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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Khill, 2021 CSC 37

 

 

Appel entendu : 18 février 2021

Jugement rendu : 14 octobre 2021

Dossier : 39112

 

Entre :

Peter Khill

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

 

Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenantes

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 147)

La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis et Kasirer)

Motifs concordants :

(par. 148 à 234)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Brown et Rowe)

Motifs dissidents :

(par. 235 à 244)

La juge Côté

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Peter Khill                                                                                                        Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Association québécoise des avocats et avocates de la défense et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                             Intervenantes

Répertorié : R. c. Khill

2021 CSC 37

No du greffe : 39112.

2021 : 18 février; 2021 : 14 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Moyens de défense — Légitime défense — Exposé au jury — Portée de l’expression « rôle joué par la personne lors de l’incident » à l’al. 34(2) c) du Code criminel  — Accusé inculpé de meurtre au deuxième degré après avoir tiré sur le défunt dans un geste qu’il prétend de légitime défense — Accusé acquitté par le jury — Le juge du procès a‑t‑il omis de donner la directive au jury de prendre en considération le rôle joué par l’accusé lors de l’incident conformément à l’al. 34(2)c)? — Dans l’affirmative, l’erreur a‑t‑elle eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, al. 34(2) c).

                    Tôt le matin du 4 février 2016, K a été réveillé par sa conjointe, laquelle l’a alerté sur des cognements bruyants qui se faisaient entendre à l’extérieur de leur résidence. K s’est rendu à la fenêtre de la chambre à coucher et il a remarqué que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette étaient allumés. Il est allé chercher son fusil de chasse dans le placard de la chambre et y a inséré deux cartouches. Vêtu seulement d’un sous‑vêtement et d’un tee‑shirt, K est sorti de chez lui par la porte arrière, pieds nus, et s’est approché silencieusement de la camionnette. Alors qu’il contournait l’arrière de cette dernière, K a remarqué que quelqu’un était penché dans la portière ouverte côté passager. Il a crié à la personne, qui serait ultérieurement identifiée comme étant S, « Hé, haut les mains! ». Alors que S s’est tourné vers le son de la voix de K, ce dernier a tiré, réarmé et tiré une deuxième fois, atteignant S à deux reprises, à la poitrine et à l’épaule. Après que S soit tombé au sol, K a fouillé celui‑ci à la recherche d’armes. Il n’y avait aucune arme à feu; il n’a trouvé qu’un couteau pliant dans la poche de pantalon de S. K a dit au répartiteur du 911 et à la police qu’il avait tiré sur S en légitime défense, car il croyait que ce dernier avait une arme à feu et qu’il allait lui tirer dessus.

                    Lors de son procès sur une accusation de meurtre au deuxième degré, K a avoué que son emploi intentionnel de la force meurtrière a causé la mort de S, mais il a prétendu avoir agi en légitime défense conformément à l’art. 34  du Code criminel . Dans son exposé au jury, le juge du procès a décrit certains des facteurs prévus au par. 34(2) qui étaient susceptibles d’aider le jury à apprécier la question de savoir si l’acte de tirer sur S était raisonnable dans les circonstances. Le juge n’a pas fait la moindre référence au « rôle joué par [K] lors de l’incident », facteur énoncé à l’al. 34(2)c). Le jury a déclaré K non coupable.

                    La Cour d’appel a annulé à l’unanimité l’acquittement de K et a ordonné la tenue d’un nouveau procès, ayant conclu que l’omission du « rôle joué par [K] lors de l’incident » en tant que facteur distinct que devait examiner le jury était une erreur importante. La Cour d’appel a indiqué que le « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » ne se limitait pas à la conduite illégale ou à la provocation, mais que le nouvel art. 34 permettait plutôt au jury de s’en rapporter au comportement de la personne accusée tout au long de l’incident pour déterminer l’étendue de la responsabilité de celle‑ci à l’égard de l’affrontement final et le caractère raisonnable de l’acte à l’origine de l’infraction. K se pourvoit devant la Cour.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer : L’énoncé « le rôle joué par la personne lors de l’incident » qui figure à l’al. 34(2) c) du Code criminel  renvoie à la conduite de la personne accusée, comme ses gestes, omissions et exercices de jugement, au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte ultime était raisonnable dans les circonstances. Cette expression ne se limite pas à la conduite qui pourrait être considérée comme illégale, provocatrice ou moralement répréhensible, ou qui aurait pu être qualifiée d’« excessive ». En l’espèce, le jury n’a pas reçu la directive de prendre en considération l’effet du rôle joué par K lors de l’incident sur le caractère raisonnable de sa réaction. Il s’agissait là d’une erreur de droit qui a eu une incidence significative sur le verdict du jury, et un nouveau procès est nécessaire pour faire en sorte que ce dernier reçoive des directives appropriées à l’égard des principes de légitime défense et de l’importance du rôle joué par K lors de l’incident.

                    En vertu des anciennes dispositions sur la légitime défense dans le Code criminel , la personne accusée pouvait avoir accès à ce moyen de défense par quatre portes différentes, en fonction des circonstances qui avaient donné lieu à l’emploi de la force par la personne accusée. Une disposition, le nouvel art. 34, a remplacé les quatre catégories antérieures de la légitime défense établies par la loi qui se chevauchaient. La structure de l’art. 34 est simplifiée et unifiée en ce sens que les trois mêmes éléments ou questions de base se présentent dans tous les cas de légitime défense : premièrement, conformément à l’al. 34(1)a), la personne accusée doit croire raisonnablement qu’on emploie ou qu’on menace d’employer la force contre elle ou quelqu’un d’autre; deuxièmement, suivant l’al. 34(1)b), le but subjectif de la réaction à la menace doit être de se protéger soi‑même ou de protéger autrui; troisièmement, l’al. 34(1)c) prévoit que la personne accusée doit agir de façon raisonnable dans les circonstances.

                    Les trois questions soulevées par le nouveau par. 34(1) peuvent être utilement conceptualisées comme suit : (1) le catalyseur (al. 34(1)a)), (2) le mobile (al. 34(1)b)) et (3) la réaction (34(1)c)). Le catalyseur consiste à examiner l’état d’esprit de la personne accusée et la perception des événements qui l’ont amenée à agir. À moins que la personne accusée ait cru subjectivement pour des motifs raisonnables qu’on employait ou qu’on menaçait d’employer la force contre elle ou une autre personne, elle ne peut se prévaloir du moyen de défense. La question n’est pas de savoir ce que la personne accusée pensait être raisonnable sur le fondement de ses caractéristiques et expériences, mais plutôt de savoir ce qu’une personne raisonnable ayant ces caractéristiques et expériences pertinentes percevrait. Le mobile porte sur le but que visait la personne accusée en commettant l’acte qui constitue l’infraction. Il s’agit d’une analyse subjective qui touche à l’essence même de la légitime défense : s’il n’y a aucun but défensif ou protecteur, le moyen de défense n’a plus sa raison d’être. Il est essentiel de clarifier le but visé par la personne accusée, car l’éventail de ce qui constitue une réaction raisonnable peut être limité par le but visé par la personne accusée à tout moment donné.

                    La dernière question, la réaction, vise à examiner la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force, et exige que celle‑ci agisse de façon raisonnable dans les circonstances. Bien que les al. 34(1)a) et b) portent sur la croyance et le but subjectif de la personne accusée, l’analyse du caractère raisonnable en vertu de l’al. 34(1)c) s’intéresse principalement au caractère raisonnable des gestes de la personne accusée, et non à son état d’esprit. L’analyse du caractère raisonnable au titre de l’al. 34(1)c) fait en sorte que le droit applicable à la légitime défense est conforme aux normes sociales de conduite. En faisant reposer le droit de la légitime défense sur la conduite dont on s’attend d’une personne raisonnable dans les circonstances, un équilibre approprié est atteint entre le respect de la sécurité de la personne qui agit et le respect de la sécurité de la personne sur qui on agit. La transition au « caractère raisonnable » à l’al. 34(1)c) illustre l’orientation du nouveau régime vers un libellé large et souple : le sens ordinaire de la disposition est plus apparent pour la personne moyenne et ne dépend pas d’une appréciation de l’interprétation judiciaire ou de termes techniques.

                    Cette souplesse se manifeste clairement par l’exigence d’évaluer le caractère raisonnable de la réaction de la personne accusée par renvoi à une liste non exhaustive de facteurs énoncée au par. 34(2). Au moyen du par. 34(2), le Parlement a expressément structuré la façon dont les décideurs et décideuses devraient établir si un acte de légitime défense était raisonnable dans les circonstances. Les facteurs ne sont pas exhaustifs, ce qui permet au droit d’évoluer. La question n’est pas le caractère raisonnable de chaque facteur individuellement, mais la pertinence de chaque facteur quant à la question ultime du caractère raisonnable de l’acte. Une fois qu’un facteur respecte les normes juridiques et factuelles applicables, il appartient aux juges des faits d’apprécier et de soupeser les facteurs et d’établir si l’acte était raisonnable ou non. Il s’agit d’une démarche globale, holistique, et aucun facteur à lui seul n’est nécessairement déterminant pour l’issue.

                    L’un des facteurs à prendre en considération, lequel est en cause dans la présente affaire, est celui du « rôle joué par la personne lors de l’incident » énoncé à l’al. 34(2)c). L’interprétation qu’il convient de donner à l’al. 34(2)c) se fait jour si l’on suit les principes fondamentaux en matière d’interprétation législative : interpréter les termes utilisés dans la loi dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi et son objet. Le sens courant des mots « le rôle joué par la personne lors de l’incident » est étendu et neutre. Il englobe à la fois une portée temporelle large et un vaste éventail de comportements, qu’ils soient injustes, déraisonnables ou louables. Le « rôle joué par la personne lors de l’incident » vise une conduite — comme des gestes, des omissions et des exercices de jugement — au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte à l’origine de l’accusation est raisonnable — autrement dit, qui, selon la logique et le bon sens, pourrait tendre à rendre l’acte de la personne accusée plus ou moins raisonnable dans les circonstances.

                    La portée temporelle inclusive de l’al. 34(2)c) ressort clairement du mot « incident », lequel a un sens large et non limitatif. L’« incident » englobe un cadre de référence temporel plus large que la menace particulière qui, selon les dires de la personne accusée, a poussé cette dernière à commettre l’acte en question. En choisissant l’expression large « le rôle joué par la personne lors de l’incident », le Parlement a indiqué que les juges des faits devraient examiner la conduite de la personne accusée du début à la fin de l’incident qui a donné lieu à l’acte qui constitue l’infraction, pourvu que cette conduite soit pertinente pour l’évaluation ultime du caractère raisonnable de la façon dont a agi la personne accusée. Cette portée temporelle étendue distingue le « rôle joué par la personne lors de l’incident » visé à l’al. 34(2)c) des autres facteurs énumérés au par. 34(2), dont certains sont temporellement délimités par la force ou la menace de force qui a poussé la personne accusée à agir, d’un côté, et sa réaction subséquente, de l’autre. L’alinéa 34(2)c) vise à remplir une fonction distinctive, d’équilibre et résiduelle, car il englobe l’éventail complet des mesures que la personne accusée aurait pu prendre avant que se présente la menace qui a motivé l’allégation de légitime défense, y compris les avenues raisonnables que celle‑ci aurait pu emprunter pour éviter d’engendrer l’incident violent. Plutôt que de constituer une imputation criminalistique des coups livrés, des paroles prononcées ou des gestes faits immédiatement avant l’affrontement violent, l’« incident » s’étend à un événement continu qui se déroule sur plusieurs minutes, heures ou jours. Seul un examen complet de la séquence d’événements peut établir le rôle qu’a joué la personne accusée pour créer ou causer l’incident ou la crise, ou encore y contribuer.

                    Les mots « rôle joué par la personne lors de l’incident » doivent être interprétés à la lumière des modifications étendues et de fond apportées au droit et non lus simplement en fonction des anciennes dispositions relatives à la légitime défense. L’imposition d’une condition additionnelle non écrite que la conduite antérieure de la personne accusée soit suffisamment injuste avant que le « rôle [qu’elle a] joué [. . .] lors de l’incident » puisse être pris en compte par les juges des faits crée un seuil inutile et indûment restrictif. Lors de la rédaction de l’al. 34(2)c), le Parlement aurait pu utiliser les mots « le rôle injuste joué par la personne lors de l’incident », mais ne l’a pas fait. L’exigence que la conduite soit injuste avant qu’elle puisse être prise en compte par les juges des faits ajoute essentiellement une appréciation du caractère raisonnable au facteur de la conduite de la personne accusée tout au long de l’incident (prévu à l’al. 34(2)(c)), plutôt que d’orienter l’appréciation vers le caractère raisonnable global de la façon d’agir de la personne accusée (conformément à l’al. 34(1)c)), comme l’a prescrit le Parlement.

                    Bien que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » se veuille large sur le plan temporel et comportemental, il contient néanmoins des exigences préliminaires et n’est donc pas sans limites. La conduite doit se rapporter à l’incident et être pertinente lorsqu’il s’agit d’établir si l’acte ultime qui a été commis en réaction était raisonnable dans les circonstances. Par conséquent, le type de conduite qui ne respecterait pas le seuil de la « pertinence » est une conduite durant l’incident qui n’a aucune incidence sur la question de savoir si l’acte était raisonnable ou non. L’analyse relative à la pertinence est guidée par les aspects temporels et comportementaux du « rôle joué par la personne lors de l’incident » — c’est‑à‑dire que la conduite en question doit être pertinente à la fois sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’égard de l’incident. Il s’agit d’un test conjonctif. Les nombreuses obligations qu’ont les juges de procès au moment de donner des directives au jury représentent également des garanties ou garde‑fous suffisants, et ceux‑ci continuent de jouer un rôle de gardien en donnant la directive au jury de tenir compte du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » comme le prévoit l’al. 34(2)c). En outre, le Parlement a décidé de confier aux jurys la tâche d’apprécier le caractère raisonnable de la façon dont a agi la personne accusée eu égard à la liste non exhaustive de facteurs prévue au par. 34(2), et les jurys sont régulièrement appelés à appliquer la norme de raisonnabilité à un certain nombre d’infractions et de moyens de défense en se demandant ce qu’aurait fait une personne raisonnable dans des circonstances semblables. Enfin, les tribunaux d’appel conservent un rôle de supervision pour évaluer le caractère raisonnable du verdict et ils sont outillés pour faire en sorte que les juges de procès aient donné des directives adéquates au jury.

                    Pareille interprétation de l’al. 34(2)c) ne veut pas dire qu’une personne accusée pourrait être déclarée coupable de meurtre ou d’autres crimes violents graves sur le seul fondement d’une conduite négligente ou imprudente ayant mené à un affrontement violent. Un jury ne peut à bon droit déclarer la personne accusée coupable en se fondant uniquement sur sa conduite antérieure, même si elle était déraisonnable; la Couronne doit prouver plutôt hors de tout doute raisonnable que la façon dont a agi la personne accusée en réaction à la force ou à la menace de force était déraisonnable, eu égard à tous les facteurs pertinents énumérés au par. 34(2). Par conséquent, les juges de procès sont censés indiquer au jury, dans leurs directives, que l’allégation de légitime défense devrait être rejetée seulement s’il conclut que l’acte ultime de la personne accusée était déraisonnable. Sur un plan plus fondamental, il n’aura pas été satisfait au fardeau relatif au meurtre sur le fondement d’un comportement simplement négligent ou imprudent — et l’omission de donner au jury une directive à cet effet constituerait une erreur manifeste donnant ouverture à un contrôle en appel. Le jury doit tenir compte plutôt de l’effet cumulatif de tous les éléments de preuve pertinents pour trancher la question de savoir si le degré de faute requis a été établi hors de tout doute raisonnable.

                    Dans la présente affaire, le juge du procès a donné des directives étoffées et détaillées au jury, en particulier à l’égard des trois éléments essentiels de la légitime défense que la Couronne devait réfuter hors de tout doute raisonnable. Dans les directives, il n’y avait cependant aucune mention du rôle joué par K lors de l’incident conformément à l’al. 34(2)c). Le jury n’a reçu aucune directive sur la manière dont ce facteur aurait dû éclairer son évaluation du caractère raisonnable et aucun lien n’a été établi entre la preuve et ce facteur en particulier. L’exposé n’a pas indiqué au jury qu’il devait tenir compte de tous les gestes, omissions et exercices de jugement de K tout au long de l’ensemble de l’incident, et a peut‑être donné l’impression trompeuse que l’analyse du caractère raisonnable devait porter principalement sur le simple instant entre le moment où K a perçu une arme à feu levée et le moment où il a tiré sur S. Bien que l’omission d’un facteur prévu au par. 34(2) ne constitue peut‑être pas une erreur dans tous les cas, il aurait fallu porter expressément à l’attention du jury le rôle joué par K lors de l’incident et l’absence de toute explication sur l’importance juridique de ce rôle constituait une erreur grave. Cette absence de directive a eu une incidence significative sur l’acquittement, ce qui justifie d’annuler l’acquittement de K et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

                    Les juges Moldaver, Brown et Rowe : Lorsque la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure d’un accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, cette conduite doit, pour être visée par l’al. 34(2)(c), atteindre un seuil de caractère injuste susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye l’allégation de légitime défense de l’accusé. En l’espèce, un jury ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure que la conduite antérieure de K, ayant mené à l’emploi par celui‑ci de la force létale, était excessive, de sorte qu’elle pouvait constituer un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Le juge du procès était donc tenu d’enjoindre au jury de déterminer si K a joué « un rôle [. . .] lors de l’incident » et, dans l’affirmative, comment ce rôle peut avoir eu une incidence sur le caractère raisonnable de l’emploi par celui‑ci de la force létale. L’omission de donner une directive de la sorte commande la tenue d’un nouveau procès.

                    Quand il a révisé les dispositions du Code criminel  relatives à la légitime défense, le Parlement avait deux objectifs à l’esprit : premièrement, il tentait d’introduire une dose de simplicité dans le droit applicable à la légitime défense, et deuxièmement, il cherchait à conserver les principes fondamentaux et considérations sur lesquels reposait le droit antérieur. Les anciens art. 34 à 37 ont été remplacés par une seule disposition unifiée à l’art. 34, laquelle supprime les conditions préalables techniques qui rendaient une disposition relative à la légitime défense applicable dans les circonstances plutôt qu’une autre. Suivant le texte législatif révisé, une allégation de légitime défense comporte trois éléments : premièrement, l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, qu’on emploie, ou qu’on menace d’employer, la force contre lui ou une autre personne (al. 34(1)a)); deuxièmement, l’accusé doit avoir agi dans le but de se défendre ou de défendre d’autres personnes contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force (al. 34(1)b)); troisièmement, l’acte de l’accusé, qui aurait été commis en légitime défense, doit être raisonnable dans les circonstances (al. 34(1)c)).

                    Le paragraphe 34(2) énonce une liste de facteurs dont le jury doit tenir compte dans son appréciation du caractère raisonnable ultime de la conduite de l’accusé au regard de l’al. 34(1)c). Bien que cette analyse multifactorielle soit nouvelle, les facteurs figurant au par. 34(2) sont dans une large mesure issus de considérations reconnues dans les dispositions antérieures relatives à la légitime défense et établies par la jurisprudence de la Cour qui les interprète et les applique. En maintenant ces considérations, le Parlement voulait qu’elles continuent d’éclairer l’analyse relative à la légitime défense, bien que relativement à la seule question de savoir si l’accusé a agi de façon raisonnable dans les circonstances.

                    Pour répondre à la question de savoir si le juge du procès est tenu, en vertu de l’al. 34(2)c), de donner la directive au jury de prendre en considération le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » ayant mené à l’emploi de la force létale par celui‑ci, il faut tout d’abord déterminer quels types de conduite antérieure sont susceptibles d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » lorsque la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense. C’est seulement si la conduite en question est susceptible d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » qu’il faut laisser au jury le soin d’en tenir compte dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable en vertu de l’al. 34(1)c).

                    L’étendue de l’al. 34(2)c) repose sur le principe de la justification — la raison d’être de toute allégation de légitime défense. La loi antérieure codifiait ce principe en limitant la possibilité d’invoquer certaines des dispositions relatives à la légitime défense si la conduite antérieure de l’accusé équivalait à une provocation ou à une agression illégale. Dans la loi révisée, l’al. 34(2)c) maintient la préoccupation relative à une conduite antérieure injuste de ce type. Le Parlement a simplement modifié la loi antérieure de telle sorte qu’une telle conduite est passée de facteur déterminant préliminaire dans certains cas à un facteur pertinent quant à la question de savoir si l’emploi de la force par l’accusé était raisonnable.

                    Dans des cas où la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, l’al. 34(2)c) doit être interprété de manière restrictive : en vertu de l’al. 34(2)c), l’accusé joue un « rôle [. . .] lors de l’incident » seulement lorsque sa conduite est suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye son allégation de légitime défense. Voici quelques exemples de conduite antérieure qui atteint le seuil du caractère injuste : a) une provocation; b) une agression illégale; c) une conduite qui est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues.

                    Un juge de première instance siégeant avec jury a la responsabilité de décider s’il existe une preuve permettant aux jurés de conclure que la conduite antérieure de l’accusé était suffisamment injuste pour équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Si une telle preuve existe, le juge doit alors intimer aux jurés de : déterminer si la conduite antérieure était suffisamment injuste pour équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » aux termes de l’al. 34(2)c), et dans l’affirmative, soupeser le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » avec les autres facteurs énoncés au par. 34(2) pour décider si l’acte constituant l’infraction reprochée était raisonnable dans les circonstances.

                    Sans garde‑fous visant à garantir que le jury se concentre uniquement sur une conduite antérieure qui est juridiquement susceptible d’avoir une incidence sur la justification, rien n’empêche celui‑ci de rejeter une allégation de légitime défense en raison d’une conduite antérieure qui, bien qu’imparfaite, n’est pas suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification. De même, refuser de mettre des garde‑fous à l’évaluation par le jury de la conduite antérieure de l’accusé risque d’avoir pour effet de limiter de façon inappropriée le contrôle en appel dans les affaires de légitime défense.

                    En l’espèce, il existait une preuve permettant aux jurés de conclure que la conduite antérieure de K était excessive dans les circonstances telles que ce dernier les a raisonnablement perçues. Le juge du procès était donc tenu d’enjoindre aux jurés de décider si cette conduite atteignait, en fait, le seuil applicable pour que celle‑ci soit visée par l’al. 34(2)c) et, dans l’affirmative, de prendre en considération ce facteur dans l’analyse du caractère raisonnable fondée sur l’al. 34(1)c). Bien que le juge ait bel et bien intimé au jury de prendre en considération toutes les circonstances, l’exposé au jury relativement à l’al. 34(1)c) a très largement attiré l’attention de celui‑ci sur le moment de la fusillade. Une brève mention de la conduite antérieure de K n’était pas suffisante pour constituer le type d’indications qu’exige une interprétation circonscrite de l’al. 34(2)c). Le juge de première instance n’a pas dûment enjoint au jury de prendre en compte le rôle joué par K lors de l’incident, ce qui constituait une erreur de droit dont il serait raisonnable de penser qu’elle a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement.

                    La juge Côté (dissidente) : Il y a accord avec le juge Moldaver quant à l’analyse et l’interprétation de l’al. 34(2) c) du Code criminel , et quant à sa conclusion selon laquelle le juge du procès a commis une erreur de droit en n’indiquant pas au jury, comme il se devait, de tenir compte du « rôle joué par [K] lors de l’incident » dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable en application de l’al. 34(1)c). Toutefois, il y a désaccord avec le juge Moldaver quant à sa conclusion selon laquelle l’erreur commise par le juge du procès a eu une incidence significative sur l’acquittement, justifiant ainsi la tenue d’un nouveau procès. Le pourvoi devrait être accueilli et l’acquittement rétabli.

                    Lors d’un appel d’un acquittement, la Couronne a le lourd fardeau de démontrer que l’erreur du juge du procès a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Un accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites. Lorsqu’elles examinent un exposé au jury, les juridictions d’appel doivent adopter une démarche fonctionnelle, et le contenu de l’exposé ne saurait être dissocié du contexte plus général du procès, y compris les observations des avocats.

                    En l’espèce, il ressort d’une analyse fonctionnelle de l’exposé au jury que la Couronne ne s’est pas déchargée de son lourd fardeau. La mention par le juge du procès de l’ensemble des circonstances et son examen de la preuve équivalaient, sur le plan fonctionnel, à une directive supplémentaire de tenir compte du « rôle joué par [K] lors de l’incident » en application de l’al. 34(2)c). De plus, la plaidoirie finale de la Couronne portait presque entièrement sur les autres mesures que K aurait pu prendre. Les gestes de K avant les coups de feu étaient à l’avant‑plan pour le jury. Celui‑ci a eu pour directive de tenir compte des autres moyens que K aurait pu prendre pour réagir à la situation et de la proportionnalité de ses gestes en décidant si l’acte de tirer était raisonnable, comme le prescrit l’al. 34(1)c). L’omission de la Couronne de formuler une objection à l’exposé au jury témoigne du caractère généralement satisfaisant de l’exposé. Le jury était manifestement en mesure d’apprécier pleinement la valeur et l’effet de la preuve dans son appréciation du caractère raisonnable de la réaction de K, et la Couronne n’a pas démontré que l’omission du juge du procès de donner une directive sur l’al. 34(2)c) a eu une incidence significative sur le verdict.

Jurisprudence

Citée par la juge Martin

                    Arrêts mentionnés : R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; Brisson c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 227; R. c. Nelson (1992), 8 O.R. (3d) 364; R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Cain, 2011 ONCA 298, 278 C.C.C. (3d) 228; R. c. Baxter (1975), 27 C.C.C. (2d) 96; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Kong, 2005 ABCA 255, 53 Alta. L.R. (4th) 25, inf. par 2006 CSC 40, [2006] 2 R.C.S. 347; R. c. Pétel, [1994] 1 R.C.S. 3; R. c. Parr, 2019 ONCJ 842; R. c. Robertson, 2020 SKCA 8, 386 C.C.C. (3d) 107; R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22; R. c. Pilon, 2009 ONCA 248, 243 C.C.C. (3d) 109; R. c. Evans, 2015 BCCA 46, 321 C.C.C. (3d) 130; R. c. Green, 2015 QCCA 2109, 337 C.C.C. (3d) 73; R. c. Power, 2016 SKCA 29, 335 C.C.C. (3d) 317; R. c. Cormier, 2017 NBCA 10, 348 C.C.C. (3d) 97; R. c. Carriere, 2013 ABQB 645, 86 Alta L.R. (5th) 219; R. c. Chubbs, 2013 NLCA 60, 341 Nfld. & P.E.I.R. 346; R. c. Charlebois, 2000 CSC 53, [2000] 2 R.C.S. 674; R. c. Currie (2002), 166 C.C.C. (3d) 190; R. c. Sheri (2004), 185 C.C.C. (3d) 155; R. c. Kagan, 2004 NSCA 77, 224 N.S.R. (2d) 118; Reilly c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 396; R. c. Phillips, 2017 ONCA 752, 355 C.C.C. (3d) 141; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Billing, 2019 BCCA 237, 379 C.C.C. (3d) 285; R. c. Robinson, 2019 ABQB 889; R. c. Cunha, 2016 ONCA 491, 337 C.C.C. (3d) 7; Brunelle c. R., 2021 QCCA 783; R. c. Craig, 2011 ONCA 142, 269 C.C.C. (3d) 61; R. c. Gunning, 2005 CSC 27, [2005] 1 R.C.S. 627; R. c. Szczerbaniwicz, 2010 CSC 15, [2010] 1 R.C.S. 455; R. c. Zora, 2020 CSC 14; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Soltys (1980), 8 M.V.R. 59; Soerensen c. Sood (1994), 123 Sask. R. 72; State Farm Mutual Insurance Company c. Economical Mutual Insurance Company, 2018 ONSC 3496, 80 C.C.L.I. (5th) 283; R. c. Paice, 2005 CSC 22, [2005] 1 R.C.S. 339; R. c. Lessard, 2018 QCCM 249; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Borden, 2017 NSCA 45, 349 C.C.C. (3d) 162; R. c. Mateo‑Asencio, 2018 ONSC 173; R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; R. c. Sylvester, 2020 ABQB 27; R. c. Merasty, 2014 SKQB 268, 454 Sask. R. 49; R. c. Browne, [1973] N.I. 96; R. c. Ameralik, 2021 NUCJ 3, 69 C.R. (7th) 161; R. c. Rabut, 2015 ABPC 114; R. c. Knott, 2014 MBQB 72, 304 Man. R. (2d) 226; R. c. Vaz, 2019 QCCQ 7447; R. c. Trotman, 2019 ONCJ 591; R. c. Lewis, 2018 NLSC 191; R. c. S(H), 2015 ABQB 622; R. c. Fletcher, 2015 CM 1004; R. c. Williams, 2013 BCSC 1774; R. c. Ball, 2013 ABQB 409; R. c. Boyd (1999), 118 O.A.C. 85; Dubois c. R., 2010 QCCA 835; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; R. c. Grandin, 2001 BCCA 340, 95 B.C.L.R. (3d) 78; Re B.C. Motor Vehicle Act, [1985] 2 R.C.S. 486; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; MediaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S. 269; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. Flores, 2011 ONCA 155, 274 O.A.C. 314; R. c. Levy, 2016 NSCA 45, 374 N.S.R. (2d) 251; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Jack (1993), 88 Man. R. (2d) 93, conf. par [1994] 2 R.C.S. 310; Rex c. Stephen, [1944] O.R. 339; R. c. Barreira, 2020 ONCA 218, 62 C.R. (7th) 101; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104; R. c. Morin, [1998] 2 R.C.S. 345.

Citée par le juge Moldaver

                    Arrêts mentionnés : R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22; R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483; R. c. Siu (1992), 71 C.C.C. (3d) 197; R. c. Lei (1997), 123 Man. R. (2d) 81; R. c. Finney (1999), 126 O.A.C. 115; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51; R. c. Baxter (1975), 27 C.C.C. (2d) 96; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Barton, 2019 CSC 33; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273; Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495; R. c. Barreira, 2020 ONCA 218, 62 C.R. (7th) 101; R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 25 , 27 , 34  [rempl. 2012, c. 9, art. 2], 35 [ibid.], 36 [abr. 2012, c. 9, s. 2], 37 [ibid.], 232, 235(1), 265(1)b), 494.

Loi sur l’arrestation par des citoyens et la légitime défense, L.C. 2012, c. 9, art. 2.

Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares, L.C. 2015, c. 29, art. 7.

Doctrine et autres documents cités

Brudner, Alan. « Constitutionalizing Self‑Defence » (2011), 61 U.T.L.J. 867.

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des droits de la personne. Témoignages, no 18, 1re sess., 41e lég., 7 février 2012, p. 2, 9.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, 1re sess., 41e lég., 1er décembre 2011, p. 3833‑3834, 3841.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, 1re sess., 41e lég., 24 avril 2012, p. 7063‑7065.

Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignage du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, no 25, 1re sess., 41e lég., 8 mars 2012.

Canada. Commission de réforme du droit du Canada. Document de travail 29. Droit pénal Partie générale : Responsabilité et moyens de défense. Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1982.

Canada. Ministère de la Justice. Projet de loi C-26 (2012 L.C. ch. 9), Réforme de la légitime défense et défense des biens : Guide technique à l’intention des praticiens, mars 2013 (en ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/autre-other/rlddp-rsddp/pdf/c26.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2021SCC-CSC37_1_fra.pdf).

Canada. Sénat. Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 19, 1re sess., 41e lég., 17 mai 2012.

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Coughlan, Steve. « The Rise and Fall of Duress : How Duress Changed Necessity Before Being Excluded by Self‑Defence » (2013), 39 Queen’s L.J. 83.

Fehr, Colton. « Self‑Defence and the Constitution » (2017), 43 Queen’s L.J. 85.

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Ferzan, Kimberly. « Justification and Excuse », in John Deigh and David Dolinko, eds., The Oxford Handbook of the Philosophy of the Criminal Law, New York, Oxford University Press, 2011, 239.

Fletcher, George P. « The Right and the Reasonable », in Russell L. Christopher, ed., Fletcher’s Essays on Criminal Law, New York, Oxford University Press, 2013, 150.

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Paciocco, David M. « The New Defense against Force » (2014), 18 Rev. can. D.P. 269.

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Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 2nd ed., Toronto, Carswell, 1987.

Sullivan, Ruth. Statutory Interpretation, 3rd ed., Toronto, Irwin Law, 2016.

Watt, David. Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions, 2nd ed., Toronto, Thomson/Carswell, 2015.

Weisbord, Noah. « Who’s Afraid of the Lucky Moose? Canada’s Dangerous Self‑Defence Innovation » (2018), 64 R.D. McGill 349.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Doherty et Tulloch), 2020 ONCA 151, 149 O.R. (3d) 639, 60 C.R. (7th) 233, [2020] O.J. No. 797 (QL), 2020 CarswellOnt 2479 (WL Can.), qui a annulé le verdict d’acquittement prononcé en faveur de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Michael W. Lacy et Jeffrey R. Manishen, pour l’appelant.

                    Susan L. Reid et Rebecca Schwartz, pour l’intimée.

                    Vincent R. Paquet, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.

                    Ian R. Smith, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendu par

 

                    La juge Martin —

I.       Introduction

[1]                             Le droit applicable à la légitime défense joue un rôle important en droit criminel et dans la société. Le caractère sacré de la vie humaine et l’inviolabilité de la personne sont au cœur de ce moyen de défense. La préservation de la vie et de l’intégrité physique explique pourquoi le droit permet à quelqu’un de résister à des menaces externes et pourquoi il impose des limites aux gestes commis contre autrui en son nom en réaction à ces menaces. La vie est précieuse. Tout fondement juridique pour l’enlever doit être défini avec soin et circonspection (R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 82).

