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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36

 

 

Appel entendu : 16 février 2022

Jugement rendu : 21 octobre 2022

Dossier : 39594

 

Entre :

 

Annapolis Group Inc.

Appelante

 

et

 

Municipalité régionale d’Halifax

Intimée

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Colombie-Britannique, Canadian Constitution Foundation, Ontario Landowners Association, Association canadienne des constructeurs d’habitations et Ecojustice Canada Society

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 80)

Les juges Côté et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver et Rowe)

 

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 81 à 153)

Les juges Kasirer et Jamal (avec l’accord des juges Karakatsanis et Martin)

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Annapolis Group Inc.                                                                                    Appelante

c.

Municipalité régionale d’Halifax                                                                     Intimée

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Nouvelle-Écosse,

procureur général de la Colombie-Britannique,

Canadian Constitution Foundation,

Ontario Landowners Association,

Association canadienne des constructeurs d’habitations et

Ecojustice Canada Society                                                                        Intervenants

Répertorié : Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax

2022 CSC 36

No du greffe : 39594.

2022 : 16 février; 2022 : 21 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse

                    Expropriation — Réglementation par l’État de l’utilisation du territoire — Appropriation par interprétation d’une propriété privée par une autorité publique — Poursuite intentée contre la municipalité par le propriétaire de terrains au motif que les mesures réglementaires prises par celle‑ci l’ont privé de toutes les utilisations raisonnables ou économiques de ses terrains, donnant lieu à une appropriation par interprétation sans indemnisation — L’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans une propriété selon le critère relatif à l’appropriation par interprétation exige‑t‑elle que les terrains aient été véritablement appropriés et acquis par l’autorité publique? — L’intention de l’autorité publique est‑elle pertinente pour l’analyse de la demande relative à l’appropriation par interprétation?

                    Au fil du temps depuis les années 1950, Annapolis a acquis 965 acres de terrain (les « terrains »), dans l’intention d’obtenir plus tard des droits d’aménagement bonifiés et de les revendre. En 2006, Halifax a adopté une stratégie de planification qui guide l’aménagement du territoire de la municipalité, y compris des terrains, sur une période de 25 ans. La stratégie prévoyait qu’une partie des terrains était réservée en vue d’une possible inclusion future dans un parc régional. Elle établissait également que les terrains étaient zonés « agglomération urbaine », qui désigne une région où des formes d’aménagement urbain sont possibles, et « réserve urbaine », qui désigne le territoire qui pourrait être aménagé au‑delà de l’horizon de 25 ans. Ces désignations envisagent un futur aménagement avec services, mais pour que les terrains puissent faire l’objet d’un tel aménagement, Halifax doit adopter une résolution l’autorisant. À partir de 2007, Annapolis a tenté à plusieurs reprises d’aménager les terrains. Finalement, par voie de résolution en 2016, Halifax a refusé d’entamer le processus de planification secondaire, et Annapolis a intenté une action en justice, invoquant une appropriation par interprétation, une action fautive dans l’exercice d’une charge publique et un enrichissement sans cause. En ce qui concerne la demande relative à l’appropriation par interprétation, Annapolis soutient que les mesures réglementaires prises par Halifax l’ont privée de toutes les utilisations raisonnables ou économiques de ses terrains, ce qui a donné lieu à une appropriation par interprétation sans indemnisation.

                    Halifax a sollicité le rejet sommaire de la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation. Le juge saisi de la motion d’Halifax l’a rejetée, concluant que la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation soulevait de vastes véritables questions de fait importantes requérant la tenue d’un procès. Lors de l’appel interjeté par Halifax, la Cour d’appel a conclu qu’Annapolis, dans le cadre de sa demande relative à l’appropriation par interprétation, n’avait pas de chance raisonnable de réussir à démontrer, comme l’exige l’arrêt Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227 (« CFCP »), une acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis ou d’un droit découlant de ceux‑ci — qui nécessitait qu’Halifax s’approprie véritablement les terrains et en fasse l’acquisition — ainsi que la suppression de toutes les utilisations raisonnables des terrains. Elle était aussi d’avis que l’utilisation qu’Halifax entendait faire des terrains n’était pas pertinente dans l’analyse relative à l’appropriation par interprétation. La Cour d’appel a radié la demande.

                    Arrêt (les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents) : L’appel est accueilli et l’ordonnance du juge saisi de la motion est rétablie.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe : La Cour d’appel a commis une erreur en concluant que « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire », selon le test relatif à l’appropriation par interprétation établi par la Cour dans l’arrêt CFCP, exige que les terrains aient été véritablement appropriés et acquis par l’État. L’« intérêt bénéficiaire » doit être compris de manière plus large comme un « avantage »; ainsi, l’intérêt acquis par l’État n’a pas besoin de constituer une acquisition réelle par l’État. De plus, la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la preuve de l’utilisation que l’État entend faire des terrains en cause n’est pas pertinente dans le cadre d’une demande relative à une appropriation par interprétation. Il y a de véritables questions de fait importantes découlant de la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation qui doivent être tranchées. Celle‑ci devrait donc être instruite.

                    L’appropriation par interprétation est le terme devant être utilisé pour l’expropriation par voie de réglementation car il représente mieux la nature de la mesure en cause prise par l’État et l’effet sur le propriétaire foncier. Une « appropriation » est l’acquisition forcée par la Couronne d’une propriété privée à des fins publiques. Elle peut prendre la forme d’une appropriation par interprétation (appropriation effective d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation), ou d’une appropriation de droit (expropriation officielle), par (dans le cas d’un terrain) l’appropriation du titre de propriété. Tous les cas où l’utilisation d’un bien est réglementée ne constituent pas une appropriation par interprétation. Les gouvernements et les municipalités qui possèdent des pouvoirs de réglementation provinciaux délégués réglementent légitimement les biens‑fonds dans l’intérêt public sans nécessairement donner lieu à une « appropriation », dûment interprétée. La limite entre un règlement valide et une appropriation par interprétation est franchie lorsque l’effet de l’activité réglementaire prive le demandeur de l’utilisation et de la jouissance de son bien d’une manière appréciable et déraisonnable, ou entraîne la confiscation effective du bien.

                    Le test pour démontrer qu’il y a appropriation par interprétation est celui énoncé dans l’arrêt CFCP, correctement interprété. Le test prévoit que la cour de révision est appelée à décider : (1) si l’autorité publique a acquis un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou un droit découlant de ce bien (c.‑à‑d. un avantage); et (2) si la mesure prise par l’État a supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds. La jurisprudence, sur laquelle reposait expressément le test établi dans l’arrêt CFCP, appuie une interprétation selon laquelle l’« intérêt bénéficiaire » se rapporte à l’effet d’une mesure réglementaire sur le propriétaire foncier, et non pas à la question de savoir si le gouvernement a réellement acquis un intérêt propriétal. Cette même jurisprudence soutient le point de vue selon lequel l’« intérêt bénéficiaire » ne renvoie pas à l’acquisition réelle de l’équité qui revient au propriétaire bénéficiaire d’un bien auquel se rattachent les droits d’utilisation et de jouissance, mais à un avantage revenant à l’État. Exiger une acquisition réelle aurait pour effet d’éliminer la distinction entre une appropriation par interprétation (de fait) et une appropriation de droit — distinction que la Cour maintient expressément dans l’arrêt CFCP. Si une appropriation par interprétation nécessite une appropriation réelle, il ne s’agit alors plus d’une appropriation par interprétation. De plus, une interprétation large de l’« intérêt bénéficiaire » (comme désignant un bénéfice ou un avantage revenant à l’État) assure la cohérence de l’arrêt CFCP avec la jurisprudence antérieure, où les « bénéfices » n’étaient pas interprétés dans le sens strict de ce terme en equity. L’arrêt CFCP visait simplement à confirmer, et non à modifier, le droit en matière d’appropriation par interprétation.

                    Cette interprétation s’appuie sur le libellé du premier volet du test établi dans l’arrêt CFCP : « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien ». Un intérêt découlant du bien signifie qu’un « intérêt bénéficiaire » peut être compris de façon plus large comme un avantage, et ne doit pas nécessairement être une acquisition réelle. Une telle interprétation consacre la reconnaissance de la Cour qu’il existe un droit à l’indemnisation en common law lorsque le test à deux volets de l’arrêt CFCP est satisfait. Cette approche est conforme aux impératifs de justice et d’équité, qui sous‑tendent l’évaluation des demandes d’expropriation par la Cour, et permet de remédier à des situations où les circonstances ne s’inscrivent pas parfaitement dans le cadre législatif de l’expropriation. Puisque l’analyse se concentre sur les effets et les avantages, c’est le fond et non la forme qui doit prévaloir. Une cour qui décide si une mesure réglementaire entraîne une appropriation par interprétation doit procéder à une évaluation réaliste des questions dans le contexte de l’affaire donnée, notamment a) la nature de l’acte gouvernemental, le préavis donné au propriétaire des restrictions au moment où le bien‑fonds a été acquis, et la question de savoir si les mesures gouvernementales restreignent les utilisations de la propriété d’une manière compatible avec les attentes raisonnables du propriétaire; b) la nature des terrains et leurs utilisations antérieures ou actuelles; et c) la substance de l’avantage allégué.

                    L’intention de l’autorité publique n’est pas un élément de l’analyse relative à l’appropriation par interprétation en common law. Le préjudice visé par la doctrine se rapporte aux avantages et aux effets, et non pas au fait qu’une autorité publique a agi de mauvaise foi ou autrement pour un motif oblique. Toutefois, l’intention peut être pertinente aux fins de l’analyse. L’objectif sous‑jacent que vise une autorité publique peut fournir une preuve au soutien d’une demande relative à une appropriation par interprétation, mais ce n’est ni nécessaire ni suffisant. L’évaluation de l’intention s’est avérée utile pour faire la distinction entre de simples règlements pris dans l’intérêt public et les appropriations nécessitant une indemnité en common law. Toutefois, ce qui compte en définitive, indépendamment de la question de l’intention, c’est de savoir si les restrictions imposées par l’État sur la propriété en cause ont conféré à ce dernier un avantage qui équivaut effectivement à une appropriation.

                    En l’espèce, les conclusions juridiques qu’a tirées le juge saisi de la motion selon lesquelles (1) il suffit qu’une appropriation par interprétation ait l’effet de priver le propriétaire foncier de l’utilisation raisonnable du bien‑fonds; et (2) l’intention de l’État peut être pertinente pour évaluer si toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds ont été supprimées, étaient valables en droit. La Cour d’appel n’a pas relevé d’erreur de droit ou d’injustice flagrante qui justifierait une intervention à l’égard de la décision du juge saisi de la motion de rejeter la motion en jugement sommaire d’Halifax sur la base des questions existantes donnant matière à procès. Deux questions de fait contestées sont particulièrement importantes au regard du test énoncé dans l’arrêt CFCP. Premièrement, les parties ne s’entendent pas à savoir si Halifax fait la promotion des terrains en tant que parc public; ce fait contesté est substantiel car s’il est prouvé, il tendrait à soutenir l’allégation d’Annapolis selon laquelle Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans les terrains. La préservation d’un parc dans son état naturel peut constituer un avantage revenant à l’État, satisfaisant ainsi à l’élément relatif à l’« acquisition » énoncé dans l’arrêt CFCP. Deuxièmement, les parties ne s’entendent pas à savoir si Halifax, qui aurait traité les terrains comme un parc public, a éliminé toutes les utilisations de ceux‑ci à l’exception de l’aménagement avec services, qui est conditionnel à l’approbation des demandes de planification secondaire d’Annapolis. Ce fait contesté est substantiel parce que s’il est prouvé, il pourrait appuyer l’argument d’Annapolis selon lequel elle a été privée de toutes les utilisations raisonnables de sa propriété. Si Annapolis peut prouver au procès qu’Halifax n’approuvera vraisemblablement jamais la planification secondaire, il s’agirait clairement d’un fait substantiel à l’égard de son allégation d’appropriation par interprétation, car il peut être démontré que toutes les utilisations raisonnables des terrains ont été supprimées lorsqu’un permis nécessaire pour en faire une utilisation raisonnable est refusé, de sorte que l’État a dans les faits supprimé tous les droits de propriété.

                    Les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal (dissidents) : Le pourvoi devrait être rejeté. Il y a désaccord avec les changements que proposent les juges majoritaires au précédent établi par l’arrêt CFCP et avec la façon dont ils appliquent le droit en l’espèce. Le jugement sommaire partiel rejetant la demande d’Annapolis relative à l’appropriation de fait a été rendu à bon droit puisque la demande n’avait aucune véritable chance de succès.

                    Premièrement, il y a désaccord avec l’opinion des juges majoritaires selon laquelle le premier élément du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP, qui exige « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien », devrait être remplacé par la notion beaucoup plus large d’avantage, que le gouvernement ait réellement acquis un intérêt propriétal ou non. La Cour devrait plutôt conserver le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP pour une appropriation de fait, laquelle exige qu’un intérêt propriétal soit acquis. L’arrêt CFCP et la jurisprudence qui y est citée montrent qu’il ne peut y avoir appropriation de fait que s’il y a à la fois acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien et suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien. L’intérêt doit être propriétal — il ne peut simplement s’agir d’un avantage — et l’acquisition doit correspondre à la privation. Les juges majoritaires n’ont fourni aucun fondement sur lequel la Cour pourrait s’appuyer pour s’écarter de l’exigence relative à l’acquisition telle qu’elle a été formulée dans l’arrêt CFCP. Ils ne proposent pas qu’il faut s’écarter du précédent pour permettre à la common law de suivre l’évolution de la société, pour préciser un principe juridique ou pour éliminer une contradiction en droit, qui sont quelques‑uns des motifs habituels justifiant l’évolution de la common law. Au contraire, les tribunaux de common law du Canada ont appliqué sans difficulté le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP, et aucun tribunal n’a exprimé de préoccupation portant que ce cadre était inapplicable ou inutilement complexe. L’arrêt CFCP est bien établi en droit et il n’y a aucune raison de le modifier. De plus, la reformulation que font les juges majoritaires de l’exigence relative à l’acquisition et le fait qu’ils s’écartent de l’arrêt CFCP à titre de précédent ont d’importantes conséquences. Cela élargit de manière dramatique la responsabilité potentielle des municipalités qui règlementent l’utilisation des terres dans l’intérêt public et remet en question le droit établi selon lequel le refus de procéder à un rezonage pour usage plus intensif (c.‑à‑d. changer le zonage afin d’élargir les utilisations permises du terrain) ne constitue pas une appropriation de fait.

                    Deuxièmement, il y a désaccord avec l’opinion des juges majoritaires selon laquelle l’intention d’une autorité publique est un fait substantiel en litige dans le contexte d’une demande relative à une appropriation de fait. Il s’agit encore une fois d’un écart injustifié par rapport à l’arrêt CFCP et à la jurisprudence antérieure de la Cour. L’intention n’est pas un élément du test relatif à une appropriation de fait ou par interprétation; elle ne constitue pas non plus un fait substantiel en litige appuyant une telle demande. Bien que l’intention de l’autorité publique puisse fournir un contexte narratif ou être pertinente dans le cadre d’un recours en droit administratif visant à établir que ses actions étaient ultra vires, c’est‑à‑dire que l’autorité a agi à des fins illégitimes ou de mauvaise foi, elle n’est pas pertinente dans le cadre d’une demande relative à une appropriation de fait, qui concerne l’effet des mesures prises par l’autorité publique, et non son intention.

                    En l’espèce, il n’y a aucun fait substantiel en litige quant à l’un ou l’autre des volets du test établi dans l’arrêt CFCP pour une demande relative à une appropriation de fait. Premièrement, Halifax n’a acquis aucun intérêt bénéficiaire dans les terrains ni aucun droit découlant de ceux‑ci. Elle a simplement refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains. Ni la résolution municipale de 2016 par laquelle Halifax a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains ni les mesures qu’aurait prises Halifax pour inciter le public à accéder aux terrains sans autorisation ne soulèvent de véritable question de fait litigieuse quant à l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains ou d’un droit découlant de ceux‑ci. Par la résolution municipale, Halifax n’a fait que maintenir le statu quo en refusant de permettre que des terrains qui ont toujours été vacants et boisés situés à côté d’une zone de nature sauvage protégée soient aménagés en quartiers résidentiels viabilisés. L’adoption par Halifax d’une résolution municipale au moyen de laquelle elle a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains ne peut pas non plus servir de fondement à une demande relative à une appropriation de fait, car la résolution n’a pas permis à Halifax d’acquérir un intérêt propriétal dans les terrains. En outre, une autorité publique n’acquiert pas et ne peut pas acquérir un intérêt propriétal en incitant les gens à accéder à un terrain sans autorisation.

                    Deuxièmement, la preuve non contredite montre qu’Annapolis n’a été privée d’aucune utilisation raisonnable, et encore moins de toutes les utilisations raisonnables, de ses terrains. Le zonage et les utilisations des terrains demeurent entièrement inchangés. Les terrains sont encore vacants et boisés, comme ils l’ont toujours été depuis qu’Annapolis les a acquis. Annapolis a les mêmes droits sur ses terrains qu’elle avait avant la résolution d’Halifax adoptée en 2016. Le refus d’Halifax de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains en 2016 n’a pas privé Annapolis des utilisations raisonnables de ces terrains. Il a simplement déçu l’espoir d’Annapolis de les aménager. Plus important encore, même si Annapolis arrivait à établir qu’Halifax ne procédera jamais au rezonage des terrains, cela ne permettrait pas d’établir qu’elle a perdu toutes les utilisations raisonnables de ces terrains. Les terrains n’ont jamais été utilisés pour un aménagement viabilisé, ils ont toujours été vacants et boisés. L’affirmation des juges majoritaires revient à dire que le rejet d’une demande de procéder à un rezonage pour usage plus intensif d’un terrain vacant peut donner lieu à une appropriation de fait simplement s’il y a interdiction de toute utilisation raisonnable potentielle. Cela bouleverserait le droit établi dans la jurisprudence, et éliminerait la protection d’Halifax en common law ainsi que celle prévue par la loi en ce qui concerne la responsabilité découlant du refus de procéder à un rezonage pour usage plus intensif. La suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds doit être appréciée non seulement par rapport aux utilisations potentielles du terrain, mais aussi compte tenu de la nature du terrain et des diverses utilisations raisonnables dont il a effectivement fait l’objet.

Jurisprudence

Citée par les juges Côté et Brown

                    Arrêts appliqués : Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227; arrêts examinés : La Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533; Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696; Lynch c. St. John’s (City), 2016 NLCA 35, 400 D.L.R. (4th) 62; Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591; arrêts mentionnés: Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34; Compliance Coal Corporation c. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2020 BCSC 621, 13 L.C.R. (2d) 215; Sun Construction Company Limited c. Conception Bay South (Town), 2019 NLSC 102, 87 M.P.L.R. (5th) 256; Genevieve Holdings Ltd. c. Kamloops (City) (1988), 42 M.P.L.R. 171; Steer Holdings Ltd. c. Manitoba, [1992] 2 W.W.R. 558, conf. par (1992), 99 D.L.R. (4th) 61; Purchase c. Terrace (City) (1995), 26 M.P.L.R. (2d) 126; Harvard Investments Ltd. c. Winnipeg (City) (1995), 129 D.L.R. (4th) 557; Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508; London and North Western Railway Co. c. Evans, [1893] 1 Ch. 16; Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd., [1960] A.C. 490; Ulster Transport Authority c. James Brown & Sons, Ltd., [1953] N.I. 79; Farber c. Cie Trust Royal, [1997] 1 R.C.S. 846; C.M. Callow Inc. c. Zollinger, 2020 CSC 45; Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375; Ville de La Prairie c. 9255‑2504 Québec inc., 2020 QCCS 307; Spénard c. Salaberry‑de‑Valleyfield (Cité de), [1983] C.S. 725; Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350, conf. en partie par 2020 QCCS 2538; Wallot c. Québec (Ville), 2011 QCCA 1165, 24 Admin. L.R. (5th) 306; Municipalité de Saint‑Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402, 7 R.P.R. (6th) 16; Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2037; Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, 98 M.P.L.R. (5th) 9; Ville de Saint‑Rémi c. 9120‑4883 Québec inc., 2021 QCCA 630; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494; Coady c. Burton Canada Co., 2013 NSCA 95, 365 D.L.R. (4th) 172; Shannex Inc. c. Dora Construction Ltd., 2016 NSCA 89, 58 C.L.R. (4th) 1.

