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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral c. Aga, 2021 CSC 22, [2021] 1 R.C.S. 868

 

Appel entendu : 9 décembre 2020

Jugement rendu : 21 mai 2021

Dossier : 39094

 

 

Entre :

 

Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral,

Messale Engeda, Abune Dimetros et Hiwot Bekele

Appelants

 

et

 

Teshome Aga, Yoseph Beyene, Dereje Goshu, Tseduke Gezaw et Belay Hebest

Intimés

 

- et -

 

Association canadienne des avocats musulmans, Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada, Association canadienne des libertés civiles, Alliance évangélique du Canada, Ligue catholique pour les droits de l’homme, Tour de Garde Société de Bibles et de Tracts du Canada, British Columbia Humanist Association, Église adventiste du septième jour au Canada, Alliance des chrétiens en droit, Conseil national des musulmans canadiens, Fonds Égale Canada pour les droits de la personne et Canadian Centre for Christian Charities

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 58)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Martin et Kasirer)

 

 

 

 


Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of

Canada St. Mary Cathedral,

Messale Engeda, Abune Dimetros et

Hiwot Bekele                                                                                                   Appelants

c.

Teshome Aga, Yoseph Beyene,

Dereje Goshu, Tseduke Gezaw et

Belay Hebest                                                                                                       Intimés

et

Association canadienne des avocats musulmans,

Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada,

Association canadienne des libertés civiles,

Alliance évangélique du Canada,

Ligue catholique pour les droits de l’homme,

Tour de Garde Société de Bibles et de Tracts du Canada,

British Columbia Humanist Association,

Église adventiste du septième jour au Canada,

Alliance des chrétiens en droit,

Conseil national des musulmans canadiens,

Fonds Égale Canada pour les droits de la personne et

Canadian Centre for Christian Charities                                                Intervenants

Répertorié : Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral c. Aga

2021 CSC 22

No du greffe : 39094.

2020 : 9 décembre; 2021 : 21 mai.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Tribunaux — Compétence — Exclusion par une organisation religieuse de membres de la congrégation — Action intentée par ces membres pour contester leur exclusion — L’action soulève‑t‑elle un droit légal conférant à la cour supérieure compétence pour contrôler leur exclusion? — La constitution écrite et le règlement intérieur de l’organisation religieuse sont‑ils des documents contractuellement contraignants et dont l’exécution peut être demandée aux tribunaux?

                    Cinq membres de la congrégation de l’Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral ont été exclus de celle‑ci. Ils ont intenté contre l’Église et des membres de la haute direction de celle‑ci une action sollicitant, entre autres réparations, un jugement portant que leur exclusion était nulle, puisqu’elle violait les principes de justice naturelle. L’Église et les membres de sa direction ont présenté une motion en jugement sommaire sollicitant le rejet de l’action, au motif que le tribunal n’avait pas compétence pour contrôler ou annuler la décision d’exclusion. Ils ont plaidé qu’il n’existe aucun droit autonome à l’équité procédurale en l’absence d’un droit légal sous‑jacent, et que les membres exclus ne possédaient aucun droit de cette nature. La juge des motions a accueilli la motion en jugement sommaire et rejeté l’action, concluant que les membres exclus n’avaient pas invoqué de droit légal sous‑jacent ou apporté la preuve de l’existence d’un tel droit. La Cour d’appel a fait droit à l’appel des membres exclus, statuant que la constitution écrite et les règlements intérieurs d’une organisation volontaire constituent un contrat établissant les droits et les obligations des membres et de l’organisation. La cour a conclu que les parties s’étaient mutuellement engagées à respecter les règles régissant l’organisation, et que la question de savoir s’il y avait eu violation contractuelle pour cause de non‑respect des règles constituait une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, et l’ordonnance de la juge des motions est rétablie.

                    La compétence permettant à un tribunal d’intervenir dans les affaires d’une association volontaire dépend de l’existence d’un droit légal que le tribunal est appelé à confirmer. Il est possible qu’une association volontaire dotée d’une constitution et de règlements intérieurs soit constituée par contrat, mais pour décider si c’est le cas, il faut se baser sur les principes généraux régissant les contrats, et l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques est nécessaire. Dans la présente affaire, il n’y a pas de preuve d’une telle intention. Par conséquent, il y a absence de contrat, absence de compétence et absence d’une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction. 

                    Les tribunaux n’ont compétence pour intervenir relativement aux décisions prises par des associations volontaires que dans les cas où un droit légal est touché. Les questions purement théologiques ne sont pas justiciables, mais lorsqu’un droit légal est en litige, il est possible que les tribunaux examinent des questions comportant un aspect religieux afin de statuer à l’égard du droit en cause. Les droits légaux susceptibles de conférer compétence aux tribunaux incluent les droits privés en matière de propriété, de contrat, de délit civil ou d’enrichissement sans cause, ainsi que les causes d’action prévues par la loi. La justice naturelle n’est pas source de compétence, mais lorsqu’un droit légal est en litige, elle peut toutefois être pertinente pour déterminer s’il y a eu atteinte à ce droit. De nombreuses associations volontaires exercent certains droits légaux, par exemple en possédant des biens ou en concluant des contrats de service. La question à trancher dans une affaire donnée est celle de savoir si la réparation particulière recherchée par le demandeur est fondée sur un droit légal qu’il cherche à faire valoir. Si ce n’est pas le cas, il n’y a alors pas de cause d’action ni de fondement justifiant d’accorder une réparation.

                    L’appartenance à une association volontaire n’est pas automatiquement de nature contractuelle. C’est uniquement lorsque les conditions de formation des contrats sont réunies qu’il y a contrat. La partie qui allègue l’existence d’un contrat doit démontrer que les parties avaient l’intention de créer des rapports contractuels. La common law applique une théorie objective en matière de formation des contrats. Pour ce qui est de la condition requérant l’existence d’une intention de créer des rapports juridiques, le critère consiste à se demander si les parties ont indiqué au monde extérieur, à savoir un observateur objectif raisonnable, leur intention de conclure un contrat ainsi que les modalités de ce dernier. Les tribunaux peuvent examiner l’ensemble des circonstances entourant sa conclusion, notamment la nature des liens qui existent entre les parties, ainsi que les intérêts en jeu. Ces principes s’appliquent directement à la question de savoir si une association volontaire donnée est constituée par contrat.

                    Lorsque des biens ou des emplois sont en jeu, il est davantage probable qu’une intention objective de créer des rapports juridiques existe. L’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques peut à l’inverse se révéler plus difficile à démontrer dans un contexte religieux. Bien que les tribunaux doivent disposer de la compétence requise pour donner effet aux droits légaux ⸺ y compris les droits légaux dont bénéficient les membres d’associations religieuses et qui sont lésés de manière inacceptable dans le cours des activités de ces associations ⸺, les tribunaux ne devraient toutefois pas qualifier trop hâtivement de juridiquement contraignants des engagements religieux.

                    Selon la common law, certaines associations volontaires sont constituées par un réseau de contrats liant chacun des membres. Un tel résultat découle d’une interprétation objective de l’intention des parties. Une association volontaire est constituée par un réseau de contrats liant chacun des membres uniquement lorsque les conditions de formation des contrats sont réunies, y compris une intention objective.

