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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Anderson c. Alberta, 2022 CSC 6

 

 

Appel entendu : 4 novembre 2021

Jugement rendu : 18 mars 2022

Dossier : 39323

 

Entre :

 

Germaine Anderson en son propre nom et au nom de tous les autres bénéficiaires du Traité no 6 de la Beaver Lake Cree Nation et de la Beaver Lake Cree Nation

Appelante

 

et

 

Sa Majesté la Reine du chef de la province d’Alberta et procureur général du Canada

Intimés

 

- et -

 

Procureur général de la Colombie-Britannique, Alberta Prison Justice Society, Chiefs of Ontario, Société des plaideurs, Assembly of Manitoba Chiefs, Association du Barreau autochtone au Canada, Treaty 8 First Nations of Alberta, Ecojustice Canada Society et Anishinabek Nation

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 74)

Les juges Karakatsanis et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Germaine Anderson en son propre nom et au nom de tous les autres bénéficiaires du Traité no 6 de la Beaver Lake Cree Nation et

de la Beaver Lake Cree Nation                                                                    Appelante

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province d’Alberta et

procureur général du Canada                                                                          Intimés

et

Procureur général de la Colombie-Britannique,

Alberta Prison Justice Society,

Chiefs of Ontario,

Société des plaideurs,

Assembly of Manitoba Chiefs,

Association du Barreau autochtone au Canada,

Treaty 8 First Nations of Alberta,

Ecojustice Canada Society et

Anishinabek Nation                                                                                   Intervenants

Répertorié : Anderson c. Alberta

2022 CSC 6

No du greffe : 39323.

2021 : 4 novembre; 2022 : 18 mars.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Procédure civile — Dépens — Provisions pour frais — Condition d’impécuniosité — Gouvernement d’une Première Nation sollicitant une provision pour frais pour financer une poursuite concernant des droits issus de traités — Peut‑il être satisfait à la condition d’impécuniosité lorsque le demandeur a accès à des ressources financières susceptibles de servir à financer un litige, mais prétend qu’il doit consacrer ces ressources à d’autres priorités?

                    La Beaver Lake Cree Nation est une bande autochtone dont les membres sont bénéficiaires du Traité no 6. En 2008, Beaver Lake a poursuivi la Couronne pour avoir irrégulièrement permis que ses terres soient consacrées au développement industriel et à l’exploitation des ressources. Un procès de 120 jours est censé débuter en janvier 2024. Beaver Lake dit que le coût du litige — qu’elle estime à 5 millions de dollars — est bien au‑dessus de ses moyens. Elle a donc présenté une demande de provision pour frais pour financer sa poursuite.

                    Selon le volet « impécuniosité » du critère d’octroi d’une provision pour frais, Beaver Lake prétend que, même si elle a accès à des ressources qui seraient susceptibles de servir à financer le litige, ces ressources doivent être affectées à d’autres priorités, comme des déficits importants au chapitre du logement et des infrastructures ainsi que des taux de chômage et d’assistance sociale élevés. La juge chargée de la gestion de l’instance a statué que Beaver Lake était impécunieuse et lui a accordé une provision pour frais. La Cour d’appel a annulé l’ordonnance de provision pour frais, jugeant que la preuve était insuffisante pour étayer une conclusion d’impécuniosité et que c’était une erreur de principe de conclure à l’impécuniosité de Beaver Lake alors qu’elle disposait de ressources financières, mais a choisi de les affecter à d’autres priorités.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

                    Le gouvernement d’une Première Nation qui a accès à des ressources  susceptibles de servir à financer un litige peut satisfaire à la condition d’impécuniosité s’il démontre qu’il lui faut ces ressources pour subvenir à ses besoins pressants. Les besoins pressants ne correspondent pas aux seuls besoins essentiels. Il faut plutôt les aborder du point de vue de ce gouvernement conformément à l’impératif de réconciliation. En conséquence, dans les cas appropriés, le gouvernement d’une Première Nation peut parvenir à démontrer son impécuniosité même s’il a accès à des ressources dont la valeur égale ou dépasse les frais que lui occasionne le litige. En l’espèce, les constatations de la juge chargée de la gestion de l’instance ne permettaient pas de conclure que Beaver Lake avait satisfait au critère juridique d’impécuniosité, et le dossier dont elle disposait était insuffisant en soi pour étayer de telles constatations. La demande de provision pour frais présentée par Beaver Lake doit être renvoyée pour nouvelle audition.

                    Le critère d’octroi d’une provision pour frais est rigoureux, car le tribunal doit tenir compte des contraintes de son rôle institutionnel. Trois conditions absolues doivent être réunies : l’impécuniosité, une affaire valant prima facie d’être instruite, et des questions d’importance pour le public. Le concept de nécessité se dégage de la directive de la Cour voulant que les provisions pour frais soient adjugées en dernier recours, lorsque le gouvernement d’une Première Nation n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige, et qu’il est impossible d’aller de l’avant avec le litige sans provision pour frais. Le tribunal peut décider que le gouvernement d’une Première Nation est impécunieux si le fait d’avoir accordé la priorité aux besoins pressants, interprétés correctement, l’a rendu incapable de financer un litige d’intérêt public. Cette approche est suffisamment souple pour prendre en compte la réalité des gouvernements des Premières Nations et l’importance de favoriser l’atteinte de l’objectif de réconciliation. Le tribunal doit aussi examiner le contexte général dans lequel le gouvernement d’une Première Nation prend des décisions financières, notamment ses dépenses concurrentes, les restrictions à l’usage de ses ressources, ainsi que les obligations fiduciaires et de bonne gouvernance. Le gouvernement d’une Première Nation peut véritablement avoir besoin d’affecter une partie ou l’ensemble de ses ressources à d’autres priorités que le recours aux tribunaux.

                    L’analyse du tribunal doit s’appuyer fortement sur la preuve, et une preuve détaillée peut s’avérer nécessaire pour assurer la reddition de comptes sur la dépense de fonds publics. Le tribunal doit pouvoir (1) cerner les besoins pressants du demandeur; (2) déterminer quelles ressources sont nécessaires pour répondre à ces besoins; (3) évaluer les ressources financières du demandeur; et (4) établir les frais estimatifs du financement du litige.

                    Les besoins pressants d’une Première Nation devraient être examinés du point de vue de son gouvernement, qui fixe ses priorités et est le mieux placé pour cerner ses besoins. Il faut toujours cerner ceux‑ci au regard des faits. Il ne fait aucun doute que les dépenses consacrées aux besoins essentiels, y compris des logements convenables, une source d’eau sûre ainsi que des services de santé et d’éducation de base, servent à combler un besoin pressant. Il peut également s’agir de dépenser pour améliorer les conditions de vie, par exemple, en vue d’offrir de meilleurs services de santé et d’éducation, ou encore de favoriser la survie culturelle. Le tribunal qui cerne les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation peut tenir compte des priorités établies dans le passé par ce gouvernement. En outre, s’agissant du critère d’octroi d’une provision pour frais, le tribunal peut prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne, dans la mesure où ils peuvent permettre de comprendre la situation financière du gouvernement d’une Première Nation et ses priorités en matière de dépenses.

                    Le demandeur devrait également produire une preuve des frais à engager pour répondre à ses besoins pressants et de la mesure dans laquelle il n’est pas capable d’assumer ces frais. La quantité de renseignements nécessaires dépendra des circonstances, notamment la nature des besoins non comblés et toute difficulté à en estimer le coût. Lorsque le gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais possède d’importants actifs et des revenus constants, il doit produire une preuve plus détaillée de ses ressources financières pour démontrer l’impécuniosité. À l’opposé, dans certains cas, il est possible de conclure à l’impécuniosité même si le demandeur ne produit pas une preuve détaillée, soit parce que le demandeur ne dispose d’aucune ressource financière disponible, ou parce que ses ressources financières seraient manifestement dépassées par ses besoins pressants.

                    Le demandeur ayant accès à des ressources financières qui pourraient servir à payer les frais occasionnés par le litige a le fardeau de prouver qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer ces frais parce qu’il doit affecter les ressources en question pour répondre à d’autres besoins pressants, et il doit démontrer que ces ressources sont effectivement utilisées pour répondre à ces besoins. Dans tous les cas, puisque les provisions pour frais constituent une mesure de dernier recours, le demandeur doit démontrer qu’il a déployé suffisamment d’efforts pour obtenir du financement d’autres sources. Le demandeur doit également soumettre un plan de financement du litige à jour pour que le tribunal puisse au moins avoir une idée de ce qu’il en coûtera pour poursuivre l’instance. En dernière analyse, après évaluation des ressources financières à la disposition du gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais, de la mesure dans laquelle ce dernier doit affecter ces ressources à des besoins pressants qui ont priorité sur le litige, et du coût estimé de celui‑ci, on peut décider si le gouvernement demandeur a des ressources excédentaires grâce auxquelles il peut financer le litige en tout ou en partie.