Citée par les juges Kasirer et Jamal (dissidents)

                    Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227; Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; La Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533; Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696; Friedmann Equity Developments Inc. c. Final Note Ltd., 2000 CSC 34, [2000] 1 R.C.S. 842; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; FortisBC Energy Inc. c. Surrey (City), 2013 BCSC 2382, 112 L.C.R. 89; Compliance Coal Corporation c. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2020 BCSC 621, 13 L.C.R. (2d) 215; Genesis Land Development Corp. c. Alberta, 2009 ABQB 221, 471 A.R. 1, conf. par 2010 ABCA 148, 477 A.R. 390; Kalmring c. Alberta, 2020 ABQB 81, 11 Alta. L.R. (7th) 177; Altius Royalty Corporation c. Alberta, 2021 ABQB 3, 23 Alta. L.R. (7th) 105, conf. par 2022 ABQB 255; Club Pro Adult Entertainment Inc. c. Ontario (2006), 27 B.L.R. (4th) 227, inf. en partie par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47; Railink Canada Ltd. c. Ontario (2007), 95 L.C.R. 17; Taylor c. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, 298 N.S.R. (2d) 116, conf. par 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300; Lynch c. St. John’s (City), 2016 NLCA 35, 400 D.L.R. (4th) 62; Sun Construction Company Limited c. Conception Bay South (Town), 2019 NLSC 102, 87 M.P.L.R. (5th) 256; Gosse c. Conception Bay South (Town), 2021 NLCA 23, 16 L.C.R. (2d) 123; KMK Properties Inc. c. St. John’s (City), 2021 NLSC 122, 19 M.P.L.R. (6th) 150; Dennis c. Canada, 2013 CF 1197, 114 L.C.R. 1, conf. par 2014 CAF 232; Calwell Fishing Ltd. c. Canada, 2016 CF 312; Anglehart c. Canada, 2016 CF 1159, [2017] 2 R.C.F. 74, conf. par 2018 CAF 115, [2019] 1 R.C.F. 504; Northern Cross (Yukon) Ltd. c. Yukon (Energy, Mines and Resources), 2021 YKSC 3, 16 L.C.R. (2d) 1, inf. en partie par 2021 YKCA 6, 79 C.C.L.T. (4th) 179; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Ulster Transport Authority c. James Brown & Sons, Ltd., [1953] N.I. 79; Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591; Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577, inf. 2016 QCCA 1803, 59 M.P.L.R. (5th) 192; Pillenière, Simoneau c. Ville de Saint‑Bruno‑de‑Montarville, 2021 QCCS 4031, 19 M.P.L.R. (6th) 275; Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350; Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375; Wallot c. Québec (Ville), 2011 QCCA 1165, 24 Admin. L.R. (5th) 306; Municipalité de Saint‑Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402, 7 R.P.R. (6th) 16; Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2037; Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18, 32 C.E.L.R. (4th) 231; Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, 98 M.P.L.R. (5th) 9; Ville de Saint‑Rémi c. 9120‑4883 Québec inc., 2021 QCCA 630; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Shannex Inc. c. Dora Construction Ltd., 2016 NSCA 89, 58 C.L.R. (4th) 1; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Warman c. Law Society of Alberta, 2015 ABCA 368, 609 A.R. 83; Condominium Corp. No. 0321365 c. Cuthbert, 2016 ABCA 46, 612 A.R. 284; Rudichuk c. Genesis Land Development Corp., 2020 ABCA 42, 98 Alta. L.R. (6th) 339; Wallbridge c. Brunning, 2018 ONCA 363, 422 D.L.R. (4th) 305.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 26 .

Code civil du Québec, art. 952.

Expropriation Act, R.S.N.S. 1989, c. 156, art. 6, 24.

Halifax Mainland Land Use By‑Law.

Halifax Regional Municipality Charter, S.N.S. 2008, c. 39, art. 65, 227 à 229, 232(2), 237.

Municipal Government Act, S.N.S. 1998, c. 18, art. 212 à 214, 217(2), 222.

Règles de procédure civile de la Nouvelle‑Écosse, règle 13.

Wilderness Areas Protection Act, S.N.S. 1998, c. 27.

Doctrine et autres documents cités

Côté, Pierre‑André, avec la collaboration de Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Thémis, 2009.

Emerich, Yaëll. Droit commun des biens : perspective transsystémique, Montréal, Yvon Blais, 2017.

Hamill, Sarah E. « Common Law Property Theory and Jurisprudence in Canada » (2015), 40 Queen’s L.J. 679.

Horsman, Karen, and Gareth Morley, eds. Government Liability : Law and Practice, Toronto, Thomson Reuters, 2022 (loose‑leaf updated May 2022, release 1).

Lavoie, Malcolm. « Canadian Common Law and Civil Law Approaches to Constructive Takings : A Comparative Economic Perspective » (2010), 42 R.D. Ottawa 229.

LeChasseur, Marc-André. « L’expropriation de facto au Canada et la transcendance des solidarités », dans Service de la qualité de la profession du Barreau du Québec, vol. 509, Développements récents en droit municipal, Montréal, Yvon Blais, 2022, 71.

Makuch, Stanley M., Neil Craik and Signe B. Leisk. Canadian Municipal and Planning Law, 2nd ed., Toronto, Thomson Carswell, 2004.

Pelletier, Simon, et Frédéric Côté. « Développements récents en matière d’expropriation déguisée : distinction entre les recours en nullité, en dommages pour responsabilité extracontractuelle d’un organisme public et en expropriation déguisée », dans Service de la qualité de la profession du Barreau du Québec, vol. 468, Développements récents en droit de l’environnement, Montréal, Yvon Blais, 2019, 303.

Todd, Eric C. E. The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2nd ed., Scarborough (Ont.), Carswell, 1992.

Warchuk, Paul A. « Rethinking Compensation for Expropriation » (2015), 48 U.B.C. L. Rev. 655.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (les juges Beveridge, Farrar et Derrick), 2021 NSCA 3, 17 L.C.R. (2d) 21, 455 D.L.R. (4th) 349, 8 M.P.L.R. (6th) 165, [2021] N.S.J. No. 4 (QL), 2021 CarswellNS 4 (WL), qui a infirmé une décision du juge Chipman, 2019 NSSC 341, 17 L.C.R. (2d) 1, [2019] N.S.J. No. 491 (QL), 2019 CarswellNS 817 (WL). Pourvoi accueilli, les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents.

                    Peter H. Griffin, Rebecca Jones, Scott Rollwagen et Amy Sherrard, pour l’appelante.

                    Michelle Awad, c.r., Martin Ward, c.r., et Jeremy Ryant, pour l’intimée.

                    Dayna Anderson, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Robert B. Lawson et Vanessa Glasser, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Argumentation écrite seulement par Edward A. Gores, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.

                    Phong Phan et Tim Quirk, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Malcolm Lavoie et Adrienne Funk, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    Brandon Kain et Adriana Forest, pour l’intervenante Ontario Landowners Association.

                    Argumentation écrite seulement par Shane Rayman et Conner Harris, pour l’intervenante l’Association canadienne des constructeurs d’habitations.

                    Randy Christensen et Sarah McDonald, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.

 

                   Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe rendu par

 

                    Les juges Côté et Brown —

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.      Vue d’ensemble

1

II.    Contexte factuel

5

III.   Historique judiciaire

11

A.    Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, 2019 NSSC 341, 17 L.C.R. (2d) 1 (le juge Chipman)

11

B.    Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, 2021 NSCA 3, 455 D.L.R. (4th) 349 (les juges Beveridge, Farrar et Derrick)

14

IV.   Questions en litige

16

V.    Analyse

17

A.    Aperçu du droit en matière d’appropriation

17

B.    « Intérêt bénéficiaire »

27

(1)      Manitoba Fisheries

28

(2)      Tener

32

(3)      Définir la nature d’un « intérêt bénéficiaire »

38

(4)       Conclusion relative à l’« intérêt bénéficiaire »

44

C.    Expropriation déguisée en droit civil québécois

46

D.    Intention

51

E.     Application

58

(1)     L’allégation concernant l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis

64

(2)     L’allégation concernant la suppression par Halifax de toutes les utilisations raisonnables des terrains d’Annapolis

69

VI.   Dispositif

80

I.               Vue d’ensemble

[1]                             Le présent pourvoi invite la Cour à préciser les circonstances dans lesquelles la réglementation par l’État de l’utilisation des terres peut donner lieu à une appropriation de fait ou (comme nous l’appellerons) une appropriation « par interprétation » (« constructive taking ») d’une propriété privée.

[2]                             L’appelante, Annapolis Group Inc., soutient que l’intimée, la municipalité régionale d’Halifax, a fait un usage illégitime de ses pouvoirs réglementaires pour dans les faits saisir les terrains d’Annapolis en vue d’une utilisation comme parc public, sans indemnisation. Halifax affirme que la demande d’Annapolis est une tentative voilée de faire payer la note aux contribuables pour les projets d’aménagement sur lesquels cette dernière mise depuis des dizaines d’années. Halifax requiert que cette partie de la demande d’Annapolis soit rejetée sommairement, tout en permettant que les autres demandes (pour faute dans l’exercice d’une charge publique et enrichissement sans cause) soient instruites.

[3]                             Bien qu’elle n’ait pas eu gain de cause en première instance, Halifax a convaincu la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse d’appliquer l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227 (« CFCP ») de notre Cour pour radier cette demande. Annapolis demande à la Cour de rétablir sa demande relative à l’appropriation par interprétation alléguée et d’autoriser son instruction.

[4]                             Nous sommes d’avis d’accueillir l’appel d’Annapolis. Selon nous, la Cour d’appel a mal appliqué l’arrêt CFCP et les principes régissant les jugements sommaires. Lu en harmonie avec la jurisprudence sur laquelle il est fondé, l’arrêt CFCP établit qu’il y a appropriation par interprétation lorsque : (1) un intérêt bénéficiaire — considéré comme un avantage — se rapportant à une propriété privée revient à l’État, un tel intérêt pouvant prendre naissance lorsque les règles régissant l’usage de cette propriété permettent son utilisation en tant que ressource publique; et (2) la mesure réglementaire contestée supprime toutes les utilisations raisonnables de la propriété privée en cause. De plus, la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que l’intention d’Halifax n’est pas pertinente pour l’application du deuxième volet de ce test. Il reste donc à trancher de véritables questions de fait importantes découlant de la demande d’Annapolis. Celle‑ci est admise à présenter une preuve au procès pour démontrer qu’en considérant les terrains d’Annapolis comme un parc public, Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans ceux‑ci; et que, comme il est peu probable qu’Halifax lève un jour les restrictions de zonage qui limitent l’aménagement des terrains d’Annapolis, cette dernière a perdu toutes les utilisations raisonnables de sa propriété. De plus, et à l’appui de cette dernière proposition, Annapolis peut présenter une preuve pour démontrer l’intention d’Halifax de ne pas lever ces restrictions.

II.            Contexte factuel

[5]                             Au fil du temps depuis les années 1950, Annapolis a acquis la propriété en question, qui consiste en un terrain d’une superficie de 965 acres (« terrains d’Annapolis » ou « terrains »), dans l’intention d’obtenir plus tard des droits d’aménagement bonifiés et de la revendre.

[6]                             En 2006, Halifax a adopté la Regional Municipal Planning Strategy ([traduction] « stratégie régionale de planification municipale »), qui guide l’aménagement du territoire de la municipalité, y compris les terrains d’Annapolis, sur une période de 25 ans. Même si la stratégie de planification prévoyait qu’une partie des terrains d’Annapolis était réservée en vue d’une possible inclusion future dans un parc régional, elle établissait également que les terrains étaient zonés [traduction] « agglomération urbaine » et « réserve urbaine ». Le terme « agglomération urbaine » désigne une région où des formes d’aménagement urbain sont possibles. Le terme « réserve urbaine » désigne les terrains qui pourraient être aménagés au‑delà de l’horizon de 25 ans. Ces désignations envisagent donc — mais ne permettent pas — un futur aménagement résidentiel avec services. Pour que les terrains d’Annapolis puissent faire l’objet d’un aménagement avec services, Halifax doit adopter une résolution autorisant un [traduction] « processus de planification secondaire » et une modification du règlement applicable en matière d’aménagement du territoire. Le règlement applicable est le Halifax Mainland Land Use By‑Law, également adopté en 2006.

[7]                             En 2014, Halifax a adopté une version révisée de la stratégie de planification. Les désignations d’agglomération urbaine et de réserve urbaine ont été maintenues; le zonage des terrains d’Annapolis n’a donc pas changé, et ce, depuis 2006. Les limites conceptuelles du parc éventuel n’ont pas non plus été modifiées.

[8]                             À partir de 2007, Annapolis a tenté à plusieurs reprises d’aménager les terrains. Finalement, par voie de résolution datée du 6 septembre 2016, Halifax a refusé d’entamer le processus de planification secondaire, et Annapolis a intenté une action en justice, invoquant une appropriation par interprétation, une action fautive dans l’exercice d’une charge publique et un enrichissement sans cause.

[9]                             Le présent pourvoi porte sur l’allégation d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation. Plus précisément, Annapolis soutient que les mesures réglementaires prises par Halifax l’ont privée de toutes les utilisations raisonnables ou économiques de ses terrains, ce qui a donné lieu à une appropriation par interprétation sans indemnisation, contrairement aux art. 65 et 237 de la Halifax Regional Municipality Charter, S.N.S. 2008, c. 39, et aux art. 6 et 24 de la Expropriation Act, R.S.N.S. 1989, c. 156. Elle allègue notamment qu’Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans les terrains en exerçant son pouvoir sur ceux‑ci de manière à créer, dans les faits, un parc public aux frais d’Annapolis. Selon cette dernière, les membres du public font de la randonnée, du vélo, du canot, du camping et de la baignade sur les terrains, sont encouragés par Halifax à pratiquer ces activités et Halifax offre un soutien financier aux organisations qui encouragent également les gens à utiliser les terrains comme parc. De plus, des panneaux sur lesquels figureraient le logo et le numéro de téléphone de la municipalité se trouvent sur les terrains, et un article paru dans les médias rapporte une citation d’un employé municipal désigné comme [traduction] « l’employé de la ville qui supervise la création du parc ».

[10]                         Le 11 mars 2019, Halifax a déposé une motion sollicitant un jugement sommaire partiel à l’égard de la demande d’Annapolis, conformément à l’art. 13 des Nova Scotia Civil Procedure Rules (« Règles »). Dans sa motion, Halifax sollicitait le rejet de la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation et exhortait le juge saisi de la motion à conclure qu’en droit, une appropriation par interprétation ne peut résulter du refus d’Halifax de modifier la stratégie de planification et les règlements connexes sur l’aménagement du territoire. Annapolis s’est opposée à la motion, faisant valoir que sa demande soulève de véritables questions de fait importantes requérant la tenue d’un procès.

III.         Historique judiciaire

A.           Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, 2019 NSSC 341, 17 L.C.R. (2d) 1 (le juge Chipman)

[11]                         Le juge a rejeté la motion sollicitant un jugement sommaire partiel présentée par Halifax. Il était d’accord avec Annapolis pour dire que sa demande relative à l’appropriation par interprétation soulevait de [traduction] « vastes » véritables questions de fait importantes requérant la tenue d’un procès, notamment :

a)                      la question de savoir si Halifax avait installé des panneaux sur les terrains affichant le logo d’Halifax sur divers sentiers;

b)                      la question de savoir si un employé d’Halifax avait « supervis[é] la création du parc »;

c)                      la question de savoir si les terrains seraient traités comme des terrains à aménager et non comme un parc;

d)                      l’existence de clauses dans la stratégie de planification qui exigent la prise en compte de concepts de politique générale sans que le Conseil soit tenu d’adopter la politique, et de clauses traitant d’une limite à la désignation de l’agglomération urbaine;

e)                      les éléments de preuve obtenus lors de l’enquête préalable selon lesquels Halifax avait décidé que les terrains d’Annapolis seraient traités comme des terrains à aménager et non pas comme un parc; et

f)                       les échanges entre les avocats, y compris des lettres dans lesquelles Halifax nie les allégations d’Annapolis.

[12]                         Le juge saisi de la motion a également relevé une question pouvant faire l’objet d’un procès dans la preuve par affidavit, qui suggère l’existence possible d’un motif caché de la part d’Halifax — soit de réserver une partie des terrains d’Annapolis pour une utilisation en tant que parc public. À cet égard, il s’est appuyé sur l’arrêt Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577, qui concernait une demande fondée sur la Loi sur l’expropriation du Québec, RLRQ, c. E‑24. Dans cet arrêt, la Cour a déclaré que, dans les cas où une expropriation est effectuée en dehors d’un cadre législatif pour des motifs obliques (comme pour éviter le paiement d’une indemnité), il y a expropriation « déguisée ». Selon le juge saisi de la motion, l’expropriation déguisée en droit québécois peut être considérée comme équivalant à l’expropriation par interprétation telle que cette notion a été interprétée par notre Cour dans l’arrêt La Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533.

[13]                         À la lumière de ce qui précède, le juge saisi de la motion a conclu que la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation devait faire l’objet d’un procès. Il a souligné que les cas d’expropriation reposent sur des faits qui leur sont propres, et présentent différents scénarios où une demande relative à une appropriation par interprétation pourrait connaître une issue favorable; la présente affaire n’est pas différente. Il a ajouté que les faits pertinents à l’égard de la demande relative à l’appropriation par interprétation et les deux autres causes d’action avancées par Annapolis étaient [traduction] « suffisamment interreliés » de sorte que « le fait de refuser à Annapolis le droit de présenter cette demande ne raccourcirait pas de façon appréciable les procédures préalables au procès ou le procès » (par. 44). Il n’a donc pas jugé que le principe de la proportionnalité, tel qu’il est décrit dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, justifiait d’accorder un jugement sommaire.

B.            Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, 2021 NSCA 3, 455 D.L.R. (4th) 349 (les juges Beveridge, Farrar et Derrick)

[14]                         La Cour d’appel a conclu qu’Annapolis, dans le cadre de sa demande relative à l’appropriation par interprétation, n’avait pas de chance raisonnable de réussir à démontrer, comme l’exige l’arrêt CFCP, une acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis ou d’un droit découlant de ces terrains, ainsi que la suppression de toutes les utilisations raisonnables des terrains. Citant l’arrêt Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696, la Cour d’appel a conclu que limiter l’utilisation des terrains, ou en réduire la valeur par règlement, n’était pas suffisant. Pour qu’Halifax acquière un [traduction] « intérêt bénéficiaire » dans les terrains d’Annapolis, elle doit s’être « véritablement approprié » les terrains d’Annapolis et en avoir fait l’acquisition (par. 71). Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. Même si Halifax avait installé des panneaux sur la propriété pour encourager le public à utiliser celle‑ci, cela aurait tout au plus donné lieu à une intrusion par ces utilisateurs. Annapolis a les mêmes droits à l’égard des terrains, aux termes de la stratégie de planification, que ceux qu’elle a eus depuis des années. Rien n’a changé. Selon la Cour d’appel, l’adoption d’un plan d’aménagement n’équivaudrait pas non plus à une appropriation. Un tel plan permet simplement à une municipalité de fixer des objectifs d’aménagement futurs et de s’assurer que les terrains seront aménagés (ou non) en conséquence.

[15]                         Enfin, la cour a déclaré que l’utilisation qu’Halifax entend faire des terrains n’est pas pertinente dans l’analyse relative à l’appropriation par interprétation. Un motif illégitime n’est pas une preuve de l’existence d’une appropriation par interprétation, et l’arrêt Lorraine ne commande pas une conclusion contraire.

IV.         Questions en litige

[16]                         L’exposé qui précède présente les questions devant être tranchées :

a)                      La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire », selon le test relatif à l’appropriation par interprétation établi par notre Cour dans l’arrêt CFCP, exige que les terrains aient [traduction] « été véritablement appropriés » et acquis par l’État? Dans la négative, le test établi dans l’arrêt CFCP devrait‑il être réexaminé?

b)                      La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la preuve de l’utilisation que l’État entend faire des terrains en cause n’est pas pertinente dans le cadre d’une demande relative à une appropriation par interprétation?

V.           Analyse

A.           Aperçu du droit en matière d’appropriation

[17]                         Il est utile de commencer par un aperçu du droit en matière d’appropriation. Compte tenu des faits du présent pourvoi, nous nous concentrons sur l’expropriation par voie de réglementation — que, encore une fois, nous appelons [traduction] « appropriation par interprétation » plutôt que d’autres termes couramment utilisés, comme « appropriation de fait » ou « appropriation réglementaire », car, à notre avis, le terme « appropriation par interprétation » représente mieux la nature de la mesure en cause prise par l’État et l’effet sur le propriétaire foncier (voir, p. ex., M. Lavoie, « Canadian Common Law and Civil Law Approaches to Constructive Takings : A Comparative Economic Perspective » (2010), 42 R.D. Ottawa 229).

[18]                         Une [traduction] « appropriation » est « l’acquisition forcée par la Couronne d’une propriété privée [. . .] à des fins publiques » (K. Horsman et G. Morley, dir., Government Liability : Law and Practice (feuilles mobiles), § 5:1). Elle peut prendre la forme d’une appropriation par interprétation (appropriation effective d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation), ou d’une appropriation de droit (expropriation officielle), par (dans le cas d’un terrain) l’appropriation du titre de propriété.