[2]                             Les contours de notre droit de la légitime défense sont rattachés à nos conceptions de culpabilité, culpabilité morale et comportement humain acceptable. Dans la mesure où la légitime défense justifie ou excuse moralement la conduite par ailleurs criminelle de la personne accusée et la rend non coupable, elle ne saurait reposer exclusivement sur la perception qu’a la personne accusée du besoin d’agir. Autrement dit, tuer ou blesser une autre personne ne saurait être légitime du seul fait que la personne accusée croyait nécessaire de le faire. La légitime défense commande une perspective sociétale plus large. Par conséquent, une des conditions importantes qui limite la possibilité d’invoquer la légitime défense est que la personne accusée doit avoir agi de façon raisonnable dans les circonstances. Les juges des faits sont tenus de prendre en compte un large éventail de facteurs pour déterminer ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans une situation comparable.

[3]                              En mars 2013, les dispositions du Code criminel  sur la légitime défense remaniées par le Parlement sont entrées en vigueur. En plus d’élargir les infractions et les situations auxquelles la légitime défense pouvait s’appliquer, ces modifications ont accordé un degré sans précédent de souplesse aux juges des faits. Cette souplesse se manifeste clairement par l’exigence d’évaluer le caractère raisonnable de la réaction de la personne accusée par renvoi à une liste non exhaustive de facteurs, dont « le rôle joué par la personne lors de l’incident ». L’interprétation et la portée de cette nouvelle expression sont au cœur du présent pourvoi.

[4]                              Ce facteur, comme le prétend M. Khill, s’applique‑t‑il uniquement aux cas de conduite illégale, de comportement moralement répréhensible ou de provocation tels qu’ils sont définis par les dispositions abrogées? Ou englobe‑t‑il plutôt toute conduite pertinente de la personne accusée tout au long de l’incident qui influe sur le caractère raisonnable de l’acte ultime qui fait l’objet de l’accusation? Je conclus que la réponse réside dans le deuxième énoncé. Bien que la question ultime soit de savoir si l’acte constituant l’accusation criminelle était raisonnable dans les circonstances, le jury doit prendre en compte la mesure dans laquelle la personne accusée a joué un rôle dans la genèse du conflit pour répondre à cette question. Il doit se demander si la conduite de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de la responsabilité de la personne accusée à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[5]                              En l’espèce, le jury n’a pas reçu la directive de prendre en considération l’effet du rôle joué par M. Khill lors de l’incident sur le caractère raisonnable de sa réaction et je suis convaincue qu’il s’agissait là d’une erreur de droit qui a eu une incidence significative sur le verdict du jury.

II.      Contexte

[6]                             Tôt le matin du 4 février 2016, M. Khill a été réveillé par sa conjointe de fait de l’époque, Melinda Benko, laquelle l’a alerté sur des cognements bruyants qui se faisaient entendre à l’extérieur de leur résidence. M. Khill s’est rendu à la fenêtre de la chambre à coucher et parcourant du regard l’entrée, soit la voie d’accès à la résidence, il a remarqué que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette étaient allumés. Il est allé chercher son fusil de chasse dans le placard de la chambre à coucher et y a inséré deux cartouches entreposées dans une table de chevet. Vêtu seulement d’un sous‑vêtement et d’un tee‑shirt, il s’est immédiatement rendu à la porte arrière de la maison.

[7]                             Dans les moments qui ont suivi, M. Khill est sorti de chez lui par la porte arrière, pieds nus. Madame Benko est demeurée dans la maison et regardait par la fenêtre de la chambre. Monsieur Khill a traversé le « passage recouvert », soit un passage entre le garage et la maison, et a prudemment ouvert la porte menant à l’entrée. La façade non éclairée de la maison était plongée dans l’obscurité totale. Cependant, d’où il se trouvait, M. Khill a vu du mouvement à l’intérieur de la cabine de la camionnette. Il s’est avancé aussi silencieusement que possible vers le véhicule. Alors qu’il contournait l’arrière de la camionnette, il a remarqué que quelqu’un était penché dans la portière ouverte côté passager. Étant passé inaperçu jusque‑là, M. Khill a crié à la personne non identifiée : [traduction] « Hé, haut les mains! »

[8]                             La personne penchée dans la camionnette de M. Khill était M. Jonathan Styres. Selon une preuve médico‑légale de la scène, la distance entre M. Khill et M. Styres était estimée à entre 3 et 12 pieds. Alors que M. Styres s’est tourné vers le son de la voix de M. Khill, ce dernier a tiré, réarmé et tiré une deuxième fois, atteignant M. Styres de deux coups de feu concentrés à la poitrine et à l’épaule. Une analyse des éclaboussures de sang a révélé que M. Styres était complètement ou partiellement tourné vers l’intérieur de la camionnette lorsqu’au moins une de ces blessures a été subie. Après que M. Styres soit tombé au sol, mortellement blessé, M. Khill a fouillé celui‑ci à la recherche d’armes. Il n’y avait aucune arme à feu. Il n’a trouvé qu’un couteau pliant dans la poche de pantalon de M. Styres.

[9]                             M. Khill est retourné dans la maison pour y trouver Mme Benko au téléphone avec le répartiteur du 911. L’enregistrement a capté les paroles de Mme Benko disant à M. Khill : [traduction] « Bébé, ils doivent venir » (d.a., vol. III, p. 218). Après que M. Khill a pris le combiné, il a déclaré au répartiteur :

                    [traduction] Il était dans la camionnette, les mains dans les airs — et pas comme, pas avec les mains dans les airs pour se rendre, mais les mains dans les airs pointant dans ma direction. Il faisait noir comme dans un four, et on aurait dit qu’il était littéralement sur le point de me tirer dessus, alors j’ai fait feu sur lui.

                    (d.a., vol. II, p. 126)

[10]                         Le premier agent est arrivé sur les lieux environ cinq minutes après l’appel et il a pratiqué la réanimation cardiorespiratoire sur M. Styres jusqu’à l’arrivée des ambulanciers paramédicaux. Peu de temps après, M. Khill a été arrêté pour tentative de meurtre et il a dit ce qui suit à l’agent qui a procédé à l’arrestation :

                    [traduction] . . . « Je suis un soldat, voyez‑vous. C’est comme ça qu’on a été entraînés. Je suis sorti. Il a levé les mains comme à la hauteur d’une arme à feu, il faisait noir, je pensais que j’avais des problèmes, » [. . .] « La légitime défense, ça veut dire quelque chose en cour? »

                    (d.a., vol. III, p. 126‑127)

[11]                         Bien qu’aucune chronologie certaine ne soit ressortie de la preuve, l’avocat de M. Khill a affirmé à notre Cour qu’il s’était écoulé tout au plus quelques minutes, et certainement moins de dix minutes, entre le moment où M. Khill a d’abord entendu les bruits de sa chambre et le décès de M. Styres.

[12]                         Au procès, M. Khill a témoigné avoir craint que la personne qui était entrée dans la camionnette puisse très bien tenter d’entrer ensuite dans le garage ou la maison. Monsieur Khill a prétendu qu’il avait perçu la menace du bruit à l’extérieur comme étant si imminente qu’il était inutile de prendre le temps d’appeler le 911. En même temps, il a reconnu en contre‑interrogatoire qu’il savait que personne n’avait essayé d’entrer dans la maison ou le garage avant qu’il ait décidé de sortir et d’affronter quiconque se trouvait dans sa camionnette. Monsieur Khill a prétendu que son intention était de découvrir qui était dehors et de les affronter, et que, [traduction] « s’ils choisissaient de se rendre, [il] les désarmerai[t] et les détiendrai[t] » (d.a., vol. V, p. 306). La défense a également présenté une preuve portant que M. Khill et Mme Benko craignaient que quelqu’un ait déjà pu essayer le clavier numérique électronique donnant accès à leur domicile.

[13]                         Au procès, la question de la formation de M. Khill en tant que réserviste à temps partiel dans les Forces armées canadiennes a été éminemment présente. Son expérience consistait en un emploi intermittent de 2007 à 2011 dans une unité locale d’artillerie, lequel avait pris fin quelque cinq années avant l’incident. Les seules qualifications de formation en preuve comportaient les deux cours militaires les plus élémentaires, soit les cours de Qualification militaire de base et de Qualification du soldat, M. Khill ayant suivi l’un d’eux à temps partiel comme étudiant inscrit à un programme d’alternance travail‑études à l’école secondaire. Il a expliqué que sa décision de sortir de la maison avec un fusil était une réaction apprise de sa formation qui consistait à [traduction] « prendre le contrôle et neutraliser la menace » (d.a., vol. V, p. 302). Monsieur Khill a reconnu que, lorsqu’il avait reçu sa formation plusieurs années auparavant, une ligne de démarcation nette avait été tracée entre les conditions du champ de bataille et la vie civile. La preuve indiquait également qu’il avait appris dans sa formation que, même dans ce qui s’apparente à des situations de guerre, l’armée a des règles strictes sur l’emploi de la force meurtrière.

[14]                         Monsieur Khill a admis ne pas avoir pris le temps de penser et [traduction] « [qu’]aucun des aspects civils » proposés par la Couronne, comme appeler le 911, allumer la lumière de la véranda ou affronter verbalement M. Styres à distance sûre, n’était entré en ligne compte dans sa réaction (d.a., vol. V, p. 356; voir aussi p. 300, 352 et 355). Tout en reconnaissant que rester à l’intérieur en lieu sûr avec Mme Benko aurait été une option raisonnable, M. Khill a soutenu que sortir de la maison, s’avancer seul dans le noir avec un fusil chargé contre un nombre inconnu d’assaillants, peut‑être aussi lourdement armés que lui, lui semblait raisonnable. Monsieur Khill a en outre expliqué que sa perception erronée que M. Styres avait une arme à feu était fondée sur sa formation militaire sur les mouvements des mains qui peuvent correspondre au fait de lever une telle arme. Malgré avoir omis de confirmer que M. Styres possédait en fait une arme, M. Khill a néanmoins tiré deux coups de feu successifs sur ce dernier à courte distance, le tuant.

III.         Décisions des juridictions inférieures

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Glithero)

[15]                         Monsieur Khill a subi un procès devant juge et jury pour meurtre au deuxième degré. Il a avoué que son emploi intentionnel de la force meurtrière a causé la mort de M. Styres. Il a prétendu avoir agi en légitime défense conformément à l’art. 34  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . La question centrale soulevée au procès était celle de savoir si l’homicide était légal ou illégal.

[16]                          La Couronne a soutenu que M. Khill avait agi de façon insouciante, déraisonnable et illégale en recourant à la force meurtrière pour ce qui était, et ce qu’il savait être, une infraction contre les biens. Selon la thèse de la Couronne, la formation militaire de M. Khill était limitée et remontait à plusieurs années, et celui‑ci a illégalement tué M. Styres alors qu’il ne courait aucun danger immédiat. La Couronne a qualifié les gestes de M. Khill d’imprudents et de déraisonnables, suggérant que s’il avait pris un moment pour bien apprécier la situation, il aurait pu plutôt recourir à une série d’autres mesures prudentes, y compris appeler le 911 et rester à l’intérieur avec Mme Benko. S’il l’avait fait, l’affrontement mortel aurait pu être évité et M. Styres serait toujours en vie.

[17]                          M. Khill a expressément soutenu qu’il n’avait pas agi pour défendre ses biens. Il a prétendu avoir agi, avant de tirer et pendant qu’il le faisait, dans le seul but de se défendre et de défendre sa conjointe de fait. Il a dit avoir voulu reprendre le contrôle et avoir agi instinctivement conformément à sa formation militaire, sans réfléchir. Même si, dans son témoignage, M. Khill a affirmé avoir eu l’impression que Mme Benko et lui étaient l’objet d’une menace immédiate dès qu’il a entendu les bruits à l’extérieur, son avocat au procès a dit au jury que la légitime défense n’était pas une question qui se posait à ce stade. Dans sa plaidoirie finale, la défense a plutôt invité le jury à porter son attention sur la [traduction] « fraction de seconde » avant que M. Khill fasse feu, et non sur sa décision de sortir de la maison, dans l’appréciation de son allégation de légitime défense.

[18]                          Dans son exposé au jury, le juge du procès a minutieusement passé en revue la preuve et les arguments respectifs de chacune des parties. Le juge a à juste titre expliqué que l’allégation de légitime défense de M. Khill reposait sur trois questions, soit celles de savoir : (1) si M. Khill croyait, pour des motifs raisonnables, qu’on menaçait d’employer ou qu’on employait la force contre lui et Mme Benko, (2) si M. Khill avait agi dans le but de se défendre, et (3) si les gestes de M. Khill étaient raisonnables dans les circonstances. Il incombait à la Couronne de convaincre le jury, hors de tout doute raisonnable, que la réponse à au moins une de ces questions était « non ».

[19]                          Le juge de première instance a réitéré plusieurs principes importants, y compris celui selon lequel une croyance sincère, mais erronée, peut néanmoins étayer une allégation de légitime défense pourvu que la croyance soit raisonnable. Le juge a en outre décrit au jury certains des facteurs prévus par la loi susceptibles de l’aider à apprécier la question de savoir si l’acte de tirer sur M. Styres était raisonnable dans les circonstances, comme l’exige l’al. 34(1)c). Cette liste de facteurs ne comprenait pas la moindre référence au « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » énoncé à l’al. 34(2)c). Par conséquent, l’exposé ne renfermait aucune directive au jury d’examiner le rôle joué par M. Khill pendant l’ensemble de l’incident ayant mené à la fusillade.

[20]                          Le jury a déclaré M. Khill non coupable.

B.      Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 151, 149 O.R. (3d) 639 (le juge en chef Strathy et les juges Doherty et Tulloch)

[21]                          La Cour d’appel de l’Ontario a annulé à l’unanimité l’acquittement de M. Khill et a ordonné la tenue d’un nouveau procès. S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Doherty a conclu que l’omission du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » en tant que facteur distinct que devait examiner le jury en application de l’al. 34(1)c) était une erreur importante. Il a indiqué que le « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » ne se limitait pas à la conduite illégale ou à la provocation au sens donné par les dispositions antérieures sur la légitime défense. La souplesse des nouvelles dispositions permettait plutôt au jury de s’en rapporter au comportement de la personne accusée tout au long de l’incident pour déterminer l’étendue de la responsabilité de celle‑ci à l’égard de l’affrontement final et le caractère raisonnable ultime de l’acte à l’origine de l’infraction.

[22]                          Dans le cas de M. Khill, le juge Doherty était d’avis que le caractère raisonnable des gestes de celui‑ci ne pouvait s’apprécier uniquement sur le fondement de ses perceptions au moment où il a tiré. Le juge du procès aurait dû plutôt enjoindre au jury d’examiner comment les gestes de M. Khill ayant mené à l’incident avaient contribué à l’affrontement final. Le juge a effectivement passé en revue la preuve de l’incident dans son ensemble. Cependant, en l’absence de directive sur ce facteur en particulier, il n’était peut‑être pas clair pour le jury qu’il devait prendre en considération le rôle joué par M. Khill tout au long de l’incident dans l’appréciation du caractère raisonnable ultime de ses gestes. Le jury peut avoir vu d’un bon œil les gestes de M. Khill, ou il peut avoir considéré ceux‑ci comme étant déraisonnables, mais, en fin de compte, il était essentiel qu’il reçoive une directive quant au rôle joué par M. Khill lors de l’incident.

IV.         Question en litige

[23]                          Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant de donner une directive au jury sur le rôle joué par M. Khill lors de l’incident et cette omission a‑t‑elle eu une incidence significative sur le verdict?

V.           Arguments des parties

[24]                          M. Khill prétend que les directives au jury ne sont entachées d’aucune erreur importante et propose une interprétation très restrictive du « rôle joué par la personne lors de l’incident ». Il soutient que les modifications apportées en 2013 aux dispositions sur la légitime défense n’avaient pas pour objet de changer considérablement la portée de la protection accordée par la légitime défense en droit criminel canadien. De ce fait, il affirme que l’al. 34(2)c) ne vise que la conduite illégale, provocatrice ou moralement répréhensible de la part de la personne accusée — des catégories fondées sur la loi antérieure. Il soutient que cette disposition n’a pas pour but d’obliger un jury à se demander si une conduite moralement irréprochable ou prosociale peut faire obstacle à une allégation de légitime défense sur la base de ce qu’il affirme être une analyse de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ».

[25]                          M. Khill fait valoir que parce qu’il ne s’est pas livré à une conduite illégale, provocatrice ou moralement répréhensible, aucune directive sur son rôle lors de l’incident n’était justifiée et l’omission de donner une directive à cet égard ne constituait pas une erreur. Il n’est pas d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle même lorsque la conduite d’une personne accusée n’est pas illégale ou provocatrice au sens donné par les dispositions antérieures sur la légitime défense, l’al. 34(2)c) rend pertinente la conduite de cette personne durant l’« incident ». À son avis, l’interprétation plus large adoptée par la Cour d’appel restreint inutilement la possibilité d’invoquer la légitime défense et impose de fait une obligation de battre en retraite de sa propre résidence.

[26]                          La Couronne prétend que la Cour d’appel a eu raison de statuer que le juge du procès avait commis une erreur justifiant l’annulation du verdict en omettant de donner au jury la directive de prendre en considération le rôle joué par M. Khill lors de l’incident dans son appréciation du caractère raisonnable de la fusillade. Il s’agissait d’un facteur dont devait obligatoirement tenir compte le jury en application de l’al. 34(2)c) des nouvelles dispositions sur la légitime défense. Dans ses modifications apportées en 2013, le Parlement a fait des changements délibérés, importants et de fond aux dispositions sur la légitime défense, et l’expression choisie, à savoir « le rôle joué par la personne lors de l’incident », a un sens large et souple. Cet énoncé était censé accroître la portée de l’analyse du caractère raisonnable — une analyse susceptible de donner lieu à des inférences positives ou négatives. Suivant sa conception et son objectif, ce facteur a pour but de forcer la prise en considération du contexte plus large dans lequel la personne accusée a agi.

[27]                          La Couronne plaide que l’al. 34(2)c) ne se limite pas à la conduite illégale ou provocatrice, et n’impose pas non plus une analyse de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ». Il faut plutôt donner au jury la directive d’examiner l’ensemble des gestes de la personne accusée ayant mené à l’acte illégal à l’origine de l’accusation. Les juges des faits doivent se demander si le comportement de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de la responsabilité de la personne accusée à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation. Comme le jury en l’espèce ne comprenait pas l’importance du rôle joué par M. Khill lors de l’incident en tant que facteur distinct, il lui manquait un renseignement important, ce qui a eu une incidence sur ses délibérations. Le rôle joué par M. Khill lors de l’incident qui a mené à l’affrontement était susceptible de constituer un facteur important dans l’appréciation du caractère raisonnable de la fusillade, et l’absence de directive a eu une incidence significative sur le verdict.

VI.         Analyse

[28]                         Je commencerai par un bref survol des dispositions antérieures sur la légitime défense et du droit actuel. Cette base juridique est nécessaire pour évaluer la prétention de M. Khill selon laquelle ces modifications n’ont fait que simplifier le droit, sans en changer la substance. J’examinerai ensuite le nouvel art. 34 de façon plus détaillée. Cet examen est essentiel en soi et nous éclaire sur le contexte, l’objet et l’économie des modifications, qui seront des considérations clés lorsque je me pencherai sur l’interprétation qu’il convient de donner à la nouvelle expression « le rôle joué par la personne lors de l’incident ».

A.           Le droit antérieur applicable à la légitime défense et l’élément moteur de la réforme

[29]                          En vertu des anciennes dispositions sur la légitime défense dans le Code criminel , la personne accusée pouvait avoir accès à ce moyen de défense par quatre portes différentes, en fonction des circonstances qui avaient donné lieu à l’emploi de la force par la personne accusée. Les dispositions sur la légitime défense se trouvaient au par. 34(1) (attaques non provoquées sans intention de causer la mort), au par. 34(2) (attaques causant la mort ou des lésions corporelles), à l’art. 35 (attaques provoquées) et à l’art. 37. L’article 37 offrait cette défense à la personne accusée qui agissait pour se défendre ou pour défendre toute personne placée sous sa protection, même si elle avait l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles, pourvu que l’acte fût nécessaire et proportionné.

[30]                         Chaque article établissait son propre ensemble de ce qui peut être décrit comme des [traduction] « conditions préliminaires » devant être respectées pour faire entrer en jeu un article précis sur la légitime défense, et des « conditions d’admissibilité » devant être remplies pour réussir à établir le moyen de défense (D. M. Paciocco, « Applying the Law of Self Defence » (2008), 12 Rev. can. D.P. 25, p. 49). Le non‑respect de ces conditions pouvait empêcher qu’une allégation de légitime défense soit présentée au jury ou acceptée par celui‑ci. Par exemple, la personne accusée devait avoir été l’objet d’une attaque illégale (ou avoir perçu raisonnablement l’être) pour avoir accès au moyen de défense. Le paragraphe 34(1) exigeait qu’elle n’ait pas provoqué l’attaque et qu’elle n’ait employé que la force nécessaire pour se défendre, sans intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves. En revanche, le par. 34(2) était applicable lorsque la personne accusée avait causé la mort ou des lésions corporelles graves, y compris lorsqu’elle avait voulu ce résultat, pourvu qu’elle ait eu une appréhension raisonnable qu’elle était menacée du même préjudice et ne pouvait pas autrement s’y soustraire (Brisson c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 227, p. 257‑258).

[31]                          Ajoutant à la complexité, certaines de ces exigences allaient au‑delà des conclusions de fait à propos de ce qui s’était passé et requéraient que des conclusions de droit soient tirées sur des questions comme l’intention de la personne accusée ou les qualités juridiques de certains gestes. Pour démontrer que la personne accusée avait provoqué une attaque illégale, la Couronne devait faire ressortir [traduction] « une conduite de la personne accusée agissant avec l’intention de provoquer une attaque contre elle‑même » (R. c. Nelson (1992), 8 O.R. (3d) 364 (C.A.), p. 371). Par conséquent, l’effet juridique d’un acte comme celui de saisir une arme dans le feu d’une dispute n’était pas jugé au regard de la question de savoir si l’acte était en fait à l’origine de l’attaque, mais exigeait qu’il soit décidé si la personne accusée l’avait fait dans le but de prévenir l’affrontement, plutôt que de l’amorcer (R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483 (C.A.), p. 499‑501).

[32]                          Certaines exigences servant à établir la légitime défense en vertu de l’ancien droit comprenaient en outre une composante objective de raisonnabilité. Par exemple, suivant le par. 34(2), la personne accusée devait démontrer qu’elle avait des motifs raisonnables d’appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave, et des motifs raisonnables de croire qu’elle ne pouvait pas autrement se soustraire au préjudice. Les tribunaux ont établi des facteurs pour aider à évaluer le caractère raisonnable des croyances et des gestes de la personne accusée, comme l’imminence de la menace, la possibilité de se retirer, la retenue, la proportionnalité de la force employée et l’historique des relations entre les parties (R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, p. 876; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 40; R. c. Cain, 2011 ONCA 298, 278 C.C.C. (3d) 228, par. 9; D. M. Paciocco, « The New Defense against Force » (2014), 18 R. can. D.P. 269, p. 291‑292). Ces facteurs n’étaient pas des exigences rigides; par exemple, la personne accusée n’était pas tenue [traduction] « [d’]évaluer avec précision » le degré de force employé sous la rubrique de la proportionnalité (R. c. Baxter (1975), 27 C.C.C. (2d) 96 (C.A. Ont.), p. 111; voir aussi R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272, par. 18; R. c. Kong, 2005 ABCA 255, 53 Alta. L.R. (4th) 25, par. 206‑209 (le juge Wittman, dissident), inf. par 2006 CSC 40, [2006] 2 R.C.S 347 (souscrivant aux motifs du juge Wittman). L’obligation de se retirer, que les tribunaux ont incluse par voie d’interprétation extensive dans les par. 34(1) et (2), était [traduction] « souple », et même l’obligation de se retirer « autant qu’il lui était possible de le faire », expressément prévue à l’art. 35, a été « assouplie » au fil du temps (N. Weisbord, « Who’s Afraid of the Lucky Moose? Canada’s Dangerous Self‑Defence Innovation » (2018), 64 R.D. McGill 349, p. 365). De même, l’importance de l’imminence en tant que facteur distinct a été mise en contexte de façon plus nuancée à la suite de l’analyse que la Cour a faite de la légitime défense dans le contexte de la violence au foyer dans l’arrêt Lavallee.

[33]                          Les quatre portes d’accès à la légitime défense en application des art. 34 à 37, avec leurs conditions préalables exigeantes et souvent fondées sur l’intention, ont fait l’objet de nombreuses critiques de la part des juristes. Ceux‑ci ont utilisé les termes suivants pour décrire le régime : « chevauch[ement] », « complex[e], « excessivement détaill[é] [. . .] » et [traduction] « guère plus qu’une source de perplexité et de confusion » (R. c. Pétel, [1994] 1 R.C.S. 3, p. 12; McIntosh, par. 16; Pintar, p. 492).

[34]                          Si cela posait un défi déjà suffisant pour les juges siégeant seuls, les exposés au jury impliquaient couramment des voies redondantes et sinueuses vers l’acquittement pour lui permettre de prendre en compte les diverses options qui se présentaient eu égard à la preuve sur laquelle il pouvait raisonnablement s’appuyer. Les juges avaient alors la tâche peu enviable de veiller à ce que la personne accusée ne soit pas privée d’une voie viable vers l’acquittement, tout en évitant de surcharger le jury de directives prêtant inutilement à confusion (Hebert). Il en résultait souvent des directives très longues, prolixes, contradictoires et lourdes (Paciocco (2008)).

B.        La réforme des dispositions sur la légitime défense

[35]                          En réponse à des décennies de critiques répandues à propos de la complexité et de l’inapplicabilité des dispositions antérieures, le projet de loi C‑26 est entré en vigueur le 11 mars 2013, et a introduit d’importantes modifications au droit applicable à la légitime défense, à la défense des biens et à l’arrestation par des citoyens (Loi sur l’arrestation par des citoyens et la légitime défense, L.C. 2012, c. 9, art. 2). Une de ses dispositions, le nouvel art. 34, a remplacé les quatre catégories antérieures de la légitime défense qui se chevauchaient, prévues aux art. 34 à 37. Les dispositions relatives à la défense des biens ont été pareillement unifiées et se trouvent maintenant à l’art. 35.

[36]                          La reformulation par le Parlement du droit applicable à la légitime défense à l’art. 34 se lit maintenant ainsi :

            Défense — emploi ou menace d’emploi de la force

            34 (1) N’est pas coupable d’une infraction la personne qui, à la fois :

               a) croit, pour des motifs raisonnables, que la force est employée contre elle ou une autre personne ou qu’on menace de l’employer contre elle ou une autre personne;

               b) commet l’acte constituant l’infraction dans le but de se défendre ou de se protéger — ou de défendre ou de protéger une autre personne — contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force;

               c) agit de façon raisonnable dans les circonstances.

            Facteurs

            (2) Pour décider si la personne a agi de façon raisonnable dans les circonstances, le tribunal tient compte des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte, ce qui comprend notamment les facteurs suivants :

               a) la nature de la force ou de la menace;

               b) la mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel;

               c) le rôle joué par la personne lors de l’incident;

               d) la question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme;

               e) la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause;

               f) la nature, la durée et l’historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi ou toute menace d’emploi de la force avant l’incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace;

               f.1) l’historique des interactions ou communications entre les parties en cause;

               g) la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force;

               h) la question de savoir si la personne a agi en réaction à un emploi ou à une menace d’emploi de la force qu’elle savait légitime.

            Exception

            (3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas si une personne emploie ou menace d’employer la force en vue d’accomplir un acte qu’elle a l’obligation ou l’autorisation légale d’accomplir pour l’exécution ou le contrôle d’application de la loi, sauf si l’auteur de l’acte constituant l’infraction croit, pour des motifs raisonnables, qu’elle n’agit pas de façon légitime.

[37]                         La structure de l’art. 34 est simplifiée et unifiée en ce sens que les trois mêmes éléments ou questions de base se présentent dans tous les cas de légitime défense : premièrement, conformément à l’al. 34(1)a), la personne accusée doit croire raisonnablement qu’on emploie ou qu’on menace d’employer la force contre elle ou quelqu’un d’autre; deuxièmement, suivant l’al. 34(1)b), le but subjectif de la réaction à la menace doit être de se protéger soi‑même ou de protéger autrui; troisièmement, l’al. 34(1)c) prévoit que la personne accusée doit agir de façon raisonnable dans les circonstances. Le paragraphe 34(2) énonce neuf facteurs non exhaustifs dont il faut tenir compte pour décider si la personne accusée a, conformément à l’al. 34(1)c), agi de façon raisonnable dans les circonstances.

[38]                         L’historique législatif du projet de loi C‑26 a été cité comme un élément de preuve extrinsèque de l’intention du Parlement de conserver la portée et les principes jurisprudentiels existants applicables à la légitime défense plutôt que de mettre en œuvre des modifications de fond (Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignages, no 18, 1re sess., 41e lég., 7 février 2012, p. 2 (hon. Rob Nicholson)). Bien que l’objectif déclaré du projet de loi C‑26 soit de clarifier et de simplifier le droit (Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 19, 1re sess., 41e lég., 17 mai 2012 (hon. Rob Nicholson)), l’art. 34 fait beaucoup plus que rationaliser la légitime défense et enlever des couches de complexité.

[39]                         Le Parlement est parti des articles antérieurs et de la jurisprudence correspondante pour trouver un moyen cohérent d’aller de l’avant. Il a travaillé avec les éléments existants du droit antérieur, mais pas nécessairement dans les limites de ceux‑ci. Il a ensuite démantelé la structure des anciennes dispositions et a construit quelque chose d’original. Ce faisant, il a pris bien des composantes du droit antérieur, il en a laissé d’autres de côté comme débris, il a intégré quelques matériaux neufs et il en a refaçonné d’autres pour qu’ils s’ajustent à la nouvelle forme. Il n’y a maintenant qu’une seule porte menant au nouvel édifice pour toutes les affaires de défense de la personne. Même si on accepte que le nouveau cadre unifié à l’art. 34 a été édifié sur la fondation des dispositions et de la jurisprudence antérieures, il a modifié de façons notables le droit applicable à la légitime défense en élargissant la portée et l’application de ce moyen de défense et en ayant recours à une évaluation multifactorielle du caractère raisonnable.

[40]                         Premièrement, les nouvelles dispositions relatives à la légitime défense sont [traduction] « de portée plus large » (Paciocco (2014), p. 275‑276). Par exemple, en vertu des anciens par. 34(1) et (2), la personne accusée devait établir qu’elle avait été l’objet d’une « attaque » illégale ou qu’elle avait perçu raisonnablement l’être. Selon le nouveau droit, ce qui est pertinent est la « force » de quelque nature qui est raisonnablement appréhendée, y compris la force qui est le produit de la négligence. En outre, la réaction de la personne accusée suivant le nouveau droit ne se limite plus à un emploi défensif de la force. Elle peut s’appliquer à d’autres catégories d’infractions, y compris les actes qui empiètent sur les droits de tiers innocents, par exemple le vol, l’introduction par effraction ou la conduite dangereuse. Le fait de remplacer l’« attaque » par la « force » clarifie aussi que l’imminence ne constitue pas une exigence stricte, conformément à la jurisprudence interprétant les anciennes dispositions depuis l’arrêt Lavallee (l’imminence demeure un facteur suivant l’al. 34(2)b)). Il n’est pas nécessaire que la personne accusée croie que la victime était alors en mesure actuelle de mettre à exécution une menace d’emploi de la force physique, comme il le faut pour établir la perpétration de voies de fait en application de l’al. 265(1) b) du Code criminel . Enfin, l’art. 34 s’applique tout autant, que l’intention soit celle de se protéger ou de protéger autrui, et il ne se limite plus aux personnes « placée[s] sous [l]a protection [de la personne accusée] », comme l’exigeait l’ancien art. 37.

[41]                         Deuxièmement, le Parlement a opté pour une nouvelle méthode lorsqu’il a supprimé l’enchevêtrement de conditions préliminaires et d’admissibilité prévues dans les anciennes dispositions, et qu’il a établi un cadre unifié comportant une norme générale de raisonnabilité. Les conditions anciennement imposées par chacune des dispositions relatives à la légitime défense étaient des mécanismes de filtrage utilisés pour décider si le moyen de défense était soumis au jury en premier lieu, et ensuite décider s’il avait été établi. Certaines de ces notions sont maintenant incorporées au par. 34(2) en tant que facteurs pertinents dans l’analyse du caractère raisonnable. Par conséquent, l’effet juridique des anciennes conditions préliminaires et d’admissibilité dans les art. 34 à 37 antérieurs a été transformé.

[42]                         L’importance de cette réforme ne saurait être exagérée. Comme l’écrit le juge Paciocco, [traduction] « l’élément évaluatif du moyen de défense est plus fluide, et des facteurs qui n’auraient pas été envisagés en application des dispositions abrogées peuvent maintenant être pris en compte par les décideuses et décideurs » (Paciocco (2014), p. 295). Il appartient maintenant aux juges des faits de soupeser ces facteurs et de déterminer si le moyen sera finalement retenu. Le pouvoir discrétionnaire conféré aux juges des faits signifie que le moyen de défense peut maintenant être accueilli en l’absence de ce qui était antérieurement une condition de son succès. Par exemple, alors que l’ancien par. 34(1) exigeait à titre de condition préliminaire que la force se limite à « la force qui est nécessaire », le nouveau cadre d’analyse prévoit que la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force n’est qu’un des facteurs (al. 34(2)g)) d’appréciation du caractère raisonnable global des gestes de celle‑ci dans les circonstances.