Jurisprudence

                    Arrêts appliqués : Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38; arrêts examinés : R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78; Keewatin c. Ontario (Minister of Natural Resources) (2006), 32 C.P.C. (6th) 258; Missanabic Cree First Nation c. Ontario, 2011 ONSC 5196, 38 C.P.C. (7th) 385; Bande indienne d’Hagwilget c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 574; arrêts mentionnés : Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; St‑Arnaud c. C.L., 2009 QCCA 97, [2009] R.J.Q. 239; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4; R. c. Desautel, 2021 CSC 17; First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Caron, 2007 ABQB 632, 424 A.R. 377; S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4, [2019] 1 R.C.S. 99; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331.

Lois et règlements cités

Loi constitutionnelle de 1982, art. 35 .

Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5 .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Slatter, Rowbotham et Pentelechuk), 2020 ABCA 238, 448 D.L.R. (4th) 555, [2020] A.J. No. 675 (QL), 2020 CarswellAlta 1082 (WL Can.), qui a annulé une décision de la juge Browne, 2019 ABQB 746, [2019] A.J. No. 1300 (QL), 2019 CarswellAlta 2059 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Karey Brooks et Robert Janes, c.r., pour l’appelante.

                    Aldo Argento, Lara Mason et Sunny Mann, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province d’Alberta.

                    François Joyal et John Provart, pour l’intimé le procureur général du Canada.

                    Heather Cochran et Jacqueline Hughes, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Avnish Nanda, pour l’intervenante Alberta Prison Justice Society.

                    Senwung Luk et Julia Brown, pour l’intervenante Chiefs of Ontario.

                    Melanie Gaston et Kelly Twa, pour l’intervenante la Société des plaideurs.

                    Carly Fox, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.

                    Alisa Lombard, pour l’intervenante l’Association du Barreau autochtone au Canada.

                    Kate Gunn et Bruce McIvor, pour l’intervenante Treaty 8 First Nations of Alberta.

                    Andhra Azevedo, David Khan et Margot Venton, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.

                    Argumentation écrite seulement par Guy Régimbald et Alyssa Flaherty‑Spence, pour l’intervenante Anishinabek Nation.

 

                   Version française du jugement de la Cour rendu par

 

                   Les juges Karakatsanis et Brown —

I.               Introduction

[1]                              Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371, notre Cour a établi un cadre d’évaluation des demandes de provision pour frais visant à couvrir les dépenses que prévoient engager, pour les besoins d’un litige, des justiciables qui défendent une cause d’intérêt public. Parmi les conditions de ce cadre, le demandeur doit démontrer son impécuniosité — c’est‑à‑dire qu’il « n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige » (par. 40).

[2]                              Le présent pourvoi concerne une demande de provision pour frais présentée par la Beaver Lake Cree Nation pour financer la poursuite qu’elle a intentée en vertu de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 . Une bande au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5 , Beaver Lake compte quelque 1 200 membres, dont environ 450 vivent dans une réserve située près de Lac La Biche, en Alberta. En 2008, la cheffe de bande Germaine Anderson a engagé une poursuite en son propre nom et en qualité de représentante de l’ensemble des bénéficiaires du Traité no 6 de la Beaver Lake Cree Nation ainsi que de la Beaver Lake Cree Nation (collectivement, Beaver Lake).

[3]                              Bien qu’elle prétende être « impécunieuse », Beaver Lake a accès à des ressources — tant des actifs que des revenus — qui seraient susceptibles de servir à financer ce litige. Beaver Lake affirme cependant que ces ressources doivent être affectées à d’autres priorités. Il faut donc décider en l’espèce de quelle manière la condition d’impécuniosité s’applique dans une telle situation. Autrement dit, nous devons nous demander comment le gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais peut démontrer son impécuniosité lorsqu’il a accès à des ressources qui pourraient être utilisées pour financer un litige, mais affirme devoir affecter ces ressources à d’autres priorités.

[4]                              Nous concluons que le gouvernement d’une Première Nation qui a accès à des ressources peut satisfaire à la condition d’impécuniosité s’il démontre qu’il lui faut ces ressources pour subvenir à ses besoins pressants. Bien que cette condition repose sur l’état de nécessité, les besoins pressants ne correspondent pas aux seuls besoins essentiels. Il faut plutôt les aborder du point de vue de ce gouvernement conformément à l’impératif de réconciliation. Un tribunal peut donc examiner le contexte général dans lequel le gouvernement d’une Première Nation fixe des priorités et prend des décisions financières en tenant compte des dépenses concurrentes, des restrictions à l’affectation de ses ressources de même que des obligations fiduciaires et de bonne gouvernance. Il s’ensuit que, dans les cas appropriés, un tel gouvernement peut parvenir à démontrer son impécuniosité même s’il a accès à des ressources dont la valeur égale ou dépasse les frais que lui occasionne le litige.

[5]                              Cela dit, le seuil d’impécuniosité demeure élevé, et il n’est pas facile de l’atteindre. Compte tenu des contraintes qu’impose la séparation des pouvoirs à la fonction judiciaire, du caractère extraordinaire du redressement et de l’importance de rendre des comptes pour l’utilisation de fonds publics qu’il suppose, l’analyse du tribunal doit s’appuyer fortement sur la preuve. Le tribunal doit pouvoir (1) cerner les besoins pressants du demandeur; (2) déterminer quelles ressources sont nécessaires pour répondre à ces besoins; (3) évaluer les ressources financières du demandeur; et (4) établir les frais estimatifs du financement du litige. Cette approche est suffisamment souple pour prendre en compte la réalité des gouvernements des Premières Nations et l’importance de favoriser l’atteinte de l’objectif de réconciliation tout en respectant la fonction qui appartient au judiciaire.

[6]                              Même si elle a conclu que Beaver Lake disposait, au moment de sa demande, de plus de 3 millions de dollars en fonds sans restrictions et en revenus constants supplémentaires qui auraient pu servir à payer ses frais juridiques, la juge chargée de la gestion de l’instance a statué que Beaver Lake était impécunieuse — vu la pauvreté de la communauté et les autres besoins auxquels elle devait subvenir — et lui a accordé une provision pour frais (2019 ABQB 746). La Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cette décision, jugeant que la preuve était insuffisante pour étayer cette conclusion (2020 ABCA 238, 448 D.L.R. (4th) 555).

[7]                              À notre humble avis, la juge chargée de la gestion de l’instance a fait erreur dans son analyse de l’impécuniosité. Bien qu’on ne puisse pas attaquer sa conclusion suivant laquelle Beaver Lake est une communauté démunie aux besoins pressants, ses constatations ne permettaient pas de conclure que Beaver Lake avait satisfait au critère juridique d’impécuniosité.

[8]                              Toutefois, l’impécuniosité de Beaver Lake devrait être réexaminée à la lumière des motifs qui suivent, et en tenant compte du temps écoulé qui aura vraisemblablement modifié la situation financière actuelle de Beaver Lake. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

II.            Contexte

[9]                              La demande sous‑jacente de Beaver Lake reproche, pour l’essentiel, à la Couronne d’avoir [traduction] « irrégulièrement permis que des terres traditionnellement utilisées par la Beaver Lake Cree Nation soient “consacrées” au développement industriel et à l’exploitation des ressources, compromettant [ainsi sa] capacité [. . .] de poursuivre son mode de vie traditionnel » (motifs de la C.A., par. 2). Beaver Lake sollicite divers jugements déclaratifs de droits, des injonctions et des dommages‑intérêts ou une indemnité en equity.

[10]                          À l’appui de sa demande, Beaver Lake dit que le coût du litige — qu’elle estime à 5 millions de dollars — est bien au‑dessus de ses moyens. Quand sa demande a été entendue, Beaver Lake avait déjà dépensé environ 3 millions de dollars en frais juridiques, payés à même ses propres fonds et grâce à des fonds collectés auprès de tiers. Un procès de 120 jours est actuellement censé débuter en janvier 2024.

[11]                          Citant les arrêts Okanagan et Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38, la juge chargée de la gestion de l’instance a énoncé correctement le critère d’octroi d’une provision pour frais — le demandeur doit démontrer l’impécuniosité, présenter une cause valant prima facie d’être instruite et soulever des questions d’importance pour le public — et elle a reconnu que sa décision était en fin de compte de nature discrétionnaire. Le Canada et l’Alberta ont concédé, pour les besoins de la demande, que la cause de Beaver Lake valait prima facie d’être instruite. En outre, la juge chargée de la gestion de l’instance a estimé que la condition d’importance pour le public était remplie, car la cause de Beaver Lake soulevait une question nouvelle concernant l’interprétation des droits ancestraux et des droits issus de traités.

[12]                          Quant à l’impécuniosité, la juge chargée de la gestion de l’instance a conclu que la situation financière de Beaver Lake s’était améliorée au cours des dernières années. Aucune menace imminente d’insolvabilité, de co‑gestion ou de gestion par un tiers ne planait sur elle, ses récents états financiers affichaient un surplus, et elle avait été en mesure de dépenser 3 millions de dollars en frais juridiques pour le litige (300 000 dollars en moyenne chaque année). Après avoir examiné les ressources de Beaver Lake — y compris le financement gouvernemental d’une panoplie de programmes, les ententes sur les répercussions et les avantages négociées avec l’industrie, ainsi que différentes sources de revenus comme les fonds collectés auprès de tiers — elle a déterminé que Beaver Lake avait accès à [traduction] « plus de 3 millions de dollars » en fonds sans restrictions susceptibles de financer sa poursuite (par. 60 (CanLII)).