[19]                         Il convient de préciser que tous les cas où l’utilisation d’un bien est réglementée ne constituent pas une appropriation par interprétation. Les gouvernements et les municipalités qui possèdent des pouvoirs de réglementation provinciaux délégués (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, par. 2) réglementent légitimement les biens‑fonds dans l’intérêt public sans nécessairement donner lieu à une « appropriation », dûment interprétée (voir Compliance Coal Corporation c. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2020 BCSC 621, 13 L.C.R. (2d) 215, par. 91). La limite entre un règlement valide et une appropriation par interprétation est franchie lorsque l’effet de l’activité réglementaire prive le demandeur de l’utilisation et de la jouissance de son bien d’une manière appréciable et déraisonnable, ou entraîne la confiscation effective du bien (Horsman et Morley, § 5:2). En d’autres termes, [traduction] « pour qu’une mesure prise par la Couronne donne lieu à une appropriation par interprétation, les droits privés dans ce bien doivent être essentiellement abolis, de sorte que le demandeur n’a plus “aucune utilisation raisonnable” du bien » (Horsman et Morley, § 5:13 (nous soulignons)).

[20]                         Selon une série de jugements des tribunaux d’instance inférieure, les tribunaux canadiens exigent, en général, une [traduction] « perte totale de l’intérêt du demandeur dans la propriété pour que la mesure prise par la Couronne constitue une appropriation » (Horsman et Morley, § 5:13; voir aussi Lynch c. St. John’s (City), 2016 NLCA 35, 400 D.L.R. (4th) 62; Sun Construction Company Limited c. Conception Bay South (Town), 2019 NLSC 102, 87 M.P.L.R. (5th) 256). Les tribunaux ont donc rejeté les demandes d’indemnisation lorsque le règlement laissait au propriétaire une certaine utilisation raisonnable du bien (Genevieve Holdings Ltd. c. Kamloops (City) (1988), 42 M.P.L.R. 171 (C. cté C.‑B.); Steer Holdings Ltd. c. Manitoba, [1992] 2 W.W.R. 558 (B.R. Man.), conf. par (1992), 99 D.L.R. (4th) 61 (C.A. Man.); Purchase c. Terrace (City) (1995), 26 M.P.L.R. (2d) 126 (C.S. C.‑B.); Harvard Investments Ltd. c. Winnipeg (City) (1995), 129 D.L.R. (4th) 557 (C.A. Man.)).

[21]                         En common law, l’appropriation d’un bien par l’État doit être autorisée par la loi et déclenche un droit présumé à une indemnisation qui ne peut être écarté que par un texte législatif clair indiquant une intention contraire — c’est‑à‑dire l’intention de ne pas accorder d’indemnité (voir P. A. Warchuk, « Rethinking Compensation for Expropriation » (2015), 48 U.B.C. L. Rev. 655, p. 656 et 678‑681). Ce principe a été reconnu dans l’arrêt Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.), où le lord Atkinson a affirmé : [traduction] « Pour interpréter les lois, la règle est la suivante : sauf si ses termes l’exigent, une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation » (p. 542). Pour expliquer la raison d’être de cette règle, le lord Atkinson a cité l’arrêt London and North Western Railway Co. c. Evans, [1893] 1 Ch. 16 (C.A.), p. 28, le lord juge Bowen, qui affirme ce qui suit à la p. 542 :

      [traduction] On ne peut en toute équité imputer au législateur l’intention, à défaut de termes précis exprimant cette intention, de confisquer les biens d’une personne au bénéfice des autres ou du public, sans lui accorder une indemnité pour le bien dont il a été privé contre son gré. Le Parlement, dans sa toute puissance, peut naturellement déroger à ce principe courant ou l’écarter [. . .] s’il juge à propos de ce faire, mais il est invraisemblable qu’il le fasse sans le dire en termes clairs.

Le lord Parmoor a convenu avec le lord Atkinson que cette règle était [traduction] « bien établie » et que « la justice exige que les lois ne soient pas interprétées de manière à permettre la confiscation du terrain d’une personne en particulier sans indemnisation », à défaut de termes clairs indiquant le contraire (De Keyser’s Royal Hotel, p. 576 et 579).

[22]                         Il est important de souligner que la règle prévoit que les gouvernements ont le pouvoir de se soustraire à l’obligation de verser une indemnité en cas d’expropriation. Bien que, comme nous l’expliquons, nous n’« élargissions » pas cette obligation mais ne faisons que l’affirmer, ce qu’il faut retenir c’est que les gouvernements peuvent effectuer des expropriations sans payer d’indemnité, dès lors qu’une telle intention ressort clairement de la loi habilitante. Il convient de noter que dans l’arrêt CFCP, la loi en cause — la Vancouver Charter, S.B.C. 1953, c. 55 — prévoyait que la ville n’était pas tenue d’indemniser les propriétaires pour toute perte subie par suite des restrictions au développement et à l’utilisation du terrain (CFCP, par. 12, 19 et 36‑37). Du point de vue du gouvernement, les exigences de la règle sont modestes et aisément remplies.

[23]                         Notre Cour a appliqué pour la première fois la règle établie dans l’arrêt De Keyser’s Royal Hotel dans l’arrêt Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101. Le juge Ritchie, au nom de la Cour, a cité et approuvé l’extrait suivant des motifs de lord Radcliffe dans l’arrêt Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd., [1960] A.C. 490 (H.L. (N.I.)), p. 523, p. 110 :

      [traduction] D’une part, il y a le principe général adopté par le législateur et scrupuleusement défendu par les cours, savoir qu’une personne ne doit pas être dépossédée d’un titre de propriété ou de la jouissance d’un bien sans indemnisation complète. L’acquisition du titre ou de la jouissance constitue une « dépossession ». Les divers aspects de ce principe figurent dans les règles d’interprétation des lois établies par les cours qui exigent la présence des mots les plus explicites pour qu’une acquisition puisse être sanctionnée par une loi du Parlement sans une indemnisation complète, ou qui introduisent l’intention d’indemniser et les moyens de calculer l’indemnité dans une loi du Parlement qui ne l’exclut pas positivement. Cette vigilance exercée sur la protection des droits du citoyen, dans la mesure où elle est compatible avec les exigences de l’expropriation des biens dont celui‑ci jouissait précédemment, a été considérée comme une garantie importante de la liberté individuelle. Ce serait une erreur d’y voir un conflit entre le législateur et les cours. En règle générale, le principe est commun aux deux.

[24]                         Le fait que la règle énoncée dans l’arrêt De Keyser’s Royal Hotel relève de la common law répond à l’argument d’Halifax selon lequel une interprétation étroite de la protection contre les appropriations sans indemnisation évite de [traduction] « crée[r] un moyen détourné en common law pour constitutionnaliser des droits qui ont été délibérément exclus de la Charte » (m.i., par. 108‑109). Il est certes vrai que les auteurs de notre Constitution n’ont pas inclus la protection des droits de propriété dans la Charte canadienne des droits et libertés  (voir Warchuk, p. 658‑659). Or, la Charte n’est pas, et n’a jamais été, la seule source des droits des Canadiens et Canadiennes contre l’État; notamment, la common law offre également des protections en matière de liberté individuelle. La portée des droits reconnus en common law ne dépend pas non plus du fait que ces droits soient ou non également consacrés par la Charte. Bien que cela découle logiquement, l’art. 26  de la Charte lui‑même reconnaît que « [l]e fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada. »

[25]                         Ce contexte juridique nous amène à l’arrêt CFCP et à l’élaboration qui y est faite de la règle de common law sous la forme d’un test à deux volets servant à établir s’il y a appropriation par interprétation : « . . . (1) l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien; (2) la suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds . . . » (par. 30 (nous soulignons), citant Mariner, p. 716; Manitoba Fisheries; Tener). Les questions en litige dans le présent pourvoi nous obligent à examiner la signification d’un « intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien » selon le premier volet de ce test. En clarifiant cet aspect du test établi dans l’arrêt CFCP, nous ne modifions pas la doctrine de l’appropriation par interprétation; nous l’appliquons simplement aux faits du présent litige. Comme nous l’expliquons, la Cour dans l’arrêt CFCP n’a pas utilisé le terme « intérêt bénéficiaire » dans le sens technique qu’il revêt en equity. L’« intérêt bénéficiaire » doit plutôt être compris de manière plus large comme un « avantage » — d’où l’utilisation par la Cour du terme « intérêt bénéficiaire » en conjonction avec l’expression « ou d’un droit découlant de ce bien[-fonds] ». Il est clair que si l’intérêt acquis par l’État peut en être un qui découle du bien, le propriétaire foncier n’a pas à établir l’existence d’une acquisition réelle par l’État.

[26]                         De plus, nous devons également nous prononcer sur la pertinence, le cas échéant, de l’utilisation projetée des terrains par l’autorité publique selon le deuxième volet du test.

B.            « Intérêt bénéficiaire »

[27]                         Il convient de rappeler que la Cour d’appel a conclu que suivant le premier volet du test énoncé dans l’arrêt CFCP — « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien » —, Annapolis doit démontrer qu’Halifax a réellement acquis les terrains. Pour déterminer si tel est le cas, nous devons donner à l’expression « intérêt bénéficiaire » le sens qui lui a été donné dans l’arrêt CFCP. À notre avis, la meilleure façon d’apprécier ce sens est d’examiner la jurisprudence sur laquelle s’appuie l’arrêt CFCP pour énoncer cette condition, et plus particulièrement les arrêts Manitoba Fisheries et Tener rendus par notre Cour. Comme nous l’expliquons, cet examen révèle qu’une acquisition réelle n’est pas nécessaire; l’obtention par Halifax d’un avantage à l’égard des terrains est suffisante.

(1)          Manitoba Fisheries

[28]                         Manitoba Fisheries Ltd. était une pêcherie commerciale privée. En 1969, le Parlement a adopté la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, S.R.C. 1970, c. F‑13, qui accordait à une société d’État fédérale le droit exclusif d’exporter du poisson hors du Manitoba et déléguait à cette société le pouvoir d’accorder des licences à des entreprises privées comme Manitoba Fisheries pour qu’elles puissent poursuivre leurs activités malgré la Loi. Manitoba Fisheries n’a pas reçu pareille licence, et les contraintes imposées par la Loi ont entraîné la cessation des activités commerciales de l’entreprise. Dans de telles circonstances, la Loi exigeait que le gouvernement fédéral transfère des fonds à la province du Manitoba, qui devait alors indemniser les entreprises touchées, comme Manitoba Fisheries. Le Manitoba a toutefois refusé d’indemniser Manitoba Fisheries (p. 103‑105).

[29]                         Fait important, le monopole créé par la Loi conférait un avantage économique à l’État, et non pas une acquisition réelle d’un bien. Il est vrai que, s’appuyant sur l’arrêt Ulster Transport Authority c. James Brown & Sons, Ltd., [1953] N.I. 79 (C.A.), le juge Ritchie a conclu que la perte de l’achalandage de Manitoba Fisheries avait privé l’entreprise d’un bien qui avait été acquis par la société d’État (p. 110). Mais cette conclusion reposait sur son opinion voulant que le gouvernement avait acquis un avantage par l’acquisition d’un monopole prévu par la loi lui donnant droit à des bénéfices qui seraient autrement revenus à Manitoba Fisheries. Cette interprétation ressort clairement de la conclusion du juge Ritchie portant que « [l’achalandage] est l’ensemble des avantages, quels qu’ils soient, tirés de la réputation et des relations que l’entreprise s’est forgées » et que, en raison du monopole, l’achalandage de l’appelante « avait perdu toute sa valeur », de sorte que les clients n’avaient plus d’autre choix que de faire affaire avec la société d’État (p. 107 (nous soulignons)). En d’autres termes, le monopole créé par la Loi avait restreint la concurrence dans le secteur industriel, permettant ainsi à l’État d’acquérir tous les avantages dont Manitoba Fisheries avait antérieurement joui en raison de sa réputation et de ses relations.

[30]                         Fait tout aussi important, la Cour s’interrogeait également au sujet de l’effet de l’appropriation sur le détenteur du bien. Cet effet — la perte de l’entreprise — a été considéré comme une appropriation ou une acquisition de l’entreprise de Manitoba Fisheries par l’État (p. 118). Un facteur convaincant pour le juge Ritchie était [traduction] « [q]u’avant la création de l’Office par la Loi, les personnes voulant obtenir du poisson d’eau douce du Manitoba pouvaient l’acheter à [Manitoba Fisheries] ou à d’autres entreprises, mais que depuis la création de l’Office, elles doivent s’adresser à lui ou à ses mandataires » (p. 109). Cela l’a amené à tirer la conclusion suivante : « Une fois admis que la perte de l’achalandage de l’entreprise de l’appelante, à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi et de la création de l’Office, est la perte d’un bien et que cet achalandage a été acquis par un organisme fédéral de par la force d’une loi, il faut à mon avis conclure que l’appelante a été privée d’un bien que le gouvernement a acquis » (p. 110).

[31]                         L’importance accordée par la Cour aux effets sur le détenteur du bien dans l’arrêt Manitoba Fisheries est mise en évidence par le recours du juge Ritchie à l’arrêt Ulster Transport Authority. Le passage pertinent reprend les observations formulées par le lord MacDermott :

      [traduction] Il ne s’agit pas d’une « simple » interdiction ou d’une interdiction à caractère essentiellement réglementaire. En l’espèce, je conclus au contraire qu’il s’agit, selon l’intention du législateur, d’un moyen de transférer à l’appelante une partie importante des entreprises de déménagement et d’entreposage de meubles exploitées par l’intimée et d’autres compagnies. Si c’est le cas, le résultat doit être le même peu importe que le par. 5(1) de la Loi de 1920 s’attache au caractère véritable ou aux conséquences ou partiellement à l’un et partiellement à l’autre. Quelle que puisse être la portée d’une interdiction visant d’autres fins, je pense que l’interdiction en cause ne peut constituer autre chose qu’une dépossession si mes conclusions quant à son effet et au but visé sont exactes. [Nous soulignons.]

      (Ulster Transport Authority, p. 116, cité dans Manitoba Fisheries, p. 111.)

Suivant le raisonnement adopté dans l’arrêt Ulster Transport Authority, le juge Ritchie a conclu que le règlement contesté « [a] eu pour effet de priver l’appelante de l’achalandage attaché à son entreprise en activité et [a], à toutes fins pratiques, rendu inutiles ses biens corporels; en outre, l’achalandage constitue un bien pour la perte duquel l’appelante n’a jamais été indemnisée » (p. 118 (nous soulignons)).

(2)          Tener

[32]                         Dans l’arrêt Tener, comme dans l’arrêt Manitoba Fisheries, la Cour s’est aussi concentrée sur l’effet d’une mesure réglementaire et sur l’avantage qu’en a tiré le gouvernement. Les Tener étaient propriétaires immatriculés de claims miniers sur des biens‑fonds qui ont ensuite été inclus dans un parc provincial. La province de la Colombie‑Britannique a imposé des conditions de plus en plus strictes pour l’exploitation des ressources naturelles dans le parc, jusqu’à ce que les Tener soient informés qu’aucuns nouveaux travaux d’exploration ou d’exploitation ne seraient autorisés, ce qui les privait de la possibilité d’exploiter leurs claims miniers (p. 536‑538 et 552). La principale question en litige dans le pourvoi devant notre Cour était de savoir si les Tener avaient droit à une indemnité en vertu de la loi pertinente.

[33]                         En statuant en faveur des Tener, le juge Estey, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a révélé qu’il craignait que le règlement ait eu pour effet de (ou, pour reprendre ses termes, « équiva[lait] à ») procurer un avantage en réduisant toutes les utilisations raisonnables de la propriété à l’utilisation comme parc provincial souhaitée par la province. Comme l’a expliqué le juge Estey, bien qu’« [a]ucun règlement visant les minéraux comme tels n’est venu réduire la valeur de ces minéraux ou la possibilité pour les intimés de les extraire », le « refus de permettre l’accès à ces biens‑fonds est fondé sur la Park Act et équivaut à la reprise, par Sa Majesté, d’une partie des droits concédés aux intimés en 1937 » (p. 563 (nous soulignons)).

[34]                         L’analyse du juge Estey dans l’arrêt Tener correspondait donc étroitement à celle dans l’arrêt Manitoba Fisheries. Les Tener ont conservé leurs droits miniers. En obtenant l’avantage de préserver « les qualités jugées souhaitables pour les parcs publics » (p. 564) au moyen de la réglementation de la capacité des Tener à exercer ces droits, la province a effectivement « repri[s le] droi[t] concéd[é] aux [Tener] » (p. 563).

[35]                         La juge Wilson, qui a souscrit au résultat, a mis l’accent sur la nature de l’intérêt des Tener. Elle a décrit cet intérêt comme étant « de la nature d’un droit d’extraction qui comprenait à la fois les claims miniers et les droits de superficie nécessaires à leur jouissance » (p. 540). Toutefois, la province ne pouvait pas s’approprier le droit d’extraction (profit à prendre), étant donné qu’il s’agissait d’un intérêt enregistrable au titre du système d’enregistrement foncier de la Colombie‑Britannique, sans réellement s’approprier le titre en soi. C’est pourquoi la juge Wilson a insisté sur le fait que le titulaire d’un droit d’extraction « possède [. . .] les claims miniers et le droit de les exploiter par extraction » (p. 541 (nous soulignons; soulignement dans l’original omis)). Interprété de la sorte, l’intérêt détenu par les Tener n’avait pas été réellement acquis, puisque la province n’avait pas elle‑même obtenu un droit d’exploitation. Ce que la province a réellement acquis en empêchant les Tener d’exploiter leurs droits miniers, c’était un avantage — plus précisément, la préservation du bien‑fonds en tant que parc provincial dans l’intérêt public.

[36]                         Dans ses motifs, la juge Wilson a souligné qu’il n’était pas nécessaire de démontrer que la province avait réellement acquis un intérêt propriétal pour que les Tener établissent l’existence d’une appropriation par interprétation, et que l’accent doit plutôt être mis sur l’effet sur le propriétaire foncier de l’avantage obtenu grâce à la réglementation de l’utilisation du bien‑fonds :

     À mon avis, il s’agit d’une expropriation conformément à l’al. 11c) de la Park Act à laquelle la Highways Act s’applique. J’arrive à cette solution parce que la négation absolue du droit d’accéder au bien‑fonds et d’extraire les minéraux pour se les approprier a eu comme conséquence de déposséder les intimés de leur droit d’extraction. Leur droit est sans objet s’ils ne peuvent l’exploiter. Les minéraux sur place ne leur appartiennent pas. L’extraction et le droit de procéder à l’extraction sont de l’essence de leur droit réel.

     . . .

      Même si le fait d’accorder ou de refuser une licence ou un permis peut constituer un simple règlement dans certains cas, on ne peut le considérer comme tel lorsqu’il a pour effet de faire disparaître en totalité le droit des intimés sur le bien‑fonds. Sans accès, les intimés ne peuvent pas jouir des claims miniers qu’on leur a concédés, de la seule façon possible, savoir l’exploitation des minéraux. [Nous soulignons; p. 550.]

[37]                         Nous soulignons que la juge Wilson a expressément rejeté l’argument de la Couronne selon lequel « il ne suffit pas de prouver que Sa Majesté a empêché les intimés de tirer profit de leur droit ou qu’elle l’a privé de sa valeur » (p. 551). Les Tener ont plutôt dû démontrer que la Couronne « s’est appropriée leur droit, que le droit qui appartenait avant aux intimés appartient maintenant à Sa Majesté » (p. 551).

(3)          Définir la nature d’un « intérêt bénéficiaire »

[38]                         À notre avis, la jurisprudence précitée — sur laquelle, comme il a été expressément indiqué, reposait le test établi dans l’arrêt CFCP — appuie une interprétation selon laquelle l’« intérêt bénéficiaire » se rapporte à l’effet d’une mesure réglementaire sur le propriétaire foncier, et non pas à la question de savoir si le gouvernement a réellement acquis un intérêt propriétal. Inversement, cette même jurisprudence soutient le point de vue selon lequel l’« intérêt bénéficiaire », tel que ce terme est utilisé dans la première partie du test énoncé dans l’arrêt CFCP, ne renvoie pas à l’acquisition réelle de l’équité qui revient au propriétaire bénéficiaire d’un bien auquel se rattache les droits d’utilisation et de jouissance, mais à un « avantage » revenant à l’État. Nous sommes de cet avis pour deux raisons.

