] une tâche plus lourde », allant ainsi à l’encontre des sages consignes données dans l’arrêt Withler : par. 64. Pire encore, si les disparités statistiques étaient à elles seules suffisantes, on passerait directement en réalité de l’analyse fondée sur le par. 15(1) à l’article premier, lequel article renverse le fardeau de la preuve et l’impose au gouvernement. Il se peut fort bien que mes collègues voient d’un bon œil un tel scénario — et je ne porte aucun jugement à ce sujet; je tiens toutefois simplement à souligner que cette évolution doctrinale ne trouve pour le moment aucun appui dans la jurisprudence de notre Cour et que, dans le cas contraire, elle nécessiterait, à mon humble avis, une meilleure justification ou des éclaircissements supplémentaires.

[245]                     Dans le même ordre d’idées, j’ai également des réserves relativement à ce qui semble être une invitation de la majorité aux plaideurs de débattre de statistiques : par. 58‑59, 62‑63 et 66‑67. En effet, à mon sens, les parties peuvent désormais systématiquement présenter et contester des preuves statistiques (ma collègue invite les demandeurs à « recourir [. . .] à leurs propres éléments de preuve [. . .] plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’experts » (par. 57)), et les juges de première instance doivent désormais agir comme arbitres pour juger de la valeur et de la véracité des statistiques (ma collègue affirme que « [l]e poids accordé aux statistiques dépendra, entre autres, de la qualité de celles-ci et de la méthode utilisée pour les obtenir » (par. 59)), ce qui renforce par le fait même les conclusions factuelles tirées par les juges, lesquelles commandent la déférence de la part de la juridiction d’appel qui procède à un contrôle (des conclusions que le pouvoir judiciaire est mal outillé sur le plan institutionnel à tirer (voir, p. ex., P. Yowell, Constitutional Rights and Constitutional Design : Moral and Empirical Reasoning in Judicial Review (2018), p. 70‑71)). De par leur nature, les statistiques qui sont soumises au tribunal sont figées dans le temps; pourtant, en réalité, elles évoluent sans cesse — une loi ne peut être constitutionnelle un jour et inconstitutionnelle le lendemain sur la seule foi d’une preuve statistique.