[13]                          Cependant, la juge chargée de la gestion de l’instance a également fait observer que Beaver Lake accuse [traduction] « des déficits importants au chapitre du logement et des infrastructures et [. . .] connaît des taux de chômage et d’assistance sociale élevés » (par. 30). S’appuyant sur les témoignages du conseil de bande et des membres de la communauté, elle a statué que Beaver Lake était une collectivité démunie aux nombreux besoins pressants et conclu à son impécuniosité parce qu’elle [traduction] « n’est pas en mesure de financer le litige suffisamment pour le faire instruire » (par. 63). Par conséquent, elle a jugé à propos d’accorder une provision pour frais. Selon elle, Beaver Lake ne devrait pas avoir [traduction] « à choisir entre aller de l’avant avec ce litige et tenter de subvenir aux besoins essentiels » (par. 66). Beaver Lake, le Canada et l’Alberta contribueraient donc chacun 300 000 dollars par année au crédit des frais juridiques de Beaver Lake jusqu’à la clôture du procès ou au règlement du litige par un autre moyen.

[14]                          La Cour d’appel a accueilli les appels du Canada et de l’Alberta et annulé l’ordonnance de la juge chargée de la gestion de l’instance. D’après la cour, la juge chargée de la gestion de l’instance a fait erreur en concluant à l’impécuniosité de Beaver Lake. Sa conclusion suivant laquelle Beaver Lake avait plus de 3 millions de dollars en fonds sans restrictions indiquait à elle seule que Beaver Lake [traduction] « ne répondait pas à première vue au critère juridique » (motifs de la C.A., par. 17). C’était une erreur de principe de conclure à l’impécuniosité de Beaver Lake alors qu’elle disposait de ressources financières, mais a choisi de les affecter à d’autres priorités. Établissant une distinction entre [traduction] « les dépenses discrétionnaires consacrées aux améliorations souhaitables aux infrastructures de la collectivité et à la qualité de vie » et « les dépenses consacrées aux besoins essentiels », la Cour d’appel a jugé qu’un demandeur n’est impécunieux que si ses dépenses consacrées à des matières appartenant à la dernière catégorie le rendent véritablement incapable de payer les frais occasionnés par le litige (par. 28). En l’espèce, aucune preuve n’appuyait la conclusion de la juge chargée de la gestion de l’instance selon laquelle Beaver Lake aurait à choisir entre dépenser ses fonds à des besoins essentiels ou poursuivre le litige.

[15]                          En Cour d’appel, le Canada a produit de nouveaux éléments de preuve montrant que Beaver Lake avait reçu 2,97 millions de dollars au titre du règlement d’une revendication particulière. La Cour d’appel a donc jugé qu’à la lumière de cette preuve et des conclusions de la juge chargée de la gestion de l’instance et compte tenu des erreurs de principe que la juge a commises en faisant abstraction de certains actifs à la disposition de Beaver Lake, cette dernière avait au moins 6 à 7 millions de dollars pour financer le litige. La Cour d’appel a ajouté que l’ordonnance de provision pour frais était [traduction] « déraisonnable », car elle ne conciliait pas adéquatement les intérêts des parties, le montant de la provision n’était pas justifié au vu du dossier, et l’ordonnance ne prévoyait pas de contrôles procéduraux suffisants.

III.         Analyse

[16]                          Voici comment nous procédons à notre analyse. Premièrement, nous examinons le critère et les principes sous‑jacents qui régissent l’octroi d’une provision pour frais dans un litige d’intérêt public. Deuxièmement, nous nous penchons sur la condition de ce critère relative à l’impécuniosité et sur la manière dont elle s’applique au gouvernement d’une Première Nation qui a accès à des ressources financières susceptibles de financer sa poursuite. Enfin, nous appliquons le cadre pour démontrer de quelle manière, à notre humble avis, la juge chargée de la gestion de l’instance a fait erreur dans son évaluation de l’impécuniosité en l’espèce.

[17]                          Beaver Lake soutient que, pour établir si le gouvernement d’une Première Nation est impécunieux, il faut tenir compte de facteurs contextuels généraux et de la situation unique des Premières Nations, notamment les obligations du gouvernement envers sa communauté et les décisions financières raisonnables qu’il prend sur d’autres enjeux que le litige. Une conception de l’impécuniosité axée exclusivement sur les ressources financières à la disposition du demandeur va à l’encontre de l’objectif de réconciliation inhérent aux litiges intéressant l’art. 35 . Quoi qu’il en soit, combler les déficits de Beaver Lake au chapitre du logement et des infrastructures est non seulement une décision financière raisonnable, mais aussi un besoin fondamental qui devrait avoir priorité sur le financement du litige.

[18]                          L’Alberta et le Canada affirment tous deux que, comme Beaver Lake avait accès à d’importants actifs et revenus, elle ne manquait pas de ressources. L’Alberta convient que le critère d’impécuniosité applicable n’est pas celui de [traduction] « l’impécuniosité absolue » (motifs de la C.A., par. 25), mais Beaver Lake n’a pas fourni suffisamment de preuve contextuelle cernant ses besoins essentiels ou établissant leur coût, et elle n’a pas non plus démontré qu’elle utilisait ses ressources financières sans restrictions pour combler ces besoins. L’Alberta reconnaît que l’objectif de réconciliation est pertinent selon certains volets du critère d’octroi d’une provision pour frais, mais elle prétend qu’il n’a aucun rôle à jouer dans l’analyse de l’impécuniosité. Le Canada dit qu’en raison du caractère exceptionnel de l’octroi d’une provision pour frais, le simple fait d’avoir des besoins en infrastructures ou besoins sociaux légitimes et raisonnables n’est pas suffisant. Beaver Lake ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver que les autres affectations proposées de ses ressources financières atteignent un seuil élevé de nécessité.

A.           Provisions pour frais

(1)          Guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux

[19]                          Commençons par les principes de base. La compétence d’un tribunal en equity de statuer sur les dépens lui confère le pouvoir discrétionnaire de décider à quel moment et par qui les dépens seront payés (Okanagan, par. 35). Cela comprend le pouvoir d’adjuger une provision pour frais avant le règlement définitif d’une poursuite d’intérêt public et quelle qu’en soit l’issue (Okanagan, par. 1). La provision pour frais « vise à fournir l’aide minimale nécessaire pour que l’affaire suive son cours » (Little Sisters, par. 43).

[20]                          Dans Okanagan, notre Cour a statué qu’une provision pour frais peut être accordée en raison du fort intérêt public à obtenir une décision sur une question de droit d’importance exceptionnelle, qui transcende non seulement les intérêts des parties, mais qui, en outre, ne serait pas réglée en l’absence de financement public, entraînant ainsi une injustice (par. 34; R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, par. 6). L’accès à la justice constitue une importante considération de principe sous‑tendant les provisions pour frais lorsqu’un justiciable cherche à faire préciser ses droits constitutionnels et d’autres enjeux d’une grande importance pour le public, mais ne dispose pas des ressources financières pour aller de l’avant. L’accès à la justice a aussi été reconnu par notre Cour comme étant « essentiel à la primauté du droit » (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 39; voir aussi B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230). En outre, les provisions pour frais permettent dans certains cas à des justiciables aux moyens limités, y compris aux personnes vulnérables et aux groupes historiquement défavorisés, d’avoir accès aux tribunaux dans des affaires d’importance pour le public.

[21]                          Mais notre Cour a également souligné que « [l]’arrêt Okanagan n’a pas établi que le principe d’accès à la justice constitue désormais la considération primordiale en matière d’attribution de dépens » et que « [l]es préoccupations concernant l’accès à la justice doivent être examinées et soupesées en fonction d’autres facteurs importants » (Little Sisters, par. 35). En effet, tel que l’a expliqué notre Cour dans Little Sisters, au par. 5, malgré les obstacles à l’accès à la justice comme les programmes d’aide juridique sous‑capitalisés et débordés, et l’augmentation du nombre de parties qui se représentent elles‑mêmes, la Cour dans Okanagan « n’a pas cherché à établir un système parallèle d’aide juridique ou un vaste programme géré par les tribunaux ». Cet arrêt s’applique plutôt aux rares cas où un tribunal « contribuerait à une injustice — envers le plaideur personnellement et envers le public en général » — en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour adjuger une provision pour frais (Little Sisters, par. 5). Accorder des provisions pour frais dans d’autres cas constituerait « un exemple d’activisme judiciaire imprudent et malencontreux » (Little Sisters, par. 44).