[39]                         Premièrement, exiger une acquisition réelle aurait pour effet d’éliminer la distinction entre une appropriation par interprétation (de fait) et une appropriation de droit — distinction que la Cour maintient expressément dans l’arrêt CFCP (par. 30‑37). En termes simples, si une appropriation par interprétation nécessite une appropriation réelle, il ne s’agit alors plus d’une appropriation par interprétation. Il s’ensuit que l’exigence établie par la Cour d’appel selon laquelle il doit y avoir une acquisition réelle des terrains d’Annapolis ne peut être exigée pour satisfaire au test relatif à une appropriation par interprétation énoncé dans l’arrêt CFCP.

[40]                         Deuxièmement, une interprétation large de l’« intérêt bénéficiaire » (comme désignant un bénéfice ou un avantage revenant à l’État) assure la cohérence de l’arrêt CFCP avec les arrêts Manitoba Fisheries et Tener, où les « bénéfices » n’ont pas été interprétés dans le sens strict du terme en equity. Encore une fois, en renvoyant à ces jugements, l’arrêt CFCP démontre qu’il visait simplement à confirmer, et non à modifier, le droit en matière d’appropriation par interprétation. Cette interprétation s’appuie sur le libellé explicite du premier volet du test établi dans l’arrêt CFCP, à savoir « un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou [u]n droit découlant de ce bien » (par. 30 (nous soulignons)). Un intérêt découlant du bien signifie qu’un « intérêt bénéficiaire » peut être compris de façon plus large comme un avantage, et ne doit pas nécessairement être une acquisition réelle.

[41]                         Par souci de clarté, nous ne nous « écart[ons] pas du précédent » (par. 111), comme le prétendent nos collègues. Notre objectif est de mettre en lumière l’arrêt CFCP, et non pas de l’infirmer. Nos collègues affirment que les tribunaux ont « appliqué sans difficulté le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP » (par. 112). Avec égards, là n’est pas la question. La question principale consiste à savoir si les tribunaux de juridiction inférieure ont appliqué le test de l’arrêt CFCP correctement. À notre avis, beaucoup de tribunaux ne l’ont pas fait. En effet, la Cour d’appel elle‑même a mal interprété le droit en l’espèce, en affirmant que l’arrêt CFCP exige une réelle expropriation pour établir qu’il y a eu une appropriation par interprétation. Comme nous l’avons expliqué, et comme le confirment la doctrine et la jurisprudence, l’arrêt CFCP — dûment interprété — amène les tribunaux à examiner si une autorité publique a dans les faits tiré un avantage d’une propriété privée, et non pas si l’autorité publique a officiellement acquis un intérêt propriétal sur les terrains. Statuer autrement reviendrait à effacer une distinction établie de longue date entre les expropriations de droit et de fait en droit canadien.

[42]                         Comme dernière observation, nous reconnaissons que, outre les arrêts Manitoba Fisheries et Tener, la Cour dans l’arrêt CFCP a également cité l’arrêt Mariner. Or, cela n’influe pas sur notre analyse. L’affaire Mariner concernait la désignation par la province de la Nouvelle‑Écosse d’un terrain privé en tant que plage en vertu d’une loi provinciale, qui assujettissait celui‑ci à des règlements stricts en matière de conservation. Lorsque le ministre a refusé les demandes des intimés visant la construction de maisons sur le terrain, ceux‑ci ont sollicité un jugement déclarant que la Couronne avait exproprié leur bien‑fonds, ce qui leur donnait droit à une indemnité. Le juge Cromwell (plus tard juge de notre Cour), s’exprimant au nom de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, a conclu que la perte de valeur économique subie par les intimés n’équivalait pas à un avantage acquis par l’autorité provinciale (voir de manière générale Mariner, p. 713‑716).

[43]                         L’arrêt Mariner illustre le fait que la réglementation à elle seule ne peut satisfaire au test visant à établir s’il y a eu appropriation par interprétation : il doit y avoir quelque chose de plus [traduction] « qui ne se limite pas à drastiquement restreindre l’utilisation du bien du propriétaire ou à en réduire la valeur » (p. 716). Lorsque ce seuil est franchi — c’est‑à‑dire lorsque toutes les utilisations raisonnables ont été supprimées — un règlement peut donner lieu [traduction] « dans les faits, à une confiscation » (p. 727 (nous soulignons)). Nous tenons à préciser que dans l’arrêt Mariner, l’analyse de la cour ne s’écarte pas d’un examen se concentrant à la fois sur l’effet de l’appropriation et sur l’avantage acquis par le gouvernement, comme l’exige la jurisprudence de notre Cour et comme le confirme le test établi dans l’arrêt CFCP. Au contraire, et conformément aux arrêts Manitoba Fisheries et Tener, la cour dans l’arrêt Mariner s’est demandé si l’effet du règlement était de supprimer un intérêt foncier (Mariner, p. 722, renvoyant à Tener).

(4)          Conclusion relative à l’« intérêt bénéficiaire »

[44]                         En somme, nous confirmons que le test pour démontrer qu’il y a appropriation par interprétation est celui énoncé dans l’arrêt CFCP, correctement interprété. La cour de révision est appelée à décider : (1) si l’autorité publique a acquis un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou un droit découlant de ce bien (c.‑à‑d. un avantage); et (2) si la mesure prise par l’État a supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds. Cela consacre la reconnaissance de notre Cour qu’il existe un droit à l’indemnisation en common law lorsque le test à deux volets de l’arrêt CFCP est satisfait. Cette approche est conforme aux impératifs de justice et d’équité, qui sous‑tendent l’évaluation des demandes d’expropriation par les tribunaux, et permet de remédier à des situations où les circonstances ne s’inscrivent pas parfaitement dans le cadre législatif de l’expropriation et qui autrement [traduction] « passeraient entre les mailles du filet » (Warchuk, p. 686 et 690).

[45]                         À cela, nous ajoutons que, puisque l’analyse se concentre sur les effets et les avantages, c’est le fond et non la forme qui doit prévaloir. Une cour qui décide si une mesure réglementaire entraîne une appropriation par interprétation doit procéder à une évaluation réaliste des questions dans le contexte de l’affaire donnée, notamment :

a)                      La nature de l’acte gouvernemental (c.‑à‑d. s’il vise un propriétaire en particulier ou si, de manière plus générale, il poursuit un objectif important de politique publique), le préavis donné au propriétaire des restrictions au moment où le bien‑fonds a été acquis, et la question de savoir si les mesures gouvernementales restreignent les utilisations de la propriété d’une manière compatible avec les attentes raisonnables du propriétaire;

b)                      La nature des terrains et leurs utilisations antérieures ou actuelles. Lorsque, par exemple, les terrains ne sont pas aménagés, l’interdiction de toute utilisation raisonnable potentielle peut équivaloir à une appropriation par interprétation. Cela dit, une simple réduction de la valeur des terrains attribuable à la réglementation de l’utilisation du bien‑fonds ne suffirait pas en soi; et

c)                      La substance de l’avantage allégué. La jurisprudence révèle qu’un avantage peut prendre diverses formes. Par exemple, une mesure interdisant de manière permanente ou indéterminée l’accès au bien-fonds ou l’occupation permanente ou indéterminée du bien‑fonds par le gouvernement constituerait une appropriation (Sun Construction, par. 15). De même, un règlement qui ne laisse au titulaire de droits qu’une utilisation théorique des terrains, privé de toute valeur économique, satisferait au critère. Il pourrait également s’agir de restreindre les utilisations des terrains privés à des fins publiques, telles que la conservation, les loisirs ou les utilisations institutionnelles comme les parcs, les écoles ou les bâtiments municipaux.

C.            Expropriation déguisée en droit civil québécois

[46]                         Les parties et plusieurs intervenants ont invoqué des jugements de droit civil dans le cadre du présent pourvoi. Les similitudes conceptuelles entre la doctrine de l’appropriation par interprétation en common law et la doctrine de l’expropriation déguisée en droit civil ont été soulignées par certains auteurs (Lavoie, p. 241‑245; M.‑A. LeChasseur, « L’expropriation de facto au Canada et la transcendance des solidarités », dans Service de la qualité de la profession du Barreau du Québec, vol. 509, Développements récents en droit municipal (2022), 71; Y. Emerich, Droit commun des biens : perspective transsystémique (2017), p. 225‑227 et 235‑237). Nous faisons référence aux principes de droit civil pour leur « valeur de raison et d’illustration », en gardant à l’esprit que les précédents québécois servent d’autorités persuasives plutôt que contraignantes (Farber c. Cie Trust Royal, [1997] 1 R.C.S. 846, par. 32; voir aussi C.M. Callow Inc. c. Zollinger, 2020 CSC 45, par. 58). Nous tenons à préciser que notre analyse ne fait pas abstraction des caractéristiques distinctes des traditions en common law et en droit civil (Callow, par. 158, le juge Brown, motifs concordants).

[47]                          La doctrine de l’expropriation déguisée en droit civil québécois est fondée sur l’art. 952 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») : « Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. » L’article 952 établit une présomption contre l’expropriation sans indemnisation par l’État, tout comme la common law à travers la règle établie dans l’arrêt De Keyser’s Royal Hotel, comme nous l’avons expliqué (P.‑A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 511‑513). Dans le contexte de règlements municipaux, un propriétaire faisant l’objet d’une expropriation déguisée peut contester la validité ou l’applicabilité du règlement en raison des principes de droit administratif ou, encore, réclamer une indemnité pour expropriation déguisée en application de l’art. 952 (Lorraine, par. 2; S. Pelletier et F. Côté, « Développements récents en matière d’expropriation déguisée : distinction entre les recours en nullité, en dommages pour responsabilité extracontractuelle d’un organisme public et en expropriation déguisée », dans Service de la qualité de la profession du Barreau du Québec, vol. 468, Développements récents en droit de l’environnement (2019), 303).

[48]                         Les tribunaux québécois ont reconnu que l’art. 952 du C.c.Q. établit un régime de responsabilité sans faute pour l’expropriation déguisée, à la différence des contestations en droit administratif de la validité d’un règlement fondées sur les motifs illégitimes de la municipalité (voir Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375, par. 17 (CanLII); Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591 (C.A. Qc), par. 57; Ville de La Prairie c. 9255‑2504 Québec inc., 2020 QCCS 307, par. 29 (CanLII); Spénard c. Salaberry‑de‑Valleyfield (Cité de), [1983] C.S. 725). Il est maintenant bien établi dans la jurisprudence en matière d’expropriation déguisée que le test applicable à de telles demandes consiste à déterminer si l’action de l’État « supprim[e] toute utilisation raisonnable de l’immeuble » (Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350, par. 27 (CanLII); voir aussi Wallot c. Québec (Ville), 2011 QCCA 1165, 24 Admin. L.R. (5th) 306, par. 42; Municipalité de Saint‑Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402, 7 R.P.R. (6th) 16, par. 64; Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2037, par. 29 (CanLII); Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, 98 M.P.L.R. (5th) 9, par. 64; Ville de Saint‑Rémi c. 9120‑4883 Québec inc., 2021 QCCA 630, par. 25 (CanLII)). Pour cette raison, l’expropriation déguisée au titre de l’art. 952 du C.c.Q. ne requiert aucun élément analogue au volet relatif à l’« acquisition » du test établi dans l’arrêt CFCP. Un règlement qui supprime toutes les utilisations raisonnables du bien suffit, à lui seul, à donner lieu à une expropriation déguisée en droit civil québécois.

[49]                          Il existe toutefois des exceptions qui nous permettent de comparer l’expropriation déguisée à l’appropriation par interprétation en common law. L’arrêt Benjamin de la Cour d’appel du Québec en est un exemple. Dans cette affaire, la demande du propriétaire fondée sur un règlement datant de plusieurs dizaines d’années était prescrite. Toutefois, la Cour d’appel a conclu que « dans les circonstances fort particulières de cette affaire » (par. 62), l’effet combiné du zonage restrictif et de l’utilisation du terrain par la ville comme extension de son parc justifiait le versement d’une indemnité pour expropriation déguisée (par. 65 et 82).

[50]                         Les critères appliqués par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Benjamin « joue[nt] un rôle similaire, sur le plan fonctionnel » (Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494, par. 44) aux exigences d’« acquisition » et de « suppression » du test établi dans l’arrêt CFCP. Par conséquent, et comme nous l’expliquons ci‑après, nous considérons que l’arrêt Benjamin et les jugements québécois similaires sont des précédents persuasifs dans le cadre de l’évaluation des demandes d’appropriation par interprétation. Nous insistons sur le fait que ces décisions sont utiles à titre d’illustration seulement dans l’application du test de l’arrêt CFCP. En l’espèce, nous n’avons pas besoin de puiser dans la doctrine et la jurisprudence du Québec pour combler une lacune théorique en common law ou pour modifier ou autrement préciser des règles existantes (Callow, par. 123, le juge Brown, motifs concordants, et par. 191, la juge Côté, motifs dissidents).

D.           Intention

[51]                         Les tribunaux d’instance inférieure ne se sont pas entendus sur la question de savoir si l’intention d’une autorité publique est pertinente dans l’analyse d’une demande relative à une appropriation par interprétation. Au paragraphe 35 de ses motifs, le juge saisi de la motion a cité la définition d’expropriation déguisée formulée par notre Cour au par. 2 de l’arrêt Lorraine, qui comprenait les « motifs obliques », et a conclu que cette définition s’appliquait également à une conclusion d’appropriation par interprétation en common law (par. 36). La Cour d’appel a toutefois jugé que [traduction] « [l]e motif n’est pas un fait substantiel dans le contexte d’une demande relative à une expropriation [par interprétation] » (par. 82).

[52]                         Avec égards, aucune des deux thèses n’est correcte. L’intention de l’autorité publique n’est pas un élément de l’analyse relative à l’appropriation par interprétation en common law. Encore une fois, le préjudice visé par la doctrine se rapporte aux avantages et aux effets, et non pas au fait qu’une autorité publique a agi de mauvaise foi ou autrement pour un motif oblique. En effet, la Cour a conclu dans l’arrêt CFCP que, même si l’objectif de la ville était « de permettre aux habitants d’utiliser le corridor pour la marche et le cyclisme », son règlement, dans les faits, n’encourageait pas l’intrusion et n’empêchait pas toute utilisation antérieure ou actuelle du terrain (par. 33); on ne pouvait donc pas dire qu’il avait privé le propriétaire foncier de toutes les utilisations raisonnables.

[53]                         Cela ne signifie toutefois pas que l’intention n’est pas pertinente aux fins de l’analyse. En effet, la jurisprudence que nous examinons plus loin suggère que les objectifs poursuivis par l’État peuvent constituer des éléments de preuve de l’appropriation par interprétation. En d’autres termes, l’intention de l’État de s’approprier le bien‑fonds par interprétation, si le demandeur réussit à la démontrer, peut appuyer la conclusion selon laquelle le propriétaire foncier a perdu toutes les utilisations raisonnables de son terrain (dans la mesure où la conclusion relative à cet effet peut être appuyée par une preuve établissant qu’un tel effet était voulu). Or, l’absence de preuve de l’intention de l’État n’empêche pas le propriétaire foncier de présenter une demande. Ainsi, l’intention peut constituer un « fait substantiel » dans le contexte d’une demande relative à une appropriation par interprétation. Nous soulignons toutefois que l’analyse doit rester axée sur les effets de la mesure prise par l’État.

[54]                         Un bref examen de la jurisprudence illustre le rôle de soutien que joue l’intention dans l’évaluation de demandes relatives à l’appropriation par interprétation. À la page 111 de l’arrêt Manitoba Fisheries, comme nous l’avons déjà mentionné, le juge Ritchie a souscrit à un extrait de l’arrêt Ulster Transport Authority qui soulignait la pertinence de l’intention dans les affaires d’appropriation par interprétation. Il convient de rappeler l’essentiel de cet extrait : « . . . l’interdiction en cause ne peut constituer autre chose qu’une dépossession si mes conclusions quant à son effet et au but visé sont exactes » (nous soulignons). Ainsi, l’objectif poursuivi par l’État a été pris en compte (Ulster Transport Authority, p. 113 et 116; Manitoba Fisheries, p. 111‑113) pour faire la distinction entre une simple interdiction réglementaire et l’appropriation par interprétation d’une entreprise au moyen de l’établissement d’un monopole d’État.

[55]                         De même, dans l’arrêt Lynch — qu’Halifax reconnaît comme étant bien fondé — la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a considéré que l’intention de la ville de refuser de permettre tout aménagement sur le terrain du bassin hydrographique en question était pertinente pour déterminer s’il y avait eu appropriation par interprétation. Concluant que tel était le cas, la cour a fait référence à l’intention expresse de la ville [traduction] « d’enlever aux Lynch le droit de s’approprier les eaux souterraines sur leurs terres » afin de préserver « le droit [de la ville] à un débit continu d’eaux souterraines non contaminées en aval vers [ses] systèmes d’alimentation en eau » (par. 60). De plus, la ville a fait valoir que la réalisation de cet objectif nécessitait l’interdiction de [traduction] « toute activité sur la propriété des Lynch » (par. 62). L’intention de la ville, tel qu’elle a été mise en œuvre par ses représentants, révélait donc que le terrain en cause avait fait l’objet d’une appropriation par interprétation.

[56]                         L’arrêt Benjamin de la Cour d’appel du Québec illustre également comment l’intention peut appuyer une conclusion d’appropriation par interprétation. Dans cette affaire, un règlement de zonage désignait la propriété du demandeur comme un « parc », et la ville avait utilisé le terrain en cause comme une extension de son propre parc pendant 14 ans « en pleine connaissance de cause » (par. 50). La ville — d’abord par inadvertance — avait installé une clôture et des lampadaires et aménagé un sentier sur le terrain du demandeur, qui était effectivement incorporé à un parc public adjacent. La ville a ensuite manifesté son intention d’obtenir précisément cet effet en refusant d’enlever la clôture après avoir reçu une mise en demeure à cet effet de la part du demandeur. En appel, la ville a offert de retirer la clôture et les lampadaires, mais uniquement si le demandeur acceptait d’assurer adéquatement l’entretien de son terrain afin d’améliorer la sécurité publique. La Cour d’appel a qualifié les agissements de la ville d’« abus de droit » et a mis l’accent sur son manque de « bonne volonté » lorsqu’il s’agissait soit d’exproprier officiellement le terrain du demandeur ou de permettre des utilisations raisonnables de celui‑ci (par. 49, 54 et 59). Les plans établis avec transparence par la ville démontrent donc que le demandeur continuerait d’être privé de toutes les utilisations raisonnables de son terrain indéfiniment. Dans ces circonstances, l’intention de la ville renforçait la conclusion qu’il y avait eu expropriation déguisée découlant du règlement et de l’utilisation continuelle du terrain du demandeur.

[57]                         En bref, l’objectif sous-jacent que vise une autorité publique peut fournir une preuve au soutien d’une demande relative à une appropriation par interprétation. Toutefois, cela n’est ni nécessaire ni suffisant. Selon la jurisprudence, l’évaluation de l’intention s’est avérée utile pour faire la distinction entre de simples règlements pris dans l’intérêt public et les appropriations nécessitant une indemnité en common law. Toutefois, ce qui compte en définitive, indépendamment de la question de l’intention, c’est de savoir si les restrictions imposées par l’État sur la propriété en cause ont conféré à ce dernier un avantage qui équivaut effectivement à une appropriation (Tener, p. 563‑565, le juge Estey, et p. 551‑552, la juge Wilson; Manitoba Fisheries, p. 118).

E.            Application

[58]                         Dans les paragraphes qui précèdent, nous avons expliqué pourquoi, à notre avis, la Cour d’appel a commis une erreur en accueillant la demande de jugement sommaire d’Halifax, rejetant ainsi l’allégation d’appropriation par interprétation d’Annapolis. Bien que la Cour d’appel n’ait trouvé [traduction] « rien dans les faits [. . .] qui puisse être considéré de près ou de loin comme une appropriation des terrains d’Annapolis et une privation correspondante de toutes les utilisations raisonnables de ces terrains » (par. 85), comme nous l’avons expliqué, il est bien établi dans notre droit que le zonage qui préserve efficacement un terrain privé en tant que ressource publique peut constituer un « intérêt bénéficiaire » revenant à l’État, comme le prévoit l’arrêt CFCP, lorsqu’il a pour effet de supprimer toutes les utilisations raisonnables de ce terrain. En outre, nous avons déjà expliqué pourquoi le juge saisi de la motion n’a pas commis d’erreur en tenant compte de la présumée intention d’Halifax à l’égard des terrains d’Annapolis lorsqu’il a appliqué le test établi dans l’arrêt CFCP.