[43]                         De même, la provocation ou l’absence de provocation n’est plus une exigence préliminaire qui fait passer la personne accusée par une porte ou par une autre, mais constitue plutôt un facteur à prendre en compte. Les juges des faits sont donc [traduction] « plus libres [. . .] de traiter la provocation comme une considération continue susceptible d’influer sur la décision finale quant au caractère raisonnable, plutôt que comme une simple considération préliminaire qui perd toute influence une fois qu’on a décidé quelle disposition relative à la légitime défense doit s’appliquer » (Paciocco (2014), p. 290).

[44]                         Il s’ensuit du choix du Parlement que le moyen de défense est maintenant plus accessible et plus souple et que davantage d’allégations de légitime défense seront soumises aux juges des faits. Même dans les situations où l’étendue de l’implication initiale de la personne accusée est contestée, ou dans celles où l’affrontement violent s’est développé au fil d’une série d’affrontements distincts, le cadre unifié de l’art. 34 signifie que les juges doivent uniquement donner aux jurys un seul ensemble de directives.

[45]                         Remplacer les conditions préliminaires et les conditions d’admissibilité par des facteurs de raisonnabilité signifie en outre que ces facteurs doivent être pris en compte dans toutes les affaires de légitime défense où ils sont pertinents eu égard aux faits. En revanche, en vertu des art. 34 à 37 du régime antérieur, certaines exigences n’entraient en jeu que dans certaines situations, en fonction des dispositions qui s’appliquaient. Par exemple, alors que l’ancien art. 37 exigeait que la force employée se limite à celle qui est nécessaire, il n’y avait aucune exigence semblable en vertu de l’ancien par. 34(2) (Hebert, par. 16). Maintenant, cependant, la proportionnalité des gestes de la personne accusée en réaction à une menace est toujours un facteur distinct à prendre en compte en vertu de l’al. 34(2)g). Ce facteur peut être déterminant, même si la personne accusée était par ailleurs une victime innocente des circonstances (R. c. Parr, 2019 ONCJ 842; R. c. Robertson, 2020 SKCA 8, 386 C.C.C. (3d) 107, par. 41‑43).

[46]                          En pratique, les nouvelles dispositions sont à la fois plus généreuses envers la personne accusée et plus restrictives : elles restreignent la portée de la légitime défense dans certaines circonstances factuelles et l’élargissent dans d’autres (R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22, par. 47‑48; Paciocco (2014), p. 296). La transposition de conditions obligatoires en simples facteurs indique une plus grande souplesse dans l’accès au moyen de défense, mais cette souplesse accrue est contrebalancée par l’obligation d’examiner certains facteurs — y compris la proportionnalité et l’existence d’autres moyens pour parer à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force — dans tous les cas où ils sont pertinents, peu importe la genèse de l’affrontement ou les caractéristiques du différend.

[47]                         Se pose aussi la question de savoir si les modifications ont changé la portée ou la nature de la légitime défense en faisant passer son fondement moral de la justification à l’excuse. Si la légitime défense est vue comme une justification, le fait de tuer en légitime défense n’est pas considéré comme injuste, parce qu’il maintient le droit à la vie et à l’autonomie de la personne qui agit. Il est fondé sur la nécessité de se protéger soi‑même (R. c. Pilon, 2009 ONCA 248, 243 C.C.C. (3d) 109, par. 68). En revanche, l’excuse écarte la culpabilité morale de la personne accusée. Elle agit principalement en niant le caractère volontaire d’un acte qui est néanmoins injuste. Un certain nombre de théoriciens se sont demandé si la légitime défense est une justification, surtout en dehors du cas classique de la défense contre l’emploi illégal de la force. Ils sont divisés dans les cas où la personne accusée emploie la force contre une menace raisonnablement perçue qui n’existe pas en fait, où elle emploie la force contre une attaque qu’elle a provoquée, et où l’acte défensif n’est pas proportionné ou nécessaire (A. Brudner, « Constitutionalizing self‑defence » (2011), 61 U.T.L.J. 867, p. 891‑895; C. Fehr, « Self‑Defence and the Constitution » (2017), 43 Queen’s L.J. 85, p. 109; K. Ferzan, « Justification and Excuse », dans J. Deigh et D. Dolinko, dir., The Oxford Handbook of Philosophy of Criminal Law (2011), 239, p. 253; K. Roach, « A Preliminary Assessment of the New Self‑Defence and Defence of Property Provisions » (2012), 16 R. can. D.P. 275, p. 276‑277). Dans de tels cas, l’acte défensif n’est pas considéré comme légitime ou tolérable par de nombreux auteurs, mais la culpabilité peut être évitée lorsque les circonstances mettent en doute le caractère volontaire de l’acte, ce qui le rapproche de l’excuse et du droit applicable à la nécessité.

[48]                         Les modifications de 2013 occultent davantage le fondement moral de la légitime défense. Les nouvelles dispositions conservent le principe sous‑jacent selon lequel les gestes de la personne accusée sont une réaction à une menace externe à son intégrité physique. Cependant, contrairement à l’ancien droit, les dispositions applicables à la légitime défense n’utilisent plus la notion de justification. L’article 34 prévoit tout simplement que la personne accusée « [n]’est pas coupable d’une infraction » lorsqu’elle satisfait aux conditions d’application du moyen de défense. De plus, il est possible de soutenir que l’élimination de l’exigence que la personne accusée ait été « illégalement attaquée » (prévue à l’ancien par. 34(1)) ou qu’elle ait « appréhend[é] [. . .] la mort ou quelque lésion corporelle grave » (prévue à l’ancien par. 34(2)) en tant qu’éléments d’ouverture distincts a pour effet de supprimer toute frontière résiduelle entre les catégories du moyen de défense, à savoir ce qui est « moralement justifiable » et ce qui est « moralement excusable ». Certains prétendent que le nouvel art. 34 peut être compatible avec un spectre de conduites morales, y compris les actes qui ne sont que [traduction] « moralement acceptables », lorsqu’il existe un équilibre raisonné entre la menace et la réaction (Fehr, p. 102). Cela tend à indiquer que le moyen de défense n’est ni une simple justification ni une excuse, occupant plutôt une position intermédiaire d’« acceptabilité » entre la légitimité et le caractère irréprochable. Comme nous le verrons, les modifications ont eu pour effet de brouiller la ligne de démarcation entre la justification et l’excuse, et il faut en tenir compte dans l’interprétation des nouvelles dispositions. Puisque le moyen de défense peut maintenant être invoqué dans des circonstances qui ne correspondent peut‑être pas exactement au cadre d’analyse traditionnel fondé sur la justification, la nécessité de prendre en considération l’ensemble de la conduite de la personne accusée au cours de l’incident, qui est pertinente quant au caractère raisonnable de l’acte qui aurait été commis en légitime défense, revêt une importance accrue.

[49]                         Pour résumer, bien que les modifications aient eu pour objectif premier de simplifier le droit applicable à la légitime défense au Canada, le Parlement a en outre effectué un changement d’orientation important. Il est largement reconnu par les juridictions d’appel de partout au pays et les universitaires que ces modifications ont donné lieu à des changements de fond au droit de la légitime défense (Bengy, par. 45‑50; R. c. Evans, 2015 BCCA 46, 321 C.C.C. (3d) 130, par. 19‑20 et 30; R. c. Green, 2015 QCCA 2109, 337 C.C.C. (3d) 73, par. 49‑50; R. c. Power, 2016 SKCA 29, 335 C.C.C. (3d) 317, par. 26; R. c. Cormier, 2017 NBCA 10, 348 C.C.C. (3d) 97, par. 46; R. c. Carriere, 2013 ABQB 645, 86 Alta L.R. (5th) 219, par. 92‑101; R. c. Chubbs, 2013 NLCA 60, 341 Nfld & P.E.I.R. 346, par. 7; voir aussi ministère de la Justice, Projet de loi C‑26 (2012 L.C. ch. 9) Réforme de la légitime défense et défense des biens : Guide technique à l’intention des praticiens, mars 2013 (en ligne) (« Guide technique »), p. 10‑31; Fehr, p. 88; Paciocco (2014), p. 271; D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions (2e éd. 2015), p. 1255). Les mots « rôle joué par la personne lors de l’incident » à l’al. 34(2)c) doivent être interprétés à la lumière des modifications étendues et de fond apportées au droit et non lus simplement en fonction des anciennes dispositions.

[50]                          Je vais maintenant faire un examen plus détaillé des trois questions soulevées par l’art. 34 avant d’énoncer comment il convient d’interpréter la nouvelle expression « rôle joué par la personne lors de l’incident » prévue à l’al. 34(2)c).

C.            Les trois questions soulevées par l’art. 34

[51]                          Les trois questions soulevées par le par. 34(1), énoncées ci‑dessus, peuvent être utilement conceptualisées comme suit : (1) le catalyseur, (2) le mobile et (3) la réaction (Guide technique, p. 11; motifs de la C.A., par. 42; voir aussi S. Coughlan, « The Rise and Fall of Duress : How Duress Changed Necessity Before Being Excluded by Self‑Defence » (2013), 39 Queen’s L.J. 83, p. 116). Je vais maintenant examiner chacune de ces questions séparément.

(1)          Le catalyseur — al. 34(1)a) : la personne accusée croyait‑elle, pour des motifs raisonnables, qu’on employait ou qu’on menaçait d’employer la force contre elle ou une autre personne?

[52]                          Cet élément de la légitime défense consiste à examiner l’état d’esprit de la personne accusée et la perception des événements qui l’ont amenée à agir. Comme nous l’avons vu précédemment, les nouvelles dispositions comprennent la défense de soi et la défense d’autrui. À moins que la personne accusée ait cru subjectivement qu’on employait ou qu’on menaçait d’employer la force contre elle ou une autre personne, elle ne peut se prévaloir du moyen de défense.

[53]                          Fait important, la croyance réelle de la personne accusée doit reposer sur « des motifs raisonnables ». Il y a une bonne raison de superposer un élément objectif dans l’évaluation de la croyance de la personne accusée en vertu de l’al. 34(1)a) et dans le droit applicable à la légitime défense plus généralement. Comme la légitime défense a pour effet de mettre des actes par ailleurs criminels à l’abri d’une conséquence punitive, le moyen de défense ne saurait dépendre exclusivement de la perception du besoin d’agir d’une personne accusée. Le renvoi au caractère raisonnable incorpore les normes et les valeurs sociales dans l’appréciation du caractère moralement répréhensible des gestes de la personne accusée (Cinous, par. 121). Il s’agit [traduction] « d’une mesure de contrôle de la qualité utilisée pour maintenir une norme de conduite jugée acceptable non pas par la personne en cause, mais par la société dans son ensemble » (Paciocco (2014), p. 278).

[54]                          Le test pour juger du caractère raisonnable de la croyance de la personne accusée en application des dispositions relatives à la légitime défense a traditionnellement été compris comme étant une norme objective mixte ou modifiée. Le caractère raisonnable n’était pas mesuré « du point de vue de l’homme raisonnable hypothétiquement neutre, en faisant abstraction de la situation personnelle de l’accusé » (R. c. Charlebois, 2000 CSC 53, [2000] 2 R.C.S. 674, par. 18). Il était plutôt contextualisé dans une certaine mesure : les croyances de la personne accusée étaient appréciées du point de vue d’une personne ordinaire qui partage les attributs, les expériences et la situation de la personne accusée lorsque ces caractéristiques et expériences étaient pertinentes quant à la croyance ou aux gestes de la personne accusée (Lavallee, p. 883).

[55]                          Par exemple, les affrontements violents antérieurs entre la personne accusée et la victime ont été pris en compte pour vérifier si la personne accusée croyait, pour des motifs raisonnables, qu’une menace imminente de mort ou de lésions corporelles graves pesait sur elle (Pétel, p. 13‑14; Lavallee, p. 874 et 899; Charlebois, par. 14; R. c. Currie (2002), 166 C.C.C. (3d) 190 (C.A. Ont.), par. 43‑44; R. c. Sheri (2004), 185 C.C.C. (3d) 155 (C.A. Ont.), par. 77). Le fait pour une personne accusée d’avoir une déficience intellectuelle a également été pris en considération dans l’appréciation du caractère raisonnable (Nelson, p. 370‑372; R. c. Kagan, 2004 NSCA 77, 224 N.S.R. (2d) 118, par. 37‑45).

[56]                          Cependant, les caractéristiques ou expériences personnelles ne sont pas toutes pertinentes pour l’analyse objective modifiée. La situation personnelle de la personne accusée qui influe sur ses croyances — qu’elles soit nobles, antisociales ou criminelles — ne devrait pas compromettre l’objectif le plus fondamental du Code criminel  qui est de promouvoir l’ordre public (Cinous, par. 128, le juge Binnie, motifs concordants). Le caractère raisonnable n’est pas considéré du point de vue de personnes trop craintives, ivres, anormalement vigilantes ou membres de sous‑cultures criminelles (Reilly c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 396, p. 405; Cinous, par. 129‑130; R. c. Phillips, 2017 ONCA 752, 355 C.C.C. (3d) 141, par. 98). De même, la norme de la personne ordinaire est « circonscrite en fonction des normes de comportement actuelles, y compris les valeurs fondamentales comme la recherche de l’égalité consacrée par la Charte canadienne des droits et libertés  » (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 34). Les préjugés personnels ou les craintes irrationnelles à l’égard d’un groupe ethnique ou d’une culture identifiable ne pourraient jamais de façon acceptable être à la base d’une perception objectivement raisonnable de menace. Cette restriction garantit que les croyances racistes qui sont contraires à l’égalité ne peuvent servir de fondement à une croyance pour des motifs raisonnables. Le juge Doherty a succinctement illustré ce principe dans ses motifs en l’espèce, au par. 49 :

                    [traduction] Par exemple, la croyance « sincère » d’une personne accusée que tous les jeunes hommes de race noire sont armés et dangereux ne saurait être prise en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de cette croyance de la personne accusée selon laquelle le jeune homme de race noire sur lequel elle a fait feu était armé et sur le point de lui tirer dessus. De faire entrer en ligne de compte des opinions racistes dans l’analyse du caractère raisonnable compromettrait l’objectif même de cette analyse. La fin justificative du moyen de défense est incompatible avec une défense fondée sur une croyance qui ne concorde pas avec les valeurs et normes sociales essentielles.

[57]                          La question n’est donc pas de savoir ce que la personne accusée pensait être raisonnable sur le fondement de ses caractéristiques et expériences, mais plutôt de savoir ce qu’une personne raisonnable ayant ces caractéristiques et expériences pertinentes percevrait (Pilon, par. 74). Le droit continue en outre d’accepter qu’une croyance sincère, mais erronée, puisse néanmoins être raisonnable, et n’empêche pas automatiquement d’alléguer la légitime défense (Lavallee, p. 874; Pétel, p. 13; R. c. Billing, 2019 BCCA 237, 379 C.C.C. (3d) 285, par. 9; R. c. Robinson, 2019 ABQB 889, par. 23 (CanLII); R. c. Cunha, 2016 ONCA 491, 337 C.C.C. (3d) 7, par. 8).

[58]                         Le caractère raisonnable est, en fin de compte, une question de jugement et [traduction] « [t]axer une croyance de déraisonnable dans le contexte d’une allégation de légitime défense revient à déclarer que l’acte de la personne accusée est criminellement répréhensible » (motifs de la C.A., par. 46; voir aussi Cinous, par. 210, la juge Arbour, dissidente, mais non sur ce point; Pilon, par. 75; Phillips, par. 98; G. P. Fletcher, « The Right and the Reasonable », dans R. L. Christopher, dir., Fletcher’s Essays on Criminal Law (2013), 150, p. 157).

(2)          Le mobile — al. 34(1)b) : la personne accusée a‑t‑elle fait quelque chose dans le but de se défendre ou de se protéger, ou de défendre ou de protéger une autre personne, contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force?

[59]                          Le deuxième élément de la légitime défense porte sur le but que visait la personne accusée en commettant l’acte qui constitue l’infraction. L’alinéa 34(1)b) exige que l’acte soit commis par la personne accusée pour se défendre ou se protéger, ou pour défendre ou protéger une autre personne, contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force. Il s’agit d’une analyse subjective qui touche à l’essence même de la légitime défense. S’il n’y a aucun but défensif ou protecteur, le moyen de défense n’a plus sa raison d’être (voir Brunelle c. R., 2021 QCCA 783, par. 30‑33; R. c. Craig, 2011 ONCA 142, 269 C.C.C. (3d) 61, par. 35; Paciocco (2008), p. 29). La disposition relative au mobile garantit donc que la personne accusée n’agit pas dans le but de se faire justicier, de se venger ou pour toute autre considération personnelle.

[60]                         La disposition relative au mobile fait en outre une distinction entre la légitime défense et d’autres situations qui peuvent impliquer l’emploi excusable ou autorisé de la force par une personne accusée, par exemple empêcher la perpétration d’une infraction (art. 27), la défense des biens (art. 35) ou l’arrestation par des citoyens (art. 494). Il est essentiel de clarifier le but visé par la personne accusée, car l’éventail de ce qui constitue une réaction raisonnable peut être limité par le but visé par la personne accusée à tout moment donné. L’éventail de réactions raisonnables sera différent selon le but de la personne accusée : défendre des biens, effectuer une arrestation ou se défendre ou défendre une autre personne contre l’emploi de la force.

[61]                          Le but dans lequel agit une personne accusée peut évoluer à mesure qu’un incident progresse ou s’aggrave. La décision du Parlement de modifier le droit applicable à la défense de la personne, à la défense des biens et à l’arrestation par des citoyens dans le cadre d’un seul projet de loi reconnaît ce chevauchement, car les trois situations ont « un rapport direct avec la question générale de savoir comment les citoyens peuvent légalement réagir devant une menace imminente et sérieuse à leurs biens, à eux‑mêmes et à d’autres personnes » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, 1re sess., 41e lég., 1er décembre 2011, p. 3833 (Robert Goguen)). Les mesures prises initialement pour défendre ses propres biens peuvent passer à une situation de légitime défense. De même, des moyens de défense distincts peuvent à juste titre s’appliquer à des infractions distinctes ou à des phases distinctes d’un incident (Cormier, par. 67). En même temps, il faut prendre grand soin de formuler adéquatement la menace ou l’emploi de la force qui existait à un moment donné dans le temps pour que l’évaluation des gestes de la personne accusée puisse être adéquatement mise en parallèle avec leur but déclaré. Clarifier le but ne vise pas à classer la conduite de la personne accusée en catégories distinctes, mais plutôt à apprécier le contexte global d’un affrontement, comment il a évolué et le rôle qu’a joué la personne accusée, si elle en a joué un, dans la genèse de cette évolution. Comme l’a reconnu en deuxième lecture celui qui était alors secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, « ces lois, qui peuvent toutes s’appliquer à une situation donnée, doivent être claires et souples et assurer un juste équilibre entre la légitime défense et le recours à la police. C’est pourquoi toutes ces mesures sont réunies dans le projet de loi C‑26 » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, p. 3833 (Robert Goguen)).

(3)          La réaction — al. 34(1)c) : la conduite de la personne accusée était‑elle raisonnable dans les circonstances?

[62]                         La dernière question, prévue à l’al. 34(1)c), vise à examiner la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force, et exige que celle‑ci « ag[isse] [. . .] de façon raisonnable dans les circonstances ». L’analyse du caractère raisonnable au titre de l’al. 34(1)c) fait en sorte que le droit applicable à la légitime défense est conforme aux normes sociales de conduite. En faisant reposer le droit de la légitime défense sur la conduite dont on s’attend d’une personne raisonnable dans les circonstances, un équilibre approprié est atteint entre le respect de la sécurité de la personne qui agit et le respect de la sécurité de la personne sur qui on agit. Le droit applicable à la légitime défense pourrait autrement [traduction] « encourager l’impétuosité et les recours inutiles à la violence pour se protéger » (Roach, p. 277‑278). Le fait que le caractère moral de la légitime défense soit donc maintenant inextricablement lié au caractère raisonnable de l’acte de la personne accusée est particulièrement important, car certaines conditions qui étaient essentielles à la légitime défense en vertu de l’ancien régime — par exemple, la nature de la force ou de la menace d’emploi de la force donnant lieu à des motifs raisonnables d’appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave — ont été transformées en simples facteurs en application du par. 34(2).

[63]                          La transition au « caractère raisonnable » à l’al. 34(1)c) illustre l’orientation du nouveau régime vers un libellé large et souple. Même si les tribunaux, dans leurs interprétations tardives de l’ancien droit, considéraient que les mots « qu’à la force nécessaire » étaient apparentés au « caractère raisonnable » (R. c. Gunning, 2005 CSC 27, [2005] 1 R.C.S. 627, par. 25 et 37; R. c. Szczerbaniwicz, 2010 CSC 15, [2010] 1 R.C.S. 455, par. 20‑21), la nouvelle disposition adopte explicitement cette norme et l’applique dans tous les cas. De ce fait, le sens ordinaire de la disposition est plus apparent pour la personne moyenne et ne dépend pas d’une appréciation de l’interprétation judiciaire ou de termes techniques (Guide technique, p. 22‑23). Cela témoigne de l’intention du Parlement de rendre le droit applicable à la légitime défense plus compréhensible et accessible à la population canadienne (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, 1re sess., 41e lég., 24 avril 2012, p. 7063‑7064 (Robert Goguen)).

[64]                          Au moyen du par. 34(2), le Parlement a aussi expressément structuré la façon dont les décideurs et décideuses devraient établir si un acte de légitime défense était raisonnable dans les circonstances. Suivant le libellé de la disposition, le point de départ est que le caractère raisonnable sera mesuré en fonction « des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte ». Cette norme permet une analyse très vaste portant sur la manière dont l’acte s’est produit et le rôle joué par chacun, et modifie la norme objective pour prendre en compte certaines caractéristiques de la personne accusée, y compris sa taille, son âge, son sexe et ses capacités physiques (al. 34(2)e)). S’ajoutent à l’équation certaines expériences de la personne accusée, y compris la relation et l’historique de violence entre les parties (al. 34(2)f) et f.1)).

[65]                         Néanmoins, les juges des faits ne devraient pas être invités à simplement se mettre dans la tête de la personne accusée. L’accent doit demeurer sur ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans des circonstances comparables et non sur ce qu’une personne accusée en particulier pensait à ce moment‑là. Par exemple, même si la formation militaire de M. Khill constitue une caractéristique personnelle pertinente, cela ne convertit pas la détermination du caractère raisonnable en une norme personnelle bâtie uniquement pour lui, et encore moins en une norme moins exigeante que ce dont on s’attendrait d’une personne raisonnable qui se trouverait dans sa situation. Le droit de la légitime défense ne saurait offrir des règles d’engagement différentes applicables à ce qui se produit dans les foyers de ceux qui ont une expérience militaire ou permettre que la « formation » remplace le discernement et le jugement. L’alinéa 34(1)c) pose la question de savoir si la personne accusée a « ag[i] de façon raisonnable dans les circonstances ». Il n’appelle pas à se demander si la formation militaire de M. Khill rend son acte raisonnable, ni s’il était raisonnable pour ce dernier de commettre l’acte. La question à laquelle il faut répondre est la suivante : qu’aurait fait une personne raisonnable avec une formation militaire semblable dans ce contexte civil?

[66]                         Comme l’a souligné le juge Doherty au par. 58 de ses motifs, les [traduction] « faits pertinents dans la situation personnelle de la personne accusée » visés au par. 34(2) peuvent également comprendre toute croyance erronée qu’avait raisonnablement la personne accusée. Si le tribunal conclut que cette dernière croyait à tort, mais pour des motifs raisonnables, que la force était employée contre elle ou qu’on menaçait de l’employer contre elle comme le prévoit l’al. 34(1)a), cette conclusion est pertinente dans l’analyse du caractère raisonnable en application de l’al. 34(1)c). Cependant, bien que les al. 34(1)a) et b) portent sur la croyance et le but subjectif de la personne accusée, l’analyse du caractère raisonnable en vertu de l’al. 34(1)c) s’intéresse principalement au caractère raisonnable des gestes de la personne accusée, et non à son état d’esprit.

[67]                         Les tribunaux doivent donc éviter de traiter l’appréciation du caractère raisonnable de la façon d’agir, ou autrement dit l’acte, en application de l’al. 34(1)c) comme équivalente à la croyance raisonnable visée à l’al. 34(1)a). Sauf dans le cas d’erreurs sincères mais raisonnables, les juges doivent rappeler aux jurys que l’appréciation objective prévue à l’al. 34(1)c) ne devrait pas refléter le point de vue de la personne accusée, mais plutôt celui d’une personne raisonnable ayant certaines des qualités et expériences de la personne accusée. Comme l’a dit simplement en deuxième lecture celui qui était alors secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, « [u]ne personne ne peut pas chercher à s’excuser d’un geste qui serait normalement un acte criminel selon la loi; elle doit agir raisonnablement, notamment dans son évaluation de la menace contre elle ou une autre personne » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, p. 3834 (je souligne) (Robert Goguen)).

[68]                         Le Parlement fournit une structure et une orientation supplémentaires parce qu’il prévoit que les juges des faits « tien[nent] compte » de (« shall consider » dans la version anglaise) tous les facteurs énoncés aux al. a) à h) du par. 34(2) qui sont pertinents dans les circonstances de l’affaire. Le projet de loi initial présenté à la Chambre des communes prévoyait seulement que le tribunal « peut » tenir compte des facteurs énumérés, mais cela a été changé pour établir « clairement que le tribunal doit, et non peut, tenir compte des faits pertinents » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, p. 7065 (Robert Goguen)). Les facteurs énumérés ne sont pas exhaustifs, ce qui permet au droit d’évoluer.

[69]                          La façon dont la personne agit est l’acte constituant l’accusation criminelle — en l’espèce, la fusillade. À la lumière de l’al. 34(1)c), la question n’est pas le caractère raisonnable de chaque facteur individuellement, mais la pertinence de chaque facteur quant à la question ultime du caractère raisonnable de l’acte. La Couronne n’est donc pas tenue d’établir que le « rôle joué par la personne lors de l’incident » était lui‑même déraisonnable pour que ce rôle puisse être pris en compte en tant que facteur en application de l’al. 34(1)c). Dès lors que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » est probant à l’égard de la question de savoir si l’acte à l’origine de l’accusation était raisonnable ou déraisonnable, il peut être soumis aux juges des faits. Une fois qu’un facteur respecte les normes juridiques et factuelles applicables, il appartient aux juges des faits d’apprécier et de soupeser les facteurs et d’établir si l’acte était raisonnable ou non. Il s’agit d’une démarche globale, holistique. Aucun facteur à lui seul n’est nécessairement déterminant pour l’issue.

[70]                          Comme je l’ai expliqué précédemment, le choix du Parlement d’une évaluation globale du caractère raisonnable des gestes par ailleurs illégaux de la personne accusée représente la modification la plus importante du droit applicable à la légitime défense. Bien que ce soit nouveau pour le droit de la légitime défense, ce n’est pas la première fois que le Parlement demande aux juges et aux jurys d’évaluer le caractère raisonnable de la conduite d’une personne accusée ou qu’il a recours à un test juridique multifactoriel. La méthode claire et couramment utilisée qui s’applique à de tels cas trouve aussi application sous le régime du par. 34(2). On peut s’attendre des parties qu’elles fassent des observations concernant l’interprétation juridique des facteurs, lesquels d’entre eux s’appliquent, la preuve qui peut les étayer ou les réfuter et le poids devant être accordé à chaque facteur applicable. En fait, la question de savoir si un certain facteur doit même être pris en compte ou celle du poids devant lui être accordé sera souvent contestée lors de la plaidoirie finale et/ou lorsque les avocats et avocates présentent des observations concernant les éléments qui devraient être laissés à l’appréciation du jury.

[71]                          Les parties souscrivent à ce cadre d’analyse global, mais ont des opinions divergentes relativement au sens et à la portée de l’un des facteurs énumérés. C’est sur cette question que je vais maintenant me pencher.

D.           Le sens du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » à l’al. 34(2)c)

[72]                          L’interprétation correcte du « rôle joué par la personne lors de l’incident » est au cœur du présent pourvoi. Monsieur Khill soutient qu’il s’agit d’une notion très limitée; elle ne comprend que la conduite qui est illégale, provocatrice ou moralement répréhensible. En substance, le juge Moldaver accepte cet argument, mais propose aussi un nouveau test. À son avis, ce facteur ne s’appliquerait que lorsque la personne accusée s’est livrée à une conduite qui est suffisamment injuste, y compris une conduite qui est « excessive ».

[73]                          L’imposition à l’al. 34(2)c) des conditions additionnelles non écrites formulées par l’appelant ou mon collègue crée un seuil inutile et indûment restrictif avant que le « rôle joué par la personne lors de l’incident » puisse être pris en compte par les juges des faits. Lors de la rédaction de la disposition, le Parlement aurait pu utiliser les mots « le rôle injuste joué par la personne lors de l’incident », mais ne l’a pas fait. En exigeant que la conduite soit injuste avant qu’elle puisse être prise en compte par les juges des faits, le juge Moldaver ajoute essentiellement une appréciation du caractère raisonnable au facteur de la conduite de la personne accusée tout au long de l’incident (prévu à l’al. 34(2)c)), plutôt que d’orienter l’analyse du caractère raisonnable vers une appréciation globale de la façon d’agir de la personne accusée (conformément à l’al. 34(1)c)), comme l’a prescrit le Parlement.

[74]                          À mon avis, selon les principes reconnus de l’interprétation législative, le Parlement a délibérément choisi un libellé large et neutre afin qu’il englobe un large éventail de conduites, autant sur le plan temporel que comportemental. Il veut clairement que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » renvoie à la conduite de la personne — comme ses gestes, omissions et exercices de jugement — au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte ultime était raisonnable dans les circonstances. Cela commande un examen du rôle de la personne accusée, si elle en a joué un, dans la genèse du conflit. La prise en compte de cette conduite sert, sur le plan de l’analyse, à évaluer si le comportement de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[75]                          Interprété adéquatement, ce facteur comprend, sans toutefois s’y limiter, la conduite qui aurait pu être considérée comme illégale, provocatrice ou moralement répréhensible selon les anciennes dispositions, ou qui aurait pu être qualifiée d’« excessive » selon le cadre d’analyse proposé par mon collègue. Je reconnais que les allégations de légitime défense peuvent souvent mettre en cause une conduite injuste pouvant être décrite en ces termes. Ces exemples de conduite ont clairement trait au caractère raisonnable, voire à la culpabilité morale, de la conduite de la personne accusée, et sont certainement compris dans la nouvelle expression, formulée largement, du Parlement. Cependant, il n’y a tout simplement aucune indication que ce dernier entendait restreindre aussi étroitement « le rôle joué par la personne lors de l’incident ». Son intention était plutôt que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » soit beaucoup plus large pour faire en sorte que les juges des faits puissent se pencher sur la façon dont toute conduite pertinente de la personne accusée lors de l’incident a contribué à l’affrontement ultime.

[76]                          Dans la prochaine section, j’exposerai d’abord pourquoi il s’agit là du sens que voulait donner le Parlement au « rôle joué par la personne lors de l’incident ». J’expliquerai ensuite pourquoi cette expression ne vise pas uniquement une conduite en particulier. De plus, je préciserai pourquoi le fait de donner à ces mots leur sens naturel constitue des directives et des garanties suffisantes en vue de l’évaluation des juges des faits, et pourquoi les arguments contre cette interprétation adéquate sont non fondés.

(1)          Le sens que le Parlement entendait donner à l’expression « le rôle joué par la personne lors de l’incident »

[77]                          L’interprétation qu’il convient de donner à l’al. 34(2)c) se fait jour si l’on suit les principes fondamentaux en matière d’interprétation législative : interpréter les termes utilisés dans la loi dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi et son objet (R. c. Zora, 2020 CSC 14, par. 33; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).

[78]                         Dans les modifications de 2013, le Parlement a fait le choix délibéré d’utiliser peu d’éléments du texte législatif de l’ancien régime. Il a repris certaines notions provenant des anciennes dispositions et de la jurisprudence élaborée sous leur régime, comme la « proportionnalité », l’« imminen[ce] » et les « rapports entre les parties ». Cependant, il a aussi expressément introduit de nouveaux énoncés, qui tendent à être davantage non limitatifs, généraux et génériques. Par exemple, la formule « autres moyens pour parer à » utilisée à l’al. 34(2)b) couvre un éventail plus large d’autres solutions que l’énoncé « a abandonné ou [s’est] retiré » qui se trouvait à l’ancien art. 35 (Guide technique, p. 26).

[79]                         L’expression « le rôle joué par la personne lors de l’incident » à l’al. 34(2)c) est une autre innovation du genre. Elle n’a pas d’équivalent dans la loi ou dans la jurisprudence antérieures et n’a pas de sens généralement reconnu en droit criminel. Le sens courant des mots « le rôle joué par la personne lors de l’incident » est étendu et neutre. Il englobe à la fois une portée temporelle large et un vaste éventail de comportements, qu’ils soient injustes, déraisonnables ou louables.

[80]                         La portée temporelle inclusive de l’al. 34(2)c) ressort clairement du mot « incident », lequel a un sens large et non limitatif. Cette notion est définie comme [traduction] « un événement ou une occurrence » par le Canadian Oxford Dictionary (1998). À moins qu’il ne soit défini dans la loi ou qu’il n’y ait une preuve de son emploi dans un sens technique, les tribunaux ont interprété ce mot suivant son sens ordinaire dans le contexte de la loi et en fonction d’une application logique aux faits (R. c. Soltys (1980), 8 M.V.R. 59 (C.A.C.‑B.); Soerensen c. Sood (1994), 123 Sask. R. 72 (C.A.), par. 15; State Farm Mutual Insurance Company c. Economical Mutual Insurance Company, 2018 ONSC 3496, 80 C.C.L.I. (5th) 283, par. 68).