[22]                          La préoccupation qui sous‑tend cette portée étroite d’une ordonnance de provision pour frais prend sa source dans la séparation des pouvoirs. Dans Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, notre Cour a affirmé que « notre cadre constitutionnel attribue des fonctions différentes à l’exécutif, au législatif et au judiciaire » (par. 27), et qu’il est « essentiel qu’aucune [. . .] n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » (par. 29, citant New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389). Ainsi, au par. 6 de l’arrêt Caron, la Cour a fait remarquer que, « [e]n règle générale, évidemment, il revient au Parlement et aux législatures provinciales de décider si, et dans quelle mesure, des fonds publics serviront à financer les poursuites engagées contre l’État » (voir aussi St‑Arnaud c. C.L., 2009 QCCA 97, [2009] R.J.Q. 239, par. 29 : « . . . la solution durable, s’il en est une, se trouve dans l’ordre de la justice distributive et relève du législateur, plutôt que dans l’ordre de la justice commutative où interviennent les tribunaux judiciaires »). L’affectation de ressources publiques en fonction de priorités concurrentes « est une question qui concerne l’économie et les orientations stratégiques du gouvernement; il s’agit d’une décision de nature politique » (Criminal Lawyers’ Association, par. 43).

[23]                          Par conséquent, lorsqu’un demandeur cherche à faire financer sa poursuite par les deniers publics, le tribunal doit tenir compte des contraintes de son rôle institutionnel. Ces contraintes restreignent forcément le pouvoir discrétionnaire du tribunal d’accorder une provision pour frais dans des contextes précis (Okanagan, par. 41). Ce doit être une solution de « dernier recours » (Little Sisters, par. 36, 41, 71 et 73) appliquée uniquement dans un cas « rar[e] et exceptionne[l] » (Okanagan, par. 1) et lorsque, là encore, s’abstenir d’accorder une provision pour frais contribuerait à une injustice.

[24]                          Pour répondre davantage à ces préoccupations, le critère d’octroi d’une provision pour frais est rigoureux. L’arrêt Okanagan énonce trois « conditions absolues » (Little Sisters, par. 37) qui doivent être réunies : l’impécuniosité, une affaire valant prima facie d’être instruite, et des questions d’importance pour le public. De plus, bien que le demandeur doive respecter ces conditions, cela ne lui confère pas automatiquement le droit d’obtenir une provision pour frais (Caron, par. 39). Lorsque les conditions sont respectées, le tribunal — qui a tenu compte de toutes les circonstances de l’affaire — conserve le pouvoir discrétionnaire résiduel de décider ou non d’accorder une provision pour frais, ou d’envisager d’autres moyens de faciliter l’instruction de l’affaire (Little Sisters, par. 37).

(2)          Réconciliation

[25]                          Depuis Okanagan, notre Cour a rendu les arrêts Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, et Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388. Ces jugements et d’autres ont confirmé l’obligation de la Couronne de consulter et d’accommoder les groupes autochtones, et souligné que l’« objectif fondamental du droit moderne relatif aux droits ancestraux et issus de traités est la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones et la conciliation de leurs revendications, intérêts et ambitions respectifs » (Première nation crie Mikisew, par. 1; voir aussi Nation haïda, par. 32; Taku River, par. 42; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, par. 22). Dans R. c. Desautel, 2021 CSC 17, par. 22, notre Cour a réaffirmé que « les deux objectifs du par. 35(1) sont de reconnaître l’occupation antérieure du Canada par des sociétés organisées et autonomes, et de concilier leur existence contemporaine avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne », et que « [l]es mêmes objectifs se reflètent dans le principe de l’honneur de la Couronne, selon lequel l’affirmation historique de la souveraineté de la Couronne sur les sociétés autochtones donne lieu à des obligations permanentes envers leurs successeurs, dans le cadre d’un processus de réconciliation continu. » Puisque les parties et plusieurs intervenants ont invoqué la réconciliation en l’espèce, il vaut la peine d’expliquer l’importance qu’elle revêt dans le critère d’octroi d’une provision pour frais au gouvernement d’une Première Nation qui est partie à un litige intéressant l’art. 35 .

[26]                          Lorsqu’un litige soulève des questions nouvelles touchant l’interprétation de droits ancestraux et de droits issus de traités ainsi que l’atteinte à ces droits, cela peut avoir beaucoup de poids dans l’analyse, par le tribunal, du volet « importance pour le public » du critère d’octroi d’une provision pour frais et dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel. D’autres aspects de la relation entre la Couronne et les Autochtones peuvent se révéler pertinents pour l’exercice de ce pouvoir car, à ce stade, « le tribunal doit demeurer attentif à toute préoccupation qui n’a pas été soulevée dans son analyse du critère » (Little Sisters, par. 72). Par exemple, le tribunal peut être plus enclin à exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une provision pour frais si la Couronne a employé des tactiques pour retarder le règlement de la revendication du demandeur (voir Bande indienne d’Hagwilget c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 574, par. 20‑24 (CanLII)).

[27]                          Pour évaluer l’impécuniosité, le tribunal doit tenir respectueusement compte du contexte général dans lequel les gouvernements de Premières Nations comme Beaver Lake prennent des décisions financières. Le fait de promouvoir les institutions et les processus d’autonomie gouvernementale autochtone favorise une relation à long terme harmonieuse et empreinte de respect mutuel entre les communautés autochtones et non autochtones, ce qui contribue à l’atteinte de l’objectif de réconciliation (First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 756, par. 10; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 9‑10). Dans le contexte de l’analyse de l’impécuniosité, cela signifie que les besoins pressants d’une Première Nation devraient être examinés du point de vue de son gouvernement, qui fixe ses priorités et est le mieux placé pour cerner ses besoins. Nous reviendrons plus loin sur ce que suppose précisément cet examen en l’espèce.

(3)          Les modalités de l’octroi d’une provision pour frais

[28]                          Lorsqu’un tribunal décide que l’octroi d’une provision pour frais se justifie, les modalités de l’ordonnance doivent être rédigées avec soin. Elles doivent établir un équilibre entre les intérêts des parties, et ne devraient pas imposer un fardeau inéquitable (Okanagan, par. 41). En conséquence, l’ordonnance doit prévoir, ou permettre de prévoir ultérieurement, une surveillance sous la forme d’une « structure précise » que « [l]e tribunal lui‑même doit prescrire ou approuver » et qui fixe des limites aux tarifs des services juridiques et plafonne la provision pour frais à un montant global convenable (Little Sisters, par. 42). L’ordonnance devrait aussi prévoir une surveillance judiciaire pour permettre au tribunal de « surveiller de près le respect de ses prescriptions par les parties » (par. 43). Bref, une ordonnance de provision pour frais n’est pas une carte blanche. Comme il y a ponction sur le trésor public, il faut « contrôl[er] » la manière dont un plaideur dépense l’argent de la partie adverse (par. 42).

[29]                          D’autres modalités de l’ordonnance seront, bien entendu, fonction des conclusions tirées par le tribunal au moment de statuer sur l’impécuniosité. Comme nous le verrons plus loin, le demandeur qui plaide l’impécuniosité doit présenter un plan pour faire avancer l’instance et une preuve suffisante de ses ressources financières. Bien que ces éléments soient pertinents quant au montant de la provision pour frais, laquelle devrait représenter « l’aide minimale nécessaire pour que l’affaire suive son cours » (Little Sisters, par. 43), ils aideront également à décider si, par exemple, les modalités d’une ordonnance de provision pour frais devraient notamment exiger que le demandeur s’engage à assumer une certaine part des frais occasionnés par le litige. C’est donc sur cette condition d’impécuniosité que nous nous pencherons maintenant.

B.            La condition d’impécuniosité

(1)          Impécuniosité et gouvernements des Premières Nations : le seuil

[30]                          Notre Cour a formulé la condition d’impécuniosité en des termes différents, mais stricts. Dans Okanagan, elle a statué qu’un demandeur manque de ressources s’il « n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, [il] serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance » (par. 40). De même, dans Little Sisters, notre Cour a mentionné que la condition d’impécuniosité « signifie qu’une provision pour frais ne pourra être ordonnée que s’il s’avère impossible de procéder autrement » (par. 71). Ces formulations générales se sont avérées suffisantes pour trancher les affaires où, jusqu’à présent, la Cour a été appelée à appliquer le critère d’octroi d’une provision pour frais. Dans l’affaire Okanagan, les bandes demanderesses éprouvaient de graves difficultés financières, vu qu’elles accumulaient des déficits pour financer leurs activités de tous les jours, et étaient sur le point de se voir imposer une gestion externe de leurs finances. Il était impossible pour elles de payer les frais estimatifs du litige (par. 4‑5). Dans Caron, le demandeur avait épuisé ses fonds personnels limités, contracté des prêts, sollicité et reçu des dons et devait payer des honoraires d’avocats et d’experts élevés (par. 11‑13 et 21). Enfin, dans Little Sisters, notre Cour n’a pas eu à appliquer la condition d’impécuniosité, car il n’avait pas été satisfait aux autres volets du critère d’octroi d’une provision pour frais (par. 67).

[31]                          L’affaire qui nous occupe en est une de première impression, car on doit se demander si, et de quelle façon, l’on peut affirmer dans le contexte d’une revendication présentée par le gouvernement d’une Première Nation que celui‑ci « n’a véritablement pas les moyens de payer » les frais occasionnés par un litige d’intérêt public, ou qu’il est « impossible de procéder » avec celui‑ci, même si ce gouvernement a accès à des ressources financières qui, à ses dires, doivent être affectées ailleurs.