[59]                         Plus précisément, nous souscrivons à l’analyse du juge saisi de la motion quant aux faits substantiels devant être établis (aux par. 25‑26 et 36), lesquels découlent de ce qui suit :

[traduction]

                           Les échanges entre les avocats en septembre 2019 indiquant qu’[Halifax] niait les allégations contenues dans la déclaration modifiée, aux par. 20, 21, 61, 71 et 79. (pièces EE et FF)

                           Les panneaux installés sur la propriété d’Annapolis montrant le logo d’[Halifax] sur divers sentiers. (pièces AA, BB et 1)

                           L’article du journal The Coast (18‑23 décembre 2008) citant Peter Bigelow, employé [d’Halifax] : « . . . l’employé de la ville qui supervise la création du parc ». (pièce U, particulièrement la p. 743)

                           L’interrogatoire préalable de Mme Denty, qui a affirmé que lors de la mise au point de la [stratégie de planification] de 2006, une décision a été prise portant que la propriété d’Annapolis serait traitée comme des terrains à aménager et non pas comme un parc. (pièce A, p. 54 et 55)

                           La clause 1.7.1 de [la stratégie de planification] indiquant ce que le conseil [d’Halifax] « doit prendre en considération ». « La présente clause prévoit la prise en considération obligatoire d’éléments de politique, mais n’engage pas le conseil [d’Halifax] à adopter ultérieurement une politique dans le cadre des stratégies de planification secondaires ». (pièce D, p. 175)

                           La clause 3.1 de [la stratégie de planification] et la discussion concernant « S‑2 » et « S‑3 », la « limite de désignation des agglomérations urbaines ». (pièce D, p. 195 et 196)

      . . .

                           L’interrogatoire préalable de Mme Denty selon la transcription et les précisions de l’avocat [d’Halifax] dans les échanges du 16 octobre 2019 (pièce C, p. 905, et pièce A, p. 859‑860).

      . . .

                           [L]’affidavit de M. Hattie[, dont certains éléments] « laissent entendre l’existence possible d’un motif oblique » de la part [d’Halifax].

[60]                         L’importance de statuer sur ces éléments découle des conclusions juridiques justes qu’a tirées le juge saisi de la motion selon lesquelles (1) il suffit qu’une appropriation par interprétation ait l’effet de priver le propriétaire foncier de l’utilisation raisonnable du bien‑fonds; et (2) l’intention de l’État peut être pertinente pour évaluer si toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds ont été supprimées.

[61]                         La Cour d’appel n’a pas relevé d’erreur de droit ou [traduction] « [d’]injustice flagrante » qui justifierait une intervention à l’égard de la décision du juge saisi de la motion de rejeter la motion en jugement sommaire d’Halifax sur la base des questions donnant matière à procès mentionnées précédemment (Coady c. Burton Canada Co., 2013 NSCA 95, 365 D.L.R. (4th) 172, par. 19). Tout au plus, on peut dire que la Cour d’appel n’était tout simplement pas d’accord quant à la manière dont le juge saisi de la motion a exercé son pouvoir discrétionnaire. Il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour justifier une intervention en appel.

[62]                         De plus, la Cour d’appel a commis une erreur dans son analyse de l’art. 13.04 des Règles. Dans l’arrêt Shannex Inc. c. Dora Construction Ltd., 2016 NSCA 89, 58 C.L.R. (4th) 1, par. 34, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a énoncé un test à cinq volets séquentiels applicable à une motion en jugement sommaire au titre de l’art. 13.04 des Règles. Selon le premier volet du test, il faut se demander si l’allégation contestée révèle une [traduction] « véritable question de fait importante », qu’elle soit pure ou combinée à une question de droit. Dans l’affirmative, la question ne devrait pas être tranchée par jugement sommaire.

[63]                         Il n’était pas nécessaire que l’analyse de la Cour d’appel se poursuive au‑delà de la première étape du test établi dans l’arrêt Shannex. Le juge saisi de la motion a conclu à juste titre que les allégations d’Annapolis contiennent des faits substantiels contestés, combinés à des questions de droit, et que la preuve présentée au juge saisi de la motion n’avait pas permis de nier l’existence de véritables questions de fait importantes requérant la tenue d’un procès. Nous ne voyons donc aucun fondement permettant de modifier la conclusion du juge saisi de la motion selon laquelle les allégations d’Annapolis à l’appui de sa demande relative à l’appropriation par interprétation révèlent [traduction] « de vastes questions de fait importantes devant être tranchées » au procès (par. 25). En effet, deux questions de fait contestées sont particulièrement importantes au regard du test énoncé dans l’arrêt CFCP.

(1)          L’allégation concernant l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis

[64]                         Premièrement, les parties ne s’entendent pas à savoir si Halifax fait la promotion des terrains d’Annapolis en tant que parc public, par exemple en encourageant le public à les utiliser et en les présentant comme un parc, comme le prétend Annapolis. Ce fait contesté est substantiel car s’il est prouvé, il tendrait à soutenir l’allégation d’Annapolis selon laquelle Halifax a acquis un « intérêt bénéficiaire » dans les terrains, comme nous l’avons expliqué. La préservation d’un parc dans son état naturel peut constituer un avantage revenant à l’État, satisfaisant ainsi à l’élément relatif à l’« acquisition » énoncé dans l’arrêt CFCP.

[65]                         Nous tenons à préciser que nous rejetons la position formaliste de la Cour d’appel selon laquelle les mesures prises par une autorité publique pour encourager et financer une intrusion ne peuvent jamais constituer l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire. Plusieurs jugements appuient la proposition portant que le fait qu’une autorité publique considère des terrains privés comme une extension d’un parc public est un facteur clé dans l’évaluation de l’exigence relative à l’acquisition. Par exemple, dans l’arrêt Benjamin, la Cour d’appel du Québec a conclu que l’utilisation par la ville de Montréal, en toute connaissance de cause, d’un terrain privé en tant que parc public — incluant l’installation de lampadaires, d’une clôture et d’enseignes indiquant l’emplacement du « parc » qui comprenait le terrain en question — conjointement avec un zonage restrictif, constituait effectivement une « expropriation déguisée » (par. 65 et 82).

[66]                         De même, dans la décision Dupras c. Ville de Mascouche, 2020 QCCS 2538, la Cour supérieure du Québec a conclu que la ville avait effectivement exproprié le terrain de la demanderesse en lui attribuant le statut de zonage « conservation » et en traitant le terrain comme s’il faisait partie d’un parc public. En particulier, la ville avait (1) balisé des sentiers; (2) ajouté des panneaux avec des cartes du parc englobant le terrain en question; (3) encouragé la population à utiliser le terrain dans le parc; et (4) souscrit une assurance pour couvrir les activités récréatives publiques sur le terrain (voir par. 137‑140). La Cour d’appel du Québec a confirmé le raisonnement de la Cour supérieure et a rejeté l’appel incident interjeté par la ville intimée à l’égard de la conclusion d’expropriation déguisée (2022 QCCA 350, par. 27‑40).

[67]                         Une demande similaire a été rejetée dans l’affaire Steer Holdings, mais pour des motifs distincts des allégations en l’espèce. Dans l’arrêt Steer Holdings, la Cour d’appel du Manitoba a conclu qu’aucun avantage n’avait été acquis, car [traduction] « [r]ien ne laiss[ait] croire que les gens seraient encouragés de quelque façon que ce soit à passer du parc naturel à la propriété visée » (p. 67). De plus, le terrain n’était pas adjacent au parc provincial. La Cour d’appel a donc rejeté l’argument selon lequel la province du Manitoba avait dans les faits agrandi son réseau de parcs.

[68]                         Comme nous l’avons expliqué, et comme le confirme la jurisprudence, la doctrine relative à l’appropriation par interprétation s’intéresse aux effets de la mesure prise par l’État; elle n’exige pas l’acquisition formelle d’un intérêt propriétal par l’État. L’absence d’un tel intérêt propriétal n’empêche pas de faire valoir qu’Halifax a dans les faits considéré, sur le plan fonctionnel, les terrains d’Annapolis comme s’ils étaient un parc à l’intention du public. S’il était prouvé, ce fait appuierait l’allégation d’Annapolis selon laquelle Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans sa propriété. Il est donc manifestement substantiel.

(2)          L’allégation concernant la suppression par Halifax de toutes les utilisations raisonnables des terrains d’Annapolis

[69]                         Deuxièmement, les parties ne s’entendent pas à savoir si Halifax, qui aurait traité les terrains d’Annapolis comme un parc public, a éliminé toutes les utilisations des terrains à l’exception de l’aménagement avec services, qui est conditionnel à l’approbation des demandes de planification secondaire d’Annapolis.

[70]                         Ce fait contesté est substantiel parce que s’il est prouvé, il pourrait appuyer l’argument d’Annapolis selon lequel elle a été privée de toutes les utilisations raisonnables de sa propriété. Ainsi, Annapolis aurait la charge de détenir indéfiniment les terrains en tant que parc public, tandis qu’Halifax jouirait de l’avantage d’avoir les terrains réservés à ses propres fins sans avoir à verser d’indemnité. Il convient de souligner que la Cour d’appel, après avoir fait remarquer que [traduction] « les utilisations raisonnables par Annapolis de ses terrains n’ont pas changé », n’a pas relevé une seule utilisation raisonnable possible de la propriété (par. 92; voir Lynch, par. 63).

[71]                         De plus, le raisonnement de la Cour d’appel — auquel souscrivent nos collègues — va à l’encontre de l’une des principales leçons tirées de l’arrêt Mariner, à savoir qu’il faut tenir compte de [traduction] « l’application réelle du régime de réglementation plutôt que de la simple possibilité qu’il compromette les activités du propriétaire » (p. 718 (nous soulignons)). En concluant qu’il n’y a pas eu appropriation en l’espèce, la Cour d’appel s’est fortement appuyée sur le fait que les règles de zonage n’avaient pas changé, de sorte que les droits d’utilisation des terrains d’Annapolis sont restés les mêmes après la publication de la stratégie de planification de 2006. Toutefois, la Cour d’appel a omis de tenir compte de l’application par Halifax du régime de réglementation comme le soutient Annapolis. En fait, les arrêts Manitoba Fisheries, Tener et Mariner appuient tous la thèse qu’un règlement n’élimine pas en soi toutes les utilisations raisonnables d’un bien lorsqu’il prévoit un mécanisme pour les permis, les exemptions ou les licences dans le but d’autoriser des activités qui sont autrement interdites. Dans de tels cas, ce n’est pas le règlement en soi qui entraîne une appropriation par interprétation, mais l’application de ce règlement au terrain, y compris la manière dont l’autorité publique refuse d’accorder le permis, l’exemption ou la licence (voir Manitoba Fisheries, p. 103 (appropriation de l’achalandage résultant du refus de la société d’État d’octroyer une licence ou une exemption pour l’exportation du poisson); Tener, p. 564‑565 (avis de la Couronne refusant d’accorder un permis de mener des travaux de développement considéré comme étant une « expropriation » des droits miniers)). En résumé, [traduction] « [l]orsque [. . .] l’on prétend que l’incidence du schéma réglementaire a, dans les faits, supprimé tous les droits de propriété, ce n’est pas l’existence du pouvoir réglementaire qui est important, mais son application réelle au terrain » (Mariner, p. 729 (en italique dans l’original)). Par conséquent, la Cour d’appel a commis une erreur en se concentrant uniquement sur le [traduction] « statu quo de longue date du zonage pour les terrains » (m.i., par. 18) depuis l’adoption en 2006 du règlement intitulé Halifax Mainland Land Use By‑Law.

[72]                         Selon Annapolis, Halifax a refusé à plusieurs reprises d’entamer le processus de planification secondaire qui aurait pu mener au changement de zonage de ses terrains. Si Annapolis peut prouver au procès qu’Halifax n’approuvera vraisemblablement jamais la planification secondaire, il s’agirait clairement d’un fait substantiel à l’égard de son allégation d’appropriation par interprétation. À notre avis, il peut être démontré que toutes les utilisations raisonnables d’un terrain ont été supprimées lorsqu’un permis nécessaire pour en faire une utilisation raisonnable est refusé, de sorte que l’État a dans les faits supprimé tous les droits de propriété.

[73]                         Nous notons que nos collègues qualifient la conduite alléguée d’Halifax comme un simple « refus de modifier le zonage » qui n’a pas eu d’incidence sur les utilisations raisonnables des terrains d’Annapolis. Nos collègues affirment que la conduite alléguée d’Halifax a « simplement déçu » les espoirs d’Annapolis de bénéficier des retombées d’un investissement spéculatif (par. 145). Pour plusieurs raisons et avec égards, nous rejetons ce point de vue.

[74]                         Premièrement, Annapolis n’a pas acquis les terrains en tant que « pari spéculatif » (par. 145). Annapolis a acquis la plus grande partie des terrains en 1956 et a progressivement ajouté à ses avoirs au fil du temps. Le fait qu’Halifax n’a pas réglementé l’utilisation des terrains dans les zones en question avant 1982 est crucial. En d’autres termes, rien n’interdisait à Annapolis d’aménager les terrains lorsqu’elle les a acquis en premier lieu. La conduite alléguée n’est donc pas simplement un « refus de modifier le zonage », comme le disent nos collègues (par. 115). Annapolis avait initialement le droit d’utiliser les terrains à sa discrétion. Elle prétend maintenant qu’Halifax a éliminé ce droit, obtenant ainsi un avantage public sans indemnisation.

[75]                         Deuxièmement et encore une fois avec égards, nos collègues se méprennent sur notre position en suggérant qu’il s’agit d’une affirmation selon laquelle le « rejet d’une demande de procéder à un rezonage pour usage plus intensif d’un terrain vacant » équivaut à une appropriation par interprétation (par. 151). Un refus de modifier le zonage, en soi, ne supprimera généralement pas toutes les utilisations raisonnables d’un terrain vacant. Comme nous l’avons expliqué, la conduite alléguée d’Halifax en l’espèce va au‑delà d’un simple refus de modifier le zonage. Annapolis prétend qu’Halifax a dans les faits transformé ses terrains en un parc public. Nous mettons l’accent, toutefois, sur le fait qu’Halifax peut faire échec à la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation en démontrant une seule utilisation raisonnable du bien.

[76]                         À cet égard, il est révélateur que nos collègues ne cernent aucune utilisation raisonnable des terrains d’Annapolis. La simple possibilité (théorique) qu’Annapolis loue les terrains n’indique pas une utilisation raisonnable de la propriété — comme le reconnaissent implicitement nos collègues lors de leur analyse de l’arrêt Benjamin. Comme ils l’admettent, la ville dans cette affaire a « rend[u] pratiquement impossible toute utilisation du terrain » (par. 139), malgré l’absence de restrictions quant à la location. Quoi qu’il en soit, il n’est pas réaliste de faire valoir qu’Annapolis peut louer des terrains qui, selon ses allégations, sont déjà utilisés comme parc public par Halifax.

[77]                         De plus, dans la plupart des cas, une autorité publique ne bénéficiera pas d’un refus de modifier le zonage d’un terrain vacant. Ainsi, même si toutes les utilisations raisonnables d’un terrain sont éliminées par un refus de zonage, le premier élément du test établi dans l’arrêt CFCP relativement à une appropriation par interprétation ne serait généralement pas respecté. Par conséquent, nous ne partageons pas l’avis de nos collègues portant que notre approche « élargit de manière dramatique la responsabilité potentielle des municipalités qui réglementent l’utilisation des terres » (par. 115). Au contraire, notre approche est solidement enracinée dans la common law et ne contrevient pas à la règle générale voulant qu’un refus de modifier le zonage ne donne pas en soi lieu à une appropriation par interprétation.

[78]                         Enfin, nous réitérons que les législatures provinciales demeurent libres, comme elles l’ont toujours été, de « modifier la common law » en matière d’appropriation par interprétation (CFCP, par. 37, faisant référence à l’immunité que confère l’art. 569 de la Vancouver Charter) — en l’espèce, en protégeant par voie législative Halifax de l’obligation de verser une indemnité pour l’appropriation de biens privés dans l’intérêt public.

[79]                         Compte tenu de ce qui précède, la Cour d’appel a commis une erreur en radiant la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation alléguée. Il existe de véritables questions de fait importantes qui requièrent la tenue d’un procès.

VI.         Dispositif

[80]                         Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le jugement sommaire partiel rendu par la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du juge saisi de la motion rejetant la motion en jugement sommaire d’Halifax, avec dépens devant toutes les cours. La demande d’Annapolis contre Halifax peut être instruite dans son intégralité.

 

                   Version française des motifs des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal rendus par

 

                    Les juges Kasirer et Jamal —

I.               Aperçu

[81]                         Nous avons pris connaissance des motifs de nos collègues les juges Côté et Brown. Avec égards pour leur opinion, nous concluons que le pourvoi devrait être rejeté.

[82]                         La Cour a résumé le critère applicable à une appropriation de fait (ou par interprétation) en common law dans l’arrêt unanime Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227 (« CFCP »), par. 30, la juge en chef McLachlin :

     Pour qu’une appropriation de fait impose une indemnisation en common law, deux conditions doivent être remplies : (1) l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien; (2) la suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds : voir Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General) (1999), 177 D.L.R. (4th) 696 (C.A.N.‑É.), p. 716; Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; et La Reine du chef de la Colombie‑Britannique c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533.

[83]                         Annapolis Group Inc. a demandé à la Cour de s’écarter de ce précédent. Elle exhorte la Cour à accueillir l’appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse accordant le jugement sommaire partiel et rejetant sa demande contre la municipalité régionale d’Halifax concernant l’appropriation de fait de ses terrains. Annapolis a demandé — et a besoin — que la Cour s’écarte de l’arrêt CFCP pour que sa demande puisse être instruite.

[84]                         Nos collègues les juges Côté et Brown ont accédé à la demande d’Annapolis et proposent de modifier à deux égards le précédent établi par l’arrêt CFCP. Nous ne pouvons souscrire ni aux changements qu’ils proposent ni à la façon dont ils appliquent le droit en l’espèce.

[85]                         Premièrement, nous sommes respectueusement en désaccord avec l’opinion de nos collègues selon laquelle le premier élément du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP — qui exige « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien » — devrait être remplacé par la notion beaucoup plus large d’« avantage », et ce, que « le gouvernement [ait] réellement acquis un intérêt propriétal » ou non (voir par. 4, 25, 27, 38, 40 et 44‑45). La reformulation que font nos collègues nécessite que l’on s’écarte de façon injustifiée de l’arrêt CFCP et accroît considérablement la responsabilité potentielle des autorités publiques lorsqu’elles règlementent l’utilisation de biens‑fonds dans l’intérêt public. Nous estimons que la Cour devrait conserver le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP pour une appropriation de fait, lequel exige qu’un intérêt propriétal soit acquis. Les tribunaux de common law au Canada ont appliqué ce cadre sans difficulté.

[86]                         Deuxièmement, nous ne partageons pas non plus l’opinion de nos collègues selon laquelle l’« intention » d’une autorité publique est un fait substantiel en litige dans le contexte d’une demande relative à une appropriation de fait (par. 53). Il s’agit encore une fois d’un écart injustifié par rapport à l’arrêt CFCP et à la jurisprudence antérieure de la Cour. Les faits substantiels dans le contexte d’une demande pour appropriation de fait concernent les effets de l’activité réglementaire de l’autorité publique, et non son intention.

[87]                         En l’espèce, la demande d’Annapolis relative à l’appropriation de fait découle du refus d’Halifax de procéder à un rezonage pour usage plus intensif (en anglais, « up‑zone ») sur des terrains vacants et boisés d’environ 1 000 acres appartenant à Annapolis (« terrains d’Annapolis »), c’est‑à‑dire d’en élargir les utilisations permises afin qu’Annapolis puisse les aménager commercialement en vue de projets de logement. L’utilisation proposée par Annapolis en vue de l’aménagement commercial est interdite, et ce, depuis de nombreuses années. Annapolis prétend maintenant qu’une résolution du conseil municipal d’Halifax prise en 2016 refusant le rezonage des terrains afin d’en permettre l’aménagement — une situation fréquente dans les municipalités partout au Canada — ainsi que les actes d’intrusion qu’aurait commis Halifax en encourageant le public à faire de la randonnée, du canot et de la baignade sur les terrains, donnent lieu à des demandes pour appropriation de fait, abus dans l’exercice d’une charge publique et enrichissement sans cause.

[88]                         Les demandes pour abus dans l’exercice d’une charge publique et enrichissement sans cause seront instruites au fond, et le tribunal pourrait accorder une réparation s’il conclut à la responsabilité d’Halifax. Si Annapolis obtient gain de cause, elle sera indemnisée pour le préjudice qu’a causé la conduite d’Halifax. Toutefois, ces questions sont différentes de la question de savoir si les faits allégués par Annapolis peuvent étayer une demande pour appropriation de fait selon les règles de common law applicables. La seule question en litige dans le présent pourvoi consiste à savoir si la demande relative à l’appropriation de fait devrait aussi être instruite.