[246]                     Sur ce point, j’estime, en toute déférence, que ma collègue la juge Abella a tort de se fonder sur l’arrêt Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971). Elle cite à plusieurs reprises l’arrêt Griggs (voir les par. 32‑34, 38, 53, 55 et 70‑71) pour appuyer l’idée que l’effet disproportionné suffit à lui seul pour démontrer qu’une loi crée une distinction préjudiciable fondée sur un motif protégé, satisfaisant ainsi aux exigences de la première étape de l’analyse : voir les par. 55 et 70‑71. Je ne pense pas que l’on puisse interpréter ainsi l’arrêt Griggs. L’affaire Griggs ne portait pas sur la Constitution, mais sur l’interprétation législative du titre VII du Civil Rights Act of 1964, Pub. L. 88‑352, 78 Stat. 241 (1964). La solution retenue par le tribunal dans cette affaire s’imposait en raison du libellé de la loi et non à cause des principes applicables en matière de discrimination inconstitutionnelle par suite d’un effet préjudiciable : Washington, Mayor of Washington, D.C. c. Davis, 426 U.S. 229 (1976). En outre, ainsi qu’il ressort des décisions qui ont été rendues dans sa foulée, l’arrêt Griggs a une portée limitée, de sorte qu’il ne peut être invoqué pour affirmer qu’une disparité statistique est suffisante : voir Watson c. Fort Worth Bank & Trust, 487 U.S. 977 (1988), p. 994 (dans lequel le tribunal a jugé que [traduction] « la charge de preuve qui incombe au demandeur pour établir une preuve prima facie de discrimination ne saurait se limiter à l’exigence de démontrer l’existence de disparités statistiques » et que « le demandeur doit présenter une preuve statistique suffisante pour démontrer comment l’acte reproché a eu pour effet d’écarter des candidats à certains postes ou à certaines promotions du fait de leur appartenance à un groupe protégé ») (je souligne); voir également Texas Department of Housing and Community Affairs c. Inclusive Communities Project, Inc., 135 S. Ct. 2507 (2015); Ricci c. DeStefano, 557 U.S. 557 (2009); Smith c. City of Jackson, Mississippi, 544 U.S. 228 (2005). Quoi qu’il en soit, et ce dans l’espoir d’éviter un débat jurisprudentiel sur des décisions provenant d’un pays étranger, la tradition américaine en matière d’égalité est, au fond, nettement différente de la tradition canadienne. Même s’il est vrai que l’affaire Griggs concernait une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, il s’agissait fondamentalement aussi d’une affaire qui se situait dans le contexte unique des séquelles laissées par l’esclavage et la ségrégation scolaire qui ont jalonné l’histoire américaine : dans l’affaire Griggs, l’exigence du diplôme d’études secondaires avait effectivement servi de prétexte à une discrimination raciale (en effet, les exigences contestées — en l’occurrence celles d’être titulaire d’un diplôme d’études secondaires et de réussir un test d’aptitude — avaient, dans cette affaire, été imposées le jour même où le Civil Rights Act of 1964 était entré en vigueur). Ainsi, dans l’affaire Griggs, on avait établi un lien légitime entre, d’une part, l’obligation de détenir un diplôme d’études secondaires et de réussir un test d’aptitude et, d’autre part, la discrimination raciale, et non simplement un lien qui dépend seulement de preuves de disparités statistiques (preuves qui, selon la majorité, seraient suffisantes).

[247]                      Bien qu’elle ait évidemment déjà cité l’arrêt Griggs dans le passé, notre Cour ne l’a jamais invoqué pour appuyer la thèse selon laquelle on peut franchir la première étape sans avoir à établir l’existence d’un lien entre la disposition législative contestée et l’effet disproportionné. Depuis le début de notre jurisprudence sur l’interprétation du par. 15(1), notre Cour a formulé la mise en garde suivante :

                    Pour que l’analyse des effets préjudiciables soit cohérente, il ne faut pas présumer qu’une disposition législative possède un effet qui n’est pas prouvé. Nous devons prendre soin d’établir une distinction entre les effets qui sont causés en totalité ou en partie par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de la disposition en question.

(Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 764‑765)

Cet énoncé vaut encore lorsqu’il s’agit de démontrer le lien nécessaire entre les dispositions contestées et leur effet dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable : voir Miceli‑Riggins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 158, [2014] 4 R.C.F. 709, par. 76; Grenon c. Canada, 2016 CAF 4, par. 38‑39 et 45 (CanLII); voir aussi Canada (Procureur général) c. Lesiuk, 2003 CAF 3, [2003] 2 C.F. 697, par. 33; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488, par. 81.

[248]                     En fin de compte, la question qui se pose à la première étape est de savoir si, quoique neutre en apparence, la disposition contestée crée une distinction préjudiciable fondée sur un motif énuméré ou analogue : voir Kapp, par. 17; Withler, par. 30 et 61; Québec c. A, par. 185; Taypotat, par. 19. Cela signifie que le demandeur « doit par conséquent démontrer que la loi en cause a un effet disproportionné à son égard du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue » : Taypotat, par. 21 (je souligne). Bien que la formulation de la question à trancher à la première étape faite par ma collègue la juge Abella emploie à juste titre le mot crée (par. 50), elle semble plus loin l’écarter de son interprétation en déclarant que la simple preuve d’un effet disproportionné suffit : par. 52. Cette façon de voir ne tient pas : pour franchir avec succès la première étape et établir une preuve prima facie de discrimination, la preuve « doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions » (Taypotat, par. 34). Il faut établir l’existence d’un lien entre les dispositions contestées et l’effet disproportionné.