[81]                         Dans le contexte de ces dispositions, l’« incident » englobe un cadre de référence temporel plus large que la menace particulière qui, selon les dires de la personne accusée, a poussé cette dernière à commettre l’acte en question. Que l’« incident » soit plus large que l’« acte » ou la façon d’agir ressort clairement de la manière dont la première notion est utilisée dans le texte anglais des al. 34(2)c), d), e), f) et f.1), et dans la version française des al. 34(2)c) et f), par opposition à celle dont la deuxième notion est employée aux al. 34(1)b) et c). De plus, si l’« incident » était interprété comme signifiant l’« acte » de légitime défense proprement dit, l’al. 34(2)c) serait redondant par rapport à l’al. 34(2)g), qui porte sur la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force.

[82]                         Par conséquent, en choisissant l’expression large « le rôle joué par la personne lors de l’incident », le Parlement a indiqué que les juges des faits devraient examiner la conduite de la personne accusée du début à la fin de l’« incident » qui a donné lieu à l’« acte », pourvu que cette conduite soit pertinente pour l’évaluation ultime du caractère raisonnable de la façon dont a agi la personne accusée. Cette portée temporelle étendue distingue le « rôle joué par la personne lors de l’incident » visé à l’al. 34(2)c) des autres facteurs énumérés au par. 34(2), dont certains sont temporellement délimités par la force ou la menace de force qui a poussé la personne accusée à agir, d’un côté, et sa réaction subséquente, de l’autre. Par exemple, l’al. 34(2)b) porte sur les autres choses que la personne accusée aurait pu faire au lieu de commettre l’acte à l’origine de l’infraction, comme se retirer ou prendre des mesures moins préjudiciables, relativement à l’imminence de la menace. La question de la proportionnalité en application de l’al. 34(2)g) juxtapose de la même façon la force que l’on menace d’employer et la réaction de la personne accusée à cette menace. Ces deux facteurs appellent les juges des faits à soupeser la réaction qu’a eue la personne accusée une fois que la menace perçue s’est matérialisée. De cette façon, l’al. 34(2)c) vise à remplir une fonction distinctive, d’équilibre et résiduelle, car il englobe l’éventail complet des mesures que la personne accusée aurait pu prendre avant que se présente la menace qui a motivé l’allégation de légitime défense, y compris les avenues raisonnables que celle‑ci aurait pu emprunter pour éviter d’engendrer l’incident violent.

[83]                         Ce cadre temporel large permet aux juges des faits d’examiner tous les éléments contextuels des gestes de la personne accusée de manière holistique. Le Parlement a fait le choix de ne pas répéter l’analyse de type « arrêt sur image » favorisée par des notions comme la provocation et l’attaque illégale. Plutôt que de constituer une imputation criminalistique des coups livrés, des paroles prononcées ou des gestes faits immédiatement avant l’affrontement violent, l’« incident » s’étend à un événement continu qui se déroule sur plusieurs minutes, heures ou jours. Conformément à la nouvelle approche applicable à la légitime défense en vertu de l’art. 34, on ne s’attend plus à ce que les juges et les jurys se livrent à une analyse point par point des événements, compartimentant artificiellement les gestes et les intentions de chacune des parties à des étapes distinctes, afin d’appliquer aux faits le cadre d’analyse qui convient (voir, p. ex., R. c. Paice, 2005 CSC 22, [2005] 1 R.C.S. 339, par. 17‑20). Par exemple, lorsque les deux parties se livrent à un comportement agressif et conflictuel, l’al. 34(2)c) n’exige pas d’arriver à une conclusion à somme nulle d’instigation, de provocation, de cause ou de consentement (par. 21‑22). Le Parlement a maintenant choisi une seule norme générale pour l’évaluation du caractère moralement répréhensible de l’acte de la personne accusée dans le contexte : le caractère raisonnable. Cela reflète la complexité des interactions humaines et permet aux juges des faits de contextualiser de façon appropriée les gestes de toutes les parties impliquées, plutôt que de fragmenter artificiellement les faits.

[84]                         Tout comme le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » peut occuper un cadre temporel étendu, il est également susceptible d’englober une vaste gamme de conduites durant la période en question. Selon la définition qu’en donne le dictionnaire, le « rôle » désigne [traduction] « une fonction jouée ou une part prise notamment dans une opération particulière ou un processus donné » (Merriam‑Webster’s Collegiate Dictionary (11e éd. 2003), p. 1079). L’idée du « rôle » de la personne accusée reflète un apport à quelque chose, sans nécessairement évoquer la responsabilité entière ou une faute. Le Parlement a choisi une expression d’un niveau d’abstraction élevé, créant une seule catégorie très large pour couvrir le plus grand éventail possible de circonstances. Comme l’indique le libellé, la question qui se pose en application de l’al. 34(2)c) est de savoir quel type de rôle la personne accusée a joué dans la séquence d’événements qui a mené à l’objet de l’accusation. Les mots « rôle joué [. . .] lors de l’incident » comprennent les actes et les omissions, les décisions prises et solutions rejetées et les autres moyens d’action qui n’ont peut‑être pas été envisagés. Ils englobent l’éventail complet des conduites humaines : du bon samaritain et de la victime innocente d’une attaque non provoquée, à la personne qui a initié l’agression et l’a continuée, et tout ce qu’il y a entre les deux (voir, p. ex., R. c. Lessard, 2018 QCCM 249). Par conséquent, le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » englobe non seulement la conduite provocatrice ou illégale, mais aussi l’impétuosité, l’aggravation insouciante du risque et l’omission de réévaluer raisonnablement la situation à mesure qu’elle se déroule. Comme le soutient la Couronne, cela ne veut pas dire que l’appréciation du caractère raisonnable soit [traduction] « illimitée » ou trop subjective. L’analyse est large, sans être vague.

[85]                         L’utilité, sur le plan de l’analyse, de la prise en compte du « rôle joué par la personne lors de l’incident » est sa pertinence pour l’appréciation du caractère raisonnable lorsqu’il y a quelque chose dans ce que la personne accusée a fait ou n’a pas fait qui a mené à une situation où elle a senti le besoin d’avoir recours à un acte par ailleurs illégal pour se défendre. Seul un examen complet de la séquence d’événements peut établir le rôle qu’a joué la personne accusée pour créer ou causer l’incident ou la crise, ou encore y contribuer. Lorsque la légitime défense est invoquée, les tribunaux se sont toujours intéressés à la question de savoir qui a fait quoi. Le fait que la victime était la cause de la violence militait fortement contre elle dans bien des cas. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973, au par. 50 :

                    Dans les cas de légitime défense, la victime de l’acte par ailleurs criminel est elle‑même l’auteur de la menace qui amène l’acteur à commettre ce qui constituerait par ailleurs des voies de fait ou un homicide coupable (sans oublier, naturellement, que les menaces de la victime peuvent elles‑mêmes avoir été provoquées par la conduite de l’accusé). Dans ce sens, elle ne reçoit que ce qu’elle mérite et on pourrait soutenir que ce facteur mérite une attention particulière en droit. [Soulignement omis.]

L’expression « rôle joué [. . .] lors de l’incident » reflète ce principe et fait également en sorte que tout rôle joué par la personne accusée comme auteure du conflit fasse l’objet d’une attention particulière. De cette façon, les juges des faits appelés à évaluer ce facteur détermineront l’incidence de ce rôle sur [traduction] « le caractère équitable de la situation » (Paciocco (2014), p. 290).

[86]                         Cette interprétation est conforme aux indications portant sur l’al. 34(2)c) que l’on trouve à la p. 28 du Guide technique publié par le ministère de la Justice :

                    Ce facteur sert en partie à mettre en jeu des considérations entourant le rôle de l’accusé par rapport à l’instigation ou à l’aggravation de l’incident. Dans l’ancienne loi, la distinction entre les art. 34 et 35 était fondée sur le rôle du défenseur en tant qu’instigateur de l’incident : des seuils plus élevés s’appliquaient pour invoquer la défense lorsque l’accusé avait provoqué l’incident, au lieu d’en être l’innocente victime. Comme la nouvelle loi ne renferme qu’une défense qui n’établit aucune distinction entre les conflits amorcés par l’accusé et ceux amorcés par la victime, cet alinéa souligne que lorsque les faits donnent à penser que l’accusé a joué un rôle dans la naissance du conflit, on devrait en tenir compte dans les délibérations sur le caractère raisonnable de ces actes dans les circonstances. [Je souligne.]

L’alinéa 34(2)c) attire donc l’attention sur une question clé : qui assume quelle responsabilité quant à la manière dont les choses se sont passées? La mesure dans laquelle la personne accusée assume une responsabilité à l’égard de l’affrontement ultime ou est à l’origine de son propre malheur peut influer sur l’appréciation de la question de savoir si elle a agi de façon raisonnable. Par exemple, les décisions insouciantes ou négligentes qu’a prises la personne accusée avant un affrontement violent peuvent apporter un éclairage sur le caractère raisonnable ultime de ses actes (H. Parent, Traité de droit criminel, t. I, L’imputabilité et les moyens de défense (5e éd. 2019), p. 778).

[87]                         Le Parlement voulait que les décideuses et décideurs examinent la causalité lorsqu’ils se demandent si la personne accusée a joué un « rôle » dans le déroulement des événements. La réponse à la question de savoir si la personne accusée a causé les circonstances mêmes qui, selon ce qu’elle allègue, l’ont obligée à réagir, ou a contribué à celles‑ci, influera sur le caractère raisonnable ultime de l’acte. Ce n’est pas la même chose qu’une simple analyse de la causalité fondée sur un « facteur déterminant », comme le suggère M. Khill. Le même cadre s’applique même si la personne accusée a pris l’initiative de l’attaque ou a créé la crise à laquelle elle a tenté de s’échapper (Bengy, par. 45‑48; R. c. Borden, 2017 NSCA 45, 349 C.C.C. (3d) 162, par. 101; R. c. Mateo‑Asencio, 2018 ONSC 173, par. 172‑173 (CanLII)).

[88]                         Il existe des raisons de principe claires et convaincantes de faire en sorte que le rôle joué par la personne accusée dans la genèse du conflit soit soumis aux juges des faits appelés à trancher la question de savoir si la conduite de la personne accusée devrait être mise à l’abri de la responsabilité criminelle. Je suis d’accord avec le juge Paciocco pour dire que la justification à la base de la loi antérieure demeure impérieuse :

                    [traduction] . . . les personnes accusées ne devraient pas pouvoir être les instigatrices d’une attaque de manière à être en mesure d’alléguer la légitime défense [. . .] [C]elles qui provoquent une attaque sont, en réalité, causalement responsables de la violence qui s’ensuit, même si elles n’avaient pas l’intention de provoquer une attaque et [. . .] cela devrait diminuer leur droit de réagir.

                    (Paciocco (2014), p. 290)

Cependant, bien qu’elles soient d’autant plus évidentes et pressantes quand la personne accusée a joué un rôle en provoquant l’attaque ou en initiant l’agression, ces considérations sous‑tendent en outre le besoin d’examiner d’autres conduites qui ne constituent pas véritablement de la provocation et qui contribuent au développement de la crise.

[89]                          La légitime défense n’est pas censée être une police d’assurance ou un mécanisme d’autoprotection pour se faire justicier et jouer la vie d’autres personnes de manière proactive. Comme la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse l’a affirmé dans Borden, au par. 101, par l’inclusion du « rôle joué par la personne lors de l’incident » à l’al. 34(2)c), [traduction] « il est à espérer qu’il existe une protection pour empêcher que la légitime défense devienne trop facilement un refuge pour les personnes qui sont les instigatrices d’affrontements violents, mais qui tentent ensuite d’échapper à la responsabilité criminelle lorsque l’affrontement ne va pas dans le sens qu’elles le souhaitaient et qu’elles ont recours à une arme ». Le droit devrait encourager le règlement pacifique des différends. Il ne devrait pas tolérer l’aggravation inutile des conflits.

[90]                          Lorsque de telles aggravations se produisent, particulièrement dans le feu de l’action, la possibilité d’erreur et de réactions disproportionnées ne fait que croître. Cela est reconnu dans l’ancien art. 35 et son imposition d’une obligation de battre en retraite dans le cas où la personne accusée avait initié l’agression ou provoqué l’attaque, ce qui reflète le besoin d’établir un équilibre entre l’intégrité physique de la personne accusée, celle de la victime et l’intérêt sociétal plus large à contrôler l’emploi de la force. L’omission de prendre en compte le rôle joué par la personne accusée dans la création ou l’aggravation du conflit engendrera des paradoxes moraux, où tant la personne qui attaque que celle qui se défend peuvent à juste titre faire appel à la nouvelle portée acceptable de la légitime défense tout en se trouvant elles‑mêmes la cible légitime d’une attaque (H. Stewart, « The constitution and the right of self‑defence » (2011), 61 U.T.L.J. 899, p. 917; F. Muñoz Conde, « Putative Self‑Defence : A Borderline Case Between Justification and Excuse » (2008), 11 New Crim. L. Rev. 590, p. 599). Lorsqu’une personne accusée choisit de tenir bon ou, comme en l’espèce, de s’avancer, armée, vers une menace perçue, plutôt que de calmer ou de réévaluer la situation au fur et à mesure que de nouveaux renseignements peuvent être obtenus, il est loisible aux juges des faits de prendre en considération ce rôle dans l’appréciation du caractère raisonnable de l’acte ultime de la personne accusée.

(2)          Le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » comprend, sans toutefois s’y limiter, la conduite provocatrice, illégale et moralement répréhensible

[91]                         Il y a bien des raisons pour lesquelles je n’accepte pas l’argument de M. Khill selon lequel l’expression « rôle joué [. . .] lors de l’incident » ne s’applique qu’à certaines catégories de conduite, par exemple une [traduction] « conduite illégale, provocatrice ou moralement répréhensible de la part de la personne accusée » (m.a., par. 19). Pour des raisons semblables, je ne suis pas convaincue que la création d’une nouvelle condition préalable selon laquelle la conduite doit d’abord être suffisamment injuste avant de pouvoir être prise en compte par les juges des faits est conforme à l’intention déclarée du Parlement ou nécessaire pour donner effet à celle‑ci.

[92]                         Premièrement, restreindre la portée du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » à des catégories particulières de conduite serait incompatible avec le libellé large et neutre qu’a choisi le Parlement. La provocation avait un sens bien établi en matière de légitime défense et était un élément du droit depuis la première codification des dispositions en 1892. Il s’agissait d’un terme législatif exprès dans la loi antérieure, défini à l’ancien art. 36 comme comprenant « celle faite par des coups, des paroles ou des gestes ». Si le Parlement voulait limiter la prise en compte du « rôle joué par la personne lors de l’incident » à des gestes qui constituaient de la « provocation », il aurait pu continuer de s’appuyer sur la notion de provocation comme condition légale préalable ou même l’inclure comme facteur énuméré au par. 34(2). Il n’a fait ni l’un ni l’autre. Il a plutôt décidé d’enlever ce mot entièrement de toutes les parties des nouvelles dispositions. Restreindre le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » en renvoyant à un terme comme provocation utilisé dans un texte législatif abrogé revient à réécrire la loi.

[93]                         Se fondant sur R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402, par. 80, l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario prétend que si le Parlement avait eu l’intention de renvoyer à une conduite allant au‑delà de la provocation, cette modification du droit aurait fait l’objet d’une certaine attention dans les débats parlementaires. Toutefois, contrairement à ce qu’il a fait dans D.L.W., le Parlement a choisi de ne pas employer un mot ayant un sens juridique bien défini et l’a remplacé par une expression nouvelle et beaucoup plus large. Lorsque le Parlement emploie un libellé reconnu, on considère qu’il a décidé d’en avoir repris le sens. Le corollaire est également vrai : quand il rejette un libellé établi et crée plutôt de nouveaux termes, il entend leur donner un nouveau sens (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 43‑45).

[94]                         De plus, l’expression qu’il a choisie est claire. En bref, les mots signifient ce qu’ils disent : les juges des faits doivent examiner le rôle joué par la personne accusée tout au long de l’incident dans la mesure où ce rôle permet d’apprécier le caractère raisonnable de l’acte à l’origine de l’accusation, sans égard à la question de savoir si, en jouant ce rôle, la personne accusée a eu une conduite qui était bonne et « prosociale », ou une conduite provocatrice, agressive, illégale, insouciante, risquée ou par ailleurs non conforme aux normes sociales.

[95]                         Il n’y a aucune ambiguïté et aucune raison de donner une interprétation restrictive au mot « rôle » utilisé à l’al. 34(2)c) pour lui donner le sens de coups, de paroles ou de gestes destinés précisément à provoquer la violence. Traiter les deux termes comme s’ils étaient fonctionnellement équivalents ferait abstraction du sens ordinaire des mots choisis et restreindrait, voire modifierait, le sens de l’énoncé non limitatif qu’a adopté le Parlement (R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 59‑60).

[96]                         Le « rôle joué par la personne lors de l’incident » ne devrait pas non plus se limiter à une conduite illégale ou répréhensible. La légalité est par ailleurs un outil de peu d’utilité dans l’appréciation du caractère raisonnable. La question de savoir si un acte est légal ou non apporte peu d’éclairage sur son caractère raisonnable. Une conduite légale peut être déraisonnable et vice versa. De plus, si le Parlement avait voulu restreindre le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » à ces types de conduite, il aurait pu le faire expressément comme il l’a fait dans le cas de la défense partielle de provocation à l’art. 232  du Code criminel . Le texte antérieur de l’art. 232 définissait la provocation comme « [u]ne action injuste ou une insulte », ce qui était une question de fait concernant la conduite de la victime qui avait une teneur morale claire. Les modifications de 2015 ont remplacé « [u]ne action injuste ou une insulte » par « [u]ne conduite de la victime, qui constituerait un acte criminel prévu à la présente loi passible d’un emprisonnement de cinq ans ou plus » (Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares, L.C. 2015, c. 29, art. 7). Si l’illégalité ou le caractère moralement répréhensible était un seuil requis pour que la conduite soit considérée en application de l’al. 34(2)c), il va de soi que le Parlement aurait fait connaître son intention explicitement. Il a choisi plutôt une expression de la langue courante qui cadre bien avec le passage à un examen souple du caractère raisonnable en application de l’al. 34(1)c), qui complète les autres facteurs énoncés au par. 34(2), et qui fait en sorte que le caractère moral de l’acte par ailleurs illégal de la personne accusée soit dûment mis en contexte.

[97]                         Deuxièmement, l’incompatibilité entre la mens rea associée aux anciennes conditions préliminaires pour qu’une personne accusée ait accès au moyen de défense et la mens rea associée à la nouvelle norme de raisonnabilité du Parlement constitue une autre raison pour laquelle celui‑ci a décidé de ne pas reprendre ces notions comme telles dans le par. 34(2). La provocation et l’attaque comportent chacune un élément d’intention subjective (Paciocco (2008), p. 54‑56; Nelson, p. 370‑372). Cela s’accorde mal, ou pas du tout, avec la nouvelle norme générale de raisonnabilité, qui est censée être jugée de façon holistique et objective. Insérer ces notions fondées sur l’intention afin d’écarter ce qui peut être pris en compte dans l’analyse relative au caractère raisonnable ne ferait que soustraire l’éventail complet des gestes de la personne accusée de l’appréciation des juges des faits.

[98]                         Troisièmement, le nouveau cadre unifié a été conçu pour éliminer le besoin de donner des directives complexes au jury. L’interprétation de M. Khill obligerait les juges à intimer aux jurys de n’examiner « le rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » que s’il est moralement répréhensible ou s’il répond aux critères juridiques applicables à des notions comme la provocation ou l’attaque illégale. Cela ouvre la porte à un degré de complexité contraire à l’objectif déclaré du Parlement. Cela rappelle la complexité inutile qui caractérisait l’ancien régime, avec son maquis de conditions préliminaires et d’admissibilité. Notre Cour ne devrait pas réintroduire des filtres abrogés par lesquels la conduite de la personne accusée doit passer — par exemple, une exigence que sa conduite soit provocatrice, moralement répréhensible ou illégale — avant d’être soumise au jury. Prendre l’expression « rôle joué [. . .] lors de l’incident » au pied de la lettre — c’est‑à‑dire en tant qu’expression large et d’une valeur neutre — est plus compatible avec l’objectif du Parlement d’éliminer toute complication inutile. Ce dernier n’entendait pas que les juges procèdent à une évaluation préliminaire du caractère injuste global de la conduite de la personne accusée ayant mené à l’affrontement avant de la laisser à l’appréciation du jury en application de ce facteur.

[99]                         Quatrièmement, il n’est pas nécessaire que les juges imposent de nouvelles conditions préalables, car l’expression choisie par le Parlement comprend les anciennes notions, comme la provocation ou l’illégalité, mais ne se limite clairement pas à ces notions ni n’est circonscrite par celles‑ci. Une conduite agressive ou hostile qui aurait répondu à la définition de la provocation en application de l’ancien art. 36 aura encore une grande valeur probante en vertu de l’al. 34(2)c) actuel (Borden, par. 101; R. c. Sylvester, 2020 ABQB 27, par. 266 (CanLII); R. c. Merasty, 2014 SKQB 268, 454 Sask. R. 49, par. 192). Il en va de même des actes qui constitueraient une attaque illégale ou des actes qui font de la personne accusée celle qui a initié l’agression. Lorsque la personne accusée avait l’intention de provoquer la violence ou lorsqu’elle se livre à une attaque dans le but de réagir par la force, la disqualification morale est à son comble. Ce sentiment a été bien exprimé dans Nelson, p. 371, citant J. C. Smith and B. Hogan, Criminal Law (6e éd. 1988), p. 244 : [traduction] « La légitime défense ne peut manifestement pas être invoquée lorsque [la personne accusée], qui aurait agi en légitime défense, a délibérément provoqué l’attaque dans l’intention de tuer. » La manière dont le droit antérieur traitait la provocation illustre un principe fondamental qui demeure vrai aujourd’hui : [traduction] « Il ne faut pas que le besoin d’agir ait été créé par la conduite de la personne accusée dans le contexte immédiat de l’incident qui était susceptible, ou dont l’objet était, de donner lieu à ce besoin » (R. c. Browne, [1973] N.I. 96 (C.A.), p. 107). Cependant, quoiqu’il faille s’attendre à ce que certaines conduites provocatrices ou illégales pèsent lourd dans la balance et étayent une conclusion de déraisonnabilité, il est loisible au jury, en vertu du nouveau régime, d’en conclure autrement. En conséquence, bien qu’au vu du dossier en l’espèce, il peut ou non être conclu que M. Khill a provoqué la violence et qu’il était l’agresseur initial, il n’est tout simplement plus nécessaire d’apposer ces étiquettes juridiques sur sa conduite avant que le jury puisse examiner ses gestes pour décider s’il a agi de façon raisonnable dans les circonstances.

[100]                     À l’instar du juge Doherty, j’estime que non seulement l’analyse fondée sur l’al. 34(2)c) englobe la conduite provocatrice, mais qu’elle s’étend aussi aux autres façons dont la personne accusée a pu contribuer à la crise par une conduite qui influe sur le caractère raisonnable de l’acte ultime à l’origine de l’accusation (motifs de la C.A., par. 75‑76). Le passage de la notion de provocation au libellé plus large du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » veut dire que les juges des faits sont [traduction] « plus libres [. . .] d’examiner le rôle causal que la personne accusée a joué lors de l’attaque contre laquelle elle a tenté de se défendre, qu’elle ait eu l’intention de provoquer l’attaque ou même qu’elle ait prévu que celle‑ci était susceptible de se produire » (Paciocco (2014), p. 290).

[101]                     Cinquièmement, le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » ne se limite pas non plus à la conduite qui militerait contre le caractère raisonnable de l’acte de la personne accusée. Contrairement à ce que suggère mon collègue, la question de savoir si une conduite « prosociale » pourrait à bon droit être visée par l’al. 34(2)c) est une question dont nous sommes saisis en l’espèce et a été explicitement examinée par M. Khill. Au procès, la défense de M. Khill a directement invoqué le caractère raisonnable de ces gestes proactifs, à la fois comme moyen de protéger sa conjointe et comme étant conformes à sa formation militaire. Lorsque la personne accusée joue un rôle louable lors de l’incident, il peut s’agir là d’un facteur convaincant au soutien de la conclusion selon laquelle son acte ultime était raisonnable. Le rôle joué par la personne accusée lors de l’incident peut être moralement irréprochable, par exemple, la personne accusée qui a été l’objet de mauvais traitements systématiques de la part de l’autre partie à l’incident. Quand les relations sont définies par des cycles continus de violence, de colère et de mauvais traitements, la nature du rôle de la personne accusée peut être considérablement influencée par les rituels et dynamiques entre les parties (R. c. Ameralik, 2021 NUCJ 3, 69 C.R. (7th) 161; R c. Rabut, 2015 ABPC 114; R. c. Knott, 2014 MBQB 72, 304 Man. R. (2d) 226). En outre, lorsque la personne accusée n’avait aucun rapport antérieur avec la victime et qu’elle a été l’objet d’une attaque non provoquée, l’absence même du rôle de la personne accusée dans l’affrontement peut militer fortement en faveur de cette dernière (R. c. Vaz, 2019 QCCQ 7447, par. 31 (CanLII); R. c. Trotman, 2019 ONCJ 591, par. 225 (CanLII); R. c. Lewis, 2018 NLSC 191, par. 66 (CanLII); R. c. S (H), 2015 ABQB 622, par. 73 (CanLII); R. c. Fletcher, 2015 CM 1004, par. 40 (CanLII); R. c. Williams, 2013 BCSC 1774, par. 98 (CanLII)).

[102]                      Par conséquent, je ne souscris pas à la thèse selon laquelle « le rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » est nécessairement ou intrinsèquement un [traduction] « facteur favorable à une déclaration de culpabilité » qu’il convient d’interpréter de façon restrictive. Les mots choisis par le Parlement ne sont pas seulement larges, mais ils sont aussi délibérément neutres. Suivant une interprétation fondée sur le sens ordinaire, l’expression « le rôle joué par la personne lors de l’incident » n’évoque pas une émotion forte et n’emporte pas non plus la stigmatisation normative associée à une conduite qui est illégale, provocatrice ou moralement répréhensible. Telle que rédigée, elle ne suggère pas davantage la culpabilité que les autres facteurs énumérés au par. 34(2), par exemple « l’existence d’autres moyens pour parer à » (al. 34(2)b)), « la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques » (al. 34(2)e)) ou « la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne » (al. 34(2)g)). L’alinéa 34(2)c) est neutre et son application dépendra entièrement de la conduite de la personne accusée et de la question de savoir si son comportement tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[103]                     Sixièmement, l’approche large et globale à l’égard du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » est bien connue des tribunaux. Suivant le droit antérieur, les tribunaux examinaient tous les gestes de la personne accusée pour déterminer si cette dernière croyait raisonnablement qu’il n’existait aucune autre possibilité que d’avoir recours à la force meurtrière et si le moyen de défense dans son ensemble était vraisemblable. Cette analyse du caractère raisonnable ne se limitait pas à la conduite provocatrice ou au cadre temporel strict de l’attaque, mais pouvait englober l’incident plus large dans son ensemble (R. c. Ball, 2013 ABQB 409, par. 128 (CanLII); voir aussi Szczerbaniwicz, par. 20). La conduite de la personne accusée durant l’incident — y compris la précipitation du conflit par celle‑ci ou son omission de prendre d’autres mesures — pourrait influer sur l’appréciation du caractère raisonnable et ainsi faire obstacle au succès ultime du moyen de défense (Cinous, par. 123; R. c. Boyd (1999), 118 O.A.C. 85, par. 13; Dubois c. R., 2010 QCCA 835, par. 22‑23 (CanLII)).

[104]                      En fait, cette compréhension large du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » est d’autant plus importante que les nouvelles dispositions sur la légitime défense sont susceptibles de s’appliquer plus généreusement à la personne accusée que les anciennes dispositions. En vertu du droit actuel, par exemple, la personne accusée n’a plus à attendre jusqu’à ce qu’elle ait des motifs raisonnables d’appréhender la mort ou quelque lésion corporelle grave avant d’avoir recours à la force meurtrière. La nature de la menace d’emploi de la force n’est qu’un facteur parmi d’autres dont il faut tenir compte en application de l’al. 34(2). Rappelons que le nouvel art. 34 s’étend en outre à un plus large éventail d’infractions, y compris celles qui peuvent avoir une incidence sur des tiers innocents (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, p. 7066 (Robert Goguen)). Ces changements mettent en évidence le besoin d’élargir la lentille pour faire en sorte que les juges des faits puissent examiner comment la personne accusée s’est retrouvée dans une situation où elle s’est sentie contrainte d’employer la force ou de commettre une autre infraction.

[105]                     Septièmement, le flou entourant la question de savoir si la légitime défense devrait être vue comme un moyen de défense purement justificatif ou quelque chose qui se rapproche d’une excuse milite également en faveur d’une interprétation large du « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». La structure de l’art. 34 confère aux juges des faits la latitude de conclure que la légitime défense n’est pas réfutée, et ce, même si la personne accusée a aggravé l’incident qui a mené à la mort de la victime, s’est trompée quant à l’existence de l’emploi de la force et a employé une force disproportionnée. Dans de tels cas, qui se situent loin de l’essence de la justification, l’examen le plus large possible de la conduite de la personne accusée et de sa contribution à l’affrontement ultime s’impose. La personne accusée qui a joué un rôle prosocial tout au long de l’incident accroîtrait ses chances de justifier ou d’excuser son acte aux yeux de la société. En revanche, la société est plus susceptible de voir l’acte ultime de la personne accusée comme injuste ou inexcusable quand sa conduite a été imprudente, insouciante, négligente ou déraisonnable. Cela revêt une importance particulière dans le cas d’une personne accusée qui prétend avoir agi en légitime défense sur le fondement d’une croyance erronée, et dont on ne peut pas dire que les gestes étaient moralement « justes ». En appréciant la légalité globale de l’acte, les juges des faits doivent soupeser les risques qu’elle a pris, et les mesures qui auraient pu être prises pour évaluer adéquatement la menace, au regard de normes sociales objectives de raisonnabilité (Fehr, p. 113‑114; Muñoz Conde, p. 592).

[106]                     La manière dont la Cour aborde la défense de nécessité, qui est conçue comme une excuse, est instructive sur ce point. En effet, vu l’expansion des mobiles poussant à agir et réactions excusables possibles, la ligne de démarcation entre la légitime défense et les défenses de nécessité ou de contrainte s’est estompée (voir Coughlan). Comme l’a expliqué une avocate‑conseil du ministère de la Justice en comité, le libellé qui permet de telles possibilités a été élargi délibérément et reconnaît que la légitime défense s’applique comme un sous‑ensemble de la défense de nécessité (Comité permanent de la justice et des droits de la personne, p. 9 (Joanne Klineberg)). La personne accusée qui invoque la nécessité doit démontrer que sa conduite était moralement involontaire et, comme il est expliqué dans l’arrêt Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, p. 256, toute faute contributive de la personne accusée sera prise en compte dans l’analyse :

                    Si l’état de nécessité était clairement prévisible par un observateur raisonnable, si l’auteur a prévu ou aurait dû prévoir que ses actes pourraient donner lieu à une situation d’urgence qui exigerait la perpétration d’une infraction à la loi, alors je doute que ce à quoi l’accusé a fait face ait été une situation d’urgence au sens pertinent. Sa réaction n’a pas, dans ce sens, été « involontaire ». Une « faute contributive » de cette nature, mais de cette nature seulement, est une considération pertinente quant à la possibilité d’invoquer le moyen de défense.

Lorsque la personne accusée invoque le caractère moralement involontaire de ses gestes en légitime défense, son rôle dans la création d’un tel danger est pertinent. La personne accusée peut ou non être capable de faire la preuve du degré requis de caractère moralement involontaire lorsqu’elle a elle‑même créé l’« urgence ».

[107]                     Mon interprétation du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » est conforme à la portée élargie et au fondement modifié des nouvelles dispositions sur la légitime défense. En revanche, un nouveau test de la conduite suffisamment injuste, laquelle inclut celle qui est « excessive », repose exclusivement sur le principe de justification et pourrait donc ne pas refléter adéquatement les fondements moraux des nouvelles dispositions sur la légitime défense (voir ci‑dessus, par. 47‑48).

(3)     Le test proposé du caractère injuste devrait être rejeté

[108]                     Mon collègue et moi nous entendons pour dire que l’expression « rôle joué [. . .] lors de l’incident » va au‑delà de la provocation et de l’agression illégale. Cependant, il est injustifié de superposer une norme du caractère injuste ou d’imposer une nouvelle application du « caractère excessif » à l’égard des termes clairs « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Le seuil du caractère injuste ne découle pas du texte, du contexte ou de l’économie des dispositions. Il impose quant au facteur du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » une appréciation supplémentaire du caractère raisonnable, plutôt que de mettre l’accent sur l’appréciation du caractère raisonnable global de la façon d’agir de la personne accusée. En outre, alors que la provocation avait un sens établi dans la jurisprudence, la catégorie de la conduite « excessive », dans la mesure où elle s’applique à la prise en compte du comportement de la personne accusée dans la séquence d’événements ayant mené à l’acte qui aurait été commis dans un but défensif, est un nouvel ajout au droit applicable à la légitime défense et ne s’appuie ni sur le dossier parlementaire ni sur la doctrine en la matière. Bien qu’il tire son origine de l’ancien par. 37(2), le terme « excessif » tel qu’il était utilisé dans l’ancien régime avait trait à la proportionnalité de l’acte ultime de force de la personne accusée (R. c. Grandin, 2001 BCCA 340, 95 B.C.L.R. (3d) 78, par. 39 et 45; Billing, par. 18). En vertu du présent régime élaboré par le Parlement, la proportionnalité de la réaction de la personne accusée constitue déjà, en vertu de l’al. 34(2)g), une des considérations faisant partie de l’appréciation globale du caractère raisonnable. Invoqué de cette nouvelle manière, le terme « excessif » utilisé comme moyen d’apprécier la conduite de la personne accusée lors des événements ayant mené à l’acte est un instrument de mesure sans unité d’évaluation qui entraînera des litiges basés sur des adjectifs, plutôt que de fournir une aide utile aux juges de procès et aux jurys.