[32]                          Les parties conviennent qu’en pareilles circonstances, l’évaluation de l’impécuniosité doit dépasser les ressources financières de la Première Nation dans l’abstrait. Un bilan ponctuel de ses ressources constituera un aspect important de l’analyse. Mais pour déterminer si le gouvernement d’une Première Nation n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige, le tribunal doit aussi examiner le contexte général dans lequel ce gouvernement prend des décisions financières, notamment ses dépenses concurrentes, les restrictions à l’usage de ses ressources, ainsi que les obligations fiduciaires et de bonne gouvernance. Le gouvernement d’une Première Nation peut véritablement avoir besoin d’affecter une partie ou l’ensemble de ses ressources à d’autres priorités que le recours aux tribunaux.

[33]                          Les parties et les intervenants en l’espèce nous ont présenté plusieurs propositions visant à modifier ou à préciser le sens de la condition d’impécuniosité pour l’adapter aux circonstances de l’espèce. L’intervenante Chiefs of Ontario affirme que le gouvernement d’une Première Nation partie à un litige intéressant l’art. 35  doit être présumé impécunieux. Beaver Lake, dans son mémoire, de même que plusieurs intervenants prétendent qu’un demandeur est impécunieux s’il ne peut pas financer le recours devant les tribunaux parce qu’il a consacré ses ressources à d’autres [traduction] « choix financiers raisonnables » (voir, p. ex., m.a., par. 4, 55, 58 et 61). Une autre intervenante, la Société des plaideurs, propose que la condition d’impécuniosité consiste à déterminer s’il serait [traduction] « indûment onéreux » pour le demandeur qu’on s’attende à ce qu’il finance le recours devant les tribunaux (m.i., par. 3, 24‑26 et 28).

[34]                          Nous ne sommes pas d’avis de modifier ainsi la condition d’impécuniosité.

[35]                          Nous reconnaissons que l’accès à la justice revêt une importance particulière dans le contexte d’un litige intéressant l’art. 35 , et que, dans certains cas, la situation financière précaire du gouvernement d’une Première Nation est le résultat même de l’atteinte reprochée à ses droits constitutionnels en cause dans le litige. Rien de tout cela ne justifie toutefois la présomption que tous les gouvernements des Premières Nations sont impécunieux. Premièrement, la présomption est inappropriée, car la situation financière des gouvernements des Premières Nations varie d’un endroit à l’autre au Canada. Deuxièmement, les paramètres de l’octroi d’une provision pour frais et le volet « impécuniosité » du critère ont été élaborés dans l’arrêt Okanagan, lequel portait lui‑même sur une revendication déposée par le gouvernement d’une Première Nation sur la base de l’art. 35  et indiquait que l’impécuniosité « doit ressortir de la preuve » (par. 36 (nous soulignons)). Enfin, une présomption d’impécuniosité fondée sur des catégories risquerait de transformer le critère d’octroi d’une provision pour frais en un système parallèle d’aide juridique qui, rappelons‑le, donnerait lieu à un activisme judiciaire imprudent et malencontreux.

[36]                          Cela dit, le tribunal peut prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne. Comme l’a répété notre Cour dans R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 60, dans le contexte de la détermination de la peine en matière criminelle, « les tribunaux doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération ». S’agissant du critère d’octroi d’une provision pour frais, les tribunaux peuvent aussi prendre connaissance d’office de questions de ce genre dans la mesure où elles peuvent permettre de comprendre la situation financière du gouvernement d’une Première Nation et ses priorités en matière de dépenses.

[37]                          Nous ne pouvons pas non plus accepter des seuils fondés sur une norme de « raisonnabilité » ou sur le point de savoir s’il serait « indûment onéreux » pour le demandeur de financer le litige. Bien que l’évaluation faite à l’aune du critère d’impécuniosité implique d’examiner la preuve des dépenses consacrées par le gouvernement d’une Première Nation à d’autres matières que le litige, on ne peut prendre la décision finale en appliquant des normes générales et larges de raisonnabilité ou axées sur des fardeaux indus. Ces normes dilueraient la condition, maintes fois soulignée dans Little Sisters, suivant laquelle les ordonnances de provisions pour frais « doivent être rendues [. . .] dans des circonstances où leur nécessité est clairement établie », et ce, en « dernier recours » (par. 36; voir aussi par. 41, 71, 73 et 78), et « [l]’état de nécessité doit guider le tribunal qui accorde une provision pour frais » (par. 44 (nous soulignons)).

[38]                          Le concept de nécessité se dégage de la directive de notre Cour voulant que les provisions pour frais soient adjugées en « dernier recours », lorsque le gouvernement d’une Première Nation « n’a véritablement pas les moyens de payer » les frais occasionnés par le litige, et qu’il est « impossible de procéder ». D’après nous, il s’ensuit que le tribunal peut décider que le gouvernement d’une Première Nation est impécunieux si le fait d’avoir accordé la priorité aux « besoins pressants », interprétés correctement, l’a rendu incapable de financer un litige d’intérêt public. Rendre cette décision — au lieu, par exemple, de se demander simplement s’il a fait un choix financier « raisonnable » — concorde avec la restriction, par notre Cour, des octrois de provision pour frais, dans la mesure où combler un besoin pressant implique la nécessité.

[39]                          Des juridictions inférieures ont utilement adopté une conception de l’impécuniosité permettant que les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation aient priorité sur le litige. Par exemple, on a appliqué la notion des « besoins pressants » d’un tel gouvernement pour décider s’il n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige. Dans la décision Keewatin c. Ontario (Minister of Natural Resources) (2006), 32 C.P.C. (6th) 258 (C.S.J. Ont.), la juge Spies a constaté que le demandeur avait accès à des revenus de 500 000 à 600 000 dollars par année tirés d’un fonds de fiducie qui pouvaient servir à financer le litige, mais elle a conclu qu’il était néanmoins impécunieux parce qu’il devrait utiliser ces fonds pour subvenir à des [traduction] « besoins plus pressants qui auraient priorité sur le financement de ce litige » (par. 83; voir aussi par. 80‑82 et 96). Fait important, cette approche semble également exprimer un seuil généralement acceptable d’impécuniosité, car elle a été appliquée à la fois par la juge chargée de la gestion de l’instance et la Cour d’appel en l’espèce, cette dernière décrivant la question centrale dont elle était saisie comme [traduction] « la mesure dans laquelle le financement de ce litige peut être “évalué par rapport aux autres besoins pressants de la communauté” » (par. 24, citant les motifs de la juge chargée de la gestion de l’instance, par. 60).

[40]                          Nous nous contenterons donc d’affirmer qu’un demandeur n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige si, et seulement si, il ne peut répondre à ses besoins pressants tout en finançant le litige. Comme nous l’expliquerons aussi plus loin, lorsque le demandeur est le gouvernement d’une Première Nation, il faut envisager les besoins pressants du point de vue de ce gouvernement.

(2)          Évaluation des besoins pressants

[41]                          Vu le caractère extraordinaire du redressement, ainsi que les contraintes imposées à la fonction judiciaire lorsqu’il s’agit d’ordonner la dépense de fonds publics, décider si le gouvernement d’une Première Nation a assez de ressources pour payer les frais occasionnés par le litige après avoir répondu à ses besoins pressants nécessite que le tribunal dispose d’un dossier suffisant pour (1) cerner les besoins pressants du demandeur; (2) déterminer quelles ressources sont requises pour répondre à ces besoins; (3) évaluer les ressources du demandeur (tant les actifs que le revenu); et (4) estimer combien il en coûtera pour financer le litige. Le niveau de détail probant requis pour que le juge des faits applique le critère juridique variera selon la situation du demandeur. La preuve détaillée des besoins pressants d’un demandeur et de la mesure dans laquelle ils ne sont pas capitalisés, de même que le coût estimatif du litige, peut s’avérer nécessaire pour assurer la reddition de comptes sur la dépense de fonds publics. Par contre, il ne doit pas être excessivement onéreux d’établir l’impécuniosité.

a)              Cerner les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation

[42]                          Le demandeur ayant accès à des ressources financières qui pourraient servir à payer les frais occasionnés par le litige a le fardeau de prouver qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer ces frais parce qu’il doit affecter les ressources en question pour répondre à d’autres besoins pressants. Il faut toujours cerner les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation au regard des faits; différentes communautés peuvent avoir différentes structures de gouvernance, dispositions de financement et priorités, donc la preuve nécessaire pour établir des besoins pressants variera d’une communauté à l’autre.

[43]                          Il ne fait aucun doute que les dépenses consacrées aux besoins essentiels, y compris des logements convenables, une source d’eau sûre ainsi que des services de santé et d’éducation de base, servent à combler un besoin pressant. Il peut également s’agir de dépenser pour améliorer les conditions de vie, par exemple, en vue d’offrir de meilleurs services de santé et d’éducation, ou encore de favoriser la survie culturelle.