                    En l’espèce, il n’y a aucune preuve de l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques. La juge des motions a eu raison de conclure à l’absence de contrat. Le fait de devenir membre d’une association volontaire religieuse, et même le fait d’accepter d’être lié par certaines règles, n’établit pas, à lui seul, l’intention objective de conclure juridiquement un contrat dont l’exécution peut être demandée aux tribunaux. Les membres d’une association volontaire religieuse peuvent contracter des obligations religieuses sans contracter d’obligations juridiques. L’absence de preuve de l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques est fatale à la demande des membres exclus.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué: Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; arrêts examinés: Senez c. Chambre d’Immeuble de Montréal, [1980] 2 R.C.S. 555; Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer, [1992] 3 R.C.S. 165; Hofer c. Hofer, [1970] R.C.S. 958; arrêts mentionnés : Ahenakew c. MacKay (2004), 71 O.R. (3d) 130; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; Transamerica Life Insurance Co. of Canada c. Canada Life Assurance Co. (1996), 28 O.R. (3d) 423, conf. par [1997] O.J. No. 3754 (QL); Goudie c. Ottawa (Ville), 2003 CSC 14, [2003] 1 R.C.S. 141; Dunnet c. Forneri (1877), 25 Gr. 199; Ukrainian Greek Orthodox Church of Canada c. Trustees of the Ukrainian Greek Orthodox Cathedral of St. Mary the Protectress, [1940] R.C.S. 586; Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607; McCaw c. United Church of Canada (1991), 4 O.R. (3d) 481; Polish Alliance of Association of Toronto Ltd. c. The Polish Alliance of Canada, 2017 ONCA 574, 32 E.T.R. (4th) 64; Scotsburn Co‑operative Services Ltd. c. W. T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54; Owners, Strata Plan LMS 3905 c. Crystal Square Parking Corp., 2020 CSC 29, [2020] 3 R.C.S. 247; Kernwood Ltd. c. Renegade Capital Corp. (1997), 97 O.A.C. 3; Smith c. Hughes (1871), L.R. 6 Q.B. 597; Leemhuis c. Kardash Plumbing Ltd., 2020 BCCA 99, 34 B.C.L.R. (6th) 248; Balfour c. Balfour, [1919] 2 K.B. 571; Eng c. Evans (1991), 83 Alta. L.R. (2d) 107; Foran c. Kottmeier, [1973] 3 O.R. 1002; Pinke c. Bornhold (1904), 8 O.L.R. 575; Zebroski c. Jehovah’s Witnesses (1988), 87 A.R. 229; E. c. English Province of Our Lady of Charity, [2012] EWCA Civ 938, [2013] Q.B. 722; Percy c. Board of National Mission of the Church of Scotland, [2005] UKHL 73, [2006] 2 A.C. 28; Berry c. Pulley, 2002 CSC 40, [2002] 2 R.C.S. 493; The Satanita, [1895] P. 248, conf. par Clarke c. Earl of Dunraven, [1897] A.C. 59; Orchard c. Tunney, [1957] R.C.S. 436; Taff Vale Railway Co. c. Amalgamated Society of Railway Servants, [1901] A.C. 426; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 2a) .

Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 62(3) .

Loi sur les personnes morales, L.R.O. 1990, c. C.38.

Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règle 47.

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 20.04(2)a).

Doctrine et autres documents cités

Aylward, Stephen. The Law of Unincorporated Associations in Canada, Toronto, LexisNexis, 2020.

Forbes, J. R. S. The Law of Domestic or Private Tribunals, Sydney (N.S.W.), Law Book, 1982.

Fridman, G. H. L. The Law of Contract in Canada, 6th ed., Toronto, Carswell, 2011.

Ogilvie, M. H. « Case Comments : Lakeside Colony of Hutterian Brethren v. Hofer » (1993), 72 R. du B. can. 238.

Waddams, S. M. The Law of Contracts, 7th ed., Toronto, Thomson Reuters, 2017.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges van Rensburg, Paciocco et Thorburn), 2020 ONCA 10, 150 O.R. (3d) 516, 442 D.L.R. (4th) 257, [2020] O.J. No. 68 (QL), 2020 CarswellOnt 138 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Nishikawa, C.S. Ont., no CV‑18‑589955, 26 février 2019. Pourvoi accueilli.

                    Philip H. Horgan et Raphael T. R. Fernandes, pour les appelants.

                    Anthony Colangelo, pour les intimés.

                    Shahzad Siddiqui, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans.

                    John Sikkema, pour l’intervenante Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada.

                    Cara Zwibel, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Argumentation écrite seulement par Albertos Polizogopoulos, pour les intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et la Ligue catholique pour les droits de l’homme.

                    Jayden MacEwan, pour l’intervenante la Tour de Garde Société de Bibles et de Tracts du Canada.

                    Wesley J. McMillan, pour l’intervenante British Columbia Humanist Association.

                    Kevin L. Boonstra, pour l’intervenante l’Église adventiste du septième jour au Canada.

                    Derek Ross, pour l’intervenante l’Alliance des chrétiens en droit.

                    Mannu Chowdhury, pour l’intervenant le Conseil national des musulmans canadiens.

                    Adam Goldenberg, pour l’intervenant le Fonds Égale Canada pour les droits de la personne.

                    Argumentation écrite seulement par Barry W. Bussey, pour l’intervenant Canadian Centre for Christian Charities.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

 

[1]                              Le juge Rowe — Les intimés ont été exclus de la congrégation de l’Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral à la suite d’un différend portant sur un mouvement au sein de l’Église que certains considéraient comme hérétique. Les intimés ont par la suite intenté contre les appelants, l’Église et des membres de la haute direction de celle‑ci, une action sollicitant un jugement portant que leur exclusion était nulle, ainsi que d’autres réparations. Les appelants ont présenté une motion en jugement sommaire demandant le rejet de l’action intentée contre eux, au motif que le tribunal n’avait pas compétence pour contrôler ou annuler la décision d’exclusion. La juge des motions a accueilli la motion en jugement sommaire des appelants et rejeté l’action. Les intimés ont fait appel de cette décision et la Cour d’appel de l’Ontario a fait droit à leur appel : 2020 ONCA 10, 150 O.R. (3d) 516.

[2]                              Dans le cadre du pourvoi devant notre Cour, les appelants plaident que les décisions d’une association religieuse volontaire ne peuvent être contrôlées par les tribunaux en l’absence d’un droit légal sous‑jacent, et que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant effectivement que l’appartenance à une telle association constitue en soi un droit légal sous‑jacent donnant compétence aux tribunaux, s’écartant ainsi de l’arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750.

[3]                              La compétence permettant à un tribunal d’intervenir dans les affaires d’une association volontaire dépend de l’existence d’un droit légal que le tribunal est appelé à confirmer. En l’espèce, le seul droit légal potentiel susceptible de justifier l’intervention des tribunaux serait un contrat. On ne saurait conclure automatiquement à l’existence d’un contrat entre les membres d’une association volontaire du seul fait que cette association possède une constitution écrite et des règlements intérieurs. Il est possible qu’une association volontaire dotée d’une constitution et de règlements intérieurs soit constituée par contrat, mais pour décider si c’est le cas, il faut se baser sur les principes généraux régissant les contrats, et l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques est nécessaire. En l’espèce, il n’y a pas de preuve d’une telle intention. Par conséquent, il y a absence de contrat, absence de compétence et absence d’une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction. Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir l’ordonnance de la juge des motions accordant un jugement sommaire et rejetant l’action.

I.               Faits

A.           Parties

[4]                             La personne morale appelante, l’Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral (« Personne morale ecclésiastique ») est constituée en vertu de la Loi sur les personnes morales, L.R.O. 1990, c. C.38. La Personne morale ecclésiastique est propriétaire du bâtiment abritant l’Église ainsi que du terrain où il se trouve, et elle est une section locale de l’entité mondiale que constitue l’Église orthodoxe tewahedo éthiopienne. Les personnes physiques appelantes incluent des membres de la haute direction de l’Église : Messale Engeda en est le grand‑prêtre et l’administrateur, et Abune Dimetros en est l’archevêque.