[249]                     Toutes ces considérations sont essentielles pour comprendre pourquoi la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont toutes les deux estimé en l’espèce que la demande échouait à la première étape. En effet, ces deux cours ont conclu que la présente affaire « porte sur la première étape de l’analyse » : motifs de la C.A., par. 40. Appliquant la première étape aux faits de l’espèce, elles ont toutes les deux conclu que le régime de pension ne créait pas de distinction fondée sur le motif énuméré du sexe. Elles ont déclaré ce qui suit :

                    Le fait que la grande majorité des membres qui travaillent à temps partiel ou qui partagent leur poste sont des femmes, et que les membres qui partagent leur poste ne bénéficient pas de l’option de cotiser au régime de pension selon le taux de rémunération à temps plein, n’est pas une conséquence des dispositions de la LPRGRC et n’a pas de lien avec ces dispositions. L’« élément clé » est la question de savoir si les membres travaillent à temps partiel. Il n’y a aucun lien avec la LPRGRC. Il s’agit plutôt de la décision familiale des membres, aussi difficile soit‑elle, de concilier le travail et les obligations parentales, en choisissant l’un des parents, habituellement la femme, qui travaillera à temps partiel pendant quelques années.

(motifs de la C.F., par. 137)

                    . . . le seul fait que les employés se prévalant de la possibilité du partage de poste sont en grande partie des femmes ne signifie pas que le traitement en matière de pension qui est réservé à celles‑ci en application de la LPRGRC et du Règlement crée une discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. De même, comme dans l’affaire Begum, le témoignage d’expert déposé par les appelantes ne permet pas d’établir le lien nécessaire entre les dispositions contestées et un motif de distinction illicite qui démontrerait le non‑respect de l’article 15. En résumé, les appelantes ne se sont pas vu refuser le droit de racheter leur service en raison de leurs caractéristiques personnelles de membres féminines de la GRC mères de jeunes enfants, mais bien parce qu’elles ont choisi de conclure une entente de partage de poste plutôt que de prendre un congé pour les soins et l’éducation de leurs enfants. Le lien qu’il faut établir pour conclure à une violation de l’article 15  de la Charte  étant absent en l’espèce, les appelantes ne peuvent pas démontrer que les dispositions contestées de la LPRGRC et du Règlement ont eu un effet négatif plus important sur elles que sur d’autres en raison de leur sexe . . .

(motifs de la C.A., par. 53)

[250]                     Ma collègue la juge Abella rejette ce raisonnement et l’accent qu’il met sur le « choix » (par. 85‑92), et mes collègues les juges Brown et Rowe — implicitement, en concluant que les appelantes ont satisfait aux exigences de la première étape (par. 186) — semblent aussi écarter ce raisonnement (quoique peut‑être pour des raisons différentes). Il n’est pas nécessaire que je formule de conclusion à cet égard parce qu’en tout état de cause, aucune distinction fondée sur le sexe ne peut être démontrée en l’espèce.