[44]                          De plus, et comme nous l’avons déjà fait remarquer (au par. 25), l’objectif de concilier les intérêts autochtones et les intérêts plus larges de la société orientera la façon dont le tribunal cerne les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation. La réconciliation oblige le tribunal à envisager les besoins pressants de ce gouvernement de son point de vue en tant que gouvernement qui fixe ses propres priorités et est le mieux placé pour déterminer ses besoins. Par conséquent, le tribunal qui cerne les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation peut tenir compte des priorités établies dans le passé par ce gouvernement tel qu’il appert, par exemple, des comptes rendus d’une consultation effectuée par la Couronne, des négociations menées avec la Couronne pour obtenir du financement, de résolutions adoptées par un conseil de bande pour demander accès à des capitaux et à des revenus, et des procès‑verbaux de réunions sectorielles ou autres portant sur son budget et ses priorités. Certaines dépenses prioritaires, comme l’affectation de fonds à la construction d’une patinoire ou la promotion de la culture de la Première Nation, peuvent ne pas sembler à première vue, selon le tribunal, répondre à un besoin pressant. Pourtant, une communauté peut produire une preuve de la manière dont elle a accordé la priorité à ce projet parce qu’il promeut son identité autochtone ou que, par exemple, un problème urgent de jeunes en crise l’a amené à promouvoir la santé physique, les activités de plein air ou les pratiques culturelles traditionnelles (Keewatin, par. 59).

b)             L’étendue des besoins pressants non capitalisés

[45]                          La conclusion du tribunal que des besoins sont véritablement pressants n’établira pas l’impécuniosité. Le demandeur devrait également produire une preuve des frais à engager pour répondre à ses besoins et de la mesure dans laquelle il n’est pas capable d’assumer ces frais. La quantité de renseignements nécessaires dépendra des circonstances, notamment la nature des besoins non comblés et toute difficulté à en estimer le coût.

[46]                          En outre, le demandeur ayant accès à des ressources susceptibles de servir à payer les frais occasionnés par le litige, mais qui, affirme‑t‑il, doivent être affectées à ses besoins pressants doit démontrer que ces ressources sont effectivement utilisées pour répondre à ces besoins. Nous souscrivons à l’affirmation de la Cour d’appel de l’Alberta dans la présente affaire selon laquelle [traduction] « [l]es fonds disponibles pour combler les déficits en matière d’infrastructures et de services doivent être utilisés à cette fin avant que l’on puisse demander une provision [pour frais] en s’appuyant sur l’argument que les fonds disponibles doivent être affectés à ces autres priorités » (par. 31). À cet égard, la preuve que le demandeur a un plan pour utiliser ses ressources financières serait pertinente.

c)              Évaluer les ressources financières du demandeur

[47]                          Il découle de notre jurisprudence que, dans certains cas, il est possible de conclure à l’impécuniosité même si le demandeur ne produit pas une preuve détaillée, soit parce que le demandeur ne dispose d’aucune ressource financière disponible, comme dans l’affaire Okanagan, ou parce que ses ressources financières seraient manifestement dépassées par la nature et l’étendue de ses besoins pressants, comparativement aux frais approximatifs que lui occasionnera le litige.

[48]                          La jurisprudence de tribunaux inférieurs montre en quoi une conclusion d’impécuniosité peut trouver appui dans la preuve produite par le gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais. Dans l’affaire Missanabic Cree First Nation c. Ontario, 2011 ONSC 5196, 38 C.P.C. (7th) 358, le gouvernement de la Première Nation a satisfait à la condition d’impécuniosité lorsqu’il a présenté des années d’états financiers révélant que ses passifs excédaient ses actifs, qu’il était lourdement endetté à long terme, et qu’il ne disposait d’aucune source de revenus sans restrictions susceptibles d’être utilisés pour le litige (par. 41‑47). Dans Bande indienne d’Hagwilget, le litige opposant la bande demanderesse au Canada avait perduré pendant 20 ans, laissant la bande « presque sans ressources » (par. 12). Il était évident pour le tribunal que la bande ne pouvait pas aller de l’avant avec le litige sans provision pour frais, car son financement était étroitement contrôlé par le gouvernement, elle n’avait pas réussi à obtenir d’autres sources de financement, elle devait à ses avocats plus de 140 000 dollars, accumulait les déficits, ne disposait d’aucun crédit, et a dû fermer les bureaux de son conseil de bande durant plus de trois semaines à cause d’un manque de fonds (par. 12‑14). Dans Keewatin, le dossier indiquait qu’il était irréaliste d’obtenir du financement de la part de membres, que pratiquement tous les fonds provenaient des gouvernements fédéral et provincial et étaient réservés à des priorités précises, que la bande a enregistré des déficits au cours d’années successives, et que la plupart de ses membres n’avaient pas d’emploi, de logement adéquat, ni d’approvisionnement en eau satisfaisant. De plus, d’autres sources de financement avaient été étudiées, mais elles étaient insuffisantes pour financer le litige. Il a été conclu pour ces raisons que la bande était impécunieuse (par. 108).

[49]                          Lorsque, en revanche, le gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais possède d’importants actifs et des revenus constants, il doit produire une preuve plus détaillée de ses ressources financières pour démontrer l’impécuniosité. Il peut s’agir notamment d’un bilan de ses actifs, passifs, revenus et dépenses, de renseignements sur les restrictions au revenu, du nombre d’employés et de leur salaire, ainsi que la preuve de sa capacité d’obtenir du financement d’autres sources et des efforts déployés à cette fin. Si l’intimé conteste la prétention du gouvernement demandeur suivant laquelle certaines ressources financières ne sont pas disponibles parce qu’elles ont été ou sont utilisées pour répondre à des besoins pressants, le demandeur peut être tenu de justifier les dépenses contestées.

[50]                          Dans tous les cas, puisque les provisions pour frais constituent une mesure de dernier recours, le demandeur doit démontrer qu’il a déployé suffisamment d’efforts pour obtenir du financement d’autres sources. Selon les circonstances, si le demandeur a besoin d’une permission ministérielle pour avoir accès à certains fonds, il devrait démontrer avoir sollicité cette permission (et avoir essuyé un refus), ou justifier son choix de s’en abstenir (Little Sisters, par. 68). De même, le tribunal devrait, en règle générale, se demander si le demandeur a tenté d’obtenir du financement privé au moyen de collectes de fonds ou essayé d’obtenir un prêt (par. 40 et 70). Ce qu’il faut faire dans chaque cas variera selon la preuve du financement qui est disponible de façon réaliste. Par exemple, dans Caron, notre Cour s’en est remise à la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n’était pas « vraiment possible » pour le demandeur de lancer une collecte de fonds officielle à mesure que se déroulait l’instance, vu l’échéancier et les exigences du procès (par. 41, citant R. c. Caron, 2007 ABQB 632, 424 A.R. 377, par. 30).

d)             Comparer les coûts estimatifs associés au litige et les ressources excédentaires du demandeur

[51]                          L’arrêt Little Sisters nous enseigne que les « estimations de coûts [pour le litige] font partie intégrante de la preuve; le tribunal devrait les examiner attentivement et s’en servir pour déterminer si le plaideur manque de ressources » (par. 69). Conformément à cette directive, le demandeur doit soumettre un plan de financement du litige à jour pour que le tribunal puisse au moins avoir une idée de ce qu’il en coûtera pour poursuivre l’instance.

[52]                          En dernière analyse, après évaluation des ressources financières à la disposition du gouvernement d’une Première Nation qui sollicite une provision pour frais, de la mesure dans laquelle ce dernier doit affecter ces ressources à des besoins pressants qui ont priorité sur le litige, et du coût estimé de celui‑ci, on peut décider si le gouvernement demandeur a des ressources excédentaires grâce auxquelles il peut financer le litige en tout ou en partie.

C.            Application du cadre au présent pourvoi

[53]                          La décision discrétionnaire de la juge chargée de la gestion de l’instance d’accorder une provision pour frais ne peut être modifiée à la légère (Little Sisters, par. 49). Par contre, au moment d’accorder exceptionnellement une provision pour frais, « le juge de première instance doit prendre soin de respecter les limites reconnues » (par. 49). Même les décisions discrétionnaires ne sont pas à l’abri de tout contrôle, et l’intervention de la cour d’appel est justifiée si le juge de première instance s’est mépris quant au droit applicable, y compris la détermination des critères juridiques à appliquer, leur définition et leur application (Okanagan, par. 36 et 43).

[54]                          En l’espèce, la juge chargée de la gestion de l’instance, agissant sans le bénéfice des présents motifs, a fait des observations générales à propos des ressources financières et des besoins pressants de Beaver Lake pour conclure qu’elle était une communauté démunie. Au vu du dossier dont la juge était saisie, cette conclusion est inattaquable. Mais en toute déférence, elle est, faute d’éléments supplémentaires, insuffisante. La juge n’a pas tiré les conclusions précises nécessaires dans les circonstances pour statuer sur l’impécuniosité ou pour établir le montant de la provision pour frais requis pour permettre à Beaver Lake de poursuivre l’instance. En effet, le dossier dont elle disposait était insuffisant en soi pour étayer de telles conclusions. Pour ces motifs, et parce que la situation financière de Beaver Lake a changé depuis sa demande initiale (en fait, la preuve nouvelle présentée devant la Cour d’appel démontre que cette situation évolue), il faut renvoyer cette question pour nouvelle audition afin que l’on puisse décider de l’impécuniosité conformément aux présents motifs.