[5]                              Les intimés sont tous d’anciens membres de la congrégation de la Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St. Mary Cathedral (« Congrégation »). La Congrégation est une association qui n’est pas constituée en personne morale. Les intimés ne sont pas et n’ont jamais été membres de la Personne morale ecclésiastique au sens de la Loi sur les personnes morales.

B.            La Constitution et le Règlement intérieur

[6]                              Les intimés se fondent sur la Constitution de 1977 et sur le Bylaw Promulgated to Legally and Unitedly Administer the Ethiopian Orthodox Tewahedo Church in the Diaspora, daté du 28 octobre 1996 (« Règlement intérieur »). La Constitution a été modifiée en 2017 (« Constitution révisée »), mais c’est la Constitution de 1977 qui s’applique au présent litige. La Constitution de 1977 est rédigée en langue amharique. Aucune traduction de cette constitution n’a été fournie, mais les appelants ont produit un tableau comparatif de la Constitution de 1977 et de la Constitution révisée.

[7]                             D’après ce tableau, les articles 61 et 63 de la Constitution révisée correspondent à des articles de la Constitution de 1977. L’article 61 de la Constitution révisée porte sur les [traduction] « Droits et obligations des fidèles de l’Église paroissiale », et l’article 63 traite des « Décisions visant les violations de la présente Constitution ecclésiastique [. . .] et des règles de droit de l’Église », et inclut des dispositions sur l’annulation de la qualité de membre. Le Règlement intérieur traite lui aussi des [traduction] « Droits et des obligations des laïcs », à l’article 44, et des « Mesures disciplinaires », y compris de l’annulation de la qualité de membre et l’excommunication, à l’article 47.

C.            Exclusion des intimés de la Congrégation

[8]                              Quiconque souhaite devenir membre de la Congrégation doit remplir et présenter un formulaire de demande d’adhésion. Un exemplaire vierge du formulaire d’adhésion est annexé en tant que pièce à l’affidavit de l’un des appelants. Le formulaire fourni est rédigé en anglais et en amharique. Il contient un champ vide intitulé [traduction] « Contribution mensuelle du membre ». La traduction anglaise ne renferme aucune mention de la Constitution ou du Règlement intérieur.

[9]                              En 2016, les cinq intimés et six autres personnes, dont les appelants Abune Dimetros et Messale Engeda, ont été nommés pour faire partie d’un comité spécial chargé d’enquêter sur un mouvement considéré par certains comme hérétique. Les lignes directrices du comité précisent que [traduction] « [l]e comité sera guidé par les règles et règlements généraux du synode de l’Église orthodoxe tewahedo éthiopienne dans la diaspora » et que, « [c]omme il s’agit d’une affaire de nature dogmatique et canonique, la décision définitive sera donc prise par l’archevêque du diocèse ». Les lignes directrices font état des noms de neuf signataires, y compris certaines des personnes physiques appelantes et certains des intimés. Le comité a produit un rapport et tiré certaines conclusions. Le rapport a été soumis à l’archevêque le 13 mars 2016.

[10]                          L’archevêque n’a pas accepté ni mis en œuvre les conclusions du comité. Cela a entraîné un différend. Le 26 octobre 2016, l’appelant Messale Engeda a envoyé une lettre à chacun des intimés, les avertissant que des mesures seraient prises afin de les exclure de la Congrégation s’ils ne cessaient pas d’exprimer du mécontentement à l’égard des décisions de l’archevêque.

[11]                          Le 24 mai 2017, chacun des intimés a reçu une lettre identique l’avisant qu’il avait été exclu de la Congrégation, conformément à l’avis d’exclusion de l’archevêque joint à la lettre. Cet avis précisait que [traduction] « conformément à l’article 4 du chapitre 57 et à l’article 1 du chapitre 55 du règlement intérieur de notre Église, votre qualité de membre de la St. Mary Cathedral de Toronto a été suspendue ». Le contenu des chapitres 55 et 57 du Règlement intérieur ne figure pas au dossier. Le dossier des appelants contient uniquement les chapitres 1 à 12.

D.           Procédures judiciaires

[12]                          Les intimés ont intenté une action contre les appelants. Ils plaident entre autres que leur exclusion viole les principes de justice naturelle, notamment en ce qu’on ne leur a donné aucune précision concernant les allégations qui ont été formulées contre eux et qui ont mené à leur exclusion, ni aucune possibilité de répondre à ces allégations et de demander la révision de la décision à l’interne. Ils affirment qu’en agissant ainsi on a contrevenu aux procédures internes régissant l’Église. Les intimés ont sollicité une ordonnance déclarant nulle la décision de les exclure, une ordonnance déclarant que les droits qui leur sont garantis par l’al. 2a)  de la Charte canadienne des droits et libertés  ont été violés par les appelants, une ordonnance déclarant valides et exécutoires les conclusions du comité, une ordonnance intimant aux appelants de communiquer les conclusions à la Congrégation et de rendre une décision fondée sur des conclusions compatibles avec les règles de droit de l’Église, ainsi que diverses autres réparations.

[13]                          La déclaration n’allègue pas explicitement de violation contractuelle. Toutefois, les intimés plaident effectivement que [traduction] « [l]’Église n’a pas suivi ses propres procédures et règlements internes lorsqu’elle a décidé d’exclure [les intimés] » et que « les [appelants] n’ont pas respecté leurs propres règlements intérieurs et constitution ».

II.            Historique judiciaire

A.           Motion en jugement sommaire

[14]                          Les appelants ont présenté une motion en jugement sommaire sollicitant le rejet des demandes des intimés. La thèse des appelants est qu’il n’existe aucun droit autonome à l’équité procédurale en l’absence d’un droit légal sous‑jacent, et que les intimés ne possèdent aucun droit de la sorte en l’espèce.

[15]                         La juge Sandra Nishikawa a accueilli la motion en jugement sommaire et rejeté l’action, concluant, au vu du dossier dont elle disposait, qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction aux termes de l’al. 20.04(2)a) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194. La juge Nishikawa a statué que la présente affaire constitue un cas clair d’application de l’arrêt Wall, et que les intimés n’avaient pas invoqué de droit légal sous‑jacent ou apporté la preuve de l’existence d’un tel droit. Elle a affirmé que la déclaration n’alléguait aucune violation de contrat et que, quoi qu’il en soit, ni la Constitution ni le Règlement intérieur ne constituaient un contrat. Un des éléments essentiels d’un contrat est l’intention mutuelle des parties d’être liées par les modalités de celui‑ci, mais les intimés n’étaient pas au fait de l’existence du Règlement intérieur ou de ses modalités avant la présente instance. Bien que les membres de la Congrégation soient obligés de remplir un formulaire d’adhésion, celui‑ci ne mentionne pas qu’ils sont liés par le Règlement intérieur.