[251]                     Comme je l’ai établi, il est difficile de voir en quoi les dispositions contestées créent une distinction fondée sur le seul fait d’être une femme. Je répète qu’on ne choisit pas de partager un poste parce qu’on est une femme — c’est‑à‑dire du seul fait de son sexe — mais parce qu’on doit s’occuper de quelqu’un (en l’espèce, d’enfants). Le sort de la demande des appelantes — au nom des femmes qui ont des enfants — dépend essentiellement de l’intersectionnalité entre le sexe et l’état parental ou la situation familiale. Les arguments présentés et les statistiques citées concernent exclusivement des femmes qui ont des enfants. À l’instar de ma collègue la juge Abella, j’accepte le témoignage de l’appelante Mme Fox suivant lequel « pour les membres ayant des enfants, le partage de poste est souvent la seule solution en matière de services de garde » parce qu’« il n’y a tout simplement pas de services de garde pour enfants disponibles à toute heure du jour » « dans des collectivités rurales ou éloignées » : par. 91, citant le d.a., vol. III, p. 334. Mais rien ne justifie que cette question ne concerne que le sexe; la question est plutôt liée à la situation de la personne qui s’occupe de quelqu’un. En ce sens, dans ces mêmes collectivités rurales ou éloignées, il est probable qu’il n’existe pas non plus de services offerts jour et nuit pour s’occuper des personnes âgées, de sorte que le partage de poste est la seule solution qui s’offre aux personnes qui doivent s’en occuper. Par conséquent, la pression exercée sur les agents pour recourir au partage de poste et la distinction que créent à cet égard les dispositions contestées du régime de pension sont imposées à tout agent qui s’occupe d’une autre personne et ne se limitent pas aux agents d’un sexe ou d’un autre. En effet, les agents qui n’ont pas de telles responsabilités ne sont soumis à aucune pression comparable qui les inciterait à opter pour le partage de poste. La demande des appelantes doit toutefois échouer à la première étape de l’analyse du par. 15(1) en l’absence de la reconnaissance d’un motif analogue protégé fondé sur l’état parental, la situation familiale ou celle de personne s’occupant d’un proche ou, à titre subsidiaire, sur l’existence de liens entre ce motif et le sexe (comme dans l’arrêt Lesiuk, au par. 37).

[252]                     Certes, il se peut fort bien que les dispositions contestées ne soient pas rationnelles et qu’il n’existe en fait aucune raison logique de refuser aux agents qui optent pour le partage de poste les prestations de pension complètes qui sont garanties aux agents à temps plein et aux agents en congé non payé. Mais il n’appartient pas à notre Cour de constitutionnaliser un jugement normatif en ce sens. Ce rôle incombe aux électeurs et, en dernière analyse, au législateur.

[253]                     Dans cet esprit, je souhaite ajouter une dernière remarque au sujet du rôle du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir législatif. La solution à laquelle parvient la majorité est certainement souhaitable dans la mesure où elle garantit aux agents de la GRC qui utilisent la formule du partage de poste l’occasion de toucher des prestations de retraite majorées. Mais lorsque la Cour parvient à ce résultat sur des bases théoriques aussi précaires, et que les dispositions contestées sont possiblement illogiques, irrationnelles ou trop restrictives, c’est au législateur qu’il incombe de corriger la situation. La réponse ne réside pas dans la Constitution, qui interdit des formes bien précises de discrimination, formes qui n’existent pas en l’espèce. Avec beaucoup d’égards, alors, la réparation demandée en l’espèce devrait être octroyée dans le cadre du processus démocratique.

III.         Conclusion

[254]                     Bien que je sois d’accord avec la juge Abella pour dire que la discrimination fondée sur le sexe est particulièrement insidieuse et pour déplorer comme elle la discrimination dont les femmes sont depuis trop longtemps victimes au sein de notre société, je dois, avec égards, me dissocier de son opinion quant à la question de savoir si les appelantes ont suffisamment démontré qu’il y avait eu violation de l’art. 15 en l’espèce, vu la jurisprudence bien établie de notre Cour.

[255]                     De même, bien que je souscrive à la solution proposée par mes collègues les juges Brown et Rowe pour trancher le présent pourvoi ainsi qu’à leurs observations concernant la situation d’emploi des appelantes et leur désaccord à l’encontre de l’extension de la portée du par. 15(1) proposée par la majorité ne cadrant pas avec les principes établis en la matière, je tenais à rédiger des motifs distincts pour exprimer mon désaccord avec leur décision de rejeter le pourvoi à la seconde, plutôt qu’à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), étape sur laquelle porte la présente affaire : motifs de la C.A., par. 40. Je tenais aussi à rédiger ma propre opinion pour insister sur le caractère trop restrictif du régime de pension, qui touche de façon disproportionnée toutes les personnes qui veillent au bien‑être de quelqu’un, y compris les couples de même sexe qui ont des enfants et les personnes qui veillent sur leurs parents vieillissants ou leur conjoint âgé. Il appartient donc au législateur, et non aux tribunaux, de remédier au caractère trop restrictif de la présente loi, qui était censée à l’origine venir en aide aux personnes qui prennent soin de quelqu’un.