[109]                     L’imposition d’un seuil de caractère injuste rétablit un obstacle ou un filtre inutile, qui entraînera des complications et fonctionnera comme les conditions préliminaires et les conditions d’admissibilité abrogées. Cela crée d’autres problèmes lorsque le rôle de la personne accusée peut être contesté et qu’il peut être invoqué à la fois par la Couronne et par la défense pour arriver à des conclusions différentes. En l’espèce, M. Khill prétend que sa conduite antérieure était bonne ou prosociale, alors que la Couronne soutient que cette même conduite a miné le caractère raisonnable de son acte ultime et aurait pu amener le jury à prononcer un verdict de culpabilité. Suggérer que le recours par la Couronne à l’al. 34(2)c) doit atteindre un certain seuil quant au caractère injuste avant que ce moyen puisse être soumis au jury soulève également la question de savoir si la personne accusée peut être l’objet d’analyses préliminaires semblables. Si des seuils distincts s’appliquent à la défense et à la Couronne, cela ne fera qu’exacerber la confusion et risque même de créer une injustice quand les deux parties veulent s’appuyer sur la conduite antérieure pour démontrer que l’acte de la personne accusée était soit déraisonnable, soit raisonnable.

[110]                     Il n’existe aucune preuve extrinsèque « claire et constante » pour appuyer l’interprétation voulant que le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » nécessite un seuil de caractère injuste ou l’affirmation selon laquelle le Parlement n’avait pas l’intention de modifier le droit. Comme nous l’avons vu, le consensus dans la jurisprudence et la doctrine est que les nouvelles dispositions ont modifié le droit sur le fond (voir par. 49, ci‑dessus). En troisième lecture, le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice a expliqué que la jurisprudence relative à l’ancien régime continuerait d’être pertinente, mais il a également affirmé que les changements apportés au droit applicable à la légitime défense sont « profonds, car ils remplacent du tout au tout les dispositions juridiques actuelles par d’autres, moins compliquées » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, p. 7064 (Robert Goguen)). De plus, la question de savoir si le « rôle joué [. . .] lors de l’incident » représentait un changement trop important par rapport au droit antérieur a été examinée en deuxième lecture et en comité (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, p. 3841 (hon. Irwin Cotler); voir aussi Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, no 25, 1re sess., 41e lég., 8 mars 2012). Des préoccupations relatives à la portée de l’expression ont été exprimées au Parlement, mais ce dernier a décidé de ne pas y donner suite.

[111]                     De plus, une preuve extrinsèque n’est pas plus importante que le texte législatif. Les moyens extrinsèques ne sont que cela, et leur rôle ne devrait pas être exagéré. Notre Cour a maintes fois mis en garde contre le fait d’accorder trop de poids aux débats parlementaires (Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 508‑509; Rizzo & Rizzo Shoes, par. 35; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715, par. 39; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 44‑47; MediaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, par. 37). Cela est encore plus important quand on s’appuie sur des déclarations générales tirées de débats parlementaires pour passer outre à un texte législatif particulier. En l’espèce, la preuve extrinsèque en cause ne constitue guère plus que des déclarations générales sur la pertinence ou l’applicabilité continues de la jurisprudence antérieure. Ces déclarations ont été faites relativement au par. 34(2) dans son ensemble et ne sauraient être invoquées pour faire abstraction de la décision du Parlement d’introduire une expression nouvelle et beaucoup plus large à l’al. 34(2)c).

[112]                     Nul ne conteste que le Parlement a accordé un pouvoir discrétionnaire considérable aux décideuses et décideurs, que ce soit les juges ou les jurys, en passant à une analyse à trois volets pour toutes les allégations de légitime défense où le caractère raisonnable de l’acte de la personne accusée joue un rôle crucial. Le Parlement a structuré ce pouvoir discrétionnaire en énonçant au par. 34(2) les neuf facteurs applicables et il n’a vu aucun problème au fait de permettre aux décideurs et décideuses de leur accorder un poids conformément à son test juridique multifactoriel. Le « rôle joué par la personne lors de l’incident » ne demeure qu’un des facteurs de l’évaluation globale du caractère raisonnable de l’acte de la personne accusée. Bien que ce facteur se veuille large sur le plan temporel et comportemental, il contient néanmoins des exigences préliminaires et n’est donc pas sans limites. La conduite doit se rapporter à l’incident et être pertinente lorsqu’il s’agit d’établir si l’acte ultime qui a été commis en réaction était raisonnable dans les circonstances. L’analyse relative à la pertinence est guidée par les aspects temporels et comportementaux du « rôle joué par la personne lors de l’incident » — c’est‑à‑dire que la conduite en question doit être pertinente à la fois sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’égard de l’incident. Il s’agit d’un test conjonctif. La preuve sera pertinente si, selon la logique, le bon sens et l’expérience humaine, elle tend à rendre l’acte à l’origine de l’accusation plus ou moins raisonnable dans les circonstances (R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 140 (le juge Binnie, dissident, mais non sur ce point)). Par conséquent, le type de conduite qui ne respecterait pas le seuil de la « pertinence » est une conduite durant l’incident qui n’a aucune incidence sur la question de savoir si l’acte était raisonnable ou non. Comme il a déjà été mentionné, ce facteur est large, et non vague.

[113]                     Les nombreuses obligations qu’ont les juges de procès au moment de donner des directives au jury représentent également des garanties ou garde‑fous suffisants. Les juges doivent d’abord exposer au jury les règles de droit qu’il doit appliquer en appréciant les faits (R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S 523, par. 32). Les juges doivent ensuite guider le jury en reliant les éléments de preuve pertinents aux facteurs dont celui‑ci est appelé à tenir compte (Daley, par. 29) pour être en mesure [traduction] « [d’]apprécier [pleinement] la valeur et l’incidence de [la] preuve, et la façon d’appliquer le droit aux faits constatés » (Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495, p. 498). Des éléments de preuve non pertinents présentés au jury au motif qu’ils reflètent le « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » peuvent fournir matière à contrôle en appel, sous réserve des faits et des circonstances de chaque cas particulier (voir R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 30). Dans certains cas, il se peut que les juges doivent donner des directives au jury sur les inférences ou les raisonnements inacceptables. La décision des juges de première instance sur ce qu’il convient d’inclure dans l’exposé au jury, ou d’exclure de cet exposé, peut elle‑même faire l’objet d’un contrôle en appel.

[114]                     Par conséquent, les juges de procès continuent de jouer un rôle de gardien en donnant la directive au jury de tenir compte du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » comme le prévoit l’al. 34(2)c). Dans leur exposé au jury, les juges doivent expliquer ce que le droit exige en vertu de chacun des paragraphes à l’art. 34, l’importance juridique de la norme du caractère raisonnable et comment chacun des facteurs énumérés au par. 34(2) contribue à l’appréciation du caractère raisonnable. Comme le Parlement a établi une norme ou un seuil juridique à chacun des al. a) à h), les juges de première instance seront conscients de l’interprétation, de la signification et de la portée qu’il convient d’accorder à chaque facteur. Guidés par les observations des parties, les juges évalueront quels alinéas sont en jeu et se demanderont si, dans les circonstances de l’affaire et selon la preuve présentée au procès, il existe une preuve justifiant la prise en compte d’un facteur précis. Relativement au « rôle joué par la personne lors de l’incident », les juges se demanderont si la personne accusée assume une certaine responsabilité à l’égard de l’affrontement final et si sa conduite a une incidence sur le caractère raisonnable ultime de l’acte dans les circonstances. Les juges doivent également fournir des indications en orientant le jury vers la preuve pertinente en ce qui a trait au « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » et à chacun des autres facteurs pertinents. Tout au long du procès et dans l’élaboration de l’exposé au jury, les juges seront guidés par les règles habituelles de preuve, y compris la question de savoir si la preuve devrait être inadmissible parce que son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante. Comme les juges de procès sont régulièrement tenus d’évaluer la pertinence de la preuve (en donnant des directives aux jurys et autrement), et qu’ils seront aidés par les observations des avocates et avocats sur ce qui devrait être compris dans l’exposé, il s’agit d’une tâche pour laquelle ils sont bien outillés. Ensemble, ces étapes cruciales respectent l’intention du Parlement d’élargir l’étendue de la conduite pertinente dont le jury tient compte, tout en fournissant des garde‑fous appropriés et en faisant en sorte que la décision ne soit pas à l’abri d’un contrôle en appel.

[115]                     Le Parlement a décidé de confier aux jurys la tâche d’apprécier le caractère raisonnable de la façon dont a agi la personne accusée eu égard à la liste non exhaustive de facteurs prévue au par. 34(2), y compris « le rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident ». Les jurys sont régulièrement appelés à appliquer la norme de raisonnabilité à un certain nombre d’infractions et de moyens de défense en se demandant ce qu’aurait fait une personne raisonnable dans des circonstances semblables. Les infractions de comportement dangereux, les infractions de comportement insouciant, les infractions fondées sur la négligence criminelle et les infractions fondées sur une obligation exigent toutes que le jury se livre à une appréciation du caractère raisonnable pour trancher la question de savoir si la Couronne a établi la faute objective requise (R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S 269, par. 55‑63). De même, le moyen de défense prévu à l’art. 25 dont peuvent se prévaloir les personnes autorisées et les dispositions relatives à la défense des biens contenues à l’art. 35 obligent les jurys à entreprendre une évaluation du caractère raisonnable lorsqu’ils sont appelés à décider si le moyen de défense peut être invoqué.

[116]                     La jurisprudence de notre Cour exprime « sa foi [. . .] en l’institution du jury et sa conviction profonde que les jurys exercent leurs fonctions conformément à la loi et aux directives qu’on leur donne » (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 177). Comme le juge en chef Dickson l’a expliqué dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, aux p. 692‑693 :

                    Le jury est évidemment tenu de respecter les principes de droit que lui explique le juge du procès. Les directives aux jurys sont souvent longues et ardues, mais l’expérience des juges confirme que les jurys s’acquittent de leurs obligations d’une manière conforme à la loi. Il faut donc se montrer très méfiant face à des arguments portant qu’il vaut mieux priver les jurés de renseignements pertinents que de tout leur divulguer en prenant bien soin d’expliquer les restrictions imposées à l’usage qu’ils peuvent faire de ces renseignements. . .

                    Bien entendu, il est tout à fait possible de concevoir un argument qui attaque la théorie du procès avec jury. [. . .] Mais tant que le législateur n’aura pas modifié le modèle existant, la cour devra s’abstenir de mettre en doute la capacité des jurys d’accomplir la tâche qui leur est assignée.

[117]                     Mon interprétation de l’expression « le rôle joué par la personne lors de l’incident » ne met pas non plus en péril le contrôle en appel. Les examens poussés menés par la Cour d’appel de l’Ontario et dans les présents motifs en font amplement foi. Si le choix par le Parlement d’une exigence de raisonnabilité et d’une analyse multifactorielle pour la légitime défense peut rendre le contrôle en appel plus difficile dans certains cas, cette conséquence ne découle pas de la façon dont j’aborde l’al. 34(2)c); elle résulte du régime global qu’il a adopté — un régime qu’il a choisi malgré cet effet externe possible. Il doit avoir conclu qu’un tel risque était si faible qu’il ne commandait pas une approche législative différente. La préoccupation relative à la surveillance en appel est pour ainsi dire théorique dans les procès devant juge seul en raison de l’obligation judiciaire de donner des motifs (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869). Les tribunaux d’appel demeurent pleinement en mesure de contrôler les motifs de jugement en ce qui a trait à la légitime défense, étant donné que les juges sont tenus d’expliquer comment la décision a été rendue et comment l’art. 34 a été appliqué, y compris pourquoi certains facteurs ont été pris en compte, quels éléments de preuve étayaient ces facteurs et comment ceux‑ci ont été soupesés et pondérés pour permettre de tirer une conclusion sur le caractère raisonnable ultime de l’acte de la personne accusée.

[118]                      Le Parlement doit aussi s’être rendu compte que la situation est différente pour les procès devant jury. Comme les jurys prononcent un verdict sans donner de motifs, et que leurs délibérations sont secrètes, il n’y a jamais de façon pour le public, les juges chargés de prononcer la peine ou les tribunaux d’appel de savoir exactement pourquoi un jury a tiré sa conclusion collective. Dans le cas de la légitime défense, par exemple, selon le verdict ayant été rendu, le tribunal d’appel ne saura bien souvent pas si le jury est arrivé à la troisième question prévue à l’al. 34(1)c), qui appelle à se pencher sur le caractère raisonnable de l’acte, ou quels facteurs il a utilisés ou quel poids il a accordé à chacun d’eux. Il s’agit toutefois d’une caractéristique connue du fonctionnement des procès devant jury partout au Canada. La capacité limitée des tribunaux d’appel de contrôler le verdict d’un jury n’est pas un nouveau sujet de préoccupation propre aux allégations de légitime défense au titre de la loi actuelle.

[119]                      Même en étant bien conscients de cette limitation générale, les tribunaux d’appel conservent un rôle de supervision pour évaluer le caractère raisonnable du verdict et ils sont outillés pour faire en sorte que les juges de procès aient donné des directives adéquates au jury. Par exemple, je conviens qu’au titre de l’al. 34(1)c), les tribunaux d’appel conservent leur capacité à contrôler les éléments suivants :

         les juges de procès ont correctement interprété les facteurs, y compris « le rôle joué par la personne lors de l’incident » en application de l’al. 34(2)c);

         les juges de procès ont établi à juste titre qu’il y a une preuve de la conduite antérieure de la personne accusée susceptible d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » pour l’application de l’al. 34(2)c) — c’est‑à‑dire une preuve de la conduite de la personne accusée au cours de l’incident qui est pertinente quant au caractère raisonnable de la façon dont elle a agi dans les circonstances;

         le jury a été orienté vers la preuve de la conduite particulière de la personne accusée au cours de l’ensemble de l’incident qui est pertinente quant au caractère raisonnable de la façon dont la personne accusée a agi et dont il peut tenir compte au titre de l’al. 34(2)c);

         le jury a été informé que lorsqu’il tient compte du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » et de tout autre facteur pertinent énoncé au par. 34(2) vers lequel il a été orienté, c’est à lui de décider du poids qu’il choisit d’accorder à tout facteur particulier dans l’évaluation du caractère raisonnable ultime de la façon dont la personne accusée a agi en réaction.

Ces protections types permettent de guider les juges de procès et les jurys, et font en sorte que les délibérations de ces derniers soient adéquatement circonscrites, tout en respectant la façon dont le Parlement a conçu le régime multifactoriel.

[120]                     Enfin, selon mon collègue, mon interprétation du droit voudrait dire qu’une personne accusée pourrait être déclarée coupable de meurtre ou d’autres crimes violents graves sur le seul fondement d’une conduite négligente ou imprudente ayant mené à un affrontement violent (motifs du juge Moldaver, par. 209). Je ne suis pas d’accord. Premièrement, un jury ne peut à bon droit déclarer la personne accusée coupable en se fondant uniquement sur sa conduite antérieure, même si elle était déraisonnable ou « injuste ». La Couronne doit prouver plutôt hors de tout doute raisonnable que la façon dont a agi la personne accusée en réaction à la force ou à la menace de force était déraisonnable, eu égard à tous les facteurs pertinents énumérés au par. 34(2). Par conséquent, les juges de procès sont censés indiquer au jury, dans leurs directives, que la légitime défense ne peut être invoquée seulement si l’acte ultime de la personne accusée était déraisonnable.

[121]                     Deuxièmement, et sur un plan plus fondamental, ce n’est pas parce que la Couronne a fait échec à l’allégation de légitime défense présentée par la personne accusée qu’il s’ensuit automatiquement une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre. Comme l’a expliqué en détail le juge du procès, si la légitime défense n’était pas établie, le jury devait ensuite se demander si M. Khill avait agi avec le degré d’intention requis pour qu’il s’agisse d’un meurtre, plutôt que d’un homicide involontaire coupable. Lorsque les juges des faits sont convaincus que la personne accusée a agi avec l’intention de tuer ou a fait preuve d’insouciance à l’égard de cette probabilité, il aura été satisfait au fardeau relatif au meurtre. Il n’y aura, cependant, pas été satisfait sur le fondement d’un comportement simplement négligent ou imprudent — et l’omission de donner au jury une directive à cet effet constituerait une erreur manifeste donnant ouverture à un contrôle en appel. Le jury doit tenir compte plutôt de l’effet cumulatif de tous les éléments de preuve pertinents pour trancher la question de savoir si le degré de faute requis a été établi hors de tout doute raisonnable (R. c. Flores, 2011 ONCA 155, 274 O.A.C. 314, par. 73‑75; R. c. Levy, 2016 NSCA 45, 374 N.S.R. (2d) 251, par. 148).

[122]                     Le juge Moldaver est conscient à juste titre que la personne accusée risque une peine d’emprisonnement à perpétuité. Cependant, la vie humaine est en jeu des deux côtés de l’équation et nous devrions faire attention à la facilité avec laquelle nous sanctionnons légalement les gestes des personnes qui enlèvent la vie à autrui.

(4)          Résumé

[123]                      En somme, la question ultime est de savoir si l’acte constituant l’accusation criminelle était raisonnable dans les circonstances. Pour répondre à cette question, comme l’indique l’inclusion par le Parlement du « rôle joué par la personne lors de l’incident », les juges des faits doivent prendre en considération la mesure dans laquelle la personne accusée a joué un rôle dans la genèse du conflit ou a cherché à l’éviter. Les juges des faits doivent se demander si la conduite de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[124]                     L’expression adoptée est large et neutre et renvoie à la conduite de la personne — comme ses gestes, omissions et exercices de jugement — au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte à l’origine de l’accusation était raisonnable — autrement dit, qui, selon la logique et le bon sens, pourrait tendre à rendre l’acte de la personne accusée plus ou moins raisonnable dans les circonstances. La conduite en question doit être pertinente à la fois sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’égard de l’incident. Il s’agit d’un test conjonctif. Cela comprend notamment tout comportement qui a créé ou causé l’affrontement ou qui y a contribué. Cette expression vise aussi la conduite qui relèverait des notions précédentes, comme la provocation ou l’illégalité, mais elle ne se limite pas à ces notions ni n’est circonscrite par celles‑ci. Elle s’applique donc à toute conduite pertinente, qu’elle soit légale ou non, provocatrice ou non, répréhensible ou non, et qu’elle constitue une réaction minimale ou excessive. De cette façon, l’acte de la personne accusée, examiné dans son contexte global et à la lumière du [traduction] « caractère équitable de la situation », est mesuré par rapport aux normes sociales, et non par rapport au code moral propre à la personne accusée (Paciocco (2014), p. 290; Phillips, par. 98).

VII.      Application

[125]                     Le juge du procès a donné des directives étoffées et détaillées au jury, en particulier à l’égard des trois éléments essentiels de la légitime défense que la Couronne devait réfuter hors de tout doute raisonnable. En expliquant le premier élément du moyen de défense — à savoir que M. Khill avait des motifs raisonnables de croire que M. Styres employait ou menaçait d’employer la force contre lui et Mme Benko —, le juge a consacré 26 pages à un examen approfondi de la preuve présentée au procès. Il a ensuite décrit le deuxième élément de la légitime défense, c’est‑à‑dire la question de savoir si M. Khill avait commis l’acte dans un but défensif. À cette étape, il a inclus un examen semblable, mais beaucoup plus bref, de la preuve. Enfin, le juge a expliqué le troisième élément de la légitime défense, à savoir si l’acte était raisonnable dans les circonstances. Le juge de première instance a dit au jury qu’il ne passerait pas en revue la preuve à l’égard des divers facteurs de raisonnabilité. Il a plutôt souligné le besoin d’examiner toute la preuve et toutes les circonstances eu égard aux facteurs énumérés au par. 34(2) :

                    [traduction] Votre réponse à cette question vous oblige à examiner toute la preuve et dépendra de votre appréciation de cette preuve. Tenez compte de toutes les circonstances, notamment la nature de la force employée par Jonathan Styres ou de celle qu’il menaçait d’employer — non seulement ce que vous considérez être le danger que courait effectivement M. Khill, mais aussi ce qu’était sa perception sincère du danger sous réserve que si [sa] perception du danger était erronée, son erreur était raisonnable.

                    Tenez compte de la mesure dans laquelle l’emploi de la force ou la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres était imminent et, si la perception qu’avait M. Khill de l’imminence de la force ou de la menace était erronée, posez‑vous la question suivante : son erreur était‑elle raisonnable?

                    Peter Khill avait‑il d’autres moyens à sa disposition pour parer à l’emploi réel ou éventuel de la force par Jonathan Styres? [. . .] Demandez‑vous si Jonathan Styres a employé ou menacé d’employer une arme, tenez compte de la taille, de l’âge, du sexe et des capacités physiques respectifs de Peter Khill et de Jonathan Styres, de la nature et de la proportionnalité de la réaction de Peter Khill à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres. Faites appel à votre bon sens, à votre expérience de la vie et à votre connaissance de la nature humaine dans votre évaluation de la preuve pour répondre à cette question.

                    (d.a., vol. I, p. 88‑89)

Dans ces directives, il n’y a aucune mention du rôle joué par M. Khill lors de l’incident conformément à l’al. 34(2)c). Par conséquent, le jury n’a reçu aucune directive sur la manière dont ce facteur aurait dû éclairer son évaluation du caractère raisonnable et aucun lien n’a été établi entre la preuve et ce facteur en particulier.

[126]                     La question clé est de savoir si cette omission constituait une erreur justifiant l’annulation du verdict. Suivant des principes bien établis, les juridictions d’appel doivent adopter une approche fonctionnelle dans l’examen de l’exposé au jury. La norme de contrôle n’est pas la perfection, mais consiste plutôt à se demander si le jury a reçu des directives appropriées (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 9). Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14‑17, un acquittement ne peut être annulé sur le fondement d’une possibilité abstraite ou hypothétique selon laquelle l’erreur aurait pu donner lieu à un verdict différent. Des « moyens plus concrets » sont requis (par. 14). La Couronne doit démontrer « qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur [. . .] [a] eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (ibid.).

[127]                     Les facteurs énumérés au par. 34(2) ne sont pas des éléments du moyen de défense et, bien que cette disposition prévoie que le tribunal « tient compte » de (« shall consider » dans la version anglaise) ces facteurs, le fait de ne pas porter l’un d’eux à l’attention du jury ne constitue pas une erreur de droit automatique. Comme je l’ai expliqué, les juges, qu’ils donnent des directives à un jury ou qu’ils rendent eux‑mêmes jugement, décideront quels facteurs énoncés au par. 34(2) sont pertinents, applicables et/ou dignes d’être pris en considération eu égard à la preuve effectivement présentée au procès. Pour cette raison, il est inutile de mentionner un facteur lorsqu’aucun fait ne le justifie. Par exemple, lorsqu’il n’y a aucun rapport antérieur entre les parties, comme en l’espèce, une mention des facteurs énoncés aux al. f) ou f.1) du par. 34(2) ne ferait qu’embrouiller le jury ou l’induire en erreur. Par conséquent, il se peut que l’omission d’un facteur prévu au par. 34(2) ne constitue pas une erreur dans tous les cas.

[128]                     Monsieur Khill prétend qu’il n’était pas nécessaire de faire mention de l’al. 34(2)c), de sorte que le fait de ne pas en avoir parlé était sans conséquence. Il soutient que, même si l’omission était une erreur, l’examen approfondi qu’a fait le juge du procès des événements qui ont précédé la fusillade et sa directive au jury de prendre en considération l’ensemble des circonstances équivalaient, sur le plan fonctionnel, à mentionner le rôle qu’il avait joué lors de l’incident. Il invoque le fait que la Couronne ne s’est pas opposée à l’exposé comme preuve que l’omission était sans importance et qu’elle servait en réalité l’intérêt tactique de la Couronne. Cette dernière affirme que l’al. 34(2)c) est un facteur obligatoire et que le jury était obligé de se demander si M. Khill, même s’il agissait légalement, avait joué un rôle par rapport à l’instigation ou à l’aggravation de l’affrontement. Sans directive particulière, le jury n’était pas outillé pour apprécier la pertinence des gestes de la personne accusée quant au caractère raisonnable de sa réaction dans les circonstances.

[129]                     À mon avis, le rôle joué par M. Khill lors de l’incident ayant mené à la fusillade était susceptible de constituer, d’une part, un facteur important dans l’appréciation du caractère raisonnable de celle‑ci et, d’autre part, un facteur qui respectait les seuils juridique et factuel du « rôle joué par la personne lors de l’incident ». L’omission du juge du procès d’expliquer l’importance de ce facteur et de donner des directives au jury sur la nécessité de tenir compte de la conduite de M. Khill tout au long de l’incident a fait que celui‑ci n’était pas outillé pour s’attaquer à ce qui a pu être une question cruciale dans l’évaluation du caractère raisonnable du fait pour M. Khill d’avoir tiré sur M. Styres.

[130]                     La directive portant sur l’al. 34(2)c) aurait dû indiquer au jury de tenir compte de l’effet des risques assumés et des mesures prises par M. Khill, et ce, du moment où il a entendu des cognements bruyants à l’extérieur de la maison et a remarqué que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette étaient allumés à partir de la fenêtre de la chambre à coucher jusqu’au moment où il a tiré et tué M. Styres dans l’entrée. L’importance de l’al. 34(2)c) est évidente lorsque les gestes de la personne accusée menant à un affrontement violent éliminent de fait tout moyen de réagir autre que l’emploi de la force meurtrière. Lorsqu’une personne affronte un intrus, un voleur ou une source de bruits forts d’une manière qui laisse peu de choix aux parties en cause autre que de tuer ou se faire tuer, le rôle joué par la personne accusée lors de l’incident sera important.

[131]                     Monsieur Khill reconnaît avoir joué un rôle important lors de l’incident. Comme il est dit succinctement dans son mémoire, [traduction] « [M. Khill] était le seul qui faisait quelque chose dans ce récit » (m.a., par. 63). C’est M. Khill qui s’est approché de M. Styres avec une arme à feu chargée. De plus, c’est M. Khill qui, immédiatement après s’être adressé à M. Styres, a appuyé sur la gâchette. Selon le propre témoignage de M. Khill, avant d’avoir décidé de sortir de la maison et d’amorcer l’affrontement, il a apaisé ses craintes initiales en confirmant qu’il n’y avait pas d’intrus dans la maison elle‑même (d.a., vol. V, p. 302, 351 et 359‑361). Plus particulièrement, M. Khill a reconnu s’être exposé à une situation potentiellement dangereuse :

                   [traduction]

                   Q.        Très bien. Et vous sortez seul, armé et exposé au type dans la   camionnette, c’est bien ça?

                   R.        Oui.

                   Q.        Et le — ce plan était entièrement le vôtre, n’est‑ce pas? C’est vous qui avez créé cette situation. Il y a un type en train de voler votre camionnette, mais vous avez décidé, par vous‑même, de sortir seul et de vous exposer à ce que vous croyez pouvoir constituer un grave danger?

                   R.        Oui.

                    (d.a., vol. V, p. 368)

Il ressort de ces faits admis qu’il a joué un rôle central dans la création d’un scénario très risqué.

[132]                     En conséquence, le seuil a été atteint et il existait une preuve claire permettant à un jury de tirer des inférences du rôle joué par M. Khill lors de l’incident qui pouvaient l’amener à conclure que l’acte de tirer sur M. Styres était déraisonnable. Sans directive claire de tenir compte du rôle joué par M. Khill lors de l’incident, du début à la fin, le jury ne pouvait pas savoir qu’il s’agissait d’un facteur à prendre en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de la fusillade elle‑même. Comme aucune directive en ce sens n’a été donnée, il se peut que le jury n’ait pas compris le lien entre le rôle joué par M. Khill lors de l’incident ayant mené à la fusillade et le caractère raisonnable de la fusillade elle‑même. L’exclusion de l’al. 34(2)c) des directives constituait par conséquent un oubli évident qui équivaut à une erreur de droit.

[133]                     En raison de cette erreur, le jury s’est trouvé privé de directives pour tenir compte du vaste éventail de conduites et du large cadre temporel visés par les mots « le rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Comme je l’ai expliqué, il n’est pas nécessaire que la conduite de M. Khill réponde aux critères applicables à des notions comme la provocation ou l’illégalité pour qu’elle soit présentée au jury — ce dernier devant tenir compte plutôt de tout fait susceptible d’apporter un éclairage sur le rôle qu’il a joué dans la genèse de l’affrontement. Les directives n’ont pas communiqué le besoin de prendre en compte la mesure dans laquelle les gestes de M. Khill ont amorcé l’affrontement ultime, y ont contribué ou l’ont causé, et la mesure dans laquelle son rôle joué lors de l’incident a influé sur le caractère raisonnable de son acte ultime.

[134]                      De plus, l’exposé n’a pas indiqué au jury qu’il devait tenir compte de tous les gestes, omissions et exercices de jugement de M. Khill tout au long de l’ensemble de l’« incident ». Ce mot signale l’intention du Parlement d’élargir la portée temporelle de l’analyse pour inclure la période qui précède la menace ou l’emploi de la force qui pousse la personne accusée à agir. L’exposé a peut‑être donné l’impression trompeuse que l’analyse du caractère raisonnable devait porter principalement sur le simple instant entre le moment où M. Khill a perçu une arme à feu levée et le moment où il a tiré sur M. Styres. La clarté quant à la portée temporelle de l’analyse était particulièrement importante, vu la plaidoirie finale de l’avocat de la défense. La défense a dit à maintes reprises au jury que la légitime défense n’était pas en cause lorsque M. Khill a décidé de sortir de sa maison pour affronter l’intrus. Le jury a plutôt été invité à porter son attention sur la fraction de seconde avant que M. Khill fasse feu sur M. Styres :

                    [traduction] Revenons donc à la question en litige, soit le moment précis où la légitime défense doit être examinée, lequel se situe lors de ces très brèves secondes entre le commandement crié « hé, haut les mains » et les coups de feu. C’est précisément le moment où vous devrez examiner la question de la légitime défense et il s’agit de beaucoup de choses auxquelles penser sur une si courte période où il se passe tellement de choses, et ce, si rapidement.

                    (d.a., vol. VII, p. 7; voir aussi p. 41)

[135]                     Plutôt que de corriger l’insistance répétée de l’avocat de la défense sur cette « fraction de seconde » finale de l’incident ou d’y remédier, le juge du procès l’a renforcée dans ses directives sur le par. 34(2) en omettant toute mention du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » et en donnant des directives expresses sur l’imminence de la menace de force — c’est‑à‑dire la perception d’une arme à feu levée dans l’instant qui a précédé le moment où M. Khill a tiré sur M. Styres — et les autres moyens qu’il était possible de prendre pour y parer. Comme l’indiquent les témoignages de M. Khill et de Mme Benko, l’intervalle entre les cris de M. Khill et les coups de feu subséquents était quasi instantané. L’occasion d’appeler le 911, de crier à partir de l’entrée de porte ou de tirer un coup de semonce — des mesures de rechange avancées par la Couronne en contre‑interrogatoire — était passée depuis longtemps à ce stade. Si le jury avait reçu la directive de tenir compte du « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident », il aurait fallu forcément qu’il résolve la question de savoir comment la réaction initiale de celui‑ci à un bruit fort à l’extérieur de sa maison l’avait soudainement placé dans une situation où il s’était, selon ce qu’il prétend, senti contraint de tuer M. Styres. Contrairement à l’accent mis sur l’imminence de la force à l’al. 34(2)b), l’« incident » dont il est question à l’al. 34(2)c) est censé accorder plus de poids aux solutions de rechange viables qui s’offraient à M. Khill avant qu’il sorte de la maison, s’avance dans l’obscurité et recoure ensuite à la force meurtrière.

[136]                     Il y avait amplement d’éléments de preuve dans le présent pourvoi pour étayer une conclusion selon laquelle M. Khill avait joué un rôle dans la genèse de l’urgence même qu’il a invoquée pour alléguer la légitime défense. Ce contexte plus large était susceptible de constituer un facteur clé dans l’appréciation du caractère raisonnable de son acte au moment de crise. Le juge du procès aurait dû rappeler au jury de se demander comment la conduite de M. Khill et sa prise en charge du risque lié à cet affrontement ont eu une incidence sur le caractère raisonnable de ses gestes subséquents. Le jury devait comprendre son obligation d’incorporer le cadre temporel plus large dans l’appréciation du caractère raisonnable, en ce qui a trait non pas simplement à la croyance de M. Khill selon laquelle Mme Benko et lui étaient menacés par la force conformément au premier élément de la légitime défense, mais aussi à la fusillade elle‑même eu égard aux gestes de M. Khill lorsqu’il s’est approché de M. Styres avec une arme à feu chargée et a annoncé sa présence au tout dernier moment. En appréciant le caractère raisonnable de la fusillade, le jury devait se demander comment l’incident est arrivé : comment les acteurs et les événements ont été mis en branle et comment une personne s’étant introduite par effraction dans une camionnette stationnée à l’extérieur d’une maison a fini par se faire tirer dessus et tuée en l’espace de quelques minutes.