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 10, 150 O.R. (3d) 516

[16]                          En appel, les intimés ont fait valoir que la Constitution et le Règlement intérieur, qui régissent notamment les mesures disciplinaires, sont des documents contractuellement contraignants et dont l’exécution peut être demandée aux tribunaux, et qu’il existe par conséquent une question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction. La Cour d’appel a souligné que, pour qu’un tribunal ait compétence pour contrôler les procédures d’une association volontaire, il doit exister un droit légal sous‑jacent, par exemple un droit de nature contractuelle. La Cour d’appel a ensuite déclaré que [traduction] « [l]es associations volontaires ne possèdent pas toutes une constitution écrite et des règlements intérieurs. Toutefois, lorsque de tels instruments existent, ils constituent un contrat établissant les droits et les obligations des membres et de l’organisation » : par. 40. La Cour d’appel a cité l’arrêt Ahenakew c. MacKay (2004), 71 O.R. (3d) 130 (C.A.), au soutien de la proposition portant qu’une association volontaire constitue « un réseau de contrats liant chacun des membres. Les modalités de ces contrats se trouvent dans la constitution et les règlements intérieurs de l’association volontaire » : par. 40, citant Ahenakew, par. 20 et 26. La Cour d’appel a fait observer que, dans l’arrêt Senez c. Chambre d’Immeuble de Montréal, [1980] 2 R.C.S. 555, notre Cour s’est penchée sur les droits d’un membre d’une chambre immobilière qui avait été exclu de l’organisation, et a jugé que, « lorsqu’un individu décide d’adhérer à une association volontaire, [. . .] “il accepte sa constitution et les règlements alors en vigueur et il contracte l’obligation de les observer” » : par. 42 (en italique dans l’original), citant Senez, p. 566.

[17]                         Appliquant ces règles de droit, la Cour d’appel a conclu qu’il y avait des éléments de preuve de l’existence d’un contrat sous‑jacent entre les parties. Elle a déclaré que les intimés avaient présenté des demandes d’adhésion à la Congrégation, rempli les formulaires d’adhésion et offert une contrepartie sous forme de paiements mensuels. Dès l’approbation de leur demande d’adhésion, ils s’étaient trouvés à conclure un accord mutuel par lequel ils s’engageaient à faire partie de la Congrégation et à respecter les règles la régissant, et ce, qu’ils aient ou non eu concrètement connaissance des modalités applicables. La Cour d’appel a également statué qu’il existait des éléments de preuve établissant que les intimés avaient eu connaissance de la Constitution et du Règlement intérieur : en tant que membres du comité d’enquête, les intimés ont été avisés que le comité serait guidé par les règles et règlements du synode de l’Église orthodoxe tewahedo éthiopienne dans la diaspora, et quatre d’entre eux [traduction] « ont signé les lignes directrices, confirmant expressément leur connaissance et leur acceptation de cette modalité » : par. 48. La Cour d’appel a en outre jugé qu’il existait des éléments de preuve établissant que la Personne morale ecclésiastique et ses dirigeants ont reconnu qu’ils étaient contractuellement tenus de respecter les règles applicables lorsqu’ils voulaient exclure un membre, par exemple les lettres envoyées aux intimés lors de leur exclusion. Toutefois, la Cour d’appel a conclu que, au vu du dossier, il n’était pas possible de déterminer s’il y avait eu violation contractuelle pour cause de non‑respect des règles. Par conséquent, la question de savoir quelles étaient les règles applicables en matière d’exclusion et si ces règles avaient ou non été respectées constituait une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction.

III.         Arguments des parties

[18]                          Les appelants soutiennent qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction, étant donné que l’arrêt Wall prescrit que les décisions prises par une association religieuse relativement à la qualité de membre ne sont pas assujetties au pouvoir de contrôle des tribunaux en l’absence d’un droit légal sous‑jacent. La Cour d’appel a commis une erreur en statuant que, en règle générale, lorsqu’une association volontaire est dotée d’une constitution écrite ou de règlements intérieurs, ces instruments constituent un contrat juridiquement contraignant, parce qu’il a été jugé dans l’arrêt Wall que l’analyse usuelle en matière contractuelle s’applique et que l’existence d’une intention mutuelle de créer des rapports contractuels est requise. Les appelants soulèvent également un certain nombre d’autres arguments : les dons de bienfaisance ne devraient pas être considérés comme une contrepartie contractuelle; les demandes des intimés et les réparations qu’ils sollicitent ne sont pas justiciables en raison du caractère religieux du différend; la mesure de redressement demandée par les intimés viole la Charte ; et en concluant à l’existence d’une contrepartie et d’une intention mutuelle de créer des rapports contractuels, la Cour d’appel a infirmé les conclusions de fait de la juge des motions sans appliquer la norme de l’erreur manifeste et déterminante.

[19]                          Les intimés soulignent que, contrairement à la situation de l’arrêt Wall, l’Église en cause dans la présente affaire possède une constitution et un règlement intérieur. Les intimés font valoir que la Cour d’appel était sensible à cette distinction et qu’elle a eu raison de conclure que le fait de devenir membre d’une telle association volontaire emporte acceptation des modalités de la constitution et du règlement intérieur de l’association, comme le prévoient les arrêts Wall et Senez. Les intimés traitent aussi des autres arguments soulevés par les appelants.

IV.         La question en litige dans le pourvoi

[20]                          La seule question dont notre Cour est saisie est la suivante : La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant à l’existence d’un contrat sous‑jacent et, en conséquence, à l’existence d’une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction? Pour les motifs exposés ci‑après, j’arrive à la conclusion que oui. Cette conclusion tranche toutes les questions telles qu’elles ont été formulées par les appelants. Je rejetterais également la requête sollicitant l’autorisation de produire un nouvel élément de preuve, pour les raisons expliquées plus loin.

V.           Le droit

[21]                          Les règles de droit régissant la formation des rapports contractuels sont empreintes d’une sagesse pratique. En effet, bon nombre d’engagements informels que prennent les gens ne donnent pas naissance à un contrat. Pensons par exemple au genre d’engagements mutuels que prennent des amis (« au cours de la nouvelle année, nous irons ensemble au gym trois fois par semaine ») ou des membres d’une maisonnée (« tu t’occupes de faire l’épicerie, je vais nettoyer la cuisine »).

[22]                          Si elles ne s’accompagnent pas d’autre chose, ni l’une ni l’autre de ces ententes ne créent de contrat. L’élément manquant est l’intention objective de créer des rapports juridiques. Dans aucun de ces deux exemples, les parties (du point de vue d’une personne raisonnable) n’entendent être assujetties au pouvoir des tribunaux de décider si elles ont rempli leurs engagements ou d’imposer des réparations telles que des dommages‑intérêts ou l’exécution forcée.

[23]                          Cela ne vaut pas seulement dans le cas des rapports entre particuliers. C’est également vrai pour les personnes qui s’unissent au sein d’associations volontaires. De telles associations constituent un moyen pour des gens de poursuivre des objectifs communs. À cette fin, beaucoup d’associations de ce genre se dotent de règles, parfois même d’une constitution, de règlements intérieurs ainsi que d’un organe « directeur » chargé d’adopter ces règles et de veiller à leur application. Il s’agit là de mesures pratiques destinées à faciliter la poursuite des objectifs communs. Toutefois, en soi, ces différentes mesures ne font pas naître de liens contractuels entre les personnes qui s’associent. À titre d’exemples, les membres d’une ligue locale de hockey mineur, d’un groupe constitué pour s’opposer à l’aménagement d’espaces verts ou encore d’un groupe d’étude de la Bible ne contractent pas d’obligations juridiques exécutoires du seul fait qu’ils se sont joints à un groupe doté de règles que les membres sont censés respecter.

[24]                          La sagesse pratique dont est empreinte la common law fait en sorte qu’une large part des engagements que nous prenons dans la vie de tous les jours ne donnent pas naissance à un contrat. En l’absence de contrat ou d’une autre forme d’obligation connue en droit, il n’existe aucun droit justiciable ni aucune cause d’action.