[256]                     Pour ces motifs, et en toute déférence pour l’opinion de mes collègues, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.

                    Procureurs des appelantes : Champ & Associates, Ottawa.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureure de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.

                    Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes inc. : Cavalluzzo, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante la Fédération de la police nationale : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.



[1] Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada , L.R.C. 1985, c. R‑11 
(« Loi »); et Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C., c. 1393 (« Règlement »), connexe. Sauf lorsqu’il est nécessaire de faire une distinction entre la Loi et le Règlement, je les appellerai tous les deux le « régime de pension » ou le « régime » dans les présents motifs.

[2]  La formule utilisée est la suivante : 2 % × années de service ouvrant droit à pension × rémunération moyenne annuelle. Pour calculer la rémunération moyenne annuelle, on utilise les cinq années consécutives à rémunération la plus élevée du service ouvrant droit à pension (d.a., vol. V, p. 805‑806).

[3] L.R.C. 1985, c. 1 (5 e  suppl .); et C.R.C., c. 945, respectivement.

[4]  Le Règlement emploie l’expression « nombre normal d’heures de travail », qui est fixé à 40 heures par semaine.

[5] Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), par. 29, citant Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, p. 931.

[6]  Dans son avis de question constitutionnelle, Mme Fraser a désigné le « statut de parent » comme étant le motif analogue pertinent suivant le par. 15(1). Devant notre Cour, elle a affirmé que le motif applicable était celui du « statut de famille ».

[7]  À l’audience, on a demandé à l’avocat de Mme Fraser s’il était nécessaire que la Cour reconnaisse le statut de famille ou le statut de parent comme motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1) (transcription, p. 36‑40). L’avocat a reconnu que [traduction] « [l’appel] pourrait être plaidé uniquement sur la base du motif fondé sur le sexe », sans toutefois renoncer à sa thèse sur le statut de famille (p. 37). L’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes inc. a fait valoir que la Cour « n’a pas besoin du motif analogue fondé sur le statut de famille » pour trancher en faveur de Mme Fraser (p. 64).

[8]  Cette hypothèse a été rejetée par la majorité au par. 42 d’Alliance : « aucun élément de preuve n’étaye le point de vue in terrorem de mes collègues portant que le fait de conclure à une violation aurait un “effet paralysant” sur les législateurs. Cela revient à soutenir que le fait d’exiger de ces derniers qu’ils se conforment aux normes établies dans la Charte  aurait un tel effet. Des préoccupations de nature conjecturale quant à la possibilité d’inciter les législateurs à faire montre de timidité en matière législative n’a jamais, jusqu’à maintenant, constitué un outil d’analyse reconnu pour décider s’il y a eu violation de la Constitution. Les législateurs comprennent qu’ils sont liés par la Charte  et que la population s’attend à ce qu’ils se conforment à celle‑ci. Les tribunaux sont des agents de facilitation, et non pas de simples spectateurs, dans cette entreprise ».

[9]  Thèse écartée par les juges majoritaires au par. 41 : « [m]es collègues laissent néanmoins entendre qu’il n’y a aucune violation du par. 15(1)  de la Charte  parce que la législature québécoise n’a pas créé de discrimination salariale à l’endroit des femmes. Personne n’a suggéré qu’il l’avait fait. Toutefois, quand le gouvernement adopte une loi de manière à perpétuer un désavantage historique pour des groupes protégés, cette loi est assujettie à un examen de la conformité à l’art. 15, quel que soit l’auteur du désavantage » (en italique dans l’original).