[137]                     Examinées dans leur ensemble, les instructions du juge du procès n’équivalaient pas, sur le plan fonctionnel, à une directive explicite sur le rôle joué par M. Khill lors de l’incident. Dans son exposé, le juge a intimé au jury de tenir compte des cinq facteurs suivants : al. 34(2)a) ([traduction] « la nature de la force ou de la menace de force employée par Jonathan Styres »); al. 34(2)b) (« la mesure dans laquelle l’emploi de la force ou la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres était imminent et [la question de savoir si] Peter Khill disposai[t] d’autres moyens pour parer à son emploi »); al. 34(2)d) (« la question de savoir si Jonathan Styres a utilisé ou menacé d’utiliser une arme »); al. 34(2)e) (« la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques respectifs de Peter Khill et de Jonathan Styres »; l’al. 34(2)g) (« la nature et la proportionnalité de la réaction de Peter Khill à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres »).

[138]                     Aucun de ces facteurs n’indiquait au jury — expressément ou sur le plan fonctionnel — de tenir compte de l’importance du rôle joué par M. Khill dans la genèse de l’affrontement mortel. Premièrement, la « nature de la force ou de la menace » concernait la perception qu’avait M. Khill de la menace que présentait M. Styres immédiatement après que M. Khill eut crié « haut les mains », et non les cognements mystérieux qui provenaient de l’extérieur de sa maison et sa réaction à leur égard. Deuxièmement, « la mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel » portait sur l’imminence d’une attaque par M. Styres et les autres options qui s’offraient à M. Khill, mais non sur l’effet qu’ont eu les gestes de M. Khill dans l’aggravation de l’incident ou dans l’élimination des solutions de rechange non létales. Troisièmement, « la question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme » se concentrait exclusivement sur la perception qu’avait M. Khill que M. Styres était armé, mais non sur l’importance du fait que M. Khill avait introduit une arme à feu dans l’incident et son effet sur sa perception de M. Styres. Quatrièmement, « la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause » se rapportait aux caractéristiques physiques pertinentes des parties, mais, encore une fois, n’avait pas trait à la conduite de M. Khill. Cinquièmement et finalement, « la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force » concernait la proportionnalité entre la réaction de M. Khill et la menace perçue que présentait M. Styres; ce facteur ne portait pas de façon plus large sur la question de savoir si la conduite de M. Khill avait un tant soit peu précipité le besoin d’avoir recours à la force.

[139]                      Je n’accepte pas non plus la thèse de M. Khill selon laquelle la mention, par le juge du procès, de l’ensemble des circonstances et son examen général de la preuve équivalaient, sur le plan fonctionnel, à une directive en application de l’al. 34(2)c). Reconnaissant que les juges de première instance ne sont pas tenus de réciter textuellement le texte législatif de chaque facteur énoncé au par. 34(2), il faut néanmoins outiller le jury avec les directives dont il a besoin pour s’acquitter de ses obligations. Il est révélateur que presque toute la preuve ait été passée en revue immédiatement après la directive sur le premier élément de la légitime défense prévu à l’al. 34(1)a). En revanche, le juge du procès n’a fait référence à la preuve que de façon limitée après avoir donné ses directives au jury sur l’élément du but défensif prévu à l’al. 34(1)b), et n’a nullement mentionné celle‑ci en expliquant comment le jury devait apprécier le caractère raisonnable de la réaction de M. Khill dans les circonstances, conformément à l’al. 34(1)c).

[140]                     Il existe une distinction importante entre le fait de simplement passer en revue la preuve pour aider le jury et celui de lier les éléments de preuve aux questions juridiques qu’il doit trancher. Comme notre Cour l’a constamment affirmé, [traduction] « l’obligation des juges de procès consiste à expliquer les éléments de preuve déterminants ainsi que les règles de droit et à les rattacher aux questions fondamentales en des termes simples et intelligibles » (R. c. Jack (1993), 88 Man. R. (2d) 93 (C.A.), par. 39, conf. par [1994] 2 R.C.S. 310; voir également Daley, par. 57; Rodgerson, par. 31). Il se peut que le jury ait besoin de « scénarios » éventuels concrets fondés sur la preuve qui permettent de voir le lien entre le droit et la preuve. Il ne suffit pas de laisser la preuve [traduction] « en vrac à l’appréciation » du jury; ce dernier doit recevoir des directives correctes sur le droit applicable et la manière d’appliquer ce droit aux faits (Azoulay, p. 498, citant Rex c. Stephen, [1944] O.R. 339, p. 352). Autrement dit, le jury doit être en mesure [traduction] « d’apprécier pleinement la valeur et l’effet de la preuve » (Azoulay, p. 499 (italique omis); voir également R. c. Barreira, 2020 ONCA 218, 62 C.R. (7th) 101, par. 40‑41). Sans directive claire selon laquelle le rôle joué par M. Khill lors de l’incident était pertinent quant au caractère raisonnable de sa réaction, il se peut que le jury ait porté particulièrement son attention sur les moments qui ont immédiatement précédé celui où M. Khill a ouvert le feu. Il ne pouvait pas savoir qu’il devait aussi évaluer comment les gestes de M. Khill ont pu contribuer à l’affrontement mortel avec M. Styres dans l’entrée lors de l’appréciation de sa conduite au regard d’une norme de raisonnabilité.

[141]                     L’erreur est importante et pourrait raisonnablement avoir eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement compte tenu des faits concrets de l’affaire. En définitive, même si le jury considérait que M. Khill a joué un rôle important dans l’instigation de l’affrontement fatal entre lui et M. Styres, ce fait à lui seul ne rendrait pas nécessairement ses gestes déraisonnables ni ne l’empêcherait nécessairement de faire valoir avec succès une allégation de légitime défense. Le « rôle joué par la personne lors de l’incident », à l’instar de tout facteur énuméré au par. 34(2), ne fait que guider l’appréciation globale du caractère raisonnable de la réaction de celle‑ci dans les circonstances. Essentiellement, le Parlement a décidé qu’une fois le seuil atteint, il appartenait au jury de déterminer l’incidence de ces faits sur le caractère raisonnable de la réaction de M. Khill dans les circonstances. Cependant, il fallait que le jury sache qu’il était obligé de tenir compte de son rôle lors de l’incident.

[142]                     Au vu du dossier dont il disposait, le jury, s’il avait reçu des directives appropriées, aurait très bien pu tirer une conclusion différente sur le fondement du rôle joué par M. Khill lors de l’incident et de son effet sur le caractère raisonnable de sa façon d’agir dans les circonstances. D’un certain point de vue, il aurait très bien pu conclure que la conduite de M. Khill avait accru le risque d’un affrontement fatal avec M. Styres à l’extérieur de la maison. Il aurait en outre pu apprécier la décision de M. Khill de s’avancer dans l’obscurité, par rapport à d’autres mesures qu’il aurait pu prendre, par exemple appeler le 911, crier de la fenêtre ou allumer les lumières. De telles lignes de conduite auraient pu l’empêcher de croire à tort que M. Styres était armé et sur le point de tirer, et ainsi permettre d’éviter complètement la nécessité de recourir à la force meurtrière. Si le jury avait conclu que M. Khill avait provoqué la menace, qu’il était l’agresseur initial ou qu’il s’était comporté de façon insouciante ou déraisonnable, le rôle joué par celui‑ci lors de l’incident aurait pu avoir une incidence importante sur sa responsabilité et sa culpabilité morale quant à la mort de M. Styres. Le jury aurait pu plutôt considérer que M. Khill était loin d’avoir réagi de façon raisonnable et qu’il était plutôt l’artisan de son propre malheur — M. Styres payant le prix de son manque de jugement.

[143]                     Le jury aurait pu aussi adopter un point de vue différent. Il était loisible au jury de conclure que M. Khill craignait véritablement pour sa sécurité et celle de Mme Benko. En outre, le jury aurait pu accepter qu’une personne raisonnable dans les circonstances ait perçu que le risque d’attendre qu’un intrus armé entre chez elle était plus grand que celui d’affronter cette personne ou ces personnes dehors. Il aurait pu aussi accepter que les autres solutions qui s’offraient à M. Khill n’aient pu qu’être partiellement couronnées de succès ou qu’elles aient pu effectivement compromettre sa capacité de reprendre la maîtrise de la situation si l’intrus était armé et agressif. Suivant l’appréciation non limitative et souple du caractère raisonnable que prévoit l’al. 34(1)c), une fois que le seuil a été atteint et que le juge du procès a donné ses directives sur le test juridique applicable et la preuve se rapportant au « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident », il appartenait entièrement au jury de déterminer le poids — beaucoup ou peu — à accorder au rôle joué par M. Khill dans l’appréciation du caractère raisonnable de sa décision de tirer sur M. Styres. Cependant, il était essentiel que son rôle lors de l’incident soit pris en compte.

[144]                     Ni la Couronne ni la défense n’ont demandé au juge de première instance d’inclure une directive sur le rôle joué par M. Khill lors de l’incident. Selon M. Khill, cela devrait jouer contre la Couronne. Cependant, à elle seule, l’absence d’opposition de la Couronne à un exposé au jury n’écarte pas l’intérêt du public à ce que soient corrigées des directives comportant par ailleurs des lacunes (Barton, par. 48). À la lumière du dossier dont nous disposons, je ne puis discerner aucun avantage tactique acquis par la Couronne du fait d’éviter l’inclusion de l’al. 34(2)c) dans les directives au jury. Au contraire, le caractère imprudent, impulsif et déraisonnable des gestes de M. Khill était au cœur de la présentation de la preuve par la Couronne et de la thèse de celle‑ci. Bien que les avocats et avocates au procès doivent aider le tribunal dans son obligation de donner des directives appropriées au jury, ce sont les juges, et eux seuls, qui, en définitive, sont responsables de la justesse des directives (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 37; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 44; R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104, par. 49).

[145]                     En résumé, il aurait fallu porter expressément à l’attention du jury le rôle joué par M. Khill lors de l’incident. L’absence de toute explication sur l’importance juridique de ce rôle constituait une erreur grave. Une fois que le seuil initial est atteint, « le rôle joué par la personne lors de l’incident » est un facteur obligatoire et il était clairement pertinent dans les circonstances de l’espèce. Sans cette directive, le jury n’avait pas conscience de la portée temporelle et comportementale plus large du « rôle joué par la personne lors de l’incident », et il se peut qu’il n’ait porté à tort son attention que sur le moment de la fusillade. Ces directives étaient lacunaires et n’équivalaient pas, sur le plan fonctionnel, à ce qui était exigé par l’al. 34(2)c). Cette absence de directive a eu une incidence significative sur l’acquittement, ce qui justifie d’annuler l’acquittement de M. Khill et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Je peux affirmer avec un degré raisonnable de certitude que, n’eût été l’omission, le verdict n’aurait peut‑être pas nécessairement été le même (R. c. Morin, [1998] 2 R.C.S. 345, p. 374).

VIII.   Dispositif

[146]                     Pour les motifs qui précèdent, un nouveau procès est nécessaire pour faire en sorte que le jury reçoive des directives appropriées à l’égard des principes de légitime défense et de l’importance du rôle joué par M. Khill lors de l’incident à titre de facteur obligatoire en application du par. 34(2).

[147]                     Je rejetterais donc le pourvoi.

 

Version française des motifs des juges Moldaver, Brown et Rowe rendus par

 

                    Le juge Moldaver —

[148]                     Aux petites heures du matin du 4 février 2016, vers 3 heures, Peter Khill a fait feu et tué Jonathan Styres, un jeune homme qui, à ce moment, s’introduisait par effraction dans la camionnette de M. Khill. La camionnette était garée dans l’entrée de la résidence de ce dernier, située dans une région rurale en périphérie de Hamilton (Ontario). Avant la fusillade, M. Khill et sa fiancée dormaient quand ils ont subitement été réveillés par de forts bruits provenant de l’entrée adjacente à la fenêtre de leur chambre à coucher. En regardant par la fenêtre, M. Khill a constaté que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette étaient allumés, ce qui indiquait qu’une personne était, ou avait été, dans le véhicule. Il a alors récupéré son fusil de chasse et, après s’être assuré qu’il n’y avait pas d’autres intrus dans la maison, il est sorti et a affronté M. Styres. Quelques instants plus tard, selon son témoignage, croyant erronément que M. Styres tenait une arme à feu, M. Khill a tiré deux coups de feu, tuant son assaillant potentiel.

[149]                     Quand les policiers sont arrivés, M. Khill a été arrêté et a plus tard été accusé de meurtre au deuxième degré. À la suite d’un procès devant juge et jury, où M. Khill a maintenu avoir agi en légitime défense, il a été acquitté. De par son verdict, il est clair que le jury a cru, ou a eu un doute raisonnable, qu’au moment où M. Khill a tiré les coups fatals, il l’a fait en croyant raisonnablement, mais finalement erronément, que M. Styres tenait une arme à feu et que sa vie était en danger.

[150]                     La Couronne a interjeté appel de l’acquittement. La Cour d’appel de l’Ontario a annulé celui‑ci. À son avis, le juge du procès n’a pas donné au jury des directives appropriées sur les dispositions du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , régissant le droit applicable à la légitime défense tel qu’il a été révisé par le Parlement en 2012. Plus particulièrement, la cour a conclu qu’en donnant des directives au jury sur la question de savoir si, en tirant les coups fatals, M. Khill a, comme l’exige l’al. 34(1)c) du Code, agi de façon raisonnable dans les circonstances, le juge n’a pas précisé au jury qu’il devait prendre en considération, parmi d’autres facteurs, le « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » aux termes de l’al. 34(2)c). De l’avis de la cour, cette erreur était grave et pouvait raisonnablement avoir eu une incidence sur le verdict prononcé par le jury. En conséquence, la cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès relativement à l’accusation de meurtre au deuxième degré.

[151]                     Monsieur Khill se pourvoit devant notre Cour contre cette ordonnance. Il sollicite son annulation et le rétablissement du verdict d’acquittement.

[152]                     Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le pourvoi de M. Khill. En toute déférence, cependant, je ne puis souscrire entièrement à l’interprétation que donne la Cour d’appel à l’al. 34(2)c). Plus particulièrement, j’estime que des indications supplémentaires devraient être données aux juges des faits appelés à se prononcer sur la question de savoir si la conduite antérieure d’un accusé équivaut à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Dans le même ordre d’idées, l’interprétation donnée par la cour fait en sorte que l’examen de la conduite antérieure d’un accusé devient une question qui relève du pouvoir discrétionnaire des juges des faits et qui est effectivement inattaquable en appel. Ces problèmes commandent une approche plus circonscrite qui permet de discerner les types de conduite antérieure que le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » est censé englober, et comment les juges des faits doivent évaluer une telle conduite lorsqu’ils effectuent l’« analyse du caractère raisonnable » exigée par l’al. 34(1)c).

[153]                     La conduite antérieure de l’accusé peut en théorie jouer divers rôles dans un procès mettant en cause la légitime défense. En l’espèce, la Couronne cherche à contester le droit de M. Khill d’invoquer la légitime défense au motif que la conduite de ce dernier ayant mené à la fusillade fatale était injustifiée et rendait ainsi son emploi de la force létale déraisonnable dans les circonstances. Monsieur Khill ne rétorque pas que sa conduite ayant abouti à l’affrontement final était prosociale — comme le fait d’assumer le rôle de bon samaritain — de sorte qu’elle pouvait rendre son emploi de la force létale raisonnable. Plutôt, il soutient simplement que sa décision d’affronter M. Styres, au lieu de rechercher d’autres solutions, n’équivalait pas au type de conduite antérieure visé par l’al. 34(2)c) qui [traduction] « peut faire obstacle à une allégation de légitime défense ». Mon analyse est axée exclusivement sur ce contexte. Je reporte à une autre occasion l’examen de la question de savoir comment le par. 34(2)  du Code criminel  pourrait s’appliquer dans les cas où l’accusé cherche à faire valoir que sa conduite positive ou prosociale devrait être considérée comme un facteur militant en faveur du caractère raisonnable de son emploi de la force au regard de l’al. 34(1)c). Ces questions, lesquelles ne sont pas sans comporter leurs propres difficultés, ne se posent tout simplement pas au vu des faits en l’espèce.

[154]                     Pour des raisons qui deviendront évidentes, je suis respectueusement d’avis que lorsque la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure d’un accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, cette conduite doit, pour être visée par l’al. 34(2)(c), atteindre un seuil de caractère injuste susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye l’allégation de légitime défense de l’accusé. La provocation et l’agression illégale constituent des exemples de conduite qui atteignent le seuil du caractère injuste. J’inclurais également une conduite antérieure qui est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues.

[155]                     En l’espèce, je suis convaincu qu’un jury ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure que la conduite antérieure de M. Khill, ayant mené à l’emploi par celui‑ci de la force létale, était excessive, de sorte qu’elle pouvait constituer un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». En conséquence, le juge du procès était tenu d’enjoindre au jury de déterminer, en vertu de l’al. 34(2)c), si M. Khill a joué un « rôle [. . .] lors de l’incident » et, dans l’affirmative, comment ce rôle peut avoir eu une incidence sur le caractère raisonnable de l’emploi de la force létale par M. Khill. L’omission de donner une directive de la sorte commande la tenue d’un nouveau procès.

I.               Faits

[156]                     Au moment des événements à l’origine du présent pourvoi, M. Khill était âgé de 26 ans. Sa fiancée de l’époque et lui vivaient dans une maison de plain‑pied située en milieu rural en périphérie de Hamilton. Monsieur Khill occupait un poste de mécanicien‑monteur sur des moteurs à réaction. Il était également un ancien réserviste pour l’armée et avait déjà reçu une formation militaire sur les tactiques permettant d’évaluer les menaces et de réagir de façon proactive au danger.

[157]                     Le 4 février 2016 aux petites heures du matin — selon un témoignage, les événements se sont produits vers 3 h —, la fiancée de M. Khill a réveillé celui‑ci et lui a dit qu’elle avait entendu des bruits de claquement provenant de l’extérieur. Une fois réveillé, M. Khill les a entendus lui aussi. De la fenêtre de leur chambre située au rez‑de‑chaussée, M. Khill a constaté que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette, qui était garée dans l’entrée, étaient allumés. Il a conclu que quelqu’un était là, mais il n’était pas en mesure de déterminer combien de personnes s’étaient introduites par effraction dans le véhicule ni combien d’autres personnes étaient entrées ou projetaient d’entrer dans sa maison. Il savait qu’une telle possibilité était réelle dans le milieu rural où sa fiancée et lui vivaient. Monsieur Khill était au courant de nombreuses introductions par effraction récentes dans la région. De plus, dans la semaine qui avait précédé, sa fiancée avait entendu quelqu’un essayer de s’introduire par effraction dans la maison pendant la nuit, ce qui avait amené M. Khill à modifier le code d’entrée des serrures de la maison. Malgré ce nouveau code, la camionnette renfermait un ouvre‑porte donnant accès au garage. Ce dernier était relié à un passage recouvert où il y avait une fenêtre condamnée par laquelle il était possible de pénétrer dans le sous‑sol de la maison.

[158]                     Monsieur Khill a témoigné que sa formation militaire lui avait appris à faire face aux menaces de façon proactive. De plus, comme il vivait dans une région rurale, il ne pouvait pas s’attendre à ce que la police arrive rapidement. En conséquence, M. Khill a chargé le fusil de chasse qu’il gardait dans le placard de la chambre et s’est mis à enquêter lui‑même sur l’intrusion. Il a témoigné qu’il projetait de désarmer et de détenir tout intrus, mais qu’il était prêt à recourir à la force meurtrière s’il le fallait. Dans cet esprit, M. Khill a fouillé l’intérieur de la maison, ne trouvant personne. Il est alors sorti par la porte arrière et s’est dirigé silencieusement vers le passage recouvert. À partir de ce passage, il pouvait voir dans le garage. Personne ne s’y trouvait. Il a aussi confirmé que la fenêtre reliant le passage recouvert au sous‑sol de la maison était toujours condamnée. En bref, personne n’était entré dans la maison.

[159]                     Toujours armé, M. Khill a traversé le passage et est sorti par la porte de devant. Il se trouvait alors près de l’arrière de la camionnette, lequel faisait face à la maison. Les témoins lumineux du tableau de bord étaient allumés, la portière du passager était ouverte et quelqu’un était penché dans la camionnette.

[160]                     Monsieur Khill s’est dirigé vers l’intrus, son fusil de chasse levé. Une fois rendu à une distance de quelque part entre 3 et 12 pieds de celui‑ci, M. Khill a crié, [traduction] « Hé, haut les mains ». Selon M. Khill, l’intrus s’est tourné vers lui et s’est mis à bouger ses mains vers le bas en direction de sa taille, pour ensuite lever celles‑ci et pointer en direction de M. Khill. Croyant que l’intrus avait une arme à feu et qu’il se trouvait dans une situation de vie ou de mort, M. Khill a retiré le dispositif de sécurité de son fusil de chasse et a tiré. Conformément à sa formation militaire, il a dirigé son coup de feu vers la masse centrale, a réarmé le fusil et a tiré une autre fois. Les deux coups de feu ont atteint l’intrus, qui est tombé au sol.

[161]                     Monsieur Khill s’est alors approché de l’intrus et a constaté qu’il était en fait non armé. Il a rapporté le fusil de chasse dans la maison. Sa fiancée était alors au téléphone avec l’opérateur du 911. Après avoir parlé lui‑même avec l’opérateur, conversation au cours de laquelle il a affirmé avoir agi en légitime défense, M. Khill est sorti pour pratiquer la réanimation cardiorespiratoire sur l’intrus, qui a plus tard été identifié sous le nom de Jonathan Styres. Monsieur Styres est mort peu de temps après, malgré les efforts déployés par M. Khill pour le réanimer.

[162]                     Quand les policiers sont arrivés, ils ont arrêté M. Khill et l’ont par la suite accusé de meurtre au deuxième degré. Monsieur Khill a maintenu avoir agi en légitime défense parce qu’il croyait que M. Styres s’apprêtait à lui tirer dessus quand il a fait feu.

II.            Dispositions législatives pertinentes

[163]                     Avant de donner un aperçu des procédures antérieures, j’estime utile de reproduire les dispositions pertinentes du Code criminel .

                    Défense — emploi ou menace d’emploi de la force

                    34 (1) N’est pas coupable d’une infraction la personne qui, à la fois :

                        a) croit, pour des motifs raisonnables, que la force est employée contre elle ou une autre personne ou qu’on menace de l’employer contre elle ou une autre personne;

                        b) commet l’acte constituant l’infraction dans le but de se défendre ou de se protéger — ou de défendre ou de protéger une autre personne — contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force;

                        c) agit de façon raisonnable dans les circonstances.

                    Facteurs

                    (2) Pour décider si la personne a agi de façon raisonnable dans les circonstances, le tribunal tient compte des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte, ce qui comprend notamment les facteurs suivants :

                      a) la nature de la force ou de la menace;

                    b) la mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel;

                    c) le rôle joué par la personne lors de l’incident;

                    d) la question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme;

                    e) la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause;

                    f) la nature, la durée et l’historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi ou toute menace d’emploi de la force avant l’incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace;

                    f.1) l’historique des interactions ou communications entre les parties en cause;

                    g) la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force;

                    h) la question de savoir si la personne a agi en réaction à un emploi ou à une menace d’emploi de la force qu’elle savait légitime.

III.         Procédures antérieures

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Glithero, siégeant avec jury)

[164]                     Monsieur Khill a reconnu avoir tué M. Styres. En conséquence, les deux seules questions en litige au procès étaient de savoir s’il avait agi en légitime défense ou, dans la négative, s’il n’avait pas l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré et devait être seulement déclaré coupable d’homicide involontaire coupable.

[165]                     Le procès a duré deux semaines et a porté principalement sur le moyen de la légitime défense. La Couronne a soutenu que M. Khill avait agi de façon imprudente en allant dehors pour affronter l’intrus plutôt qu’en appelant la police, surtout après s’être rendu compte que l’intrus n’exposait pas sa fiancée et lui à une menace imminente. L’avocat de la défense a fait valoir, au nom de M. Khill, que celui‑ci avait raisonnablement, bien qu’erronément, cru qu’il se trouvait dans une situation de vie ou de mort lorsqu’il avait employé la force létale. Quant à savoir pourquoi il était sorti de la maison, la défense a insisté sur le fait que M. Khill craignait pour sa sécurité et celle de sa fiancée, compte tenu en particulier des récentes introductions par effraction à proximité. La défense a également mis l’accent sur la formation militaire de M. Khill, où il avait appris notamment à réagir de façon proactive et instinctive aux menaces, ce qui rendait de ce fait la conduite de celui‑ci raisonnable pour une personne avec son bagage. Sur ce point, la Couronne a rétorqué que M. Khill avait agi d’une manière contraire à la formation qu’il avait reçue, laquelle comportait des leçons sur la distinction entre les scénarios de combat et les scénarios civils.

[166]                     Dans son exposé, le juge du procès a donné des directives au jury sur les trois éléments de la légitime défense prévus au par. 34(1)  du Code criminel  : M. Khill croyait‑il raisonnablement qu’il était exposé à une menace d’emploi de la force (al. 34(1)a)), a‑t‑il agi dans le but de se défendre (al. 34(1)b)) et son emploi de la force était‑il raisonnable dans les circonstances (al. 34(1)c))? Il a rappelé au jury qu’il incombait à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable que M. Khill n’avait pas satisfait à au moins un de ces trois éléments. Si la Couronne ne s’acquittait pas du fardeau qui lui incombait, M. Khill avait alors droit à l’acquittement.

[167]                     En donnant ses directives sur le premier élément — à savoir si M. Khill croyait raisonnablement qu’il était exposé à une menace d’emploi de la force —, le juge de première instance a souligné que la question était de savoir non pas si M. Khill était effectivement exposé à une menace d’emploi de la force, mais bien s’il croyait, pour des motifs raisonnables, qu’il était exposé à une telle menace. Pour aider le jury à se prononcer sur cette question, le juge a résumé la plupart des éléments de preuve présentés au procès, faisant ressortir le témoignage livré par M. Khill sur ce qui s’était passé et sur son état d’esprit tout au long de l’incident, ainsi que les déclarations qu’il avait faites à l’opérateur du 911 immédiatement après la fusillade.

[168]                     Pour ce qui est du deuxième élément de la légitime défense — à savoir si M. Khill a agi dans le but de se défendre contre la menace d’emploi de la force —, le juge du procès a décidé de ne pas passer une fois de plus en revue l’ensemble de la preuve. Il a plutôt renvoyé à son résumé antérieur, insistant sur la façon dont M. Khill était sorti de la maison après avoir constaté que personne ne s’y trouvait et sur son témoignage selon lequel M. Styres tournait et levait ses mains quand M. Khill a tiré avec son fusil de chasse.

[169]                     Le dernier élément de la légitime défense avait trait à la question de savoir si l’emploi de la force létale par M. Khill était raisonnable dans les circonstances. Le juge de première instance a expliqué que la question n’était pas de savoir si M. Khill croyait qu’il n’avait d’autre choix que d’employer la force à laquelle il a eu recours, mais plutôt si son emploi de la force était raisonnable dans les circonstances telles qu’il les [traduction] « connaissaient ou croyait qu’elles étaient » (d.a., vol. I, p. 87). Encore une fois, le juge a décidé de ne pas répéter l’ensemble de la preuve qu’il avait résumée. Il a plutôt intimé au jury de « [p]rendre en considération l’ensemble des circonstances, notamment » la nature de la menace d’emploi de la force, l’imminence de cette menace, d’autres moyens dont disposait M. Khill pour y parer, ainsi que la taille et les capacités physiques relatives de M. Khill et M. Styres (p. 88). Il a également invité le jury à « [f]ai[re] appel [au] bon sens, à [l’]expérience de la vie et à [la] connaissance de la nature humaine » pour décider si M. Khill a agi de façon raisonnable dans les circonstances en tirant avec son fusil de chasse (p. 89).

[170]                     Aucun des avocats ne s’est opposé à l’exposé au jury. Après une journée de délibération, le jury a rendu un verdict de non‑culpabilité. La Couronne a interjeté appel de ce verdict.

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 151, 149 O.R. (3d) 639 (le juge en chef Strathy et les juges Doherty et Tulloch)

[171]                     La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel de la Couronne à l’unanimité et a ordonné un nouveau procès. L’erreur fondamentale réside dans la directive donnée par le juge du procès relativement au troisième élément de la légitime défense : la question de savoir si l’emploi de la force létale par M. Khill était raisonnable dans les circonstances. Dans les dispositions applicables en matière de légitime défense, telles que révisées en 2012, le par. 34(2) énonce une liste non exhaustive de facteurs dont « le tribunal tient compte » quand il décide « si la personne a agi de façon raisonnable dans les circonstances ». Un de ces facteurs est énoncé à l’al. 34(2)c) — « le rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident ». La cour a expliqué que, bien qu’ils n’aient pas besoin de répéter mot pour mot le libellé des facteurs énumérés au par. 34(2), les juges de première instance doivent bel et bien [traduction] « s’assurer que le jury comprend bien les parties de la preuve qui sont pertinentes pour l’analyse du caractère raisonnable » (par. 69). De l’avis de la cour, le juge du procès n’a pas fait cela en ce qui a trait au « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident ».

[172]                     Selon la cour, l’al. 34(2)c) a introduit un facteur dont le jury doit tenir compte qui n’existait pas dans les dispositions législatives antérieures relatives à la légitime défense. Alors que ces dispositions mettaient l’accent sur une conduite antérieure qui était illégale ou provocatrice, l’utilisation par le Parlement des mots « rôle joué [. . .] lors de l’incident » invitait à prendre en considération de façon plus large la conduite tout au long de l’« incident » ayant mené à l’emploi ultime de la force par l’accusé. De l’avis de la cour, ce nouveau facteur commandait une appréciation générale de la conduite antérieure de l’accusé pour permettre de décider si celle‑ci [traduction] « apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de la responsabilité de l’accusé à l’égard de l’affrontement final » (par. 76). Dans l’affirmative, il appartenait essentiellement au jury de déterminer le poids qu’il convenait alors d’accorder à la conduite antérieure de l’accusé dans l’appréciation du caractère raisonnable de l’emploi de la force par celui‑ci, et l’évaluation du jury à cet égard était « dans une large mesure à l’abri d’un contrôle en appel » (par. 63).

[173]                     Appliquant cette interprétation, la cour a jugé que le jury aurait pu conclure qu’en allant dehors, alors qu’il était armé, plutôt que d’appeler la police, pour ensuite s’approcher de M. Styres sans faire de bruit et le faire sursauter, M. Khill a agi de façon insouciante et n’a pas pris de mesures qui auraient pu permettre d’éviter l’affrontement. De l’avis de la cour, de telles constatations auraient pu amener le jury à conclure que M. Khill était responsable de l’affrontement qui s’est soldé par la mort de M. Styres. Pour décider comme il se doit si l’emploi par l’accusé de la force était raisonnable, il fallait alors [traduction] « examiner le comportement de M. Khill à partir du moment où il a regardé par la fenêtre de sa chambre et a vu que les témoins lumineux du tableau de bord de sa camionnette étaient allumés, jusqu’au moment où il a tiré et tué M. Styres » (par. 75). Le juge du procès était donc tenu d’intimer au jury de prendre en considération cette conduite.

[174]                     À cet égard, la cour a conclu que les directives du juge de première instance présentaient des lacunes. Lorsqu’il a donné sa directive relativement à l’al. 34(1)c) — soit à la question de savoir si l’emploi de la force par M. Khill était raisonnable dans les circonstances —, le juge de première instance a attiré l’attention des jurés sur le moment où M. Khill a tiré sur M. Styres, sans les informer que la décision de M. Khill de s’armer, de sortir de sa maison et de s’approcher de M. Styres sans faire de bruit pouvait être pertinente à l’égard de cette question. La cour a jugé qu’il s’agissait là d’une erreur. De plus, selon elle, l’erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Vu que le jury jouissait d’un [traduction] « pouvoir discrétionnaire quasi illimité » d’analyser et de soupeser les divers facteurs prévus au par. 34(2) — y compris le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » — dans son analyse fondée sur l’al. 34(1)c) (par. 86), il lui appartenait entièrement de décider si, et dans quelle mesure, la conduite antérieure de M. Khill rendait ce dernier responsable de l’affrontement. Ainsi, l’omission d’enjoindre au jury de prendre en considération cette conduite antérieure était grave et elle pouvait raisonnablement avoir eu une incidence sur le verdict prononcé par celui‑ci.

[175]                     Sur ce fondement, la cour a accueilli l’appel de la Couronne et a ordonné un nouveau procès. Monsieur Khill se pourvoit maintenant devant notre Cour contre cette ordonnance.

IV.         Analyse

[176]                     Comme je vais l’expliquer, je rejetterais le pourvoi de M. Khill. Un nouveau procès est nécessaire.

[177]                     Bien que je sois ultimement d’accord pour dire que le juge du procès a commis une erreur de droit, je ne puis adopter entièrement l’interprétation que donne la Cour d’appel à l’al. 34(2)c), car elle confère aux juges des faits un pouvoir discrétionnaire quasi illimité de prendre en compte la conduite antérieure de l’accusé d’une manière qui est dans une large mesure à l’abri d’un contrôle en appel. Soit dit en tout respect, je ne puis souscrire à une telle interprétation.