[89]                         La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a refusé de rendre un jugement sommaire partiel à l’égard de la demande relative à l’appropriation de fait parce que le droit peut changer au moyen [traduction] « d’interprétations créatives de ce qui peut constituer une appropriation » et parce que l’intention d’une autorité publique peut être pertinente dans le cadre d’une demande relative à une appropriation de fait (2019 NSSC 341, 17 L.C.R. (2d) 1, par. 42 et 36). La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a accueilli l’appel et a rendu un jugement sommaire partiel (2021 NSCA 3, 455 D.L.R. (4th) 349). Elle a statué que la preuve déposée à l’appui de la motion, appréciée à la lumière de l’arrêt CFCP et de la jurisprudence antérieure, n’établit aucun fait substantiel en litige, que ce soit qu’Halifax a acquis un intérêt propriétal ou qu’Annapolis a perdu toutes les utilisations raisonnables de ses terrains. La Cour d’appel a également jugé que l’intention n’est pas un fait substantiel en litige dans le contexte d’une demande relative à une appropriation de fait.

[90]                         À notre avis, le présent pourvoi devrait être rejeté. Il n’y a aucun fait substantiel en litige quant à l’un ou l’autre des volets du test établi dans l’arrêt CFCP pour une demande relative à une appropriation de fait. Premièrement, Halifax n’a acquis aucun intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis ni aucun droit découlant de ceux‑ci. Elle a simplement refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains. Deuxièmement, la preuve non contredite montre qu’Annapolis n’a été privée d’aucune utilisation raisonnable — et encore moins de toutes les utilisations raisonnables — de ses terrains. Le zonage et les utilisations possibles des terrains d’Annapolis demeurent entièrement inchangés. Les terrains sont encore vacants et boisés, comme ils l’ont toujours été depuis qu’Annapolis les a acquis. Fait important, la Cour d’appel a, à juste titre, rappelé que conformément au jugement de notre Cour dans l’arrêt CFCP, l’existence d’un motif inapproprié de l’autorité publique n’est pas un facteur dans l’analyse et ne peut compenser le défaut de démontrer le respect des deux exigences reconnues pour une demande relative à une appropriation de fait. En conséquence, le jugement sommaire partiel a été rendu à bon droit, rejetant la demande relative à l’appropriation de fait puisqu’elle n’avait aucune véritable chance de succès sur le plan juridique.

[91]                         Selon la principale allégation d’Annapolis, le refus d’Halifax de modifier le zonage de ses terrains pour permettre l’aménagement résidentiel, combiné au fait qu’Halifax a agi délibérément pour obtenir l’avantage d’utiliser les terrains d’Annapolis comme parc public, constituent une appropriation de fait. Toutefois, le refus de modifier le zonage, dans les circonstances de l’espèce, ne peut établir l’existence d’une appropriation de fait, à moins que la Cour ne s’écarte des exigences de la common law selon lesquelles Halifax doit avoir acquis un intérêt bénéficiaire se rapportant à la propriété et doit avoir supprimé toutes les utilisations raisonnables des terrains. Nous refusons de modifier le droit établi pour permettre à Annapolis d’instruire sa demande au fond. À notre humble avis, l’opinion de nos collègues, qui accéderaient à la demande d’Annapolis en écartant l’arrêt CFCP rendu par la Cour à titre de précédent applicable, risque de changer radicalement la nature du droit de la planification municipale en offrant, dans des contextes similaires de rezonage, un gain inespéré aux promoteurs qui font de la spéculation aux frais des contribuables municipaux.

II.            Contexte

[92]                         Nous ne remettons pas en question le résumé que font nos collègues du contexte factuel et des décisions des tribunaux de juridiction inférieure, mais nous tenons à souligner les mesures précises qu’a prises Halifax et qui donnent lieu, selon Annapolis, à une appropriation de fait : (1) elle a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains d’Annapolis et d’attribuer un zonage de parc aux terrains et (2) elle a encouragé le public à accéder aux terrains sans autorisation.

[93]                         Des années 1950 jusqu’en 2014, Annapolis, une société de promotion immobilière, a acquis les terrains en question, des terrains vacants et boisés d’environ 1 000 acres. Annapolis espérait transformer les terrains en complexes domiciliaires et vendre l’aménagement dans le but de faire un profit. Les terrains d’Annapolis — qui sont toujours vacants et boisés — sont situés à côté de Blue Mountain‑Birch Cove Lakes Wilderness Area, une vaste aire de nature sauvage protégée par la loi intitulée Wilderness Areas Protection Act, S.N.S. 1998, c. 27.

[94]                         En 2006, Halifax a adopté la « Regional Municipal Planning Strategy » ([traduction] « Stratégie régionale de planification municipale »), un énoncé de politique orientant l’aménagement du territoire dans la municipalité. Cette politique, qui est essentiellement un énoncé de la vision de l’aménagement immobilier à long terme dans la municipalité, a été adoptée en vertu des lois intitulées Municipal Government Act, S.N.S. 1998, c. 18, et Halifax Regional Municipality Charter, S.N.S. 2008, c. 39 (« Charte d’Halifax »). Les deux lois exigent qu’Halifax mette en place une stratégie de planification municipale contenant des [traduction] « énoncés de politique » pour « orienter l’aménagement et la gestion de la municipalité », y compris « l’utilisation, la gestion et l’aménagement futurs des terres dans la municipalité » (Municipal Government Act, art. 212 à 214; Charte d’Halifax, art. 227 à 229). Les deux lois prévoient aussi expressément que [traduction] « [l]’adoption d’une stratégie de planification municipale ne constitue pas un engagement du conseil à entreprendre les projets qui y sont proposés » (Municipal Government Act, par. 217(2); Charte d’Halifax, par. 232(2) (nous soulignons dans les deux lois)).

[95]                         Dans le cadre de la Stratégie régionale de planification municipale d’Halifax de 2006, environ le tiers des terrains d’Annapolis sont désignés [traduction] « agglomération urbaine », ce qui signifie qu’ils pourraient être aménagés pour des complexes domiciliaires viabilisés d’ici 25 ans. Les deux tiers restants des terrains d’Annapolis sont désignés [traduction] « réserve urbaine », ce qui signifie qu’ils pourraient être aménagés après 25 ans. Toutefois, il ne peut y avoir d’aménagement viabilisé sur les terrains d’Annapolis que si Halifax adopte une résolution municipale autorisant un [traduction] « processus de planification secondaire » et modifie son règlement de zonage pour permettre l’aménagement résidentiel.

[96]                         À partir de 2007, Annapolis a insisté auprès d’Halifax pour que celle‑ci prenne les mesures législatives nécessaires afin de lui permettre d’aménager des complexes domiciliaires sur ses terrains. Halifax a toujours refusé de le faire, préférant maintenir le statu quo. En 2016, Halifax a adopté une résolution municipale déclarant qu’elle n’autoriserait pas un processus de planification secondaire sur les terrains d’Annapolis [traduction] « à ce moment‑ci ».

[97]                         La résolution municipale de 2016 refusant de modifier le zonage des terrains pour permettre l’aménagement voulu a donné lieu au litige en l’espèce. En 2017, Annapolis a poursuivi Halifax pour plus de 120 millions de dollars en raison de l’appropriation de fait alléguée de ses terrains ainsi que d’un abus dans l’exercice d’une charge publique et d’un enrichissement sans cause.

[98]                         Seul le volet relatif à l’appropriation de fait est en litige dans le présent pourvoi. Annapolis prétend qu’Halifax a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif de ses terrains parce qu’elle compte les utiliser comme parc et qu’Halifax a encouragé le public à accéder aux terrains sans autorisation pour y faire de la randonnée, du canot et de la baignade. Annapolis affirme également qu’Halifax a refusé d’attribuer un zonage de parc aux terrains parce qu’elle aurait alors eu l’obligation légale d’acheter les terrains dans un délai d’un an (voir Municipal Government Act, art. 222; Charte d’Halifax, art. 237). Les principales allégations d’appropriation de fait que formule Annapolis sont énoncées dans sa déclaration modifiée, datée du 22 mars 2017, aux par. 111‑112 :

     [traduction] [Halifax] a exproprié de fait les terrains d’Annapolis en vue de les utiliser comme parc public. [Halifax] a retardé et bloqué toutes les tentatives d’Annapolis d’aménager ses terrains et a, de même, délibérément évité d’attribuer expressément un zonage aux terrains d’Annapolis pour échapper à son obligation de l’indemniser. Ce faisant, elle a obtenu l’utilisation des terrains d’Annapolis comme parc public et a privé Annapolis de toute utilisation de ses terrains.

     En effet, [Halifax] encourage les membres du public à utiliser les terrains d’Annapolis comme parc. En plus d’une variété d’autres activités de plein air, les membres du public font de la randonnée, du vélo, du canot, du camping et de la baignade sur les terrains d’Annapolis comme si [Halifax] détenait ces terrains en tant que parc.

      (d.a., vol. I, p. 146)

[99]                         Comme nous l’expliquerons, aucun de ces actes allégués, seuls ou en association avec d’autres, ne constitue une appropriation de fait.

III.         Droit

A.           La Cour ne devrait pas s’écarter du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP concernant une appropriation de fait

(1)          Introduction

[100]                      Nos collègues affirment que le cadre d’analyse servant à établir s’il y a eu appropriation de fait est celui qui est énoncé par la Cour dans l’arrêt CFCP, lorsqu’il est « correctement interprété » (par. 44). Avec égards, nos collègues s’éloignent ainsi de l’arrêt CFCP en élargissant de manière inappropriée l’exigence relative à l’acquisition qui y est énoncée — à savoir que les mesures réglementaires de l’autorité publique doivent donner lieu à « l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien » — pour inclure tout « avantage » qui revient à l’autorité publique, que ce qui a été acquis soit propriétal ou non et que ce qui a été acquis corresponde ou non à ce qui a été supprimé. Nos collègues s’écartent du précédent et modifient la common law, même si les tribunaux de common law au Canada ont appliqué l’arrêt CFCP sans difficulté et qu’aucun tribunal n’a exprimé de préoccupation quant à l’incertitude ou à l’imprécision de l’état du droit.

[101]                      Nos collègues en arrivent à cette compréhension de l’exigence relative à l’acquisition en analysant l’arrêt CFCP et la jurisprudence citée par la juge en chef McLachlin, même si celle‑ci a fait référence à « un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou [u]n droit découlant de ce bien » plutôt qu’à un simple « avantage ». En élargissant l’exigence relative à l’acquisition, nos collègues font en quelque sorte droit à la demande d’Annapolis, qui souhaite que la Cour [traduction] « revoie le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP en raison de la confusion causée par le concept de l’“acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien” » (m.a. en réponse aux intervenants, par. 27). Annapolis a invité la Cour à abandonner l’exigence relative à l’acquisition de l’arrêt CFCP parce qu’il s’agissait [traduction] « d’un nouvel élément », « d’un écart par rapport à la jurisprudence établie » et « d’une partie non requise de l’analyse » (m.a., par. 36, 45 et 52). Selon Annapolis, [traduction] « une appropriation ne nécessite pas qu’il y ait acquisition » (m.a., par. 59; voir aussi par. 66).

[102]                      Annapolis a notamment cité le point de vue de plusieurs commentateurs à l’appui de sa position selon laquelle [traduction] « l’analyse de la Cour dans l’arrêt CFCP, si elle est prise littéralement, abolit bel et bien la responsabilité pour une appropriation de fait » (m.a., par. 9; voir aussi par. 35 et 52). Annapolis a affirmé que la portée de l’arrêt CFCP devrait être [traduction] « limitée à son contexte factuel » (m.a., par. 36) et a fait mention de commentaires similaires suggérant que la Cour avait fait erreur en incluant dans l’analyse l’exigence d’acquisition d’un intérêt bénéficiaire (m.a., par. 89‑92). Annapolis a également critiqué l’arrêt CFCP en faisant valoir que la conduite du gouvernement peut donner lieu à une appropriation de fait sans qu’il y ait nécessairement eu acquisition de quoi que ce soit (m.a., par. 62).

[103]                     Soit dit en tout respect, nous sommes en désaccord avec nos collègues, qui proposent de s’écarter de l’exigence relative à l’acquisition établie dans l’arrêt CFCP. En contournant cette exigence, nos collègues accèdent en fait à la demande de l’intervenante la Canadian Constitution Foundation, qui voudrait que la Cour [traduction] « réexamine » le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP en mettant l’accent sur « l’incidence de la mesure gouvernementale sur les droits du propriétaire, et non pas ce qui a été acquis par le gouvernement », de sorte que l’exigence relative à l’acquisition établie dans l’arrêt CFCP devienne « largement superflue » (m.i., par. 6 et 9).

[104]                     Comme nous l’expliquons ci‑dessous, suivant l’arrêt CFCP et la jurisprudence qui y est citée, il n’y a appropriation de fait que s’il y a à la fois acquisition et privation correspondante d’un intérêt propriétal supprimant toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds. Nous ne sommes pas non plus d’accord avec nos collègues lorsqu’ils affirment au par. 38 que le terme « intérêt bénéficiaire » dans l’exigence relative à l’acquisition se rapporte à l’effet d’une mesure réglementaire sur le propriétaire et non à la question de savoir si un intérêt propriétal a été acquis par l’autorité publique. Bien qu’une demande pour appropriation de fait concerne l’effet d’une mesure réglementaire sur le propriétaire du bien‑fonds, l’exigence relative à la suppression reflète cette considération. Cette exigence est distincte de celle relative à l’acquisition, qui est axée sur la question de savoir si l’autorité publique a acquis un intérêt propriétal. De plus, contrairement à la position d’Annapolis, l’arrêt CFCP maintient la distinction entre les appropriations de droit et les appropriations de fait : une appropriation de droit nécessite l’acquisition d’un titre légal (comme lorsqu’une autorité publique invoque le cadre législatif de l’expropriation), tandis qu’une appropriation de fait nécessite l’acquisition d’un intérêt propriétal sans titre légal.

(2)          Une appropriation de fait nécessite l’acquisition et une privation correspondante d’un intérêt propriétal

[105]                     L’arrêt CFCP et la jurisprudence qui y est citée — les arrêts Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101, La Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533, et Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696 — illustrent la façon dont le cadre d’analyse relatif à une appropriation de fait devrait être appliqué. Dans deux de ces affaires, la demande relative à l’appropriation de fait a été accueillie (Manitoba Fisheries et Tener); dans les deux autres, la demande a été rejetée (Mariner et CFCP). Nous discuterons brièvement de chaque affaire.

a)              Manitoba Fisheries

[106]                     Dans l’arrêt Manitoba Fisheries, la Cour a jugé qu’une loi fédérale accordant un monopole d’exportation de poisson à une société d’État, lequel a entraîné la fermeture d’une entreprise privée d’exportation de poisson, constituait une appropriation de fait de l’achalandage de cette entreprise. La Cour a conclu que l’achalandage de l’entreprise constituait un « bien » (p. 110 et 118). La loi en question a entraîné une appropriation de fait (mais pas de droit) parce qu’elle a eu « pour effet » de priver l’entreprise de son achalandage et de le transférer à la société d’État (p. 118). Elle a fait en sorte que l’entreprise a perdu toutes les utilisations raisonnables de son achalandage et a causé l’« anéantissement » de « toute [son] entreprise » (p. 115). La Cour a également souligné la correspondance entre l’acquisition et la privation : l’achalandage que l’entreprise a perdu « a été acquis par un organisme fédéral de par la force d’une loi »; l’entreprise a donc été « privée d’un bien que le gouvernement a acquis » (p. 110).

b)             Tener

[107]                     Dans l’arrêt Tener, la Cour a conclu que la Couronne du chef de la Colombie‑Britannique a procédé à une appropriation de fait en refusant de délivrer des permis d’utilisation de parc aux propriétaires de concessions minières enregistrées dans un parc provincial. Ce refus de délivrer les permis a eu pour effet que les droits miniers ne pouvaient plus être exploités par extraction. Le juge Estey, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, a statué que les actions de la Couronne avaient privé les propriétaires de leur capacité d’accéder aux minéraux et de les extraire, un « droit » et un « droit de propriété » que la Couronne leur avait accordé en leur donnant le titre de propriété des concessions minières (p. 553‑554 et 556‑557). La Couronne a effectivement repris une partie du droit de propriété en refusant de permettre l’accès (p. 563). Les propriétaires ont ainsi conservé le titre légal d’un intérêt propriétal (les concessions minières enregistrées), mais cet intérêt était devenu à toutes fins pratiques inutile. L’existence d’une appropriation de fait (mais pas de droit) a été établie. Le droit d’extraction minière, bien que légalement conservé, a en pratique été perdu par les propriétaires des concessions enregistrées, pour être repris par la Couronne. La privation correspondait donc à l’acquisition.

c)              Mariner

[108]                     Dans l’arrêt Mariner, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a jugé que la province n’avait pas procédé à une appropriation de fait d’un bien‑fonds du demandeur situé sur une plage provinciale en refusant de lui permettre d’y construire des habitations unifamiliales. Le juge Cromwell (plus tard juge de notre Cour) a affirmé qu’une appropriation de fait nécessite [traduction] « une acquisition de même qu’une privation » (p. 732 (en italique dans l’original)). Il a souligné le caractère propriétal de ce qui doit être acquis (p. 730 et 732). Le juge Cromwell a également souligné que les arrêts Tener et Manitoba Fisheries exigeaient tous deux que l’acquisition corresponde à la privation : dans l’arrêt Tener, [traduction] « la Couronne avait acquis de nouveau en fait, mais pas en droit, les droits miniers » (p. 731 (nous soulignons)), tandis que dans l’arrêt Manitoba Fisheries, « [l]e point fondamental [. . .] est que le bien que [la société privée] avait, en fait, perdu était le bien qu’avait obtenu, en fait, la nouvelle société fédérale » (p. 731 (nous soulignons)). Dans l’arrêt Mariner, par contre, il n’y avait pas eu d’appropriation de fait. Le juge Cromwell a conclu que [traduction] « la perte de valeur économique découlant de la réglementation de l’utilisation des terres ne constitue pas une appropriation d’un bien‑fonds » (p. 700). La province n’avait rien acquis en raison de la désignation par règlement de la propriété en tant que plage, et le demandeur n’avait pas pratiquement perdu tous ses droits de propriété (p. 700). Comme l’a fait remarquer le juge Cromwell, [traduction] « [a]u Canada, la réglementation détaillée et restrictive en matière d’utilisation des terres est la norme. Il a été déterminé qu’une telle réglementation, presque sans exception, ne constitue pas une expropriation donnant droit à une indemnisation » (p. 713). Il a statué que [traduction] « ce qui, dans sa forme, est un règlement ne sera considéré comme étant une expropriation que lorsque pratiquement tous les attributs du droit de propriété auront été enlevés » (p. 717).

d)             CFCP

[109]                     Enfin, dans l’arrêt CFCP, la Cour a statué que la ville de Vancouver n’avait pas effectué une appropriation de fait du terrain de CFCP (un corridor ferroviaire) en adoptant un règlement interdisant à CFCP d’aménager le terrain à des fins résidentielles et commerciales. La juge en chef McLachlin a jugé que le gel de l’aménagement par la ville n’avait pas entraîné l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le terrain de CFCP; le gel était simplement une « assurance que le terrain sera utilisé ou aménagé selon [l]a vision [de la ville], sans même exclure l’utilisation antérieure ou actuelle du terrain » (par. 33). Il ne s’agissait « pas d[u] type d’avantage » pouvant être considéré comme une appropriation (par. 33). La ville n’avait pas non plus supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds de CFCP, parce que rien n’empêchait CFCP d’utiliser son terrain pour exploiter un chemin de fer — la seule utilisation antérieure — ou de louer le terrain ou de l’aménager autrement conformément au règlement (par. 34). Ainsi, CFCP n’a pas subi de privation et la ville n’a pas bénéficié d’une acquisition. La demande relative à une appropriation de fait a été rejetée.

e)              Conclusion

[110]                     L’arrêt CFCP et la jurisprudence qui y est citée montrent qu’il ne peut y avoir appropriation de fait que s’il y a à la fois acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien et suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien. L’intérêt doit être propriétal — il ne peut simplement s’agir d’un « avantage » — et l’acquisition doit correspondre à la privation. L’ouvrage de K. Horsman et G. Morley, dir., Government Liability : Law and Practice (feuilles mobiles), § 5:1, sur lequel s’appuient nos collègues (aux par. 18‑20), confirme ces exigences : une « appropriation » est [traduction] « l’acquisition forcée par la Couronne d’une propriété privée [. . .] à des fins publiques » (nous soulignons). Les auteurs reconnaissent aussi que, [traduction] « [e]n droit de l’appropriation, seuls les droits qui sont propriétaux et acquis [. . .] peuvent donner lieu à une indemnisation » (§ 5:8) et que « [l]e droit canadien reconnaît que les gouvernements ont la possibilité de restreindre considérablement les utilisations potentielles des propriétés sans donner naissance à un droit à une indemnisation » (§ 5:13).