[10] Cet argument n’a pas empêché la Cour de conclure à une violation du par. 15(1) dans l’affaire Alliance ou dans le pourvoi connexe Centrale (voir également McKinney, p. 279). Cet argument est encore moins convaincant en l’espèce, où le gouvernement n’a rien fait pour justifier l’absence de droit de rachat en soutenant que cela s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie visant à s’attaquer aux inégalités, et où rien au dossier n’étaye cette thèse.

[11] C’est en écartant cette crainte que, dans l’arrêt Alliance, la majorité a, au par. 42, fait les deux affirmations que mes collègues invoquent de façon répétée : « Contrairement à ce que fait valoir le Québec, conclure en l’espèce que les modifications apportées par cette province violent l’art. 15 n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales. Une telle conclusion ne mine pas non plus la capacité de l’État à agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques. L’article 15 exige cependant que l’État veille à ce que toutes les mesures qu’il prend effectivement n’aient pas d’effet discriminatoire » (italique ajouté).

[12] Adam Gopnik, « The illiberal imagination: Are liberals on the wrong side of history? », The New Yorker, 20 mars 2017, 88, at p. 92.

[13] Voir également Young, (2010), p. 192‑198; Jennifer Koshan et Jonnette Watson Hamilton, « Meaningless Mantra : Substantive Equality after Withler » (2011), 16 Rev. Const. Stud. 31, p. 59; Patricia Hughes, « Supreme Court of Canada Equality Jurisprudence and ‘Everyday Life’ » (2012), 58 S.C.L.R. (2d) 245, p. 271‑272.

[14] Le membre qui choisit de ne pas traiter une période de service comme une période ouvrant droit à pension peut ultérieurement choisir de racheter la période de service à un taux équivalent à deux fois ou deux fois et demie cette somme, majorée des intérêts (Règlement, art. 10.8).

[15] « Si [des employés] travaillent à temps partiel, [ils] ne devraient pas avoir à porter le fardeau financier injuste généré par la perception que le travail à temps partiel n’est pas un travail sérieux. [Il]s devraient être rémunérés et recevoir des avantages sociaux au prorata de ce que reçoivent les employés à temps plein. » (nous soulignons).

[16] Les dispositions sur le travail à temps partiel contenues dans la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada , L.R.C. 1985, c. R-11 , et le Règlement sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, C.R.C., c. 1393, connexe. À l’instar de mes collègues, je les appellerai tous les deux de façon interchangeable le « régime de pension » ou le « régime » ou simplement les dispositions contestées.

[17] Je tiens à préciser que je ne souscris pas à une approche fondée sur l’existence de motifs intersectionnels ou à la reconnaissance de nouveaux motifs analogues : je veux seulement faire valoir que, plutôt que de jouer avec les principes applicables à l’art. 15 qui existent déjà, il aurait été plus sage — c’est‑à‑dire davantage conforme aux principes existants — d’utiliser ce moyen pour parvenir au résultat préconisé par la majorité.

[18] Ma collègue affirme tout d’abord que pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, « elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé » — il s’agit d’une condition nécessaire : par. 52 (je souligne). Toutefois, dans la phrase suivante, elle explique que « si c’est le cas, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 est franchie », ce qui en fait également une condition suffisante : par. 52 (je souligne).

[19] Entre 2013 et 2017, les hommes représentaient respectivement 78, 78,3, 76,8, 76,1 et 75,8 pour cent de la frange des 1 pour cent des plus hauts salariés : voir Statistique Canada, Tableau 11-10-0055-01Les déclarants à revenu élevé, au Canada (en ligne).

[20] En 2019, environ 90 p. 100 du personnel infirmier réglementé au Canada était composé de femmes : voir Institut canadien d’information sur la santé, Le personnel infirmier au Canada, 2019 : un regard sur l’effectif et la main-d’œuvre (2020).

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