[178]                     Je suis plutôt d’avis que, dans des cas comme celui en l’espèce, où la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, l’al. 34(2)c) doit être interprété de manière restrictive : en vertu de l’al. 34(2)c), l’accusé joue un « rôle [. . .] lors de l’incident » seulement lorsque sa conduite est suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye son allégation de légitime défense. Voici quelques exemples de conduite antérieure qui atteignent le seuil du caractère injuste : a) une provocation; b) une agression illégale; c) une conduite qui est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues.

[179]                     Un juge de première instance siégeant avec jury a la responsabilité de décider s’il existe une preuve permettant aux jurés de conclure que la conduite antérieure de l’accusé était suffisamment injuste pour équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident »[1]. Si cette preuve existe, le juge doit alors intimer aux jurés de :

                             i.               déterminer si la conduite antérieure était suffisamment injuste pour équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » aux termes de l’al. 34(2)c), et

                           ii.               dans l’affirmative, soupeser le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » avec les autres facteurs énoncés au par. 34(2) pour décider si, comme le prévoit l’al. 34(1)c), l’acte constituant l’infraction reprochée — qui aurait été commis en légitime défense — était raisonnable dans les circonstances.

[180]                     Le présent pourvoi donne pour la première fois l’occasion à la Cour de se prononcer sur la relation entre les dispositions antérieures relatives à la légitime défense et les modifications que le Parlement a apportées en 2012, lesquelles sont entrées en vigueur le 11 mars 2013 (Loi sur l’arrestation par des citoyens et la légitime défense, L.C. 2012, c. 9). Des commentateurs et d’autres tribunaux se sont longuement penchés sur cette question. Bien que ces commentaires et analyses judiciaires méritent un examen attentif, aucun d’eux n’est contraignant. Il revient maintenant à la Cour de fournir sa propre analyse. Après avoir brièvement examiné la relation entre les dispositions antérieures et les dispositions révisées, je déterminerai les types de conduite antérieure qui, à mon avis, sont visés par le facteur du « rôle joué [. . .] lors de l’incident » en application de l’al. 34(2)c) lorsque la Couronne cherche à se servir de la conduite de l’accusé ayant mené à l’affrontement final pour contester son droit d’invoquer la légitime défense. J’expliquerai ensuite pourquoi, à mon humble avis, un jury pourrait conclure que la conduite de M. Khill relevait de ce facteur, ce qui rendait nécessaire une directive à l’égard du facteur en question.

A.           La conduite antérieure sous le régime du texte législatif révisé en matière de légitime défense

[181]                     Quand le Parlement a révisé les dispositions du Code criminel  relatives à la légitime défense, il a modifié un cadre qui était dans une large mesure resté en vigueur depuis l’édiction du premier Code en 1892. Ce cadre était notoirement difficile à appliquer et avait fait l’objet d’importantes critiques pendant plusieurs décennies. Comme je l’expliquerai plus loin, le Parlement avait deux objectifs à l’esprit. Premièrement, il tentait d’introduire une dose de simplicité dans le droit applicable à la légitime défense. Deuxièmement, il cherchait à conserver les principes fondamentaux et considérations sur lesquels reposait le droit antérieur.

(1)          Le Parlement entendait simplifier le droit applicable à la légitime défense sans en modifier les principes fondamentaux

[182]                     Avant l’édiction des dispositions révisées relatives à la légitime défense, le régime de la légitime défense prévu par le Code criminel  consistait en plusieurs dispositions fondamentales et paragraphes interdépendants (art. 34 à 37), qui sont reproduits en annexe. Donner au jury des directives sur ces dispositions n’était pas une tâche facile. Les juges de première instance devaient garder à l’esprit diverses conditions préalables techniques qui permettaient de déterminer si une disposition donnée était applicable, notamment : si l’accusé avait provoqué son assaillant, s’il avait pris l’initiative de l’attaque, s’il avait l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves et s’il avait essayé de battre en retraite. Ils devaient alors donner aux jurés des directives sur les normes divergentes de la proportionnalité ou de la nécessité au regard desquelles la conduite de l’accusé serait finalement évaluée en vertu de chaque disposition. Les juges étaient donc confrontés au [traduction] « dilemme peu enviable » de devoir soit donner des directives sur de multiples dispositions, ce qui pouvait « compliquer et prolonger l’exposé au jury et entraîner un risque de confusion et de distraction », soit donner des directives sur une seule disposition, ce qui « soulevait le risque qu’un appel soit interjeté au motif que la défense était trop étroitement limitée » (R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22, par. 23).

[183]                     Vu ces problèmes, les dispositions ont fréquemment fait l’objet de critiques et de propositions de réforme du droit (voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483 (C.A.), p. 492; R. c. Siu (1992), 71 C.C.C. (3d) 197 (C.A. C.‑B.); R. c. Lei (1997), 123 Man. R. (2d) 81 (C.A.); R. c. Finney (1999), 126 O.A.C. 115; Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 29, Droit pénal — Partie générale : Responsabilité et moyens de défense (1982), p. 114‑115; D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (2e éd. 1987), p. 413; G. Ferguson, « Self‑Defence : Selecting the Applicable Provisions » (2000), 5 Rev. can. D.P. 179; D. M. Paciocco, « Applying the Law of Self‑Defence » (2008), 12 Rev. can. D.P. 25).

[184]                     Le Parlement a répondu à ces critiques en remplaçant les art. 34 à 37 par une seule disposition unifiée, laquelle supprimait les conditions préalables techniques qui rendaient une disposition relative à la légitime défense applicable dans les circonstances plutôt qu’une autre. Suivant le texte législatif révisé, une allégation de légitime défense comporte trois éléments :

a)         l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, qu’on emploie, ou qu’on menace d’employer, la force contre lui ou une autre personne (al. 34(1)a)),

b)        l’accusé doit avoir agi dans le but de se défendre ou de défendre d’autres personnes contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force (al. 34(1)b)) et

c)         l’acte de l’accusé, qui aurait été commis en légitime défense, doit être raisonnable dans les circonstances (al. 34(1)c)).

[185]                     La Cour d’appel a utilement présenté ces éléments comme étant respectivement [traduction] « l’élément déclencheur », « le mobile » et « la réaction » (par. 42; voir aussi D. Ormerod, Smith and Hogan’s Criminal Law (15e éd. 2018), p. 381‑382). Le paragraphe 34(2) oblige les juges des faits à prendre en considération une liste non exhaustive de facteurs à la base des « faits pertinents » lorsqu’il s’agit de décider si l’acte, qui aurait été commis en légitime défense et qui constitue le fondement de l’accusation ou des accusations pesant contre l’accusé, était raisonnable au regard de l’al. 34(1)c). Pour faire obstacle à une allégation de légitime défense, il incombe à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il n’a pas été satisfait à au moins un des trois éléments.

[186]                     Bien que la loi révisée change la structure analytique de la défense, l’historique législatif indique clairement que le Parlement n’entendait pas modifier les principes fondamentaux régissant le droit applicable à la légitime défense. Au contraire, en deuxième lecture à la Chambre des communes, le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice a expliqué que la modification poursuivait le double objectif de préserver le fond de la loi antérieure tout en simplifiant son application :

                        Il est [. . .] important d’établir clairement que les critiques formulées ne portent pas sur le fond de la loi, mais plutôt sur sa forme. . .

                        Le Parlement doit s’assurer que les lois sont claires et compréhensibles pour les Canadiens, les intervenants du domaine de la justice pénale et même les médias. C’est précisément le but que nous cherchons à atteindre au moyen du projet de loi C‑26, même si, à l’heure actuelle, les droits des Canadiens sont solides et que les tribunaux du pays les respectent. [. . .] Le projet de loi C‑26 propose donc de remplacer les dispositions actuelles du Code criminel  qui portent sur cette question par des dispositions claires et simples qui permettraient de conserver le niveau de protection prévu par la législation en vigueur tout en répondant aux besoins actuels des Canadiens. [Je souligne.]

                    (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, 1re sess., 41e lég., 1er décembre 2011, p. 3834)

Ce double objectif est confirmé par un « Guide technique à l’intention des praticiens » que le ministère de la Justice a publié en vue de favoriser « une compréhension commune de l’objet et de l’effet des mesures de réforme » du droit applicable à la légitime défense (Ministère de la Justice, Projet de loi C‑26 (2012 L.C. ch. 9) Réforme de la légitime défense et défense des biens : Guide technique à l’intention des praticiens, mars 2013 (en ligne) (« Guide technique »), p. 1). Le Guide explique que le Parlement voulait que la nouvelle loi « simplifi[e] le texte législatif lui‑même afin de faciliter l’application des principes fondamentaux de la légitime défense, sans les modifier substantiellement » (p. 8 (je souligne; soulignement et caractère gras dans l’original omis)).

[187]                     Les dispositions révisées reflètent ce double objectif. La complexité de l’ancienne loi résultait en grande partie de la relation entre les diverses dispositions relatives à la légitime défense et les conditions préalables très techniques qui permettaient de déterminer quelle disposition s’appliquait eu égard aux faits. Le texte législatif révisé supprime ces conditions préalables, et crée un seul test en trois parties applicable en matière de légitime défense ainsi qu’une liste de facteurs dont le jury doit tenir compte dans son appréciation du caractère raisonnable ultime de la conduite de l’accusé au regard du troisième élément, l’al. 34(1)c). Bien que cette analyse multifactorielle soit nouvelle, les facteurs figurant au par. 34(2) sont dans une large mesure issus de considérations reconnues dans les dispositions antérieures relatives à la légitime défense et établies par la jurisprudence de la Cour qui les interprète et les applique. En maintenant ces considérations, le Parlement voulait qu’elles continuent d’éclairer l’analyse relative à la légitime défense, bien que relativement à la seule question de savoir si l’accusé a agi de façon raisonnable dans les circonstances. Comme le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice l’a expliqué en décrivant la liste de facteurs énoncée au par. 34(2) lors de la troisième lecture à la Chambre des communes :

                    Cette liste sert à plusieurs fins. Elle vise à signaler aux juges que la jurisprudence devrait continuer de s’appliquer, même si les éléments concernant la légitime défense ont été simplifiés. Elle devrait aussi aider les juges lorsque vient le moment de donner des instructions aux jurés quant à la façon d’appliquer la loi dans un cas donné. [Je souligne.]

                    (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, 1re sess., 41e lég., 24 avril 2012, p. 7065)

De même, le Guide technique explique que les facteurs prévus au par. 34(2) « montr[ent] que les facteurs déjà reconnus de la légitime défense continuent de s’appliquer, s’ils sont pertinents » (p. 12), même s’ils ne constituent plus des « exigences [. . .] déterminantes » (p. 25).

[188]                     En somme, comme nous l’avons vu, le Parlement avait deux objectifs à l’esprit en révisant le droit applicable à la légitime défense. Premièrement, il voulait rendre celui‑ci moins complexe à appliquer. Deuxièmement, il entendait conserver les principes fondamentaux et la jurisprudence qui sous‑tendent le droit antérieur sur la légitime défense. Ces objectifs guident l’interprétation qu’il convient de donner à la nouvelle disposition relative à la légitime défense.

(2)          Étendue du « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident »

[189]                     La question centrale soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si le juge du procès était tenu, en vertu de l’al. 34(2)c), de donner la directive au jury de prendre en considération le « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » ayant mené à l’emploi de la force létale par celui‑ci. Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord déterminer quels types de conduite antérieure sont susceptibles d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » lorsque la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense. C’est seulement si la conduite en question est susceptible d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » qu’il faut laisser au jury le soin d’en tenir compte dans le cadre de son « analyse du caractère raisonnable » en vertu de l’al. 34(1)c).

[190]                     À mon avis, l’étendue de l’al. 34(2)c) repose sur le principe de la justification — la raison d’être de toute allégation de légitime défense. Comme l’a expliqué la Cour, la légitime défense exonère l’accusé de toute responsabilité criminelle au motif que les circonstances justifiaient l’emploi de la force par celui‑ci (Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, p. 246; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, par. 24). En invoquant la légitime défense, l’accusé « invoque le caractère foncièrement bon de son acte agressif » (Perka, p. 269, la juge Wilson, motifs concordants) et conteste de ce fait « le caractère mauvais d’un acte qui techniquement constitue un crime » (p. 246, le juge en chef Dickson). Dans les cas où il prend l’initiative d’un affrontement, l’assaillant « ne reçoit que ce qu’[il] mérite » et assumera donc une responsabilité pour les conséquences de l’emploi justifié de la force par l’accusé (R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973, par. 50).

[191]                     La loi antérieure codifiait ce principe de la justification en limitant la possibilité d’invoquer certaines des dispositions relatives à la légitime défense si la conduite antérieure de l’accusé équivalait à une provocation ou à une agression illégale. Comme l’emploi de la force est justifié lorsque l’assaillant « ne reçoit que ce qu’[il] mérite », l’accusé pouvait perdre cette justification en provoquant « injustement » l’attaque de l’assaillant ou en agissant illégalement en tant qu’agresseur initial. En pareilles circonstances, l’accusé ne pouvait plus être considéré comme une victime innocente et assumait donc une certaine responsabilité pour les conséquences du fait de s’être défendu de l’attaque. Dans certaines circonstances, la conduite injuste de l’accusé l’empêchait d’avoir accès à une ou plusieurs des dispositions antérieures (voir, p. ex., les par. 34(1) et (2)). Dans d’autres cas, la conduite antérieure injuste de l’accusé créait des seuils plus élevés pour que celui‑ci puisse avoir accès à la défense (voir, p. ex., l’art. 35).

[192]                     Dans la loi révisée, l’al. 34(2)c) maintient la préoccupation relative à une conduite antérieure injuste de ce type. Conformément aux objectifs du texte révisé, le Parlement a simplement modifié la loi antérieure de telle sorte qu’une telle conduite est passée de facteur déterminant préliminaire dans certains cas à un facteur pertinent quant à la question de savoir si l’emploi de la force par l’accusé était raisonnable. Le Guide technique confirme cette interprétation de l’al. 34(2)c) :

                    Ce facteur [l’al. 34(2)c)] sert en partie à mettre en jeu des considérations entourant le rôle de l’accusé par rapport à l’instigation ou à l’aggravation de l’incident. Dans l’ancienne loi, la distinction entre les art. 34 et 35 était fondée sur le rôle du défenseur en tant qu’instigateur de l’incident : des seuils plus élevés s’appliquaient pour invoquer la défense lorsque l’accusé avait provoqué l’incident, au lieu d’en être l’innocente victime. Comme la nouvelle loi ne renferme qu’une défense qui n’établit aucune distinction entre les conflits amorcés par l’accusé et ceux amorcés par la victime, cet alinéa souligne que lorsque les faits donnent à penser que l’accusé a joué un rôle dans la naissance du conflit, on devrait en tenir compte dans les délibérations sur le caractère raisonnable de ces actes dans les circonstances. [Je souligne, p. 28.]

[193]                     Cela nous amène au problème sur le plan théorique en l’espèce, lequel est à l’origine de mon désaccord avec ma collègue la juge Martin. Nous nous entendons sur le fait que la conduite visée par l’al. 34(2)c) — le rôle joué par l’accusé lors de l’incident — comprend, sans toutefois s’y limiter, la conduite antérieure qui, en vertu de l’ancien régime, équivalait à une provocation ou à une agression illégale. Si le Parlement avait voulu qu’il en soit autrement, il aurait pu prévoir expressément que les juges des faits doivent prendre en considération une « conduite qui équivaut à une provocation ou à une agression illégale ». Il ne l’a pas fait. En utilisant les mots « rôle joué [. . .] lors de l’incident », le Parlement a indiqué que d’autres types de conduite antérieure injuste peuvent également être pertinents pour l’analyse du caractère raisonnable.

[194]                     Se pose alors la question suivante : quels autres types de conduite antérieure injuste le Parlement avait‑il à l’esprit? En particulier, il faut se demander : quels types de conduite le Parlement entendait‑il viser par l’expression « le rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » lorsque, comme en l’espèce, la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense. C’est là où je diverge d’opinion avec ma collègue. Plus précisément, nous sommes en désaccord sur le type de conduite que le Parlement a voulu viser par les mots « le rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident ».

[195]                     La juge Martin est d’avis que cet énoncé englobe presque toute conduite de l’accusé ayant mené à l’affrontement final et laisserait aux juges des faits le soin de décider la mesure dans laquelle la conduite antérieure « influe sur le caractère raisonnable de l’acte ultime à l’origine de l’accusation » (par. 100). Le seul type de conduite qui ne respecterait le seuil de la « pertinence » est « une conduite durant l’incident qui n’a aucune incidence sur la question de savoir si l’acte était raisonnable ou non » (par. 112). En toute déférence, une telle interprétation est fondamentalement incompatible avec la preuve extrinsèque dont j’ai fait état, laquelle rappelle à de multiples reprises que le Parlement n’a pas voulu que sa révision du droit applicable à la légitime défense ne modifie les principes fondamentaux en la matière. Pourtant, bien qu’elle prenne acte de cette preuve extrinsèque (voir par. 38), ma collègue estime apparemment que celle‑ci présente peu ou pas d’utilité dans l’interprétation de l’al. 34(2)c).

[196]                     Bien entendu, la preuve extrinsèque ne saurait avoir préséance sur le texte du régime législatif, mais le texte doit tout de même être lu à la lumière des objectifs que poursuivait le Parlement en édictant la loi (voir, p. ex., R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51, par. 38, la juge Martin) — surtout lorsque, comme en l’espèce, la preuve est à la fois claire et constante. En conséquence, dans les paragraphes qui suivent, j’interprète l’étendue de l’al. 34(2)c) conformément aux principes fondamentaux de la légitime défense — principes que le Parlement n’entendait pas écarter.

[197]                     En tenant compte de l’approche révisée adoptée par le Parlement et de son intention déclarée de maintenir les principes fondamentaux du droit antérieur, je considère que l’al. 34(2)c), dans les cas où la Couronne cherche à utiliser la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, suppose un seuil de caractère injuste. Plus précisément, je limiterais sa portée en de tels cas à une conduite antérieure qui est suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye l’allégation de légitime défense de l’accusé. Je m’abstiendrai de tenter de définir toutes les façons dont la conduite d’un accusé pourrait atteindre ce seuil. Je suis cependant convaincu qu’une conduite antérieure ayant mené à l’emploi ultime d’une force qui est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues serait visée par l’al. 34(2)c). À l’instar de la provocation et de l’agression illégale, la conduite antérieure ayant mené à l’affrontement final qui peut être qualifiée d’excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues illustre simplement une conduite antérieure qui est suffisamment injuste pour justifier l’examen de la question de savoir si l’accusé devrait peut‑être assumer une responsabilité à l’égard de l’affrontement final. Par conséquent, une telle conduite est pertinente pour l’application de l’al. 34(2)c) et devrait être prise en compte par le jury, avec les autres facteurs pertinents énoncés au par. 34(2), lorsque celui‑ci se demande si l’emploi ultime de la force par l’accusé était raisonnable dans les circonstances. À l’inverse, la conduite antérieure qui n’atteint pas ce seuil de caractère injuste n’est pas susceptible de rendre l’emploi de la force injustifié et ne fait pas partie des types de conduite qui sont visés par l’al. 34(2)c).

[198]                     Je ne puis donc souscrire entièrement à l’interprétation que donne la Cour d’appel à l’al. 34(2)c). Bien que la cour ait reconnu à bon droit que cette disposition porte ultimement sur la question de savoir si la conduite rend l’accusé responsable de l’affrontement, je crois en toute déférence que les juges des faits ont besoin d’indications supplémentaires pour être en mesure de déterminer les types de conduite qui sont susceptibles, en droit, d’engager la responsabilité de l’accusé — une conduite qui atteint un seuil de caractère injuste, de sorte qu’elle pourrait avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi par l’accusé de la force. Sans garde‑fous visant à garantir que le jury se concentre uniquement sur une conduite antérieure qui est juridiquement susceptible d’avoir une incidence sur la justification, rien n’empêche celui‑ci de rejeter une allégation de légitime défense en raison d’une conduite antérieure qui, bien qu’imparfaite, n’est pas suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification. Cela est particulièrement troublant dans un procès pour meurtre, où des conséquences désastreuses — la différence entre un acquittement et un emprisonnement à perpétuité — sont en jeu. Soit dit en tout respect, je suis incapable de discerner une intention du législateur de modifier de façon aussi fondamentale les principes élémentaires de la légitime défense.

[199]                     Conformément à ces principes élémentaires, outre les cas de la provocation et de l’agression illégale, le seuil du caractère injuste susceptible d’avoir une incidence sur la justification est à mon avis atteint lorsque la conduite de l’accusé ayant mené à l’affrontement final est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues. Cette approche donne effet à l’intention du Parlement de prendre en compte les types de conduite antérieure qui étaient pertinents en application de l’ancienne loi, à savoir la provocation et l’agression illégale, et d’inclure d’autres types de conduite pareillement injuste dans le nouveau facteur qu’est le « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Quel que soit le type de conduite, le jury doit comprendre que la conduite qui n’atteint pas ce seuil de caractère injuste ne peut avoir d’incidence défavorable sur la justification et n’est donc pas visée par l’al. 34(2)c) lorsque la Couronne tente de s’en servir pour contester le droit de l’accusé d’invoquer la légitime défense. Toutefois, en critiquant le test de la conduite suffisamment injuste que je propose, ma collègue élude dans les faits la distinction vitale qui justifie ce seuil, soit qu’il s’applique seulement quand la Couronne cherche à utiliser la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la défense.

[200]                     Le terme « excessif » a une longue histoire dans le droit applicable à la légitime défense. Historiquement, il a été utilisé pour circonscrire la force qui peut être employée pour repousser une attaque. Pour être plus précis, si la force employée était excessive dans les circonstances, la justification qui aurait autrement étayé une allégation de légitime défense était perdue (voir, p. ex., l’ancien par. 37(2), reproduit en annexe des présents motifs).

[201]                     Ma collègue conteste l’utilisation du mot « excessif » dans le contexte de l’al. 34(2)c). Elle fait remarquer qu’historiquement, ce mot s’appliquait uniquement à la force employée lors de l’acte ultime, et que cette utilisation a été maintenue en vertu de l’al. 34(2)g) de la loi actuelle. Elle affirme fermement qu’il n’a pas sa place dans l’interprétation de l’al. 34(2)c), dans le cas où la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure de l’accusé pour écarter la justification qui aurait autrement étayé une allégation de légitime défense. Soit dit en tout respect, là n’est pas la question. Qu’il renvoie à l’acte ultime ou à la conduite antérieure, le mot « excessif » se rapporte à une conduite qui est suffisamment injuste pour permettre d’écarter la justification de l’emploi de la force qui étaye l’allégation de légitime défense de l’accusé. Et c’est précisément comment j’utilise le terme dans le présent contexte.

[202]                     De même, refuser de mettre des garde‑fous à l’évaluation par le jury de la conduite antérieure de l’accusé risque d’avoir pour effet de limiter de façon inappropriée le contrôle en appel dans les affaires de légitime défense. Lorsqu’elle a réalisé son analyse du caractère raisonnable, la Cour d’appel a souligné à bon droit que l’al. 34(1)c) confère au jury le pouvoir discrétionnaire de soupeser les différents facteurs énoncés au par. 34(2), évaluation qui est dans une large mesure à l’abri d’un contrôle en appel. Cependant, si elles ne doivent avoir aucun rôle à jouer dans le contrôle de la manière dont le jury peut avoir pris en considération l’al. 34(2)c) avec les autres facteurs, j’estime qu’il est essentiel que les cours d’appel conservent un rôle de supervision de manière à s’assurer que :

         le juge du procès a conclu à juste titre que la conduite antérieure de l’accusé était susceptible d’équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » aux termes de l’al. 34(2)c),

         le jury a été avisé de la conduite dont il peut tenir compte en application de l’al. 34(2)c) et du seuil de caractère injuste que celle‑ci doit atteindre pour qu’il puisse l’inclure comme facteur dans son « analyse du caractère raisonnable » suivant l’al. 34(1)c), et

         le jury a été informé que si, à son avis, la conduite antérieure de l’accusé équivaut à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident », il doit en tenir compte avec les autres facteurs pertinents prévus au par. 34(2) dans son « analyse du caractère raisonnable » en vertu de l’al. 34(1)c), et qu’il lui appartient de décider du poids à accorder à tout facteur particulier.

[203]                     Soit dit en tout respect, je crains que l’interprétation donnée par la Cour d’appel à l’al. 34(2)c) ne permette pas aux cours d’appel d’exercer ce rôle. Au contraire, elle ne met aucun garde‑fou au type de conduite qui peut équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » lorsque la Couronne cherche à utiliser la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense. En revanche, reconnaître qu’une conduite antérieure est visée par l’al. 34(2)c) uniquement quand celle‑ci est suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification impose des contraintes juridiques lorsqu’il s’agit de déterminer quelle conduite peut équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Cette interprétation permet donc aux cours d’appel de conserver leur rôle essentiel de s’assurer que le jury comprend comment se servir de la conduite antérieure d’une manière permise en droit.

[204]                     Plus généralement, quand la Couronne cherche à utiliser la conduite antérieure de l’accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, le fait de considérer que l’al. 34(2)c) vise seulement une conduite suffisamment injuste susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification cadre mieux avec deux importantes considérations de politique générale qui sous‑tendent l’analyse relative à la légitime défense.

[205]                     Premièrement, la réalité pratique est que [traduction] « les personnes en situation de danger, ou même de danger perçu, n’ont pas le temps de réfléchir de façon approfondie, et que des erreurs d’interprétation et de jugement seront commises » (Paciocco, p. 36). Vu cette réalité, l’analyse relative à la légitime défense a toujours reconnu qu’on [traduction] « ne peut s’attendre à ce qu’une personne qui se défend contre une attaque, raisonnablement appréhendée, évalue avec précision la mesure exacte de l’action défensive nécessaire » (R. c. Baxter (1975), 27 C.C.C. (2d) 96 (C.A. Ont.), p. 111; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272, par. 18). Une conduite antérieure susceptible d’être visée par l’al. 34(2)c) devrait être appréciée de la même façon. Elle ne devrait pas, à mon avis, être interprétée d’une manière qui permette aux juges des faits de remettre en question chacun des gestes de l’accusé ayant mené à l’affrontement final. L’alinéa 34(2)c) devrait s’appliquer uniquement quand la conduite est suffisamment injuste pour l’emporter sur la possibilité d’erreur que la légitime défense accorde nécessairement à l’accusé.

[206]                     Deuxièmement, je suis conscient que la question de la légitime défense se pose régulièrement dans les situations de vie ou de mort faisant intervenir la force létale. En pareilles circonstances, les chances qu’un verdict d’homicide involontaire coupable soit rendu sont en général plus illusoires que réelles, car dans la plupart de cas, l’accusé aura expressément voulu neutraliser la menace posée par l’assaillant. Ainsi, l’allégation de légitime défense sera souvent le seul élément permettant de déterminer si l’accusé est libéré ou est passible d’un emprisonnement à perpétuité (Code criminel , par. 235(1) ). Dans de telles circonstances, l’accusé pourrait se retrouver devant un choix qui n’en est pas un : décider s’il doit employer la force létale et ainsi s’exposer à une peine d’emprisonnement à perpétuité parce que d’autres personnes auraient peut‑être agi différemment dans les événements qui ont mené à l’affrontement final, ou s’il doit se tenir éloigné et courir le risque d’être tué ou de subir des lésions corporelles graves. Étant donné la gravité de ces dénouements, je ne m’empresserais pas d’inférer qu’en édictant l’al. 34(2)c), le Parlement entendait par le texte législatif révisé conférer aux juges des faits un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice n’est pas guidé et n’est pas susceptible d’appel dans l’évaluation de la pertinence de la conduite antérieure de l’accusé. Si le Parlement avait voulu une révision aussi draconienne du droit applicable à la légitime défense, je me serais attendu à quelque chose de plus explicite qu’une simple instruction obligeant les juges des faits à prendre en considération le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident ».

[207]                     La juge Martin adopte un point de vue différent à l’égard de l’al. 34(2)c). Comme nous l’avons vu, elle considère que cette disposition requiert des juges des faits qu’ils examinent l’ensemble des gestes de l’accusé, du début de l’incident jusqu’à sa fin. Cela vise une conduite qui est liée à la fois sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’incident final. Seule une conduite qui « n’a aucune incidence sur la question de savoir si l’acte était raisonnable ou non » ne sera pas prise en compte (par. 112). À son avis, la disposition confère aux juges des faits une grande latitude pour décider quel aspect ou quels aspects de cette conduite antérieure sont susceptibles de miner le caractère raisonnable de l’emploi de la force par l’accusé, notamment une conduite qu’elle décrit de diverses façons, la qualifiant d’« imprudente », de « négligente », de « déraisonnable », d’« impétu[euse] », de « risquée » ou de « par ailleurs non conforme aux normes sociales» (par. 84, 94 et 105). Elle mettrait sous un microscope la conduite antérieure de l’accusé au cours des « minutes, heures ou jours » menant à l’affrontement final, décortiquant tous ses gestes (par. 83).

[208]                     Selon son interprétation de l’al. 34(2)c), les juges des faits sont invités à examiner l’ensemble de la conduite de l’accusé ayant mené à l’affrontement final en vue d’établir si une partie de celle‑ci a créé ou causé l’incident ou la crise ou y a contribué (par. 124). Y avait‑il quelque chose que l’accusé aurait pu faire, mais qu’il n’a pas fait, qui aurait pu empêcher l’affrontement final? Y avait‑il quelque chose que l’accusé aurait pu faire différemment, ou éviter complètement, qui aurait pu empêcher l’affrontement final? Suivant l’approche de ma collègue, de telles questions et des questions semblables seraient inévitablement laissées à l’appréciation du jury — ce qui crée au moins deux problèmes.

[209]                     Premièrement, toute directive que le juge du procès pourrait donner au jury afin de circonscrire la nature, l’étendue ou l’ampleur de la conduite antérieure serait pour ainsi dire vaine. Dans des circonstances donnant lieu à une peur, à une panique ou à une colère extrême — lorsque les émotions sont vives et accompagnées de poussées d’adrénaline —, il y aura toujours des choses qui, après réflexion objective, auraient pu être faites différemment par une personne calme et raisonnable. Cependant, nous ne déclarons pas des gens coupables de meurtre ou d’autres crimes violents graves en raison d’une conduite antérieure ayant mené à l’affrontement final qui serait, après réflexion objective, considérée comme imprudente, négligente, impulsive ou simplement une erreur de jugement.

[210]                     En application de l’ancienne loi, la conduite antérieure qui équivalait à de l’imprudence, à de la négligence, à de l’impulsivité ou à un manque de jugement n’était tout simplement pas pertinente, parce qu’elle était insuffisamment injuste. Inversement, la provocation et l’agression illégale étaient visées parce qu’elles étaient injustes, et donc susceptibles de miner la justification qui étaye une allégation de légitime défense. L’interprétation de l’al. 34(2)c) par ma collègue constitue une interprétation erronée du rôle que la conduite antérieure est censée jouer dans l’analyse d’une allégation de légitime défense. J’ai de la difficulté à expliquer comment, contrairement aux facteurs énumérés au par. 34(2) qui concernent directement la nature de la menace ou la proportionnalité de la réaction défensive de l’accusé (voir, p. ex., les al. 34(2)a), b), d), g) et h)), une conduite comme l’imprudence, la négligence, le fait d’agir précipitamment sur le coup de l’impulsivité ou un manque de jugement dont l’accusé a fait preuve avant que la menace ayant donné lieu à l’acte se soit matérialisée pourrait d’une manière ou d’une autre être utilisée pour priver l’accusé du droit de se défendre contre cette menace. Vu la nature justificative de la légitime défense, si la conduite antérieure n’atteint pas un seuil de caractère injuste, je ne vois pas sa pertinence en ce qui concerne le droit de l’accusé de réagir pour se défendre.

[211]                     Deuxièmement, suivant l’approche adoptée par ma collègue, aucune norme utile ne peut être établie afin de donner au jury l’orientation dont il a besoin pour circonscrire la nature, l’étendue ou l’ampleur de la conduite antérieure de l’accusé qui justifierait que celui‑ci soit privé de son droit au moyen de la légitime défense. Comme je l’ai souligné, ma collègue estime que le rôle joué par la personne lors de l’incident, prévu à l’al. 34(2)c), englobe toute conduite qui est pertinente sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’égard de l’incident en question. Le seul type de conduite antérieure qui n’est pas visé est une conduite qui n’avait aucune incidence sur la question de savoir si l’acte final était raisonnable ou non.

[212]                     En toute déférence, si ce test est censé fournir un garde‑fou permettant de guider le jury dans ses délibérations, il s’agit alors d’un garde‑fou qui est, en pratique, inutile. Et c’est cela, plus que tout autre chose, qui distingue mon approche de celle de ma collègue. Selon l’approche que je préconise, le jury se voit donner des garde‑fous utiles, qui font en sorte que si l’accusé doit être privé du droit d’invoquer la légitime défense en raison de sa conduite antérieure ayant mené à l’affrontement final, il faut que cette conduite soit suffisamment injuste pour justifier un résultat aussi sévère.

[213]                     Soit dit en tout respect, je ne suis toujours pas convaincu que le nouvel al. 34(2)c) commande une interprétation différente, c’est‑à‑dire qui n’est pas axée sur le caractère injuste. Pourtant, c’est précisément l’interprétation que propose ma collègue. Elle invite à une analyse sans contraintes de chaque geste de l’accusé menant à l’affrontement final — une approche qui fait effectivement abstraction du caractère justificatif de la légitime défense en dépit de l’intention du législateur de conserver les principes fondamentaux de la légitime défense. Ses motifs ont pour conséquence dramatique de faire en sorte que les personnes accusées sur lesquelles est braquée une arme à feu pourraient être privées du droit de se défendre, simplement parce que, à un moment donné, elles se sont comportées de façon imprudente ou négligente, ou ont fait preuve d’un manque de jugement. En somme, ma collègue propose une interprétation amorphe de l’al. 34(2)c) qui est pratiquement illimitée. Ne serait‑ce que pour ces raisons, son interprétation devrait être rejetée.