A.           Véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction : s’il y a absence de compétence, il y a alors absence de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction

[25]                          Dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, notre Cour a expliqué qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction aux termes de l’al. 20.04(2)a) des Règles de procédure civile de l’Ontario « lorsque le juge est en mesure de statuer justement et équitablement au fond sur une [motion] en jugement sommaire. Ce sera le cas lorsque la procédure de jugement sommaire (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste » : par. 49. Bien qu’il incombe à la partie qui présente la motion d’établir l’existence ou l’inexistence d’une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction, « [c]haque partie doit [traduction] “présenter ses meilleurs arguments” en ce qui concerne l’existence ou la non‑existence de questions importantes à débattre » : Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372, par. 11, citant Transamerica Life Insurance Co. of Canada c. Canada Life Assurance Co. (1996), 28 O.R. (3d) 423 (C.J. (Div. gén.)), p. 434, conf. par [1997] O.J. No. 3754 (QL) (C.A.), et Goudie c. Ottawa (Ville), 2003 CSC 14, [2003] 1 R.C.S. 141, par. 32.

[26]                         La position des appelants à l’égard de la motion en jugement sommaire est que le tribunal n’avait pas compétence pour contrôler ou annuler la décision d’exclure les intimés. Il va de soi que, si le tribunal n’a pas compétence, il n’y a pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction. Bien que ce soit les appelants, en tant qu’auteurs de la motion, qui avaient l’obligation de prouver l’absence de compétence et ainsi l’absence de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction, les intimés étaient pour leur part tenus de « présenter [leurs] meilleurs arguments » et de produire la meilleure preuve possible afin d’établir les assises de la compétence du tribunal, et, par extension, l’existence d’une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction.

B.            Compétence : s’il y a absence de contrat ou d’un autre droit légal, il y a alors absence de compétence

[27]                         Les tribunaux n’ont compétence pour intervenir relativement aux décisions prises par des associations volontaires que dans les cas où un droit légal est touché. Cette proposition n’est pas nouvelle. Dans Dunnet c. Forneri (1877), 25 Gr. 199, la Cour de la chancellerie de l’Ontario a conclu que les organisations religieuses sont [traduction] « considérées comme des associations volontaires; le droit reconnaît l’existence de ces organisations et protège la jouissance par celles‑ci de leurs biens, mais, à moins que des droits civils ne soient en jeu, il n’intervient pas dans leur fonctionnement » : p. 206 (je souligne). Dans Ukrainian Greek Orthodox Church of Canada c. Trustees of the Ukrainian Greek Orthodox Cathedral of St. Mary the Protectress, [1940] R.C.S. 586, p. 591, le juge Crocket a écrit que, [traduction] « sauf dans les cas où un droit de propriété ou un droit civil est touché par une telle mesure, les tribunaux civils de notre pays ne permettront pas qu’on s’adresse à eux pour obtenir l’exécution d’un décret ou d’une ordonnance purement ecclésiastique ». Ce principe a été réitéré dans l’arrêt Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer, [1992] 3 R.C.S. 165, p. 174, et plus récemment encore, dans l’affaire Wall, par. 24, où la Cour a conclu que, « [p]our [que les tribunaux] aient compétence, il doit exister un droit légal qu’une partie cherche à faire valoir ».

[28]                         Ainsi, bien que les questions purement théologiques ne soient pas justiciables (Wall, par. 12 et 36), dans les cas où un droit légal est en litige, il est possible que les tribunaux doivent examiner des questions comportant un aspect religieux afin de statuer à l’égard du droit en question. Comme l’a expliqué notre Cour dans Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607, par. 41, « [l]e fait qu’un litige comporte un aspect religieux ne le rend pas nécessairement non justiciable ». Plutôt, comme a eu raison de conclure le juge de première instance dans cette affaire‑là, « la réclamation en dommages‑intérêts fondée sur le manquement à une obligation civile, même si elle comporte des aspects religieux, continue à relever des tribunaux civils » : Bruker, par. 32. À titre d’exemple, les tribunaux appelés à trancher des différends concernant les biens d’une Église pourraient devoir examiner le respect des règles internes de celle‑ci, même si ces règles sont destinées à donner effet à des engagements religieux : Wall, par. 38.

[29]                         Les droits légaux susceptibles de conférer compétence aux tribunaux incluent les droits privés — droit de propriété, droit contractuel, délit civil ou enrichissement sans cause — et les causes d’action prévues par la loi : Wall, par. 13 et 25. Les causes dans lesquelles les tribunaux sont intervenus dans les affaires d’une association volontaire le confirment. Dans l’arrêt Lakeside, la Cour a accordé réparation à des membres d’une colonie agricole à vocation religieuse qui avaient été expulsés et, de ce fait, privés de leur droit de vivre dans la colonie et de bénéficier de son soutien. Le juge Gonthier a souligné, à la p. 174, que ces droits comportaient des aspects de nature propriétale et contractuelle. Des droits similaires étaient en litige dans l’arrêt Hofer c. Hofer, [1970] R.C.S. 958, en plus d’une demande de partage des biens de la colonie. Les tribunaux ont également compétence pour décider la question de savoir si le fait de priver une personne de la capacité de gagner sa vie constitue une violation contractuelle, comme c’était le cas dans McCaw c. United Church of Canada (1991), 4 O.R. (3d) 481 (C.A.), et de statuer sur des revendications concurrentes à l’égard d’un bien, comme dans Polish Alliance of Association of Toronto Ltd. c. The Polish Alliance of Canada, 2017 ONCA 574, 32 E.T.R. (4th) 64. Par contraste, dans l’arrêt Wall, parce qu’il n’y avait pas de droit légal lié à l’appartenance du demandeur à sa congrégation religieuse, les tribunaux n’avaient pas compétence pour décider s’il avait été excommunié régulièrement.

[30]                          Il s’ensuit que, ainsi qu’a conclu notre Cour dans l’arrêt Wall, par. 24, « il n’existe aucun droit autonome à l’équité procédurale relativement aux décisions prises par des associations volontaires ». En d’autres termes, la justice naturelle n’est pas source de compétence, mais lorsqu’un droit légal est en litige, elle peut toutefois être pertinente pour déterminer s’il y a eu atteinte à ce droit. Dans l’arrêt Lakeside, le droit contractuel des demandeurs de demeurer dans la colonie était en cause; le fait que la colonie n’avait pas respecté les principes de justice naturelle constituait un fondement permettant de conclure qu’il y avait eu manquement à ces contrats. Pareillement, dans l’affaire Senez, il existait une relation contractuelle entre le demandeur et la personne morale dont il était membre. En conséquence, le fait que la personne morale n’avait pas respecté les modalités de ce contrat lorsqu’elle l’avait expulsé ⸺ modalités qui incluaient l’obligation de respecter les règles de justice naturelle ⸺ constituait une violation du contrat. Même si l’arrêt Senez concernait une personne morale, et non une association volontaire, le rôle que joue la justice naturelle en matière contractuelle est néanmoins instructif.

[31]                         Bien entendu, de nombreuses associations volontaires exercent certains droits légaux, par exemple en possédant des biens ou en concluant des contrats de service. La question à trancher dans une affaire donnée n’est pas celle de savoir si l’association volontaire exerce des droits légaux en général, mais plutôt celle de savoir si la réparation particulière recherchée par le demandeur est fondée sur un droit légal qu’il cherche à faire valoir. Si ce n’est pas le cas, il n’y a alors tout simplement pas de cause d’action (Wall, par. 13) et de fondement justifiant d’accorder une réparation.

[32]                          En l’espèce, le seul droit légal potentiel ⸺ et le seul mentionné par la Cour d’appel ou avancé par les parties ⸺ serait un contrat. Je vais donc me pencher maintenant sur les circonstances dans lesquelles il existe des contrats au sein d’associations volontaires.