(3)          Il n’y a pas lieu de modifier la common law

[111]                     Nous estimons que nos collègues n’ont fourni aucun fondement sur lequel la Cour pourrait s’appuyer pour s’écarter de l’exigence relative à l’acquisition telle qu’elle a été formulée dans l’arrêt CFCP. Ils ne proposent pas qu’il faut s’écarter du précédent pour permettre à la common law de suivre l’évolution de la société, pour préciser un principe juridique ou pour éliminer une contradiction en droit, qui sont quelques‑uns des motifs habituels justifiant l’évolution de la common law (voir Friedmann Equity Developments Inc. c. Final Note Ltd., 2000 CSC 34, [2000] 1 R.C.S. 842, par. 42; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 668‑669 et 679).

[112]                     Au contraire, les tribunaux de common law du Canada ont appliqué sans difficulté le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP. Aucun tribunal n’a exprimé de préoccupation portant que ce cadre était inapplicable ou inutilement complexe (voir Colombie‑Britannique : FortisBC Energy Inc. c. Surrey (City), 2013 BCSC 2382, 112 L.C.R. 89, par. 411 et 418‑419; Compliance Coal Corporation c. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2020 BCSC 621, 13 L.C.R. (2d) 215, par. 92‑101; Alberta : Genesis Land Development Corp. c. Alberta, 2009 ABQB 221, 471 A.R. 1, par. 127‑129 et 141‑142, conf. par 2010 ABCA 148, 477 A.R. 390; Kalmring c. Alberta, 2020 ABQB 81, 11 Alta. L.R. (7th) 177, par. 68 et 79‑82; Altius Royalty Corporation c. Alberta, 2021 ABQB 3, 23 Alta. L.R. (7th) 105, par. 27 et 44‑47, conf. par 2022 ABQB 255; Ontario : Club Pro Adult Entertainment Inc. c. Ontario (2006), 27 B.L.R. (4th) 227 (C.S.J.) (« Club Pro (C.S.J.) »), par. 77‑78 et 82, inf. en partie pour d’autres motifs par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47; Railink Canada Ltd. c. Ontario (2007), 95 L.C.R. 17 (C.S.J.), par. 19; Nouvelle‑Écosse : Taylor c. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, 298 N.S.R. (2d) 116, par. 74 et 82‑85, conf. par 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300; Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Lynch c. St. John’s (City), 2016 NLCA 35, 400 D.L.R. (4th) 62, par. 54‑63; Sun Construction Company Limited c. Conception Bay South (Town), 2019 NLSC 102, 87 M.P.L.R. (5th) 256, par. 13 et 15; Gosse c. Conception Bay South (Town), 2021 NLCA 23, 16 L.C.R. (2d) 123, par. 30 et 46; KMK Properties Inc. c. St. John’s (City), 2021 NLSC 122, 19 M.P.L.R. (6th) 150, par. 18, 40 et 47‑50; Cour fédérale : Dennis c. Canada, 2013 CF 1197, 114 L.C.R. 1, par. 21‑24, conf. par 2014 CAF 232; Calwell Fishing Ltd. c. Canada, 2016 CF 312, par. 173 et 249‑252 (CanLII); Anglehart c. Canada, 2016 CF 1159, [2017] 2 R.C.F. 74, par. 160‑161, conf. par 2018 CAF 115, [2019] 1 R.C.F. 504; territoire du Yukon : Northern Cross (Yukon) Ltd. c. Yukon (Energy, Mines and Resources), 2021 YKSC 3, 16 L.C.R. (2d) 1, par. 285 et 309, inf. en partie pour d’autres motifs par 2021 YKCA 6, 79 C.C.L.T. (4th) 179). Nos collègues ne suggèrent pas que les tribunaux de juridiction inférieure ont appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP avec difficulté, mais affirment simplement, sans en dire davantage, que « beaucoup » de ces tribunaux au Canada ont appliqué ce cadre incorrectement (par. 41).

[113]                     Nous constatons aussi qu’au moins un tribunal a refusé de laisser tomber l’exigence relative à l’acquisition prévue dans l’arrêt CFCP, comme le propose Annapolis en l’espèce (Altius Royalty Corporation c. Her Majesty the Queen in Right of Alberta, 2022 ABQB 255, par. 76 (CanLII)), tandis qu’un autre a rejeté la proposition selon laquelle l’arrêt CFCP est incompatible avec les arrêts Tener et Manitoba Fisheries et a affirmé que [traduction] « le droit est très bien établi sur cette question » (Club Pro (C.S.J.), par. 78, la juge Spies).

[114]                     Voilà qui confirme, à notre avis, que l’arrêt CFCP est bien établi en droit et qu’il n’y a aucune raison de le modifier.

(4)          S’écarter de l’arrêt CFCP exposera les municipalités partout au Canada à une responsabilité financière considérable lorsqu’elles règlementent l’utilisation des terres

[115]                     La reformulation que font nos collègues de l’exigence relative à l’acquisition et le fait qu’ils s’écartent de l’arrêt CFCP à titre de précédent ont d’importantes conséquences. Cela élargit de manière dramatique la responsabilité potentielle des municipalités qui règlementent l’utilisation des terres dans l’intérêt public et remet en question le droit établi selon lequel le refus de procéder à un rezonage pour usage plus intensif ne constitue pas une appropriation de fait.

[116]                     Par exemple, aux p. 557 et 564 de l’arrêt Tener, le juge Estey a affirmé que, « [n]ormalement, au pays, [. . .] le zonage ou le changement de zonage ne donne pas lieu à indemnisation. [. . .] L’imposition d’un règlement de zonage et la réglementation de certaines activités sur les biens‑fonds [. . .] n’ajoutent rien à la valeur de la propriété publique. »

[117]                     De la même façon, aux p. 713 et 734 de l’arrêt Mariner, le juge Cromwell a déclaré qu’il [traduction] « est bien établi en droit [. . .] que la réglementation de l’utilisation des terres qui a pour effet de diminuer la valeur de celles‑ci n’entraîne pas une expropriation. [. . .] [N]ormalement, le rezonage pour des usages plus ou moins intensifs ne donne pas lieu à une indemnisation. [. . .] Les gels de développement ont toujours été considérés comme ne faisant pas naître de droits à l’indemnisation ».

[118]                     Ce principe établi en droit, que nos collègues proposent maintenant de mettre de côté, a été résumé de manière utile par E. C. E. Todd dans The Law of Expropriation and Compensation in Canada (2e éd. 1992), p. 22‑23 :

      [traduction] Par l’imposition, la suppression ou la modification de contrôles relatifs à l’utilisation des terres, une autorité publique peut augmenter ou diminuer considérablement la valeur d’une terre en modifiant les utilisations permises qui peuvent en être faites. Dans un tel cas, en l’absence de disposition législative expresse contraire, un propriétaire n’a pas droit à une indemnisation ni à aucun autre recours, même si l’approbation du lotissement ou le changement de zonage est refusé ou si l’aménagement est bloqué ou gelé en vertu des pouvoirs de planification prévus par la loi afin, par exemple, de faciliter l’acquisition future du terrain à des fins publiques. [Notes en bas de page omises.]

Voir aussi S. E. Hamill, « Common Law Property Theory and Jurisprudence in Canada » (2015), 40 Queen’s L.J. 679, p. 703 ([traduction] « Tant que le propriétaire peut continuer à utiliser son bien comme il l’a toujours fait, il ne peut pas être considéré comme ayant subi une perte reconnue en droit »); S. M. Makuch, N. Craik et S. B. Leisk, Canadian Municipal and Planning Law (2e éd. 2004), p. 212 ([traduction] « les tribunaux seraient bien avisés de rester fidèles à leur approche traditionnelle, qui est conforme aux hypothèses générales d’absence d’indemnisation pour les décisions de planification et de la possibilité pour les municipalités de répartir les avantages et les charges de la planification »).

B.            L’intention n’est pas un fait substantiel en litige pour une demande relative à une appropriation de fait

[119]                     Nous sommes aussi respectueusement d’avis que nos collègues s’écartent davantage du précédent lorsqu’ils affirment que « l’intention peut constituer un “fait substantiel” dans le contexte d’une demande relative à une appropriation par interprétation » (par. 53). Cet énoncé contredit leurs affirmations selon lesquelles « [l]’intention de l’autorité publique n’est pas un élément de l’analyse relative à l’appropriation par interprétation en common law » (par. 52 (en italique dans l’original)) et que « l’objectif sous‑jacent que vise une autorité publique [. . .] n’est ni nécessaire ni suffisant » (par. 57). À notre avis, l’intention n’est pas un élément du test relatif à une appropriation de fait ou par interprétation; elle ne constitue pas non plus un fait substantiel en litige appuyant une telle demande.

[120]                     Nos collègues cherchent à rapprocher leurs positions contradictoires en affirmant que « l’intention de l’État de s’approprier le bien‑fonds par interprétation, si le demandeur réussit à la démontrer, peut appuyer la conclusion selon laquelle le propriétaire foncier a perdu toutes les utilisations raisonnables de son terrain » (par. 53). Encore une fois, nous ne sommes pas de cet avis. Bien que l’intention de l’autorité publique puisse fournir un contexte narratif ou être pertinente dans le cadre d’un recours en droit administratif visant à établir que ses actions étaient ultra vires, c’est‑à‑dire que l’autorité a agi à des fins illégitimes ou de mauvaise foi (voir Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 28; Mariner, p. 717‑718; CFCP, par. 10‑37), elle n’est pas pertinente dans le cadre d’une demande relative à une appropriation de fait, qui concerne l’effet des mesures prises par l’autorité publique, et non son intention.

[121]                     Selon notre interprétation, aucun des trois précédents cités par nos collègues ne soutient leur position selon laquelle l’intention est un fait substantiel en litige pour une demande relative à une appropriation de fait. Nos collègues s’appuient d’abord, au par. 54, sur l’arrêt Ulster Transport Authority c. James Brown & Sons, Ltd., [1953] N.I. 79 (C.A.) (cité dans l’arrêt Manitoba Fisheries), p. 113 et 116. Mais la question dans l’arrêt Ulster consistait à savoir si des dispositions législatives visant à limiter les activités des déménageurs, dûment interprétées, étaient ultra vires parce qu’elles donnaient bel et bien lieu à l’appropriation d’un bien‑fonds sans indemnisation, malgré qu’une telle appropriation soit interdite par la loi. La discussion sur l’intention dans l’arrêt Ulster portait sur l’intention législative, exprimée objectivement, plutôt que sur l’intention ou le motif subjectif de l’autorité publique responsable de l’appropriation. Le lord juge en chef MacDermott a fait référence à la rédaction [traduction] « délibérée et intentionnelle », mais se demandait quelle « était l’intention [des dispositions législatives] » et a invoqué le principe selon lequel « [l]e Parlement est présumé vouloir l’effet nécessaire produit par ses lois » (p. 112). Il a ajouté, à la p. 114 : « Quels qu’aient réellement été les motifs [du législateur], c’est l’intention du législateur, telle qu’elle ressort de ses termes, qui doit guider le tribunal . . . »

[122]                     Deuxièmement, nos collègues invoquent au par. 55 l’arrêt Lynch, par. 60 et 62, qui portait sur la question de savoir si le refus de la ville de St. John’s d’autoriser tout aménagement équivalait à une expropriation du bien‑fonds des demandeurs. Les mesures prises par la ville ont eu pour effet d’enlever aux demandeurs le droit de s’approprier les eaux souterraines de leur bien‑fonds et de donner à la ville un intérêt bénéficiaire dans celui‑ci, consistant en un droit à un débit continu d’eaux souterraines non contaminées. Les droits fonciers des demandeurs découlant d’une concession de la Couronne ont ainsi été réduits. Toutefois, ni les paragraphes cités ni la décision dans son ensemble ne donnent à croire que l’intention est un fait substantiel en litige pour une demande relative à une appropriation de fait. L’affaire concernait l’effet des mesures prises par la ville qui [traduction] « devaient » supprimer le droit des demandeurs de s’approprier les eaux souterraines sur leur terrain (par. 60).

[123]                     Enfin, au par. 56, nos collègues s’appuient sur l’arrêt Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591 (C.A. Qc), où il s’agissait d’établir si un règlement de zonage et les mesures prises par la ville de Montréal pour clôturer le terrain du propriétaire afin de l’incorporer dans un parc public constituaient une « expropriation déguisée » sous le régime du droit civil québécois. Nos collègues écrivent que la ville « a [. . .] manifesté son intention » en refusant d’enlever différentes structures sur le terrain du demandeur et son « intention [. . .] renforçait la conclusion qu’il y avait eu expropriation déguisée ». Cependant, la référence de nos collègues à l’intention « manifestée » montre que l’accent doit être mis sur l’effet, ou l’intention telle qu’elle a été exprimée, plutôt que sur l’intention elle‑même. Et toute intention qui « renforce » une conclusion qu’il y a eu expropriation déguisée ne fait que confirmer une telle conclusion; elle ne permet pas de tirer cette conclusion. À notre humble avis, l’arrêt Benjamin n’appuie pas la pertinence de l’intention pour une demande relative à une appropriation de fait.

[124]                     La mention de l’« abus de droit » dans l’arrêt Benjamin n’indique pas qu’il en soit autrement. Une « expropriation déguisée » est en soi un abus de pouvoir, parce qu’une municipalité qui utilise son pouvoir réglementaire dans le but de priver un propriétaire de la jouissance de sa propriété agit d’une manière incompatible avec le pouvoir délégué de la municipalité (Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577, par. 27). C’est ainsi que l’expression « abus de droit », mentionnée dans l’arrêt Benjamin, a été utilisée par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Lorraine (2016 QCCA 1803, 59 M.P.L.R. (5th) 192, par. 13) et a été interprétée par la suite (voir Pillenière, Simoneau c. Ville de Saint‑Bruno‑de‑Montarville, 2021 QCCS 4031, 19 M.P.L.R. (6th) 275, par. 112). Cette analyse est axée sur l’effet de l’action municipale et ne donne pas à penser qu’une intention ou un motif soit requis dans le cadre d’une cause d’action distincte visant l’obtention d’une indemnisation pour une expropriation déguisée.

[125]                     Au contraire, les tribunaux du Québec ont expressément statué que l’intention de l’autorité publique n’est pas pertinente sous le régime du droit civil québécois en matière d’expropriation déguisée. La doctrine de l’expropriation déguisée est fondée sur l’art. 952 du Code civil du Québec, qui est axé sur l’effet des mesures prises par l’autorité publique. La Cour d’appel du Québec l’a récemment confirmé dans l’arrêt unanime Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350, par. 29 (CanLII) :

     Par ailleurs, la bonne ou la mauvaise foi de la municipalité — le caractère fautif de son comportement — n’est pas pertinente à l’analyse, c’est « l’effet même du règlement » qui importe. C’est ainsi que lorsque la Cour suprême utilise la notion d’abus pour qualifier l’expropriation déguisée, elle réfère à l’exercice abusif du pouvoir de réglementer afin de procéder, de facto, à une expropriation sans verser l’indemnité exigée notamment par l’article 952 du Code civil du Québec. La validité du règlement restrictif d’usage n’est, par conséquent, pas un obstacle à l’existence d’une expropriation déguisée. [Nous soulignons; notes en bas de page omises.]

[126]                     Nous souscrivons également à l’affirmation de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse selon laquelle la décision de la Cour dans l’arrêt Lorraine, par. 2, n’étaye pas l’avis du juge saisi de la motion, exprimé aux par. 35‑36, portant que le [traduction] « motif caché » qu’aurait eu Halifax est pertinent pour la demande relative à l’appropriation de fait. Dans l’arrêt Dupras, la Cour d’appel du Québec a correctement expliqué la portée de l’arrêt Lorraine dans le passage cité ci‑dessus : « . . . lorsque la Cour suprême utilise la notion d’abus pour qualifier l’expropriation déguisée, elle réfère à l’exercice abusif du pouvoir de réglementer afin de procéder, de facto, à une expropriation sans verser l’indemnité exigée notamment par l’article 952 du Code civil du Québec ». Nous ne souscrivons donc pas au point de vue exprimé par le juge saisi de la motion et par Annapolis selon lequel l’arrêt Lorraine soutient la pertinence du motif dans le cadre d’une demande relative à une expropriation déguisée — un point de vue que même nos collègues s’abstiennent d’approuver.

[127]                     Cela dit, nous ne contestons pas les remarques générales que font nos collègues aux par. 47‑48 sur le droit québécois de l’expropriation déguisée. Nous observons toutefois que, si nos collègues décrivent l’expropriation déguisée au titre de l’art. 952 du Code civil du Québec comme un « régime de responsabilité sans faute », ce que les sources québécoises entendent par là est qu’une faute, au sens de fins ou motifs illégitimes ou de mauvaise foi, n’est pas nécessaire. Néanmoins, le critère relatif à l’expropriation déguisée demeure extrêmement rigoureux : il doit y avoir une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, qui rend son utilisation impossible ou qui équivaut à une véritable confiscation de la propriété. Comme l’a expliqué la Cour d’appel du Québec en faisant référence à l’absence de faute dans l’arrêt Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375, par. 17 (CanLII) :

      Or, absence de faute lors de l’élaboration des objectifs gouvernementaux ne veut pas dire qu’il n’y a pas un lien de droit entre l’appelante et l’intimée, si démonstration est faite de ce qu’elle allègue. Dans Wallot c. Québec (Ville), [2011 QCCA 1165, par. 45‑47], notre Cour précisait que pour qu’un règlement soit considéré comme ayant un effet d’expropriation déguisée, il doit équivaloir à une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, c’est‑à‑dire en rendre l’usage impossible, ou encore équivaloir à une véritable confiscation de l’immeuble. Dans un tel cas, le règlement qui ne permet au propriétaire d’exercer aucun usage sur son terrain n’est pas un règlement de zonage, mais une expropriation. La question de la bonne ou mauvaise foi de la municipalité, ou de sa « faute », devient alors tout à fait secondaire, pour ne pas dire sans pertinence. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]

Voir aussi Wallot c. Québec (Ville), 2011 QCCA 1165, 24 Admin. L.R. (5th) 306, par. 41‑54; Municipalité de Saint‑Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402, 7 R.P.R. (6th) 16, par. 64‑65; Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2037, par. 29 (CanLII); Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18, 32 C.E.L.R. (4th) 231, par. 113‑114; Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, 98 M.P.L.R. (5th) 9, par. 64‑65; Ville de Saint‑Rémi c. 9120‑4883 Québec inc., 2021 QCCA 630, par. 25‑26 (CanLII); Dupras, par. 27‑29.

[128]                     Par conséquent, le droit québécois de l’expropriation déguisée ne soutient pas la pertinence du motif ou de l’intention en matière d’appropriation de fait sous le régime de la common law.

[129]                     Nous souscrivons donc à la conclusion de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, au par. 75, selon laquelle le droit de l’appropriation de fait est [traduction] « clair et établi » : le motif ou l’intention d’une autorité publique n’est pas un fait substantiel en litige pour une telle demande et « ne peut compenser le défaut de démontrer que les deux éléments requis pour une expropriation de fait sont respectés ».

[130]                     Nous allons maintenant appliquer le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP à la motion en jugement sommaire partiel en cause en l’espèce.

IV.         Application

A.           Introduction

[131]                     À notre avis, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse n’a pas commis d’erreur en accueillant la motion pour jugement sommaire partiel. Il n’y a pas de véritable question de fait en litige nécessitant un procès pour l’un ou l’autre des volets du cadre d’analyse relatif à une appropriation de fait, tous deux devant être respectés pour qu’Annapolis puisse obtenir gain de cause. Nous ne souscrivons pas à la conclusion de nos collègues, au par. 63, selon laquelle il y a « de vastes questions de fait importantes devant être tranchées », non plus qu’à leur conclusion, au par. 61, selon laquelle la Cour d’appel « n’était tout simplement pas d’accord quant à la manière dont le juge saisi de la motion a exercé son pouvoir discrétionnaire ». Compte tenu de l’état du droit énoncé dans l’arrêt CFCP, la demande relative à l’appropriation de fait d’Annapolis n’a aucune véritable chance de succès et devrait être rejetée.

B.            Le test applicable au jugement sommaire en Nouvelle‑Écosse

[132]                     Un jugement sommaire peut être rendu si aucune véritable question litigieuse ne requiert un procès (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 34). Le test applicable au jugement sommaire sur la preuve dans le cadre d’une action au titre de l’art. 13.04 des Nova Scotia Civil Procedure Rules (« Règles ») a été abordé par la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse dans l’arrêt Shannex Inc. c. Dora Construction Ltd., 2016 NSCA 89, 58 C.L.R. (4th) 1, par. 34. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a statué que l’art. 13.04 des Règles pose cinq questions séquentielles, dont seules les trois premières sont pertinentes en l’espèce :

                        Premièrement, la cause révèle‑t‑elle une véritable question de fait litigieuse — c’est‑à‑dire une question qui aurait une incidence sur le résultat (qu’il s’agisse d’une pure question de fait ou d’une question mixte de fait et de droit)? Si la réponse est « oui », la question ne devrait pas être tranchée par jugement sommaire. Si la réponse est « non », le tribunal passe à la deuxième question.