[214]                     En guise de réplique, ma collègue affirme qu’en mettant l’accent sur la possibilité qu’un jury rejette une allégation de légitime défense sur le seul fondement d’une conduite antérieure n’atteignant pas un seuil concret de caractère injuste, j’ai mal interprété ses motifs. Ce n’est pas le cas. Il est clair au par. 34(2) que tous les facteurs pertinents doivent être pris en compte. Cependant, une fois qu’un facteur est considéré pertinent pour l’application du par. 34(2), le jury est entièrement libre d’y assigner autant de poids qu’il l’estime approprié. Sans le seuil du caractère suffisamment injuste, il n’existe tout simplement aucun garde‑fou qui empêche un jury de rejeter une allégation de légitime défense sur le fondement décisif d’une conduite antérieure qui n’est pas suffisamment injuste — en se demandant si l’accusé a fait quoi que ce soit pour « créer ou causer l’incident ou la crise, ou encore y contribuer » (par. 85). Suivant son interprétation quasiment illimitée de l’al. 34(2)c), il n’y a pas de directives utiles à donner par le juge du procès, à appliquer par le jury ou à contrôler par une juridiction d’appel.

[215]                     L’interprétation que donne ma collègue à l’al. 34(2)c) permettrait au jury de rejeter une allégation de légitime défense — ce qui garantirait dans les faits l’imposition d’une peine d’emprisonnement à perpétuité dans le cas d’un accusé inculpé de meurtre — sur la base d’un examen amorphe de la question de savoir si la conduite de l’accusé ayant mené à l’affrontement « apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité » à l’égard de l’acte final (par. 123). Qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet : suivant cette approche, lorsqu’un accusé cause intentionnellement la mort dans des circonstances où il croit sincèrement et raisonnablement que sa vie est en danger, il pourrait perdre la possibilité de faire valoir une allégation valable de légitime défense parce que sa conduite durant l’affrontement final a été jugée déraisonnable en raison de son imprudence, de sa négligence, de son impulsivité ou même d’un manque de jugement dans les événements qui ont mené à cet affrontement. Malgré les protestations contraires de ma collègue, une telle conduite — non seulement lors de l’acte défensif final, mais aussi dans les minutes, heures ou jours qui y ont mené — peut faire la différence entre un acquittement et une déclaration de culpabilité pour meurtre entraînant une peine d’emprisonnement à perpétuité. Il ne saurait certainement pas en être ainsi. Cela soulève le spectre de la déclaration de culpabilité de personnes accusées qui sont loin d’avoir le degré élevé de culpabilité morale requis pour justifier un verdict de culpabilité pour meurtre. L’approche préconisée par ma collègue risque donc bien réellement de contrevenir aux principes fondamentaux des droits criminel et constitutionnel et, pour cette seule raison, elle devrait être rejetée (voir de façon générale A. Brudner, « Constitutionalizing Self‑Defence » (2011), 61 U.T.L.J. 867, p. 896‑897).

[216]                     Je reconnais que ma collègue est soucieuse de se conformer à l’objectif du Parlement de, notamment, simplifier les directives au jury dans les affaires de légitime défense, mais ce souci n’étaye pas une interprétation de l’al. 34(2)c) qui confère au jury le pouvoir absolu de déterminer quelle conduite antérieure est visée par l’al. 34(2)c). Soit dit en tout respect, il n’y a rien de simple au fait de laisser le jury passer en revue les « minutes, heures ou jours » ayant précédé l’affrontement final en quête d’une conduite qui pourrait se situer quelque part entre la négligence et l’impulsivité, entre le comportement risqué et le simple manque de jugement. Cela dit, même si l’interprétation que j’ai proposée mène à une complexité quelque peu accrue, on est loin de l’enchevêtrement des dispositions antérieures relatives à la légitime défense que le Parlement a essayé de supprimer. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une mesure cruciale qui accroît la capacité du jury de s’acquitter de sa tâche et qui se justifie, d’une part, par le besoin de certitude lors de l’obtention d’une déclaration de culpabilité criminelle et, d’autre part, par les intérêts importants qui sont en jeu dans une affaire de légitime défense. L’approche prônée par ma collègue laisse effectivement de côté ces intérêts relatifs à la primauté du droit : elle écarte tout rôle utile permettant au juge du procès de guider l’examen du jury en vertu de l’al. 34(2)c) et ne laisse aux cours d’appel presque rien à contrôler dans la protection de l’accusé contre une déclaration de culpabilité injustifiée. En essayant de simplifier les dispositions sur la légitime défense, le Parlement n’a certainement pas voulu bouleverser de tels principes élémentaires en matière de primauté du droit.

[217]                     Enfin, je tiens à préciser que l’interprétation de l’al. 34(2)c) que je propose n’est pas motivée par la croyance que les jurés pourraient faire fi des directives auxquelles ils sont liés. J’ai énormément confiance en notre système de jury; je n’ai aucun doute que les jurés prennent leur tâche au sérieux, et je suis convaincu qu’on peut compter sur eux pour suivre les directives juridiques données par le juge du procès. J’interprète simplement l’al. 34(2)c) de façon plus restrictive que ne le fait ma collègue, du moins lorsque la Couronne cherche à se servir de la disposition pour empêcher un accusé d’invoquer la légitime défense. Cette interprétation n’a rien à voir avec le fait de ne pas avoir confiance au jury. Elle a plutôt tout à voir avec le fait de fournir un indicateur permettant au jury d’évaluer la conduite antérieure de la personne accusée — un indicateur qui, conformément à mon analyse de la preuve intrinsèque et extrinsèque de la signification des dispositions révisées, attire l’attention du jury sur le caractère injuste de la conduite antérieure de l’accusé et le principe de la justification. Les garde‑fous inclus dans mon interprétation de l’al. 34(2)c) visent, à cet effet, à faciliter, et donc à promouvoir, la fonction cruciale qu’exercent les jurés.

[218]                     En somme, j’estime que, dans le contexte de la présente affaire, où la Couronne cherche à se servir de la conduite antérieure d’un accusé pour contester son droit d’invoquer la légitime défense, la conduite antérieure ne peut équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident » pour l’application de l’al. 34(2)c) que dans le cas où elle est suffisamment injuste pour être susceptible d’avoir une incidence défavorable sur la justification de l’emploi de la force qui étaye l’allégation de légitime défense de l’accusé. Il s’agit notamment d’une conduite qui équivaut à une provocation ou à une agression illégale, de même que d’une conduite qui est excessive dans les circonstances telles que l’accusé les a raisonnablement perçues. Comme je l’ai expliqué au par. 179 qui précède, s’il existe une preuve permettant au jury de conclure que la conduite antérieure est suffisamment injuste, le juge du procès doit intimer au jury de déterminer si la conduite en question atteint le seuil de caractère injuste exigé pour équivaloir à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident ». Si tel est le cas, le jury doit alors soupeser ce facteur avec les autres facteurs pertinents énoncés au par. 34(2) afin de trancher la question ultime, soit celle de savoir si la Couronne s’est acquittée de son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que la force employée par l’accusé était déraisonnable dans les circonstances.

(3)          Application

[219]                     Si j’applique ce test, je suis convaincu qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement aurait pu conclure que M. Khill a joué un « rôle [. . .] lors de l’incident ». Plus précisément, il existait une preuve permettant aux jurés de conclure que la conduite antérieure de M. Khill était excessive dans les circonstances telles que ce dernier les a raisonnablement perçues.

[220]                     Quand il s’est réveillé au début, M. Khill entendait de forts bruits. En regardant à l’extérieur, il pouvait dire que quelqu’un s’était introduit par effraction dans sa camionnette, mais il n’était pas en mesure de déterminer combien de personnes étaient présentes. Il savait aussi que la camionnette renfermait un ouvre‑porte de garage, au moyen duquel un ou plusieurs intrus pouvaient avoir accès au garage et possiblement à la maison. Il était au courant que les introductions par effraction étaient fréquentes dans le secteur et que sa fiancée avait été victime d’une tentative d’introduction par effraction dans leur maison la semaine précédente. Il croyait aussi que vu que cette dernière était située en milieu rural, la police ne serait peut‑être pas en mesure d’arriver rapidement. Dans ces circonstances, et vu sa formation militaire, la Couronne n’a pas sérieusement contesté la décision de M. Khill de prendre son fusil de chasse et de traverser la résidence pour évaluer le niveau de menace auquel sa fiancée et lui étaient exposés.

[221]                     La Couronne conteste cependant la conduite adoptée par M. Khill au fil des événements et à mesure qu’il obtenait davantage d’information quant à la nature et à l’étendue de la menace. Après avoir fouillé la maison et confirmé qu’il n’y avait personne à l’intérieur, il a inspecté le garage et constaté qu’aucun intrus ne s’y trouvait non plus. À ce stade, il est à tout le moins possible de soutenir qu’il n’avait aucune raison de penser que sa fiancée et lui étaient exposés à une menace immédiate, en particulier une fois qu’il est apparu que M. Styres était le seul intrus dans la propriété. Conscient du caractère isolé de la menace, M. Khill aurait pu appeler la police à cette étape. Il aurait pu aussi informer M. Styres de sa présence d’un endroit situé au‑delà de la distance à laquelle l’emploi de la force létale aurait été nécessaire. Monsieur Khill a plutôt décidé de s’approcher sans faire de bruit de M. Styres en ayant entre les mains une arme meurtrière.

[222]                     À mon avis, la conduite de M. Khill constituait une preuve permettant au jury de se demander s’il avait joué un rôle lors de l’incident aux termes de l’al. 34(2)c). Vu l’évolution de la compréhension par M. Khill de la menace isolée, sa décision de s’approcher de M. Styres sans faire de bruit et les autres réactions qu’il était possible d’avoir — mais qui étaient aussi susceptibles de correspondre davantage à sa compréhension —, le jury aurait raisonnablement pu conclure que la conduite de M. Khill ayant mené à l’affrontement final était non seulement imprudente, négligente, impulsive ou une erreur de jugement, mais aussi excessive de sorte qu’elle pouvait avoir une incidence défavorable sur la justification de son emploi de la force. Cette conclusion ne constitue, toutefois, nullement une certitude. Il était également loisible au jury de conclure que sa conduite ne satisfaisait pas à la norme du caractère excessif, eu égard à sa formation militaire et à sa perception selon laquelle sa fiancée et lui se trouvaient dans une situation de grand danger. Néanmoins, comme il existait une preuve qui permettait au jury de prendre en compte la conduite antérieure de M. Khill, le juge du procès était tenu d’enjoindre aux jurés de décider si cette conduite atteignait, en fait, le seuil applicable pour que celle‑ci soit visée par l’al. 34(2)c) et, dans l’affirmative, de prendre en considération ce facteur dans l’analyse du caractère raisonnable fondée sur l’al. 34(1)c).

[223]                     Je vais maintenant examiner la question de savoir si le juge de première instance a donné cette directive.

B.            Le juge du procès n’a pas donné de directive sur le rôle joué par M. Khill lors de l’incident

[224]                     Monsieur Khill soutient que, même si le juge du procès était tenu de donner une directive sur la pertinence de sa conduite antérieure, un contrôle fonctionnel de l’exposé au jury révèle que le juge a effectivement donné cette directive.

[225]                     Soit dit en tout respect, je ne suis pas d’accord. Notre Cour a souligné à maintes reprises que le contrôle en appel d’exposés au jury devrait être fonctionnel plutôt que de mettre l’accent sur des termes précis (R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 54; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 62), et devrait porter sur les erreurs alléguées « dans le contexte de l’ensemble de l’exposé au jury et du déroulement général du procès » (R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). Comme la Cour l’a expliqué récemment, « la question essentielle est celle de savoir si le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire » (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 9).

[226]                     Je suis respectueusement d’avis que le jury n’était pas convenablement outillé pour décider si l’emploi de la force par M. Khill était raisonnable dans les circonstances. Le jury aurait certes pu conclure que la conduite antérieure équivalait à un « rôle joué [. . .] lors de l’incident », mais, comme je l’ai expliqué, la directive donnée par le juge du procès relativement à l’al. 34(1)c) a attiré son attention exclusivement sur le moment de la fusillade. L’essentiel de cette directive consistait à intimer expressément aux jurés de prendre en considération un certain nombre de facteurs énumérés au par. 34(2). Le « rôle joué par [l’accusé] lors de l’incident » n’en faisait pas partie. Ces facteurs incluaient plutôt la nature et l’imminence de la menace d’emploi de la force à laquelle M. Khill était exposé, la question de savoir s’il existait d’autres moyens pour parer à l’emploi de la force, la proportionnalité de la réaction de M. Khill et les caractéristiques relatives de M. Khill et M. Styres. En bref, les facteurs auxquels s’est référé le juge avaient tous trait aux circonstances existant au moment où M. Khill a tiré avec son fusil de chasse. En conséquence, l’exposé au jury suggérait que, pour répondre à la question de savoir si M. Khill a agi de façon raisonnable au regard de l’al. 34(1)c), il fallait examiner uniquement le moment où il a fait feu sur M. Styres, sans être influencé par sa conduite ayant mené à l’affrontement.

[227]                     En toute justice, le juge de première instance a bel et bien enjoint au jury de [traduction] « [p]rendre en considération toutes les circonstances » résumées pour les deux premiers éléments de la légitime défense (d.a., vol. I, p. 88), ce qui comprenait une brève mention de la conduite antérieure de M. Khill. Cependant, le contrôle de l’exposé au jury doit porter sur le sens que lui aurait donné le jury d’un point de vue fonctionnel et holistique (voir R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 30 et 31). Considéré ainsi, l’exposé au jury relativement à l’al. 34(1)c) a très largement attiré l’attention de celui‑ci sur le moment de la fusillade. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, une brève mention de la conduite antérieure de M. Khill n’est pas suffisante pour constituer le type d’indications qu’exige une interprétation circonscrite de l’al. 34(2)c). En conséquence, la directive n’a pas convenablement outillé le jury pour décider si l’emploi de la force par M. Khill était raisonnable dans les circonstances pertinentes.

[228]                     Subsidiairement, M. Khill fait valoir qu’à supposer même que le juge du procès ait mis l’accent sur le moment de la fusillade, le jury aurait de toute façon tenu compte de son « rôle [. . .] lors de l’incident » parce que les parties y ont fait référence dans leurs observations finales. Je conviens que les parties ont bel et bien traité de la conduite antérieure dans leurs observations finales. Cependant, ce n’est pas aux parties d’indiquer aux jurés le droit applicable. Elles peuvent occasionnellement combler des lacunes dans l’exposé (voir Daley, par. 58), mais, en définitive, il appartient au juge de première instance de donner des directives sur le droit applicable (voir R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 692). Pour les motifs que j’ai exposés, je suis respectueusement d’avis qu’il ne s’est pas acquitté de cette obligation en l’espèce.

[229]                     Je suis conscient que le juge du procès ne disposait des présents motifs au moment de l’instruction et qu’aucun des avocats ne s’est opposé à la directive qu’il a donnée. Il est néanmoins clair que toute mention qu’il a faite relativement à la conduite antérieure de M. Khill ne permettait pas au jury de savoir comment évaluer cette conduite. Il n’a donc pas dûment enjoint au jury de prendre en compte le « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable fondée sur l’al. 34(1)c), ce qui constituait une erreur de droit.

C.            L’erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement

[230]                     Les cours d’appel ne devraient pas s’empresser d’annuler des acquittements prononcés par un jury (R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2). Lorsqu’elle recherche une telle conclusion, la Couronne assume le lourd fardeau de démontrer que l’erreur pourrait raisonnablement avoir eu « une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Toutefois, cela n’exige pas d’établir qu’une déclaration de culpabilité était inévitable n’eût été l’erreur. Il convient plutôt d’annuler l’acquittement si la Couronne est en mesure de prouver avec « un degré raisonnable de certitude » que l’erreur a eu une incidence significative sur le verdict (R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 27; voir aussi R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 36). Dans le contexte d’une allégation selon laquelle le juge du procès n’a pas donné de directive sur un facteur particulier prévu au par. 34(2), la Couronne doit établir que le fait d’inclure le facteur omis aurait pu réalistement changer le verdict du jury (voir Graveline, par. 14).

[231]                     Je suis convaincu que la Couronne s’est acquittée de son fardeau. Pour prononcer un acquittement fondé sur la légitime défense, un jury doit conclure que la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable qu’il n’a pas été satisfait à au moins un des éléments de la défense (voir Hebert, par. 25). En conséquence, en acquittant M. Khill, le jury avait au moins un doute raisonnable sur la question de savoir si l’emploi par celui‑ci de la force létale était raisonnable dans les circonstances.

[232]                     Cependant, il est réaliste de penser que, si le juge du procès avait donné la directive appropriée sur l’al. 34(2)c), la conclusion du jury sur la question de savoir si l’emploi de la force par M. Khill était raisonnable aurait bien pu être différente. À mon avis, la mesure dans laquelle M. Khill est susceptible d’assumer une responsabilité pour la mort de M. Styres semble différente si l’on considère le moment de la fusillade isolément plutôt que d’examiner l’ensemble de l’incident, ce qui y a conduit et tout le reste. Examiné de façon restrictive, le récit des faits donné par M. Khill le plaçait dans la situation où, s’il ne tuait pas quelqu’un, c’est lui qui serait tué, et où il était exposé à une menace immédiate d’emploi de la force létale sans autre option que de neutraliser celle‑ci. Le fait d’examiner l’affaire plus largement — c’est‑à‑dire en tenant compte du point de savoir si M. Khill a joué un « rôle [. . .] lors de l’incident » — ne sort pas nécessairement celui‑ci de cette situation. Toutefois, cela soulève la question de savoir si M. Khill devrait assumer une responsabilité pour l’affrontement qui a mené à la mort de M. Styres.

[233]                     Il appartiendrait bien entendu au jury de décider si la conduite antérieure de M. Khill était, en fait, excessive et, dans l’affirmative, si ce facteur, à lui seul ou conjointement avec d’autres facteurs pertinents prévus au par. 34(2), a rendu son emploi de la force déraisonnable. Je puis néanmoins conclure avec le degré de certitude nécessaire qu’un jury ayant reçu des directives appropriées pourrait estimer que M. Khill a joué un « rôle [. . .] lors de l’incident » qui est susceptible de rendre son emploi de la force, quoique justifié au moment de la fusillade, déraisonnable. En conséquence, « il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur [. . .] du premier juge [a] eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (Graveline, par. 14). Je suis donc convaincu que la Couronne s’est acquittée de son fardeau : il y a lieu d’annuler l’acquittement et d’ordonner un nouveau procès.

V.           Dispositif

[234]                     Pour les motifs exposés, je rejetterais le pourvoi.

 

Version française des motifs rendus par

 

                    La juge Côté —

[235]                     J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Moldaver et de ceux de ma collègue la juge Martin. Je partage l’opinion du juge Moldaver sur l’analyse et l’interprétation de l’al. 34(2) c) du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , et je souscris à sa conclusion selon laquelle le juge du procès a commis une erreur de droit en n’indiquant pas au jury, comme il se devait, de tenir compte du « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable en application de l’al. 34(1)c). Toutefois, avec beaucoup d’égards, je ne puis souscrire à sa conclusion selon laquelle l’erreur commise par le juge du procès a eu une incidence significative sur l’acquittement, justifiant ainsi la tenue d’un nouveau procès. À mon avis, il ressort d’une analyse fonctionnelle de l’exposé au jury que celui‑ci avait reçu la directive de tenir compte de tous les gestes de M. Khill ayant mené aux coups de feu — soit le résultat même qu’aurait donné une directive explicite concernant l’al. 34(2)c). En définitive, le jury a eu un doute raisonnable quant au moyen de la légitime défense invoqué par M. Khill. La Couronne ne s’est pas déchargée de son lourd fardeau de démontrer que l’erreur du juge du procès a eu une incidence significative sur le verdict, et il y a lieu de maintenir l’acquittement de M. Khill.

[236]                     Comme l’indique à juste titre mon collègue le juge Moldaver, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère (voir R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2). La Couronne a le lourd fardeau de démontrer « qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur (ou les erreurs) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Je suis d’accord pour dire que dans le contexte où le juge du procès n’a pas donné de directives sur un facteur précis indiqué au par. 34(2), la Couronne, pour s’acquitter de son fardeau, doit établir avec un degré raisonnable de certitude que l’inclusion du facteur omis aurait pu changer de façon réaliste le verdict du jury.

[237]                     La jurisprudence de notre Cour a établi depuis longtemps qu’un accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites (R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 31; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 2 et 32). Le juge du procès n’est pas tenu à une norme de perfection dans la formulation de ses directives au jury; lorsqu’elle examine l’exposé du juge du procès, la juridiction d’appel doit adopter une démarche fonctionnelle (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8). Lors de l’examen de l’exposé dans son ensemble, [traduction] « [c]e qui importe, c’est la teneur des directives, et non leur conformité ou non‑conformité à une formule consacrée. Le choix des mots employés et l’ordre des différents éléments relèvent du pouvoir discrétionnaire fermement enraciné du juge du procès, lequel doit être exercé conformément aux exigences de la justice dans chaque cas » (R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273, par. 69; voir aussi Daley, par. 30).

[238]                     Il ressort d’une analyse fonctionnelle de l’exposé au jury en l’espèce que la Couronne ne s’est pas déchargée de son lourd fardeau. Le juge du procès a donné des directives longues et détaillées sur la légitime défense, dont la transcription compte 25 pages. Ses directives sur l’élément de la légitime défense prévu à l’al. 34(1)c) indiquent que le rôle joué par M. Khill lors de l’incident aurait été évident pour le jury et qu’il était essentiellement non contredit. Dans son examen de la preuve pertinente, le juge du procès a présenté l’analyse à un niveau très général et il a expressément affirmé ce qui suit :

                    [traduction] La troisième question relative à la légitime défense est la suivante : la conduite de Peter Khill, en tirant sur Jonathan Styres avec un fusil, était‑elle raisonnable dans les circonstances? Cette question se rapporte à la conduite de Peter Khill et vous oblige à décider si cette conduite était raisonnable dans les circonstances telles que Peter Khill les percevait. On ne peut s’attendre à ce que quiconque se défend sache exactement comment réagir à une situation ou composer avec elle, ou sache quelle force employer pour atteindre son but . . .

                    . . .

                    Votre réponse à cette question vous oblige à examiner toute la preuve et dépendra de votre appréciation de cette preuve. Tenez compte de toutes les circonstances, notamment la nature de la force employée par Jonathan Styres ou de celle qu’il menaçait d’employer — non seulement ce que vous considérez être le danger que courait effectivement M. Khill, mais aussi ce qu’était sa perception sincère du danger sous réserve que si [sa] perception du danger était erronée, son erreur était raisonnable.

                    Tenez compte de la mesure dans laquelle l’emploi de la force ou la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres était imminent et, si la perception qu’avait M. Khill de l’imminence de la force ou de la menace était erronée, posez‑vous la question suivante : son erreur était‑elle raisonnable?

                    Peter Khill avait‑il d’autres moyens à sa disposition pour parer à l’emploi réel ou éventuel de la force par Jonathan Styres? Disposait-il d’autres options raisonnables? Demandez‑vous si Jonathan Styres a employé ou menacé d’employer une arme, tenez compte de la taille, de l’âge, du sexe et des capacités physiques respectifs de Peter Khill et de Jonathan Styres, de la nature et de la proportionnalité de la réaction de Peter Khill à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force par Jonathan Styres. Faites appel à votre bon sens, à votre expérience de la vie et à votre connaissance de la nature humaine dans votre évaluation de la preuve pour répondre à cette question.

                    (d.a., vol. I, p. 87‑89)

[239]                     À mon avis, la mention par le juge du procès de l’ensemble des circonstances et son examen de la preuve équivalaient, sur le plan fonctionnel, à une directive supplémentaire de tenir compte du « rôle joué par [M. Khill] lors de l’incident » en application de l’al. 34(2)c). Le jury n’a pas eu pour directive de concentrer son attention sur les moments qui ont immédiatement précédé le moment où M. Khill a déchargé son arme : l’exposé a plutôt porté sur les gestes de M. Khill avant les coups de feu, à partir du moment où il a été tiré de son sommeil dans sa maison. Par exemple, dans sa directive au jury sur l’élément du but défensif prévu à l’al. 34(1)b), le juge du procès a dit ce qui suit :

                    [traduction] La preuve pertinente quant à cette question est sensiblement la même que celle que j’ai déjà passée en revue. Monsieur Khill avait entendu dire qu’il y avait eu des vols de véhicules et des introductions par effraction dans le quartier. Il se souvenait que Mme Benko lui avait parlé des bruits provenant de la serrure à la porte arrière qu’elle avait entendus quelques jours plus tôt. En entendant le bruit tôt le matin du 4 février, il a regardé par la fenêtre et a vu que les voyants lumineux à l’intérieur du camion étaient allumés, il est allé chercher son fusil de chasse, l’a chargé, est sorti de la maison et a marché et fermé les portes du passage couvert sans faire de bruit. Il savait qu’il n’y avait personne dans la maison, dans le garage ou dans le passage couvert. Il s’est rendu le plus silencieusement possible derrière le camion et se trouvait dans une position entre M. Styres et à gauche de celui‑ci, comme vous pouvez le voir sur la pièce 6. « Lorsque j’ai crié et que M. Styres a commencé à se retourner ou à lever les bras et les mains, j’ai tiré. » Vous devez vous demander s’il a tiré pour se défendre contre une menace d’emploi de la force ou contre M. Styres, ou s’il croyait raisonnablement réagir à une menace d’emploi de la force par M. Styres.

                    (d.a., vol. I, p. 86)

Contrairement à ma collègue la juge Martin, j’estime qu’il ne s’agit pas là d’une « référence à la preuve [. . .] limitée », mais plutôt d’une partie représentative d’une directive au jury qui passe en revue les éléments de preuve déterminants pour aider le jury à s’acquitter de ses obligations.

[240]                     Les gestes de M. Khill avant les coups de feu étaient à l’avant‑plan pour le jury. Celui‑ci a eu pour directive de tenir compte des autres moyens que M. Khill aurait pu prendre pour réagir à la situation et de la proportionnalité de ses gestes en décidant si l’acte de tirer était raisonnable, comme le prescrit l’al. 34(1)c). Bien entendu, il s’agit là précisément de l’élément juridique de la défense pour lequel le jury était censé examiner cette preuve.

[241]                     J’arrive à cette conclusion notamment parce que le contenu de l’exposé au jury ne saurait être dissocié du contexte plus général du procès, y compris les observations des avocats (Daley, par. 28; Jacquard, par. 33). La plaidoirie finale de la Couronne portait presque entièrement sur les autres mesures que M. Khill aurait pu prendre. Celle‑ci a fait remarquer que M. Khill aurait pu appeler le 911, [traduction] « ce qui aurait tout changé », allumer la lumière de la véranda, crier par la fenêtre ou tirer un coup de semonce vers la cour avant (d.a., vol. VII, p. 46). La Couronne a soutenu que dès que M. Khill s’est aperçu que la [traduction] « menace grave dont il [avait] parlé n’exist[ait] pas », il aurait pu réévaluer la situation (p. 48). De fait, le juge du procès a même résumé ces points dans son exposé au jury, dans le cadre de son examen plus large des positions des parties.

[242]                     L’omission de la Couronne de formuler une objection à l’exposé au jury témoigne du caractère généralement satisfaisant de l’exposé. Comme l’a souligné le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 58 :

                 [O]n attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »

Bien entendu, il en va de même lorsque l’omission de formuler une objection est celle de la Couronne. En l’espèce, la stratégie de la Couronne au procès consistait justement à se concentrer sur la conduite de M. Khill ayant mené aux coups de feu — et non pas simplement sur le moment ayant précédé les coups de feu — afin de plaider qu’il n’avait pas agi en légitime défense. Comme la Couronne l’a noté dans son exposé final au jury, [traduction] « Monsieur Khill s’est livré d’entrée de jeu à un plan délibéré qui consistait à affronter cet intrus avec une force meurtrière excessive. Il n’a jamais dévié, dévié de ce plan ne serait‑ce qu’un instant, il n’a jamais pris un moment pour réévaluer, n’a jamais pris un moment pour penser à ce qu’il devait faire ensuite » (d.a., vol. VII, p. 54). Bien qu’il n’appartienne pas à notre Cour de porter un jugement sur cette décision stratégique, l’omission de la Couronne de formuler une objection devrait être une considération additionnelle dans l’analyse de notre Cour.

[243]                     Au fond, le jury a eu un doute raisonnable quant au fait que M. Khill agissait en légitime défense lorsqu’il a tiré sur M. Styres. Pour prendre cette décision, le jury a reçu la directive de tenir compte de tous les gestes de M. Khill ayant mené aux coups de feu. Le jury a également reçu la directive explicite que, dans l’évaluation du caractère raisonnable de l’acte de tirer en application de l’al. 34(1)c), il fallait tenir compte des autres moyens à la disposition de M. Khill pour réagir à ce qu’il percevait être une menace et de la proportionnalité des actes de celui‑ci. Le juge du procès a résumé le droit et la preuve d’une manière utile à la résolution des questions que le jury devait trancher, et il est difficile de discerner quelle autre directive le juge du procès aurait pu donner qui eût pu changer l’issue du procès. Le jury était manifestement en mesure [traduction] « d’apprécier pleinement la valeur et l’effet de la preuve » (Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495, p. 499 (en italique dans l’original), p. 497‑498; voir également R. c. Barreira, 2020 ONCA 218, 62 C.R. (7th) 101, par. 40‑41).

[244]                     À la lecture de l’exposé au jury dans son ensemble et dans le contexte du procès, on ne saurait prétendre que le jury ne comprenait pas que le récit complet des événements sur lequel les deux parties se sont appuyées était pertinent dans leur appréciation du caractère raisonnable de la réaction de M. Khill en vertu de l’al. 34(1)c). Comme l’a souligné le juge Binnie dans l’arrêt R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245, au par. 2, « [i]l faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’“acquittement déraisonnable”. » Quelles qu’aient pu être les lacunes apparentes en l’espèce, je ne suis pas d’accord avec la conclusion qu’elles satisfont au critère rigoureux permettant d’annuler l’acquittement de M. Khill prononcé par un jury composé de ses pairs. À mon avis, la Couronne ne s’est pas déchargée de son lourd fardeau de démontrer que l’omission du juge du procès de donner une directive sur un facteur précis énoncé au par. 34(2) a eu une incidence significative sur le verdict. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’acquittement de M. Khill.


 

Annexe

Avant les modifications apportées en 2013, les dispositions du Code criminel  relatives à la légitime défense étaient rédigées en ces termes :

                    Légitime défense

                    34(1) Toute personne illégalement attaquée sans provocation de sa part est fondée à employer la force qui est nécessaire pour repousser l’attaque si, en ce faisant, elle n’a pas l’intention de causer la mort ni des lésions corporelles graves.

                    Mesure de la justification

                    (2) Quiconque est illégalement attaqué et cause la mort ou une lésion corporelle grave en repoussant l’attaque est justifié si :

                        a) d’une part, il la cause parce qu’il a des motifs raisonnables pour appréhender que la mort ou quelque lésion corporelle grave ne résulte de la violence avec laquelle l’attaque a en premier lieu été faite, ou avec laquelle l’assaillant poursuit son dessein;

                        b) d’autre part, il croit, pour des motifs raisonnables, qu’il ne peut pas autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves.

                    Légitime défense en cas d’agression

                    35 Quiconque a, sans justification, attaqué un autre, mais n’a pas commencé l’attaque dans l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves, ou a, sans justification, provoqué sur lui‑même une attaque de la part d’un autre, peut justifier l’emploi de la force subséquemment à l’attaque si, à la fois :

                        a) il en fait usage :

                           (i) d’une part, parce qu’il a des motifs raisonnables d’appréhender que la mort ou des lésions corporelles graves ne résultent de la violence de la personne qu’il a attaquée ou provoquée,

                           (ii) d’autre part, parce qu’il croit, pour des motifs raisonnables, que la force est nécessaire en vue de se soustraire lui‑même à la mort ou à des lésions corporelles graves;

                        b) il n’a, à aucun moment avant qu’ait surgi la nécessité de se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves, tenté de causer la mort ou des lésions corporelles graves;

                        c) il a refusé de continuer le combat, l’a abandonné ou s’en est retiré autant qu’il lui était possible de le faire avant qu’ait surgi la nécessité de se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves.

                    Provocation

                    36 La provocation comprend, pour l’application des articles 34 et 35, celle faite par des coups, des paroles ou des gestes.

                    Le fait d’empêcher une attaque

                    37(1) Toute personne est fondée à employer la force pour se défendre d’une attaque, ou pour en défendre toute personne placée sous sa protection, si elle n’a recours qu’à la force nécessaire pour prévenir l’attaque ou sa répétition.

                    Mesure de la justification

                    (2) Le présent article n’a pas pour effet de justifier le fait d’infliger volontairement un mal ou dommage qui est excessif, eu égard à la nature de l’attaque que la force employée avait pour but de prévenir.

 

                    Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs de l’appelant : Brauti Thorning, Toronto; Ross McBride, Hamilton.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Desjardins Côté, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Fenton, Smith, Toronto.



[1] Cela suppose, évidemment, que le moyen de la légitime défense est vraisemblable (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 51).

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