C.            Contrat au sein d’une association volontaire : s’il y a absence d’intention de créer des rapports juridiques, il y a alors absence de contrat

[33]                          Dans la présente section, je vais expliquer dans quelles circonstances il existe un contrat au sein d’une association volontaire. En résumé, l’appartenance à une association volontaire n’est pas automatiquement de nature contractuelle. C’est plutôt uniquement lorsque les conditions de formation des contrats, y compris l’intention de créer des rapports juridiques, sont réunies qu’il y a contrat. Par conséquent, certaines associations volontaires, mais pas toutes, sont constituées par contrat.

(1)          Les conditions de formation des contrats

[34]                          Comme a conclu notre Cour dans l’arrêt Wall, par. 29, « [l]a partie qui allègue l’existence d’un contrat doit démontrer que les parties avaient l’intention d’établir des rapports contractuels. Bien que cela puisse se révéler plus difficile à démontrer dans un contexte religieux, les principes généraux du droit des contrats s’appliqueront dans un tel cas » (je souligne). Ces principes sont décisifs dans le présent pourvoi.

[35]                          Un contrat se manifeste par « une offre faite par une partie et acceptée par l’autre, avec l’intention d’établir entre elles un lien juridique, et il s’accompagne d’une considération » : Scotsburn Co‑operative Services Ltd. c. W. T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54, p. 63. La common law applique une théorie objective en matière de formation des contrats. Cela signifie que, pour déterminer si la conduite des parties a satisfait aux conditions de formation des contrats, le tribunal doit examiner « comment la conduite de chaque partie serait perçue par une personne raisonnable placée dans la même situation que l’autre partie » : Owners, Strata Plan LMS 3905 c. Crystal Square Parking Corp., 2020 CSC 29, [2020] 3 R.C.S. 247, par. 33.

[36]                          Pour les besoins du présent pourvoi, il suffira de s’attacher à la condition requérant l’existence d’une intention de créer des rapports juridiques. Comme l’a expliqué G. H. L. Fridman, [traduction] « le critère applicable pour savoir s’il y a eu entente au sens juridique du terme consiste à se demander si les parties ont indiqué au monde extérieur, à savoir un observateur objectif raisonnable, leur intention de conclure un contrat ainsi que les modalités de ce dernier » : The Law of Contract in Canada (6e éd. 2011), p. 15; voir également S. M. Waddams, The Law of Contracts (7e éd. 2017), p. 105. Cette condition peut être considérée comme un aspect d’une offre et d’une acceptation valides, en ce sens qu’une offre et une acceptation valides doivent révéler objectivement une intention d’être lié par contrat : Crystal Square, par. 49‑50.

[37]                          Le critère applicable pour statuer sur l’existence d’une intention de créer des rapports juridiques est objectif. Il ne s’agit pas de déterminer ce que les parties avaient subjectivement à l’esprit, mais plutôt si leur conduite était telle qu’une personne raisonnable aurait conclu qu’elles avaient l’intention d’être liées par contrat : Kernwood Ltd. c. Renegade Capital Corp. (1997), 97 O.A.C. 3; Smith c. Hughes (1871), L.R. 6 Q.B. 597, p. 607. Pour répondre à cette question, les tribunaux ne sont pas limités au seul texte de l’entente visée; ils peuvent examiner l’ensemble des circonstances entourant sa conclusion : Leemhuis c. Kardash Plumbing Ltd., 2020 BCCA 99, 34 B.C.L.R. (6th) 248, par. 17; Crystal Square, par. 37.

[38]                          Selon le critère objectif, la nature des liens qui existent entre les parties, ainsi que les intérêts en jeu peuvent être pertinents relativement à l’existence ou non d’une intention de créer des rapports juridiques. Par exemple, les tribunaux supposeront souvent qu’une telle intention est inexistante dans le cas d’ententes informelles entre conjoints ou amis : Balfour c. Balfour, [1919] 2 K.B. 571 (C.A.); Eng c. Evans (1991), 83 Alta. L.R. (2d) 107 (B.R.). Dans tous les cas, la question consiste à dégager l’intention qui ressort objectivement de la conduite des parties.

[39]                          Ces principes s’appliquent directement à la question de savoir si une association volontaire donnée est constituée par contrat. Comme a écrit Stephen Aylward dans The Law of Unincorporated Associations in Canada (2020), §1.32, [traduction] « [l]’élément clé de la création d’une association réside dans l’intention, de la part de ses membres, d’établir des rapports contractuels. Il s’agit de la distinction fondamentale entre des activités sociales informelles et une association comportant une dimension juridique. » Il peut arriver que le club local de philatélie ou un club de bridge se soient dotés de règles, mais, en l’absence d’autre chose, personne ne supposerait que leurs membres entendaient que ces règles soient juridiquement exécutoires. Or, bien que les circonstances susceptibles de révéler une telle intention varient d’une affaire à l’autre, il est possible de formuler deux observations générales qui sont pertinentes dans le présent cas.

[40]                          Premièrement, lorsque des biens ou des emplois sont en jeu, il est davantage probable qu’une intention objective de créer des rapports juridiques existe : J. R. S. Forbes, The Law of Domestic or Private Tribunals (1982), p. 20‑21. Lorsque des parties concluent un accord régissant leur droit de demeurer dans leur résidence ou leur capacité de gagner leur vie, un observateur raisonnable supposerait vraisemblablement que les parties entendaient que cet accord soit exécutoire. Ainsi, dans les arrêts Hofer et Lakeside, où l’accord conclu par les parties prévoyait à la fois leur droit de vivre dans la colonie et leur droit d’être soutenus par celle‑ci, ce facteur appuyait la conclusion que les parties avaient souhaité que l’accord soit juridiquement contraignant. C’était aussi le cas dans l’affaire McCaw, où l’accord entre les parties déterminait si le ministre du culte pouvait gagner sa vie au sein de l’Église, et dans Foran c. Kottmeier, [1973] 3 O.R. 1002 (C.A.), où une organisation de personnel infirmier assignait des mandats à ses membres.

[41]                          Deuxièmement, l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques peut à l’inverse se révéler « plus difficile à démontrer dans un contexte religieux » : Wall, par. 29. Dans Pinke c. Bornhold (1904), 8 O.L.R. 575 (H.C.J.), le demandeur avait été exclu sans préavis et déchu de son statut de membre d’une Église à laquelle il avait fait des dons. En rejetant sa demande de réparation, le tribunal a conclu, à la p. 578, que [traduction] « [l]es contributions du demandeur à l’Église et au presbytère étaient volontaires. Ses droits civils n’ont donc pas été lésés par suite de la résolution des membres du conseil presbytéral de l’excommunier. » Plus récemment, la Cour d’appel de l’Alberta a examiné une demande présentée par des personnes qui avaient été excommuniées d’une congrégation des Témoins de Jéhovah. La cour a rejeté leur demande, statuant que [traduction] « tous les travaux ainsi que toutes les autres contributions qu’ont pu fournir les appelants l’ont été sur une base purement volontaire et ne leur ont conféré aucun intérêt de propriété » : Zebroski c. Jehovah’s Witnesses (1988), 87 A.R. 229 (C.A.), par. 21. En contexte religieux, même l’utilisation de concepts tels que autorité et devoir ne reflètent pas nécessairement une intention de créer des rapports juridiques : il est possible que les parties se réfèrent à des obligations religieuses plutôt que juridiques. Bien qu’une intention objective de conclure des rapports juridiques soit possible dans un contexte religieux ⸺ par exemple, un contrat de travail entre un ministre du culte et son Église ⸺ chaque affaire doit être tranchée selon les faits qui lui sont propres : E. c. English Province of Our Lady of Charity, [2012] EWCA Civ 938, [2013] Q.B. 722, par. 29; Percy c. Board of National Mission of the Church of Scotland, [2005] UKHL 73, [2006] 2 A.C. 28.