                        Deuxièmement, la cause exige‑t‑elle qu’une question de droit (soit une pure question de droit, soit une question mixte de fait et de droit) soit tranchée? Si les réponses aux première et deuxième questions sont toutes deux « non », un jugement sommaire doit être rendu. Si les réponses aux première et deuxième questions sont respectivement « non » et « oui », indiquant seulement une question de droit, le tribunal passe alors à la troisième question.

                        Troisièmement, le tribunal peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, accorder ou refuser un jugement sommaire. Le tribunal doit se demander si la cause a une véritable chance de succès. Si la réponse est « non », un jugement sommaire doit être rendu. Si la réponse est « oui », le tribunal décide s’il doit, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, trancher définitivement la question de droit.

[133]                     Si le juge saisi de la motion applique un mauvais principe de droit ou commet une erreur relativement à une pure question de droit, la norme de contrôle applicable sera celle de la décision correcte (Hryniak, par. 84).

[134]                     À notre avis, la motion d’Halifax en vue d’obtenir un jugement sommaire partiel peut être accueillie au titre de l’art. 13.04 des Règles sur la base de la troisième question énoncée dans l’arrêt Shannex. Nous souscrivons à l’idée que la flexibilité est de mise afin de permettre que des demandes inédites soient tranchées par jugement sommaire ou qu’elles procèdent au fond (voir R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 21; Warman c. Law Society of Alberta, 2015 ABCA 368, 609 A.R. 83, par. 6; Condominium Corp. No. 0321365 c. Cuthbert, 2016 ABCA 46, 612 A.R. 284, par. 35; Rudichuk c. Genesis Land Development Corp., 2020 ABCA 42, 98 Alta. L.R. (6th) 339, par. 35; Wallbridge c. Brunning, 2018 ONCA 363, 422 D.L.R. (4th) 305, par. 26). En l’espèce, toutefois, la demande présentée par Annapolis relativement à l’appropriation de fait n’a aucune véritable chance de succès.

(1)          Il n’y a pas de véritable question de fait en litige quant à l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis ou d’un droit découlant de ceux‑ci, que ce soit par le refus de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains ou par sa prétendue incitation auprès du public à accéder aux terrains sans autorisation

[135]                     Ni la résolution municipale de 2016 par laquelle Halifax a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains d’Annapolis ni les mesures qu’aurait prises Halifax pour inciter le public à accéder aux terrains sans autorisation ne soulèvent de véritable question de fait en litige quant à l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains ou d’un droit découlant de ceux‑ci.

[136]                     Par la résolution municipale, Halifax n’a fait que maintenir le statu quo en refusant de permettre que des terrains qui ont toujours été vacants et boisés situés à côté d’une zone de nature sauvage protégée soient aménagés en quartiers résidentiels viabilisés. Il n’importe pas que la Stratégie régionale de planification municipale de 2006, en tant qu’énoncé de politique, indiquait que l’aménagement résidentiel viabilisé faisait partie des utilisations futures possibles des terrains d’Annapolis. La Municipal Government Act et la Charte d’Halifax confirment que « [l]’adoption d’une stratégie de planification municipale ne constitue pas un engagement du conseil à entreprendre les projets qui y sont proposés » (Municipal Government Act, par. 217(2); Charte d’Halifax, par. 232(2)).

[137]                     L’adoption par Halifax d’une résolution municipale au moyen de laquelle elle a refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains ne peut pas non plus servir de fondement à une demande relative à une appropriation de fait, car la résolution n’a pas permis à Halifax d’acquérir un intérêt propriétal dans les terrains. Comme l’a statué la Cour dans l’arrêt CFCP, par. 33, la simple assurance que les terrains seront utilisés ou aménagés selon la vision de la municipalité, sans empêcher les utilisations antérieures ou actuelles des terrains, ne constitue « pas [le] type d’avantage » qui peut satisfaire à l’exigence relative à l’acquisition. C’est la raison pour laquelle il a toujours été considéré en common law que le refus de procéder à un rezonage n’est pas susceptible de donner lieu à une action en justice pour appropriation de fait. Nos collègues déclarent, au par. 64, que « [l]a préservation d’un parc dans son état naturel peut constituer un avantage revenant à l’État », mais cette affirmation fait fi de l’accent mis dans l’arrêt CFCP sur le fait que l’autorité publique doit avoir acquis un intérêt propriétal. Un simple « avantage » ne suffit pas. Soit dit en tout respect, la conception large de nos collègues eu égard à ce qui constitue une appropriation de fait s’écarte des précédents et aurait donné lieu à une décision différente dans l’arrêt CFCP.

[138]                     Avec égards, nous ne pouvons souscrire à l’affirmation que font nos collègues au par. 65 selon laquelle le fait qu’Halifax aurait incité le public à accéder aux terrains sans autorisation change cette conclusion. Par exemple, lors de l’instruction du pourvoi, Annapolis a insisté sur le fait qu’Halifax avait distribué du matériel promotionnel dans lequel elle incitait le public à faire de la randonnée au lac Fox, qui se trouve sur les terrains d’Annapolis. Annapolis a affirmé qu’il s’agissait d’un exemple de [traduction] « l’utilisation [par Halifax] des terrains d’Annapolis comme parc régional » (plan d’argumentation, par. 5, dans le recueil condensé, p. 2). Nous ne sommes pas de cet avis. Une autorité publique n’acquiert pas et ne peut pas acquérir un intérêt propriétal en incitant les gens à accéder à un terrain sans autorisation. Si ces allégations étaient confirmées au procès, Halifax pourrait bien s’exposer à une responsabilité sur un autre fondement. Cependant, cette allégation ne peut pas constituer le fondement d’une demande relative à une appropriation de fait.

[139]                     La position d’Annapolis illustre à quel point la notion d’« avantage » proposée par nos collègues est incompatible avec tout intérêt propriétal. Les seules décisions sur lesquelles ils s’appuient, aux par. 65‑66, sont les affaires d’expropriation déguisée au Québec dans les arrêts Benjamin et Dupras, mais il est malavisé de le faire. Comme il est clairement énoncé au par. 34 de l’arrêt Dupras, et comme nos collègues le reconnaissent au par. 48, l’exigence relative à l’acquisition n’a pas de corollaire direct en droit civil québécois (voir M.‑A. LeChasseur, « L’expropriation de facto au Canada et la transcendance des solidarités », dans Service de la qualité de la profession du Barreau du Québec, vol. 509, Développements récents en droit municipal (2022), 71, p. 172). L’affaire Benjamin est aussi nettement différente. Dans cette affaire, la ville avait adopté des règlements de zonage qui n’autorisaient que les utilisations publiques du terrain du propriétaire. Elle avait aussi pris physiquement possession du terrain du propriétaire en érigeant une clôture pour le transformer en parc. Il y avait à la fois dépossession physique et utilisation préalable du pouvoir législatif pour rendre pratiquement impossible toute utilisation du terrain (Benjamin, par. 9, 11, 14 et 65; voir aussi Rivard, par. 66). Cette conduite est très éloignée du refus de procéder à un rezonage des terrains en l’espèce. L’arrêt Benjamin portait essentiellement sur la modification d’un règlement ayant pour effet de retirer des droits au propriétaire foncier, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, les conclusions d’expropriation déguisée tirées dans les arrêts Benjamin et Dupras n’éclairent pas directement ce qui peut ou non satisfaire à l’exigence relative à l’acquisition en common law.

[140]                     Aucune des prétendues « vastes questions de fait importantes » énumérées par nos collègues au par. 59 et par le juge saisi de la motion aux par. 25-26 et 36 n’a d’incidence sur la demande relative à l’appropriation de fait. Dans la mesure où ces faits contribuent à rendre Halifax responsable d’abus dans l’exercice d’une charge publique ou d’enrichissement sans cause, une réparation appropriée peut être accordée pour ces demandes au procès. Il convient de souligner que, comme l’a fait observer la Cour d’appel au par. 83, si Halifax a agi à des fins inappropriées, Annapolis peut obtenir gain de cause dans son action pour abus dans l’exercice d’une charge publique. La Cour d’appel s’est appuyée à juste titre sur l’arrêt Mariner, p. 717‑718, où le juge Cromwell a expliqué que les demandes en droit administratif pour des actions illégales sont distinctes des demandes d’indemnisation pour une appropriation de fait. Toutefois, ces faits ne sont pas des faits substantiels en litige à l’appui de la demande relative à l’appropriation de fait :

                        Les échanges entre les avocats, où Halifax rejette les allégations faites dans la déclaration modifiée, ne constituent pas des « faits substantiels » en litige à l’appui d’une demande relative à une appropriation de fait.

                        Les panneaux installés sur divers sentiers de la propriété d’Annapolis affichant le logo d’Halifax n’ont pas pour effet d’entraîner une acquisition par Halifax d’un intérêt propriétal.

                        Un article de journal où est cité un employé d’Halifax n’étaye pas l’allégation portant que la municipalité a acquis un intérêt propriétal dans les terrains d’Annapolis. Les affirmations figurant dans un journal ou les déclarations d’un employé d’Halifax qui y sont citées n’ont aucune incidence sur cette question.

                        Les éléments de preuve obtenus lors de l’enquête préalable sur la question de savoir si les terrains d’Annapolis devaient être traités comme des terrains à aménager, et non comme un parc, selon la Stratégie régionale de planification municipale de 2006 ne constituent pas des faits substantiels en litige. La Stratégie parle d’elle‑même. Du point de vue juridique, elle « ne constitue pas un engagement du conseil à entreprendre les projets qui y sont proposés » (Municipal Government Act, par. 217(2); Charte d’Halifax, par. 232(2)). Il en va de même pour les deux points suivants que citent nos collègues concernant les clauses 1.7.1 et 3.1 de la Stratégie de planification.

                        Les éléments de preuve obtenus lors de l’enquête préalable relativement à la résolution du conseil municipal prise en 2016 et les clarifications fournies ultérieurement par les avocats n’ont aucune incidence sur la question de savoir si Halifax a acquis un intérêt propriétal dans les terrains d’Annapolis. L’allégation d’appropriation de fait s’appuie sur la résolution elle‑même, qui, comme nous l’avons déjà souligné, a simplement maintenu le statu quo.

                        La preuve d’un motif caché qu’aurait eu Halifax n’est pas pertinente en ce qui a trait à la demande relative à l’appropriation de fait, comme nous l’avons déjà expliqué ci‑dessus.

[141]                     Il n’y a donc aucun fait substantiel en litige quant à la question de savoir si Halifax a acquis un intérêt propriétal dans les terrains d’Annapolis. Aucun intérêt de ce type n’a été acquis. Halifax a simplement refusé de procéder à un rezonage pour usage plus intensif. Comme il ne s’agit pas de faits substantiels, nous ne pouvons souscrire à l’affirmation du juge saisi de la motion, au par. 44, concernant le fait que la demande relative à l’appropriation de fait peut dûment être instruite avec les autres questions en litige.

(2)          Il n’y a pas de véritable question de fait en litige quant à la privation d’Annapolis par Halifax de toutes les utilisations raisonnables de ses terrains

[142]                     Même si Annapolis pouvait établir qu’Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans ses terrains ou un droit découlant de ceux‑ci, elle ne peut pas satisfaire à la deuxième exigence du test relatif à une appropriation de fait : il n’y a pas de véritable question de fait en litige quant à la privation d’Annapolis par Halifax de toutes les utilisations raisonnables de ses terrains. Ce seul élément porte un coup fatal au pourvoi d’Annapolis puisque les deux exigences établies dans l’arrêt CFCP sont cumulatives.

[143]                     Ce deuxième élément du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP doit être apprécié [traduction] « non seulement par rapport à l’utilisation potentielle optimale du terrain, mais aussi compte tenu de la nature du terrain et des diverses utilisations raisonnables dont il a effectivement fait l’objet » (CFCP, par. 34, citant Mariner, p. 717). Lorsqu’un [traduction] « régime réglementaire est imposé à l’égard d’un terrain, c’est son application réelle au cas en question qui doit être examinée, et non la gamme de règlements possibles, encore inexploitée » (Mariner, p. 718 (nous soulignons)). La limitation à des utilisations non rentables est insuffisante (CFCP, par. 8 et 27‑31). La perte de pratiquement toute la valeur économique est également insuffisante (Mariner, p. 714 et 719‑727).

[144]                     Dans l’arrêt CFCP, par exemple, la Cour a conclu que le règlement de la ville de Vancouver n’avait pas supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds parce qu’il n’avait pas empêché le propriétaire d’utiliser son terrain pour exploiter un chemin de fer, ce qui représentait la seule utilisation dont le terrain avait fait l’objet dans l’histoire de la ville (par. 34).

[145]                     Cette situation ne peut être distinguée de celle en l’espèce. Comme l’a noté la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse au par. 14, [traduction] « [l]e zonage des terrains d’Annapolis n’a pas changé depuis l’adoption du règlement sur l’utilisation des terres en 2006. » Elle a ajouté : « Annapolis a les mêmes droits sur ses terrains qu’elle avait avant la résolution du conseil du 6 septembre 2016. Rien n’a changé » (par. 91). Les terrains étaient vacants et boisés quand Annapolis les a acquis, et ils sont restés vacants et boisés. Le refus d’Halifax de procéder à un rezonage pour usage plus intensif des terrains en 2016 n’a pas privé Annapolis des utilisations raisonnables de ces terrains. Il a simplement déçu l’espoir d’Annapolis de les aménager. Annapolis a supposé qu’elle aurait ce droit un jour. Elle a fait un pari et a perdu. Aucun fondement de principe ne permet d’affirmer qu’Halifax et ses contribuables doivent maintenant garantir ce pari spéculatif. Nous souscrivons donc à l’observation faite par les avocats d’Halifax selon laquelle [traduction] « [Annapolis] a acheté des terrains stériles sans aucun droit de faire quoi que ce soit d’autre que cela. La municipalité n’est pas garante de la spéculation foncière [d’Annapolis] » (transcription, p. 79).

[146]                     Contrairement à la thèse émise par nos collègues au par. 72, Halifax ne s’est pas approprié le « droit » d’Annapolis d’aménager les terrains. Annapolis prétend qu’elle avait un droit absolu d’aménager les terrains avant qu’ils ne soient zonés pour la première fois en 1982. Pourtant, Annapolis fonde la demande relative à l’appropriation de fait qu’elle a présentée à l’instance devant nous sur le refus d’Halifax de procéder à un rezonage pour usage plus intensif en 2016 — ce qui, comme nous l’avons déjà noté, n’a modifié ni le zonage des terrains ni les droits d’Annapolis. De fait, nos collègues reconnaissent que le zonage n’a pas changé depuis 2006 (par. 7). Les utilisations potentielles permises des terrains avant 1982 ne sont donc pas pertinentes pour ce qui est de la demande d’Annapolis.

[147]                     Nous partageons donc l’avis de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse au par. 92 : [traduction] « les terrains et les utilisations raisonnables qu’Annapolis peut en faire restent exactement les mêmes qu’ils sont depuis de nombreuses années ». Cela répond à la critique de nos collègues, qui affirment que la Cour d’appel « n’a pas relevé une seule utilisation raisonnable possible de la propriété » (par. 70; voir aussi par. 74). Les terrains demeurent vacants et boisés, exactement comme avant, et leur zonage n’a pas changé. En outre, comme les avocats d’Halifax l’ont admis pendant la plaidoirie, compte tenu du zonage actuel, Annapolis peut louer les terrains (transcription, p. 72), tout comme CFCP le pouvait dans l’arrêt CFCP (CFCP, par. 34). Nous soulignons aussi que le fait que les terrains ne servent qu’à des utilisations non rentables n’établit pas en soi qu’il y a eu appropriation de fait (voir CFCP, par. 8 et 34; Horsman et Morley, § 5:13).

[148]                     Respectueusement dit, nous estimons que rien dans le dossier ne permet à nos collègues d’affirmer que « les parties ne s’entendent pas à savoir si Halifax, qui aurait traité les terrains d’Annapolis comme un parc public, a éliminé toutes les utilisations des terrains à l’exception de l’aménagement avec services, qui est conditionnel à l’approbation des demandes de planification secondaire d’Annapolis » (par. 69 (nous soulignons)). Halifax n’a ni éliminé ni supprimé les utilisations raisonnables du bien‑fonds. Elle a simplement refusé de modifier le zonage des terrains pour permettre un aménagement résidentiel.

[149]                     Nos collègues soutiennent néanmoins, au par. 76, qu’il est « révélateur que [les juges Kasirer et Jamal] ne cernent aucune utilisation raisonnable des terrains d’Annapolis » (en italique dans l’original). Avec égards, cela illustre la manière dont nos collègues ont modifié le droit. Premièrement, nos collègues évaluent les utilisations raisonnables des terrains selon la perspective d’un promoteur immobilier commercial, même si notre droit n’a jamais exigé que « l’utilisation » se limite à cette catégorie de propriétaires. Deuxièmement, l’exigence relative à la suppression n’exige pas simplement qu’il n’y ait pas d’utilisations raisonnables, mais aussi qu’elles aient été supprimées par l’autorité publique. La question consiste à savoir s’il y a eu une appropriation de fait par l’autorité publique. Annapolis ne peut pas démontrer qu’Halifax a supprimé toute utilisation raisonnable. À tout événement, il n’y a pas non plus d’obstacle juridique à ce qu’Annapolis loue les terrains.

[150]                     En ce qui concerne le fait que le zonage et les utilisations des terrains d’Annapolis sont restés les mêmes, nos collègues laissent entendre que cela ne tient pas compte de « l’application par Halifax du régime de réglementation comme le soutient Annapolis » (par. 71 (en italique dans l’original)). Nos collègues affirment que, « [s]i Annapolis peut prouver au procès qu’Halifax n’approuvera vraisemblablement jamais la planification secondaire, il s’agirait clairement d’un fait substantiel à l’égard de son allégation d’appropriation par interprétation » (par. 72 (en italique dans l’original)). Avec égards, nous ne sommes pas de cet avis. En ce qui concerne la preuve, il nous est difficile de voir comment Annapolis peut prouver quelque chose qui n’existe pas, particulièrement en ce qui concerne un fait futur.

[151]                     Plus important encore, même si Annapolis arrivait à établir qu’Halifax ne procédera jamais au rezonage des terrains, cela ne permettrait pas d’établir qu’elle a perdu toutes les utilisations raisonnables de ces terrains. Les terrains n’ont jamais été utilisés pour un aménagement viabilisé — ils ont toujours été vacants et boisés. L’affirmation de nos collègues revient à dire que le rejet d’une demande de procéder à un rezonage pour usage plus intensif d’un terrain vacant peut donner lieu à une appropriation de fait simplement s’il y a interdiction de toute « utilisation raisonnable potentielle » (par. 45 (en italique dans l’original)). Cela bouleverserait le droit établi dans les arrêts Manitoba Fisheries, Tener, Mariner et CFCP, et éliminerait la protection d’Halifax en common law ainsi que celle prévue par la loi en ce qui concerne la responsabilité découlant du refus de procéder à un rezonage pour usage plus intensif. Dans l’arrêt CFCP, notre Cour a expressément souligné que la suppression de toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds doit être appréciée non seulement par rapport aux utilisations potentielles du terrain, mais aussi « compte tenu de la nature du terrain et des diverses utilisations raisonnables dont il a effectivement fait l’objet » (par. 34, citant Mariner, p. 717). Cet énoncé s’applique également en l’espèce.

C.            Conclusion

[152]                     Nous concluons qu’il n’y a pas de véritable question de fait en litige quant à l’acquisition par Halifax d’un intérêt bénéficiaire dans les terrains d’Annapolis ou d’un droit découlant de ceux‑ci ou quant à la privation d’Annapolis par Halifax de toutes les utilisations raisonnables de ses terrains. Compte tenu du droit établi, l’allégation relative à l’appropriation de fait n’a aucune véritable chance de succès. À l’instar de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, nous sommes d’avis de rendre un jugement sommaire partiel rejetant la demande relative à une appropriation de fait.

V.           Dispositif

[153]                     Nous rejetterions le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

 

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Lenczner Slaght, Toronto.

                    Procureurs de l’intimée : McInnes Cooper, Halifax; Municipalité régionale d’Halifax, Halifax.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : Miller Thomson, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Ontario Landowners Association : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des constructeurs d’habitations : Rayman Beitchman, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Ecojustice Canada Society, Halifax.

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