(1)          Besoins pressants de Beaver Lake

[55]                          Comme nous l’avons déjà relaté, la juge chargée de la gestion de l’instance a conclu que Beaver Lake accuse des [traduction] « déficits importants au chapitre du logement et des infrastructures et [. . .] connaît des taux de chômage et d’assistance sociale élevés » (par. 30). Il était, en outre, tout à fait possible de tirer ces conclusions au vu du dossier dont elle disposait. Beaver Lake a produit une preuve par affidavit considérable — preuve sur laquelle elle a été contre‑interrogée — au sujet des conditions de vie dans la communauté et de l’insécurité alimentaire qui y règne, du manque d’accès à des terres, de l’assistance sociale, du chômage, de l’inadéquation des logements et des infrastructures, des ressources insuffisantes consacrées aux programmes de santé et d’éducation, de l’accès limité à l’eau et de sa mauvaise qualité, des besoins en matière de santé, ainsi que de la pauvreté en général. De plus, le dossier révèle que l’amélioration de ces conditions avait été considérée comme une priorité par la bande.

[56]                          Eu égard à la preuve susmentionnée, nous estimons que la juge chargée de la gestion de l’instance a convenablement cerné les besoins pressants de Beaver Lake. Ces matières relèvent des besoins essentiels, qui sont de ce fait clairement assimilables à des besoins pressants dans la situation de la demanderesse en l’espèce. En particulier, affecter des ressources pour combler les déficits au chapitre du logement et des infrastructures et améliorer les programmes sociaux de base, c’est répondre à des besoins pressants du point de vue du gouvernement de cette Première Nation. Nous sommes donc en désaccord avec la Cour d’appel dans la mesure où elle laisse entendre que les dépenses en question représentent [traduction] « des dépenses visant des améliorations souhaitables » plutôt que des dépenses consacrées à des besoins pressants (par. 28).

(2)          L’étendue des besoins pressants non capitalisés de Beaver Lake

[57]                          La juge chargée de la gestion de l’instance n’a pas tiré de conclusions sur les coûts estimatifs des besoins pressants de Beaver Lake, ni sur la mesure dans laquelle ces coûts ne sont pas couverts par les ressources financières à la disposition de Beaver Lake. Elle n’est pas non plus arrivée aux conclusions précises nécessaires pour démontrer en quoi les ressources en question étaient affectées pour répondre à ces besoins.

[58]                          D’ailleurs, la juge chargée de la gestion de l’instance n’aurait pas pu tirer ces conclusions sur la base du dossier dont elle disposait. Il ressort constamment de la preuve et des observations que Beaver Lake n’était pas en mesure de répondre à ses besoins pressants parce qu’elle manquait de fonds. Pourtant, on n’a pas indiqué avec précision combien il en coûterait pour répondre aux besoins pressants de Beaver Lake, ou pourquoi il n’y avait pas d’autres ressources disponibles à cette fin. On aurait dû dire à la juge chargée de la gestion de l’instance, par exemple, pourquoi le financement fédéral destiné aux besoins pressants de Beaver Lake ne permet pas de répondre adéquatement à ceux‑ci.

[59]                          La preuve concernant les ressources financières de Beaver Lake n’a pas répondu de manière exhaustive aux questions de savoir si ces ressources étaient requises pour combler ses besoins pressants, et s’il resterait des fonds susceptibles d’être utilisés pour payer les frais occasionnés par le litige. Par exemple, les états financiers soumis en preuve, quoiqu’utiles, se sont avérés insuffisants, car ils n’indiquaient pas les besoins actuels ou futurs de Beaver Lake, ni la mesure dans laquelle des fonds ont été affectés ou non pour y répondre (d.a., vol. XII, p. 180‑183).

[60]                          L’administrateur de la bande de Beaver Lake, John Geoffrey Rankin, a témoigné qu’en s’acquittant de sa responsabilité d’élaborer des stratégies d’affaires qui s’accordent avec les objectifs à court et à long termes de la communauté, il rencontre chaque semaine les gestionnaires des services de la bande pour examiner les progrès réalisés sur les priorités, établir et évaluer les budgets des services, et prêter son concours à des demandes supplémentaires de financement (d.a., vol. II, p. 12‑13). La teneur et l’issue de ces réunions n’ont toutefois pas été présentées à la juge chargée de la gestion de l’instance. Mettre cette preuve à la disposition du tribunal l’aiderait à comprendre non seulement les besoins pressants de la communauté (bien que, comme nous l’avons vu, ils aient été adéquatement démontrés en l’espèce), mais aussi la façon dont il faut affecter les ressources existantes et futures pour répondre à ces besoins, si ces ressources s’avéreront suffisantes, et s’il y a des besoins pressants qui ne seront malgré tout pas comblés.

[61]                          Il s’ensuit que le tribunal aura besoin d’une preuve quantifiant les ressources financières requises pour répondre aux besoins pressants du gouvernement de la Première Nation. En l’espèce, par exemple, on ne savait pas précisément combien il en coûterait pour fournir des logements adéquats. D’après l’affidavit de M. Rankin, 50 membres figurent sur la liste d’attente pour obtenir un logement, 20 maisons nécessitent des réparations majeures sur‑le‑champ, et 8 maisons doivent être remplacées pour des raisons de santé et de sécurité (d.a., vol. II, p. 24‑25). Il serait toutefois difficile pour le tribunal de savoir quelles ressources doivent être affectées à ces besoins en l’absence d’estimation du coût des travaux en question, conjuguée à une explication des raisons pour lesquelles d’autres sources de fonds ne permettaient pas de payer ces frais. Bien que certains de ces frais soient imprévisibles, il faudrait fournir de plus amples renseignements dans la mesure du possible; s’il n’est pas possible d’obtenir un complément d’information au moment de la demande, Beaver Lake devrait expliquer pourquoi on ne peut pas l’obtenir. De même, la preuve de Beaver Lake révélait que son réseau d’égout et son étang d’épuration avaient besoin de réparations, mais on n’a pas expliqué si ses ressources, actuelles ou futures, pourraient être affectées à cette dépense. Nous avons été informés à l’audience que le Canada avait consenti [traduction] « à fournir les fonds et qu’ils s’élèvent à 8 millions de dollars » (transcription, p. 26; voir aussi p. 90). Cependant, le tribunal aurait besoin de savoir si le financement est conditionnel, si ces conditions sont concrètement réalisables, si ce financement gouvernemental est suffisant et, dans la négative, si Beaver Lake propose d’affecter des ressources pour répondre à ce besoin.

(3)          Ressources financières de Beaver Lake

[62]                          La juge chargée de la gestion de l’instance a pris en considération les ressources de Beaver Lake pour arriver à la conclusion qu’elle avait plus de 3 millions de dollars en actifs sans restrictions qui pouvaient servir au litige. Il lui était loisible de tirer cette conclusion compte tenu de la preuve fournie par Beaver Lake, laquelle se composait d’états financiers, d’affidavits du conseil de bande et de membres de la communauté, de rapports et de communications du gouvernement, ainsi que d’une preuve d’expert concernant les actifs et les sources de revenus de Beaver Lake.

[63]                          Des éléments de preuve supplémentaires concernant les actifs et revenus de Beaver Lake, y compris toute restriction à ces ressources, de même que ses passifs et dépenses pourraient aider le tribunal à déterminer avec plus d’exactitude quelles ressources auxquelles Beaver Lake peut accéder. Il serait également utile que Beaver Lake donne un compte rendu plus détaillé des efforts qu’elle a faits pour obtenir du financement d’autres sources. Les exemples qui suivent montrent comment l’analyse des ressources financières de Beaver Lake aurait bénéficié de précisions.

[64]                          Premièrement, Beaver Lake a créé une fiducie patrimoniale afin de gérer les revenus provenant de travaux exécutés sur ses terres traditionnelles, revenus qu’elle affecte à des programmes et services de développement communautaire selon la convention de fiducie. Aux termes de la fiducie, Beaver Lake peut tirer jusqu’à 10 pour cent de ces revenus une fois tous les quatre ans pour ces activités communautaires, dont au moins quelques‑unes peuvent correspondre, du moins à première vue, à certains de ses besoins pressants. Beaver Lake a expliqué que la restriction sur les retraits de la fiducie a pour objet de lui permettre d’accumuler du capital afin de commencer à combler ses grands déficits; il serait cependant utile d’éclaircir les objectifs des fonds et la manière dont ils sont affectés. Le dossier actuel n’indique pas clairement pourquoi les fonds détenus en fiducie sont insuffisants pour répondre à au moins certains des besoins pressants de Beaver Lake.