[42]                          En résumé, il s’ensuit que les tribunaux doivent disposer de la compétence requise pour donner effet aux droits légaux ⸺ y compris les droits légaux dont bénéficient les membres d’associations religieuses et qui sont lésés de manière inacceptable dans le cours des activités de ces associations (comme l’a fait observer l’intervenant Fonds Égale Canada pour les droits de la personne). Par ailleurs, les tribunaux ne devraient toutefois pas qualifier trop hâtivement de juridiquement contraignants des engagements religieux (ainsi que l’a souligné l’intervenante Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada).

(2)          Affaires portant sur l’existence d’un réseau de contrats

[43]                          J’ouvre une parenthèse ici afin de formuler quelques remarques sur les affaires dites de « série ou réseau de contrats », et de préciser comment ces affaires devraient être interprétées et appliquées. Comme je l’ai expliqué précédemment, il y a contrat au sein d’une association volontaire uniquement lorsque les conditions de formation des contrats sont réunies. En conséquence, ce ne sont pas toutes les associations volontaires qui sont constituées par contrat. Cependant, la Cour d’appel semble avoir adopté un point de vue différent. Se référant aux arrêts Senez et Ahenakew, elle a conclu que l’appartenance à une association volontaire qui possède une constitution écrite et des règlements intérieurs constitue en soi un contrat. Cette théorie [traduction] « éliminerait concrètement tout besoin à l’avenir pour les tribunaux de justifier leur intervention dans les différends des organisations religieuses » : M. H. Ogilvie, « Case Comments : Lakeside Colony of Hutterian Brethren v. Hofer » (1993), 72 R. du B. can. 238, p. 248. Si la seule appartenance à une organisation volontaire dotée de règles écrites créait un « droit légal » de la nature de celui dont il est question dans l’arrêt Wall, l’intervention des tribunaux serait alors automatique et généralisée. L’exigence relative à l’existence d’un droit légal serait vidée de son sens : Wall, par. 29. Comme je vais l’expliquer, la jurisprudence n’étaye pas ce point de vue.

[44]                          Dans l’arrêt Senez, un membre d’une chambre immobilière constituée en société a été expulsé et a intenté une poursuite en dommages‑intérêts contre la chambre. Son emploi dépendait du maintien de son appartenance à la chambre, et il était légalement tenu de payer des cotisations à cette dernière. Il était donc indubitable que la constitution et le règlement intérieur de la chambre étaient juridiquement contraignants à l’égard de celle‑ci et du membre. La question que la Cour devait trancher était celle de savoir si une expulsion effectuée en violation du règlement intérieur de la chambre constituait un délit (assujetti à un délai de prescription court, selon le droit applicable) ou une violation contractuelle (assujettie à un délai de prescription plus long). C’est dans ce contexte que le juge Beetz a conclu, à la p. 567, que « l’obligation de la corporation de fournir les services convenus et d’observer ses propres règlements, en ce qui concerne l’expulsion d’un membre comme à tous autres égards, est [. . .] de nature contractuelle ». En bref, l’arrêt Senez portait sur la qualification des règles juridiquement contraignantes d’une société. Il ne s’agissait pas de décider fondamentalement si les règles d’une association non constituée en société sont juridiquement contraignantes.

[45]                          Il est vrai que le juge Beetz, aux p. 570‑571, s’est référé à des affaires concernant des associations volontaires, notamment des syndicats de travailleurs constitués par contrat. L’élément crucial dans ces affaires est le fait que les associations volontaires ne jouissent pas de la personnalité juridique, sauf si le législateur leur a expressément ou implicitement conféré cette personnalité : Berry c. Pulley, 2002 CSC 40, [2002] 2 R.C.S. 493, par. 46; Aylward, § 1.3. Un membre lésé par une telle association ne peut pas intenter une action directement contre l’association, à moins que cela ne soit prévu par la loi. Pour combler ce vide juridique, la common law a élaboré la théorie selon laquelle certaines associations volontaires sont constituées par un réseau de contrats liant chacun des membres : The Satanita, [1895] P. 248 (C.A.), conf. par Clarke c. Earl of Dunraven, [1897] A.C. 59 (H.L.).

[46]                          Dans des arrêts tels Lakeside et Hofer, l’existence d’un réseau de contrats peut être considérée comme le résultat d’une interprétation objective de l’intention des parties. L’offre, l’acceptation et la contrepartie sont toutes des conditions nécessaires, mais, suivant les principes généraux du droit des contrats, elles peuvent souvent découler de l’existence d’une intention objective. Lorsqu’il est démontré que les membres de l’association avaient objectivement l’intention de créer des rapports contractuels, l’offre, l’acceptation et la contrepartie entre chacun des membres peuvent souvent être dégagées implicitement des circonstances. Un exemple d’une telle situation est l’affaire The Satanita, dans laquelle il a été décidé que les participants à une course de voiliers avaient conclu des contrats les uns avec les autres de la manière suivante :

                    [traduction] Un certain nombre de messieurs se sont constitués en comité et ont proposé de remettre des prix à l’issue de courses de voiliers se déroulant à un endroit précis et un jour donné, et ils ont publié certaines règles et déclaré ceci : « Si vous voulez naviguer lors de l’une de nos courses dans le but de remporter notre prix, vous ne pouvez le faire que si vous vous soumettez aux conditions que nous avons ainsi établies. Et l’une de ces conditions est que, si vous naviguez dans le but de remporter l’un de ces prix, vous devez vous obliger comme suit envers les propriétaires des voiliers qui participent eux aussi à la compétition, lesquels s’obligent en même temps similairement envers vous, à savoir que, si par un manquement à l’une ou l’autre de nos règles, vous causez des dommages matériels ou physiques au propriétaire d’un voilier en compétition, vous serez responsables de la réparation des dommages que vous aurez ainsi causés. » Si c’est le cas, alors lorsqu’ils naviguent, et pas avant, la relation est immédiatement formée entre les propriétaires des voiliers.

(The Satanita, p. 255, le maître des rôles lord Esher)

[47]                          Par contraste, il est possible qu’une intention objective de créer des rapports juridiques n’entraîne pas la création d’un réseau de contrats liant chacun des membres dans les cas où la personnalité juridique a été conférée à une association par la loi. Dans l’arrêt Orchard c. Tunney, [1957] R.C.S. 436, la Cour a jugé que les syndicats étaient constitués par un réseau de contrats liant chacun des membres. Une telle structure était nécessaire à l’époque pour offrir certains recours aux membres syndiqués lésés, mais elle a été écartée par une réforme législative subséquente : Berry, par. 37‑39. Conformément à l’arrêt Taff Vale Railway Co. c. Amalgamated Society of Railway Servants, [1901] A.C. 426 (H.L.), notre Cour a jugé dans Berry que, en conférant dans la loi d’importants droits et obligations aux organisations syndicales, les législateurs avaient implicitement voulu leur accorder la personnalité juridique. Un membre qui adhérait à un syndicat pouvait donc conclure un contrat avec le syndicat lui‑même. Soutenir que chaque membre était lié par contrat à tous les autres était devenu une fiction juridique qui n’était « plus nécessaire » : Berry, par. 54. Au paragraphe 32 de l’arrêt Ahenakew, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le législateur avait implicitement accordé la personnalité juridique aux partis politiques de la même manière. La mesure dans laquelle ce raisonnement s’applique à d’autres types d’associations non constituées en personne morale dépendra du régime législatif en cause, et de la question de savoir s’il existe même un régime législatif applicable : Berry, par. 51; Polish Alliance, par. 21.

[48]                          Toutes ces affaires portent sur la structure juridique d’associations dont les règles sont manifestement censées être juridiquement contraignantes. Cette constatation vaut autant pour les affaires où ces règles constituent un réseau de contrats liant chacun des membres de l’association que pour celles où le législateur a écarté la notion de réseau de contrats en accordant la personnalité juridique à l’association. Dans aucune de ces affaires, il n’a été décidé que les règles d’une association ⸺ qu’elles soient écrites ou non ⸺ constituent dans tous les cas un contrat, peu importe l’intention des membres. Comme c’est le cas pour tout contrat, l’existence d’un réseau de contrats requiert l’existence d’une intention de créer des rapports juridiques.

D.           Conclusion

[49]                          En résumé, les tribunaux peuvent uniquement intervenir dans les affaires d’une association volontaire pour statuer sur un droit légal, par exemple un droit de propriété ou un droit contractuel. L’appartenance à une association volontaire n’est pas automatiquement de nature contractuelle. Même l’existence d’une constitution écrite ne suffit pas. L’appartenance est de nature contractuelle seulement lorsque les conditions de formation des contrats sont réunies, y compris l’intention objective de créer des rapports juridiques. Une telle intention est davantage susceptible d’exister lorsque des biens ou des emplois sont en jeu. Elle l’est moins dans des contextes religieux, où il est possible que les personnes veuillent que leurs obligations mutuelles soient contraignantes sur le plan spirituel, mais non sur le plan juridique. Une association volontaire est constituée par un réseau de contrats liant chacun des membres uniquement lorsque les conditions de formation des contrats sont réunies.

VI.         Application

[50]                          Au vu du dossier dans la présente affaire, il n’y a aucune preuve de l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques. Comme a eu raison de conclure la juge des motions, il y a par conséquent absence de contrat, absence de compétence et absence de véritable question nécessitant la tenue d’une instruction.

[51]                          La juge des motions a conclu que les intimés n’avaient pas apporté la preuve de l’existence d’un contrat, soulignant qu’un des éléments essentiels d’un contrat est l’intention mutuelle des parties d’être liées par les modalités de celui‑ci. Les intimés ont fait valoir, dans le cadre de la motion en jugement sommaire, que la Constitution et le Règlement intérieur constituaient un contrat juridiquement contraignant, mais la juge des motions a statué que les intimés ne connaissaient même pas l’existence du Règlement intérieur ou de ses modalités lorsqu’ils sont devenus membres. Facteur plus important encore, le fait de devenir membre d’une association volontaire religieuse ⸺ et même le fait d’accepter d’être lié par certaines règles de cette association ⸺ n’établit pas, à lui seul, l’intention objective de conclure juridiquement un contrat dont l’exécution peut être demandée aux tribunaux. Les membres d’une association volontaire religieuse peuvent contracter des obligations religieuses sans contracter d’obligations juridiques.

[52]                          En l’espèce, il n’y a aucune preuve de l’existence d’une intention objective de créer des rapports juridiques, et cette constatation est fatale à la demande des intimés. Il importe peu que les intimés se soient engagés ou non à verser de l’argent lorsqu’ils sont devenus membres de la Congrégation (point qui est contesté, comme je l’explique plus loin), et que certains d’entre eux aient signé les lignes directrices du comité d’enquête dans lesquelles il était fait mention des règles et règlements de l’Église (fait survenu de nombreuses années après la prétendue formation du contrat, je tiens à le préciser). En l’absence d’une intention objective de créer des rapports contractuels, rien de tout cela n’a d’importance. Il n’y a, dans le dossier dont je dispose, rien qui puisse être qualifié d’intention objective de la part de l’un ou l’autre des appelants de faire une offre, et rien qui puisse être qualifié d’intention objective de la part de l’un ou l’autre des intimés d’accepter une telle offre, et vice versa.

[53]                          Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la question de savoir si les intimés ont fait des dons ou versé des frais d’adhésion, et, dans l’affirmative, si ces paiements pouvaient constituer une contrepartie. Il n’est pas non plus nécessaire de se pencher sur la question de savoir si la Constitution ou le Règlement intérieur ⸺ à supposer qu’ils constituent les modalités d’un contrat ⸺ ont fait naître une obligation de respecter certaines procédures décisionnelles, y compris une obligation d’équité procédurale, ni sur aucune autre des questions soulevées par les appelants.

VII.      Requête en vue de produire un nouvel élément de preuve

[54]                          Avant l’audience, les appelants ont présenté une requête sollicitant l’autorisation de produire un nouvel élément de preuve en vertu du par. 62(3)  de la Loi sur la Cour suprême ,   L.R.C. 1985, c. S‑26 , et de la règle 47 des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156. La requête a été déférée à la formation de juges chargée d’entendre le pourvoi.

[55]                          Le nouvel élément de preuve est un affidavit souscrit par Hiwot Gudeta, l’une des personnes physiques appelantes (nommée Hiwot Bekele dans l’intitulé de l’instance). Cet affidavit indique que l’Église traite les contributions financières comme des dons de bienfaisance. Les formulaires de demande d’adhésion des cinq intimés sont joints à cet affidavit en tant que pièces et ne font état d’aucun engagement à verser des contributions financières à l’Église. Le nouvel élément de preuve comprend aussi l’avis d’appel et les mémoires des parties à la Cour d’appel, ainsi que les motifs de la Cour d’appel et la déclaration, documents qui figurent déjà au dossier.

[56]                          L’analyse applicable pour décider si un nouvel élément de preuve est admissible en appel a été énoncée dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, p. 775 :

(1)   On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de manière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles.

(2)   La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.

(3)   La déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi.

(4)   Elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.

[57]                          Je suis d’avis de refuser d’admettre le nouvel élément de preuve. Il n’est pertinent qu’à l’égard de la question de la contrepartie, et plus précisément de la question de savoir si les intimés se sont à quelque moment engagés à verser des contributions financières lorsqu’ils sont devenus membres, et comment les appelants auraient interprété de tels paiements. Vu l’absence de preuve d’une intention objective de créer des rapports juridiques, il ne s’agit pas d’une question décisive et l’élément de preuve n’aurait pu influer sur le résultat. La requête est rejetée sans dépens.

VIII.   Dispositif

[58]                          Le pourvoi est accueilli, l’ordonnance de la Cour d’appel est annulée et l’ordonnance de la juge des motions accordant un jugement sommaire et rejetant l’action est rétablie. Les appelants ont droit à leurs dépens devant toutes les cours.

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureurs des appelants : Philip H. Horgan Law Office, Toronto.

                    Procureurs des intimés : Lento Professional Corporation, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans : Abrahams, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada : Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Association canadienne des libertés civiles, Toronto.

                    Procureurs des intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et la Ligue catholique pour les droits de l’homme : Vincent Dagenais Gibson, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante la Tour de Garde Société de Bibles et de Tracts du Canada : W. Glen How & Associates, Georgetown, Ontario.

                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Humanist Association : Allen/McMillan Litigation Counsel, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante l’Église adventiste du septième jour au Canada : Kuhn, Abbotsford, Colombie‑Britannique.

                    Procureur de l’intervenante l’Alliance des chrétiens en droit : Alliance des chrétiens en droit, London.

                    Procureurs de l’intervenant le Conseil national des musulmans canadiens : Borden Ladner Gervais, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant le Fonds Égale Canada pour les droits de la personne : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant Canadian Centre for Christian Charities : Canadian Centre for Christian Charities, Elmira, Ontario.

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