[65]                          Deuxièmement, Beaver Lake peut se prévaloir, à certaines conditions, de la fiducie de Pétrole et gaz des Indiens du Canada, laquelle se compose de fonds provenant des revenus tirés en permanence de l’extraction du pétrole et du gaz sur la réserve de Beaver Lake. Les utilisations possibles des fonds ne sont frappées d’aucune restriction, bien qu’il faille obtenir une approbation ministérielle pour toucher les fonds de la fiducie. Nous prenons note de l’explication de Beaver Lake selon laquelle la fiducie constitue un [traduction] « fonds d’urgence » utilisé pour répondre aux besoins immédiats tels que les réparations d’urgence aux infrastructures (m.a., par. 36), mais il serait utile pour le tribunal d’en apprendre davantage sur le caractère contraignant de ces restrictions ou sur l’usage qu’a fait Beaver Lake de ces fonds dans le passé en cas d’urgence, et de savoir si Beaver Lake a sollicité l’approbation de financer le litige (ou, dans la négative, pourquoi elle ne l’a pas fait).

[66]                          Enfin, bien que Beaver Lake ait reçu l’autorisation de devenir un membre emprunteur de l’Administration financière des premières nations (d.i., Alberta, vol. I, p. 141 et 143; motifs de la juge chargée de la gestion de l’instance, par. 58), la preuve ne démontre pas qu’elle a cherché à obtenir un prêt pour faire avancer l’instance. Il serait utile pour le tribunal de savoir pourquoi il en est ainsi ou, subsidiairement, si Beaver Lake a effectivement demandé un prêt et quelle fut la réponse de l’Administration.

[67]                          Bref, la juge chargée de la gestion de l’instance avait besoin d’un dossier plus détaillé et complet afin de déterminer si Beaver Lake avait fait des efforts suffisants pour obtenir du financement d’autres sources, et si d’autres sources de fonds peuvent servir au litige. Il ne s’agit pas d’un petit détail : le tribunal doit être convaincu qu’un demandeur a expliqué de manière suffisamment détaillée si ses ressources financières peuvent être utilisées pour financer le litige et, dans la négative, pourquoi elles ne peuvent l’être.

(4)          Comparer les frais estimatifs qu’occasionne le litige à Beaver Lake et ses ressources excédentaires

[68]                          Conformément à la directive donnée par notre Cour dans Little Sisters, la juge chargée de la gestion de l’instance a passé en revue le plan d’avancement de l’instance de Beaver Lake et établi le montant des fonds nécessaires à cette fin. Elle a accepté l’estimation de Beaver Lake voulant que les frais occasionnés par le litige s’élèvent à 5 millions de dollars. En se prêtant à cet exercice, la juge chargée de la gestion de l’instance devait décider si Beaver Lake avait quelques ressources excédentaires pouvant servir à financer le litige en tout ou en partie, et évaluer les fonds nécessaires pour faire avancer le litige. Comme l’affaire est renvoyée pour nouvelle audition, et compte tenu du temps écoulé depuis la demande initiale et du fait que le plan d’avancement de l’instance de Beaver Lake remontait à 2014 et portait la mention [traduction] « sous toutes réserves », Beaver Lake devrait soumettre un plan d’avancement de l’instance à jour pour aider le tribunal à faire cette détermination. Ces renseignements, combinés à un dossier plus détaillé qui répond aux questions soulevées précédemment, aideraient le tribunal à saisir la mesure dans laquelle Beaver Lake doit consacrer ses ressources actuelles et futures à des besoins pressants au lieu du litige, quantifier le coût estimatif du litige, et déterminer si Beaver Lake dispose de ressources excédentaires pour financer le litige en tout ou en partie.

(5)          Les nouveaux éléments de preuve

[69]                          À notre avis, la preuve de la somme reçue par Beaver Lake au titre de la revendication particulière réglée (2,97 millions de dollars) n’est pas concluante; en fait, elle soulève davantage de questions. Elle ne révèle rien non plus des ressources financières actuelles ou des besoins pressants de Beaver Lake. La cheffe Anderson témoigne que les fonds du règlement seront consacrés à différentes priorités, notamment une autre poursuite en justice, les infrastructures et le logement, la modernisation du système d’épuration de l’eau, l’installation de conduites de gaz, l’électricité, les égouts et les paiements de soutien liés à la COVID‑19 (d.a., vol. VIII, p. 85‑86). Toutefois, on ignore si le financement pour les « égouts » chevauche celui consacré à l’étang d’épuration et, le cas échéant, si le Canada a déjà assumé ce qu’il en coûte pour répondre à ce besoin pressant. Qui plus est, les sommes dues au titre du soutien relatif à la COVID‑19 ne sont pas précisées, tout comme les sources d’où doivent provenir ces paiements. Enfin, bien que la cheffe Anderson cerne ces besoins, et même si ceux‑ci peuvent fort bien être pressants, on ne connaît pas leur coût, en plus de ne pas savoir quelles autres sources peuvent servir à les combler.

[70]                          Quoi qu’il en soit, le règlement de la revendication particulière aurait dû, selon nous, amener la Cour d’appel à renvoyer l’affaire à la Cour du Banc de la Reine pour examen. En effet, l’ordonnance de la juge chargée de la gestion de l’instance envisageait justement cette procédure, prévoyant que [traduction] « si Beaver Lake reçoit une indemnité au titre de ses revendications en suspens ou touche autrement un gain, la présente ordonnance sera alors revue » (par. 67).

(6)          Les modalités de l’ordonnance de provision pour frais

[71]                          Faute d’un dossier suffisant au vu duquel la juge chargée de la gestion de l’instance aurait pu tirer des conclusions sur ce qu’il en coûte pour répondre aux besoins pressants de Beaver Lake, les ressources disponibles pour financer ces besoins et toute ressource qui reste pour le litige, on ignore comment la juge est arrivée au montant de 300 000 dollars payable par chaque partie. On ne sait pas non plus si cette somme doit être payée de façon proportionnelle ou dans l’ordre de priorité où les dépenses ont été engagées (soit Beaver Lake, ensuite l’Alberta, puis le Canada). De plus, les modalités de l’ordonnance n’ont pas établi la « structure précise » qui, selon notre Cour dans Little Sisters, s’imposait pour assurer une surveillance et une direction sur l’administration de la provision pour frais, ou le plafonnement ou la limitation des frais juridiques (par. 42‑43).

IV.         Dispositif

[72]                          Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer la demande à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Nous sommes conscients du temps et des ressources qu’ont consacrés les parties durant près de 14 ans depuis le début de ce litige. Il s’agit toutefois d’un cas de première impression. De plus, la question doit être réexaminée, tant en conformité avec les présents motifs qu’eu égard au temps écoulé depuis l’audience initiale.

[73]                          Nous sommes en outre d’avis d’accorder les dépens sur la base avocat‑client à Beaver Lake devant notre Cour et les juridictions inférieures. Les dépens avocat‑client étant une forme de dépens spéciaux (S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4, [2019] 1 R.C.S. 99, par. 67‑71), ils peuvent être accordés lorsque l’affaire porte sur des questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles, que le demandeur démontre n’avoir aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le litige qui justifierait la tenue de l’instance pour des motifs économiques, et s’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance avec une aide financière privée (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 140). La juge chargée de la gestion de l’instance en l’espèce a conclu que la poursuite sous‑jacente de Beaver Lake répondait au volet « importance pour le public » du critère d’octroi d’une provision pour frais. En outre, d’après nous, le fait d’accorder une provision pour frais au gouvernement d’une Première Nation possédant ses propres ressources constitue une question d’intérêt public véritablement exceptionnelle. Comme nous l’avons expliqué, il s’agit non seulement d’un cas de première impression, mais aussi d’un cas qui touche au cœur même de la séparation des pouvoirs.

[74]                          Bien que Beaver Lake ait un certain intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans la poursuite sous‑jacente, elle n’a pas introduit l’instance pour des motifs principalement privés ou économiques. La juge chargée de la gestion de l’instance a conclu au par. 26 qu’une entente d’honoraires conditionnels était peu pratique en l’espèce, notamment parce que Beaver Lake [traduction] « sollicite avant tout [. . .] un jugement déclaratoire et que la demande de redressement pécuniaire est secondaire ». Enfin, dans le contexte précis d’une demande interlocutoire de provision pour frais, même si nous ne pouvons affirmer que Beaver Lake a démontré qu’il n’aurait pas été possible de faire avancer l’instance avec une aide financière privée, tout le but du présent pourvoi était d’expliquer ce qu’elle doit démontrer en vue d’atteindre ce seuil. Il s’agit de circonstances uniques.

 

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelante : JFK Law Corporation, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province d’Alberta : Norton Rose Fulbright Canada, Calgary.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureurs de l’intervenante Alberta Prison Justice Society : Nanda & Company, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Chiefs of Ontario : Olthuis Kleer Townshend, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Société des plaideurs : Osler, Hoskin & Harcourt, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Fox Fraser, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau autochtone au Canada : Semaganis Worme Lombard, Saskatoon.

                    Procureurs de l’intervenante Treaty 8 First Nations of Alberta : First Peoples Law, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Ecojustice Canada Society, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante Anishinabek Nation : Gowling WLG (Canada), Ottawa.

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